HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME SECOND

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

LA CONVENTION (SUITE). — LA TERREUR. — MORT DES GIRONDINS.

Août-novembre 1793.

 

Le grand mouvement de lutte à outrance, qui avait suscité la Réquisition et porté Carnot à la direction de la guerre, poussait en même temps à la Terreur.

Le 27 août, le général Custine, qui avait été longtemps le favori des Jacobins et l'une des espérances de la Révolution, condamné à mort par le Tribunal révolutionnaire, fut envoyé à l'échafaud comme traître. Il n'avait point trahi ; mais une série de fautes inexplicables, suivant l'expression du célèbre historien militaire Jomini, lui donnait toutes les apparences de la trahison. Ces fautes, inexplicables au point de vue militaire, provenaient de fausses combinaisons politiques. Ceux qui condamnèrent Custine étaient convaincus de son prétendu crime. Le malheureux paya pour Dumouriez.

Peu de jours après, une douzaine d'habitants de Rouen, jugés à Paris, furent conduits à la guillotine. Ce fut la première de ces funèbres charretées qui, quelques mois plus tard, se multiplièrent d'une si effroyable manière.

Ces Rouennais avaient été condamnés pour conspiration et connivence avec les insurgés de la Normandie centrale. Il y eut encore quelques autres exécutions de gens de leur ville et de leur département. On peut juger quelles terribles menaces étaient suspendues sur le Calvados et sur l'Eure, qui avaient été le foyer de l'insurrection girondine. L'enquête sur la rébellion de ces deux départements était entre les mains d'un Montagnard redouté, Robert Lindet, député de l'Eure. Quelques motions violentes et sa mine sévère et sombre lui avaient fait une réputation sinistre. Les Girondins l'appelaient l'hyène.

Ce qui était l'effroi des Normands fut leur salut. Robert Lindet, qui s'éleva bientôt, parmi les hommes d'action du Comité de salut public, à un rôle qui ne le céda en importance qu'à celui de Carnot, Robert Lindet prit prétexte des immenses affaires dont il était chargé pour traîner en longueur son rapport sur la Normandie ; il traîna si bien que la Terreur finit avant que le rapport eût été présenté.

Il préserva ainsi son pays natal des horreurs qui désolèrent Lyon, la Provence, Bordeaux et Nantes.

Pendant qu'une circonstance heureuse protégeait ainsi un coirr du Nord-Ouest, les événements qui se passaient dans le Sud-Est rendaient, à Paris et ailleurs, la Terreur de plus en plus implacable.

La réaction lyonnaise, après avoir envoyé à l'échafaud Chalier et quelques autres Jacobins, avait essayé de revenir sur ses pas et de transiger. Sous la pression des départements voisins, la Commission populaire et le Directoire départemental de Rhône-et-Loire avaient reconnu la Constitution de 93, mais en déclarant qu'ils se maintiendraient en état de résistance à l'oppression jusqu'au rapport des décrets rendus contre le département de Rhône-et-Loire et la ville de Lyon.

Les dominateurs de la Convention n'admettaient pas d'autre transaction qu'une soumission entière et n'entendaient pas laisser subsister à Lyon une république animée d'un esprit opposé à la Montagne et semi-royaliste. Dubois-Crancé, après avoir empêché la jonction des Lyonnais et des Marseillais, marcha sur Lyon avec le peu de forces qu'on put détacher de l'armée des Alpes. Il vint hardiment se poster devant cette grande ville avec 5.000 soldats et quelques canons (8 août). Le général Carteaux, qui n'avait pas plus d'hommes à sa disposition, eut ordre d'avancer d'Avignon sur Marseille.

La résistance, à Marseille comme à Lyon, tendait à passer du républicanisme girondin à la Contre-révolution.

A Lyon, les deux représentants girondins Birotteau et Chasset, se sentant débordés par les royalistes, avaient quitté la ville. A Marseille, Rebecqui fit plus ; cet intime ami de Barbaroux, qui avait conduit avec lui les Marseillais du 10 août, voyant la Gironde disparaître entre la Montagne et la Contre-Révolution, se noya de désespoir.

A Marseille comme à Lyon, la réaction avait versé sur l'échafaud le sang des Montagnards. A l'approche de Carteaux, ceux-ci reprirent courage, et, le 23 août, cinq sections de Marseille se soulevèrent contre les autorités réactionnaires. On se battit dans Marseille les 2i et 25 août. Le sort de Marseille se décida hors de ses murailles. Le général Carteaux ayant enlevé un camp retranché qu'avaient les chefs marseillais sur la hauteur de Septêmes, les autorités réactionnaires prirent la fuite et Carteaux fit son entrée dans Marseille.

Il était temps ; car les administrateurs marseillais s'étaient mis en correspondance avec l'amiral anglais qui croisait sur la côte de Provence et s'apprêtaient à lui livrer la ville et le port.

La trahison, prévenue à Marseille, ne put l'être à Toulon. La Contre-Révolution était maîtresse de notre grand port militaire du Midi. Elle avait gagné la majorité des sections toulonnaises par l'influence des administrateurs de la marine et des officiers supérieurs de la flotte, en majorité ennemis de la République. Il y avait là d'anciens nobles qui n'avaient point émigré et qui conspiraient, usant des emplois qu'on leur laissait pour faire manquer nos opérations militaires et maritimes. Ils s'en sont vantés plus tard dans les Mémoires qu'ils ont écrits. On avait cassé les autorités patriotes et on les avait remplacées par des contre-révolutionnaires. Les administrateurs avaient longtemps continué de correspondre avec le ministère de la marine et de protester hypocritement de leur attachement à la République. Mais, pendant ce temps, ils séduisaient les ouvriers du port et les matelots, en les payant en or au lieu d'assignats ; ils faisaient tomber la tête des principaux Jacobins toulonnais et emprisonnaient les commissaires de la Convention, après les avoir accablés d'outrages. Le Comité directeur de Toulon négociait avec l'amiral anglais Hood. A la nouvelle de l'entrée de Carteaux à Marseille, l'amiral Hood offrit ses secours, à condition que Toulon se prononçât en faveur du gouvernement monarchique et qu'on mit le port à sa disposition. Il promettait qu'à la paix, le port et la flotte seraient rendus à la France.

