LA CONVENTION (SUITE). — LE CALENDRIER RÉPUBLICAIN. — LA DÉESSE RAISON. — LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC. — PROCÈS DES HÉBERTISTES. — PROCÈS DES DANTONISTES. Octobre 1793-avril 1794 ; vendémiaire-germinal an II.La nature, parmi les tempêtes, les tremblements de terre, les convulsions du globe, continue à marcher, à travers ce désordre apparent, selon les lois et vers le but que son auteur lui a tracés ; de même, la Révolution française, au milieu des orages de la guerre et des convulsions bien plus affreuses de la Terreur, poursuivait ses efforts vers l'organisation d'une société nouvelle. Le grand nombre sentait vaguement, les esprits les plus éclairés comprenaient, ou tout au moins entrevoyaient, que la Révolution n'était pas un simple changement de formes politiques et d'institutions civiles ; qu'elle devait être le commencement d'un monde nouveau, c'est-à-dire de l'universel renouvellement moral, religieux, scientifique du monde. Dans l'ordre de la science, nous avons signalé la grande opération qui fonda l'unité des poids et mesures. La Convention avait décidé une entreprise plus hardie : après avoir réglé, par l'unité des poids et la création du mètre, la mesure de l'espace et celle de la pesanteur, elle avait chargé une commission de savants de changer la mesure du temps par la réforme du Calendrier. Le Calendrier appelé Grégorien, parce qu'il fut réglé sous les auspices du pape Grégoire XIII, en 1582, n'avait corrigé qu'imparfaitement le Calendrier antérieur ; on voulut mesurer le temps par des calculs plus exacts. On fit davantage ; on résolut de changer l'ordonnance générale de l'année. On remarqua qu'il n'y avait aucun motif de commencer l'année au ter janvier, époque qui ne s'accorde ni avec les saisons, ni avec les signes du zodiaque, et qu'il était plus raisonnable de retourner à la tradition de l'antique Égypte, mère de la civilisation, tradition suivie par les Grecs et par tout l'Orient. Les Égyptiens commençaient l'année à l'équinoxe d'automne. C'était précisément à l'équinoxe d'automne qu'avait été proclamée la République française. La Commission du Calendrier proposa de changer, avec l'ordonnance de l'année, l'ère du monde elle-même, c'est-à-dire la date d'après laquelle les années se comptaient depuis dix-huit siècles. Le cours des événements de la Révolution française, dit le savant Romme, rapporteur de la Commission, présente une époque frappante, peut-être unique, par son accord parfait avec les mouvements célestes, les saisons et les traditions anciennes. Le 21 septembre 1792, la Convention nationale a prononcé l'abolition de la Royauté : ce jour fut le dernier de la monarchie ; il doit l'être de l'ère vulgaire et de l'année. Le 22 septembre, fut décrété le premier Jour de la République, et, ce même jour, le Soleil arrivait à l'équinoxe vrai d'automne. Ainsi l'égalité des jours et des nuits était marquée dans le Ciel, au moment même où l'égalité civile et morale était proclamée sur la Terre par les représentants du peuple français. Ainsi le Soleil a éclairé à la fois les deux pôles, et successivement le globe entier, le jour même où, pour la première fois, a brillé sur la nation française le flambeau qui doit un jour éclairer le monde. Les traditions sacrées de l'Égypte
faisaient sortir la Terre du chaos sous le même signe du zodiaque (la Balance) que
notre République, et y fixaient l'origine des choses et du temps. Ce concours de tant de circonstances imprime un caractère religieux à l'époque du 22 septembre, qui doit être une des plus célébrées dans les fêtes des générations futures. La Convention, sur la proposition de Romme, décréta que l'Ere des Français compterait de la fondation de la République. Romme avait proposé de reprendre, d'après les Égyptiens et les Babyloniens, la division de l'année en 12 mois de 30 jours chacun, plus 5 jours complémentaires chaque année et un jour supplémentaire tous les quatre ans, afin de se rapprocher le plus possible du temps vrai de la révolution annuelle que décrit la Terre autour du Soleil, à savoir : 365 jours 5 heures 48 minutes 49 secondes. Romme proposa de diviser chaque mois en trois décades (périodes de 10 jours), par application du système décimal. Romme proposa de changer aussi les noms des mois et ceux des jours, et de les remplacer par des noms en rapport avec les faits et les idées de la Révolution. Les divisions du temps qu'il indiquait furent adoptées, mais non pas les noms des jours et des mois. La Convention préféra les dénominations proposées par le poète Fabre d'Églantine, l'ami de Danton et de Camille Desmoulins. Rien n'était plus raisonnable que d% changer les noms des mois. Les uns, comme Janvier, Février, Juillet, Août, ne sont compris que par les savants et n'ont d'ailleurs aucune raison d'être, aucun rapport avec les phénomènes de la nature. Les autres, comme Septembre, Octobre, etc., sont ridicules : Septembre veut dire le septième, et il est le neuvième mois, et ainsi des trois qui le suivent, ce qui provient d'un ancien changement du Calendrier dans lequel on a changé la place des mois sans changer leurs noms. Fabre d'Églantine y substitua de beaux noms mélodiques, graves pour l'hiver, sonores pour l'été, et résumant aussi fidèlement que possible les phénomènes les plus généraux des saisons : Vendémiaire, le mois des vendanges ; Brumaire, le mois des brouillards ; Frimaire, le mois des frimas ; Nivôse, le mois des neiges ; Pluviôse, le mois des pluies ; Ventôse, le mois des vents ; Germinal, le mois des bourgeons et des germes ; Floréal, le mois des fleurs ; Prairial, le mois des prairies ; Messidor, le mois des moissons ; Thermidor, le mois des chaleurs ; Fructidor, le mois des fruits. Les noms des jours de la semaine, qui ne sont pas plus raisonnables que ceux des mois et qui sont les noms défigurés des Dieux de la Fable, furent remplacés par de simples noms de nombre : Primidi, Duodi, etc. Le premier rapport de Romme avait été présenté le 20 septembre ; son travail définitif, avec les modifications de Fabre d'Églantine, fut voté le 24 novembre. La Convention avait mis en usage le nouveau Calendrier dès le 25 octobre, qui fut le 4 brumaire an II de la République. Les populations de nos départements du Nord n'avaient pas attendu le vote définitif pour célébrer cette révolution scientifique par une fête ; à Arras, le 10 octobre, 20.000 personnes figurèrent les mouvements de l'année dans une procession symbolique. Les 20.000 étaient divisés en 12 groupes représentant les douze mois : les jeunes en tête, puis les hommes mûrs, puis les vieillards. Cinq octogénaires figuraient les jours complémentaires. Un vieillard de cent ans, marchant sous un dais, représentait le jour exceptionnel qu'on devait ajouter tous les quatre ans. Derrière les vieux venaient les tout petits enfants, comme la nouvelle année après l'an qui finit. Au milieu de cette pompe astronomique, une devise rappelait les dangers de la patrie. Les jeunes filles portaient une bannière sur laquelle étaient inscrits ces mots : Ils vaincront ; nous les attendons. On était à la veille de Wattignies. Ce fut peut-être la plus belle, comme la plus simple des fêtes de la Révolution ; c'était inspiré de la nature et non imité des Grecs et des Romains. La raison approuvait cette substitution d'un Calendrier vraiment scientifique à un Calendrier de traditions confuses et de hasard. La réaction et la routine ont prévalu avec Napoléon, qui nous a rendu le jour de l'an au 1er janvier et les vieux noms bizarres des jours et des mois. La seule difficulté sérieuse qu'il y eût dans le Calendrier républicain, c'était la substitution de la Décade, ou division décimale du mois, à la semaine, ou division par groupes de 7 jours, beaucoup moins régulière et moins astronomique, mais consacrée par les traditions religieuses et par une très ancienne habitude. Dans l'ordre moral et religieux, le mouvement qui se produisait pour changer et remplacer l'ancien état de choses n'avait plus la même rectitude et la même grandeur que dans l'ordre scientifique. Depuis cette Fédération de 90 qui avait été comme la préface sublime du livre de l'avenir, il avait été décrété, cependant, bien des lois de justice et de fraternité ; la Révolution avait adopté un beau symbole en établissant, dans chaque municipalité, un autel de la Patrie, sur lequel s'inscrivaient les actes capitaux de la vie civile. C'était donner un caractère religieux à la fonction du magistrat populaire, représentant de la Patrie, qui constatait et consacrait maintenant ces actes à la place du prêtre représentant de la Religion romaine. On eût complété cette grande nouveauté, si l'on eût mis tous les actes de la vie civile, comme on l'avait fait pour la Constitution politique, sous les auspices de l'Être suprême. Mais la Révolution n'avait pas une vue claire de la dernière et de la plus haute partie de son œuvre ; on peut dire qu'elle ne l'a point encore après 80 ans. Les Girondins, préoccupés exclusivement de la liberté individuelle, n'étaient pas des hommes d'inspiration collective et de rénovation religieuse. Robespierre avait un idéal de religion sociale, mais étroit et nullement progressif. D'autres commencèrent un mouvement dont nous allons voir l'étrange caractère : le foyer en fut la Commune de Paris ; les initiateurs furent Chaumette et Clootz. Chaumette a figuré maintes fois dans nos récits, et le plus souvent sous un très mauvais jour, comme un factieux tour à tour violent et bas, déshonoré par sa liaison avec le plus méprisable des hommes, avec Hébert ; il avait joué un rôle odieux dans le procès des Girondins. Et cependant il y avait dans cet homme un mélange incompréhensible de bien et de mal ; susceptible de toutes les impressions et de tous les entraînements, plus inconsistant que pervers, son âme était un vrai chaos. Il était capable de se passionner pour le bien public et pour l'humanité. Comme procureur de la Commune, il combattit les mauvaises mœurs, fit prendre des arrêtés énergiques contre la prostitution, contre les livres et les gravures obscènes, s'efforça de supprimer les loteries, propagea l'enseignement des beaux arts, fit adopter d'utiles mesures en faveur du nouveau Musée du Louvre et des bibliothèques, entre autres pour empêcher qu'on ne gâtât les chefs-d'œuvre de la peinture sous prétexte de les restaurer, comme on l'a fait si souvent de nos jours. Il fit grandement améliorer le régime des hôpitaux, fit séparer, à Bicêtre et ailleurs, les fous des malades, en même temps que l'on mettait plus d'humanité dans le traitement des fous ; il fit assigner pour la première fois un hospice particulier aux femmes en couches et donner des places à part dans les cérémonies publiques aux femmes enceintes et aux vieillards. Il fit allouer un subside quotidien aux aveugles ; il fit abolir la peine du fouet dans les maisons d'éducation. Il provoqua l'établissement d'un hospice pour les enfants des condamnés, que la Convention déclara Enfants de la Patrie afin d'effacer le vieux préjugé qui flétrissait les enfants innocents de pères coupables. La Convention vota des secours pour les veuves et les enfants des Girondins condamnés. Chaumette fit décider par la Commune l'égalité des sépultures, c'est-à-dire que le pauvre, comme le riche, serait inhumé avec un cortège décent ; ce règlement n'a pas cessé d'être appliqué. Le défunt devait être enseveli dans un drapeau tricolore, et l'enfant, reçu pareillement sur le drapeau national, quand on l'apportait à la Mairie pour dresser son acte de naissance. Ces symboles attestaient que le citoyen appartenait à la Patrie, de la naissance à la mort. Ce ne fut pas sous la seule influence de Chaumette que cette Commune de 93, qui commit ou provoqua tant de désordres et tant d'excès, prit ainsi un grand nombre de décisions louables au point de vue moral et patriotique. Il y avait là des hommes obscurs qui mêlaient de bons sentiments à leurs exagérations et à leurs erreurs. Mais Chaumette, ainsi que bien d'autres, dans l'excès de leur réaction contre l'ancien régime et l'ancienne religion, s'étaient pris d'une haine aveugle contre toute idée religieuse. Ils étaient fanatiques d'athéisme, comme d'autres le sont de dévotion superstitieuse. Hébert avait pour la croyance en Dieu la haine qu'ont les malfaiteurs pour tout frein moral ; Chaumette et beaucoup de têtes exaltées et troublées qui aspiraient confusément à un ordre moral nouveau, rêvaient une espèce de religion sans Dieu ; ils essayèrent de la réaliser. Ils y furent poussés et aidés par un homme d'une imagination encore plus ardente et dont l'esprit avait plus de portée. C'était Clootz, qui se donnait le nom grec d'Anacharsis : ce baron allemand venu du Bas-Rhin, de Clèves, qui s'était dévoué corps et âme à la Révolution française et qui voulait faire de la France le centre de la République universelle, et de Paris la capitale du genre humain. Celid-ci était un philosophe panthéiste et non un athée vulgaire : il confondait Dieu et la nature, le Créateur et la création, et adorait ce qu'il appelait le grand Tout, résumé ici-bas dans le genre humain. Il avait de commun avec les athées de la Commune la haine des prêtres, si outrée, qu'elle l'entraîna, lui apôtre enthousiaste de l'humanité, à célébrer les massacres de Septembre ! Dans les premiers temps de la Révolution, les violences contre les prêtres réfractaires et leurs adhérents avaient un caractère purement politique et ne s'attaquaient point au culte en lui-même. Dans l'automne de 91, on commença de s'attaquer au culte légal, au catholicisme constitutionnel. On ne se contenta plus de transformer, au nom des nécessités publiques, les objets précieux des églises en monnaie, leurs bronzes et leurs cuivres en boulets et en canons. Dans nombre de localités, on détruisit pour détruire, malgré les décrets de la Convention, les statues et les autels. Plusieurs des représentants en mission encourageaient ou provoquaient ces dévastations. L'ancien prêtre Fouché, avant d'aller présider aux massacres de Lyon, avait poussé la municipalité de Nevers à supprimer le culte et à envoyer à la Convention les trésors des églises de cette ville. Des pétitionnaires chargés par des comités révolutionnaires de dons de cette sorte s'étaient plus d'une fois présentés à la Convention, travestis sous les mitres, les chapes et les chasubles qu'ils avaient enlevées des sacristies. Les sections de Paris, excitées par Hébert et Chaumette, demandèrent à la Convention de supprimer le salaire du clergé. Clootz tenta un grand coup. L'évêque constitutionnel de Paris, Gobel, ne croyait plus aux dogmes de l'Eglise. Clootz le décida à renoncer à ses fonctions. Une démonstration solennelle fut préparée d'accord avec Chaumette. Le 7 novembre (17 brumaire), l'évêque Gobel, ses vicaires et plusieurs des curés de Paris se présentèrent à la barre de la Convention, accompagnés des autorités municipales et départementales. Gobel déclara qu'il ne devait plus y avoir d'autre culte national que celui de la Liberté et de l'Égalité ; qu'il renonçait donc à ses fonctions de ministre catholique. Lui et les ecclésiastiques qui le suivaient déposèrent sur le bureau de l'Assemblée leurs lettres de prêtrise. Chaumette demanda que ce jour, où la
raison reprenait son empire, trouvât place dans le nouveau calendrier parmi
