LA CONVENTION (SUITE). — CAMPAGNE DE L'AN II. — LES QUATORZE ARMÉES. — VICTOIRE DE FLEURUS. — LA BELGIQUE RECONQUISE. — BATAILLE NAVALE. Germinal-thermidor an II. — Avril-juillet 1794.La guerre, que Danton eût voulu .diriger vers une paix honorable, reprit ses opérations dans de vastes proportions au lendemain de la catastrophe des dantonistes. Les grandes mesures du 23 août 1793, qui avaient eu pour premiers résultats les victoires de la fin de cette année, avaient achevé de porter leurs fruits. La France bordait en armes toutes ses frontières, prête à dégager les quelques points extrêmes de son territoire encore envahis et à reporter la guerre chez ses envahisseurs. Le souvenir des QUATORZE ARMÉES de la République remplit encore toutes les imaginations et toutes les mémoires. Il y en avait treize bien effectives, ce que l'on comptait pour la quatorzième consistant en quelques détachements qui occupaient le Haut-Rhin. De cent quarante mille combattants que nous avions après Jemmapes, à la fin de 1792, nous étions arrivés, au printemps dé 179i, à sept cent vingt mille hommes présents sous les armes. On en avait levé près de neuf cent cinquante mille sans compter la marine. Ainsi que nos ennemis le disaient eux-mêmes avec effroi, ils avaient devant eux, non plus une armée, mais une nation armée ; une nation, non plus confusément levée en masse, mais organisée et disciplinée. Grâce aux prodigieux efforts qu'avait faits Jean-Bon-Saint-André pour réparer le désastre de Toulon, nous pouvions, sinon lutter à forces égales sur mer comme sur terre, du moins combattre avec honneur en concentrant nos forces. Nous avions vingt-huit vaisseaux de ligne à Brest, dix à Toulon, neuf çà et là : quarante-sept en tout. L'Angleterre en comptait quatre-vingts à la mer et pouvait en mettre à la voile jusqu'à cent. L'Espagne et la Hollande, ses alliées, en avaient, l'une, quarante ; l'autre, vingt. Mais ces masses énormes n'étaient pas réunies ; l'Angleterre avait des points bien plus nombreux que nous à défendre et, en renonçant momentanément à disputer la Méditerranée, nous étions en mesure de lutter sur l'Océan. Robespierre et Saint-Just s'étaient beaucoup mépris sur les dispositions du gouvernement anglais. Leurs discours, que nous avons cités, montrent qu'ils croyaient que Pitt visait à ralentir la guerre et à nous amuser par des propositions de trêve, afin de nous livrer aux discordes intérieures qu'il fomentait chez nous. C'était tout le contraire. Pitt, qui avait écarté, l'année précédente, nos premières ouvertures de paix, s'acharnait de plus en plus à cette guerre dans laquelle il ne s'était engagé qu'avec tant de peine. Il avait obtenu du Parlement des subsides pour l'entretien de quatre-vingt-cinq mille matelots, de soixante mille soldats anglais et de quarante mille émigrés français et soldats allemands au service de l'Angleterre ; il prodiguait l'or et les intrigues pour empêcher la coalition de se dissoudre, répandait chez nous les faux assignats à millions, afin de précipiter le discrédit des vrais, et, sous prétexte que la France s'était mise en dehors de la civilisation, il se mettait lui-même, pour nous nuire, en dehors de toute loi morale comme de tout droit international ; il exerçait la piraterie sur une grande échelle et allait jusqu'à faire assaillir les bâtiments français dans les ports neutres et enlever par force les matelots des États-Unis pour combler les vides des équipages anglais. Il exaspérait tellement les Etats neutres par ses violences, que la Suède, sous le régent qui la gouvernait depuis la mort de Gustave IH, signa secrètement un traité d'alliance avec la République française. Ce traité ne fut pas toutefois réalisé. Pitt s'était fait du stathouder de Hollande un vassal et dirigeait la politique du gouvernement espagnol. Il acheta par un subside la continuation de l'alliance piémontaise contre la France. Il avait Naples dans la main par l'Anglais Acton, favori de la reine Caroline et ministre de l'incapable roi Ferdinand, et il avait contraint la Toscane, en la terrorisant, à entrer dans la coalition. Gènes, seule, sur la côte de la Méditerranée, avait résisté aux menaces de Pitt. Des hommes dont la France ne doit pas oublier les noms, Fox, Sheridan, lord Lansdowne, lord Stanhope et leurs amis, luttaient courageusement, dans les deux chambres du