Le Comité directeur de Toulon accepta ; il fit proclamer Louis XVII par les sections et se disposa à ouvrir le port aux Anglais.

Un contre-amiral, dont le nom doit être conservé par l'histoire, Saint-Julien, essaya d'empêcher ce crime et cette honte : il arbora le pavillon de commandement et appela à lui les marins fidèles ; mais son perfide collègue Trogoff et les administrateurs de la marine étaient maîtres du fort Lamalgue, qui commande le port. Résolus à tout pour consommer leur forfait, ils s'apprêtaient à faire tirer à boulets rouges sur les vaisseaux de Saint-Julien. Plusieurs de ses capitaines l'abandonnèrent ; la résistance devint impossible. Saint-Julien fut réduit à s'échapper avec quelques soldats et marins.

L'amiral Hood prit possession de Toulon. Notre flotte de la Méditerranée, nos arsenaux, notre matériel, tout ce qu'on avait préparé pour la guerre d'Italie tomba dans les mains de l'ennemi (28 août). Un des deux représentants du peuple qui étaient prisonniers à Toulon, Pierre Bayle, se donna la mort dans son cachot. L'autre, Beauvais, subit la plus dure captivité.

La catastrophe de Toulon produisit un double effet dans Paris : elle transporta de fureur et de vengeance les patriotes ; elle exalta les espérances des contre-révolutionnaires. De ceux-ci, les uns, les ardents, recommencèrent à faire des démonstrations royalistes dans les théâtres ; les autres, les habiles, se mêlèrent aux anarchistes, aux forcenés du parti de l'Évêché, pour pousser les sections aux exagérations les plus folles. On en vint, dans certaines sections, à proposer d'arrêter comme contre-révolutionnaires les autorités municipales et la Commune.

Les souffrances populaires aidaient ceux qui poussaient aux troubles. Le pain n'était pas cher ; le maximum et les gros subsides que la Commune tirait de la Convention empêchaient le prix de monter ; mais qu'importe que le pain soit à bon marché, si le pain manque ? — Les entraves que le maximum et les poursuites contre les prétendus accapareurs mettaient au commerce des grains, ainsi que les grands achats pour les armées, faisaient que Paris était à peine approvisionné au jour le jour. On faisait queue toute la nuit aux portes des boulangers.

Le 4 septembre, le faubourg Saint-Antoine descendit et envahit l'Hôtel de ville en criant : Du pain !

Hébert et Chaumette apaisèrent la foule en déclamant plus fort qu'elle contre les riches et les accapareurs, et en promettant qu'on lèverait une armée révolutionnaire, chargée de parcourir les campagnes pour faire vider les greniers et circuler les grains. — Il y aura une guillotine à la suite pour les accapareurs ! ajouta Hébert.

C'était ce qu'avaient demandé des adresses envoyées par les plus furieux Jacobins de province.

La Convention eut, le lendemain, le terrible contre-coup de cette scène.

Dès l'ouverture de la séance, Merlin de Douai, au nom du Comité de législation, proposa et fit voter la division du Tribunal révolutionnaire en quatre sections, afin de remédier aux lenteurs contre lesquelles criaient Robespierre et les Jacobins.

Bientôt arriva la municipalité suivie d'une grande foule : le procureur-syndic Chaumette demanda, dans une déclamation furieuse, l'armée révolutionnaire avec la guillotine ambulante.

Le farouche Billaud-Varennes, l'homme du Deux-Septembre, déclara que cela ne suffisait pas ; qu'il fallait arrêter sur-le-champ tous les suspects.

Danton intervint : il tonna, comme dans ses grandes journées ; il s'écria qu'il fallait savoir mettre à profit l'élan du peuple pour consommer la Révolution. Il approuva qu'on décrétât sur-le-champ l'armée révolutionnaire, mais sans parler de guillotine. Il demanda qu'on votât cent millions pour fabriquer des armes, afin que tout citoyen eût son fusil. Il proposa que les sections de Paris s'assemblassent deux fois par semaine pour s'occuper du salut de la patrie et qu'on donnât une indemnité de quarante sous aux citoyens peu aisés qui assisteraient à ces assemblées.

Si les paroles de Danton étaient impétueuses, sa pensée était très calculée et très politique. La permanence des sections les livrait à une poignée d'intrigants ou d'enragés. Leurs réunions, réduites à deux par semaine, avec indemnité pour les ouvriers, y devaient ramener le vrai peuple et le soustraire aux conspirateurs anarchistes ou réactionnaires.

Les motions de Danton furent décrétées aux acclamations générales.

Mais les propositions violentes de Billaud et autres furent également votées. Billaud fit révoquer un décret dû au Girondin Gensonné, qui interdisait les visites domiciliaires et les arrestations pendant la nuit. La peine de mort fut décrétée Contre quiconque aurait agioté sur les assignats dans un but contre-révolutionnaire.

Une députation des sections et des Jacobins vint demander le jugement du monstre Brissot et de ses complices Vergniaud et Gensonné et autres scélérats !Législateurs, dit l'orateur de la députation, placez la Terreur à l'ordre du jour.