les brillantes époques de la Révolution française. Citoyens, répondit le président de la Convention (le député Laloi), citoyens qui venez d'abjurer l'erreur, vous ne voulez prêcher désormais que la pratique des vertus sociales et morales : c'est le culte que l'Être suprême trouve agréable. Le président de la Convention, par cette réponse, se prononçait à la fois contre le catholicisme et contre l'athéisme. L'évêque constitutionnel d'Évreux, Thomas Lindet, frère de Robert Lindet, deux autres évêques et plusieurs prêtres, membres de la Convention, abdiquèrent leurs fonctions sacerdotales, à l'exemple de Gobel. Un ministre protestant, Julien de Toulouse, en fit autant. L'ex-évêque Lindet demanda que les fêtes religieuses fussent remplacées par des fêtes civiques. Un autre évêque député arrivait en ce moment à la séance : c'était Grégoire, évêque de Blois. On le pressa d'imiter ses collègues. Il était janséniste et aussi convaincu de la vérité du christianisme qu'hostile à l'infaillibilité du Pape. On me parle de sacrifices à la Patrie, répondit-il ; j'y suis habitué. — S'agit-il d'attachement à la cause de la liberté ? mes preuves sont faites depuis longtemps. — S'agit-il du revenu attaché aux fonctions d'évêque ? j'y renonce sans regret. — S'agit-il de religion ? ceci est hors de votre domaine. On m'a tourmenté pour accepter le fardeau de l'épiscopat dans un temps où il était entouré d'épines ; on me tourmente aujourd'hui pour me forcer à une abdication qu'on ne m'arrachera pas ! J'ai tâché de faire du bien dans mon diocèse ; je reste évêque pour en faire encore. J'invoque la liberté des cultes. — On ne veut forcer personne ! s'écria-t-on autour de lui. On respecta sa résistance. Chacun savait qu'il n'y avait pas d'homme plus dévoué à la Révolution et à la République. Chaumette poussa de l'avant. Il fit décider, le soir même, par le conseil général de la Commune, d'accord avec le département, qu'une fête en l'honneur de la destruction du fanatisme serait célébrée, le jour de décadi 20 brumaire (10 novembre), dans la ci-devant église métropolitaine. On construisit dans le chœur de Notre-Dame une montagne en bois peint, sur laquelle s'élevait un temple de la Raison, éclairé par le flambeau de la Vérité. — Les autorités parisiennes, escortées d'un chœur de jeunes filles vêtues de blanc, vinrent se ranger au pied de la montagne. La Raison sortit du temple et vint recevoir les hommages des assistants ; elle était représentée par une cantatrice en renom, mademoiselle Maillard, de l'Opéra. De Notre-Dame, on mena la Raison à la Convention au son de la musique. La Raison avait une robe blanche, un manteau bleu de ciel, le bonnet de la Liberté sur la tête et la pique à la main ; aussi le peuple, peu soucieux des abstractions de Clootz et de Chaumette, ne voyait-il là qu'une image vivante de la Liberté et de la République. Le cortège fut accueilli par les applaudissements de la Convention : le Président fit asseoir auprès de lui la déesse de la Raison. Sur la demande de la Commune, la Convention décréta que la ci-devant église métropolitaine serait désormais le temple de la Raison, puis reconduisit la Raison à Notre-Dame, pour y chanter, au milieu du peuple, l'hymne à la Liberté. Si belle que fût cette hymne, dont les paroles étaient de Chénier et la musique de Gossec, la fête fut bien froide. Ce n'était pas en représentant la Raison sous la figure d'une actrice et en lui élevant un temple de carton que l'on pouvait remplacer les fêtes du catholicisme. Les gens du Nord s'y étaient mieux pris à Arras. Quand même, au lieu d'une personnification abstraite de la raison humaine, c'est-à-dire d'une des facultés de l'homme, on eût célébré la Raison vivante qui régit l'univers, la Sagesse divine, ce n'eût point été assez ; il eût fallu célébrer, avec le Dieu de la raison et de la science, le Dieu de la justice pour laquelle mouraient nos soldats ; et, avec le Dieu de la justice, le Dieu de l'amour et du progrès, le Dieu père des hommes, qui les appelle à s'élever vers lui ; on eût pu trouver alors ce souffle de vie qui manquait à l'impuissant effort de la Commune. La Convention fit un pas de plus dans le sens du mouvement. Le 26 brumaire (16 novembre), sur la proposition de Cambon, elle décréta qu'églises et presbytères serviraient d'asiles aux pauvres et de maisons d'école. C'était supprimer le culte public et officiel. On ne supprima pas néanmoins le traitement des ecclésiastiques. La fête de la Raison avait été froide et sèche, mais du moins décente. Des cérémonies du même genre, dans les départements, sans manquer de décence, eurent plus d'animation, parce qu'on y célébra tout simplement la Liberté représentée par quelque jeune fille choisie parmi les plus honorables, et qu'on donna à ces fêtes une physionomie surtout patriotique et guerrière. Mais, à Paris et dans quelques autres villes, le caractère de ces cérémonies fut bien vite altéré. Chaumette porta la peine de son impure alliance avec Hébert. Pendant qu'il combattait le vice à la Commune, son collègue Hébert ne cessait de faire appel à la licence brutale et à toutes les mauvaises passions. La populace hébertiste salit l'œuvre de Chaumette et remplaça bientôt le vrai peuple dans le culte de la Raison, qui devint le culte de l'orgie. Il y eut de vraies bacchanales dans les églises. Les premières déesses de la Raison avaient été une cantatrice distinguée et des femmes d'officiers municipaux. Elles furent parfois remplacées par ces filles publiques contre lesquelles Chaumette et la Commune avaient rendu maints arrêtés. Les femmes de mauvaise vie et leurs adhérents étaient divisés en deux partis : l'un pour Hébert, l'autre pour l'Ancien Régime, et ce second parti faisait des démonstrations en sens contraire. Paris était le théâtre des scènes les plus honteuses et les plus ridicules. Ces scandales, qui irritaient profondément Robespierre et bien d'autres, devaient contribuer à amener une prochaine crise politique. Ils se mêlaient à un redoublement de Terreur qui avait une double cause. Hébert poussait à l'exagération et à la violence dans tous les sens pour effrayer et tyranniser la Convention et Robespierre, et les Comités, de leur côté, pesaient durement sur la Convention, pour l'empêcher de se soustraire à leur domination, comme elle en manifestait de temps en temps le désir. Le 19 brumaire (9 novembre), le Comité de Sûreté générale, qui était alors mené par le peintre David, entièrement dévoué à Robespierre, avait obtenu de la Convention l'arrestation d'un député appelé Osselin, sans qu'il dit été entendu. Il était accusé d'avoir donné asile à une femme émigrée. Le lendemain, l'Assemblée revint sur ce grave incident, et, sur les énergiques réclamations d'un ami de Danton, Thuriot, elle décida qu'on ne décréterait plus d'accusation un représentant du peuple sans l'entendre. Un autre montagnard, Bazire, s'était écrié : Il existe un système de Terreur qui semble annoncer la ruine des patriotes et nous menacer d'une nouvelle tyrannie ! Hébert souleva un furieux orage, aux Jacobins, à l'occasion de cette décision qu'il traita de contre-révolutionnaire, et il parvint à faire exclure de la société des Jacobins Thuriot et Lacroix, autre ami de Danton, qui avait joué un rôle important dans la Révolution. Hébert fit voter par les Jacobins une violente pétition pour réclamer le prompt jugement des députés complices de Brissot et de sa faction. C'étaient ces nombreux députés de l'ancienne droite qui étaient détenus comme suspects, et que Robespierre avait empêché de mettre en accusation. La Convention plia sous la double pression du Comité de Salut public et des Jacobins. Barère et Billaud-Varennes lui arrachèrent la révocation de la décision qui autorisait ses membres accusés par les Comités à discuter l'accusation devant elle. C'était se condamner à voter aveuglément les proscriptions qu'exigeaient les deux Comités (22 brumaire-12 novembre). Robespierre n'était pas intervenu en personne dans ce débat ; mais il préparait en ce moment, avec ses collègues du Comité de Salut public, des mesures qui devaient assurer leur domination. Les 27 et 28 brumaire (17-18 novembre), Robespierre et Billaud-Varennes présentèrent à la Convention deux grands rapports sur la situation extérieure et intérieure de la République. C'était Robespierre qui s'était chargé de faire le tableau des affaires étrangères. La partie de son rapport qui concernait les origines de la guerre était quelque chose d'odieux et d'absurde. Il y renouvelait toutes les calomnies contre les Girondins, entre autres l'imputation d'avoir provoqué la déclaration de guerre pour faire envahir la France ! Le tableau de la situation présente était, au contraire, saisi d'un coup d'œil profond, tracé à larges traits, et présentait la Révolution dans toute sa grandeur. Vous avez, disait-il à la Convention, en résumant les prodigieux événements de 93, vous avez entassé des siècles en un an ! Il reprenait là le langage et les idées de ces Girondins qu'il avait tués, et cette seconde partie du rapport eût pu être signée de Brissot, sauf la conclusion où Robespierre condamnait à la fois le modérantisme et l'exagération. Le peuple, disait Robespierre, hait tous les excès ; il veut qu'on le défende en l'honorant. Ceci tombait d'aplomb sur Hébert, qui déshonorait le peuple en employant, pour lui parler, dans son journal, l'argot des voleurs et des femmes de mauvaise vie. Mais quels étaient ces modérés que menaçait Robespierre en même temps que les exagérés ? — Il avait lui-même essayé de la modération avec Couthon à Lyon, avec son frère en Provence ; puis il avait abandonné brusquement cette tentative et s'était retourné vers une Terreur à lui, qui n'était pas celle d'Hébert, mais celle de Saint-Just. Ces modérés qu'il menaçait, c'étaient les Dantonistes, qui venaient de tenter, pour affranchir la Convention et la Montagne, cet effort contre lequel Hébert avait déchainé les Jacobins. Toute la politique de Robespierre, dans la période où l'on entrait, allait être dans ces quelques mots contre les modérés et les exagérés : les modérés de la Montagne, bien entendu ; ce qui n'était pas de la Montagne ne comptait plus. Si l'on frappait ainsi à droite et à gauche, que resterait-il debout, dans cet étroit milieu où se plaçait Robespierre entre Saint-Just et Couthon, repenti de sa modération ? Danton n'avait point paru ; il avait été malade ; il était en convalescence chez sa mère à Arcis-sur-Aube ; mais on le sentait derrière ses amis. Il avait appris à Arcis la mort des Girondins. Les larmes lui jaillirent des yeux. — C'étaient des factieux, dit la personne qui lui apportait cette nouvelle. — Des factieux ! s'écria-t-il : oui ! comme nous ! nous méritons tous la mort autant que les Girondins ; nous subirons tous les uns après les autres le même sort ! Il avait tristement et longuement médité, durant son séjour dans sa paisible retraite d'Arcis-sur-Aube ; c'est là qu'il avait aimé, même dans les époques les plus orageuses de sa vie, à venir, de temps à autre, chercher un moment d'apaisement et d'oubli au sein de la famille et de la nature. Il dit adieu à sa vieille mère, à ses enfants, à ses campagnes natales, qu'il ne devait plus revoir, et revint à Paris, l'âme remplie de deux pensées, qui, pour lui, n'en faisaient qu'une : arrêter la Terreur et préparer la paix. Il n'était pas sans espoir de ramener Robespierre à s'entendre avec lui pour faire cesser les exterminations qui désolaient la France ; et, quant à la paix, il comptait suries efforts persévérants du parti libéral et pacifique dans le Parlement anglais, parti à la tête duquel était Fox, très sympathique à Danton par bien des rapports de caractère et de génie. Danton savait qu'on ne pouvait conquérir la paix qu'en poussant la guerre avec la plus grande vigueur ; mais il voulait qu'en même temps on prit une attitude qui rendit la paix possible aux étrangers. Ce n'était pas ce que faisait Robespierre, qui s'était efforcé d'empêcher la guerre quand elle était inévitable, et qui maintenant tenait un langage et poussait à des mesures de nature à la rendre sans fin. Danton, à son retour, trouva la Convention engagée dans une discussion de la plus haute importance, non pas sur le rapport de Robespierre touchant les affaires extérieures, mais sur celui de Billaud-Varennes concernant les affaires intérieures. Billaud y avait exposé avec une sombre énergie la nécessité de concentrer le pouvoir pour assurer l'exécution des lois et détruire l'esprit fédéraliste. Il proposait la création d'un Bulletin quotidien des lois, qui serait envoyé à tous les fonctionnaires publics et expliqué tous les décadis aux citoyens par les magistrats. Le Bulletin des Lois, depuis ce temps, n'a cessé de se publier ; mais on ne l'explique plus au peuple. Le projet présenté par Billaud mettait tous les corps constitués et tous les fonctionnaires sous l'inspection des deux Comités de Salut public et de Sûreté générale, à savoir : du premier, quant aux mesures de salut public, et du second, quant aux personnes et à la police. Les ministres étaient déjà subordonnés au Comité de Salut public ; ils seraient désormais entièrement sous sa dépendance. Les conseils généraux des départements sont supprimés ; les administrations départementales, dépouillées de toute attribution politique. Les conseils de districts (d'arrondissements) sont maintenus ; les administrateurs de districts sont chargés de surveiller l'exécution des lois et arrêtés politiques, à charge de rendre compte aux deux Comités tous les dix jours. L'application des lois, à la même condition, est conférée aux municipalités et aux comités de surveillance (comités révolutionnaires). A Paris, les comités révolutionnaires des sections correspondront directement avec le Comité de Sûreté générale et non avec la Commune. — Ceci avait déjà été décrété deux mois auparavant, mais ne s'exécutait pas. Des agents nationaux, délégués par les deux Comités, remplaceront les procureurs de districts et de communes. Il est interdit à toutes autorités de faire des proclamations, d'interpréter ou de modifier le sens littéral de la loi. Il est interdit à tous, sauf au Comité de Salut public, aux représentants en mission et aux ministres, d'envoyer des agents investis d'une part de l'autorité publique. Il est interdit aux autorités et aux sociétés populaires de se concerter, de former des congrès ou réunions centrales. Interdiction à tous autres qu'aux autorités civiles de faire des visites domiciliaires. Interdiction à tous de lever des taxes non décrétées par la Convention. Dissolution des armées révolutionnaires locales, autres que celle établie par la Convention pour toute la République. — C'était encore trop de conserver celle-ci ! Les représentants en mission correspondront tous les dix jours avec le Comité de Salut public, et non plus directement avec la Convention. Ils ne pourront suspendre et remplacer les généraux que provisoirement, et à la charge d'en instruire le Comité dans les vingt-quatre heures. Ils ne pourront contrarier ni arrêter l'exécution des mesures prises par le Comité de Salut public. Ce projet hardi brisait la redoutable Commune de Paris et subordonnait entièrement les représentants en mission au Comité de Salut public. Cette fois, c'était bien la dictature de ce Comité ; celui de Sûreté générale lui était subordonné de fait. Le Comité de Sûreté générale était fort au-dessous de sa mission. Il ne fut guère qu'un instrument de persécution dans la main des puissants. Tout ce qui se fit de grand, dans le bien et dans le mal, sous le gouvernement révolutionnaire, appartient au Comité de Salut public. Nous avons déjà fait voir qu'il y avait trois groupes dans le comité : les ultra-terroristes, Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Barère ; les organisateurs de la Défense nationale, Carnot, Prieur de la Côte-d'Or, Lindet, et, avec eux, l'ancien ministre protestant Jean-Bon-Saint-André, qui, en mission presque permanente dans les ports, s'efforçait, avec une opiniâtre énergie et une ardeur extrême, de réorganiser notre marine si compromise par l'émigration des officiers et par la catastrophe de Toulon ; enfin, les hommes de système et de direction politique, que le public nommait les hommes de la haute main, Robespierre, Saint-Just