Parlement, contre le système de guerre à tout prix ; c'était sur eux que Danton avait mis ses espérances de paix. Ils s'efforcèrent de faire voir que, sous prétexte de défendre la Constitution, la religion, la société civile, Pitt n'avait d'autre but que de conquérir ce qui nous restait de colonies, n'ayant pu nous prendre Dunkerque ni Toulon ; que c'était aller à une guerre interminable, dans laquelle pouvait périr la liberté anglaise. La conquête de nos lies et la revanche de la Guerre d'Amérique étaient bien en effet dans la pensée de Pitt ; mais il était persuadé en même temps, et beaucoup d'Anglais avec lui, que leur hiérarchie sociale .et leur système de libertés privilégiées seraient renversés par la démocratie française, si elle parvenait à s'établir. C'est ce qui explique comment une énorme majorité soutint Pitt dans le grand débat qui eut lieu en janvier 1794 et parut justifier les prédictions de l'opposition en accordant à Pitt la suspension de la liberté individuelle, la suspension de ce que les Anglais nomment l'habeas corpus. C'était la terreur contre la terreur. Pitt l'employa contre le parti démocratique en Angleterre et en Irlande, comme il l'employait au dehors contre les États neutres. Les idées de paix ou de trêve étaient donc bien loin de la pensée du gouvernement 'anglais ; mais les cours de Prusse et d'Autriche en étaient beaucoup moins éloignées. Ces deux cours étaient fort mal ensemble et se reprochaient leurs communs revers d'Alsace. Elles étaient également préoccupées des mouvements de la Pologne, qui fermentait et qui commençait à s'insurger. Le ministre autrichien Thugut fit faire au gouvernement français des ouvertures indirectes. Le Comité de Salut public ne les accueillit pas : il ne les crut probablement pas sincères ; mais, en repoussant l'Autriche, il essaya de négocier avec la Prusse. Le roi de Prusse, sur le refus de l'Autriche et des Cercles de l'Empire d'entretenir ses troupes à leurs frais, déclara qu'il ne fournirait plus à la coalition que son contingent comme membre de l'Empire, c'est-à-dire vingt mille hommes. A la nouvelle de cette menace de défection, Pitt se hâta d'offrir au roi de Prusse, au nom de l'Angleterre et de la Hollande, l'argent que l'Allemagne lui refusait. Frédéric-Guillaume se laissa regagner et promit soixante-deux mille soldats. A l'ouverture de la campagne, en avril, nous avions, du Rhin à la mer, deux cent quatre-vingt-quatre mille hommes en ligne contre trois cent quinze mille ; la diète germanique avait quintuplé les contingents de l'Empire, ce qui explique la grande force des ennemis. Nos forces, sur cette longue ligne du Nord à l'Est, étaient réparties en quatre armées ; celles des ennemis, en cinq. Carnot avait médité profondément un vaste plan de campagne, où il combinait les mouvements des quatorze armées sur l'ensemble de nos frontières, comme un général combine les mouvements de ses divisions et de ses régiments sur un champ de bataille de quelques lieues : il fallait, suivant lui, engager en toute occasion le combat à la baïonnette ; agir toujours en masse ; attaquer partout ; mais concentrer l'attaque décisive sur deux ou trois points seulement : Au Midi, chasser les Espagnols de nos Pyrénées orientales envahies et nous saisir des positions qui commandent l'entrée du territoire espagnol dans les Pyrénées occidentales ; Aux grandes Alpes, nous emparer du Petit-Saint-Bernard et des deux monts Cenis, pour fermer notre territoire à l'ennemi ; Aux Alpes maritimes, franchir la frontière naturelle et prendre la place maritime d'Oneglia, afin de tourner le Piémont, d'entraîner Gênes dans notre alliance et de nous mettre en mesure d'expulser les Anglais de la Corse ; A l'Ouest, en finir avec la Vendée et préparer une descente en Angleterre ; A l'Est, tenir l'ennemi en échec par les armées de la Moselle et du Rhin ; Au Nord, les grands coups. La grande armée du Nord et la petite armée des Ardennes combineront leur action, et l'armée de la Moselle les renforcera au besoin. Jourdan n'avait plus le commandement de l'armée du Nord. Le Comité de Salut public, tout en lui gardant son estime, ne lui avait pas trouvé assez de décision ni de promptitude à tirer parti de la victoire de Wattignies. On avait sous la main un génie bien supérieur au brave Jourdan : le libérateur de l'Alsace, le général Hoche. On