Barère, au nom du Comité de salut public, fit voter un projet de loi décrétant l'organisation d'une force armée de 6.000 fantassins et 1.200 canonniers, destinée à comprimer les contre-révolutionnaires et à protéger les subsistances.

Se mettant, par peur et par entraînement, au niveau des plus violents, Barère adopta le grand mot de la Commune de Paris : Plaçons la Terreur à l'ordre du jour. — Les royalistes conspirent, dit-il ; ils veulent du sang ! hé bien ! ils auront celui des conspirateurs, des Brissot et des Marie-Antoinette !

La réunion de ces deux noms fait voir quel vertige il y avait dans les esprits.

Le lendemain, 6 septembre, deux des plus redoutables Jacobins, le froid et implacable Billaud-Varennes et le fougueux Collot-d'Herbois, furent adjoints au Comité de salut public.

Danton persista dans le refus qu'il avait déjà fait d'y rentrer. Ceci prouvait combien les Girondins s'étaient trompés en l'accusant de viser à la dictature.

S'il s'obstinait à se tenir en dehors du Comité, c'était surtout parce qu'il sentait les Girondins perdus et ne voulait pas contribuer à leur perte. Garat, avant de quitter le ministère de l'intérieur, avait tenté d'empêcher qu'on les mit en jugement. Il en avait parlé à Robespierre et à Danton ; il avait trouvé Robespierre implacable. Danton, malade de chagrin, et de grosses larmes coulant le long de son rude visage, lui avait répondu : Je ne pourrai pas les sauver.

Le Comité de sûreté générale, par les mains duquel passaient les enquêtes sur les députés et les généraux, n'avait pas donné suite immédiatement au décret qui statuait qu'il y avait lieu â accusation contre les principaux des Girondins. Le Comité retardait tant qu'il pouvait leur affaire. Il fut réorganisé et renouvelé dans le sens de la Terreur.

Le 17 septembre, fut votée la loi sur l'arrestation des suspects. Elle était d'un vague effrayant et laissait une terrible latitude aux Comités révolutionnaires chargés de l'exécution de la loi. La seule prescription qui leur fût imposée était d'envoyer au Comité de sûreté générale la liste des personnes qu'ils feraient arrêter, avec les motifs de l'arrestation.

Le 10 octobre, Saint-Just, au nom du Comité de salut public, lut à la Convention un grand rapport sur la situation de la République. Le caractère en était aussi violent, mais bien autrement précis que celui des discours de Robespierre. Les paroles de Saint-Just étaient pleines de menaces pour d'autres encore que les ennemis de la Montagne. On sentait l'accent 'd'une indignation sincère, et qui passerait bientôt des paroles à l'action, contre tous ceux qui pillaient l'État. Hébert et sa bande durent en frémir.

Saint-Just tonnait, non pas seulement contre les pillards, mais contre l'administration en général. Le ministère est un-monde de paperasses ; on écrit beaucoup et l'on ne fait rien. Les bureaux ont remplacé le monarchisme.

Il voyait clair etloin dans ce mal naissant.

Il voulait tout simplifier et tout renouveler. Il imposait une vie austère et une activité sans relâche aux représentants du peuple auprès des armées. Ceux qui font des révolutions dans le monde, dit-il, ceux qui veulent faire le bien, ne doivent dormir que dans le tombeau.

Il nous faut, poursuivait-il, des institutions militaires nouvelles. L'art militaire de la monarchie ne nous convient plus. Notre système de guerre doit être actif et impétueux comme notre génie.

Pour abattre l'influence des bureaux, il entendait à la fois diviser l'autorité en bas entre les Comités révolutionnaires et la concentrer en haut dans la Convention nominalement et dans le Comité de salut public en fait.

Il concluait à décréter que le gouvernement resterait révolutionnaire jusqu'à la paix. C'était ajourner indéfiniment la mise en pratique de la Constitution et proclamer franchement la dictature.

Ministres, généraux, corps constitués seraient placés sous la surveillance du Comité de salut public. Les généraux en chef seraient nommés par la Convention, sur la présentation du Comité de salut public.

La Convention acquiesça.

La Convention décréta l'arrestation, jusqu'à la paix, de tous les étrangers sujets des puissances ennemies.

Presque toute l'Europe assaillant la France, personne ne la défendant, pas même les États-Unis d'Amérique, la défiance contre tous avait succédé chez nous à la sympathie envers tous (16 octobre).

Le rapport de Saint-Just avait été précédé, le 3 octobre, par un rapport du nouveau Comité de sûreté générale, concluant à la mise en accusation de quarante députés ; trente-neuf étaient des Girondins ou des amis de la Gironde ; le quarantième était l'ex-duc d'Orléans. Des trente-neuf, vingt et un seulement étaient sous la main de leurs ennemis et, sur ces vingt et un, il n'y en avait que neuf qui fissent partie des premiers députés décrétés d'arrestation le 2 juin. Le reste de ces premiers décrétés avait, comme nous l'avons dit, quitté Paris pour tâcher d'organiser la résistance au dehors et avait été déclaré hors la loi.

Les députés qu'on avait ajoutés aux Girondins décrétés d'arrestation le 2 juin étaient des membres de la Droite qui avaient signé, les 6 et 19 juin, des protestations contre la violation de la représentation nationale.

Quarante et quelques autres avaient également signé ces protestations. Le Comité de sûreté générale demandait leur arrestation provisoire, sans aller jusqu'à la mise en accusation. Un député demanda qu'ils fussent aussi envoyés au Tribunal révolutionnaire. Robespierre s'y opposa. Il dit que la Convention ne devait pas chercher à multiplier les coupables ; qu'elle ne devait s'attacher qu'aux chefs de faction.

