LA CONVENTION (SUITE). — LA VICTOIRE. — CARNOT. HONDSCHOOTE ET WATTIGNIES. — HOCHE. LES ALLEMANDS CHASSÉS DE L'ALSACE. — KLÉBER ET MARCEAU. — LA VENDÉE VAINCUE. — PRISE DE LYON. — BONAPARTE. LES ANGLAIS CHASSÉS DE TOULON. Août-décembre 1793.Le chapitre précédent a montré la' Révolution versant de ses propres mains son sang le plus pur dans nos discordes civiles : notre récit va retracer des scènes bien plus sanglantes encore, mais où le sang coula pour le salut de la patrie et pour de justes victoires. L'homme qui allait prendre la part principale à ces grands événements ne ressemblait en rien aux éclatants orateurs, aux tribuns passionnés qui avaient joué jusque-là les premiers rôles dans la Révolution, encore moins aux chefs militaires tels que Dumouriez et Custine. Carnot était un simple capitaine du génie, d'une quarantaine d'années, de modeste apparence, d'aspect plus bourgeois que militaire et des mœurs les plus régulières et les plus simples. Connu par des travaux d'un mérite supérieur sur les mathématiques et sur l'art des fortifications, ses opinions républicaines l'avaient fait appeler aux Assemblées, où son esprit modéré le rapprochait des Girondins, mais où il avait apprécié dans la Montagne les hommes d'action. Absent de Paris au 2 juin, il s'était trouvé ainsi heureusement en réserve pour le moment où s'imposa la nécessité d'un organisateur militaire. Barère avait cru d'abord trouver cet organisateur dans un autre officier du génie, Prieur, député de la Côte-d'Or. Il n'y a qu'un homme pour cela, lui dit Prieur ; c'est Carnot. Je serai son second. On les appela tous deux, comme nous l'avons dit, au Comité de salut public. Carnot prit en main l'ensemble de la direction de la guerre ; Prieur se chargea d'organiser le matériel, armes et munitions, et les hôpitaux militaires ; car tout manquait à nos pauvres soldats, les secours aussi bien que les moyens de combat. Les savants les plus illustres, Monge, Berthollet, Guyton de Morveau, Fourcroy et bien d'autres, vinrent se mettre à la disposition de Prieur pour diriger la fabrication des armes et des poudres. Les caves de Paris, disent les journaux du temps, fournirent à la République de quoi vaincre les tyrans. Partout, comme à Paris, chaque famille lavait les parois humides et la terre de sa cave ou de son étable pour en extraire le salpêtre. Prieur en avait enseigné le procédé par une instruction qu'on lisait dans chaque commune, sous l'arbre de la Liberté. Deux cent cinquante-huit forges, installées sur les places publiques et sur les promenades, travaillaient nuit et jour et fabriquaient mille fusils par jour à Paris. La Réquisition, sous la main énergique des représentants en mission, s'opérait avec bien plus d'ordre et des résultats bien plus complets que n'avait fait la levée des trois cent mille hommes ; les nouvelles levées marchaient de toutes parts ; pour leur donner des officiers, on avait établi dans la plaine des Sablons une École de Mars, où l'on instruisait hâtivement de jeunes sous-officiers et soldats, signalés pour leur résolution et leur intelligence. La Révolution, disait Barère ; doit tout hâter pour ses besoins ; la Révolution est à l'esprit humain ce que le soleil d'Afrique est à la végétation. Un décret venait de réorganiser toute l'infanterie en cent quatre-vingt-dix-huit demi-brigades d'infanterie de ligne et trente d'infanterie légère. Le nom de demi-brigade remplaçait celui de régiment, et toute différence, toute inégalité disparaissait entre les divers corps d'une même arme. L'ancien habit blanc, conservé dans une partie de la ligne, était partout remplacé par l'habit bleu de 89 et de la garde nationale (12-29 août). L'artillerie et le génie furent aussi reconstitués. Notre cavalerie était presque anéantie ; la Réquisition la recréa. Ces immenses efforts eussent peut-être abouti trop tard, si les deux grandes armées ennemies, aussitôt après la prise de Mayence et de Valenciennes, eussent marché sur Paris, comme les émigrés en suppliaient leurs chefs. Heureusement, aveuglées par leur vulgaire et médiocre ambition, les puissances coalisées ne comprenaient ni la Révolution ni la grande guerre. Pitt lui-même, bien supérieur aux souverains d'Autriche et de Prusse et à leurs ministres, n'avait pas sur la situation des vues plus larges ni plus justes qu'eux ; il s'imaginait aussi que la Révolution allait se dissoudre dans l'anarchie et la guerre civile, et ne voyait pas qu'au contraire elle se concentrait et se donnait un gouvernement d'une puissance terrible. Le général en chef autrichien, Cobourg, sans oser proposer de marcher sur Paris, avait présenté un plan assez dangereux pour nous : c'était que l'armée qui avait pris Valenciennes attaquât nos places de la Sambre et de la basse Meuse, et que l'armée qui avait pris Mayence entrât en Lorraine. Les deux grandes armées se fussent ainsi rapprochées et appuyées l'une l'autre. Ni l'Angleterre ni l'Autriche n'acquiescèrent ; l'Angleterre voulait Dunkerque, l'Autriche voulait l'Alsace. Nous parlerons plus loin de ce qui se passa entre Rhin et Moselle. Du côté de la Flandre, Cobourg fut obligé de consentir à la séparation des forces alliées du Nord en deux armées, avec l'une desquelles il assiégea le Quesnoy, pendant que le duc d'York, avec l'autre, assiégeait Dunkerque. Carnot vit cette faute avec joie et s'apprêta à en tirer parti. L'ennemi opérait en développant de minces cordons de troupes le long de nos frontières, prétendant et nous inquiéter et se défendre à la fois sur tous les points ; il avait dispersé plus de 160.000 hommes en deux corps principaux devant Dunkerque et devant le Quesnoy et en petits corps entre la mer et la Moselle. L'autre grande armée, de 120.000 hommes, était espacée à peu près de même entre la Moselle et le Rhin. Carnot comprit et fit comprendre au Comité de salut public qu'il fallait opposer à cette stratégie de généraux médiocres un procédé tout contraire, qu'avaient employé les grands capitaines des temps anciens, et récemment Frédéric Il ; agir par grandes masses, concentrer sur le point décisif des forces supérieures, irrésistibles, et négliger tout le reste. La Réquisition ne pouvant fournir des ressources assez promptes, il fit décider qu'on affaiblirait les armées de Rhin et Moselle pour renforcer celle de Flandre ; qu'on en ferait venir 35.000 hommes pour porter un grand coup. C'était bien hardi. Le roi de Prusse pouvait en profiter pour envahir la Lorraine. Carnot jouait sa tête en cas d'échec ; il n'hésita pas. Il compta, non sans raison, sur le peu d'accord des Prussiens et des Autrichiens entre Meurthe et Moselle. Des 35.000 hommes, il n'en arriva que 12.000 à temps. L'action se précipita. Carnot avait jugé qu'il fallait gagner à tout prix une bataille sur les Anglais et sauver Dunkerque. L'honneur de la nation est là, écrivait le Comité de salut public au nouveau chef de notre armée du Nord, le général Houchard. Carnot prit ses mesures pour la défense avec bien plus de célérité que les Anglais ne le firent pour l'attaque. Il fit renforcer à temps la garnison de Dunkerque, qui n'était pas investie. Le duc, d'York attendait une flottille de bombardement, préparée dans la Tamise. Elle ne parut pas, et, à sa place, arriva une flottille de canonnières françaises, qui battit en flanc le camp ennemi, établi entre les dunes de la mer et le marais appelé la grande Moëre. Le duc d'York entendit bientôt au loin le canon de l'armée française, qui attaquait un corps d'observation posté sur la petite rivière d'Yser pour couvrir le siège. Le duc d'York avait 21.000 Anglais et Autrichiens devant Dunkerque, et le feld-maréchal Freytag était sur l'Yser avec 46.000 Hanovriens à la solde des Anglais. 15.000 Hollandais eussent pu renforcer les Anglais ; mais leur gouvernement, mécontent de ce qu'on ne lui promettait point sa part dans les dépouilles de la France, les retint sur la Lys, trop loin pour prendre part à la lutte. Carnot était accouru au camp français pour débattre avec notre nouveau général Houchard un plan d'attaque qui promettait une victoire décisive, écrasante. Il s'agissait d'envelopper et le duc d'York et Freytag, en marchant avec 50.000 ou 60.000 hommes sur Furnes et en prenant l'ennemi entre cette place, Dunkerque, Bergues, la mer et les marais. La brave garnison de Dunkerque, dès qu'elle sentit le secours proche, se mit à faire des sorties terribles, qui ne permirent pas au duc d'York de venir en aide à Freytag. Il y avait dans Dunkerque un jeune officier d'un génie héroïque, qui faisait passer dans tous les cœurs le feu du sien. C'était Hoche, dont Carnot prévoyait déjà la grande destinée. Hoche comptait qu'il n'échapperait pas un seul des ennemis du filet où l'on allait les prendre. Par malheur, le nouveau général en chef Houchard, bon et brave chef de corps, mais routinier et incapable des grands commandements, ne concentra pas, comme il l'aurait pu, des forces suffisantes pour exécuter les instructions de Carnot ; au lieu de tourner l'ennemi, il vint attaquer de front, avec une trentaine de mille hommes, le corps d'observation de Freytag (6 septembre). Un jeune général qui commençait à se signaler, Jourdan, décida par son énergie le succès de l'attaque ; les Hanovriens furent chassés des villages qu'ils occupaient sur les deux bords de l'Yser. Houchard, cependant, qui avait trop espacé ses troupes, s'arrêta devant un retour offensif de l'ennemi. Il passa la journée du lendemain en hésitations et ne se décida à reprendre l'offensive, le 8 septembre, que sur les instances menaçantes de deux représentants du peuple. Une fois engagé, il retrouva sa vigueur de soldat. L'ennemi s'était concentré autour du village de Hondschoote. Houchard, Jourdan et les deux représentants du peuple Levasseur et Delbrel marchèrent le sabre à la main en tête des colonnes. Les Français avancèrent à travers les marais, avec de l'eau jusqu'aux genoux, et enlevèrent d'assaut les redoutes garnies d'artillerie qui protégeaient Hondschoote. Les Hanovriens se retirèrent sur Furnes. Dans la nuit, le duc d'York regagna également Furnes en toute hâte, en abandonnant son artillerie de siège. Dunkerque était délivré et l'armée assiégeante était vaincue ; mais elle nous échappait. Les nouvelles de la journée de Hondschoote furent accueillies à Paris avec enthousiasme. Rien ne pouvait toucher davantage le sentiment national qu'une victoire sur les Anglais ; mais cette impression fut bientôt affaiblie par la perte du Quesnoy, qui se rendit à Cobourg le Il septembre, et par un échec que subit une partie de l'armée de Houchard en attaquant à Werwick et à Menin les Hollandais. Les Autrichiens secoururent ceux-ci à temps (15 septembre). Les représentants en mission à l'armée du Nord, et, avec eux, l'opinion publique se déchaînèrent contre le malheureux Houchard. On lui ôta le commandement et l'on eut raison de le faire ; mais on le fit de plus, malgré Carnot, arrêter et mettre en jugement, ce qui était excessif et injuste. Sa mort, exigée par les terroristes, fut une barbarie inexcusable. Carnot fit remplacer Houchard par Jourdan, devenu général en chef, de chef de bataillon qu'il était au commencement de la campagne. Jourdan allait avoir une grande tâche à remplir, et malgré Hondschoote, la situation restait critique. Après la prise du Quesnoy, Cobourg avait marché vers la Sambre et bloquait, avec ses principales forces, Maubeuge et un corps d'armée de 20.000 hommes enfermé dans un camp retranché sous les murs de cette ville. La place ne pouvait longtemps subvenir à la subsistance de cette masse de troupes, et, si l'ennemi venait à bout de réduire la ville et le camp par famine et par bombardement, puissamment établi sur l'Escaut et sur la Sambre il voyait la Picardie ouverte devant lui. Le Comité de salut public hésitait à livrer pour Maubeuge une bataille qui pouvait tout perdre. Carnot l'y décida en promettant d'aller diriger les opérations en personne. Jourdan avait à sa disposition plus de 100.000 hommes, mais dont une partie étaient des réquisitionnaires mal organisés et mal armés ; beaucoup n'avaient encore que des piques. Équipages, approvisionnements, tout nous manquait. Nous avions très peu de cavalerie. L'ennemi avait, entre Mons et la mer, 120.000 hommes en bon état, parmi lesquels une nombreuse et brillante cavalerie ; heureusement, il n'avait guère porté sur Maubeuge plus de la moitié de cette force : 35.000 hommes bloquaient Maubeuge et le camp ; 30.000, établis à deux ou trois lieues au sud de la place, dans de fortes positions, couvraient le siège. 