ne le choisit pas et l'on fit pire. Hoche n'avait voulu confier à personne, pas même à Saint-Just, le secret de cette belle marche à travers les Vosges par laquelle il fit tomber les positions autrichiennes et prussiennes et délivra Landau. Saint-Just ne lui pardonnait ni ce refus, ni la préférence que les représentants Lacoste et Baudot lui avaient donnée sur Pichegru, pour le commandement en chef. Saint-Just partageait les perpétuels soupçons de Robespierre contre l'ambition des généraux et les dangers des renommées militaires ; il s'imaginait déjà voir se préparer un Cromwell dans le vainqueur de Wœrth et de Frœschwiller. Hoche donna prise sur lui par ses hauteurs, ses emportements, ses récriminations irritées contre le mauvais vouloir et les intrigues de Pichegru, qui cherchait à s'attribuer la gloire des grands succès dus à son jeune rival. Dans sa correspondance avec le Comité de Salut public, Hoche manqua parfois de mesure et de prudence. Saint-Just, séduit par les manœuvres du souple et fourbe Pichegru, ne vit pas que les vivacités et les boutades de Hoche étaient précisément ce qui attestait la franchise d'un loyal jeune homme incapable de complots et de criminelles ambitions. Le Comité de Salut public se laissa gagner par les préventions de Saint-Just : il crut Hoche dangereux et prit contre lui des mesures de rigueur. Il commença par le séparer de son armée de la Moselle, où il était adoré, et par l'envoyer à l'armée d'Italie, à Nice. A peine arrivé à son nouveau quartier général, Hoche y fut arrêté par ordre du Comité et amené à Paris sous escorte (fin mars). On l'enferma aux Carmes, puis à la Conciergerie. Il demanda en vain des juges. Il maudissait Carnot, qui le laissait oublier, durant des semaines et des mois, au fond d'une prison. Carnot se garda bien d'écouter ses plaintes ; en empêchant que le Comité ne prit une décision sur son affaire et en lui fermant le chemin du Tribunal révolutionnaire, il le préserva d'aller rejoindre Custine et Houchard. Saint-Just, heureusement, était aux armées, et Robespierre, qui n'avait pas signé l'ordre d'arrêter Hoche, parait ne s'être point associé, cette fois, à son impitoyable ami. Nous retrouverons bientôt l'illustre prisonnier. Les vastes opérations qu'avaient préparées ses victoires s'accomplissaient en ce moment par d'autres mains. Le commandement de la principale armée, qu'il avait si bien mérité, avait été confié à son ancien rival, par l'influence de Saint-Just. Pichegru avait sous sa direction les deux armées du Nord et des Ardennes. Carnot lui adressa, le 21 ventôse (10 mars), des instructions. que Hoche eût été l'homme du monde le plus propre à bien exécuter. Elles étaient d'une grandeur héroïque. Carnot prescrivait à Pichegru de donner au plus tôt une grande bataille entre l'Escaut et la Lys, puis de prendre Ypres pour assurer notre frontière de la Flandre maritime, couper la Flandre belge d'avec le Brabant et s'emparer de l'une ou de l'autre de ces provinces. Pendant ce temps, l'armée des Ardennes devait entrer en Belgique par Charleroi et une colonne de l'armée de la Moselle marcher sur Liège. La défensive, écrivait Carnot, nous déshonore et nous tue. C'est tout perdre que de ne pas écraser jusqu'au dernier de nos ennemis d'ici à trois mois, car ce serait à recommencer l'année prochaine ; ce serait périr de faim et d'épuisement. Carnot voyait bien qu'il serait impossible à la France de soutenir longtemps l'effort prodigieux qu'elle faisait, et il nous savait dans une situation où la plus extrême audace est de la sagesse. Mais Pichegru n'était pas Hoche ; il ne montra ni assez d'activité dans les préparatifs de l'action, ni un coup d'œil assez prompt et assez sûr dans l'exécution. Ce fut l'ennemi qui prit l'offensive. L'ennemi avait, de son côté, conçu de vastes projets. Il se proposait de prendre une place sur la Sambre, Landrecies, en avant de Maubeuge qu'il avait manquée l'automne précédent, puis de marcher de là sur l'Oise et de se diriger par Guise sur Laon et Paris. L'armée qui marcherait sur Paris serait protégée, sur son flanc droit, par l'inondation de la Flandre, où l'on lâcherait toutes les écluses, et, sur son flanc gauche, par l'armée prussienne, qu'on appellerait du Rhin sur la Meuse et la Sambre. Un corps anglais et autrichien débarquerait en Vendée, pour se porter aussi sur