Cette demi-clémence indiquait chez Robespierre une tendance à une politique nouvelle. Tout en frappant impitoyablement les chefs de la Gironde, il sauvait les débris de la Droite, qui ne lui portaient point ombrage et qui pouvaient quelque jour, avec la Plaine (le Centre), lui servir de point d'appui contre la Montagne elle-même.

Dans la même séance, on décida la mise en jugement des Quarante et celle de Marie-Antoinette.

Les Jacobins et la Commune réclamaient depuis longtemps le procès de la malheureuse reine et faisaient grand bruit des nombreux complots qui avaient pour but de la délivrer. Elle dit probablement, en effet, réussi à s'évader du Temple, si elle eût consenti à partir sans ses enfants. Dans le courant de juillet, on lui avait infligé une douleur égale à celle du 21 Janvier ; on l'avait séparée de son jeune fils, parce que, disait-on, elle le traitait en roi et l'élevait pour en faire un tyran. L'enfant fut placé dans une autre partie du Temple et son éducation fut remise par la Commune à un cordonnier dur et grossier, nommé Simon.

La perte de Marie-Antoinette, à cette époque, n'était pourtant pas certaine encore.

Ni au Comité de salut public, ni au ministère, on ne voulait la mort de la captive. Lorsque le Liégeois Lebrun, l'ami des Girondins, était encore ministre des affaires étrangères, un projet secret avait été formé, qui eût assuré la vie de Marie-Antoinette. Danton le connaissait et le secondait. On croit qu'il avait promis à sa première femme mourante de sauver la reine et ses enfants.

Il s'agissait d'une négociation avec trois États italiens encore neutres, Venise, la Toscane et Naples, afin qu'ils s'engageassent à maintenir leur neutralité fort ébranlée, moyennant garantie pour la sûreté de Marie-Antoinette et de sa famille.

On ne doutait pas que l'Autriche ne favorisât cette transaction.

Deux agents diplomatiques qui, depuis, remplirent de grands emplois en France, Maret et Sémonville, étaient chargés de celte affaire. Leurs instructions ne furent pas changées après la chute des Girondins. Comme ils passaient de Suisse en Italie, ils furent enlevés, contrairement au droit des gens, sur le territoire neutre des Grisons, par un détachement autrichien (25 juillet).

On devait penser que le gouvernement autrichien, quand il connaîtrait l'objet de leur mission, s'empresserait de les relâcher. Il les fit charger de chaînes et envoyer dans les cachots pestilentiels de Mantoue. Plusieurs des gens de leur suite y périrent. Le jeune empereur François II, le plus insensible des hommes, et son nouveau ministre Thugut, intrigant sans conscience et sans entrailles, tenaient beaucoup plus à entraîner dans la coalition Naples, Florence et Venise qu'à sauver la vie de la tante et des cousins de François II.

A la nouvelle de l'arrestation de nos envoyés, Marie-Antoinette fut séparée de sa fille et de sa belle-sœur Élisabeth, et transférée à la Conciergerie. C'était l'indice de sa mise en accusation. Elle comparut, le 44 octobre, devant le Tribunal révolutionnaire.

Au réquisitoire de Fouquier-Tinville, mêlé de calomnies contre sa vie privée et d'imputations en grande partie bien fondées contre sa conduite politique, elle opposa une défense digne dans la forme, mais où elle effaça, tant qu'elle put, son rôle dans l'ancien gouvernement. Elle nia tout ce qui la compromettait, assura n'avoir fait qu'obéir à son mari, prétendit n'avoir eu, depuis la Révolution, aucune correspondance à l'étranger et disputa de son mieux cette vie qui lui échappait.

Elle se releva par un cri du cœur, lorsque Hébert osa l'accuser d'avoir dépravé les mœurs de son fils encore enfant : J'en appelle à toutes les mères ! s'écria-t-elle en se tournant vers l'auditoire. Il y eut un frémissement d'indignation dans la foule. Le misérable Hébert se tut.

Les questions posées aux jurés furent :

Marie-Antoinette a-t-elle coopéré à des manœuvres tendant à fournir des secours aux ennemis extérieurs de la République, à leur ouvrir l'entrée du territoire et à y faciliter le progrès de leurs armes ?

A-t-elle participé à un complot tendant à allumer la guerre civile ?

La réponse fut affirmative et la condamnation prononcée.

On ne connaissait point alors les pièces décisives que nous possédons sur la correspondance de la reine avec l'Autriche ; mais on en savait assez pour qu'il ne subsistât aucun doute. La reine avait la même culpabilité de fait et les mêmes excuses morales que son mari.

Elle écrivit à sa belle-sœur, Madame Élisabeth, une lettre d'adieu où elle renouvelait les sentiments de pardon et d'oubli exprimés dans le Testament de Louis XVI et épanchait d'une manière touchante ses dernières douleurs de mère.

Elle alla à l'échafaud avec courage et résignation. La foule, qui l'avait tant haïe, n'insulta point à ses derniers moments.

Si Marie-Antoinette, remise en liberté, eût été finir ses jours en Autriche, elle n'eût laissé parmi nous qu'une mémoire profondément et justement impopulaire, et l'opinion l'eût accablée sous la responsabilité de la perte de son mari. Sa. mort tragique, après tant de souffrances, a relevé sa mémoire, en l'associant à la légende du Roi-martyr.

Huit jours après la mort de la reine, les Girondins furent appelés devant le Tribunal révolutionnaire.