et Couthon. Ce que ces esprits si différents entre eux avaient de commun, c'était leur extraordinaire activité, leur absorption totale dans l'œuvre de la Révolution, telle qu'ils l'entendaient chacun à leur manière, et, aussi, leur désintéressement quant à l'argent ; ils s'étaient enlevé volontairement tout maniement de fonds, par l'entière séparation de la trésorerie d'avec le Comité, en sorte que le soupçon contre eux ne fût pas même possible. Ces redoutables dominateurs de la France et ces vainqueurs de l'Europe vivaient, presque tous, plus modestement que les moindres commis de bureau. Les pires, Billaud et Collot, étaient fanatiques, non corrompus ; odieux, non méprisables. Ce n'était pas des hommes ordinaires. Billaud, qui avait la part principale à la correspondance avec les départements, était un prodigieux travailleur, et l'exaltation fiévreuse de Collot, si funeste à Lyon, fut souvent employée utilement. Barère s'était associé aux terroristes par peur, par entraînement, surtout peut-être par la vanité de devenir l'homme d'État du parti le plus violent ; il avait quelques-unes des qualités de ce rôle : une merveilleuse facilité de travail, des aptitudes variées et une brillante élocution qui rendait très populaires ses rapports à la Convention sur la guerre. Les soldats appelaient ces rapports des Carmagnoles. Un rapport de Barère était pour eux le prix d'une victoire. En courant à l'assaut, ils criaient : Barère à la tribune ! Mais, parmi toutes ses qualités, il manquait à Barère la principale, le caractère. Quant aux hommes de la haute main, Robespierre, si grand tacticien dans les assemblées, entendait peu la pratique des affaires, et Saint-Just, si bien fait au contraire pour l'action, était d'une hauteur irritante. La pression impérieuse qu'exerçaient les hommes de la haute main blessait leurs collègues ; mais les grands organisateurs, qui appréciaient les services même des terroristes, sentaient bien, à plus forte raison, que la popularité de Robespierre parmi les clubs et les comités révolutionnaires aidait puissamment à obtenir les ressources de la guerre. De là cette union que le Comité affectait au dehors, quand ses membres avaient des sentiments si divers au dedans : Les organisateurs, Carnot et les autres, avaient la conviction que le salut public exigeait le maintien du gouvernement révolutionnaire, c'est-à-dire la concentration de toutes les forces dans les mains du Comité. Ils ne voulaient rompre l'unité du Comité à aucun prix. Cela les mena à de terribles conséquences. C'étaient des hommes justes et humains, et ils sauvèrent autour d'eux individuellement le plus de gens qu'ils purent ; mais ils subirent la solidarité de la Terreur en général. Ils combattaient dans le Comité les mesures terroristes, mais les contresignaient quand elles avaient la majorité. Souvent même on apposait leurs noms à des mesures particulières qu'ils ne connaissaient pas, et ceci, en vertu d'un accord entre les membres du Comité : ils étaient convenus que chacun d'eux serait à peu près souverain dans les affaires spéciales qu'il dirigeait. C'était l'immense multiplicité des affaires qui avait été cause de cet accord. Les membres du Comité étaient comme emportés dans l'effrayant tourbillon d'un travail de quinze, seize, quelquefois dix-huit heures par jour. Les événements les plus terribles, disait plus tard Carnot, s'accomplissaient souvent sans que nous fussions avertis ou sans que nous eussions une minute pour y songer. Les travailleurs du Comité ne suspendaient pas un instant leur ouvrage au milieu des crises de vie ou de mort. Que de fois, disait Carnot, nous entreprenions une œuvre de longue haleine avec la persuasion qu'il ne nous serait pas permis de l'achever ! — Nous poursuivions notre tâche journalière, disait Prieur, comme si nous avions eu toute une vie devant nous, lorsqu'il était vraisemblable que nous ne verrions pas se lever 'le soleil du lendemain. La postérité, sévère pour les chefs qui ont dirigé la politique intérieure du Comité de Salut public, a absous et glorifié les grands organisateurs de la Défense nationale ; mais doit-elle sanctionner la doctrine du salut public à tout prix ? Le salut n'est rien sans la justice, ou plutôt la justice seule est le salut. Qu'est-ce que la Révolution et la République, sinon la justice ? Dès qu'on sortait du droit, on ne sauvait pas la République. Et, quant à l'indépendance nationale, eût-elle été perdue, si ses glorieux défenseurs s'étaient entendus avec Danton, avec Cambon et tous ces montagnards qui ne subissaient qu'en frémissant la double oppression de Robespierre et des ultra-terroristes ? Cette entente était difficile : était-elle impossible ? — Que pouvait alors Danton ? et fit-il tout ce qu'il pouvait faire ? — C'est aux événements à répondre. Au moment où notre récit est parvenu, il ne pouvait être question d'une rupture avec Robespierre ; Danton arrivait, au contraire, avec le désir d'un rapprochement sur le terrain où Robespierre se plaçait avec résolution. Robespierre rompait enfin avec la faction hébertiste. Le 20 novembre (30 brumaire), une scène scandaleuse avait eu lieu à la Convention. Des bandes d'hommes travestis avec des ornements sacerdotaux enlevés aux sacristies étaient venus apporter devant l'Assemblée les dépouilles de Saint-Roch et de Saint-Germain-des-Prés, en dansant et en chantant Malborough est mort ! autour d'un drap mortuaire figurant l'enterrement du fanatisme. Le président et l'Assemblée eurent la faiblesse d'accueillir cette mascarade. Robespierre se décida. Le lendemain, aux Jacobins, Hébert, qui se sentait menacé par le rapport de Robespierre à la Convention, du 17 novembre, provoqua une explication. Robespierre éclata : On trouble la liberté des cultes au nom de la liberté ! s'écria-t-il ; on se joue de la dignité du peuple par des farces ridicules. On a supposé qu'en accueillant les offrandes civiques, la Convention avait proscrit le culte catholique. Elle ne l'a pas fait ! Elle ne le fera jamais ! Celui qui veut empêcher de dire la messe est plus fanatique que celui qui la dit. — Il est des hommes qui prétendent faire une religion de l'athéisme. Tout individu peut penser à cet égard ce qu'il voudra ; mais insensé serait le législateur qui adopterait un pareil système ! L'athéisme est aristocratique. L'idée d'un grand Être qui veille sur l'innocence opprimée et punit le crime triomphant est toute populaire. — Le peuple français n'est attaché ni aux prêtres, ni à la superstition, ni aux cérémonies religieuses, mais il l'est à l'idée d'une puissance incompréhensible, effroi du crime et soutien de la vertu. Robespierre conclut en dénonçant une faction de l'étranger qui cherchait à déshonorer la Révolution, et en proposant l'épuration de la Société des Jacobins. Hébert n'osa répliquer. Chaumette essaya de lutter. Le 25 novembre (3 frimaire), il fit décider par la Commune la fermeture de tous les édifices consacrés aux cultes (protestants aussi bien que catholiques) et l'arrestation de quiconque en demanderait la réouverture. Le 6 frimaire (26 novembre), Danton se prononça ; il demanda à la Convention de ne plus recevoir dans son sein les mascarades anti-religieuses. — Si nous n'avons pas honoré le prêtre de l'erreur et du fanatisme, nous ne voulons pas plus honorer le prêtre de l'incrédulité. Il réclama un rapport des Comités sur ce qu'on appelle une conspiration de l'étranger ; mais, en même temps, il fit entendre que, si le temps où le peuple pourrait se montrer clément n'était pas encore venu, ce temps viendrait. Danton proposa d'instituer des fêtes nationales où le peuple offrirait ses hommages à l'Être suprême, au Maître de la Nature ; car nous n'avons pas voulu, dit-il, anéantir la superstition pour établir le règne de l'athéisme. Les propositions de Danton furent adoptées. Chaumette recula. Il se réfuta lui-même en répétant platement ce qu'avait dit Robespierre sur ceux qui élevaient fanatisme contre fanatisme. Il reconnut que, d'après la déclaration des Droits de l'homme, le libre exercice des cultes ne pouvait être interdit, et il fit décider par la Commune que les citoyens étaient libres de louer des maisons et de payer des ministres pour quelque culte que ce fût. Hébert, le même jour, se rétracta devant les Jacobins ; il nia d'avoir voulu substituer un culte à un autre. Il protesta contre ceux qui prétendaient calomnieusement que les Parisiens étaient sans foi et sans religion, et qu'ils avaient substitué Marat à Jésus. Quelques jours après, Hébert se déclara calomnié par l'accusation d'athéisme. Chaumette avait plié sur la question religieuse. Il tenta de résister sur le terrain politique. Il voyait que le grand projet de loi qu'avait proposé Billaud-Varennes, et qui continuait à se discuter dans la Convention, allait briser la Commune en obligeant les comités des sections à ne plus correspondre qu'avec le Comité de Sûreté générale. Il fit convoquer les sections à l'Hôtel de ville pour le 14 frimaire, sous prétexte de mettre un terme aux arrestations arbitraires. Tout en faisant des protestations hypocrites d'attachement au Comité de Salut public, il parlait de la cloche que sonnerait le peuple. Les temps étaient changés ; la cloche ne sonna pas. Le 4 décembre au matin (14 frimaire), le projet de Billaud-Varennes fut voté. La Convention annula la convocation des sections par la Commune, en voulant bien admettre les bonnes intentions de celle-ci. Toute réunion générale des comités révolutionnaires fut désormais interdite sous peine de dix ans de fers. Ce fut la fin de cette tyrannie de la Commune qui avait si longtemps pesé sur la Convention. Hébert et Chaumette étaient vaincus par Robespierre, si longtemps leur allié et si humilié de l'être. La loi du 14 frimaire atteignit complètement son but quant à l'autorité centrale du Comité de Salut public. Il n'en fut pas de même quant au Comité de Sûreté générale. Il avait dépossédé la Commune ; il ne la remplaça point dans la direction des sections parisiennes et laissa subsister les abus et les excès des comités révolutionnaires à Paris ; plus forte raison la surveillance fut-elle illusoire dans les départements. La réaction contre l'hébertisme, de Paris, gagna bien vite la province. A Nevers, où l'ex-prêtre Fouché avait provoqué des manifestations athées, la société populaire déclara que le culte de la Raison était celui de l'Être suprême. Cependant les bacchanales hébertistes, sous l'impulsion de quelques représentants en mission, continuaient dans certains départements. La Convention, sur la proposition de Robespierre, vota un manifeste où l'on attribuait ces, excès à la faction étrangère, et où l'on réfutait les manifestes des rois, qui représentaient les Français comme un peuple sans foi ni loi. La République, disait Robespierre dans cette pièce, la République n'est pas athée ; c'est sous les auspices de l'Être suprême qu'elle a proclamé les principes immuables des sociétés humaines, les lois de la Justice éternelle. — Le peuple français condamne le philosophisme comme le fanatisme. (5 décembre-15 frimaire.) Sur la motion de Barère, appuyée par Cambon même, si ennemi des prêtres, la Convention défendit toute violence contre la liberté des cultes (16 frimaire-6 décembre). Pendant ce temps, s'opérait aux Jacobins l'épuration qu'avait fait décider Robespierre. Tous les membres étaient discutés l'un après l'autre ; le 3 décembre, était venu le tour de Danton. Il n'avait point paru depuis longtemps dans la Société ; il fut accueilli par le silence malveillant des Jacobins et par les murmures du public des tribunes, où dominaient les tricoteuses. A force d'éloquence et de véhémence, il arracha des applaudissements à cet auditoire hostile ; mais il n'est pas sûr qu'il n'eût point été exclu par les votes, si Robespierre n'était venu à son aide. La cause des patriotes est une, dit Robespierre ; ils sont tous solidaires ! Plût au ciel que Robespierre eût pratiqué cette maxime ! Il continua : Danton a été calomnié ; je l'ai toujours vu servir sa patrie avec zèle ! vu dans sa famille, il ne mérite que des éloges ! Danton avait dit : La fortune colossale que m'attribuent mes ennemis se réduit à la petite portion que j'ai toujours eue. Robespierre et Danton disaient tous deux la vérité, qui devait être ensuite obscurcie durant tant d'années au préjudice de Danton. Le surlendemain de cette séance des Jacobins, eut lieu un événement considérable dans l'histoire de la presse française. Le grand journaliste, Camille Desmoulins, rentra en lice. La presse libre n'existait plus, étouffée par la Terreur et par l'espèce de monopole qu'étaient parvenus à s'arroger Hébert et sa bande. Camille publia, le 5 décembre (15 frimaire), le premier numéro du Vieux Cordelier. Camille rappelait, par ce titre, les jours d'éclat du club des Cordeliers et protestait contre la décadence de cette Société fameuse, tombée des mains de Danton dans celles d'Hébert. Il déclarait que Robespierre avait sauvé la République en couvrant Danton contre ses ennemis. La publication du Vieux Cordelier avait été concertée avec Danton et avec Robespierre. Le second numéro de Camille (20 frimaire-10 décembre) développe habilement l'attaque engagée par Robespierre, dans son rapport du 17 novembre, contre ceux qui perdaient la Révolution en l'exagérant. Il ridiculise Clootz et Chaumette, et les accuse de servir par leur folie les desseins de l'étranger et de pousser à la roue de la Contre-Révolution en croyant pousser à la roue de la Raison. Camille servait par là les projets de Robespierre, qui, le 12 décembre, aux Jacobins, attaqua Clootz bien plus violemment que n'avait fait Camille. Il lui fit un crime d'être baron prussien, parce, qu'il était né à Clèves. Il l'accusa formellement de trahison. Clootz fut si étonné qu'il ne trouva rien pour se défendre. Les Jacobins qui l'avaient récemment nommé leur président, obéirent à Robespierre et exclurent Clootz comme noble et comme étranger. Camille, à son tour, fut attaqué aux Jacobins, pour avoir dit, lors de la condamnation des vingt-deux Girondins : Ils meurent en vrais républicains ! De soixante personnes qui ont signé mon contrat de mariage, répondit Camille, il ne me reste plus que deux amis, Robespierre et Danton. Tous les autres sont émigrés ou guillotinés. De ce nombre étaient sept, d'entre les vingt-deux ! A ces paroles qui résumaient si tragiquement la marche dévorante de la Révolution, l'assemblée resta toute saisie. Robespierre défendit Camille, comme il avait défendu Danton (14 décembre). Personne ne protesta. Le 25 frimaire (15
décembre), parut le 3e numéro du Vieux Cordelier. Malgré bien
des précautions oratoires, malgré l'éloge, non pas seulement de Robespierre,
mais du Comité de Salut public et même du Tribunal révolutionnaire de Paris,
ce numéro était une charge à fond contre la Terreur ; sous prétexte de
peindre ce qu'avait été le terrorisme des empereurs romains, Camille peignait