Paris avec les insurgés vendéens. Les alliés, dit spirituellement l'émigré Rivarol, sont toujours en retard d'une idée, d'une année et d'une armée. Le plan des alliés, en effet, eût été bon en 1793 ; mais il était trop tard ! Le général prussien qui commandait soixante et quelques mille hommes vers Mayence refusa de dégarnir le Rhin pour se porter vers la Meuse. La grande armée autrichienne, anglaise et hollandaise essaya de se passer de son concours. Elle avait cent quatre-vingt-quinze mille hommes à opposer aux cent quatre-vingt mille que comptaient nos armées du Nord et des Ardennes réunies sous Pichegru. L'empereur François II était venu se mettre à la tête de la grande armée alliée. Comme Pitt, il faisait de la terreur contre la terreur. A son arrivée en Belgique, il décréta que quiconque serait convaincu de conspiration tendant à propager le système français serait mis à mort. Le 28 germinal (17 avril), l'ennemi repoussa le centre de notre armée, dont les corps étaient trop espacés, et investit Landrecies. Un corps français trop peu nombreux, envoyé par Pichegru pour secourir Landrecies, fut battu par des forces supérieures à la tête desquelles était le duc d'York, le vaincu de Hondschoote. Landrecies fut rendue, le 11 floréal (30 avril), par la garnison, malgré les habitants : les femmes mêmes protestaient avec indignation. Le prince de Cobourg, qui commandait sous le nom de l'empereur, ne profita point de ce succès. Les populations flamandes ne permirent pas qu'on inondât leur pays pour faire obstacle aux Français, et les nouvelles qui arrivaient de la Flandre firent voir à Cobourg que la défaillance de la garnison de Landrecies ne serait pas imitée par l'armée française. Pichegru avait commencé, entre la Lys et l'Escaut, en avant de Lille, l'opération prescrite par Carnot et avait défait le général autrichien Clairfayt et pris Menin sur la Lys. Cobourg, ainsi débordé sur son flanc droit, n'avança pas. Il tenta d'arrêter le mouvement offensif des Français sur la Lys, et les combats se succédèrent, durant le mois de mai, sur le terrain désigné par Carnot, entre la Lys et l'Escaut. Le corps de Clairfayt fut battu une seconde fois en essayant de repousser les Français des bords de la Lys, vers Courtrai (22 floréal — 11 mai). L'ennemi réunit alors ses principales forces pour tâcher de couper notre ligne et de rejeter notre aile gauche vers la mer. L'attaque, mal combinée par Cobourg, échoua complètement. L'empereur d'Allemagne vit, des hauteurs de Templeuve, les masses alliées rejetées en désordre de Tourcoing, de Roubaix, de partout. Le duc d'York ne dut son salut qu'a la vitesse de son cheval et les Français prirent 60 canons. (29 floréal - 18 mai.) Pichegru ne poussa pas son avantage, laissa l'ennemi se reformer sur l'Escaut, près de Tournai, ne l'y attaqua qu'au bout de quatre jours, sans plan bien arrêté et sans direction énergique, et se fit, à son tour, repousser par sa faute. Il ne renouvela pas ses tentatives de ce côté et prépara le siège d'Ypres, comme l'avait indiqué Carnot. C'eût été beaucoup risquer, en présence d'un ennemi qui n'était pas désorganisé, si Cobourg avait eu plus de décision et d'initiative. Pendant ces luttes sanglantes entre la Lys et l'Escaut, d'autres combats acharnés se livraient incessamment sur la Sambre. L'armée des Ardennes, où étaient arrivés Saint-Just et Lebas, s'efforçait de déboucher au delà de cette rivière pour prendre Charleroi et pénétrer dans l'intérieur de la Belgique. Quatre fois elle força le passage de la Sambre ; quatre fois elle fut repoussée sur l'autre rive par l'aile gauche de la grande armée alliée, sous les ordres du stathouder de Hollande. Au commencement de juin, le sort de la campagne semblait donc très douteux encore. L'ennemi avait eu un moment l'espoir d'obtenir par la trahison un succès important. Il avait des intelligences avec les contre-révolutionnaires dans Cambrai. La surprise de cette place eût obligé Pichegru d'abandonner son entreprise sur la Flandre et de se rabattre fort en arrière. Un représentant envoyé en mission dans le Pas-de-Calais et le Nord, Joseph Lebon, déjoua ces menées et accabla les royalistes par des exécutions terribles. Sa tête faible et ardente s'était exaltée au point de lui faire voir partout des traîtres : il frappa sans s'arrêter, avec une sorte de vertige, et commit