LA CONVENTION (SUITE). — LA TERREUR EN PROVINCE. Octobre 1193-mars 1794. — Vendémiaire-germinal an II. — Un nouveau calendrier, donnant aux mois des noms nouveaux, avait été introduit à partir d'octobre 1793.Nous avons montré, dans le chapitre précédent, l'aspect brillant et glorieux de 93 ; nous sommes obligés maintenant de revenir sur les côtés sinistres de cette terrible année. Nous avons fait voir la Terreur à Paris durant l'automne ; nous allons la retrouver plus furieuse et plus dévorante dans les départements, où elle se déchaîne à l'occasion et à la suite de la guerre civile. Nous l'avons déjà signalée en Alsace et, dans de bien plus grandes proportions, à Toulon. Elle avait sévi auparavant à Nantes, à Lyon, sur d'autres points encore, avec des circonstances qui, depuis quatre-vingts ans, entretiennent dans les imaginations un long souvenir d'épouvante. Nous avons dit que Couthon, au moment de la prise de Lyon, avait manifesté des intentions modérées envers la cité vaincue et qu'il n'y a pas à douter qu'il n'ait été d'accord là-dessus avec Robespierre. Mais, dans le Comité de salut public, auprès des politiques qui, tels que Robespierre et Couthon, eussent voulu borner la terreur à là destruction des chefs girondins, il y avait les hommes de la Terreur sans limites, qui prétendaient exterminer tout ce qui, suivant eux, faisait ou avait fait obstacle à la Révolution : Billaud-Varennes, froidement implacable, et le forcené Collot-d'Herbois. Carnot, dans sa vieillesse, ne se souvenait d'eux qu'avec horreur et les appelait des hommes exécrables. Barère, naguère modéré et adversaire du 2 juin, était toujours désormais à la suite de ces deux fanatiques. Carnot était absent ; il était dans le Nord, préparant sa grande journée de Wattignies. Saint-Just, sans doute, poussa à la rigueur. Robespierre, craignant d'être dépassé et de paraître faible aux Jacobins, abandonna la politique qu'il avait projeté d'inaugurer ; il se rejeta du côté des violents. Le Comité vota et fit voter par la Convention, sur le rapport de Barère, un décret effrayant, qui ordonna la formation d'une commission extraordinaire pour faire punir militairement les contre-révolutionnaires de Lyon. Toutes les maisons des riches devaient être démolies. Ce qui resterait de Lyon perdrait sou nom et s'appellerait Ville affranchie. Il serait élevé sur les ruines de Lyon une colonne avec cette inscription : LYON FIT LA GUERRE À LA LIBERTÉ ; LYON N'EST PLUS ! (12 octobre.) Cette inscription, ce fut Robespierre lui-même qui la proposa, ainsi que Collot-d'Herbois le lui rappelle dans une lettre envoyée de Lyon quelques semaines après. Couthon, cependant, essaya d'adoucir dans la pratique les ordres redoutables de la Convention. Une centaine des insurgés lyonnais pris dans la sortie de Précy avaient été fusillés par exécution militaire ; mais la commission populaire instituée par Couthon et ses collègues contre les fauteurs de la rébellion ne se pressait pas de fonctionner. Couthon, qui ne pouvait marcher, se fit porter dans un fauteuil sur la place Bellecour et frappa d'un marteau un des hôtels de cette place, en disant : La loi te frappe ! Mais, après cette apparente satisfaction donnée au décret du 12 octobre, il ne fit presque rien démolir. Il publia un vigoureux arrêté contre quiconque, soit particulier, soit fonctionnaire, se permettrait des arrestations arbitraires ou tout autre acte de violence. Ces louables efforts devaient être impuissants. Couthon se sentit bientôt débordé et isolé entre les Jacobins, qui s'irritaient de ce qu'il n'exécutait pas le décret de la Convention, et les réactionnaires, qu'il ne venait pas à bout de regagner. Il demanda son rappel et fut remplacé par Collot-d'Herbois et Fouché (fin octobre 93). L'association de ces deux hommes était tout ce qu'on eût pu imaginer de plus funeste. Collot, ancien