évidemment le terrorisme de l'époque présente. L'effet de ce numéro fut immense. On était sous le coup des affreuses nouvelles qui apprenaient aux Parisiens les noyades de Nantes et les mitraillades de Lyon. Amis ou ennemis de la Révolution, tout ce qui n'était pas engagé à outrance avec les Jacobins applaudit à ce cri de l'humanité. Robespierre se trouva dans un embarras extrême. Entrer dans la voie où le poussaient Danton et Camille, c'était rompre, non plus seulement avec les hébertistes, mais avec les terroristes du Comité. Or, il venait précisément de faire repousser par la Convention une tentative de renouvellement partiel du Comité de Salut public ; tentative qui eût sans doute abouti à faire remplacer Billaud, Collot et Barère par des amis de Danton. Le Comité était, en droit, renouvelable périodiquement ; mais, en fait, on n'y touchait pas. Le 12 décembre, la Convention avait décidé le renouvellement. Dans le Comité même, Lindet, au moins, était de cet avis. Il ne manquait pas de candidats capables et patriotes le Comité n'eût certes rien perdu en s'adjoignant des hommes tels que Cambon, Merlin de Thionville, Dubois-Crancé ; mais il se trouvait que cette tentative était dirigée par quelqu'un que craignait et haïssait Robespierre. C'était Fabre d'Églantine, le poète collaborateur du savant Romme dans le nouveau Calendrier, auteur dramatique que Robespierre accusait de .traiter la politique comme l'intrigue d'une pièce de théâtre. Les anciens représentants en mission qu'on cherchait à introduire dans le Comité étaient mal avec Robespierre. Merlin de Thionville et ses amis lui reprochaient d'avoir soutenu dans la Vendée ce parti hébertiste avec lequel il venait de se brouiller. Robespierre, le 13 décembre, fit défendre énergiquement, par un des orateurs de son parti, le maintien intégral du Comité actuel, comme nécessaire pour achever les grandes opérations commencées. La Convention faiblit. Ce fut un homme du centre, Cambacérès, qui décida la reculade. Le Comité, maintenu dans son unité, alla désormais de l'avant, broyant tout, jusqu'à ce qu'il se divisât et s'entre-détruisit le 9 thermidor ! Robespierre avait soutenu l'unité du Comité contre les Dantonistes : il leur sacrifia ces Hébertistes qui, depuis si longtemps, dominaient et exploitaient le ministère de la guerre. Ronsin était accouru de Lyon pour tâcher de relever à Paris la faction d'Hébert et il venait de faire afficher partout un placard rempli de menaces atroces. La Convention décréta l'arrestation de Ronsin et de Vincent, autre furieux de la même espèce, qui régnait dans les bureaux de la guerre sous le nom du faible ministre Bouchotte (27 frimaire-17 décembre). Le 20 décembre, une foule éplorée de femmes et de jeunes filles vinrent à la barre de la Convention demander la mise en liberté des suspects, leurs pères, leurs maris, leurs frères. Robespierre, tout en blâmant la forme tumultueuse de ces réclamations et en accusant les aristocrates de les avoir provoquées, fit décréter que les Comités de Salut public et de Sûreté générale nommeraient des commissaires, dont les noms ne seraient pas publiés, pour rechercher les moyens de mettre en liberté les patriotes qui auraient pu être incarcérés par erreur. C'était là de la part de Robespierre, un acte de grande portée, un grand pas dans la voie de Danton et de Camille. Le même soir, parut le 4e numéro du Vieux Cordelier,
qui devait rester à jamais célèbre dans les fastes de la Révolution. On reconnaît, écrivait Camille, que l'état présent n'est pas celui de la liberté ; mais on
nous dit de prendre patience ; que nous serons libres un jour ! — Pense-t-on que la liberté, comme l'enfance, ait besoin de
passer par les cris et les pleurs pour arriver à l'âge mûr ? La liberté n'a
ni vieillesse ni enfance. La liberté n'est pas une actrice de l'Opéra
promenée avec un bonnet rouge : la liberté, c'est le bonheur, c'est la
raison, c'est l'égalité, c'est la justice, c'est la Déclaration des Droits de
l'homme !... — Voulez-vous que je la
reconnaisse ? que je tombe à ses pieds, que je donne tout mon sang pour elle
? — Ouvrez les prisons à ces deux cent mille
citoyens (il y en avait environ cent
cinquante mille) que vous appelez suspects ;
car, dans la Déclaration des Droits, il n'y a point de maison de suspicion ;
il n'y a que des maisons d'arrêt ; il n'y a point de gens suspects ; il n'y a
que des prévenus de délits fixés par la loi. — On dit qu'il faut laisser la Terreur à l'ordre du jour. Je suis
certain, au contraire, que la liberté serait consolidée et l'Europe vaincue,
si vous aviez un comité de Clémence : c'est ce comité qui finirait la
Révolution ! Ce magnifique n° 4 rachetait les fatales erreurs de Camille. Ce jour-là les Girondins ont dû lui pardonner du fond de leurs tombeaux. C'était admirable, mais c'était téméraire ! II l'avait senti, et il avait tâché d'atténuer l'effet de ses paroles en les expliquant : Je ne demande point une amnistie générale. Mon sentiment n'est pas qu'on ouvre les deux battants des maisons de suspicion, mais seulement un guichet, et que les examinateurs décrétés par la Convention interrogent les suspects un à un ; et il conclut par un appel passionné au grand chef des Jacobins : Ô mon cher Robespierre, ô mon vieux camarade de collège, souviens-toi de ces leçons de l'histoire et de la philosophie : que l'amour est plus fort, plus durable que la crainte ! Mais Robespierre, ainsi que Camille le reconnaissait, avait fait décréter un comité de justice et non de clémence. Remplacer l'arbitraire révolutionnaire par la justice, lorsque tant d'innocents souffraient, c'était assez pour l'heure. La justice eût amené la clémence après elle. Robespierre, dépassé, débordé, fut à la fois troublé et irrité. En ce moment, il se sentait atteint par une violente publication de Philippeaux sur la guerre de la Vendée, publication que Camille avait fort vantée dans le Vieux Cordelier ; d'une autre part, le fougueux Collot-d'Herbois revenait de Lyon pour soutenir la cause de la Terreur et se mettre à la tête des Hébertistes : c'était le seul homme capable de disputer les Jacobins à Robespierre. Les Jacobins applaudirent à l'exterminateur de Lyon. Grâce à Collot, l'hébertisme reprit le dessus dans leur club, qui déclara qu'il conservait son amitié fraternelle à Ronsin et à Vincent. Les Jacobins venaient ainsi en aide aux Cordeliers, qui assaillaient la Convention d'arrogantes pétitions demandant justice pour ces deux patriotes détenus. Sur les dénonciations d'Hébert, les Jacobins citèrent devant eux Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine et Philippeaux. Robespierre et Couthon eussent voulu étouffer l'affaire et faire rétracter les accusations réciproques de Philippeaux et des Hébertistes ; mais Philippeaux, homme sincère, courageux et passionné, maintint tout ce qu'il avait avancé sur la trahison de Ronsin et l'incapacité de ce Rossignol si longtemps soutenu par le Comité. Avec beaucoup d'erreurs de détail, il avait absolument raison sur le fond. Les Jacobins nommèrent une commission pour faire un rapport sur cette querelle. Robespierre présenta, le 5 nivôse (25 décembre), un rapport à la Convention sur les principes du
Gouvernement révolutionnaire, autrement dit la Dictature du salut public, et
sur ceux du Gouvernement constitutionnel, le Gouvernement régulier de la
liberté civile et des temps paisibles. — Le but du
Gouvernement constitutionnel est de conserver la République ; celui du Gouvernement
révolutionnaire est de la fonder. Le Gouvernement révolutionnaire doit voguer
entre deux écueils, le modérantisme et l'exagération. Les bonnets rouges sont
quelquefois voisins des talons rouges. Il voulait dire que les marquis de l'Ancien Régime, qui avaient eu autrefois la mode des talons rouges, se travestissaient parfois maintenant en ultra-jacobins. Il montrait partout, suivant son habitude, la main de l'étranger dans nos discordes. Il se plaignit que des étrangers, agents des rois coalisés, fussent depuis longtemps en arrestation sans être jugés. La loi, dit-il, n'est point assez prompte pour punir les grands coupables. Et il proposa et fit décréter que le Comité de Salut public présenterait au plus tôt un rapport sur les moyens de perfectionner l'organisation du Tribunal révolutionnaire, c'est-à-dire de condamner plus vite ! Robespierre se rapprochait des terroristes. Il y avait dans son discours une phrase contre les traîtres de Lyon qui accusaient les patriotes ; cela, au moment où la malheureuse ville de Lyon venait d'envoyer à la Convention une pétition désespérée. Le lendemain, Barère, dans, un rapport où il taxait Camille Desmoulins de favoriser les contre-révolutionnaires, de fait, sinon d'intention, proposa, quant à la commission qui devait réviser les arrestations des suspects, un mode d'organisation que Robespierre n'approuva pas. Billaud-Varennes en profita pour attaquer à la fois le projet de Robespierre et celui de Barère. Robespierre n'insista point. Le décret sur le Comité de justice fut abrogé. La Terreur l'emportait. Tout espoir d'adoucissement était perdu. Camille ne s'arrêta pas. Il répondit à la fois, dans son numéro 5, qui parut le 5 janvier (16 nivôse), au blâme du ci-devant modéré Barère par de spirituelles railleries ; aux injures et aux mena ces d'Hébert par des coups de foudre, par un écrasement ! Il peignit, en traits dignes de Molière faisant le portrait de Tartuffe, cet ancien vendeur de contremarques chassé pour vol, devenu le tyran de la presse, extorquant deux cent mille livres au ministre de la guerre pour infecter nos armées de sa gazette ordurière, et quittant, le soir, le bonnet rouge et les sabots du Père Duchesne pour aller en muscadin souper avec des financiers et des ex-marquises. — Pour s'étourdir sur ses remords et ses calomnies, il a besoin de se procurer une ivresse plus forte que celle du vin, et de lécher sans cesse le sang au pied de la guillotine ! On a dit, aux Jacobins, que je frisais la guillotine ! — Et quand même ! — Cette vie mérite-t-elle donc qu'un Représentant du peuple la prolonge aux dépens de l'honneur ? La liberté des opinions ou la mort ! Il appelait encore le Comité de Salut public : ce comité sauveur ; il ménageait encore Robespierre ; mais il concluait par cette maxime des anciens : L'anarchie, en rendant tous les hommes maîtres, les réduit bientôt à n'avoir qu'un seul maître : — C'est ce seul maître que j'ai craint ! Camille alla courageusement soutenir aux Jacobins, en face d'Hébert, les accusations par lesquelles il avait répondu aux menaces du Père Duchesne. Robespierre jeune, revenu de Toulon, prit loyalement parti contre Hébert ; son frère le réprimanda d'intervenir dans ce débat de petites passions, il laissa entendre que l'accusation de Camille contre Hébert n'était pas sérieuse et fit passer à l'ordre du jour. Danton, d'une part, et Collot-d'Herbois, de l'autre, avaient aidé Robespierre à étouffer le débat. Collot lui-même reculait devant une rupture entre les grands chefs de la Montagne. Mais il restait, outre la divergence des vues générales, deux causes immédiates d'orage qu'on ne vint pas à bout d'écarter. C'étaient, d'un côté, les accusations hébertistes contre Camille, Philippeaux, Fabre d'Églantine, dont était saisie une commission des Jacobins, et, du côté opposé, la guerre acharnée que poursuivaient les anciens représentants en mission dans l'Ouest, Philippeaux, Merlin de Thionville, etc., contre le ministre de la guerre Bouchotte et ses bureaux hébertistes. Cette guerre atteignait Robespierre et le Comité de Salut public, comme ayant soutenu le ministre et les généraux hébertistes. Danton s'efforçait de séparer la cause du ministère de celle du Comité ; mais ses amis étaient moins prudents. L'affaire de Camille et de ses amis fut appelée, le 18 nivôse (7 janvier), devant les Jacobins. Camille seul comparut. Robespierre déclara que les écrits de Camille étaient dangereux et condamnables, mais qu'il fallait bien distinguer sa personne de ses ouvrages. C'est un enfant gâté que les mauvaises compagnies ont égaré ; je demande qu'on brûle ses numéros et que l'on conserve sa personne au milieu de nous. — Brûler n'est pas répondre ! s'écria Camille. — Si tu n'étais pas Camille, répliqua Robespierre irrité, on ne pourrait avoir autant d'indulgence pour toi ! — La manière dont tu veux te justifier me prouve que tu as de mauvaises intentions ! Danton intervint pour engager Camille à ne pas s'effrayer des leçons un peu sévères que lui avait faites l'amitié de Robespierre. Citoyens, ajouta-t-il, en jugeant Desmoulins, prenez garde de porter un coup funeste à la liberté de la presse ! Robespierre blâma tout à la fois Hébert et Camille, mais empêcha qu'on n'exclût définitivement celui-ci de la Société. Robespierre ménageait encore Danton et Camille, tout en se préparant à frapper à côté d'eux. Il en voulait mortellement à leur ami Fabre d'Églantine, qu'il regardait comme l'inspirateur de Philippeaux et des autres adversaires du Comité, et comme le principal meneur de tout ce qui se tentait dans la Convention contre son influence. Fabre d'Églantine fut arrêté dans la nuit du 28 nivôse (12 janvier), par ordre du Comité de Sûreté générale, comme complice de trois autres députés déjà emprisonnés depuis deux mois. C'étaient l'ex-capucin Chabot, Bazire et Delaunay, accusés d'avoir falsifié, à prix d'argent, un décret relatif à la liquidation de l'ancienne Compagnie des Indes. Le Comité de Sûreté générale avait en mains, au moment où il fit arrêter Fabre, la preuve de son innocence ! Les trois membres du Comité qui dirigèrent cette affaire étaient Amar, Vadier et Voulland, anciens feuillants et modérés, qui se croyaient obligés de dépasser les plus forcenés jacobins et qui servaient les haines de Robespierre et de Billaud-Varennes. Danton demanda que Fabre et ses coaccusés fussent appelés à se défendre à la barre de la Convention. Vadier protesta : Il n'y a plus d'inviolabilité ! dit-il. L'homme dont il est question est le principal agent de Pitt : il tenait dans ses mains les principaux fils de la trame ourdie contre la liberté. Il ne s'agissait plus du prétendu faux ; c'était l'ennemi politique qu'on accusait. Billaud-Varennes soutint Vadier avec fureur. Malheur, s'écria-t-il, à celui qui a siégé à côté de Fabre d'Églantine et qui est encore sa dupe ! Ceci allait droit à Danton. La proposition de Danton ne fut pas votée ; Fabre ne fut point admis à se défendre devant la Convention. Robespierre frappait à droite et à gauche. Il y avait, dans les quartiers du centre de Paris, un groupe d'agitateurs, qui, fanatiques et non corrompus comme les Hébertistes, surpassaient ceux-ci en exagération. Ils propageaient des idées communistes et avaient à leur tête un ancien prêtre appelé Jacques Roux. Robespierre poussa le Comité de Sûreté générale à faire arrêter Jacques Roux. On l'accusa injustement de vol ; il se tua dans sa prison. Sa mort débarrassait Robespierre d'un homme qu'il croyait dangereux, mais lui fit des ennemis irréconciliables. Robespierre et ses amis crurent nécessaire de se montrer plus révolutionnaires que jamais, et Couthon fit décréter par la Convention une fête annuelle pour l'anniversaire du 21 JANVIER. Triste fête qu'une fête de la mort ! Le 9 pluviôse (28 janvier), Robespierre, aux Jacobins, s'exprima favorablement sur l'innocence de Vincent et de Ronsin. Le 14 pluviôse (2 février), le Comité de Sûreté générale proposa la mise en liberté de ces deux chefs hébertistes. Ils étaient plus dangereux qu'Hébert, parce qu'ils avaient plus d'énergie ; mais il était difficile de sévir contre eux sans s'attaquer à Collot-d'Herbois. La discussion fut très vive dans la Convention. Danton intervint en pacificateur et approuva la mise en liberté de Vincent et de Ronsin, tout en continuant à défendre Fabre d'Églantine. Les choses n'allaient pas cependant à la pacification rêvée par Danton. Robespierre et les Comités se renfonçaient dans la Terreur au dedans et dans la guerre à outrance au dehors. Barère, dans un brillant rapport sur nos travaux militaires et sur le prodigieux armement de la France, avait mis la Convention et le peuple en défiance contre des propositions de trêve, disait-il, qui pourraient venir de l'ennemi. — Des négociateurs ! Nous en avons cent mille à l'armée du Nord et cent mille à l'armée du Rhin, sans compter ceux des autres armées ! Voilà notre diplomatie ! (11 pluviôse.) Aux Jacobins, tandis que l'énergique Jean-Bon-Saint-André, qui venait de réorganiser notre marine pour combattre l'Angleterre, engageait cependant à éviter tout ce qui pouvait aliéner de nous le peuple anglais, Robespierre n'admettait pas qu'on