Parmi les hommes illustres qui figuraient en tête des vingt et un accusés, Brissot et Lasource avaient seuls tenté d'échapper au sanglant tribunal pour aller fomenter la résistance dans le Midi. Vergniaud, Gensonné, Valazé, étaient restés immuables dans leur résolution d'attendre le jugement. Gensonné avait eu pour gardien un Suisse auquel il avait sauvé la vie le 10 août, et qui était devenu gendarme. Il s'était refusé à profiter de la reconnaissance de cet homme. Le 2 juin même, il avait écrit une sorte de testament où il prévoyait et acceptait son sort, si sa mort pouvait être utile à l'établissement de la République.

Entre les députés ajoutés aux décrétés du 2 juin, étaient les deux beaux-frères Ducos et Boyer-Fonfrède, deux jeunes Bordelais pleins de talent et de courage, aimés et estimés de tous. Marat lui-même, le 2 juin, les avait fait retrancher de la liste. Le nouveau Comité de sûreté générale, mêlé de fanatiques et d'anciens modérés devenus cruels par peur, avait été plus impitoyable que Marat.

L'acte d'accusation, rédigé par l'ex-feuillant Amer, rapporteur du Comité de sûreté générale, n'était que le ramas des calomnies extravagantes qui avaient trahie dans les clubs et dans les journaux. On croirait y apercevoir, par moments, l'œuvre de la Contre-révolution. Il accuse Brissot d'avoir ruiné nos colonies en prêchant la liberté des Noirs et d'avoir attiré les armées étrangères sur la France en faisant déclarer la guerre aux rois !

Tout le procès répondit à ce début. Les pièces ne furent point communiqùées.aux accusés ni à leurs conseils. Le procès-verbal, écrit avec une honteuse partialité, développe complaisamment les témoignages à charge et tronque fréquemment les réponses des accusés.

Ces prétendus témoignages sont de longs réquisitoires où les Pache, les Chaumette, les Hébert, les Chabot. etc., etc., viennent tour à tour faire à leur façon le procès de la Gironde.

Les cris de cette meute ne produisaient pas l'effet attendu. Les explications claires et sensées de Brissot, l'éloquence de Vergniaud, la physionomie loyale et sympathique des accusés émouvaient l'auditoire.

Hébert et Chaumette commencèrent à craindre que les victimes n'échappassent. Le 28 au soir, ils coururent aux Jacobins et obtinrent que la Société arrêtât d'aller en masse, le lendemain, demander à la Convention le jugement des députés dans les vingt-quatre heures. Les Jacobins allèrent, le 29, à la barre de la Convention réclamer une loi qui donnât aux jurés du Tribunal révolutionnaire le droit de mettre un terme aux débats dès qu'ils se croiraient suffisamment éclairés.

Fouquier-Tinville, au nom du Tribunal, avait écrit, de son côté, à la Convention, pour se plaindre de la lenteur des formes judiciaires.

Robespierre et, avec lui, Barère, qui désormais se livrait entièrement au parti de la Terreur, appuyèrent la pétition des Jacobins. Sur la proposition de Robespierre, il fut décrété qu'après trois jours de débats, les jurés pourraient se déclarer en état de prononcer.

Les jurés usèrent, dès le lendemain, de la faculté qu'on leur donnait. Ils déclarèrent leur conscience suffisamment instruite, quoiqu'on n'eût pas entendu les témoins à décharge et que ni les accusés ni leurs conseils n'eussent été admis à plaider leur cause.

Brissot, Vergniaud, Gensonné, Valazé, l'évêque Fauchet, Ducos, Boyer-Fonfrède, Lasource et leurs amis furent déclarés convaincus d'avoir conspiré contre l'unité et l'indivisibilité de la République, et contre la liberté et la sûreté du peuple français.

Au moment où le président prononça l'arrêt de mort, un cri se fit entendre dans l'auditoire :

Mon Dieu ! mon Dieu ! c'est moi qui les tue ! c'est mon Brissot dévoilé qui les tue.

C'était la voix de Camille Desmoulins. Il comprenait maintenant la portée des funestes pamphlets où il s'était fait l'instrument des haines de Robespierre et où l'acte d'accusation avait puisé ses arguments.

Danton, lui, qui n'était pas complice de leur mort, s'était retiré chez sa mère, à Arcis-sur-Aube, pour n'en pas être témoin.

On fit rentrer les condamnés pour qu'ils entendissent leur arrêt. La plupart se levèrent impétueusement.

Nous sommes innocents ! crièrent-ils ; peuple, on te trompe !

La foule resta immobile et silencieuse.

Brissot, qui 'avait passé le temps de sa captivité à écrire des Mémoires où il semble moins préoccupé de sa mort prochaine que d'une des grandes idées de sa vie, l'abolition de l'esclavage des Noirs, Brissot laissait tomber sa tète sur sa poitrine, absorbé dans ses méditations. Vergniaud ne paraissait éprouver d'autre sentiment que l'ennui et le dédain. Les deux beaux-frères Ducos et Fonfrède s'embrassaient. L'évêque Fauchet semblait prier. Le ministre protestant Lasource se tourna vers les juges : Je meurs, dit-il, le jour où le peuple a perdu la raison ; vous mourrez, vous, le jour où il l'aura recouvrée.

Plusieurs crièrent : Vive la République ! Il y en eut un qui ne dit rien ; il s'enfonça un poignard dans le cœur ; c'était le Normand Valazé.

Les vingt autres sortirent du tribunal en entonnant la Marseillaise :

Contre nous de la tyrannie

Le couteau sanglant est levé...

Il était minuit ; ils firent tous ensemble un dernier repas, et, suivant le témoignage de l'un de leurs compagnons de prison, ils passèrent le reste de la nuit à parler de la patrie. Les nouvelles du dehors consolèrent leurs derniers moments.