acteur qui avait eu du succès sur le théâtre de Lyon, s'exaltait lui-même, comme il exaltait les autres, par son éloquence déclamatoire. La Révolution était pour lui comme un drame terrible où il jouait son rôle, et, dès qu'il eut le pouvoir en main, il l'employa à mettre en action les scènes d'une horrible grandeur rêvées par son imagination en délire. La justice républicaine, écrivait-il, doit frapper les traîtres comme la foudre, et ne laisser que dos cendres. — Les démolitions sont trop lentes : l'explosion de la mine, l'activité dévorante de la flamme peuvent seules exprimer la toute-puissance du peuple : sa volonté doit avoir l'effet du tonnerre ! — La justice d'un peuple entier doit foudroyer tous ses ennemis à la fois ! Son ambition était d'accomplir, au nom du peuple, des prodiges d'épouvante qu'aucun tyran, qu'aucun roi n'aurait eu la puissance de réaliser. Fouché était tout l'opposé de Collot, et pire encore ; car il faisait de sang-froid, par calcul, ce que faisait l'autre dans une sorte d'ivresse. Ce député nantais, d'une physionomie intelligente, mais sèche et repoussante, était un ancien prêtre, qui ne croyait ni à Dieu ni à la République ; il servait la Révolution, comme il servit plus tard l'Empire et la Restauration, par ambition et par intérêt, et, sans avoir le goût du sang, il proscrivait avec indifférence. Il n'y a peut-être pas eu, parmi les terroristes, une âme plus perverse. Tout ce qu'avait contenu Couthon déborda avec Collot et Fouché : les dénonciations, les vengeances personnelles, les déprédations. Le drame que Collot et Fouché venaient jouer à Lyon, dit M. Louis Blanc dans son Histoire de la Révolution, se composait de trois actes : guerre aux fortunes, guerre aux murs, guerre aux hommes. Ils établirent en conséquence un comité de séquestre, un comité de démolition, une commission révolutionnaire, et l'œuvre de vengeance devant laquelle avait reculé Couthon commença. Les somptueux hôtels qui faisaient de la place Bellecour une des plus belles de l'Europe s'écroulèrent sous le marteau des démolisseurs. Le vieux château de Pierre-Scise, si pittoresque au bord de la Saône, fut abattu. On acheva la ruine du superbe quai du Rhône, le quai Saint-Clair, commencée par le bombardement. Collot-d'Herbois ne réalisa pourtant pas complètement ses menaces d'anéantir Lyon par la mine et par la flamme. Lui et Fouché furent plus impitoyables encore pour les hommes que pour les murailles. La commission de justice populaire, instituée par Couthon, s'était enfin mise à l'œuvre et avait tâché de satisfaire Collot et Fouché. Elle avait prononcé cent treize condamnations à mort en moins d'un mois. Cela ne suffisait pas ; ce n'était point de l'extermination. Le 25 novembre, arriva Ronsin avec un détachement de l'armée révolutionnaire. Nous avons parlé plus haut de la formation de cette petite armée destinée à comprimer dans les départements les ennemis de la Révolution et à empêcher les accaparements, c'est-à-dire à faire circuler les denrées et à assurer l'approvisionnement de Paris et des armées. Cette troupe, composée de très mauvais éléments, commit beaucoup plus de désordres qu'elle n'en réprima ; Ronsin, rappelé de la Vendée, s'en était fait nommer général ; c'est tout dire. Collot et Fouché, qui ne pouvaient compter sur la troupe de ligne pour l'exécution de leurs projets, avaient dorénavant l'instrument de destruction qu'il leur fallait. Ils supprimèrent, dans leur nouvelle commission révolutionnaire, toutes les formes judiciaires qu'avait observées la commission précédente et substituèrent, à la guillotine trop lente, le feu de la foudre, comme disait Collot, c'est-à-dire la canonnade et la fusillade. Le 4 décembre, aux Brotteaux, soixante condamnés, rangés sur deux files, furent balayés par mie décharge de canon. Les bandes de Ronsin massacrèrent à coups de sabre ceux que