distinguât ce peuple de son gouvernement, tant qu'il en serait le complice, et déclarait qu'il haïssait le peuple anglais. Ce n'était pas le moyen de venir en aide au parti de la paix en Angleterre. Au milieu de ces orages et du pressentiment de catastrophes prochaines, la Convention ne perdait pas de vue l'avenir. Elle décrétait la confection de bons livres élémentaires, l'établissement d'un instituteur de langue française dans toute commune où l'on n'entendait pas la langue nationale, et la fondation de bibliothèques publiques dans tous les districts ; ceci à la demande d'un grand nombre de sociétés populaires. Le 16 pluviôse (4 février), sur la proposition du robespierriste Levasseur, reprise et rédigée par le dantoniste Lacroix, elle décrétait l'abolition de l'esclavage dans nos colonies. On avait tué Brissot ; on réalisait sa pensée. La Convention généralisait par là dans ce qui nous restait de colonies, ce qui avait été établi à Saint-Domingue par ses commissaires le 29 août. Il était trop tard pour que l'affranchissement des noirs pût sauver Saint-Domingue, désolé par une anarchie sanglante. Le 17 pluviôse (5 février), Robespierre présenta un rapport à la Convention sur les principes de morale politique qui devaient la guider dans l'administration intérieure de la République. Ce rapport éloquent est, dans l'exposé de principes, plus sobre et moins déclamatoire qu'à l'ordinaire. Ces principes sont vrais et élevés ; ils sont bien ceux de la République démocratique. Tout en établissant que la vertu est le principe essentiel de la démocratie, Robespierre a soin de dire qu'il ne s'agit pas de faire une Sparte, une République sans richesses, sans commerce et sans arts. La théorie, donc, est bonne ; la conclusion pratique, c'est autre chose. Il affirme la nécessité d'associer, tant qu'on est en Révolution, la terreur à la vertu. Il est vrai qu'il définit la terreur par la justice prompte et inflexible ; mais il ajoute que le gouvernement de la Révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie, et il donne à cette définition un commentaire effrayant : La protection sociale n'est due qu'aux citoyens paisibles ; il n'y a de citoyens dans la République que les républicains. On sait trop que, pour Robespierre, il n'y avait de républicains que ceux qui entendaient la République exactement comme lui. Il se plaint de la faiblesse avec laquelle les ennemis de la République ont été poursuivis ! Il reprend sa thèse contre les indulgents et les exagérés. Les chefs des deux partis appartiennent à la cause des rois ou à l'aristocratie. Il fait de violentes allusions à Clootz et à Fabre d'Églantine, et présente celui-ci comme l'inventeur d'un système de désorganisation de la Convention et du gouvernement. Le surlendemain, Robespierre, aux Jacobins, défendit le Marais (le centre de la Convention) contre les Hébertistes. Cette protection de Robespierre explique plus d'un vote du centre. En même temps qu'il protégeait le centre, Robespierre menaçait, donc à la fois deux groupes considérables de la Montagne. On savait qu'il avait lu au Comité de Salut public un rapport sur l'affaire de Fabre d'Églantine : ce rapport était tel, que le Comité alarmé en avait ajourné l'adoption. Robespierre y portait les accusations les plus injustes contre Merlin de Thionville, Dubois-Crancé et d'autres représentants qui, dans les missions, avaient le mieux servi la République. Les Hébertistes se remuaient avec fureur ; les Dantonistes étaient agités et inquiets ; Robespierre ressentait, de son côté, les alarmes qu'il inspirait. En face de son rapport inédit sur Fabre d'Églantine ; il y avait la réponse de Camille Desmoulins : le numéro 7 du Vieux Cordelier, inédit aussi, mais qui transpirait aussi. L'arrestation de Fabre avait rompu le lien qui enchaînait Camille à Robespierre. Dès ce jour, Camille s'était préparé à tout. Un matin, un de ses amis, vaillant officier, qui fut depuis le maréchal Brune, vint le conjurer de garder des ménagements, de ne pas se perdre. Camille lui répondit par un mélange de plaisanteries et d'élans généreux. A cet entretien assistait sa jeune femme, cette vive et gracieuse Lucite, tant vantée par les Mémoires du temps, et plus faite pour charmer une société lettrée et paisible comme celle du dix-huitième siècle que pour se mêler aux orages de la Révolution. Lucile se jeta au cou de son mari, en disant à Brune : Laissez-le taire ! laissez-le remplir sa mission ! il sauvera son pays ! Ils étaient à table. Camille embrassa son petit enfant et dit en latin à Brune, pour n'être pas entendu de Lucile : Eda mus et bibamus ; cras enim moriemur ! — Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ! Et il écrivit son numéro 7, qui restera un des monuments immortels de la pensée française, et qui devrait être le manuel des républicains. La vraie figure de la République se lève ici dans toute sa beauté par-dessus cette dictature étouffante et sanglante qui lui ressemblait si peu. Camille dit pleinement la vérité à tous, à Robespierre et aux deux Comités, sans injustice envers Robespierre et le Comité de Salut public, et avec une colère railleuse et indignée en ce qui regarde le Comité de Sûreté générale. Le libraire de Camille fut saisi d'effroi et n'osa publier le terrible numéro. Ce testament du grand journaliste de la Révolution a été heureusement conservé à la postérité. Robespierre ne parut pas, durant près d'un mois, à la Convention ni aux Jacobins (15 février-13 mars). Il était malade de corps et d'âme, en proie à de cruelles angoisses, au moment de prendre des résolutions qui l'épouvantaient lui-même. Hébert s'était enfin risqué à attaquer Robespierre au club des Cordeliers. Les Hébertistes ne se contentaient plus de déclamer : ils conspiraient. Robespierre appela Saint-Just à son aide. Saint-Just accourut d'Alsace, et lut à la Convention, le 8 ventôse (26 février), au nom des deux Comités, un rapport sur les moyens les plus courts de reconnaître et de délivrer les patriotes détenus, et de punir les coupables. D'après le titre du rapport, il semblait qu'il s'agit seulement de revenir au comité de justice. On ne fut que trop tôt désabusé. Les hommes de ce temps, habitués à se reporter aux souvenirs de l'antiquité, lorsqu'ils entendirent Saint-Just, durent croire entende la voix de Némésis, la déesse inexorable. C'étaient comme les oracles de la mort qui tombaient lentement de cette bouche d'airain. Saint-Just réfutait Camille Desmoulins en opposant système à système. Camille avait dit : La liberté et la clémence sauveront la République. — Saint-Just répond : Le relâchement de l'âpreté qui nous est nécessaire cause les malheurs publics. La République est dégénérée de la rigidité où l'avait portée le supplice de Brissot et de ses complices. Saint-Just veut, non point une terreur qui passe comme un orage, mais une justice qui ne passe pas, et qui, telle qu'il la définit, est la terreur à perpétuité. Cette justice se rapporte à l'intérêt public et non à l'intérêt des particuliers. — Ceux qui ne font des révolutions qu'à moitié n'ont fait que se creuser un tombeau : — Osez ! ce mot renferme toute la politique de notre Révolution. Vous avez droit de traiter les partisans de la tyrannie comme les rois traitent les partisans de la liberté. Puis, portant la question bien au delà des tribunaux et des échafauds, il déclare qu'il faut changer les rapports civils. — Celui qui s'est montré l'ennemi de son pays n'y peut être propriétaire ; celui-là seul a des droits dans notre patrie qui a contribué à l'affranchir. Et, dans un même décret, après un article qui attribue au Comité de Sûreté générale le pouvoir de mettre en liberté les patriotes détenus, il propose que les biens des personnes qui seront reconnues ennemies de la Révolution soient séquestrés au profit de la République : ces personnes seront détenues jusqu'à la paix et bannies ensuite à perpétuité. C'était, après la confiscation des biens des émigrés, la confiscation des biens de tous les suspects qui ne seraient pas reconnus patriotes. C'était décréter le plus effroyable arbitraire et une spoliation immense. Robespierre, Saint-Just et Couthon se faisaient, par là ultra-révolutionnaires au delà de Marat, au delà des Hébertistes, et ces trois hommes, qui ne professaient cependant aucune utopie contraire au principe de la propriété, firent voter ce décret paria Convention, qui était profondément attachée à ce principe ! C'est l'exemple le plus saisissant des entraînements révolutionnaires. Quelques jours après, Saint-Just fit décréter que le Comité de Salut public présenterait un rapport sur les moyens d'indemniser tous les patriotes indigents avec les biens des ennemis de la Révolution (13 ventôse-3 mars). Ces mesures, qui rappelaient les grandes proscriptions et confiscations des guerres civiles de Rome, ne furent jamais exécutées, et il est douteux qu'aucun de ceux qui les votèrent, excepté Saint-Just, ait voulu sérieusement leur exécution. Les Hébertistes avaient bien compris que l'ultra-terrorisme de Saint-Just était une arme destinée à frapper les terroristes de leur espèce. Le 14 ventôse (4 mars), le club des Cordeliers, leur quartier général, couvrit d'un crêpe noir le tableau des Droits de l'homme, qui restera voilé, dit le président, jusqu'à l'anéantissement de la faction modérantiste. Carrier, récemment rappelé de Nantes, se déchaîna contre les individus qui voudraient établir un système de modération. — Les monstres ! s'écria-t-il, ils voudraient briser les échafauds ! Il appela ouvertement à l'insurrection. Hébert dénonça ceux qui voulaient sauver les complices de Brissot. Ceci s'adressait à Robespierre, qui avait empêché de mettre en jugement les nombreux députés de la droite détenus comme suspects depuis la chute de la Gironde. Hébert dénonça les fripons, les voleurs ! — Il conclut en appelant, comme Carrier, à l'insurrection. Vincent, Ronsin, les hommes d'action du parti, couraient Paris avec quelques traineurs de sabre de l'armée révolutionnaire, heureusement dispersée à Lyon et dans les départements ; ces bandes étaient, d'ailleurs, devenues impopulaires et méprisées. Paris avait beaucoup souffert durant l'hiver. On essaya d'exploiter sa misère pour le soulever ; il ne bougea pas. Une seule section se leva : celle des Cordeliers (Odéon). Elle alla, le 16 ventôse (6 mars), déclarer à l'Hôtel de ville qu'elle était debout, jusqu'à ce que les assassins du peuple fussent exterminés. Le conseil général de la Commune, par l'organe de son président, blâma les Cordeliers d'avoir voilé la Déclaration des Droits de l'homme. Chaumette, se séparant d'Hébert, parla dans le même sens. Le soir, aux Jacobins, Collot-d'Herbois, voyant le coup manqué, essaya de faire de la conciliation. Il eût été à la tete de l'insurrection, si elle avait eu chance de succès. Carrier, chez qui la peur avait succédé à la furie, tâcha d'atténuer ce qui s'était passé aux Cordeliers. Collot et Carrier obtinrent que les Jacobins envoyassent une députation aux Cordeliers pour s'expliquer ; ceux-ci déchirèrent le voile qui couvrait le tableau des Droits de l'homme, c'est-à-dire qu'ils renoncèrent à l'insurrection qu'ils n'avaient pas pu faire. Hébert, le 19 ventôse, aux Cordeliers, protesta contre ceux qui accusaient cette Société de vouloir dissoudre la Convention. Mais on n'était plus au temps où le comité de l'Évêché restait impuni après ses complots manqués et libre de recommencer jusqu'à meilleure chance. Le Comité de Salut public n'était pas la commission des Douze. Le 23 ventôse (13 mars), Saint-Just St à la Convention un rapport sur la conjuration ourdie par la faction de l'étranger pour détruire le gouvernement républicain par la corruption et pour affamer Paris — par des manœuvres sur les denrées et sur les assignats. Saint-Just représente ceux qu'il veut accabler comme le
parti du vice. Il prétend que les indulgents,
qui cherchent à sauver les criminels, s'entendent avec
la faction de l'étranger, qui commet des atrocités pour en accuser le peuple
et la Révolution. Il attaque à la fois ceux qui, cherchant le bonheur
ailleurs que dans la vertu, ne veulent point de terreur contre les méchants,
et ceux qui, également sans vertu, tournent la terreur contre la liberté. On a le droit, dit-il, d'être
audacieux, inébranlable, inflexible, lorsqu’on veut le bien. Que la justice
et la probité soient à l'ordre du jour dans la République française ! Sa théorie du gouvernement de la vertu, de le simplicité, de la frugalité, imposée par l’autorité avec l’échafaud pour sanction, dépasse la théorie de Robespierre. Il tonne contre les oisifs : Quels droits ont dans patrie ceux qui ne font rien ? Il accuse le gouvernement anglais de vouloir faire la paix ou, au moins, ralentir la guerre pour détourner l'attention de notre peuple, corrompre la République et susciter la guerre civile. Il annonce qu'en même temps que le gouvernement poursuivra les conspirateurs jusqu’à extermination, la guerre sera continuée avec fureur. L'étranger suscite les factions contraires : toute faction est donc criminelle, parce qu'elle neutralise la puissance de la vertu publique ; elle est un attentat à l'unité et à la souveraineté du peuple. Ainsi quiconque était d'une faction, d'un parti, était voué à la mort. Il était entendu que Robespierre, Saint-Just et leurs amis n'étaient point un parti ; qu’ils étaient la République elle-même. La Convention adopta les conclusions du rapport, elle déclara traître à la Patrie quiconque favoriserait le plan de corruption des citoyens, de subversion des pouvoirs et de l'esprit public, ou aurait excité des inquiétudes à dessein d'empêcher l'arrivage des denrées à Paris. — Quiconque usurpe le pouvoir de la Convention nationale, quiconque attente à sa sûreté ou à sa dignité sera puni de mort. — La résistance au Gouvernement révolutionnaire sera punie de mort. — Il sera nommé six commissions populaires pour juger promptement les ennemis de la Révolution détenus dans les prisons. — Quiconque recèlera des conspirateurs sera puni comme leur complice. Dans la nuit furent arrêtés Hébert, Vincent et Ronsin. On arrêta ensuite quelques étrangers depuis longtemps établis en France et qui s'étaient mêlés activement à la Révolution : parmi eux, Anacharsis Cloots. Le lendemain, Billaud-Varennes, l'homme de la terreur réglée et mécanique, alla soutenir aux Jacobins la mise en jugement des anarchistes ; personne n'osa prendre la défense d'Hébert ni des siens. La Convention, le 28 ventôse, ordonna l'épuration des autorités de Paris. Chaumette fut arrêté à son tour, quoiqu'il n'eût pris aucune part à la tentative insurrectionnelle des Hébertistes. Le 29 ventôse, la municipalité parisienne, conduite par le maire Pache, étant venue présenter des félicitations à la Convention, le président de l'assemblée répondit qu'il était bien tard et que la municipalité venait après tout le monde. Danton prit la parole pour excuser la Commune. Fidèle à sa politique de conciliation, il continuait, d'une autre part, à donner à ses amis, vis-à-vis du Comité de Salut public, l'exemple de ménagements que n'imitèrent pas les Dantonistes et qui ne désarmèrent pas les meneurs des Comités. Après avoir frappé les Hébertistes, les Comités, en effet, commencèrent à frapper les indulgents. Ils firent voter par la Convention la mise en accusation d'un de ses anciens présidents, Hérault de Séchelles, comme soupçonné d'être de la faction de l'étranger, et pour avoir donné asile à un prévenu d'émigration. L'assemblée vota également la mise en jugement des trois députés accusés de malversations, Chabot, Bazire et Delaunay, et de leur prétendu complice Fabre d'Églantine (26 ventôse-16 mars). Hérault et Fabre, cela menaçait de près Danton ! Les Dantonistes demandèrent à leur tour l'arrestation d'un homme qui, sans titre