à Cambrai et à Arras des cruautés insensées qui lui ont valu un odieux renom ; il avait rendu, cependant, un incontestable service, et cet homme qui passe pour un second Carrier avait débuté par manifester des sentiments très humains et des opinions modérées et girondines. C'est le plus effrayant exemple de l'entraînement des situations extrêmes sur les hommes peu maîtres d'eux-mêmes. La situation militaire allait changer par le développement du plan de Carnot. Carnot renouvelait, dans de plus grandes proportions, l'opération hardie par laquelle il avait, avant Hondschoote et Wattignies ; dégarni l'Est pour nous renforcer au Nord. Le Il floréal (30 avril), il avait fait décider, par le Comité de Salut public, que l'armée de la Moselle, grossie d'une partie de celle du Rhin, se porterait vers la Meuse et la Sambre. Il avait fait rentrer en grâce auprès du Comité le général Jourdan, son compagnon de Wattignies, et lui avait fait confier l'armée de la Moselle. Jourdan traversa le Luxembourg, défit près d'Arlon un corps d'armée autrichien, et joignit, le 16 prairial (4 juin), l'armée des Ardennes, près de Charleroi. Saint-Just et Lebas lui donnèrent le commandement en chef sur la Sambre et il se trouva à la tête de 80.000 hommes. Il avait avec lui les héros de Mayence et de la Vendée, Kléber et Marceau. Les Français étaient maintenant supérieurs d'une trentaine de mille hommes entre la Meuse et la mer, quoique l'ennemi eût reçu un renfort de dix mille Anglais et émigrés. La supériorité du nombre eût été reperdue, et bien au delà, par les Français, si l'armée prussienne fût venue des bords du Rhin joindre les alliés sur la Sambre, comme l'Angleterre et la Hollande l'en pressaient ; mais la Prusse, tout en recevant les subsides des Anglais et des Hollandais, entendait faire la guerre à sa convenance et non à la leur. Les Prussiens, d'ailleurs, fussent arrivés bien tard : ils eussent mis deux fois plus de temps que notre armée de la Moselle pour paraître sur les champs de bataille de la Belgique, non seulement parce qu'ils avaient plus de chemin à faire, mais parce qu'ils eussent marché avec le lourd attirail des armées régulières. Les Français, eux, allaient, pour ainsi dire, au pas de course, sans équipages, sans tentes, sans approvisionnements, vivant de réquisitions rapidement levées sur leur route et supportant avec une gaieté héroïque des privations et des souffrances qu'on n'eût jamais pu faire subir aux soldats de la coalition. Ils n'avaient pas de souliers ; mais ils avaient, suivant le témoignage d'un écrivain anglais contemporain, les meilleurs corps de musique de l'Europe pour leur jouer les plus beaux chants de guerre qui eussent jamais enflammé le cœur des hommes. Ce n'était pas seulement la crainte de reperdre Mayence qui retenait les Prussiens. Le roi Frédéric-Guillaume était extrêmement inquiet de la Pologne. Ce peuple infortuné tentait en ce moment un effort désespéré pour recouvrer son indépendance. Un grand patriote et un grand homme de guerre, Kosciuzko, s'était mis à la tête d'une vaste insurrection. Il avait remporté une victoire sur les Russes et délivré Varsovie. Le roi de Prusse avait peur, s'il se rejetait activement dans la guerre contre la France, de voir la République française s'engager à fond dans les affaires de Pologne, ainsi que le Comité en était vivement sollicité par les patriotes polonais. Il appréhendait que les Français ne parvinssent, dans ce cas, à faire déclarer la Turquie et la Suède en faveur de la Pologne. L'empereur d'Autriche n'était pas moins découragé que le roi de Prusse. Il sentait la Belgique lui échapper de nouveau. La restauration de son gouvernement s'y était opérée, après la défaite de Du mouriez, aux applaudissements de la population, tandis qu'à Liège le prince-évêque ne se réinstallait, au contraire, qu'avec la terreur et l'échafaud. Mais les bonnes dispositions des Belges n'avaient guère duré. L'administration autrichienne s'était trouvée dans un vrai guêpier, entre l'ancien parti joséphiste, c'est-à-dire, centralisateur et laïque, mécontent de ce que l'on faisait des concessions au clergé, le parti clérical, irrité de ce qu'on ne lui livrait pas tout, et le parti révolutionnaire et français, qui regagnait rapidement du terrain depuis que les Français étaient partis et que les Autrichiens étaient revenus. Le