les boulets n'avaient que blessés ou n'avaient pas touchés. Le lendemain, dans une prairie au bord du Rhône, l'armée de Ronsin en fusilla deux cent neuf. Ces malheureux n'étaient pas tous innocents : un certain nombre avaient commis des actes de cruauté dans la guerre civile. Mais combien de victimes n'étaient coupables que d'avoir subi l'entraînement presque général de leur ville, ou d'avoir suscité contre elles quelques haines personnelles, quelques lâches vengeances ! Ces scènes affreuses se renouvelèrent maintes fois. Il y eut, en quatre mois, du 4 décembre au 6 avril (14 frimaire 17 germinal), seize cent quatre-vingt-deux condamnations à mort. S'il n'y eut pas un bien plus grand nombre encore de victimes, cela tint à ce que les cinq juges qui composaient la commission révolutionnaire Pigeant sans jurés, n'étaient pas tous des bourreaux. Deux d'entre eux, quoique choisis comme les autres parmi les plus ardents Jacobins, acquittaient presque toujours et entraînaient souvent avec eux le président. Ils sauvèrent plus de la moitié des accusés. Il y eut des arrêts très singuliers. Les juges condamnèrent à mort deux prêtres, l'un pour avoir dit qu'il croyait peu en Dieu, l'autre pour avoir dit que Jésus-Christ était un imposteur. Ces deux accusés avaient cru se sauver en faisant parade d'irréligion devant le tribunal. Il est probable que le tribunal eût prononcé beaucoup moins de condamnations, sans la pression qu'exerçaient sur lui Collot et Fouché. Collot-d'Herbois n'atteignit pas son but. L'effet de terreur qu'il avait voulu produire par ces foudroyantes destructions d'hommes fut manqué. Le spectacle de la mort, tant de fois répété, inspirait l'indifférence pour la vie, ainsi que Collot le reconnaît lui-même dans une de ses lettres. Un spectateur revenait d'une exécution disait : Cela n'est pas trop dur : que ferai-je pour être guillotiné ? Car on guillotinait encore, en concurrence avec la fusillade et la canonnade. Une foule de condamnés allaient à la mort en chantant. Ceux qu'on immolait bravaient le supplice. Ceux qu'on voulait regagner, la masse du peuple lyonnais, restaient frappés d'effroi et d'atonie. En vain promettait-on aux pauvres de leur partager les biens confisqués sur les riches : les pauvres demeuraient insensibles aux promesses et aux emphatiques protestations des chefs de la Terreur. Le peuple, ici, écrivait un des plus furieux Jacobins, semble mort pour la Révolution. Aussi Collot et autres rêvaient-ils d'expatrier toute la population lyonnaise pour la remplacer par une colonie de Jacobins. Les malheureux Lyonnais avaient tenté un effort afin d'échapper à la tyrannie qui les 'décimait. Une députation avait présenté, le 20 décembre (30 frimaire), à la Convention une pétition au nom des citoyens de Ville affranchie. Ils demandaient grâce pour leur cité repentante et conjuraient la Convention de mettre fin aux actes d'inhumanité sans exemple qui avaient succédé à la clémence des premiers jours. Collot-d'Herbois, revenu à Paris pour se défendre et chaudement accueilli par les Jacobins, répondit à la pétition lyonnaise par un rapport à la Convention où il travestissait la vérité, et parvint à faire approuver par la Convention sa conduite et celle de son collègue. La commission révolutionnaire continua ses opérations jusqu'à ce que les prisons fussent vides. Robespierre n'avait pas répondu aux lettres que lui écrivaient Collot et Fouché pour obtenir son approbation. Ces massacres en masse ne lui convenaient point. Il reçut mal Fouché, quand celui-ci alla le voir à son retour, mais il n'avait rien dit à la Convention contre la justification de Collot. Il évitait toujours de se compromettre. La Terreur sévissait aussi dans les départements de l'ancienne Provence. Après les grandes fusillades de Toulon, un tribunal révolutionnaire fonctionna plusieurs mois dans cette malheureuse