12.000 Hollandais rejoignirent encore Cobourg. Jourdan n'osa mettre complètement en pratique le système de Carnot, vider nos divers camps qui protégeaient la Flandre et masser tout ce qui était en état de marcher. Il réunit seulement quarante et quelques mille hommes, mais les meilleurs, à Guise, rendez-vous assigné à tous les réquisitionnaires. Carnot arriva au camp, et l'armée s'avança le 13 octobre sur Avesnes. Un propos de Cobourg circulait dans nos rangs. Plein de confiance dans ses troupes et dans la force des postes qu'elles occupaient, il avait dit : Si les Français me chassent d'ici, je me fais républicain ! — Allons, criaient les soldats, allons sommer le citoyen Cobourg de tenir parole ! Ils partirent en chantant, déguenillés, pieds nus, des pains au bout de leurs baïonnettes. Le corps d'observation autrichien, sous les ordres du général Clairfayt, bien connu de notre armée depuis la campagne de 92, était posté dans plusieurs villages et sur des hauteurs protégées par des bois, des ravins, de grands abatis d'arbres. Le village de Wattignies, que gardait l'aile gauche ennemie,. était la clef de la position : si on l'emportait, on débouchait sur le camp de Maubeuge et la jonction était victorieusement opérée. Jourdan et Carnot lui-même, cependant, ne se décidèrent point tout d'abord à jeter toutes leurs forces sur Wattignies. Ce poste étant le plus éloigné de la route de Guise, leur point de retraite et le grand dépôt de l'armée, ils craignirent de se faire tourner et couper, en cas d'insuccès. Ils essayèrent donc de refouler à la fois les deux ailes de l'ennemi, afin de lui faire quitter ensuite sa position centrale à Dourlers. Nos troupes débutèrent avec leur vaillance accoutumée et avec un brillant succès ; mais, une faute du commandant de notre aile gauche lui ayant enlevé ses premiers avantages et l'ayant obligée de se replier, notre centre se trouva compromis. Carnot et Jourdan furent obligés d'abandonner l'attaque qu'ils avaient renouvelée à plusieurs reprises avec une extrême vigueur contre Dourlers, et qui nous avait coûté beaucoup de sang (15 octobre). Le conseil de guerre se réunit. Jourdan proposa de renforcer, le lendemain matin, notre aile gauche qui avait plié. — Non, dit Carnot, c'est ainsi qu'on perd une bataille ! et il déclara qu'il fallait dégarnir le centre et la gauche, pour renforcer notre droite et porter tout notre effort sur Wattignies. C'est-à-dire que, le lendemain d'un échec, il prétendait faire l'opération audacieuse qu'il n'avait osé risquer la veille. Il jouait le tout pour le tout. On a dit que le télégraphe venait de lui apprendre une défaite essuyée sur le Rhin : il fallait vaincre ou mourir. Vous en prenez la responsabilité ? lui dit Jourdan. — Je me charge de tout, répondit Carnot. Il avait compté sur les bois et les ravins pour dérober à l'ennemi notre mouvement de concentration. Un épais brouillard nous aida à approcher de très près sans être découverts. Le 16, à midi, quand la brume se dissipa, les Autrichiens virent devant eux une masse de 24.000 hommes qui montaient à l'assaut du plateau de Wattignies. Deux fois, l'artillerie ennemie refoula l'élan de nos fantassins. Ils revinrent à la charge, soutenus par l'artillerie légère que Carnot avait mêlée à nos bataillons et par des batteries placées sur les hauteurs, en face des positions autrichiennes. Au troisième assaut, que dirigèrent en personne Carnot et Jourdan, Wattignies fut emporté. On poursuivit les Autrichiens jusque sur les hautes bruyères de Glarges, qui dominent Wattignies. Mais, là, une masse de cavalerie, envoyée à la hâte par Cobourg, vint tomber sur notre brigade la plus avancée et la rompre. Le général de cette brigade ordonne la retraite. Carnot accourt, rallie la brigade, destitue le général, descend de cheval, ramasse un fusil et se met à la tête de la brigade formée en colonne. Un autre représentant, Duquesnoy, s'avance avec Jourdan à la tête d'une seconde colonne, Le frère de Carnot, le colonel d'artillerie Carnot-Feulins, porte sur le flanc de la cavalerie autrichienne douze pièces d'artillerie légère. Celte cavalerie se renverse. Tout fuit, et les deux représentants du peuple se rejoignent sur les hauts sommets de Glarges et s'embrassent devant toute l'armée aux cris de : Vive la République ! Cobourg n'attendit pas le duc d'York, qui marchait à son secours. La nuit, il leva le siège de Maubeuge et repassa la Sambre. C'était une seconde victoire de Jemmapes, remportée sur un ennemi plus nombreux et plus fortement posté. L'effet moral fut immense. Le résultat matériel n'eut pas immédiatement l'éclat des suites de Jemmapes. Carnot et le Comité de salut public voulaient qu'on franchît sur-le-champ la Sambre, afin de tourner l'ennemi, de l'enfermer dans la portion du territoire français qu'il avait envahie et de l'y accabler. Jourdan représenta le dénuement et le peu de cohésion de l'armée, la nécessité d'employer l'hiver à organiser les masses de la Réquisition et à refaire le matériel et les approvisionnements. Carnot se rendit à ces observations ; mais ce ne fut pas sans peine qu'il amena le Comité de salut public à renvoyer au printemps les opérations offensives. Les progrès des ennemis étaient du moins arrêtés définitivement sur la frontière du Nord et le Comité était en mesure de reporter maintenant ses efforts du côté du Rhin, où nous avions essuyé un revers. De bonnes nouvelles de Lyon et de la Vendée, qui faisaient espérer une prochaine extinction de la guerre civile, arrivèrent presque en même temps que celles de Wattignies. Le Comité se sentit très fort. Il frappa un nouveau coup à l'intérieur ; il appela l'énergique, l'infatigable Robert Lindet à la tête d'une commission d'approvisionnement des armées. C'était arracher les fournitures aux voleurs, aux désorganisateurs, aux Hébertistes, et compléter la réorganisation militaire, en constituant le grand triumvirat de Carnot, Prieur et Lindet. Carnot était la tête, les deux autres étaient les bras (22 octobre). Du côté du Rhin, après la perte de Mayence, les discordes de la Prusse et de l'Autriche étaient venues, durant quelque temps, à notre aide. Le roi de Prusse savait que l'Autriche faisait tout ce qu'elle pouvait pour le brouiller avec la Russie et pour lui faire perdre ce qu'il avait pris en Pologne, et il n'était pas disposé à sacrifier ses troupes et son argent pour conquérir l'Alsace aux Autrichiens. Le peu d'activité de l'ennemi encouragea les chefs de nos deux armées du Rhin et de la Moselle, que le Comité de salut public pressait d'agir. Us tentèrent, du 12 au 14 septembre, une double attaque sur les deux revers des Vosges, contre les Autrichiens de Wurmser et contre les Prussiens de Brunswick. L'attaque ne réussit pas, et notre armée de la Moselle fut obligée d'abandonner les crêtes des Vosges et de se replier derrière la Sarre. Ce succès modifia les dispositions du roi de Prusse ; en quittant son armée pour aller veiller à ses intérêts en Pologne, il laissa au duc de Brunswick le gros de ses forces et l'autorisa à aider les Autrichiens au siège de Landau et à concerter ses opérations avec Wurmser, mais sans s'engager à fond. Le 13 octobre, Wurmser, appuyé sur sa droite par les Prussiens, attaqua les lignes de retranchements qui, de Lauterbourg à Wissembourg, protégeaient l'entrée de l'Alsace. Les Français, disséminés et mal commandés, se défendirent avec courage ; mais les lignes furent forcées sur plusieurs points, et l'armée fut rejetée sur la Moter et, de là, jusque sur Saverne et Strasbourg. Le danger était extrême. L'armée du Rhin était dans un état déplorable ; mais la désorganisation civile et politique dépassait encore en Alsace la désorganisation militaire. La chute du parti girondin avait livré le pouvoir, dans le département du Bas-Rhin, à des anarchistes de la pire espèce, qui dépassaient, s'il est possible, ce qu'étaient les Hébertistes à Paris. Un ex-moine allemand, appelé Euloge Schneider, accusateur public auprès du tribunal révolutionnaire établi à Strasbourg, était devenu le tyran de l'Alsace. Entouré d'une bande d'ex-prêtres et de moines défroqués, venus, comme lui, d'outre-Rhin, il dictait les arrêts de juges choisis par lui, infligeait la ruine ou la mort au hasard de ses haines et de ses fureurs, et usait de l'épouvante qu'il inspirait pour satisfaire ses criminelles passions. Cet homme et ses complices, recrutant tout ce qu'il y avait de mauvaises gens dans la contrée, se montraient fort hostiles à l'esprit français et à la langue française, et on les soupçonnait de vouloir établir en Alsace une espèce de république démagogique allemande. Le maire de Strasbourg, qui était patriote, et les bons citoyens se trouvaient réduits à l'impuissance entre la faction anarchique et la réaction contre-révolutionnaire, vers laquelle les excès des démagogues rejetaient les esprits incertains et les classes aisées. Les émigrés rentraient dans le département avec l'armée ennemie. Le général autrichien Wurmser, qui était alsacien de naissance, fut joyeusement accueilli à Haguenau par les royalistes, qui lui servirent d'intermédiaires auprès de leurs amis de Strasbourg. Deux agents de la réaction strasbourgeoise vinrent offrir à Wurmser de lui livrer Strasbourg, afin qu'il en prit possession au nom de Louis XVII. Wurmser hésita. Il demanda d'en référer au cabinet de Vienne. Il savait bien que ce n'était pas pour Louis XVII que l'Autriche voulait Strasbourg. Pendant ce temps, l'occasion se perdit. Il était arrivé à Strasbourg quelqu'un qui valait une armée. A la nouvelle du péril de l'Alsace, le Comité de salut public avait ordonné la levée en masse des gardes nationaux des départements voisins, expédié vers la Sarre un corps de l'armée de Jourdan, désigné aux armées du Rhin et de la Moselle deux nouveaux généraux en chef, bien choisis cette fois, et, enfin, il avait dépêché en toute hâte à Strasbourg un de ses membres, Saint-Just, et un membre du Comité de sûreté générale, Lebas, compatriote et ami dévoué de Robespierre. Saint-Just n'était connu jusque-là que par la violence vraiment implacable de ses motions et par l'emphase axiomatique et tranchante de sa parole. Sa mission d'Alsace révéla soudain ses facultés extraordinaires d'homme d'action. Lui et son collègue Lebas, qui n'était pas homme d'initiative, mais qui lui fut un très bon second, débutèrent par une mesure militaire de la plus haute importance ; ils ordonnèrent, dans les armées de Rhin et de Moselle, l'incorporation des réquisitionnaires dans les anciens bataillons, au lieu de les laisser se former en bataillons où tout eût été nouveau et inexpérimenté, soldats et cadres (24 octobre). Le Comité de salut public fit, par décret de la Convention, appliquer cette mesure dès le mois suivant à toutes nos armées. Elle eut immédiatement des résultats admirables. L'indiscipline et la misère étaient au comble dans l'armée du Rhin. Saint-Just et Lebas employèrent des moyens extrêmes, mais efficaces, pour réprimer l'une et faire cesser l'autre. Ils donnèrent trois jours à tous les chefs, officiers du gouvernement pour satisfaire aux justes plaintes des soldats ; mais, en même temps, ils imposèrent à tous, soldats et officiers, les obligations les plus sévères. Ils arrêtèrent que tout militaire qui abandonnerait le camp pour vaguer dans Strasbourg serait fusillé. Ils chargèrent le tribunal militaire près l'armée du Rhin de juger sommairement et de faire fusiller, en présence de l'armée, les agents prévaricateurs et concussionnaires de l'administration et les personnes convaincues d'intelligence avec l'ennemi. Le tribunal militaire condamna à mort un général et plusieurs officiers, l'un pour s'être laissé surprendre par négligence devant l'ennemi, les autres pour indiscipline. Saint-Just et Lebas enjoignirent à tout militaire en campagne, sous peine de mort, de coucher tout habillé, et interdirent aux généraux et officiers de quitter leur corps sous aucun prétexte. L'armée comprit, et, loin de s'irriter, elle accepta résolument cette discipline de fer, que Carnot soutint et introduisit partout. Le soldat vit que, si l'on exigeait beaucoup de lui, on faisait tout pour remédier à ses souffrances. Saint-Just et Lebas mirent en réquisition pour la troupe tous les manteaux des citoyens de Strasbourg et dix mille paires de souliers dans les vingt-quatre heures. Vous déchausserez tous les aristocrates de Strasbourg, écrivait Saint-Just aux officiers municipaux. Cette gaieté de dictateur ne fit pas rire, mais les soldats furent chaussés. Les hôpitaux étant infectés et dépourvus de tout, Saint-Just et Lebas requirent deux mille lits chez les riches de Strasbourg pour les soldats blessés ou malades. Le salut public excusait des exigences exceptionnelles, mais la violence théâtrale et tragique de Saint-Just se retrouva dans sa façon d'appliquer ces mesures d'exception. Il avait, avec Lebas, frappé les citoyens les plus aisés de Strasbourg d'un emprunt forcé de neuf millions à verser dans les vingt-quatre heures. Une partie de ces citoyens avaient prévenu cet arrêté par leurs offres patriotiques ; mais, le plus riche des imposés ayant montré du mauvais vouloir, Saint-Just le fit exposer pendant plusieurs heures sur le plancher de la guillotine. Au point de vue militaire, tout fut excellent ; au point de vue civil, quelques rigueurs outrées, quelques actes tyranniques furent compensés par un immense service rendu à l'Alsace. Saint-Just et Lebas, frappés du danger qui nous menaçait de la part de la démagogie allemande, suscitèrent ou protégèrent une société de