gouvernement autrichien réclamait des sacrifices d'hommes et d'argent pour empêcher le retour des Français ; les États provinciaux et les villes belges s'y refusaient. A l'approche des troupes françaises, ce ne fut pas seulement dans le pays liégeois, ami constant de la France, que paysans et citadins recommencèrent à se soulever et à assaillir les détachements autrichiens et les émigrés ; les émeutes éclatèrent à Gand et dans d'autres villes naguère hostiles aux Français. Lorsque François II, rappelé à Vienne par les événements de Pologne, quitta son armée, en la laissant sous les ordres de Cobourg, il était décidé à évacuer la Belgique et à reporter ses ambitions, à l'exemple de la Prusse, sur des possessions moins éloignées et moins difficiles à conserver. (21 prairial - 9 juin.) La Russie lui promettait de nouvelles provinces polonaises, pour obtenir son aide contre l'insurrection. Au fond, François II et Frédéric-Guillaume étaient résignés à traiter avec Robespierre, malgré ses violences de langage contre eux, s'il devenait dictateur. Robespierre et ses amis, d'un côté, Carnot, de l'autre, étaient revenus à l'espoir de détacher la Prusse de la coalition, et Carnot se doutait que l'Autriche ne tiendrait plus guère en Belgique. Il voyait nettement dans l'Angleterre, dans Pitt, le véritable ennemi, et se préoccupait plus des Pays-Bas maritimes que du Rhin. La Belgique lui paraissait devoir être le prix d'une seule victoire, et il préparait déjà l'attaque de la Zélande, ce groupe d'îles hollandaises qui fait face à l'Angleterre. En attendant, l'invasion de la Flandre se développait. Pichegru prenait Ypres le 29 prairial (17 juin), Bruges le Il messidor (29 juin), et Ostende le surlendemain, avec de grands approvisionnements militaires et maritimes. Les mobiles populations flamandes, naguère irritées contre nous, recevaient nos soldats à bras ouverts. Jourdan aussi était en action.. Ses premiers mouvements ne furent point heureux. lin cinquième passage de la Sambre auprès de Charleroi eut le même résultat que les précédents. Les Français furent, encore une fois, rejetés sur l'autre rive. (28 prairial - 16 juin.) Jourdan promit de réparer cet échec par une victoire : il fit venir de Maubeuge de l'artillerie de siège, franchit de nouveau la Sambre, investit et bombarda Charleroi. Cobourg perdit plusieurs jours à hésiter s'il marcherait au secours des villes flamandes ou au secours de Charleroi. Les Français ne perdirent pas une heure. Le 7 messidor (25 juin), les batteries de la place étaient réduites au silence et la brèche ouverte. Le commandant autrichien demanda à entrer en pourparlers. Saint-Just refusa. Il faut, dit-il, se rendre à discrétion, et sur l'heure. Charleroi se rendit. On traita humainement et honorablement la garnison. Le soir même, Cobourg parut en vue de la place avec 80.000 hommes. Il essaya de recouvrer, par une grande bataille, la place qu'il avait laissé perdre. Jourdan l'attendit en avant de Charleroi avec son armée déployée en un grand demi-cercle, dont les deux extrémités s'appuyaient à la Sambre, au-dessus et au-dessous de la ville conquise. Les forces étaient à peu près égales. Les Français, au contraire de Jemmapes et de Wattignies, soutinrent, ce jour-là, une bataille défensive. Cobourg ne sut pas faire ce qu'avait fait Carnot contre lui à Wattignies : au lieu de concentrer ses principales forces contre une des extrémités de notre ligne trop étendue, il assaillit tous les points à la fois. Quelques succès partiels n'aboutirent à rien ; après une longue journée d'attaques opiniâtres contre nos positions, qui occupaient un vaste espace de collines, de bois et de vallons, après bien des postes pris et repris et de grandes pertes subies par les assaillants, Cobourg se découragea et battit en retraite. Cette célèbre journée du 8 messidor (26 juin) est appelée, dans l'histoire, la bataille de Fleurus, d'un village qui avait déjà donné son nom à une victoire des Français sous Louis XIV. Beaucoup de sang avait été versé pour rien, puisque l'abandon de la Belgique était d'avance résolu par l'empereur François. La journée de Fleurus n'eut pas les conséquences foudroyantes qu'elle aurait produites si Hoche eût été à notre armée ; elle décida toutefois du sort de la campagne. Après une série de combats où les divers corps poussèrent l'ennemi