ville et fit guillotiner un certain nombre de personnes : on en connaît soixante-huit ; mais il y en eut davantage. A Marseille, une commission révolutionnaire avait été établie aussitôt après la reprise de la ville. Du 28 août 93 au 17 janvier 94, elle prononça 162 condamnations à mort et 278 acquittements. Elle observait encore des formes et une justice relative. Cela ne convint pas aux deux tyrans de la Provence, Barras et Fréron, qui avaient non seulement débaptisé Toulon, selon l'ordre de la Convention (on l'appelait Port-la-Montagne), mais, de leur seule autorité, appelé Marseille la Ville sans nom. Ils firent arrêter le président et l'accusateur public de la commission, comme protégeant les gros négociants et les contre-révolutionnaires, les remplacèrent par une commission militaire et les envoyèrent à Paris. Le Tribunal révolutionnaire de Paris, malgré les efforts de Fouquier-Tinville, acquitta le président Maillet et l'accusateur Giraud, et la Convention rendit à Marseille son nom ; mais Maillet et Giraud, voulant mériter l'approbation des Jacobins et des Cordeliers, qui les avaient bien accueillis, se montrèrent plus violents qu'avant leur procès. La commission militaire de Barras et de Fréron avait, pendant la courte suspension de la commission précédente, frappé à tort et à travers les riches négociants, pour confisquer leurs biens, et les citoyens de la haute bourgeoisie : elle avait condamné à mort, sans formes ni défense, 123 personnes. Le président et l'accusateur de l'ancienne commission, réinstallés, firent condamner dorénavant plus d'accusés qu'ils n'en firent acquitter : 58 contre 43. L'accusateur Giraud fit mettre le bourreau en prison pour avoir pleuré en exécutant des contre-révolutionnaires. Il y eut aussi ou des commissions ou des tribunaux révolutionnaires dans un certain nombre d'autres villes du Midi, et la Terreur se raviva des deux côtés du Rhône, surtout dans Vaucluse, tandis qu'elle se lassait et s'éteignait enfin à Lyon et à Marseille. Il semble que rien ne pouvait dépasser les horreurs de Lyon. Les noyades de Nantes ont laissé toutefois un souvenir plus effrayant encore que les mitraillades des bords du Rhône. La Terreur à Nantes n'eut pas du tout le même caractère ni le même objet qu'à Lyon. On ne l'exerça point pour punir la ville, mais, au contraire, sous prétexte de la défendre et de la venger de ses ennemis : l'immense majorité des victimes vint du dehors et appartenait à une population contre laquelle les Nantais avaient opiniâtrement combattu. Jusqu'au passage de la Loire par les Vendéens, le 19 octobre, il n'était rien arrivé à Nantes qui ne fût dans les conditions habituelles des guerres civiles. Le tribunal criminel extraordinaire, institué par les autorités nantaises dès le commencement de l'insurrection vendéenne, n'avait prononcé qu'un petit nombre d'arrêts de mort, en représailles des barbaries commises par les insurgés du Marais. L'invasion du pays au nord de la Loire par les Vendéens, la défaite des républicains à Laval, la crainte de voir les contre-révolutionnaires vendéens et bretons revenir sur Nantes, le bruit d'une descente prochaine des Anglais, produisirent dans la ville une surexcitation terrible. La situation de Nantes était cruelle : son commerce était ruiné par la guerre étrangère et civile ; Nantes n'avait pas cessé d'être entourée d'ennemis, même depuis sa résistance victorieuse du 29 juin. Les bandes de Charette se montraient toujours sur la rive gauche de la basse Loire, et les campagnes étaient en majorité contre-révolutionnaires, même sur la rive droite, où elles n'osaient prendre les armes. Il y avait, dans Nantes même, un parti royaliste en communication avec l'armée vendéenne et avec les détenus vendéens des prisons. La misère était extrême dans les classes pauvres et les exaspérait contre les brigands de la