propagande formée pour répandre les idées et les coutumes françaises, et ordonnèrent la création d'écoles gratuites enseignant le français dans toutes les communes alsaciennes et lorraines de langue allemande. Ils résolurent d'en finir avec la faction d'Euloge Schneider. Ce misérable poursuivait le cours de ses affreux exploits. Il promenait maintenant dans les campagnes ses juges et sa guillotine. Il avait fait périr une trentaine de personnes tant à Strasbourg que dans le département. Il venait d'obliger un père, par l'intimidation, à lui donner sa fille en mariage. il rentra, un jour, à grand fracas, dans Strasbourg, avec sa nouvelle épouse, dans un carrosse à six chevaux, escorté par des hussards de la mort. Le lendemain, le peuple de Strasbourg vit, au milieu de la place d'armes, un homme exposé sur l'échafaud entre deux valets de bourreau. C'était le tyran de l'Alsace. Saint-Just avait fait arrêter Euloge Schneider dans la nuit, et l'envoya devant le Comité de salut public. Il fut guillotiné à Paris. Pendant ce temps, les opérations militaires avaient commencé avec la plus grande énergie. Les Autrichiens, repoussés dans une attaque contre Saverne et voyant le complot de Strasbourg manqué, avaient proposé une suspension d'armes : La République française, répondit Saint-Just, ne reçoit rien de ses ennemis et ne leur envoie que du plomb. Le nouveau général de l'armée de la Moselle, dés son arrivée, défendit à ses lieutenants d'entrer en correspondance avec les généraux ennemis autrement qu'à coups de canons et de baïonnettes. Ceci indiquait dans quel esprit la campagne d'hiver allait être conduite. Le nouveau général de l'armée de la Moselle était Hoche, ce vaillant jeune homme qui avait si bien défendu Dunkerque. Le nouveau général de l'armée du Rhin était Pichegru. Rien n'était plus opposé de caractère que ces deux chefs. Ils n'avaient rien de commun, si ce n'est d'être tous deux nés dans les classes pauvres et de s'être également jetés dans le parti le plus exalté de la Révolution. Mais Pichegru s'était fait montagnard par calcul d'ambition ; Hoche, par une sincère ardeur de jeunesse. Pichegru, froid, réfléchi, dissimulé, d'ailleurs instruit et capable, avait gagné la faveur de Saint-Just par les opinions qu'il étalait et surtout par sa déférence et sa modestie affectées. Saint-Just le poussa au commandement sans opposition de la part de Carnot, qui l'avait distingué parmi les nouveaux officiers généraux. Pichegru avait trente-deux ans ; Hoche en avait vingt-cinq ; Carnot n'hésita pas à lui confier une armée. Il avait jugé Hoche, non pas seulement sur ses brillants coups de main, mais sur des mémoires et des plans de campagne envoyés par ce jeune homme au Comité. Hoche avait deviné d'instinct le système de concentration, la guerre de masses, que de longues méditations avaient révélés à Carnot. Fier, impétueux, irascible autant que généreux, son tempérament de feu l'emportait à la témérité ; mais sa sagacité extraordinaire dominait ou réparait tout ; il saisissait d'un seul coup d'œil les plus grands ensembles ; sa vivacité d'impressions s'alliait à la profondeur de la pensée. Il résumait tout en deux mots : La réflexion doit préparer, la foudre, exécuter. Dès qu'elle l'eut vu, son armée fut à lui : — Ah ! mes amis, écrivait un jeune officier dans le Journal de l'armée, notre nouveau général est jeune comme la Révolution, robuste comme le peuple ; il a le regard fier et étendu de l'aigle ; avec lui, nous serons conduits comme des Français doivent l'être. En peu de jours, l'armée de la Moselle fut comme renouvelée. Hoche fit pour ses subordonnés ce qu'on avait fait pour lui. Il fit sauter les grades intermédiaires à de tout jeunes gens dont il avait reconnu et fait comprendre la valeur aux représentants. Il inspira une confiance sans bornes aux anciens soldats comme aux nouveaux, comme aux populations lorraines ; qui fournirent avec un dévouement enthousiaste hommes, effets et vivres. Leurs gardes nationales grossirent l'armée ; leurs dons vêtirent et nourrirent des bataillons détachés de l'armée de Jourdan, qui arrivaient quasi nus aux bords de la Sarre. L'ordre se rétablit rapidement ; on ne vit plus le soldat manquer de respect à l'officier, ni l'officier opprimer ou abandonner le soldat. Tout se releva sous la double influence de Hoche et de Saint-Just. Les Autrichiens eurent, le 14 novembre, un dernier succès contre l'armée du Rhin. Ils prirent par capitulation le fort Vauban, situé dans une île du Rhin, à la hauteur de Haguenau et presque en face de Rastadt. Dans la nuit du 16 au 17 novembre, les Prussiens, conduits par un ingénieur émigré, surprirent et escaladèrent le fort de Bitche, qui commande les défilés des Vosges et les principales voies de communication sur les confins de l'Alsace, de la Lorraine et du Palatinat. Un bataillon de réquisitionnaires du Cher, éveillé en sursaut, accourut aux remparts, à moitié nu, et culbuta les assaillants en faisant pleuvoir sur eux des grenades à la main et des bûches. Le lendemain, l'armée prussienne commença de se mettre en retraite des environs de Bitche sur Kaiserslautern, où le duc de Brunswick voulait la cantonner, tout en couvrant le blocus de Landau. Hoche ne l'y laissa pas s'établir en repos. Il passa la Sarre avec 35.000 hommes, poussa l'ennemi devant lui à travers les Vosges et tenta une attaque générale contre les positions occupées par l'armée prussienne autour de Kaiserslautern. On se battit trois jours entiers dans la vallée de la Lauter, dans les gorges et sur les hauteurs boisées qui la dominent. L'extrême difficulté de combiner les mouvements des colonnes d'attaque sur un terrain si âprement accidenté, la force des positions de l'ennemi et sa vigoureuse résistance, habilement dirigée par le duc de Brunswick, firent échouer l'opération. Hoche dut ordonner la retraite. (30 novembre.) Sa position était critique. Il n'avait pas suivi les indications de Carnot, qui eût voulu qu'il tournât les Prussiens pour se joindre à l'armée du Rhin, attaquer les Autrichiens et se porter directement au secours de Landau. L'exemple de Houchard pouvait faire tout craindre. Mais Hoche avait montré dans son échec autant de vigueur et de décision que Houchard avait témoigné d'irrésolution et de faiblesse dans une victoire remportée, pour ainsi dire, malgré lui. L'armée de la Moselle avait opéré sa retraite avec un ordre et une célérité admirables, sans que l'ennemi essayât de la troubler. Hoche reçut, coup sur coup, deux lettres, l'une de Saint-Just, l'autre de Carnot au nom du Comité de salut public. (4-7 décembre.) Tu as pris à Kaiserslautern un nouvel engagement, lui écrivait Saint-Just. Au lieu d'une victoire, il en faut deux... Mais le plus grand concert entre tes mouvements et ceux de la droite (ceux de l'armée du Rhin)... Il faut que toute la ligne frappe à la fois et frappe sans cesse, sans que l'ennemi ait un moment de relâche. Il faut que tous ceux qui commandent les mouvements combinés de ces deux armées soient amis. Mets la plus grande rapidité dans la marche sur Landau : le Français ne peut s'arrêter un moment sans s'abattre. La seconde lettre, celle de Carnot, disait : Un revers n'est pas un crime, lorsqu'on a tout fait pour mériter la victoire ; ce n'est point sur les événements que nous jugeons des hommes, mais par leurs efforts et leur courage. Notre confiance te reste ; rallie tes forces, marche et dissipe les hordes royalistes. Nous t'envoyons 10.000 hommes de l'armée des Ardennes : tâche d'instruire Landau que tu viens à son secours et vois, en attendant, si, en te joignant à Pichegru, il te serait possible de battre l'armée ennemie (l'autrichienne), qui le retient devant Strasbourg. Hoche, si bien compris et si bien soutenu, n'hésita plus à exécuter le plan de Carnot et y employa toute son audace et tout son génie. Il y eut un moment d'hésitation dans les troupes, lorsqu'elles reçurent l'ordre de se remettre en mouvement, au mois de décembre, sans tentes (Hoche les avait supprimées), presque sans équipages, après tant de fatigues et de souffrances. Un régiment se mutinait. Hoche mit à l'ordre du jour de l'armée que ce régiment n'aurait pas l'honneur d'aller au premier combat. Les soldats, humiliés, les larmes aux yeux, accoururent lui demander la grâce de marcher à l'avant-garde. Hoche envoya sur-le-champ un corps de 12.000 hommes au secours de l'armée de Pichegru, engagée, depuis le 18 novembre, dans une série d'attaques vigoureuses, mais jusqu'alors sans résultat, contre l'armée de Wurmser. Le général autrichien, par suite de la retraite des Prussiens sur Kaiserslautern, avait pris une position défensive derrière les petites rivières du Zinsel et de la Moter, et s'était couvert d'une ligne de vingt-huit redoutes, des hauteurs de Reichshoffen jusqu'à Bischwiller et Drusenheim, sur le Rhin. Le 8 décembre, l'avant-garde de Hoche déboucha par les Vosges sur le flanc des Autrichiens et coopéra dès lors avec l'armée du Rhin. Des combats journaliers se livrèrent aux environs de Haguenau et de Reichshoffen, de Wœrth, de Frœschwiller, ces lieux illustrés par les victoires de nos pères et dont la célébrité devait être renouvelée par nos malheurs. Les Prussiens essayèrent de secourir les Autrichiens ; mais, jusqu'à latin, Brunswick et Wurmser ne vinrent pas à bout de s'entendre. Ils projetèrent plusieurs fois de se masser pour reprendre l'offensive, mais furent toujours prévenus par les Français, qui allaient toujours, sans se laisser arrêter par les pluies d'hiver et les ouragans de neige. Le 22 décembre, Hoche, dérobant habilement sa marche aux Prussiens, descendit à son tour des Vosges, par Pirmasens et Niederbronn, avec trois divisions, et marcha droit aux redoutes autrichiennes de Frœschwiller. Seize pièces de position foudroyaient nos colonnes. A six cents francs pièce ces canons, mes camarades ! cria Hoche. — Adjugé ! répondirent les soldats. Cavalerie et infanterie se précipitèrent à l'assaut des redoutes. tin régiment de hussards enleva six pièces pour sa part ; un régiment de dragons, un bataillon de ligne et un bataillon de volontaires alsaciens prirent le reste. C'est la seule fois que Hoche ait promis aux soldats autre chose que de l'honneur. Les Autrichiens, chassés de Frœschwiller, essayèrent de tenir à Wœrth. Hoche les força dans ce second poste, en leur enlevant artillerie et bagage. Le corps prussien qui soutenait les Autrichiens fut refoulé sur Wissembourg. Si Pichegru avait secondé Hoche, ce jour-là, par un mouvement général de l'armée du Rhin, l'armée autrichienne eût été écrasée. Elle se retira derrière la Sohr ; Hoche l'assaillit le lendemain à Soultz avec une avant-garde que son infériorité numérique mit un moment en grand péril ; un faible renfort de deux bataillons décida de la journée : les Autrichiens se rejetèrent sur Wissembourg en grand désordre, suivis d'une foule d'émigrés, qui étaient rentrés en France avec l'ennemi, et de contre-révolutionnaires alsaciens qui fuyaient les vengeances de la République. La jonction des deux armées de Rhin et Moselle s'était opérée sur le champ de bataille. Il fallait que l'un des deux généraux prit le commandement en chef pour achever la victoire. Hoche était allé embrasser cordialement Pichegru, qui l'avait reçu assez froidement. Hoche, cependant, se rappelant la lettre de Saint-Just et de Lebas : Il faut que tous ceux qui commandent nos deux armées soient amis, leur écrivit : Au nom de la République, détruisez la jalousie ; donnez le commandement à Pichegru. Saint-Just et Lebas, de Strasbourg où ils étaient, avaient en effet désigné Pichegru ; mais, pendant ce temps, deux autres représentants qui avaient pris part à la bataille, Baudot et Lacoste, très-vaillants hommes et très-enthousiastes de Hoche, prirent sur eux de lui donner, ou plutôt de lui imposer le commandement. Il pouvait s'élever, à cette occasion, un conflit d'autorité très-dangereux en ce moment décisif. Saint-Just, délégué du Comité de salut public, avait coutume de s'arroger une certaine suprématie sur les autres représentants en mission. Son orgueil fut profondément blessé de la décision par laquelle ses collègues annulaient la sienne. Il se contint cependant, et le devoir l'emporta sur l'orgueil. Il faut, en cet instant, écrivit-il, ne se souvenir que de la patrie. Saint-Just fut grand ce jour-là ; heureux, s'il n'eût gardé, au fond de son âme altière et vindicative, des ressentiments qui eurent bientôt de déplorables suites ! L'ennemi s'était résolu à un suprême effort. Brunswick était enfin venu joindre en personne Wurmser. Ils prétendaient, à leur tour, attaquer en masse le 26 décembre. Hoche les prévint cette fois encore. Il ordonna une attaque générale par les deux armées de Rhin et Moselle tout entières, depuis le Rhin jusqu'aux sommets des Vosges. A droite, deux divisions de l'armée du Rhin eurent ordre d'assaillir Lauterbourg. Elles étaient conduites par un homme destiné à une grande et pure renommée, le général Desaix. Au centre, Hoche en personne s'avança sur Wissembourg avec 35.000 hommes. Au loin, à