Ils savaient que la victoire nous revenait dans cette guerre inévitable et nécessaire qu'ils avaient fait déclarer malgré leur persécuteur Robespierre.

Le jeune Ducos jetait parfois à travers ces suprêmes entretiens ses vives saillies. Il garda jusqu'à la fin sa gaieté héroïque. Il eût pu fuir ; il s'était livré lui-même pour ne pas se séparer de son ami Fonfrède.

Vergniaud portait sur lui un poison subtil que lui avait donné Condorcet avant le 2 juin ; il le jeta, voulant mourir avec les siens et comme les siens.

Une belle parole de Vergniaud résume pour la postérité ce sympathique et humain génie : On cherche à consommer la Révolution par la terreur ; j'aurais voulu la consommer par l'amour.

Le lendemain, 31 octobre, vers midi, on vint prendre les condamnés. Quand les cinq charrettes qui les portaient sortirent de la Conciergerie, ils reprirent en chœur l'hymne national :

Allons, enfants de la patrie,

Le jour de gloire est arrivé !

alterné avec cet autre chant :

Plutôt la mort que l'esclavage !

C'est la devise des Français...

et avec le cri de : Vive la République !

Au pied de l'échafaud, le chœur alla s'affaiblissant à mesure que diminuait le nombre des chanteurs. Le chant ne cessa que lorsque le dernier des vingt et un monta le fatal escalier.

Ces généreux et dévoués initiateurs de la République avaient eu le génie d'illustrer son berceau et de lui ouvrir la carrière, mais non pas celui de la conduire ; ils lui restèrent fidèles à l'heure même où elle les immolait et ne doutèrent pas un instant de son avenir. Le doute ne vint qu'à ceux de leurs amis qui leur survécurent durant des mois de longues angoisses, pour périr d'une fin plus affreuse que la leur. Le souvenir des Girondins est à jamais sacré aux amis de la liberté, en France et dans le monde entier.

Quelques bandes de fanatiques et de gens aux gages de la Commune avaient hurlé sur leur passage : A bas les traîtres ! Mais l'impression de la masse parisienne fut triste ; il y eut, le lendemain, des plaintes portées aux Jacobins sur ce qu'on criait, dans les halles, contre les coquins qui sont cause de la mort de ceux qu'on a guillotinés hier.

Ceux qui venaient d'immoler les Girondins ne pouvaient épargner la femme illustre qui avait été l'inspiratrice et l'honneur de ce parti. Le jour même de l'exécution des vingt et un, madame Roland, prisonnière depuis cinq mois à l'Abbaye, puis à Sainte-Pélagie, fut transférée à la Conciergerie. Il y avait longtemps qu'Hébert et les siens demandaient sa tête. Cinq mois de captivité lui avaient donné le temps d'écrire ses admirables Mémoires, qui ne sont pas, malheureusement, parvenus tout entiers jusqu'à nous.

Rien n'égale, parmi les souvenirs de la Révolution, cette œuvre de génie, à laquelle le lecteur ne doit pas toutefois se livrer sans réserve. Si l'âme de madame Roland était au niveau de celle des plus grands héros, son esprit gardait des défauts de femme : les préventions passionnées, l'intolérance pour quiconque n'épousait pas tous ses sentiments et toutes ses idées ; absolue dans ses jugements, elle méprisait tout ménagement et toute transaction ; mépris venant de l'excès de son courage, mais incompatible avec la politique.

On s'étonne aujourd'hui, quand on relit ses jugements sur les hommes et les choses de son époque, qui lui semblent ai petits et qui nous semblent si grands.

C'est qu'elle avait une si haute idée de ce que doit être l'homme, que tout lui semblait médiocre et avorté auprès de ce qu'elle concevait.

Les écrits de sa captivité nous révèlent les agitations de sa vie intime, bien plus émouvantes et plus dramatiques que le roman de Héloïse, de son maître Rousseau. Il y avait entre elle et son mari plus de différence encore par la nature morale que par l'âge. Cet honnête homme, si courageux et si sensé, manquait de charme et de douceur ; il n'avait rien qui répondît aux élans de cette âme passionnée et poétique ; elle le respectait et l'affectionnait comme un père, mais ne pouvait l'aimer autrement. Elle se préserva longtemps de la passion ; elle ne put s'en préserver jusqu'a la fin. Elle fut prise, dans l'âge mûr, d'un sentiment profond pour un homme qui, s'il ne l'égalait pas en génie, était digne d'elle par le caractère et par l'âme, et qui avait ces dons de grâce, d'élégance et de passion, dont Roland était dépourvu. C'était le fier et mélancolique Buzot, un de ces hommes dont la physionomie semble empreinte du pressentiment d'une destinée fatale.

Madame Roland croyait à la légitimité du divorce ; mais elle n'eut pas un instant la pensée qu'il pût être légitime pour elle ; que l'épouse d'un homme de bien pût rompre le lien de la famille, resserré par la maternité, pour satisfaire la passion. Elle n'admettait pas de bonheur hors du devoir et contre le devoir. Buzot pensait comme elle et ces deux êtres héroïques se soutinrent l'un l'autre dans la vertu, mais au prix de si cruels efforts, que la prison, sinon l'échafaud, lui parut, à elle, une délivrance.

Elle était mère, cependant ; elle pensa d'abord qu'elle devait défendre sa vie ; elle écrivit un projet de lettre digne et fière à Robespierre, qui avait été des amis de son mari et des siens en 1791, et qu'elle avait en vain essayé, au printemps suivant, de réconcilier avec Brissot et les Girondins.

Elle réfléchit, jugea Robespierre et n'envoya pas la lettre.