devant eux de poste en poste, l'armée de Pichegru et l'armée de Jourdan opérèrent leur jonction, le 22 messidor (10 juillet), dans Bruxelles. Avant la fin du mois, la Belgique et le pays de Liège furent évacués par l'ennemi : les Français ayant réussi à séparer l'armée autrichienne des Anglais et des Hollandais, les Autrichiens se retirèrent sur la rive droite de la Meuse, et les forces anglaises et hollandaises se replièrent sur le Brabant hollandais, afin de couvrir la Hollande. Une partie de l'armée française se rabattit sur les quatre places encore occupées sur notre territoire par des garnisons ennemies : Landrecies, le Quesnoy, Valenciennes et Condé. L'ennemi avait accumulé de grands moyens de défense dans ces forteresses ; elles étaient en mesure de soutenir de longs sièges. Le Comité de Salut public essaya de frapper de terreur les garnisons étrangères. Il fit rendre par la Convention, le 16 messidor (4 juillet), le décret suivant : Toutes les troupes des tyrans coalisés, renfermées dans les places du territoire français envahies par l'ennemi sur la frontière du Nord, et qui ne seront pas rendues à discrétion vingt-quatre heures après la sommation qui leur en sera faite, ne seront admises à aucune capitulation et seront passées au fil de l'épée. Ces menaces effrayantes firent leur effet. La première place attaquée, Landrecies, se rendit sur-le-champ. (27 messidor — 15 juillet.) On passa aux autres, pendant que Jourdan faisait face aux Autrichiens sur la Meuse et que Pichegru commençait l'invasion de la Hollande, c'est-à-dire, dans la pensée du Comité, l'attaque des avant-postes de l'Angleterre. Tandis que l'armée de terre des Anglais partageait en Belgique les revers des Autrichiens, un grand choc avait lieu, sur l'Océan, entre leur flotte et la nôtre. Nos corsaires avaient fait beaucoup de mal au commerce anglais par des prises nombreuses. Pitt espérait nous le rendre, et bien au delà, d'un seul coup, par une immense capture. La France, tourmentée de la disette, attendait avec anxiété des États-Unis d'Amérique un convoi de deux cents navires chargés de blé et de denrées coloniales. Cela valait plus pour nous que le secours d'une armée. Une flotte anglaise de trente vaisseaux de ligne, commandée par l'amiral Howe, appareilla pour intercepter le convoi. Le Comité de Salut public enjoignit à l'amiral commandant notre flotte de Brest, Villaret-Joyeuse, de sauver le convoi à tout prix. Villaret mit à la voile avec vingt-quatre vaisseaux de ligne. Il nous restait peu d'officiers expérimentés, et il avait fallu compléter nos équipages par des novices qui allaient à la mer pour la première fois ; mais le représentant Jean-Bon-Saint-André, embarqué avec l'amiral, leur avait inspiré une telle ardeur qu'ils saluèrent par des acclamations enthousiastes l'apparition de la flotte ennemie et demandèrent à grands cris la bataille. L'enthousiasme, malheureusement, dans la guerre maritime encore moins que dans la guerre sur terre, ne peut suppléer à la science. Grâce à la vigueur et à l'intelligence de nos marins, la flotte française, cependant, durant toute la journée du 10 prairial (29 mai), soutint sans désavantage l'effort des Anglais. Après ce premier engagement, Villaret et Jean-Bon-Saint-André jugèrent qu'il fallait manœuvrer de manière à attirer l'ennemi le plus loin possible de la route que devait suivre le convoi d'Amérique. Ils s'écartèrent au large. L'amiral Howe les suivit. La lutte recommença le 13 prairial (1er juin). On avait des deux côtés reçu des renforts, qui avaient plus que remplacé les bâtiments déjà mis hors de combat. Les Français avaient vingt-six vaisseaux de ligne ; les Anglais en comptaient jusqu'à trente-quatre. Une fausse manœuvre d'un de nos bâtiments permit à l'amiral Howe de couper notre ligne et d'envelopper notre vaisseau amiral, la Montagne, magnifique navire de cent trente canons, à bord duquel étaient Villaret et Jean-Bon-Saint-André. La Montagne se dégagea par des efforts héroïques. Deux heures d'un feu épouvantable avaient démâté ou désemparé une grande partie des vaisseaux français et anglais. La victoire devait demeurer à celui des deux amiraux qui resterait maître de ces navires hors d'état de manœuvrer. L'avant-garde française ayant plié, Villaret ne put capturer les vaisseaux ennemis : il sauva quatre des nôtres en les