gauche, dans les montagnes, trois divisions de l'armée de la Moselle renouvelèrent l'assaut des positions prussiennes à Kaiserslautern et Anwiller. En avant de Wissembourg, l'ennemi, qui comptait nous surprendre, fut surpris, assailli en pleine marche : son avant-garde, refoulée, essaya de tenir sur la hauteur du Geisberg. Les Français, aux cris de Landau ou la mort ! franchirent ravins, haies et fossés, escaladèrent le Geisberg, sous le feu de sept batteries. Les batteries furent enlevées. Brunswick vint se mettre à la tête des réserves autrichiennes pour empêcher la retraite de devenir une déroute. L'ennemi repassa la Lauter — la Lauter d'Alsace, différente de celle du Palatinat — et les fameuses lignes de Wissembourg, qu'il nous avait enlevées deux mois auparavant. Desaix avait emporté Lauterbourg : Hoche entra, le 27 au matin, dans Wissembourg ; le 28, le blocus de Landau fut levé. Dès le 30, Wurmser repassa le Rhin à Philipsbourg, sans vouloir attendre un jour de plus pour faciliter la retraite des Prussiens. Kaiserslautern et tous les postes des Vosges avaient été évacués presque sans résistance ; l'armée prussienne se replia sur Mayence, et les Français réoccupèrent le Palatinat, Spire et Worms, en s'emparant de tous les approvisionnements de l'ennemi. Le duc de Brunswick envoya sa démission au roi de Prusse, sortant ainsi, dégoûté et humilié, d'une guerre où on lui avait fait compromettre, malgré lui, sa réputation militaire, et dont il n'avait jamais espéré le succès. Les Autrichiens abandonnèrent, le mois suivant, le poste important du fort Vauban, qui commandait le Rhin entre Strasbourg et Lauterbourg. La reprise du fort Vauban termina cette glorieuse campagne du Rhin et des Vosges, qui avait ramené dans nos rangs la fortune de 92, nous révélait le plus grand général qu'eût encore enfanté la Révolution, et nous présageait, pour la campagne suivante, de nouveaux et éclatants succès. Nous verrons plus tard comment des malentendus, des rivalités, des ressentiments personnels arrêtèrent momentanément la carrière du jeune héros qui venait de délivrer l'Alsace. Simultanément avec ces grands événements militaires du Nord et de l'Est, la guerre civile de l'Ouest, durant toute la seconde moitié de 93, s'était prolongée, bien plus acharnée, plus sanglante, plus opiniâtrement disputée que la guerre étrangère elle-même. Les chefs vendéens avaient tenté d'assurer à leur insurrection le secours direct des armes étrangères ; mais l'Angleterre ne leur avait promis son assistance qu'à condition qu'ils passeraient la Loire et s'empareraient d'un port en Bretagne. Ils ne se crurent pas en état de l'essayer après leur échec de Nantes. Cependant l'aspect des affaires vendéennes avait été confus et sombre pendant les mois de juillet et d'août. Vers la fin de juillet, le représentant Philippeaux, par son éloquence populaire, son patriotisme conciliant et sympathique, et son ardent courage, avait raffermi le cœur des populations républicaines de l'Anjou, du Maine et de la Loire-Inférieure, qu'ébranlaient et que divisaient la mauvaise conduite des chefs de l'armée de Saumur (ou des Côtes de la Rochelle) et les querelles entre Girondins et Montagnards. Le brave général Canclaux, le défenseur de Nantes, campé sur la rive sud de la Loire, tenait en échec Charette et les bandes du Marais. Le général Tuncq, avec une poignée de soldats, mit deux fois en déroute, devant Luçon, la grande armée vendéenne, qui, sous les ordres de son nouveau général en chef d'Elbée, voulait s'empar9r de celte ville. (30 juillet-14 août.) Ces succès partiels restèrent sans résultat. Le général de l'armée de Nantes (dite des Côtes de Brest), Canclaux, et les représentants en mission prés de cette armée, bien intentionnés et intelligents, n'avaient pas les moyens d'agir. Le ministère de la guerre, où dominaient les Hébertistes, réservait toutes ses préférences et tous ses secours pour l'armée de Saumur, qui n'en tirait aucun parti ; elle était dans les mains d'un général incapable et de représentants violents et brouillons. Ce général, Rossignol, était un ancien ouvrier orfèvre, brave, turbulent, sans cervelle, qui s'était signalé dans les mouvements populaires et dans les clubs de Paris. Devenu commandant de gendarmerie et envolé dans la Vendée, il avait encouragé, plus par étourderie que par perversité, les désordres qu'il était chargé de réprimer et s'était fait arrêter, par ordre d'un chef militaire, pour avoir prêché l'insubordination et toléré le pillage. Ses amis les Hébertistes le tirèrent d'affaire, le firent nommer général de brigade, puis général de division, puis commandant en chef de l'armée des Côtes de la Rochelle (de Saumur). (27 juillet.) Rossignol n'était que le mannequin sous le nom duquel un personnage beaucoup plus méchant que lui menait tout. C'était Ronsin, homme de lettres de bas étage, nommé capitaine le fer juillet et général le 4, et qui remplissait les fonctions de chef d'état-major de l'armée de Saumur. Ronsin avait une grande audace, mais point de talent militaire, une intelligence dépravée et une ambition furieuse. Il prétendait se donner l'honneur et le profit de finir la guerre de la Vendée par l'extermination et l'incendie, et il avait mis en tête à Rossignol, non-seulement d'appliquer à la rigueur, mais d'exagérer monstrueusement le terrible décret du 1er août. Il voulait brûler les villes qui auraient reçu les brigands, c'est-à-dire les villes patriotes qui n'auraient pas été en état de repousser l'ennemi : Chollet, par exemple, et Parthenay, où les Vendéens étaient entrés deux fois. Les représentants en mission à Niort, Goupilleau et Bourdon de l'Oise — quoique celui-ci fût un très fougueux Jacobin —, furent indignés et suspendirent Rossignol de son commandement (22 août). D'autres représentants soutinrent Rossignol. La question fut déférée au Comité de salut public et à la Convention. Les Jacobins prirent le parti de Rossignol. Robespierre subissait encore la triste et humiliante alliance des Hébertistes. La Convention réintégra Rossignol dans ses fonctions et rappela de la Vendée Goupilleau et Bourdon de l'Oise (28 août). Les Hébertistes l'avaient emporté dans la question de personnes ; ils ne l'emportèrent pas, cependant, sur le fond ; le Comité de salut public sentit la nécessité de réprimer les fureurs de Rossignol et de Ronsin, et ordonna au ministre de la guerre, Bouchotte, de rassurer les habitants de Chollet et de Parthenay, et, en général, tous les patriotes vendéens sur le salut de leurs propriétés. Il prescrivit la sévère répression des pillards. Les états-majors de Nantes et de Saumur étaient en ardente rivalité sur un objet d'une importance capitale pour la suite des opérations dans la Vendée. La vaillante garnison de Mayence arrivait en ce moment sur la Loire. Nantes et Saumur se la disputaient. Canclaux et Ronsin présentaient au Comité de salut public deux plans opposés. Le plan de Canclaux, vivement appuyé par le représentant Philippeaux, consistait à réunir l'armée de Mayence à la petite armée de Nantes, puis à opérer la jonction, à travers le Marais, avec le corps qui occupait les Sables-d'Olonne. Après avoir accablé la Vendée maritime, on pénétrerait au cœur du Bocage, en y appelant, par un mouvement concentrique, tous les corps de l'armée de Saumur. Ronsin proposait qu'au contraire on joignit les Mayençais à l'armée de Saumur et qu'on attaquât la Vendée par l'Est, au lieu de l'attaquer par l'Ouest. Le Comité de salut public, qui avait d'abord agréé le plan de Caudaux, consentit à laisser la décision à un conseil de guerre, où les représentants en mission auprès des deux armées de Nantes et de Saumur siégèrent avec les généraux de division de ces deux armées. Le conseil de guerre se prononça pour le plan de Caudaux. Le directoire du département de Maine-et-Loire établit, auprès de l'armée, une commission chargée de veiller à la conservation des propriétés des patriotes sur le théâtre de la guerre et de protéger les femmes, les enfants et les vieillards des communes insurgées, qu'on ferait reconduire sur les derrières de l'armée. Les représentants près l'armée de Saumur défendirent absolument d'incendier aucune ville, village ou maison isolée, sous prétexte que les brigands y avaient logé, et arrêtèrent que, si les circonstances pouvaient forcer de livrer aux flammes des communes rebelles, l'incendie ne pourrait avoir lieu que sur un ordre écrit des généraux. (8 septembre.) C'était bien loin des intentions de Rossignol et de Ronsin. Les représentants près de l'armée de Nantes avaient rendu, dès le 27 août, un pareil arrêté, qui interdisait le pillage sous peine de mort. Les chefs vendéens avaient pris des mesures qui montraient la colère et l'effroi que leur inspiraient l'arrivée des Mayençais. Une proclamation de leur général d'Elbée avait menacé de traiter quiconque ne prendrait pas les armes en complice de la Convention nationale. Le conseil de guerre vendéen arrêta qu'on ne ferait pas de prisonniers parmi les Mayençais, attendu qu'ils violaient la capitulation de Mayence en prenant part à la guerre. Les Vendéens identifiaient ainsi complètement leur guerre avec celle des puissances qui travaillaient à démembrer la France. L'ennemi prévint les républicains. Le 5 septembre, avant que l'armée de Mayence eùt joint la petite armée de Nantes, une double attaque fut tentée par Charette contre le camp de Caudaux, aux Naudières sous Nantes, et par d'Elbée contre la division de Luçon, qui s'était avancée trop tôt jusqu'à Chantonnai. Charette et ses gens du Marais furent vigoureusement repoussés par Canclaux ; mais la grande armée vendéenne força le camp de la division de Luçon, en l'absence du général Tuneq. Elle mit barbarement à mort ses prisonniers. Cet échec partiel n'arrêta pas le mouvement général. Canclaux avait été rejoint par dix mille des intrépides défenseurs de Mayence, ayant à leur tête Aubert-Dubayet, Kléber et les deux représentants qui avaient partagé leurs périls et leur gloire, Merlin de Thionville et Rewbell. Merlin rédigea une proclamation où il annonçait aux brigands amnistie et fraternité, s'ils rentraient dans le devoir ; sinon, combat à mort et à outrance. Caudaux se mit en marche, le 9 septembre, avec une quinzaine de mille hommes, en laissant une réserve à son camp des Naudières. Les divisions des Sables-d'Olonne et de Fontenay, celle même de Luçon, promptement reformée après sa délaite, s'avançaient pour opérer leur jonction avec Caudaux. Les divers corps de l'armée de Saumur devaient se diriger, de leur côté, vers le rendez-vous général, qui était à Mortagne, au cœur de la Vendée. La levée en masse avait été ordonnée dans les départements environnants et le tocsin appelait de toutes parts les populations, depuis Angers et Tours jusqu'à Niort et la Rochelle, à venir grossir l'armée de Saumur. On ne revit pas le grand élan qui s'était manifesté trois mois auparavant, pour repousser les insurgés, après la. prise de Fontenay. Les désordres de l'armée de Saumur et l'incapacité de ses généraux avaient découragé et dégoûté les populations. La levée en masse donna un ramas d'une cinquantaine de mille hommes, mal armés et sans ardeur, qui lâchaient pied dès qu'ils apercevaient l'ennemi et ne rendaient presque aucun service. A la suite d'échecs subis par des détachements de l'armée de Saumur, les Vendéens attaquèrent Doué et Thouars ; ils furent repoussés ; mais ce fut par les troupes, et non par la levée en masse. (14 septembre.) Canclaux, cependant, s'avançait avec les Mayençais à travers le Marais, chassant devant lui les bandes de Charette. A Légé, l'armée délivra 1.200 malheureux patriotes, hommes, femmes et enfants, entassés dans les prisons pur les insurgés. Maître de Montaigu le 16, Canclaux n'était plus qu'à six ou sept lieues de Mortagne, le lieu du rendez-vous ; mais il avait reçu de Rossignol l'avis que l'armée de Saumur n'était pas en mesure de le joindre. Canclaux résolut d'attendre Rossignol pour attaquer Mortagne, de prendre position sur la Sèvre Nantaise, à Tiffauges et à Torfou, et de rallier entre ces deux postes et Montaigu les trois colonnes de Fontenay, de Luçon et des Sables-d'Olonne, qui arrivaient par la Châtaigneraie, Chantonnai et la Roche-sur-Yon. La colonne des Sables d'Olonne était déjà à Saint-Fulgent, à cinq ou six lieues de Montaigu. Le 16 septembre, l'ordre fut expédié, de la part de Rossignol, à ces trois colonnes de battre en retraite. Les deux corps de Fontenay et de Luçon obéirent. Le commandant du corps des Sables-d'Olonne, le Polonais Mieckowski, ne rétrograda pas, mais s'arréta. Cet ordre, qui découvrit le flanc droit de Canclaux, ne venait pas de Rossignol, malade à Saumur, mais de Ronsin. Rossignol le révoqua lorsqu'il le connut, mais trop tard pour en prévenir les conséquences. Le 19 septembre, l'avant-garde de Canclaux, 2.000 Mayençais conduits par Kléber, emporta héroïquement le poste très-fort de Torfou, hauteur entourée de fossés, de haies et de bois ; mais, elle y fut cernée par la masse des deux armées vendéennes réunies. Les femmes furieuses, forcenées, ramenèrent de toutes parts au combat les insurgés qui avaient fui. L'avant-garde mayençaise se dégagea à grand'peine, grâce aux efforts de Kléber et au dévouement du commandant des chasseurs à pied de Saône-et-Loire, Chevardin. Tiens là, lui avait dit Kléber. Fais-toi tuer, mais sauve tes camarades ! — Oui, général ! dit Chevardin. — Il arrêta l'ennemi dans le défilé de Torfou et mourut. Canclaux et Dubayet, accourus avec le gros des Mayençais, refoulèrent les masses vendéennes. Mais, le lendemain, les Vendéens se rejetèrent sur Montaigu et y surprirent et mirent en déroute le corps de l'armée de Nantes qui opérait avec les Mayençais, sous les ordres du général Beysser. Canclaux ne put le secourir à temps et dut ordonner la retraite sur Nantes. De Montaigu, les chefs vendéens allèrent retomber sur Saint-Fulgent et y accablèrent le corps des Sables-d'Olonne, commandé par Mieckowski. Sans l'ordre envoyé par Ronsin, Mieckowski eût joint Eleysser à Montaigu avant que celui-ci eût été attaqué, et les colonnes de Luçon et de Fontenay fussent également arrivées à temps. Au lieu d'un revers, on aurait eu probablement une victoire décisive. Quel avait été le but de Ronsin ? — Son ordre était un véritable crime de haute trahison ; crime dont Rossignol, jusqu'alors l'aveugle instrument de Ronsin, avait tâché d'arrêter l'effet. Ronsin, exaspéré d'avoir vu rejeter son plan de campagne, voulait une défaite pour Canclaux et une victoire pour lui. Quand il crut avoir tout à la fois isolé Canclaux et attiré sur les Mayençais le gros des forces vendéennes, il porta en avant deux colonnes sur Vihiers et sur Beaulieu. Il se mit à la tête de la colonne de Vihiers — 7 ou 8.000 hommes de troupes de ligne et une dizaine de mille de la levée en masse — et prit la route de Chollet. Il engagea son artillerie dans la rue étroite et creuse du village de Coron, comme dans un piège, d'où il ne put la retirer. 