Vendée, qui affamaient la ville et qui, au dire des soldats, mutilaient leurs prisonniers républicains ou les jetaient dans des puits. La bourgeoisie républicaine n'avait pas gardé la patriotique union du 29 juin. La majorité girondine opposait une résistance passive à la minorité montagnarde, entrée en possession des fonctions publiques. Tout contribuait à exalter les Montagnards jusqu'à la dernière violence ; tout les disposait à être sans pitié. Des citoyens qui avaient été héroïques et qui auraient laissé un nom honoré dans leur ville, s'ils étaient morts le 29 juin, devinrent d'affreux exterminateurs sous l'impulsion d'un homme fatal. Cet homme, ce fut ce Carrier dont le nom ne se prononce encore aujourd'hui qu'avec horreur. C'était un député de la haute Auvergne, autrefois procureur à Aurillac, dans le Cantal. Il avait une figure bizarre et sinistre, au front fuyant, à l'œil hagard, au grand nez pareil à un bec d'oiseau de proie. Il passait jusque-là pour un honnête homme, mais âpre et emporté, et siégeait parmi les plus exagérés de la Convention. Il n'avait ni la perversité froide de Fouché, ni les prétentions orgueilleuses et le génie mélodramatique de Collot. Il arriva dans l'Ouest, chargé d'une besogne terrible, et l'interpréta ainsi : Détruire ou être détruit ; être sacrifié, soit par les royalistes, soit par les Jacobins eux-mêmes, s'il ne réussissait pas à détruire les royalistes. Il s'exalta jusqu'à la fureur, jusqu'au délire ; mais il y avait de la peur dans sa fureur. Nerveux, malade de corps et d'esprit, il acheva de devenir une sorte de maniaque atroce, en s'étourdissant par des orgies de vin et de femmes. Il ne resta lucide et sensé que sur un point capital : le concours à donner à l'armée républicaine contre l'armée vendéenne. Il aida efficacement aux opérations militaires par des envois d'équipements et de vivres, et par l'emploi de chaloupes canonnières. Vers la fin d'octobre, Carrier et son collègue Francastel, un homme impitoyable qui alla ensuite jouer à Angers le même rôle que Carrier a Nantes, avaient institué une commission militaire. Cette commission jugea plus de 800 accusés, la plupart pour des faits relatifs à la Vendée, et prononça 230 condamnations à mort réparties sur une durée de six mois. Les procédés trop longs de ce tribunal ne pouvaient suffire à la fiévreuse impatience de Carrier. Il n'attendit pas que la commission eût prononcé son premier arrêt. Quatre-vingt-dix prêtres réfractaires étaient détenus au fond d'un vieux navire sur la Loire : dans la nuit du 17 brumaire (7 novembre), on ouvrit une soupape pratiquée dans ce bâtiment ; l'eau entra, et ces quatre-vingt-dix malheureux furent engloutis. Carrier écrivit à la Convention que ces prêtres avaient péri dans la rivière, comme si leur mort eût été le résultat d'un accident. Les principaux meneurs du comité révolutionnaire de Nantes avaient connivé à cet acte monstrueux. D'accord avec Carrier, ils s'attaquèrent ensuite aux Nantais qui leur faisaient de l'opposition ; ils firent arrêter 132 citoyens, plutôt girondins que royalistes, sous prétexte de complot, et les envoyèrent devant le Tribunal révolutionnaire de Paris. On les traita si durement pendant la route qu'il en mourut plusieurs de misère et de chagrin ; il n'en arriva que 110 à Paris. Leur procès, heureusement pour eux, traîna jusqu'après la fin de la Terreur. Ils finirent par être acquittés. Le triste Voyage des 132 Nantais, publié par l'un d'eux, Villenave, est resté célèbre. Les prisons s'encombraient de plus en plus, à mesure que l'armée vendéenne se fondait et semait sur les routes ses débris ; on envoyait tout ce qu'on ramassait à Angers ou à Nantes. Ces prisonniers apportaient avec eux la dysenterie et le typhus, et en infectèrent ces deux villes. Tant de maux jetaient le peuple de Nantes dans une stupeur entrecoupée d'accès de désespoir