Une fois le procès des Girondins commencé, elle comprit qu'elle les suivrait de près ; elle croyait, d'après un faux bruit, Buzot arrêté dans le département de la Gironde ; elle résolut de prévenir l'échafaud par une mort volontaire. Elle eût ainsi prévenu, avec l'échafaud, la confiscation qui frappait les condamnés et sauvé, pour son enfant, le peu qu'elle 'avait de bien.

Elle écrivit alors ces Dernières Pensées, où elle expose les raisons du suicide projeté et adresse ses adieux à son mari, à sa fille, à ses amis. Elle ajoute ces lignes, dont le mystère a été révélé par la découverte de sa correspondance :

Et toi que je n'ose nommer !... Toi que la plus terrible des passions n'empêcha pas de respecter les barrières de la vertu, t'affligerais-tu de me voir te précéder aux lieux où nous pourrons nous aimer sans crime, où rien ne nous empêchera d'être unis ?...

Quitter la terre, c'est nous rapprocher...

Puis, vient cette invocation religieuse : Être suprême, âme du monde, principe de ce que je sens de grand, de bon et d'heureux, toi dont je crois l'existence parce qu'il faut bien que j'émane de quelque chose de meilleur que ce que je vois, je vais me réunir à ton essence !

Elle écrivit à un ami, nommé Bose, pour lui demander du poison.

C'était un savant modeste, d'une âme élevée et forte ; il la détourna de se donner la mort.

Ce ne fut point par des motifs religieux. Les hommes de ce temps qui croyaient à Dieu et à l'immortalité de l'âme avaient, en général, sur le suicide les idées des anciens Grecs et des anciens Gaulois plutôt que celles des Chrétiens, qui pensent, avec raison, que l'homme ne doit pas s'ôter la vie qu'il ne s'est pas donnée.

L'intérêt de la Patrie, une mort républicaine au grand jour, un exemple solennel à offrir, voilà sans doute les arguments exposés par Bosc, dans sa réponse que nous n'avons pas, et à laquelle madame Roland répliqua, le 26 octobre. Elle n'était pas encore décidée. Elle se décida. Elle attendit la mort.

Un royaliste, qui a rempli des fonctions importantes sous l'Empire et sous la Restauration, le comte Beugnot, alors prisonnier à la Conciergerie, a laissé une relation vraiment saisissante des quelques jours qu'y passa madame Roland.

On enfermait pêle-mêle, dans cette prison, les malfaiteurs et les détenus politiques. La cellule de madame Roland était entourée de celles de voleuses et de femmes de mauvaise vie, qui passaient les jours et les nuits à se quereller et à se déchirer. Madame Roland prit sur ces malheureuses créatures un empire inconcevable. Si elle descendait dans la cour, raconte Beugnot, sa présence y rappelait le bon ordre et ces femmes, sur lesquelles aucune puissance n'avait plus de prise, étaient retenues par la crainte de lui déplaire. Elle distribuait des secours pécuniaires aux plus nécessiteuses et, à toutes, des conseils, des consolations et des espérances. Ces femmes se pressaient autour d'elle, comme autour d'une divinité tutélaire, avides d'entendre cette voix qui était comme une musique et qui vous entrait dans l'âme.

Le 18 brumaire (10 novembre), elle fut appelée devant le Tribunal révolutionnaire. Quand elle sortit de son cachot, vêtue de blanc, ses beaux cheveux noirs flottants sur ses épaules, le sourire sur les lèvres, son gracieux visage brillant de fraîcheur et de vie, toutes ces femmes se précipitèrent autour d'elle pour lui baiser les mains en sanglotant et en la recommandant à Dieu. Elle répondait à toutes avec une affectueuse bonté, les invitant à la paix, au courage, à l'espérance.

Elle était condamnée d'avance. On ne la laissa pas même parler elle fut déclarée convaincue d'être l'un des auteurs ou complices d'une horrible conspiration contre l'unité et l'indivisibilité de la République.

Elle entendit son arrêt avec sérénité, et dit aux juges : Vous me jugez digne de partager le sort des grands hommes que vous avez assassinés : je tâcherai de porter à l'échafaud le courage qu'ils ont montré.

Elle fut conduite sur-le-champ du Tribunal à la place de la Révolution. On avait placé sur la même charrette un autre condamné pour complot, qui était écrasé de terreur. Elle employa le funèbre trajet à consoler et à réconforter ce malheureux. Arrivée au pied de l'échafaud, elle le fit monter le premier, pour abréger son supplice. Ses regards, quand elle monta à son tour, s'arrêtèrent sur une statue colossale de la Liberté, en plâtre, qu'on avait élevée sur la place pour la fête du 10 août 93 :

Liberté, s'écria-t-elle, que de crimes on commet en ton nom !

Suivant d'autres, elle aurait dit : Ô Liberté, comme on t'a jouée !

Ainsi mourut la plus noble femme qui ait paru dans l'histoire, depuis celle à laquelle on ne peut comparer personne, depuis cette Jeanne qui sauva la France.

Madame Roland ne sauva pas la liberté, mais mourut glorieusement pour elle, en laissant à la postérité un immortel exemple de grandeur d'âme et de vertu républicaine.

Il n'y a rien de supérieur à elle chez ces anciens qu'on nous propose toujours pour modèles.

Un sagace historien, Lémontey, a dit d'elle : Ce fut le caractère le plus fort et le plus vrai de notre Révolution.

Un ennemi, un juré du Tribunal révolutionnaire, Antonelle, lui a rendu un témoignage plus éclatant encore : C'était, a-t-il dit, la plus séduisante des femmes et le plus grand des hommes.