10 ou 12.000 Vendéens, arrivant par les hauteurs, fusillèrent les canonniers sur leurs pièces et mirent en fuite cette masse d'hommes si misérablement conduite. Le grand général des Hébertistes n'avait montré pour toutes qualités militaires qu'une audace brutale et aveugle. La colonne qui était à Beaulieu fut battue à son tour le lendemain. Plusieurs femmes se signalaient dans les rangs des Vendéens par leur bravoure et leur férocité. L'une d'elles a écrit une relation où elle prétend avoir tué à elle seule vingt et un bleus (républicains) à coups de sabre, et se vante d'avoir coupé le cou à son oncle, qu'elle avait rencontré à la tête d'une compagnie républicaine. Le plan d'opérations contre la Vendée avait complètement échoué, bien que l'armée de Mayence eût fait tout ce qu'on avait droit d'attendre d'elle. Le brave et loyal représentant Philippeaux écrivit au Comité de salut public, avec l'approbation de ses collègues de Nantes, une lettre où il dénonçait nettement l'incapacité de Rossignol et la trahison de Ronsin. Merlin de Thionville alla lire en personne cette lettre devant la Convention. (24 septembre.) Ronsin courut à Paris opposer dénonciation à dénonciation et accuser Canclaux et Aubert-Dubayet d'avoir désorganisé l'armée ! Robespierre continua de soutenir les Hébertistes. Ronsin eut gain de cause contre Aubert-Dubayet et Canclaux. Ces deux généraux perdirent leurs commandements. Carnot savait ce qu'ils valaient, mais ne put résister au parti pris dans le Comité et dans la Convention, d'écarter tous les officiers d'origine nobiliaire ou d'origine étrangère. Cette résolution s'expliquait par les passions et les défiances terribles du temps, mais elle était aussi injuste que nuisible ; elle privait la République des services d'hommes braves et capables, qui avaient eu le mérite, les uns, de renoncer aux préjugés de leur naissance, les autres, de venir, des pays étrangers, se dévouer à la Révolution française. Carnot tâchait de diminuer cette perte en employant comme aides, dans les travaux de son ministère, des officiers distingués qui cachaient leurs noms nobiliaires afin d'échapper à la persécution. Les Hébertistes, appuyés par Robespierre, parvinrent à faire rappeler de la Vendée, non seulement les généraux Aubert-Dubayet, Canclaux, Mieckowski, mais les représentants qui avaient le mieux servi la République, Philippeaux, Merlin de Thionville, Rewbell, Cavaignac (père du général), en n'y laissant que les plus violents Jacobins, parmi lesquels Carrier, qu'on venait d'envoyer à Nantes. Les Hébertistes n'obtinrent pas cependant un succès complet. Ils avaient écarté leurs adversaires ; ils ne purent maintenir leurs amis. Rossignol fut rappelé de Saumur et Ronsin n'y retourna pas. Le Comité de salut public adopta un nouveau et très bo'n plan. Il sépara le département de la Loire-Inférieure du commandement des Côtes de Brest pour le réunir au commandement des Côtes de la Rochelle, c'est-à-dire qu'il réunit les forces de Nantes et de Saumur en une seule armée de l'Ouest. Rossignol fut transféré au commandement des Côtes de Brest, devenu tout à fait secondaire et en dehors de la guerre de la Vendée. Par malheur, les clubs s'obstinaient à se mêler de cette guerre, comme si elle eût été leur chose, et ils étaient soutenus dans le Comité de salut public par la politique de Robespierre et par le fanatisme de Billaud-Varennes et de Collot-d'Herbois ; ils imposèrent un général en chef plus inepte encore que Rossignol, Léchelle. Du moins, il n'eut pas de Ronsin avec lui. A la suite d'un rapport de Barère, où chaque phrase avait pour refrain : Détruire la Vendée ! et où il montrait dans cette destruction le salut de la République, la Convention adressa une proclamation à l'armée de l'Ouest : Soldats de la liberté, il faut que les brigands de la Vendée soient exterminés avant la fin d'octobre ! L'armée de Nantes avait ressaisi l'offensive avant de connaître les changements ordonnés à Paris ; elle marchait derechef sur le point central de Mortagne et s'attendait à voir, cette fois, arriver à elle par Chantonnai les trois corps des Sables-d'Olonne, de Luçon et de Fontenay. Cette fois encore, la jonction manqua par un contre-ordre de Saumur. Ces trois corps furent appelés à Bressuire. Une fausse manœuvre, sans mauvaise intention, pouvait causer les mêmes malheurs qu'avait fait naguère la trahison. Il n'en fut rien, grâce à la vigueur des Mayençais. Canclaux, averti que les renforts ne venaient pas, n'en marcha pas moins à l'ennemi. Il était en présence des Vendéens, quand il reçut la dépêche qui le révoquait de ses fonctions. Il fit de nobles adieux à son armée. Il remporta une victoire à Saint-Symphorien, près de Tiffauges, le 6 octobre, et partit le 7. Là comme à Torfou, Kléber commandait l'avant-garde. Quand il fut devant les Vendéens, les soldats lui crièrent : Général, nous n'avons pas de canons : — Hé bien ! répondit-il, allons chercher ensemble ceux que nous avons perdus à Torfou ! Les soldats s'élancèrent, baïonnette en avant, et rien ne tint devant eux. Quatre mille hommes en culbutèrent vingt-cinq ou trente mille. L'avant-garde mayençaise avait seule donné. Le nouveau général en chef, Léchelle, rejoignit l'armée de Mayence le 8 octobre. Merlin de Thionville, qui n'avait pas encore reçu son ordre de rappel, et un autre représentant présent à l'armée, jugèrent Léchelle tellement nul, qu'ils chargèrent Kléber du commandement effectif, en laissant le titre et l'apparence à Léchelle. Ces changements avaient fait perdre quelques jours à l'armée de Mayence. Pendant ce temps, les corps de l'armée de Saumur, qui avaient été réunis à Bressuire sous le général Chalbos, avaient battu un corps d'armée vendéen et étaient entrés à Châtillon, siège habituel du Conseil supérieur des insurgés (9 octobre). Assailli et renversé par un retour offensif des Vendéens, Chalbos rallia ses troupes rompues entre Châtillon et Bressuire, et mit de nouveau l'armée vendéenne en déroute (11 octobre). L'armée de Mayence reprit son mouvement le 14 et entra le lendemain sans résistance à Mortagne. Elle y fut renforcée par la colonne de Luçon, que conduisait un jeune homme destiné à une éclatante renommée, Marceau, dont nous avons parlé pour la première fois lors du siège de Verdun. On poussa en avant et l'on défit les Vendéens dans un brillant combat à Saint-Christophe, sur la route de Mortagne à Chollet. Kléber et Marceau se signalèrent à l'envi et Merlin de Thionville se remit à pointer les canons comme à Mayence. L'armée entra le 16 à Chollet, évacué par l'ennemi. Chalbos opéra sa jonction la nuit suivante. Les généraux eurent alors dans la main 20 à 22.000 hommes pleins d'ardeur et de confiance. L'opération manquée le mois précédent avait réussi cette fois. Les républicains étaient victorieux au cœur de la Vendée. L'ébranlement était profond parmi les masses insurgées. Un de leurs chefs les plus populaires, Lescure, avait été blessé à mort dans le combat du 15. Charette, brouillé avec les autres généraux pour une question de partage de butin, était retourné faire la guerre pour son compte dans le Marais. On le rappela instamment ; il ne revint pas. D'Elbée et les autres chefs avaient encore autour d'eux la masse des insurgés du haut Poitou et de l'Anjou ; mais le trouble et l'angoisse envahissaient cette multitude, qui se sentait traquée par le fer et le feu jusque dans les profondeurs de son Bocage. Bonchamps, le plus intelligent de leurs généraux, avait depuis longtemps la pensée d'élargir le théâtre de la guerre et de le porter au nord de la Loire, en Bretagne, où l'on trouverait des populations disposées à grossir l'armée catholique. Ce n'était pas l'avis du général en chef d'Elbée. Après de vifs débats, le Conseil de guerre des Vendéens résolut de tenter un effort suprême, mais en se ménageant les moyens de franchir la Loire, si l'on perdait la bataille. Les chefs vendéens envoyèrent un détachement se saisir de deux passages sur la Loire, à Varades et à Ancenis ; puis, à la tête de 40.000 hommes, ils vinrent se jeter sur l'armée républicaine (17 octobre). Ce fut la plus grande journée de toute cette terrible guerre. D'Elbée, Bonchamps, le jeune et impétueux La Rochejaquelein enlevèrent leurs hommes avec une énergie désespérée et les firent charger en colonne serrée, comme ils n'avaient jamais fait. Chefs et soldats, parmi les républicains, rivalisèrent d'intrépidité. Merlin de Thionville et six autres représentants du peuple, à cheval, sabre en main, donnaient l'exemple à tous. Kléber, avec sa haute taille, son mâle visage et sa flottante chevelure, et Marceau, jeune, beau, héroïque, transportaient d'enthousiasme nos bataillons. Quatre heures durant, la fortune fut incertaine. D'Elbée tomba ; Bonchamps tomba : tous deux blessés à mort. Vers la fin du jour, l'armée vendéenne céda enfin sur tous les points. La nuit couvrit sa déroute. Les vaincus refluèrent en masse sur Saint-Florent, traînant après eux une foule prodigieuse de blessés, de malades, de femmes, de vieillards, d'enfants, de prêtres, les uns échappés des villages en flammes, les autres accourus, en abandonnant tout, pour se sauver ou périr avec l'armée. Quatre-vingt mille malheureux s'entassaient au pied des hauteurs de Saint-Florent, sur la plage de la Loire, avec des cris, des pleurs, des appels désespérés aux quelques barques qui passaient et repassaient incessamment pour transporter cette multitude sur la rive droite, à Varades. Le bruit du canon se rapprochait ; la fumée des villages incendiés montait à l'horizon. La veuve de Lescure, dans ses Mémoires, dit que ce spectacle donnait l'idée du jugement dernier ! Il y eut comme un second drame dans ce drame immense. Tandis que la foule se pressait sur le bord de la Loire, les chefs et l'élite de leurs hommes débattaient, dans le bourg de Saint-Florent, la vie ou la mort de 5000 prisonniers républicains enfermés dans l'église. Les Vendéens avaient plus d'une fois massacré leurs prisonniers par centaines, malgré les efforts de la plupart de leurs chefs ; cette fois, les chefs, exaspérés de leur défaite, décidèrent d'abord .de fusiller ces milliers d'hommes ; puis ils reculèrent devant l'horreur d'une telle exécution. Tandis qu'ils délibéraient, leurs soldats s'amassaient avec des cris de fureur autour de l'église et menaçaient de commencer le carnage. Bonchamps, qui se mourait, averti de ce qui se passait, envoya en toute hâte un de ses officiers ordonner qu'on épargnât les captifs. C'est, dit.il, le dernier ordre que je donnerai ; assurez-moi qu'il sera exécuté ! Le cri de : Grâce ! Bonchamps le veut ! fit tomber les armes des mains des insurgés ; ils respectèrent les dernières volontés du plus aimé de leurs capitaines. Les chefs, ne pouvant traîner les prisonniers outre Loire, leur rendirent la liberté. Il y avait, parmi ces captifs, un homme dont le nom doit être conservé à la postérité : c'était un garde national de Nantes, nommé Haudaudine ; pris par les Vendéens, il avait été chargé par eux d'aller proposer à Nantes un échange de prisonniers. Les autorités républicaines, d'après les maximes