furieux. Chez les meneurs jacobins, la fureur était l'état permanent. Dans la nuit du 14 au 15 frimaire (5 décembre), à la nouvelle de l'attaque d'Angers par les Vendéens et d'un complot tramé dans les prisons, Carrier et les hommes les plus violents du comité proposèrent à une réunion générale des autorités nantaises de fusiller en masse les prisonniers. L’ancien évêque constitutionnel de Nantes, qui présidait le directoire départemental, et le président du tribunal criminel s'y opposèrent avec énergie. Le lendemain, Carrier et ses complices du comité voulurent passer outre. Le commandant de place refusa d'exécuter leurs ordres, et l'ancien évêque Minée, avec son directoire, soutint courageusement le commandant. Carrier et le comité furent obligés de renoncer à employer les soldats à la fusillade. Ils renouvelèrent la noyade ! Ils avaient à leur disposition une bande de soixante hommes capables de tout, qui avaient la charge des perquisitions et des arrestations arbitraires, et qu'on appelait la compagnie Marat. Des membres du comité et des agents de Carrier se mirent à la tête de la compagnie Marat pour des expéditions nocturnes. Ils se faisaient ouvrir les prisons, malgré la défense du directoire départemental ; ils embarquaient les prisonniers qu'on avait désignés sur de vieux navires que l'on conduisait à distance de la ville ; puis, comme la première fois, une soupape s'ouvrait au-dessous de la ligne de flottaison ; l'équipage se sauvait sur des barques, et le bâtiment s'enfonçait avec les prisonniers. Le 20 frimaire (10 décembre), Carrier manda à la Convention un événement qui n'était plus d'un genre nouveau ! — La nuit dernière, écrivait-il, 58 prêtres réfractaires ont tous été engloutis dans la rivière. Quel torrent révolutionnaire que la Loire ! Cette fois, sans s'avouer l'auteur du fait, il ne prenait plus la peine de l'attribuer au hasard. 129 autres prisonniers périrent de la même façon le 21 frimaire. Il y eut au moins sept noyades, dont une aurait été de 800 personnes ! Le nombre des victimes englouties par la Loire parait avoir approché de deux mille. Il n'y eut ni noyades d'enfants, ni ce qu'on a nommé mariages républicains. On a raconté que, par une dérision atroce, on attachait ensemble un jeune homme et une jeune fille pour les précipiter dans la rivière. La vérité sur la Terreur à Nantes était bien assez effroyable, sans qu'on y ajoutât ces monstruosités imaginaires. Ce qui est probable, c'est qu'on jeta à. la Loire des centaines de cadavres d'enfants vendéens morts de misère et de maladie dans les prisons. La faim et le typhus décimaient les habitants comme les prisonniers. Les gardes nationaux mouraient dans les corps de garde. La Loire ne gardait pas le secret de ces horreurs ; elle rejetait sur ses rives les cadavres des noyés de Nantes comme ceux des fusillés d'Angers. Les autorités nantaises firent afficher la défense de boire de l'eau de la Loire, infectée par les corps en décomposition ! C'était devenu bien pire depuis les défaites décisives des Vendéens au Mans et à Savenay. Outre la multitude de prisonniers de tout âge et de tout sexe qu'on amenait, des bandes de Vendéens malades, mourant de faim, venaient se livrer d'eux-mêmes. Le plus farouche des membres du comité, Goullin, voulait qu'à ces derniers on appliquât l'amnistie. Carrier ne voulut point. Il en fit guillotiner ou fusiller sans jugement un grand nombre et enfermer les autres. L'extermination grandissait toujours. Une nouvelle commission militaire, arrivée à la suite de l'armée victorieuse, avait condamné à mort en trois jours 660 des insurgés pris à Savenay ; puis elle vint de Savenay à Nantes, où elle condamna près de 2.000 prisonniers amenés de Savenay, dont une centaine de femmes. Il y eut d'immenses fusillades près des rochers de Gigant. On y employait des déserteurs allemands, de peur