officiel, exerçait un grand pouvoir occulte et faisait trembler Paris. C'était un nommé Héron, principal agent du Comité de Sûreté générale et affidé secret de Robespierre. On l'accusait de persécuter et de faire incarcérer les meilleurs patriotes. Pour abattre cet homme, il eût fallu pouvoir compter sur la Convention. L'arrestation d'Héron fut décrétée : mais Robespierre, à cette nouvelle, accourut du Comité de Salut public et ne se contenta pas de défendre Héron ; il reprit l'offensive avec violence contre les modérés et déclara qu'après avoir abattu l'une des deux factions, celle des exagérés, il fallait maintenant écraser l'autre. La Convention révoqua son décret contre Héron. Le Marais, le centre, avait payé à Robespierre sa protection en votant contre les montagnards indépendants (30 ventôse-20 mars). Ce fut une journée décisive. Danton était enveloppé dans la défaite des siens, quoiqu'il n'eût point pris part à leur attaque imprudente. Pendant le procès des Hébertistes se prépara la perte des Dantonistes. Le procès des Hébertistes s'ouvrit le 1 er germinal (21 mars). L'acte d'accusation disait vrai quant aux projets d'insurrection, d'invasion et d'épuration ou de dispersion de la Convention ; mais plusieurs des accusés n'avaient point, trempé dans ces projets. L'acte d'accusation était faux quant au complot avec des puissances étrangères. Le Père Duchesne n'avait servi les rois qu'en leur fournissant des prétextes pour représenter la France, devant les peuples de l'Europe, comme une nation corrompue et sanguinaire. Le plan des conspirateurs semblait avoir été de nommer une espèce de dictateur sous le titre de Grand-Juge. Ils voulaient mettre là comme mannequin politique, le maire Pache, sous le nom duquel le plus énergique d'entre eux, Ronsin, eût fait la besogne. Il n'est nullement probable que Pache leur eût donné son adhésion à l'avance ; il était le complaisant habituel des partis violents, mais à condition qu'ils fussent les plus forts. Là où le nom de Pache figurait dans les débats, on le remplaça parfois, en imprimant le procès, par le nom de Danton. On effaça ce qui concernait le commandant de la garde nationale, Hanriot, qui s'était laissé compromettre par des camaraderies de club et de cabaret. Robespierre n'avait point d'intérêt à perdre Pache et voulait garder Hanriot comme instrument. On retrouva, dans les précédents de plusieurs des accusés, Hébert, Vincent et autres, des faits déshonorants. Vincent, le jeune secrétaire général du ministère de la guerre, était un concussionnaire en même temps qu'un forcené. Quant à Hébert, si on lui ôtait le masque du Père Duchesne, il restait un homme de débauche et de rapine, élégant et dépravé. Dans la prison et au tribunal, il était écrasé de terreur. Ronsin se montra jusqu'à la fin féroce, mais intrépide. Il y avait du ressort dans cette âme criminelle. Il répondit avec dédain aux lamentations d'Hébert, qui s'écriait : La liberté est perdue ! — Tu ne sais ce que tu dis ; la liberté ne peut périr ! Grande époque ! a écrit M. Michelet, où même les pires avaient la foi ! . Parmi les étrangers d'origine, il y avait des intrigants, mais aucune preuve qu'ils fussent à la solde des rois. Le réfugié hollandais de Rock avait le tort d'être lié avec Hébert ; mais il n'était certainement point l'agent du stathouder de Hollande qui l'avait proscrit. Quant à celui qui s'intitulait l'orateur du genre humain, Anacharsis Clootz, c'était une horrible ingratitude que de payer par l'échafaud son amour pour Paris et son dévouement à la France. Le premier dans la Révolution, lui, homme de langue et de race allemande, il avait réclamé pour la France les limites de l'ancienne Gaule, la frontière du Rhin. Ils furent tous condamnés pêle-mêle, à la suite d'un discours du vice-président du Tribunal révolutionnaire, Dumas, un homme de Robespierre, qui manqua à ses devoirs au point de prononcer contre les accusés un réquisitoire plus violent que celui de l'accusateur Fouquier-Tinville. On les mena à la mort dès le 4 germinal (24 mars). C'était Hébert qui avait provoqué le décret par lequel le Tribunal pouvait clore les débats au bout de trois jours. Hébert fut hué tout le long du sinistre chemin. La foule l'appelait accapareur, lui qui avait demandé tant de têtes sous prétexte d'accaparement. Elle retournait contre le Père Duchesne les atroces plaisanteries qu'il lui avait apprises sur la lunette de la guillotine et le rasoir national. Pendant qu'on guillotinait ses dix-sept compagnons, la foule resta muette ; mais, quand le tour d'Hébert arriva, une nuée de chapeaux se levèrent au cri de : Vive la République ! Cet homme souilla l'échafaud qu'avait sanctifié le sang des héros de la liberté, le sang de Vergniaud et de madame Roland. C'est la plus grande humiliation de la Révolution qu'on soit obligé de compter Hébert parmi les chefs de partis : jamais aucun favori de roi n'a été plus vil que ce corrupteur du peuple. Carnot, croisant par hasard le lugubre cortège, entendit le pauvre Anacharsis Clootz crier au peuple : Ne me confondez pas avec ces coquins ! La postérité doit recueillir cette parole, et ne se souvenir que de l'amour qu'eut cet homme étrange pour la Révolution et pour la France. Le 7 germinal, l'armée révolutionnaire fut licenciée. Le 9, le substitut de Fouquier-Tinville, Fleuriot-Lescot, remplaça Pache à la mairie, et un juré du Tribunal révolutionnaire, Payan, remplaça Chaumette comme agent national près de la Commune. C'étaient deux des affidés de Robespierre. L'intolérance impitoyable de Robespierre avait frappé, dans Clootz, le rêveur dont les utopies contrariaient sa théorie religieuse et sociale. Son orgueil avait fait expier à Hébert l'alliance qui l'avait si longtemps obligé de mettre sa main austère dans la main impure de cet homme. Il y a une chose qu'on n'a jamais pu contester à Robespierre : le respect de lui-même et le respect du peuple. Le réformateur et l'apôtre de la Révolution, allié du Père Duchesne, c'était une monstruosité incompréhensible et une souillure ineffaçable. Tout ce qu'il y avait de colères lentement amassées dans cette âme ulcérée avait éclaté enfin, et Robespierre s'était vengé de cette honte sans hésiter et avec une joie sombre. L'autre moitié de son œuvre, au contraire, ce qu'il avait annoncé à la Convention le 30 ventôse, ce qui lui restait à faire, l'épouvantait. Des amis communs avaient tenté de rapprocher Danton et Robespierre. Danton ne demandait pas mieux. On les avait fait diner ensemble. Danton pressa Robespierre de se séparer de Saint-Just et de Billaud-Varennes. Il faut, aurait-il dit, comprimer les royalistes, mais non confondre l'innocent avec le coupable. — Et qui vous a dit, répondit Robespierre, qu'on ait envoyé un innocent à la mort ? On les obligea cependant de s'embrasser. Danton et les autres convives étaient émus. Robespierre resta froid et fermé. Dans la première réunion du Comité de Salut public après la séance de la Convention où Robespierre avait fait révoquer, malgré les Dantonistes, l'arrestation de Héron, Billaud-Varennes dit nettement : Il faut que Danton meure ! Robespierre bondit, avec un cri d'effroi ; il s'écria : Tu veux donc perdre les meilleurs patriotes ! Il eut, cette fois, cette impression, cette révélation qu'il n'avait pas eue en frappant Vergniaud et Brissot : c'est que tous les grands chefs révolutionnaires seraient dévorés l'un après l'autre. Saint-Just s'unit à Billaud pour forcer la main à Robespierre. Collot-d'Herbois, qui avait échappé à la ruine de ses amis les Hébertistes, suivit Billaud. Barère leur appartenait : il était allé trop loin pour s'arrêter. Deux Dantonistes, Tallien, revenu de sa mission de Bordeaux, et Legendre, furent élus, sur ces entrefaites, l'un, à la présidence de la Convention, l'autre, à la présidence des Jacobins. Cela redoubla l'inquiétude et la colère des terroristes du Comité, et leur fournit des arguments auprès de Robespierre. Robespierre a, devant l'histoire, l'entière responsabilité de la mort des Girondins. La responsabilité de la perte de Danton et de Camille Desmoulins appartient surtout à Saint-Just. Sans ce fatal jeune homme, Robespierre n'eût pas osé ; on peut dire : n'eût pas voulu 1 Danton ne lui disputait pas assez âprement le pouvoir pour exciter chez lui une haine meurtrière. Saint-Just pressa, poussa Robespierre. Cette belle et sombre figure semblait un génie de la mort toujours placé à côté de Robespierre pour le fasciner et l'entraîner. Robespierre, a raconté plus tard Billaud-Varennes, consentit à abandonner Danton. Son parti pris contre Danton, Robespierre fit quelque effort afin de sauver Camille. Dans les notes que lui avait demandées Saint-Just pour servir de canevas au projet de rapport que rédigea celui-ci, Robespierre présenta Camille comme la dupe plutôt que comme le complice de Danton et de Fabre d'Églantine. Il ne l'accusa que de mobilité d'imagination et de vanité. Desmoulins, écrivait-il, avait montré de la franchise et du républicanisme. Il s'est laissé dominer par Danton et par Fabre, qu'il regardait comme deux génies et deux patriotes. Les moyens dont ils se servaient pour conserver leur ascendant sur lui sont dignes de deux hypocrites profonds. Il semble travailler à faire acquitter Desmoulins en condamnant les deux autres ; mais les griefs qu'il élève contre Danton sont précisément la justification ou l'excuse de Danton devant la postérité. Les grands crimes qu'il impute à Danton sont d'avoir fait tous ses efforts pour éviter la rupture avec les Girondins, d'avoir d'abord voulu épargner la vie de Louis de XVI, d'avoir eu en horreur la Révolution du 31 mai. Il exploite les légèretés de parole, la crudité d'expressions de Danton, pour le représenter comme un homme à qui toute idée de morale est étrangère et qui ne peut être un défenseur de la liberté. Il n'ose pas cependant répéter contre Danton l'accusation tant répandue d'avoir été acheté par le ministre Montmorin, puis d'avoir volé en Belgique. Il n'insiste pas non plus sur le prétendu faux de Fabre d'Églantine ; c'est le conspirateur qu'il poursuit en Fabre. Saint-Just transforma, envenima, enflamma, avec son génie et avec sa haine, les matériaux fournis par Robespierre, et en fit ce rapport qui devait retentir à jamais comme un glas funèbre dans l'histoire. Il faut étudier à fend Saint-Just pour comprendre ce qui l'acharna si implacablement à la perte de Danton. L'opposition de caractères et de vues qui rendait Danton antipathique à Robespierre se retrouvait chez Saint-Just, avec plus de violence dans une nature plus puissante. Comme Robespierre, Saint-Just était porté à croire ses adversaires capables de tout. Il n'était pas, comme Robespierre, austère par nature ; il avait écrit, dans sa première jeunesse, un poème licencieux : il s'était fait austère par une volonté d'airain tout était chez lui effort et système, et il en était d'autant plus impitoyable envers les autres. Il sentait, il voyait, chez Danton et Desmoulins, des aspirations, des conceptions inconciliables avec les siennes. Danton et Camille veulent une République qui associe à la liberté les agréments, les élégances, la haute culture intellectuelle de l'ancienne France. Saint-Just, comme Robespierre et bien au delà de Robespierre, veut faire succéder à la corruption de l'Ancien Régime et créer par la force une société rigide, frugale et simple que Jean-Jacques Rousseau eût souhaitée, mais sentait impossible. Au dehors, Saint-Just veut la continuation de la guerre, non pour conquérir une paix glorieuse, comme le désire Danton, mais pour détruire par le glaive la vieille Europe. L'attitude réservée de Danton ne le rassure pas. Il s'attend toujours à ce réveil du lion que prédit Desmoulins, à un éclat qui peut tout renverser. Il veut prévenir ce péril en surprenant le lion dans son sommeil. Quant à Desmoulins, c'est l'esprit et la flamme du parti dantoniste que Saint-Just veut éteindre en lui. Un ressentiment personnel s'ajoute ici à la passion politique ; Camille lui a lancé un trait qui l'a percé de part en part dans son orgueil : Le chevalier de Saint-Just regarde sa tête comme la pierre angulaire de la République ; il la porte sur ses épaules avec respect comme un Saint-Sacrement. Saint-Just aurait, dit-on, répondu : Et moi, je lui ferai porter sa tête dans ses mains comme un saint Denis ! Camille s'était fait aussi un ennemi de Billaud-Varennes, pour l'avoir raillé sur ce qu'il n'avait pas montré, dans une mission à l'armée du Nord, le courage militaire dont tant de représentants donnaient l'exemple. Robespierre abandonna enfin Camille, cet ami si longtemps dévoué et trop dévoué, comme il avait abandonné Danton. Danton était averti de divers côtés. Les uns lui conseillaient de combattre, d'attaquer. Il hésitait ; il sentait que ce serait une lutte à mort, et il ne pouvait croire que ses adversaires eussent l'audace de prendre l'offensive et de demander sa tête. Les autres lui disaient de fuir. Est-ce qu'on emporte sa patrie à la semelle de ses souliers ? s'écria-t-il. L'âme de Danton était tout entière dans ce mot. En 92, avant Valmy, dans un moment où l'on doutait de pouvoir arrêter la marche de l'ennemi, la retraite hors de Paris étant proposée dans le Conseil des ministres, Danton avait dit : J'ai fait venir ma mère, qui a soixante-dix ans ; j'ai fait venir mes deux enfants ; avant que les Prussiens entrent dans Paris, ma famille périra avec moi ! Il n'y avait pas, en 94, plus de refuge pour Danton hors de France, que Danton n'en avait vu pour la France hors de Paris en 92. Danton devait vaincre ou périr dans Paris. Il ne fit pas ce qu'il fallait pour vaincre. Ses implacables rivaux allaient devant eux sans hésitation, sans scrupule. Lui, il flottait de l'emportement à l'indolence et au dégoût. Il était fatigué de la lutte, fatigué de la vie. Le remords de Septembre, la douleur de la mort des Girondins l'obsédaient. — Et si lui, à son tour, abattait Robespierre et le Comité, la réaction n'emporterait-elle pas la République ? Tout était pour lui incertitude et ténèbres. Le 9 germinal (29 mars) au matin, une femme vint trouver Danton à la Convention. C'était la sœur de Marat, personne de grande énergie. Le coup est tout prêt, lui dit-elle ; je le tiens d'un employé du Comité. Prévenez-les ! montez à la tribune ; l'occasion est bonne ; Tallien préside. Attaquez ! — Il me faudrait donc, répondit-il, tuer Billaud et Robespierre ! — Ils veulent votre tête ! Prenez la leur ! — Hé ! quand ils me feraient arrêter, ne serais-je pas acquitté par le Tribunal révolutionnaire et ramené en triomphe, comme l'a été votre frère ? — Ne vous y fiez pas ; le Tribunal n'est plus que l'esclave des Comités. Montez à la tribune ! Sauvez, avec vous-mêmes, et vos amis et la République ! Danton promit ; mais, rentré dans la salle, il vit Robespierre causant amicalement avec Camille Desmoulins. Camille dit à Danton que les bruits qui couraient ne pouvaient avoir de fondement. Danton laissa passer cette occasion dernière. La scène qui précède a été !racontée pari la sœur de Marat à un historien, M. Villiaumé. Quelques jours auparavant, le général Westermann, l’impétueux combattant du 10 août et de la Vendée, était venu dire à Danton : Il faut en finir ! — Et il s'offrait à lui pour agir au dehors pendant que Danton agirait dans la Convention. Danton avait répondu par ce mot si !saisissant : J’aime mieux être guillotiné que