inflexibles de ce temps, refusèrent de transiger avec les rebelles. On assure que Haudaudine lui-même fut de cet avis. Il avait promis de retourner dans sa prison si la négociation ne réussissait pas. Rien ne put le décider :à manquer à sa parole. Il retourna se livrer aux Vendéens, convaincu qu'il allait à la mort. Frappés de sa grandeur d'âme, ils l'épargnèrent, et, plus tard, il sauva la veuve de Bonchamps. Elle avait été condamnée par le tribunal révolutionnaire ; il obtint sa grâce. Les Vendéens employèrent la journée du 18 octobre à traverser la Loire, la plupart en barques, le reste à gué. Les éclaireurs républicains, en arrivant à Saint-Florent, le 19 de grand matin, n'aperçurent plus que les dernières bandes dans une île de la Loire. Si le passage eût été défendu à Varades et à Ancenis, la Vendée, ce jour-là, eût été anéantie. Mais le rappel de Canclaux avait désorganisé l'autorité militaire sur la rive droite de la Loire, et les Vendéens n'avaient pas trouvé de résistance sérieuse. L'armée qui avait vaincu à Chollet se partagea pour protéger à la fois Angers et Nantes contre la masse fugitive, achever de soumettre le Bocage de la Vendée et poursuivre Charette dans le Marais. Plusieurs communes du Bocage avaient accepté l'amnistie offerte par Merlin de Thionville et ses collègues. Les Vendéens, qui venaient de nommer le jeune Henri de La Rochejaquelein général en chef à la place de d'Elbée, ne se dirigèrent ni sur Angers sur Nantes. Ils prirent la route du Bas-Maine (Mayenne), comptant y faire des recrues et tourner de là sur la Bretagne. Ils avaient en effet des amis dans le Bas-Maine, les Chouans, bandes d'insurgés qui, cachés dans les forêts, faisaient, depuis quelques mois, une petite guerre de meurtres el de pillages contre les autorités républicaines et les patriotes. Ceux-là méritaient véritablement le titre de brigands que les républicains donnaient aux Vendéens. Le nom de Chouans leur venait d'un de leurs chefs, Jean Cottereau, surnommé Chouan (Chouette), ancien contrebandier et déserteur. La Chouannerie, comme on appela cette petite guerre, se propageait dans la haute Bretagne. Il yr avait, en même temps, une insurrection de paysans dans le Morbihan. Les Vendéens espéraient retrouver hors de chez eux une autre Vendée. Les Vendéens entrèrent à Château-Gontier, où ils égorgèrent le juge de paix, le curé constitutionnel et les membres de la municipalité. Ces barbaries avaient été provoquées par le meurtre de quelques-uns de leurs blessés, qu'avaient massacrés les coureurs de l'armée républicaine. L'atrocité de cette guerre allait toujours croissant. Les Vendéens s'emparèrent de Laval, faiblement défendu, et y renouvelèrent les cruautés de Château-Gontier sur les prêtres constitutionnels et les fonctionnaires. Ils furent rejoints à Laval par six mille paysans manceaux et bretons. Le 25 octobre, ils repoussèrent l'avant-garde républicaine, qui les avait attaqués sous Laval sans attendre le gros de l'armée. Le lendemain, l'armée républicaine, arrivée de Nantes et d'Angers, se massa à Villiers, à moitié chemin de Château-Gontier à Laval. Les généraux convinrent de laisser un jour ou deux de repos aux soldats harassés de fatigue, sans souliers et quasi sans vivres, puis d'attaquer à la fois par les deux rives de la Mayenne, en se faisant joindre par un corps de troupes venu de Bretagne et qui n'était qu'à quelques lieues. Le lendemain matin, le général en chef Léchelle, sans tenir compte de ce plan arrêté avec son consentement, donna l'ordre de marcher en masse sur Laval par la rive gauche de la Mayenne ; il n'ordonna aucune diversion sur l'autre rive et n'envoya aucun avis au corps venu de Bretagne. Il poussa sur l'ennemi 20.000 hommes entassés sur une seule route en une seule colonne. L'avant-garde et la division mayençaise de Kléber se heurtèrent contre la masse ennemie, près de 40.000 hommes, qui occupaient les hauteurs d'Entrames. Tandis que les Mayençais se battaient bravement, une division de l'ancienne armée de Saumur, qui les suivait et eût dû les soutenir, tourna le dos, et, avec elle, le général en chef. Les Mayençais, se voyant abandonnés, s'ébranlèrent et, pour la première fois, se rompirent. Ils perdirent leur artillerie et l'ennemi les poursuivit jusqu'au delà de Château-Gontier. Le reste de l'armée n'avait pas tiré un coup de fusil. Kléber en rallia l'élite, le lendemain matin, au Lion-d'Angers, sur l'Oudon. Lorsque je me vis, a écrit Kléber, au milieu de ces braves gens qui jusqu'ici n'avaient connu que des victoires, lorsque je les vis se presser autour de moi, dévorés de douleur et de honte, les sanglots étouffèrent nia voix... On n'entendait qu'un cri dans l'armée : A bas Léchelle ! Les représentants du peuple, cédant à cette indignation unanime, invitèrent Léchelle à se retirer sous prétexte de santé. L'armée alla se reformer à Angers, sous la direction de Kléber. Si les Vendéens, après leur succès, fussent retournés droit à la Loire, ils eussent pu repasser le fleuve, rentrer victorieux dans leur pays, et tout eût été à recommencer. C'était le sentiment de La Rochejaquelein ; mais sa grande jeunesse lui faisait perdre dans le conseil l'autorité que son courage lui donnait sur le champ de bataille. Les chefs vendéens perdirent le temps à discuter et, l'armée républicaine une fois reformée par Kléber, il était trop tard. Dès que les Vendéens ne rentraient pas chez eux, ce qu'ils avaient de mieux à faire, c'était de pénétrer en Bretagne et de tâcher d'yi exciter un grand soulèvement. lis hésitèrent, allèrent à Mayenne, puis tournèrent sur Fougères qu'ils prirent et pillèrent, et où ils fusillèrent beaucoup de prisonniers, comme ils avaient fait après la bataille de Laval. Des dépêches anglaises, apportées par deux émissaires, décidèrent les chefs vendéens à se détourner de la Bretagne pour entrer en Basse-Normandie. Le gouvernement anglais leur renouvelait ses offres de secours à condition qu'ils se saisissent d'un port de mer. Il leur indiquait Granville, port très voisin de l'île de Jersey, où se préparait une expédition anglaise. Les Vendéens se portèrent sur Granville par Dol, Pontorson et Avranches, où ils ne rencontrèrent point de résistance. Ils repoussèrent une sortie de la garnison et s'emparèrent du faubourg de Granville (13 novembre) ; mais, là, ils furent arrêtés par le feu de batteries qui, du rocher où s'élèvent la petite ville et sa citadelle, foudroyaient le faubourg et la plage. Les habitants soutenaient résolument la faible garnison ; les femmes mêmes étaient aux remparts. Les Vendéens n'avaient ni échelles, ni pétards, rien de ce qui est nécessaire pour tenter un assaut. Les navires qui étaient dans le port tiraient sur eux et les empêchaient de tourner le rocher à marée basse. L'escadre anglaise ne paraissait pas. Le lendemain, les obus de la place ayant mis le feu au faubourg, les bandes qui l'occupaient l'évacuèrent précipitamment. Tout le reste de l'armée vendéenne, sans écouter ses chefs, reprit en désordre la route d'Avranches. Dès ce jour, la perte des Vendéens fut assurée. Le découragement se mit dans cette multitude, qui n'eut plus qu'une idée, celle de retourner dans son pays, quand il était trop tard pour qu'il lui restât aucune chance de retour. La Rochejaquelein essaya d'entraîner l'armée dans l'intérieur de la Normandie. Il se jeta, avec l'élite de ses gens, sur la petite ville de Villedieu. La garde nationale était allée joindre les troupes réunies pour secourir Granville ; les femmes défendirent intrépidement Villedieu ; beaucoup se firent massacrer ! Villedieu fut saccagée ; mais La Rochejaquelein ne put aller plus loin. La masse vendéenne avait déjà tourné tête au midi. Il dut suivre son armée au lieu de la conduire. Les fautes des républicains valurent encore aux Vendéens quelques succès, qui ne firent que retarder un peu leur ruine. Le meilleur historien de la guerre de Vendée, Savary, un des compagnons de Kléber, compare l'armée vendéenne à un sanglier blessé, qui, avant de périr, ne froissera que les chasseurs maladroits qui se trouveront sur son passage. L'armée républicaine, réorganisée à Angers, était venue secourir Rennes, qu'on croyait menacée, et s'y renforcer des quelques troupes qu'on appelait l'armée des Côtes de Brest. On n'imaginerait pas quel général en chef avait été nommé à la place de Léchelle ! Léchelle avait remplacé tout à la fois Rossignol et Canclaux ; Rossignol à son tour remplaça Léchelle. La faction incorrigible qui s'était engouée de lui l'imposa de nouveau à Carnot et à l'armée. L'inconsistance étourdie de Rossignol et des représentants du peuple qui avaient remplacé Merlin et ses amis, et la fougue téméraire d'un général d'avant-garde, ce Westermann que nous avons vu figurer dans la campagne de Valmy, firent manquer les opérations proposées par Kléber pour affamer et accabler les Vendéens. Deux attaques mal concertées contre leur armée, qui était revenue d'Avranches à Dol, échouèrent et la seconde amena une nouvelle déroute qui rejeta les républicains sur Rennes. Ce fut dans cette journée (23 novembre) que mourut le jeune Barra. C'était un enfant de treize ans, qui combattait dans les rangs des républicains. Enveloppé par les insurgés qui le sommèrent de crier Vive le Roi ! il répondit par le cri de : Vive la République ! et mourut, criblé de coups, en embrassant sa cocarde tricolore. La Convention ordonna que son corps fût transféré au Panthéon. Rossignol eut la bonne foi de reconnaître qu'il n'était pas fait pour commander une armée et offrit sa démission. Les représentants ne l'acceptèrent pas, mais se décidèrent à finir par où ils auraient dû commencer, c'est-à-dire à remettre à Kléber la direction ellective des opérations. Les Vendéens ne profitèrent de leur avantage que pour continuer lentement leur chemin vers la Loire par Fougères et Laval. C'était moins une armée qu'une cohue. Ils n'avaient plus leur ancienne organisation par paroisses et n'avaient pas acquis celle des troupes régulières. Tout était mêlé : hommes armés, désarmés, femmes, enfants ; seulement, en route, les gens armés, trente mille hommes avec une cinquantaine de canons, allaient en tête et en queue ; au milieu, la longue file des non-combattants, à pied, à cheval, en chariot ; il en restait une quinzaine de mille, beaucoup ayant déjà péri ; cela tenait trois ou quatre lieues de terrain et vivait, à grand'peine, de réquisitions sur les pays qu'ils traversaient. Les populations faisaient le vide autour d'eux. La prolongation de leur résistance tenait uniquement à quatre ou cinq mille hommes d'une bravoure indomptable, excellents tireurs, qui portaient le poids de toutes les rencontres. Trois ou quatre mille autres soutenaient ceux-là tant bien que mal ; le reste faisait nombre, mais ne se battait pas. Les chefs vendéens décidèrent l'attaque d'Angers. Ils allèrent franchir la Sarthe à Sablé et le Loir à la Flèche, afin de n'avoir point de passage de rivière à effectuer devant Angers et d'assaillir la place du côté où aucun cours d'eau ne la protège. L'artillerie et la fusillade des remparts repoussèrent vigoureusement les approches de l'ennemi. 