Roland était caché à Rouen depuis plusieurs mois. A la nouvelle de la condamnation de sa femme, il quitta son asile. Deux jours après, on retrouva dans la campagne son corps ensanglanté ; il s'était frappé de deux coups de poignard. Un billet qu'il avait sur lui contenait ces mots : Qui que tu sois qui me trouves gisant ici, respecte mes restes ! ce sont ceux d'un honnête homme !

Il eût pu ajouter : d'un homme de grand caractère et de grand courage.

Rien n'est plus injuste que le reproche que lui ont fait quelques historiens : d'avoir laissé accomplir les massacres de Septembre ; ils ont fait son désespoir et il avait été absolument impuissant à les empêcher.

Buzot survécut quelques mois à madame Roland, dans l'espoir d'une vengeance qui ne lui fut pas donnée. Sa mort tragique précéda de bien peu celle de Robespierre.

Le sanglant tribunal ne s'arrêtait plus. Les célébrités les plus diverses, les noms les plus opposés entre eux se succédaient à sa barre, pour y être enveloppés dans les mêmes condamnations. L'ex-duc d'Orléans y avait passé, quatre jours avant madame Roland.

Ce n'était point un homme recommandable ; mais ce n'était pas le moins du monde un monstre tel que l'ont dépeint chimériquement nombre d'écrivains royalistes. On peut à peine dire que cet homme de plaisir, égoïste et insouciant, ait été un ambitieux. C'étaient surtout les intrigants de son entourage qui avaient de l'ambition pour lui. Il n'avait commis qu'une seule action vraiment mauvaise et odieuse, son vote pour la mort de son malheureux cousin ; mais ce n'était pas aux Jacobins de l'en punir.

Il n'avait pas plus, en réalité, participé à la trahison trop réelle de Dumouriez qu'aux complots imaginaires des Girondins.

Il manquait de courage d'esprit, mais non pas de courage physique ; il mourut avec indifférence.

Le lendemain du procès de madame Roland, commença celui d'un homme qui avait eu une grande situation durant les premières années de la Révolution, mais qui avait, depuis la fin de la Constituante, disparu de la scène politique.

C'était l'ancien maire de Paris, l'ancien président de la Constituante, le savant et vénérable Bailly. La fusillade du Champ de Mars, la malheureuse échauffourée du 17 juillet 91, avait laissé dans le peuple de Paris des ressentiments qu'on raviva avec un acharnement étrange.

La vérité, comme nous l'avons montré dans notre récit de cette déplorable journée, c'est que ni Bailly ni La Fayette n'avaient donné l'ordre de tirer sur le peuple et que Bailly, moitié faiblesse, moitié générosité mal entendue, avait accepté ensuite la responsabilité de malheurs dont il n'était pas cause. On ajouta à sa condamnation des raffinements de cruauté. On décida que son exécution aurait lieu, non sur la place de la Révolution, mais au Champ de Mars, théâtre de ce qu'on appelait son crime. Quand il arriva au lieu désigné, une bande de gens apostés crièrent que le Champ de la Fédération ne devait pas être souillé du sang de ce grand criminel. Ils obligèrent à transporter l'échafaud dans le fossé qui bordait alors les talus. L'illustre vieillard attendit longuement, sous une pluie glaciale de novembre, au milieu des cris et des outrages, qu'on mit enfin un terme à son supplice.

Il avait dit un mot que l'histoire doit recueillir : je meurs pour la séance du Jeu de. Paume, et non pour la journée du Champ de Mars.

Bailly était persuadé, et beaucoup de modérés croyaient comme lui, que les ennemis de la Révolution contribuaient de tous leurs efforts à la pousser aux derniers excès, pour la déshonorer et la perdre.

Ce que la Contre-Révolution détestait le plus, c'étaient les hommes de 89. On a toujours cru que les misérables qui prolongèrent l'agonie de Bailly avaient été payés par d'autres que les Jacobins.

L'exécution de l'homme qui avait présidé au serment du Jeu de Paume a été pour la Révolution un vrai sacrilège.

A Bailly succéda une autre des grandes renommées de 89, Barnave (29 novembre). Quand on frappait, comme ennemis de la République, ces Girondins qui l'avaient fondée, Barnave, qui avait tenté d'en empêcher l'avènement, ne pouvait échapper. Ses relations avec la cour, depuis le retour de Varennes, assuraient sa perte.

L'ancien procureur de la Commune, Manuel, d'abord ardent Jacobin, puis démissionnaire de la Convention à cause de la condamnation de Louis XVI, périt dans le courant de novembre ; après lui, deux membres éminents de la Constituante et de la Convention, le ministre protestant Rabaud-Saint-Étienne et le Breton Kersaint. Un ancien ministre, Duport-Dutertre, fut aussi envoyé à l'échafaud. Un autre plus connu, le collègue de Roland, l'ex-ministre des finances Clavières prévint l'échafaud par le suicide.

Un personnage qui était comme le reste d'une époque de vices frivoles dans ces temps nouveaux si terribles, l'ancienne maîtresse de Louis XV, la Dubarry, fut exécutée le 17 décembre. Ses cris et ses efforts désespérés pour lutter contre le bourreau étonnèrent la foule habituée désormais aux morts stoïques.

La Terreur moissonnait, sur divers points de la France, des victimes moins connues, mais plus nombreuses encore qu'à Paris ; mais ces catastrophes se rattachaient aux événements de la guerre civile. Nous avons à passer maintenant des échafauds aux champs de bataille ; il nous faut suivre les armées de la Convention et dans leurs victoires douloureuses sur les Français insurgés et dans ces autres victoires qui ne laissent point de regrets, celles que remporta la France révolutionnaire sur la coalition des rois.