que nos soldats refusassent le service. La Convention n'avait nullement ordonné ces massacres : ses décrets ne frappaient de mort que les chefs des rebelles et les émigrés ; mais elle avait comme abdiqué dans les mains du Comité de salut public, et le Comité lui-même était débordé par les plus implacables de ses membres, qui connivaient à tout. La terrible commission militaire qui ordonnait ces grandes destructions d'hommes recula cependant devant les atrocités de Carrier. Son accusateur public s'efforça inutilement de faire relâcher les enfants entassés dans les prisons. Cet accusateur public, Vaugeois, fut averti que les agents de Carrier voulaient enlever pour la noyade, du local même où siégeait la commission militaire (l'Entrepôt), des prisonniers parmi lesquels des femmes enceintes et des enfants. Vaugeois défendit à la garde de livrer les prisonniers. Carrier fit une scène furieuse au président de la commission ; mais les noyades cessèrent enfin. Quelque temps auparavant, Carrier avait eu, au contraire, une violente querelle avec le comité révolutionnaire parce que le comité avait ordonné de réintégrer en prison de jeunes prisonniers élargis par ordre de Carrier, à la demande des chefs mayençais. Il avait été pris d'un accès d'humanité ! Il n'y a point de logique à chercher dans les actes de ce forcené. Le fléau de sa domination n'était pas renfermé dans Nantes. C'est à lui principalement qu'on dut de voir se ranimer la guerre de la Vendée presque éteinte. Il ne se contenta pas de massacrer les restes de l'armée vaincue, au lieu de les renvoyer chez eux où ils n'auraient pas eu envie de recommencer, si on les eût traités avec clémence. Il ordonna aux troupes envoyées dans la Vendée de tout brûler et tout exterminer. Le Bocage se fût probablement soumis, comme il avait commencé de le faire, si l'on eût suivi la politique humaine de Merlin de Thionville, de Philippeaux, des généraux mayençais ; les bandes insurgées du Marais eussent été alors promptement accablées. Les paysans, désespérés par les cruautés qu'ordonnait Carrier, allèrent, au contraire, grossir les bandes de Charette et celles que reformaient la Rochejacquelein et Stofflet. Tout ce qui était resté dans le pays lors du passage de la Loire renouvela l'insurrection. On n'ignorait pas à Paris ce qui se passait à Nantes. Carrier avait été dénoncé à Robespierre par un agent qui avait l'entière confiance de celui-ci, un tout jeune homme, presque un enfant, Julien (de Paris), qui semblait aspirer à devenir un second Saint-Just. Robespierre, qui n'avait rien fait contre les destructeurs de Lyon, hésitait aussi devant le tyran de Nantes. Julien renouvela ses instances. Chargé d'une inspection dans l'Ouest par le Comité de salut public, il brava en face l'homme qui faisait tout trembler et manda à Robespierre que, si l'on voulait sauver Nantes et étouffer la Vendée renaissante, il fallait rappeler Carrier. Il tue la liberté ! écrivait-il. Excepté quelques hommes les plus compromis du comité révolutionnaire, le parti montagnard à Nantes éclatait contre Carrier. Robespierre et le Comité se décidèrent enfin et rappelèrent Carrier, mais avec de grands ménagements et sans lui demander compte de sa conduite (20 pluviôse an II — 10 février 1794). Nous retrouverons Carrier à Paris. La Terreur n'avait guère été moins barbare à Angers, sous Francastel, qu'à Nantes, sous Carrier. C'était Angers, après Nantes, qui avait reçu le plus de prisonniers vendéens. La commission militaire d'Angers prononça 1.158 condamnations à mort, en y comprenant les arrêts qu'elle rendit dans ses tournées en Vendée. Les prisons d'Angers connurent les mêmes misères et les mêmes horreurs que celles de Nantes. On ne vit ailleurs rien de pareil à ces grands massacres ; néanmoins, Brest et d'autres villes de l'Ouest eurent des tribunaux fort cruels, et qui frappèrent