3 ou 4.000 hommes de troupes de ligne étaient accourus à Angers. Un des généraux mayençais, Beaupuy, encore souffrant d'une grave blessure, dirigea la défense, que les habitants secondèrent avec énergie. Plusieurs femmes furent tuées aux remparts en venant assister les combattan4 : Le succès d'un assaut était bien douteux ; mais c'était la seule chance des Vendéens. Ils parvinrent à ouvrir une petite brèche. La Rochejacquelein y monta, avec quatre des siens ; nul autre ne les suivit. Les chefs promirent en vain le pillage de la ville. Les paysans vendéens, épuisés de fatigue, de disette et de froid, n'avaient plus rien de leur ardeur première. Comme à Granville, ils tiraillèrent inutilement pendant deux jours contre les murs de la ville ; le 4 décembre, menacés de deux côtés par des détachements de l'armée républicaine, qui arrivaient de Rennes au secours d'Angers, ils abandonnèrent leur entreprise. Les chefs, avertis que la route de la Loire leur était barrée par Kléber, tournèrent au nord, dans la direction du Mans. Les Vendéens, envahis par la dysenterie, laissaient à chaque pas des morts et des mourants derrière eux. Le désespoir leur rendit la force de se rouvrir la traversée du Loir à la Flèche, puis de s'emparer du Mans, où ils fusillèrent plusieurs des principaux patriotes et pillèrent amis et ennemis (10 décembre). Ils ne purent s'y reposer que vingt-quatre heures. Le 12, l'armée républicaine, renforcée par un corps venu de Normandie, parut devant le Mans. Elle avait à sa tête, non plus Rossignol, mais le jeune Marceau. Le Comité de salut public avait eu enfin le courage de faire un digne choix, et Kléber, avec un désintéressement admirable, avait tout fait pour pousser son jeune ami au commandement en chef. Marceau avait à peine vingt-cinq ans, l'âge du général Hoche. La Rochejaquelein parvint à ranimer l'élite des Vendéens et fit une sortie à leur tête ; il repoussa d'abord l'avant-garde républicaine et y jeta le désordre ; mais un détachement mayençais tint ferme ; le corps venu de Normandie arriva à l'aide. L'effort des Vendéens ne se soutint pas ; ils reculèrent, puis se rejetèrent en déroute vers la ville. Le nouveau général en chef Marceau, accouru à l'avant-garde, voulait prendre position pour attendre Kléber, qui était encore loin avec sa division. Non ! non ! s'écria le commandant de l'avant-garde, l'impétueux Westermann ; la position est au Mans ; l'ennemi est ébranlé ; profitons-en ! Allons ! dit Marceau. La fougue de Westermann avait valu aux républicains une défaite à Dol ; cette fois, elle hâta la victoire. L'avant-garde poursuivit si vivement l'ennemi, qu'elle passa avec lui le pont de la Sarthe, traversa le faubourg et pénétra jusqu'au cœur de la ville. Les plus braves des Vendéens se rallièrent derrière une grande barricade établie à l'entrée de la place de l'Éperon. Les républicains enlevèrent d'assaut la barricade et les canons qui la défendaient. Les Vendéens se jetèrent dans les maisons, d'où ils firent un feu terrible qui arrêta les républicains. La nuit était venue. Marceau suspendit l'attaque, en maintenant sa position jusqu'à l'arrivée de Kléber. Au point du jour, la colonne de Kléber se précipita en avant à la baïonnette. Les Vendéens évacuèrent les maisons en jetant leurs fusils pour fuir. Le gros de leur armée avait abandonné le Mans pendant la nuit, au milieu d'un épouvantable désordre. Ces malheureux s'entassaient, se poussaient, s'écrasaient aux issues de la ville. Les Vendéens s'enfuirent vers Laval ; tout ce qui ne put gagner assez d'avance fut sabré ou pris dans la ville et le long de la route. Suivant les relations vendéennes, il périt là plus de 15.000 personnes, dont beaucoup expirèrent dans les fossés et dans les champs sans avoir été atteintes par le fer des républicains. Les paysans des environs, que les Vendéens avaient crus royalistes, ne firent point de grâce aux fuyards ; mais les habitants du Mans, et aussi des soldats, une fois la première fureur passée, sauvèrent beaucoup de femmes et d'enfants. La terreur semblait donner des ailes à la masse fugitive, qui, trois jours auparavant, se traînait avec tant de peine. Les Vendéens, allant jour et nuit, gagnèrent deux marches sur l'armée qui les poursuivait. De Laval, ils tournèrent tâte de nouveau vers la Loire et atteignirent le fleuve, dès le 46 décembre, à Ancenis. Mais les précautions étaient prises ; tous les bateaux avaient été retirés sur la rive gauche. La Rochejacquelein ordonna de construire des radeaux et s'embarqua, avec une vingtaine d'hommes, dans deux batelets, pour aller s'emparer de quelques grandes barques qu'on apercevait à l'autre bord de la Loire et pour protéger le passage de ses gens. Un détachement républicain survint. La Rochejaquelein s'échappa à grand'peine, mais ne put se rembarquer ni rejoindre son armée. Une canonnière, envoyée de Nantes, coula les radeaux construits par les Vendéens. Ces malheureux, ne sachant plus que devenir, essayèrent en vain de pénétrer dans la Basse-Bretagne ; les passages de la Vilaine étaient gardés. Ils errèrent d'Ancenis à Blain, de Blain à Savenay, où ils furent rejoints par l'armée républicaine. Ils n'étaient plus guère qu'une dizaine de mille. Le reste était mort où s'était débandé à travers la campagne. Marceau et Kléber les enveloppèrent et les écrasèrent dans Savenay, entre la large Loire et les marais de Montoire, le 28 décembre, au moment même où Hoche expulsait les Allemands de l'Alsace. Ce fut la fin de la grande armée vendéenne. Cette guerre de paysans, de brigands, écrivait à Merlin de Thionville le brave général mayençais Beaupuy, cette guerre que l'on affectait de regarder comme si méprisable, m'a toujours paru pour la République la grande partie. La partie était gagnée, quoique la Vendée ne fût pas entièrement finie avec sa grande armée. Nous reviendrons sur les affreuses exterminations qui coïncidèrent, à Nantes, avec le désastre des Vendéens au nord de la Loire, et qui furent précisément ce qui ranima la révolte de l'Ouest ; mais il nous faut maintenant raconter la guerre civile de l'Est après celle de l'Ouest. Nous avons dit que Dubois-Crancé, après avoir ramené au parti de la Montagne et de la Convention le Dauphiné et la Bourgogne, était arrivé devant Lyon au commencement d'août, avec quelques milliers de soldats. Les deux représentants Dubois-Crancé et Gauthier adressèrent successivement aux Lyonnais plusieurs proclamations où ils répondaient de la sûreté des personnes et des propriétés et s'efforçaient de séparer la masse lyonnaise de ses meneurs, annonçant que la Convention pouvait même faire grâce aux coupables, s'ils prouvaient qu'ils n'étaient qu'égarés. (8, 14, 21 août.) Le Comité de salut public avait écrit, le 18 août, à Dubois-Crancé et à Gauthier pour leur recommander d'épargner les Lyonnais s'ils se soumettaient. Les autorités insurrectionnelles de Lyon continuaient à protester de leur républicanisme, quoique le général qu'elles avaient choisi, le président et le secrétaire des délégués des sections, et le secrétaire du Comité de salut public lyonnais, prêtre réfractaire, fussent des royalistes. Leur général, Précy, était en correspondance avec les agents des princes émigrés, qui lui promettaient des secours étrangers. Les meneurs faisaient tout afin d'empêcher la population de transiger. Nous avons dit plus haut qu'ils avaient inventé une fausse lettre d'émigré pour perdre Chalier ; ils inventèrent une prétendue lettre de Danton, pleine d'effroyables menaces, pour exaspérer les Lyonnais. En cachant leur but contre-révolutionnaire et en se donnant comme des défenseurs de la liberté républicaine, ils obtinrent dans la ville vingt mille signatures d'adhésion à une réponse hautaine qu'ils envoyèrent aux représentants : Si l'on ne nous rend justice, écrivaient-ils, nous nous ensevelirons sous les débris de la ville. Si vous avancez, vous éprouverez ce que peuvent des hommes libres. La faiblesse des moyens d'action de Dubois-Crancé encourageait la résistance. Les assiégeants étaient bien moins nombreux que les assiégés ; mais, lorsque la réponse des Lyonnais et la trahison de Toulon eurent fait perdre tout espoir de conciliation dans les affaires du Sud-Est, le Comité de salut public se mit en mesure de changer cet état de choses. La grosse artillerie de Besançon et de Grenoble fut envoyée contre Lyon, avec de nouvelles troupes détachées de l'armée des Alpes. Des représentants furent expédiés pour lever en masse les populations de l'Auvergne, du Velay et du Vivarais. Les administrations de ces départements, hostiles au parti de la Montagne, avait entravé la Réquisition. On persuadait aux Auvergnats de ne pas se battre contre leurs frères de Lyon. Couthon et deux autres représentants auvergnats arrivèrent à Clermont-Ferrand. Le paralytique Couthon se fit porter dans la chaire de la cathédrale et, là, il enleva, par ses paroles enflammées, les paysans accourus en foule. Le mouvement gagna toute l'Auvergne comme une traînée de poudre. Les rudes populations des montagnes se ruèrent vers Lyon à travers le Forez. Couthon avait, disait-il, déraciné les rochers de l'Auvergne pour les précipiter sur Lyon. Les Auvergnats entraînèrent avec eux les paysans foréziens ; des détachements lyonnais qui occupaient Saint-Étienne et Montbrison, pris entre cette masse et quelques troupes envoyées par Dubois-Crancé, durent rentrer précipitamment dans Lyon, qui fut dès lors complètement resserré dans son enceinte. Le blocus vint s'ajouter au bombardement, commencé par ordre de Dubois-Crancé après que ses sommations eurent été repoussées. Avant le milieu de septembre, les plus beaux quartiers de Lyon avaient déjà cruellement souffert : le somptueux quai Saint-Clair ne présentait plus que des ruines. Ces calamités exaltaient les hommes énergiques et suscitaient des actes d'un courage audacieux parmi les défenseurs de la ville. Mais le grand nombre, qu'on avait poussé aveuglément ou traîné malgré lui à cette lutte, n'aspirait qu'à s'y soustraire ; on assure qu'il sortit de la ville jusqu'à 20.000 hommes, femmes et enfants, qui vinrent demander du pain aux assiégeants. La plupart étaient des ouvriers en soie. Tout espoir de secours était perdu pour les assiégés. Les Piémontais, qui avaient pénétré en Savoie, n'obtinrent pas des Autrichiens le renfort qu'ils leur avaient demandé pour aller plus avant. Le gouvernement autrichien n'eût consenti à aider le roi de Sardaigne à faire des conquêtes en France qu'à condition qu'il lui cédât la province de Novare. L'égoïste rapacité des puissances étrangères continuait ainsi à venir à l'aide de la République. Une partie de l'armée des Alpes suffit pour chasser les Piémontais de la Savoie, pendant que le reste de cette armée assiégeait. Lyon avec l'aide de la levée en masse d'Auvergne. De 8.000 hommes, l'armée assiégeante était arrivée à 35.000 avant la fin de septembre. Un général savoisien, Doppet, fut alors chargé du commandement par le Comité de salut public. Dubois-Crancé eût voulu réduire Lyon par la disette ; mais le Comité de salut publié avait hâte d'en finir, afin de pouvoir ensuite concentrer ses efforts sur la reprise de Toulon, qu'il était si dangereux et si humiliant pour nous de voir aux mains des Anglais. Doppet résolut l'attaque de vive force. Déjà Dubois-Crancé avait emporté d'assaut la redoute d'Oullins, qui couvrait les approches de Perrache, la presqu'île entre le Rhône et la Saône (23 septembre). Le 29 septembre, l'armée enleva les hauteurs de Sainte-Foi, qui dominent la Saône, et le pont de la Mulatière, à la pointe de Perrache, au confluent de la Saône et du Rhône. Couthon arriva, trois jours après, avec de nouvelles levées d'Auvergne. Il adressa, le 7 octobre, aux Lyonnais, une dernière proclamation. Il y renouvelait la promesse de respecter les personnes et les propriétés de quiconque n'avait pas de crimes à se reprocher. Il accordait aux Lyonnais jusqu'au lendemain, quatre heures du soir, pour se soumettre. La désolation et la famine étaient partout dans Lyon. Les chefs ne contenaient plus la population que par la terreur. Quatre personnes avaient été fusillées. La femme d'un négociant du parti montagnard, avec une hardiesse et une activité extraordinaires, courut les hauts quartiers, ameutant ce qui restait d'ouvriers en soie, affichant des placards, poussant le peuple à l'Hôtel de ville. Les administrateurs furent contraints d'accorder la convocation des sections pour le lendemain. Le 8 octobre, les sections réunies envoyèrent des députés à Couthon et à ses collègues. La nuit du 8 au 9 octobre se passa en débats entre les représentants du peuple et les délégués lyonnais, qui s'efforçaient d'obtenir amnistie pour tous. Pendant ce temps, le sort de Lyon se décidait. Un détachement républicain se saisissait d'une redoute qui donnait entrée dans la ville, du côté de Saint-Just, et, sur un autre point, les canonniers qui gardaient la tête du pont Saint-Clair, gagnés par la citoyenne Rameau, la femme qui avait soulevé les ouvriers, appelaient les assiégeants et fraternisaient avec eux. Au point du jour, le général des Lyonnais, Précy, sortit de la ville, avec quelques centaines d'hommes, par le faubourg de Vaize ; une partie de cette troupe réussit à percer les lignes des assiégeants ; mais elle n'alla pas loin ; elle fut rejointe et taillée en pièces à quelques lieues de Lyon. Précy et quelques-uns des siens n’échappèrent qu'en se cachant dans les bois. Les assiégeants entrèrent le pain à la main dans Lyon. Couthon, si ardent à prendre Lyon, se montra modéré à son entrée dans la ville prise. De concert avec plusieurs autres des représentants, il fit défendre, sous peine de mort, toute attaque à la propriété, ordonna la réouverture des ateliers et tâcha d'empêcher les vengeances personnelles des jacobins lyonnais, furieux de la longue persécution qu'ils avaient subie ; il eût voulu limiter le plus possible les condamnations révolutionnaires, rassurer la masse lyonnaise et conserver ce grand centre industriel à la République. Il n'y a pas à douter qu'il ne fût d'accord à ce sujet avec Robespierre. Une fois sa haine satisfaite contre les Girondins, Robespierre eût souhaité d'arrêter l'essor furieux que prenait la Terreur. Nous verrons comment il eut cette pensée à diverses reprises, et comment il fit tout le contraire. Nous dirons plus loin comment la modération de Couthon ne prévalut pas et comment le Comité de salut public et la Convention s'emportèrent aux résolutions terribles qui ruinèrent Lyon et laissèrent dans l'histoire une longue trace de sang. Lyon pris, les efforts se portèrent sur Toulon. L'ennemi n'avait rien tenté dans l'intérieur de la Provence. Les généraux Carteaux et Lapoype s'étaient établis à l'est et à l'ouest de Toulon, l'un au débouché des gorges d'011ioules, l'autre à Solliès, avec quelques milliers de soldats, pour empêcher l'ennemi de s'avancer au dehors. Des forces considérables avaient cependant débarqué dans la ville ; il s'y réunit