guillotineur ! Dans la nuit du 9 au 10 germinal an II (29-30 mars), furent convoqués les Comités de Salut public et de Sûreté générale. La séance s’ouvrit par la lecture que fit Carnot d’un plan qui complétait ses précédents décrets relatifs à l'organisation d Gouvernement révolutionnaire, et qui faisait disparaître le ministère, le Conseil exécutif, comme on disait alors. .Les six ministres étaient remplacés par douze commissaires. Ce fatal ministère da guerre, qui avait gaspillé, dévoré des ressources incalculables depuis 92, et qui, bien que subordonné au Comité, avait, jusque-là, continué d'entraver Carnot, était enfin anéanti. Tout ce qui regardait l'organisation et les mouvements des armées de terre était entièrement dans la main de Carnot ; tout ce qui regardait la fabrication des armes et des poudres, dans la main de Prieur ; les approvisionnements, dans la main de Lindet ; la marine, dans la main de Jean-Bon-Saint-André. Cette mesure valait plus qu'une grande bataille gagnée avant l'ouverture de la campagne. Robespierre et Saint-Just, pour tâcher de gagner à leur politique l'organisateur de la victoire et ses illustres auxiliaires, leur avaient fait habilement cette large part. Robespierre, à côté, s'était taillé la sienne. Une des commissions réunissait la direction des administrations, de la police et la surveillance des tribunaux. Robespierre était assuré d’être le maitre dans ce domaine. Lorsque Carnot eut fait adopter son rapport sur la suppression des ministères, la nuit étant déjà avancée, Saint-Just se leva à son tour, et lut, d'une voix lente, avec un visage immobile et morne, une pièce d'une sinistre éloquence et d'une horrible grandeur. Le rapport de Saint-Just s'ouvre par cette pensée : La Révolution est dans le peuple et non point dans la renommée de quelques personnages. Cette idée vraie est la source de la justice et dé l'égalité dans un État libre. Il se ferme en complétant cette même pensée : Toutes les réputations qui se sont écroulées étaient des réputations usurpées. Peu importe que le temps ait conduit des vanités diverses à l'échafaud, au néant, pourvu que la liberté reste. On apprendra à devenir modeste ; on s'élancera vers la solide gloire et le solide bien, qui est la probité obscure. Le peuple français, lui, ne perdra jamais sa réputation. La conclusion est de faucher, comme factieuses, toutes les têtes qui dépassent ce niveau idéal de probité obscure. Les têtes factieuses abattues, il restera pourtant quelqu'un au-dessus de ce niveau, quelqu'un qui n'est pas factieux, Robespierre et Saint-Just, puisqu'ils ne font qu'un, quant à présent du moins Et Saint-Just laisse échapper le cri d'une gigantesque ambition : Le monde est vide depuis les Romains ! Est-ce là Saint-Just ou déjà Napoléon qui parle ? Puis viennent les maximes à l'aide desquelles il compte renouveler les Romains : Il y a quelque chose de terrible dans l'amour sacré de la patrie ; il est tellement exclusif qu'il immole tout, sans pitié, sans frayeur, sans respect humain, à l'intérêt public. On ne fait point de Républiques avec des ménagements, mais avec la rigueur farouche, la rigueur inflexible, envers tous ceux qui ont trahi. Ceux qui ont trahi, après Mirabeau, après d'Orléans, après La Fayette, après Dumouriez, après Brissot, après Vergniaud et leurs complices, après Hébert et les siens, ce sont maintenant Danton, Desmoulins et leurs amis ; c'est toute la Révolution, moins Saint-Just et ceux qui voteront avec lui la mort de tous les traîtres. Fayettistes, Girondins, Dantonistes, Hébertistes, tous sont pour lui des royalistes et les complices des rois ligués contre la République. Ils ont tous voulu la royauté pour d'Orléans, sinon pour Louis XVII. C'est comme une sorte de roman monstrueux dont la lecture donne le vertige. N'espérez de paix dans l'État que lorsque le dernier partisan de d'Orléans, que lorsque la faction des indulgents qui protège l’aristocratie, que lorsque ceux qui ont trempé dans les trahisons, sans être découverts jusqu'ici, seront morts ! Et, après avoir demandé tant de morts, il termine en disant à la Convention : Quand vous aurez aboli les factions, donnez à cette République de douces mœurs ! Français, soyez heureux et libres ; aimez-vous ; haïssez tous les ennemis de la République ; mais soyez en paix avec vous-mêmes ! ! Il conclut à la mise en accusation de Camille Desmoulins, Hérault de Séchelles, Danton, Philippeaux, Lacroix, prévenus de complicité avec d'Orléans, Dumouriez et Fabre d'Églantine, et d'avoir trempé dans la conspiration tendant à rétablir la monarchie et à détruire la représentation nationale. Nous n'avons pas le procès-verbal de cette funèbre séance. — On sait seulement que la première impression de la plupart des assistants fut la stupeur. Il y eut, dit-on, deux délibérations, afin d'arriver à l'unanimité. Vous n'avez, dit Carnot, que des soupçons et pas une preuve contre Danton. N'élevons pas de querelles sanglantes entre les hommes qui ont travaillé ensemble à fonder la République. Si vous frayez le chemin de l'échafaud aux représentants du Peuple, nous passerons tous successivement par ce même chemin. Carnot et Prieur, cependant, suivant le principe qu'ils s'étalent fait de ne pas rompre l'unité du Gouvernement révolutionnaire, cédèrent à la majorité et signèrent le rapport ! Lindet refusa : Je suis ici, s'écria-t-il, pour nourrir les citoyens et non pour tuer les patriotes ! Le vieil Alsacien Rühl, du comité de Sûreté générale, ne signa pas non plus. Les dix-huit autres membres des deux comités avaient signé. Lindet fit avertir Danton pendant la nuit ; mais Danton était décidé à ne pas fuir. Danton, Camille, Philippeaux et Lacroix furent arrêtés de grand matin. La nouvelle de l'arrestation de Danton frappa la Convention comme un coup de tonnerre. Legendre demanda que les députés arrêtés fussent appelés et entendus par l'assemblée. Ne laissons pas, dit-il, des haines et des passions individuelles arracher à la liberté les hommes qui l'ont le mieux servie ! Danton a sauvé la France en 92 ! Des voix s'écrièrent : On nous fait nous assassiner les uns les autres ! Robespierre prit la parole : Il s'agit de savoir si quelques hommes, aujourd'hui, doivent l'emporter sur la Patrie ! Quel est donc ce changement qui parait se manifester dans les principes des membres de cette assemblée, de ceux surtout qui siègent dans un côté qui s'honore d'avoir été l'asile des plus intrépides défenseurs de la liberté (la Montagne) ? — Il s'agit aujourd'hui de savoir si l'intérêt de quelques hypocrites ambitieux doit l'emporter sur l'intérêt du peuple français. Legendre a parlé de Danton, parce qu'il croit qu'à ce nom est attaché un privilège ; nous n'en voulons point, de privilège, nous n'en voulons point, d'idole ! — La discussion qui vient de s'engager est une atteinte coupable à la liberté et à l'égalité ; c'est rompre l'égalité que de mettre en question s'il faut donner plus de faveur à un citoyen qu'à un autre ! Et il fit valoir le courage qu'il lui avait fallu pour sacrifier Danton. Ses amis ont voulu me faire croire que ses dangers pouvaient devenir les miens ; que m'importent les dangers ! Ma vie est à la patrie ! Par ce discours savamment calculé, Robespierre assumait une complète solidarité avec Saint-Just et Billaud. La Montagne faiblit devant l'arrogante réprimande du chef des Jacobins ; elle ne soutint pas la motion de Legendre. Saint-Just vint lire le terrible rapport. On écouta en silence la longue liste des factions détruites et à détruire. C'était la liste des éléments de la Révolution, dévorés l'un après l'autre par ce Saturne, qui, comme l'avait prédit Vergniaud, dévorait tous ses enfants. Il ne doit plus, dit Saint-Just à la Convention, rester dans la République que le peuple et vous ! Vous ! — C'est-à-dire le corps moins toutes ses parties vives. Le rapport fut voté sans débat. La partie indépendante de la Montagne s'était sentie étouffée entre les groupes robespierristes et ultra-terroristes, d'une part, et, de l'autre, la masse du centre et le débris de droite qui obéissaient passivement à Robespierre. Danton et ses amis avaient été conduits à la prison du Luxembourg, où se trouvaient déjà Hérault de Séchelles et Fabre d'Églantine. Danton, d'abord étourdi de la hardiesse de ses ennemis, était redevenu altier et railleur. Camille avait dit : Je veux
partager le sort de Danton ! — Et, ce qu'il avait dit, il le
faisait ; mais, lui, n'était pas résigné. Il avait trop d'attaches en ce
monde : une femme adorée, un petit enfant, une brillante carrière qu'il avait
cru voir se rouvrir avec son Vieux Cordelier. Il avait autant d'amour
de la vie que Danton en avait de dégoût. Il écrivit à sa femme des lettres
déchirantes, qu'on lira à jamais avec plus d'émotion que les plus touchantes
fictions des poètes. Il demande par deux fois à Lucile de lui envoyer un
livre sur l'immortalité de l'âme,
probablement le Phédon de Platon, qu'avait lu Caton avant de mourir. Il ne
pouvait croire encore que Robespierre le sacrifiât. Il ne pouvait deviner l'affaire qui l'avait amené là ! — Si c'était Pitt ou Cobourg qui me traitassent si durement
! Mais mes collègues ! Mais Robespierre ! Mais la République ! Après tout ce
que j'ai fait pour elle !..... Après son premier interrogatoire dans la prison, ses dernières illusions tombèrent. Je vois le sort qui m'attend ! écrivit-il à Lucile ; mes derniers moments ne te déshonoreront point. J'emporte l'estime et les regrets de tous les vrais républicains, de tous les hommes ! — J'avais rêvé une République que tout le monde eût adorée ! — Malgré mon supplice, je crois qu'il y a un Dieu ! Mon sang effacera mes fautes, et ce que j'ai eu de bon, mes vertus, mon amour de la liberté, Dieu le récompensera ! Je te reverrai un jour !... Pendant ce temps, les meneurs des Comités hâtaient fiévreusement les préparatifs du procès. Le président du Tribunal révolutionnaire, Hermann, et l'accusateur public, Fouquier-Tinville, étaient épouvantés d'avoir à juger Danton. Fouquier-Tinville était le parent de Camille Desmoulins et lui devait sa place. Ils exprimèrent des doutes sur la possibilité d'une condamnation. Les meneurs des Comités les firent appeler et leur signifièrent qu'ils allaient être eux-mêmes arrêtés. Hermann et Fouquier cédèrent aux menaces et aux promesses. Ils se livrèrent sans réserve : Hermann surtout dépassa ce qu'on exigeait de lui. Fouquier-Tinville et son substitut, Fleuriot-Lescot, un affidé de Robespierre, trièrent la liste du jury et la réduisirent à sept jurés sur lesquels on croyait pouvoir entièrement compter. Un juré du Tribunal révolutionnaire, Topino-Lebrun, a laissé des notes qui rectifient le compte rendu du procès inséré dans le Bulletin du Tribunal révolutionnaire. Grâce à la récente publication de ces notes par M. Robinet dans son travail sur le Procès des Dantoniens, nous pouvons maintenant combler en partie les lacunes et redresser les falsifications du Bulletin du Tribunal, rédigé par deux affidés de Robespierre. Danton et ses amis furent transférés à la Conciergerie le 13 germinal (2 avril) au matin. En entrant sous la voûte sinistre par laquelle avaient passé tant d'illustres victimes, Camille dit aux détenus qui s'attroupaient autour des nouveaux venus : Je vais à l’échafaud pour avoir plaint les malheureux ; mon seul regret en mourant est de n'avoir pu les servir. C'est à pareil jour, dit Danton, que j'ai fait instituer le Tribunal révolutionnaire ! J'en demande pardon à Dieu et aux hommes ! Ce n'était pas pour qu'il fût le fléau de l'humanité ; c'était pour prévenir le renouvellement des massacres de Septembre. — Ah ! il vaut mieux être un pauvre pécheur que de gouverner les hommes ! Dans la matinée même, on mena les Dantonistes au Tribunal. Ils se virent avec indignation confondus sur les mêmes bancs avec Chabot, Delaunay et d'autres, accusés de s'être vendus et d'avoir falsifié un décret. On leur avait aussi adjoint, comme Hébertistes, quelques malheureux étrangers, afin d'entretenir dans le public des idées de complot avec les puissances étrangères. Camille voulut, comme c'était son droit, récuser un des jurés ; on ne l'écouta pas. Quand le président demanda aux prévenus leur nom, leur âge et leur demeure : — J'ai trente-quatre ans, répondit Danton ; ma demeure sera bientôt dans le néant ; quant à mon nom, vous le trouverez dans le Panthéon de l'histoire ! Camille dit : J'ai l'âge du républicain Jésus quand il mourut, trente-trois ans. On lut seulement, ce jour-là l'acte d'accusation de Chabot, Delaunay, etc., et de leur prétendu complice, Fabre d'Églantine ; affaire qui n’avait aucun rapport avec celle des Dantonistes, et qu'en y mêlait perfidement. Les débats ne s'ouvrirent que le lendemain matin, 14 germinal. Danton et les siens virent à leur côté un nouvel accusé. C’était le général Westermann. On l'avait arrêté de peur qu'il ne cherchât à soulever les faubourgs en faveur de Danton, et on l'avait jeté au travers du procès, sens interrogatoire et sans instruction préalable. Je demanderai à me mettre nu devant le peuple, s'écria Westermann ; — il verra mes blessures, toutes reçues par devant. Je n'en ai reçu qu'une par derrière, mon acte d'accusation. On lut l’acte d'accusation qui de Danton et de ses amis : puis on entama des débats par l’affaire du faux décret forgé par Delaunay, Chabot et autres, au profit de l'ancienne Compagnie des Indes. Cambon avait été assigné comme témoin à charge. Quoique l’affaire de faux décret ne concernât en rien Danton, Cambon commença sa déposition par attester la conduite patriotique de Danton et de Lacroix, lors de leur mission en Belgique et de la trahison de Dumouriez. Quant au faux décret, Cambon incrimina Delaunay, mais nullement Fabre d’Églantine. Cette première déposition avait mal réussi à l'accusation : l’on n’appela aucun autre des témoins à charge. Fabre d'Églantine réclama la communication des pièces constatant la falsification du décret sur la Compagnie des Indes. Le président Hermann refusa. La principale de ces pièces eût attesté l’innocence de Fabre en même temps que la culpabilité de Chabot et de Delaunay. Le président Hermann le savait, aussi bien que les membres du Comité de Sûreté générale qui avaient fait l’instruction de l'affaire : Amar, Vadier et Voulland. Fabre, devant ce monstrueux déni de justice, refusa de se défendre. Lui aussi, il avait naguère accusé des innocents ; il avait fait, dans le procès des Girondins, une déposition qui entache grandement sa mémoire ; mais, dans l'affaire du faux décret, comme il le dit très bien lui-même, non seulement il n'était pas coupable, mais il ne méritait que des éloges. On l'égorgeait comme complice de délits honteux contre lesquels il avait énergiquement défendu les intérêts de l'État. Il fallut bien en venir à la grande affaire, celle qui effrayait les juges et l'accusateur. Leurs appréhensions furent justifiées. Le terrible Danton des grandes journées de la Révolution se retrouva tout entier. D'accusé, il se fit accusateur. Il somma, il défia ses ennemis, Saint-Just et tout autre, de comparaître, de soutenir leurs calomnies ! Les éclats de sa voix tonnante, par les fenêtres ouvertes, allaient retentir jusque sur les quais de l'autre rive, et remuaient violemment les masses populaires qui se pressaient autour du Palais de Justice. Il demanda que le Tribunal écrivit à la Convention, pour que des commissaires vinssent recevoir sa dénonciation sur le système de dictature que suivaient les Comités. Le Tribunal ne voulut pas transmettre cet appel à l'Assemblée. Danton demanda, et ses amis avec lui, qu'on appelât leurs témoins à décharge, en tête desquels seize membres de la Convention. Fouquier-Tinville, suivant les ordres qu'il avait reçus, refusa d'abord ; puis, sur les sommations impérieuses et indignées des accusés, il promit d'écrire à la Convention pour qu'elle décidât. Danton, alors, comme il le dit, descendit
à se justifier, et raconta sa vie politique. Le Bulletin du Tribunal
révolutionnaire a retranché un passage capital de ce récit. Les notes de
Topino-Lebrun l'ont rétabli. Danton y revendiquait l'entière direction du 10