bien des innocents parmi un certain nombre de coupables, tels que les marins revenus de Toulon et condamnés à Rochefort comme complices des Anglais. A Bordeaux, la Terreur n'eut pas le prétexte d'une guerre civile acharnée, comme à Lyon, ni du châtiment des rebelles amenés du dehors, comme à Nantes et à Angers. Bordeaux n'avait pas poussé la résistance jusqu'à soutenir un siège et s'était définitivement soumis à la Convention le 16 octobre. Si les exécutions n'y furent point d'abord nombreuses, elles y furent très iniques, et, là, les exactions se joignirent aux condamnations. Deux hommes fort vicieux, le représentant Tallien, un des anciens meneurs de la Commune de Paris, et Lacombe, président de la commission révolutionnaire, par leurs débauches et leurs rapines, rendirent à Bordeaux la Terreur plus méprisable qu'ailleurs, si elle était moins sanguinaire. Jullien vint plus tard remplacer Tallien à Bordeaux. Avec lui, ce ne fut plus le vice qui régna, mais ce fut le fanatisme. Ce jeune homme, qui s'était signalé d'une façon si honorable à Nantes, fut implacable à Bordeaux. Nous l'y retrouverons poursuivant et sacrifiant avec acharnement d'illustres victimes. La Terreur se raviva à Bordeaux et éclata dans le Nord, comme nous le verrons, tandis qu'elle s'éteignait à Nantes et à Angers. Le nombre total des personnes mises à mort, pour toute la France, Paris compris, atteignit environ dix-sept mille : la plupart, jugées, non par des tribunaux réguliers, mais par des commissions, sans jurés et sans défenseurs ! Comme le remarque l'historien de la Justice Révolutionnaire, Berriat Saint-Prix, très sévère contre la Terreur, la Révolution eut le malheur d'emprunter des armes au fanatisme et au despotisme ; elle emprunta à l'ancienne monarchie les commissions arbitraires et à l'Inquisition d'autres funestes pratiques. Ce qu'il y eut de mauvais dans la Révolution provint, non pas des Principes de 89, mais, au contraire, des souvenirs et des habitudes de l'Ancien Régime. Outre les dix-sept mille exécutés, un nombre incomparablement plus grand de personnes arrêtées comme suspectes (peut être cent-cinquante mille) souffrirent de longues angoisses dans les prisons. Vingt et un mille cinq cents comités révolutionnaires exerçaient dans les communes un pouvoir quasi sans limites. Ils arrêtaient non seulement des gens inoffensifs, mais souvent des patriotes qui leur déplaisaient, en épargnant des contre-révolutionnaires qui gagnaient leur faveur. C'était, avec un gouvernement central d'une force écrasante, un mélange de despotisme et d'anarchie dans les localités. Les Jacobins de 93 à 94 ont fait payer cher à la France les services que les premiers Jacobins lui avaient rendus et qu'eux-mêmes continuaient à lui rendre en assurant l'approvisionnement et le recrutement des armées. Le souvenir de leur tyrannie a été depuis quatre-vingts ans le plus grand obstacle à l'établissement de la République. Beaucoup de gens confondent encore la Terreur avec la République et ne savent pas que la République n'existait plus que de nom depuis le 2 juin 93. Elle avait été remplacée par le Gouvernement révolutionnaire, c'est-à-dire par une dictature qui avait suspendu toutes les libertés républicaines, que détruisit plus tard entièrement une autre dictature, celle de Napoléon. L'effroi inspiré par le souvenir de la Terreur est légitime ; mais c'est une grande erreur — l'histoire de France l'a assez montré — que de croire qu'il n'y ait pas eu plus d'une fois dans le passé des horreurs égales et beaucoup plus prolongées. Sans remonter aux Armagnacs et aux Bourguignons, ni à la guerre des Albigeois, les guerres de Religion du seizième siècle ont eu trente ans de Terreur au lieu de deux ans. La Saint-Barthélemy, à elle seule, a dévoré en quelques jours plus de victimes que n'en ont immolé toutes les exécutions de la Terreur. |