faisant remorquer par des frégates et des corvettes ; mais six autres de nos vaisseaux, qui n'étaient plus, suivant le mot de Jean-Bon-Saint-André, que des carcasses abîmées, restèrent au pouvoir de l'ennemi. Un septième vaisseau, le Vengeur, coula et s'enfonça dans la mer. Les restes de son équipage, réunis autour du tronçon du grand mât, y clouèrent le pavillon tricolore, pour qu'il ne tombât point au pouvoir des Anglais, et s'engloutirent dans l'abîme en criant : Vive la République ! La flotte anglaise avait trop souffert pour renouveler attaque. C'était la plus furieuse bataille navale que l'on eût vue depuis celle de la Hougue, sous Louis XIV. Pendant cette grande lutte, le convoi avait passé, et il entra sain et sauf dans nos ports de Bretagne. Notre flotte mutilée, que la flotte anglaise n'avait pas suivie, eut encore la vigueur, quelques jours après la bataille, de donner la chasse à une escadre toute fraîche de neuf vaisseaux anglais qui menaçait nos côtes bretonnes. Les Anglais avaient renouvelé avec succès leurs agressions contre la Martinique et la Guadeloupe, et nous avaient enlevé ces deux îles. Une petite escadre, partie de Brest, les chassa de la Guadeloupe. lis avaient envahi, de concert avec les Espagnols, la partie française de Saint-Domingue, en y jetant des bandes d'émigrés et en séduisant à la fois une partie des blancs et une partie des noirs. Mais les noirs, entraînés par un homme de grand courage et de remarquable capacité, le nègre Toussaint-Louverture, se retournèrent contre les Anglais et les Espagnols, et aidèrent ce qui restait de troupes françaises à refouler l'ennemi sur quelques points de la côte ouest de l'île. On put quelque temps recouvrer l'espoir que cette grande colonie ne serait pas définitivement perdue pour la France. (Juin 1794.) Les Anglais ne tentèrent rien pour secourir l'insurrection qui s'était relevée dans la Vendée. Un débarquement leur eût été d'ailleurs impossible, les bandes insurgées n'occupant aucune position maritime. Nous reviendrons sur la guerre des Vendéens et des Chouans. Les Anglais eurent meilleure chance en Corse, où leur flotte, échappée de Toulon, était allée donner la main aux populations insurgées, et où le parti de Paoli, n'espérant pas maintenir l'indépendance de l'île, fit reconnaître pour souverain le roi d'Angleterre. (Messidor-thermidor an II.) Les alliés des Anglais, pendant ce temps, essuyaient revers sur revers aux Alpes et aux Pyrénées. Les Piémontais ne reçurent aucune assistance des autres États italiens qui étaient entrés dans la coalition et n'eurent pour tout renfort que quelques milliers d'Autrichiens. Aussi notre armée des Alpes s'empara-t-elle des passages du Petit-Saint-Bernard et du Mont-Cenis, qui lui livraient l'entrée du Piémont. L'armée dite d'Italie n'eut pas moins de succès. Robespierre jeune s'y trouvait comme représentant en mission et avait fait donner le commandement de l'artillerie à Bonaparte, devenu général. Dumerbion, qui commandait l'armée à la place de Hoche envoyé prisonnier à Paris, se laissa guider par les conseils de Bonaparte : les forces françaises, bien dirigées, prirent Oneglia et chassèrent les Piémontais des fortes positions de Saorgio et du Col de Tende (avril 1794). On pouvait maintenant descendre, quand on le voudrait, dans les plaines du Piémont. Aux Pyrénées orientales, nos succès furent plus brillants encore. Le brave et habile général Dugommier, après avoir repris Toulon, avait été envoyé à Perpignan. Il réorganisa notre armée des Pyrénées orientales, ressaisit l'offensive, força les Espagnols dans leur camp du Boulon, leur enleva 140 canons et tous leurs bagages, et les rejeta en pleine déroute au delà des montagnes. (12 floréal — ler mai.) Les places occupées par les Espagnols dans le Roussillon furent reprises ; la frontière espagnole était déjà entamée à son tour par l'occupation de la Cerdagne. En thermidor, c'est-à-dire avant la fin de juillet, l'aspect général de la guerre pouvait se résumer ainsi : — Les revers du commencement de 93 sont. entièrement réparés dans le Nord. La Belgique est rentrée sous le pouvoir de la République française. Notre frontière des Pyrénées est délivrée de l'invasion espagnole. La Hollande et l'Italie sont ouvertes à nos armées. Le plan de campagne tracé par Carnot avait été exécuté presque de point en point. |