plus de 15.000 hommes de troupes étrangères, Anglais, Espagnols, Napolitains, Piémontais, soutenus par la flotte anglo-espagnole et par un petit corps de royalistes français et un régiment formé parmi les équipages de nos vaisseaux livrés aux Anglais. Mais là, comme partout, la discorde était entre les alliés comme entre leurs auxiliaires français. Les Feuillants et les contre-révolutionnaires se querellaient dans Toulon ; les Anglais et les Espagnols se jalousaient ; les Espagnols étaient poussés par le fanatisme monarchique et religieux ; les Anglais n'avaient d'autre but que de tâcher de garder pour eux le port et la flotte de Toulon. Ces divisions ne permirent pas aux ennemis de concerter un plan d'opérations contre les deux faibles corps de Carteaux et de Lapoype, qui, séparés par le double massif de rochers du Faron et des Pommets, n'auraient pu se porter aucun secours. Après la prise de Lyon, il ne fut plus temps. Les assiégeants furent puissamment renforcés et arrivèrent à peu près au même nombre que l'armée qui avait pris Lyon ; une grande partie étaient, à la vérité, des réquisitionnaires qui n'avaient pas encore tenu un fusil. Quelques semaines se passèrent en tâtonnements et en variations dans le commandement. Un général de grand mérite, Dugommier, fut enfin chargé de la conduite du siège. Cinq représentants du peuple étaient réunis au camp ; parmi eux, Robespierre jeune, à qui son frère eût voulu faire jouer à Toulon le même rôle qu'avait pris Couthon à Lyon. Il s'agissait maintenant de trouver le meilleur plan d'attaque contre cette forte place, défendue par une si nombreuse garnison et par une grande flotte. Il y avait, dans l'artillerie assiégeante, un capitaine d'artillerie de vingt-quatre ans, né en Corse, d'une famille d'origine toscane. Il s'appelait Napoléon Buonaparte. De ce nom italien, on a fait en français BONAPARTE. C'était un petit homme maigre et nerveux, au large front, au visage pâle, à la physionomie pensive et sombre, avec de grands traits à la romaine et un regard d'aigle. Élevé en France, à l'école militaire de Brienne, il était récemment retourné en Corse et avait essayé en vain de s'opposer à un mouvement séparatiste que dirigeait l'ancien chef des insurrections corses contre Gênes, puis contre la France, le fameux Paoli, soutenu par les Anglais. La Corse, qui avait accueilli avec enthousiasme la Révolution de 89, s'était, depuis, rejetée dans la réaction par l'influence du vieux parti de Paoli et par celle du clergé. Elle se sépara momentanément de la République française (mai 1793). Le jeune Bonaparte, proscrit par le parti séparatiste, revint en France. Il se fit remarquer pour la première fois à la reprise d'Avignon par le général Carteaux sur les insurgés marseillais. Durant l'automne, comme il passait par le camp de Carteaux pour aller rejoindre le corps d'armée qui faisait la guerre contre les Piémontais dans les montagnes de Nice, un des représentants en mission au siège de Toulon, Salicetti, Corse comme lui, fut frappé de son intelligence et de ses connaissances militaires, et le fit mettre en réquisition pour le service du siège. Robespierre jeune, à son tour, s'intéressa vivement à lui et on lui donna bientôt la direction effective de l'artillerie, malgré l'infériorité de son grade. L'attaque de Toulon semblait une entreprise prodigieusement difficile pour une armée de terre qu'aucune force maritime ne secondait. Toulon est protégé du côté de la terre par le vaste amphithéâtre des rochers du Faron et des Pommets et par trois petites rivières. Du côté de la mer, il est au fond d'une double rade, la petite et la grande, l'intérieure et l'extérieure, qui communiquent par un goulet ouvert entre deux promontoires. L'ennemi avait construit des forts sur les rochers du côté de la terre. Quant aux deux promontoires qui commandent les deux rades, celui qui touche à la ville est défendu par le fort Lamalgue. L'ennemi avait établi sur l'autre, appelé le promontoire de l'Éguillette, un camp retranché que les Anglais nommaient le Petit Gibraltar, laissant ainsi voir clairement leur dessein de faire de Toulon un second Gibraltar. Bonaparte étudia profondément les défenses de la place et la situation de l'ennemi. Il saisit nettement le point décisif ; il comprit que le sort de Toulon dépendait de la flotte anglaise. Il vit que cette position au fond de la double rade, qui semblait faire la force de Toulon, faisait en réalité sa faiblesse, et que, si les assiégeants s'emparaient du promontoire de l'Éguillette, la flotte anglaise serait prise au piège dans la petite rade ; qu'il lui faudrait s'enfuir au plus vite, sous peine d'étre coulée par nos batteries. Le point décisif de l'attaque était donc le promontoire de l'Éguillette. Bonaparte envoya un plan au Comité de salut public. Carnot en fut frappé, comme il l'avait été du mémoire de Hoche sur la guerre par masses. Il adopta la pensée de Bonaparte et refondit son plan avec un autre qu'avait envoyé le général en chef Dugommier. Les grandes opérations commencèrent. On feignit d'abord de porter l'attaque sur le fort de Malbousquet, qui couvrait Toulon vers la route d'Ollioules. L'ennemi prit le change, fit une grande sortie de ce côté, fut repoussé avec perte par Dugommier et par Bonaparte, et le général anglais O'Hara fut fait prisonnier (30 novembre). Notre artillerie battit dès lors vigoureusement le Petit Gibraltar et les autres ouvrages du promontoire de l'Éguillette. On attendit pour tenter l'assaut un renfort de quelques bataillons d'élite. Dans la nuit du 16 au 17 décembre, par une pluie torrentielle, les colonnes républicaines marchèrent droit à la grande redoute du Petit Gibraltar. Trois représentants du peuple, Robespierre jeune, Salicetti, Ricord, s'avançaient, sabre en main, en tête des bataillons. Allons ! dit le vieux général Dugommier à l'un de ses lieutenants, Victor (depuis le maréchal duc de Bellune), il faut prendre la redoute, ou sinon... Il se passa la main sur le cou. On la prit. Des centaines de braves jonchèrent les fossés de leurs corps. Les autres escaladèrent le rempart. 2.000 hommes qui défendaient la redoute furent tués ou pris. 3.000 soldats, qui occupaient les autres ouvrages du promontoire, tentèrent, au point du jour, un retour offensif, appuyé par le canon de la flotte ennemie. Ils furent rejetés vers la mer et se rembarquèrent la nuit d'après. Toulon était à nous. Les Anglais décidèrent aussitôt l'évacuation et l'imposèrent à leurs alliés. Quand les habitants virent embarquer les malades, les blessés, et rentrer en ville les garnisons des forts, ils commencèrent à comprendre qu'ils allaient être abandonnés. Ils reconnurent bientôt que les Anglais n'avaient plus qu'une pensée, celle de détruire Toulon et sa marine, puisqu'ils ne pouvaient se les approprier. Dans l'après-midi, l'amiral Hood envoya le commodore Sidney Smith, qui devait plus tard se retrouver en face de Bonaparte, préparer l'incendie des magasins, des chantiers, de l'arsenal et des vaisseaux français. Les forçats étaient témoins de ces sinistres apprêts ; le sentiment de la patrie se réveilla dans ces âmes flétries ; des galériens se révoltèrent pour sauver ce que de hauts fonctionnaires civils et militaires avaient livré à l'ennemi. Il fallut que Sidney Smith flt pointer le canon sur eux pour les réduire. La nuit était venue ; l'incendie illuminait Toulon. Le gouvernement anglais fit enfin annoncer qu'on emmènerait ceux des habitants qui voudraient s'embarquer. Une multitude affolée se précipita sur le quai, se poussant, s'étouffant, se renversant jusque dans la mer. Les embarcations enfonçaient sous le poids de cette foule. On ne reçut d'abord les fugitifs que sur les navires de commerce. Les vaisseaux de guerre les repoussaient par la force. Les barques chaviraient. Le port était couvert de malheureux qui se noyaient. L'amiral espagnol, saisi de compassion, laissa enfin monter les fugitifs à bord de ses navires ; les Napolitains en firent autant ; les Anglais cédèrent les derniers. La flotte alliée s'éloigna, emmenant trois de nos vaisseaux de ligne et neuf de nos frégates. Cinq de nos vaisseaux, montés en partie par des marins contre-révolutionnaires français, avaient été envoyés dans l'Océan pour tâcher de faire révolter Brest et nos autres ports de l'Ouest. Les forçats, aidés par le premier détachement français qui entra dans Toulon, éteignirent le feu et sauvèrent l'arsenal, la corderie, quinze vaisseaux, plus ou moins endommagés, et onze frégates ; neuf vaisseaux étaient brûlés. Les représentants et l'armée entrèrent, le lendemain, dans la coupable et malheureuse ville (19 décembre). Les grands criminels, l'amiral Trogoff, le commissaire de marine d'Imbert, tous les promoteurs de la grande trahison, avaient échappé par la fuite au châtiment de leur forfait. On ne pouvait plus atteindre que des complices subalternes ou des instruments passifs, des malheureux qui avaient compté sur leur obscurité pour se soustraire aux poursuites des vainqueurs. Malheureusement, il y avait une fureur de vengeance surexcitée contre Toulon. Elle fut portée au comble, quand on vit sortir le représentant Beauvais, pâle, hâve, méconnaissable, du cachot où son collègue Bayle s'était donné la mort pour échapper à d'indignes traitements, et quand trois cents Jacobins toulonnais, à grand'peine échappés d'un vaisseau incendié qui leur avait servi de prison, vinrent raconter devant les représentants que les royalistes avaient accroché des cadavres de patriotes à des étaux de bouchers ; qu'ils avaient fait pendre un citoyen de Toulon, pour avoir commandé une des compagnies du bataillon des Marseillais à l'attaque des Tuileries, le 10 août. Il y avait, parmi les cinq représentants présents à l'armée, deux hommes qui avaient rendu des services en combattant activement la Contre-Révolution en Provence, mais qui n'avaient pas plus d'humanité que de principes : le journaliste Fréron, qui, dans les premières années de la Révolution, s'était évertué, pour gagner une mauvaise popularité, à rivaliser de violence avec Marat, et un ancien noble, l'ex-comte de Barras, aventurier hardi et vicieux, qui s'appliquait à faire oublier son origine à force d'exagération. Ces deux hommes rêvèrent de dépasser les choses terribles dont Nantes et Lyon étaient en ce moment le théâtre, et de se faire une gloire auprès des Jacobins en frappant d'un châtiment extraordinaire la ville infâme. Robespierre jeune, qui avait été d'une violence aveugle à la Convention pendant la lutte de la Montagne et de la Gironde, s'était montré en Provence sous un aspect nouveau ; ses dispositions avaient paru relativement modérées et humaines, comme celles de Couthon à Lyon. Mais son frère n'avait pas soutenu Couthon ; le terrorisme implacable l'emportait, et Robespierre jeune, avant de retourner à Paris, approuva tout au moins les premières exécutions ordonnées à Toulon. Fréron et Barras convoquèrent au Champ de Mars tout ce qui restait de population mâle à Toulon. Ils firent nommer un jury révolutionnaire par les trois cents patriotes sortis de prison. Ils firent sortir de la foule tout ce qui avait exercé des fonctions au nom de Louis XVII, ou travaillé aux gages des Anglais. Les jurés improvisés, sur six cents personnes comprises dans ces deux catégories, en condamnèrent cent cinquante à deux cents, qui furent sur-le-champ mitraillées ou fusillées en masse. Le général Dugommier et la troupe n'étant pas disposés à se prêter à ces cruautés, Fréron et Barras avaient eu recours à un bataillon de volontaires composé des Jacobins les plus fanatiques du Midi. Ces exécutions continuèrent pendant plusieurs jours. Fréron, dans ses lettres, se vanta d'avoir fait fusiller huit cents Toulonnais. Lui et Barras firent peser sur Marseille comme sur Toulon une tyrannie sanguinaire qui souilla la brillante victoire des armes républicaines.. La reprise de Toulon, l'expulsion des Allemands de l'Alsace et la destruction de la grande armée vendéenne terminèrent, dans la même semaine, la grande campagne de 93. Le territoire de la République française était délivré de la guerre civile, sauf dans quelques recoins de la Vendée et de la Bretagne, et de l'invasion étrangère, sauf sur deux points. Dans le département du Nord, Valenciennes, Condé et le Quesnoy étaient restés au pouvoir des Autrichiens, et, dans les Pyrénées-Orientales, les Espagnols occupaient quelques positions sur les montagnes et sur le bord de la mer. Les Anglais, qui n'avaient pas réussi à s'établir à Toulon, n'avaient pas non plus obtenu le succès complet qu'ils espéraient en attaquant nos colonies lointaines. Appelés par une faction des blancs, au milieu de l'anarchie sanglante qui ravageait notre grande colonie de Saint-Domingue, ils étaient parvenus à occuper une forte position sur la côte de cette ile ; mais, aux Petites Antilles, Anglais et émigrés avaient été vigoureusement repoussés par la marine et par les habitants patriotes de la Martinique. La République française se préparait à reprendre puissamment l'offensive de toutes parts. |