août. J'avais préparé le 10 août.... J'ai réglé toutes les opérations et le moment de l'attaque. Il revendique une responsabilité sanglante : Je sortis à une heure du matin, et je fus à la Commune devenue révolutionnaire. Je fis l'arrêt de mort de Mandat, qui avait donné l'ordre de tirer sur le peuple. Depuis deux jours, dit-il, le Tribunal connaît Danton : demain, il espère s'endormir dans le sein de la gloire ; jamais il n'a demandé grâce, et il montera à l'échafaud avec sérénité. Des applaudissements avaient éclaté à plusieurs reprises dans l'auditoire. L'agitation était extrême ; le président invita Danton à suspendre sa défense, sous prétexte que sa voix était altérée et qu'il avait besoin de se reposer. Il se hâta de lever la séance. Le soir, Fouquier-Tinville courut au Comité de Salut public et représenta qu'il n'y avait pas de moyen légal de refuser la comparution des témoins réclamés par les accusés. Saint-Just et Billaud ne lui répondirent que par de nouvelles menaces. Le lendemain, 15 germinal (4 avril), ce fut le tour d'Hérault de Séchelles ; il était accusé d'avoir livré les secrets du Comité de Salut public aux puissances étrangères. Le président donna lecture d'extraits d'une correspondance diplomatique saisie à bord d'un navire ennemi. Hérault y était mentionné comme envoyant des renseignements aux étrangers. Le président, pas plus que pour Fabre d'Églantine, ne représenta les pièces originales. Ces pièces sont aux Archives nationales. Le nom d'Hérault ne s'y trouve pas. Le président Hermann était donc un faussaire. Il avait sans doute dépassé ce qu'exigeait de lui Robespierre, qui lui avait communiqué les pièces. Ces lettres n'étaient d'ailleurs que de misérables racontages, indignes d'être pris au sérieux, et il fallait l'esprit atrabilaire de Robespierre et cette manie de défiance univers elle qui l'obsédait pour trouver là matière à chercher des traîtres au sein du Comité de Salut public. Hérault, lorsqu'il était membre du Comité, non seulement n'avait pas trahi, mais il avait rendu un important service : durant une mission dans l'Est, il avait obtenu le maintien de la neutralité de la Suisse, que nos ennemis tâchaient d'entraîner dans la coalition. On passa ensuite à Camille Desmoulins. Il défendit son Vieux Cordelier et rappela ses longs services depuis le jour où il avait donné le signal du grand soulèvement parisien qui aboutit à la prise de la Bastille. J'ai ouvert la Révolution, dit-il, et ma mort va la fermer. La défense de Lacroix, l'ancien compagnon de Danton dans sa mission de Belgique, amena, sur les événements des 31 mai et 2 juin, un débat dont les notes de Topino-Lebrun rétablissent les points essentiels. Il y a là des révélations qui modifient le récit que nous avons fait autrefois de ces événements avant la publication de ces notes si importantes. Nous avons montré Danton, Lacroix, Hérault, comme opposés de sentiments au mouvement insurrectionnel, et Danton comme neutre dans l'action. La vérité est que Danton vit ce mouvement avec douleur, mais que cependant il y prit part, après avoir définitivement échoué dans ses efforts pour se réconcilier avec les Girondins. Du 31 mai au 2 juin, les conspirateurs de l'Évêché voulurent le massacre des Girondins ; Robespierre voulut leur mise en accusation ; Danton voulut leur suspension. Il comptait les sauver en les écartant momentanément de la vie politique. Il y eut concert, direct ou non, entre Danton et Robespierre pour former aux Jacobins ce comité des Onze qui écarta les massacreurs de l'Évêché et mit la main sur la Commune. Danton, Lacroix et leurs amis protestèrent contre les brutalités des bandes qui assiégeaient la Convention ; mais ils étaient complices de la pression exercée sur elle pour l'obliger à suspendre de leurs fonctions législatives les principaux Girondins. Philippeaux, appelé à son tour comme vaguement accusé de conspiration, eut l'attitude la plus ferme et la plus digne. Le président lui ayant fait une observation offensante, Philippeaux s'écria : Il vous est permis de me faire périr ; mais m'outrager, je vous le défends ! Le seul crime de ce brave et loyal représentant, qui s'était conduit si généreusement dans l'Ouest, était d'avoir dit la vérité trop tôt sur les Hébertistes, sur Ronsin et le ministère de la guerre, et d'avoir eu raison avant que cela convint à Robespierre. Ses dernières lettres à sa femme sont remplies de foi en Dieu et en l'immortalité. Il avait essayé d'écrire pour le peuple un catéchisme religieux et philosophique. Les scènes orageuses de la veille s'étaient renouvelées, parce que Fouquier-Tinville n'avait pas tenu parole et n'avait pas écrit à la Convention relativement aux témoins réclamés. Fouquier-Tinville, perdant la tête, écrivit au Comité de Salut public : Citoyens représentants, un orage terrible gronde depuis que la séance est commencée : les accusés réclament en forcenés l'audition des députés témoins à décharge... Ils en appellent au peuple !... Tracez-nous définitivement notre règle de conduite, l'ordre judiciaire ne nous fournissant aucun moyen de motiver ce refus sans un décret. Saint-Just courut à la Convention. L'accusateur public, dit-il, nous a mandé que la révolte des coupables avait fait suspendre les débats de la justice jusqu'à ce que la Convention eût pris des mesures. Et il déclama violemment sur cette prétendue suspension des débats, travestissant en révolte contre la loi, en insulte contre le pays, la réclamation toute légale des accusés. Il ne dit pas un mot de l'objet de cette réclamation, c'est-à-dire du refus d'appeler les témoins à décharge. En ce moment, dit-il, on conspire dans les prisons en leur faveur ; en ce
moment, l'aristocratie se remue ; la patrie est en péril ! La femme de
Desmoulins répand de l'argent afin d'exciter un mouvement pour assassiner les
patriotes et le Tribunal révolutionnaire. Les suspects qui encombraient les prisons ne songeaient pas à assassiner les patriotes ; mais, informés de l'agitation du peuple, ils espéraient leur délivrance et se mettaient en communication avec le dehors. Lucile Desmoulins, exaltée par le désespoir, correspondait avec des amis de son mari, enfermés au Luxembourg, qui rêvaient d'exciter un mouvement populaire. Un traître les avait dénoncés. Saint-Just proposa de décréter que : Tout prévenu de conspiration qui résisterait ou insulterait à la justice nationale serait mis hors des débats sur-le-champ. Le décret fut voté sans examen. Deux membres du comité de Sûreté générale, Amar et Voulland, portèrent en toute hâte à Fouquier-Tinville le décret qui le mettait à l'aise, comme le lui dit cyniquement Voulland. L'accusateur public lut à l'audience le décret de la Convention et le rapport de la police sur la conspiration de prison. Lorsque le malheureux Camille entendit le nom de sa femme, il poussa des cris de désespoir : Les scélérats ! non contents de m'assassiner, ils veulent encore assassiner ma femme ! Danton éclata avec véhémence contre le moyen perfide employé par ses ennemis pour tromper la Convention. Il somma les juges, les jurés et le peuple de déclarer s'il était vrai que les accusés eussent forcé le Tribunal d'interrompre les débats. Le Tribunal n'osa répondre. Des cris de : Trahison ! s'élevaient du milieu de la foule. En ce moment, Danton aperçut Amar et Voulland derrière Fouquier et les juges. Il montra du poing ces deux membres du Comité de Sûreté générale : Voyez ! cria-t-il ; voyez ces lâches assassins ! Ils nous suivront jusqu'à la mort ! Au milieu d'un tumulte effroyable, le président leva la séance. La nuit fut employée à agir sur les jurés. Vadier, Voulland, le peintre David, qui était, entre tous, au Comité de Sûreté générale, l'homme de Robespierre, n'avaient cessé d'intervenir durant le procès ; ils représentaient aux jurés qu'acquitter Danton, c'était condamner Robespierre. Le 16 germinal (5 avril), l'audience fut ouverte avant neuf heures du matin. Les accusés réclamèrent encore une fois leurs témoins. Le président répondit que, conformément au décret qui autorisait à fernier les débats au bout de trois jours, les jurés se déclaraient suffisamment instruits. Comment ! s'écria Danton, les débats sont fermés Hé ! ils ne sont pas encore ouverts ! on n'a pas produit de pièces ! on n'a pas entendu de témoins ! — Je savais notre mort résolue ! Je ne disputerai point davantage ma vie aux infâmes qui m'assassinent ! j'aurais seulement désiré qu'elle eût été plus utile à ma patrie que j'aimais tant ! — Peuple, souviens-toi de Danton ! Camille avait écrit sa défense, qu'on refusait d'entendre. Il froissa le papier dans ses mains et le lança à la tête des juges. Quelqu'un ramassa le papier et le porta à la mère de Lucile. Cette éloquente réfutation des calomnies de Saint-Just a été publiée à la suite du Vieux Cordelier. Le tribunal fit entraîner les accusés hors de l'audience, et, contrairement à la loi, l'arrêt fut prononcé en leur absence. L'arrêt était rédigé d'avance ! Les accusés, au nombre de quinze, furent condamnés à mort. On eut du moins la pudeur de séparer dans l'arrêt ceux qu'on avait confondus sur les mêmes bancs. Danton et ses amis, excepté Fabre, furent vaguement déclarés convaincus de conspiration, sans qu'on osât insister sur leurs concussions imaginaires ; les autres, Fabre compris, furent déclarés convaincus d'avoir trafiqué de leur opinion comme représentants du peuple, ou d'avoir été complices de ces représentants infidèles et d'avoir travaillé avec eux à détruire la République par la corruption. Il n'y avait réellement que trois coupables : Chabot, Delaunay et un fournisseur des armées. Les condamnés furent conduits, dans l'après-midi, sur la place de la Révolution. Danton, Philippeaux, Westermann, Hérault de Séchelles, étaient redevenus maîtres d'eux-mêmes, et allaient à la mort en silence comme à un combat ; mais Camille ne pouvait se résigner à mourir. D'abord répétant avec angoisse : Ma femme ! mon enfant ! il passait de l'attendrissement à la fureur ! il criait le long du trajet : Peuple, on te trompe ! On tue tes amis ! La grande foule était triste et sombre ; mais elle ne se souleva pas. Les bandes de buveurs de sang et de furies de la guillotine, qui accompagnaient chaque jour les charrettes, poussaient leurs hurlements accoutumés. Camille s'agitait si violemment dans ses liens que ses vêtements se déchirèrent. Danton calma son malheureux ami. Quand on passa rue Saint-Honoré, devant la maison de Robespierre, Danton éleva la voix : Robespierre, je t'entraîne ! Hérault, en montant le premier les degrés de l'échafaud, voulut embrasser Danton. Le bourreau les sépara. Va, lui cria Danton, tu n'empêcheras pas nos têtes de s'embrasser dans le panier ! Camille suivit, tenant à la main une boucle des cheveux de Lucite : Digne récompense, dit-il, du premier apôtre de la Liberté ! Danton s'attendrit un instant au souvenir de sa jeune femme enceinte ; mais il rappela promptement son énergie. Garat dit, dans ses Mémoires, qu'il regarda longtemps le ciel, comme pour y chercher les secrets d'outre-tombe ; puis, se tournant vers le bourreau : Allons, dit-il, tu montreras ma tête au peuple ; elle en vaut la peine ! Quand cette tête puissante tomba, il y eut dans la foule un frémissement immense ; puis elle s'écoula dans un morne silence. Elle sentait la Révolution frappée au cœur. Ce ne fut point assez de tout ce sang illustre. Il fallut donner suite à la conspiration de prison qui avait fourni l'un des arguments de la condamnation des Dantonistes. Quelques jours après l'exécution de Danton et des siens, vingt-cinq nouveaux accusés comparurent devant le Tribunal révolutionnaire. Parmi eux étaient Chaumette et Gobel, cet ancien évêque constitutionnel de Paris, qui, à l'instigation de Clootz, était venu abdiquer ses fonctions devant la Convention. On demandait les têtes de Chaumette et de Gobel, tout à fait étrangers au projet d'insurrection d'Hébert et de Ronsin, et l'on ne poursuivait pas l'affreux Carrier, qui avait été jusqu'au cou dans le complot, mais que protégeaient Collot et Billaud ! Le brave général Beysser, un des défenseurs de Nantes contre les Vendéens, figurait aussi entre les vingt-cinq. Deux femmes avaient été jointes à ces malheureux : l'une était la veuve d'Hébert, l'autre la veuve de Camille ! Madame Duplessis, la mère de Lucite, écrivit à Robespierre : Ce n'est donc pas assez d'avoir assassiné ton meilleur ami ; tu veux encore le sang de sa femme ! Ton monstre de Fouquier-Tinville vient de donner l'ordre de l'emmener à l'échafaud ; deux heures encore, et elle n'existera plus !... Et elle lui rappelait leur ancienne intimité, lui, le témoin de Camille lors de son mariage, lui qui avait tant de fois tenu sur ses genoux l'enfant de Camille et de Lucite ! Si tu t'en souviens, épargne une victime innocente ; sinon... viens nous prendre aussi, son enfant et moi, et nous déchirer de tes mains encore fumantes du sang de Camille ! Robespierre resta muet, et le sacrifice s'accomplit. Robespierre ne se compromit jamais pour empêcher des choses qui, sans doute, lui faisaient horreur ; non par lâcheté, on le vit bien à sa mort ! mais parce qu'il ne voulait risquer à aucun prix cette position dominante où il se croyait si nécessaire ! Lucite alla rejoindre Camille non pas seulement avec courage, mais avec joie. Cette tête charmante tomba après celles de madame Roland et de Charlotte Corday, en laissant dans l'histoire un souvenir d'indignation et d'horreur encore plus profondes. Les deux autres étaient mortes, l'une en grand homme, l'autre en héros ; celle-ci, si inoffensive et si douce, mourait, à vingt-trois ans, en victime de l'amour. Là est, plus qu'en toute chose, la condamnation de Robespierre, sur laquelle la postérité ne reviendra jamais. Mais quel sera, sur Danton, l'arrêt de la postérité ? Lavé désormais de la fange dont on avait si longtemps souillé sa mémoire, innocent de la vénalité et des pillages dont on l'avait accusé, est-il lavé des taches de sang ? Danton a montré par son exemple que les plus hautes et les plus généreuses qualités ne suffisent pas sans les principes. Il a aimé profondément la Patrie et la Révolution ; mais il n'a pas vu que, la Révolution étant le droit, on ne sert pas le droit par des moyens illégitimes ; il a mêlé à la Révolution nécessaire du 10 Août un acte coupable, le meurtre de Mandat ; en acceptant le Deux-Septembre, qu'il n'avait pas fait, il a mis, entre lui et les Girondins, cette barrière fatale que tous ses efforts, depuis, n'ont pu abattre ; il s'est trouvé amené, par là à devenir le complice de la violation de la Représentation nationale au 31 Mai et au 2 Juin, espérant sauver les personnes en sacrifiant les principes. Il ne sauva pas les Girondins et périt après eux. Bien des actions restent donc condamnées sans retour dans cette vie qui a été une longue tempête ; mais, en réprouvant les actes, la postérité ne se résoudra jamais it rejeter l'homme, et ce grand Danton gardera toujours une place dans le cœur de la France. J'ai trempé dans sa mort, répétait souvent le farouche Billaud-Varennes, durant les remords de ses derniers jours ; J'y ai trempé avec une haine affreuse ! Le malheur des révolutions, c'est qu'il faut agir trop vite ! Voua agissez en pleine et violente fièvre, sous l'effroi de voir avorter vos idées !... Danton et ses amis étaient des patriotes invincibles à la tribune et dans l'action publique, et nous les avons massacrés ! Danton fut admirable de courage et de ressources en 92 et 93 ; il avait fait le 10 Août ; il n'avait pas voulu nominativement le pouvoir... Que de calme et d'activité puissante avait cet homme dans les circonstances difficiles ! quelle étendue d'esprit ! quelle facilité ! Je reste, concluait Billaud, avec la conviction intime qu'il n'y avait pas de 18 BRUMAIRE possible, si Danton, Robespierre et Camille fussent restés unis au pied de la tribune ! |