HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME PREMIER

 

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.

 

 

LA CONVENTION (SUITE). — RÉSISTANCES DÉPARTEMENTALES. — CONSTITUTION DE 93. — CHARLOTTE CORDAY. — GUERRE CIVILE ET ÉTRANGÈRE. — DÉFENSE DE NANTES. — PERTE DE MAYENCE ET DE VALENCIENNES. — CODE CIVIL.

3 juin-23 août 1793.

 

Il y eut dans Paris, après le 2 juin, quelques protestations énergiques et beaucoup de tristesse. La masse parisienne, harassée d'avoir été tenue quatre jours sous les armes, ressent une sorte de détente et de soulagement quand cela fut fini. Beaucoup se consolaient en se disant que, du moins, il n'y avait pas eu de sang de versé, et qu'on n'avait pas recommencé le Deux-Septembre.

Le parti vainqueur chercha, d'une part, à intimider, en renouvelant les mesures concernant le désarmement et l'arrestation des suspects, d'autre part, à calmer, en atténuant la gravité de ce qui s'était passé par les récits qu'il en fit faire dans les sections. On annonçait pour le 10 août une nouvelle fête de la Fédération, qui remettrait l'union en France. On promettait le prochain achèvement de la Constitution républicaine, retardée jusque-là, disait-on, par les disputes que suscitaient les Girondins.

La population tâchait de s'étourdir en se rattachant à ces espérances.

L'aspect de la Convention fut morne et sombre, le lendemain de la fatale journée, quand elle rentra dans ces Tuileries où elle avait été captive et humiliée le 2 juin 93, comme Louis XVI le 20 juin 92. En se décidant à rester à son poste, l'Assemblée accomplissait un grand acte de patriotisme. Tout abaissée et mutilée qu'elle fût, elle était le dernier espoir de la France. Si la Convention se fût dispersée ou divisée en deux moitiés, l'une à Paris, l'autre dans quelque département, tout l'Etat se fût écroulé.

La Montagne avait partagé l'affront et partageait les ressentiments de l'ancienne majorité. Ce n'était pas elle qui avait vaincu, le 2 juin, c'était la Commune.

La Commune, cependant, n'était pas en état de pousser plus loin son succès. Elle protesta contre le bruit que le comité central révolutionnaire visait à usurper la dictature. Elle déclara vouloir défendre jusqu'à la mort l'inviolabilité de la représentation nationale : ceci, le lendemain du jour où elle l'avait violée. Elle déclara vouer à l'exécration publique tout individu, toute autorité, toute section de la République qui prétendrait s'arroger la domination et la dictature (5 juin).

Le comité central révolutionnaire annonça que son œuvre était accomplie et donna sa démission (6 juin).

Ce comité avait été composé de jeunes gens et de Jacobins que les meneurs avaient fait sortir de l'ombre pour ce grand coup de main et qu'ils y firent rentrer. Robespierre, le grand meneur, et les Jacobins visaient à dominer la Convention, mais non à lui substituer la Commune, dont on ne pouvait faire le gouvernement de la France. C'était en réalité aux chefs jacobins, et non aux obscurs conspirateurs de l'Evêché, que profitait ce qu'on appela nettement : La Révolution du 31 mai et du 2 juin.

La prépondérance des Jacobins était attestée par ce fait, que chez eux se préparaient les mesures et les plans que leurs hommes portaient ensuite à la Convention. Ces mesures se signalaient généralement par un caractère autoritaire et dictatorial. Robespierre jeune dit nettement que la liberté de la presse devait être supprimée. lorsqu'elle compromettait la liberté publique.

Les journaux girondins, en effet, furent arrêtés, et les lettres ouvertes à la poste par les comités révolutionnaires.

Toutes les libertés effectives, selon le sentiment des Jacobins, devaient être suspendues dans le présent pour assurer l'avenir de la liberté. C'était là, au fond, le vrai débat entre eux et les Girondins. Ceux-ci voulaient la liberté par la liberté ; ceux-là, la liberté par la dictature.

Les Jacobins empruntaient les procédés catholiques et monarchiques en faisant la guerre à la royauté et à l'Eglise.

La victoire de Robespierre et des siens n'était pas toutefois complète, et la Convention n'était pas encore dans leurs mains. Le Comité de salut public, confirmé dans son pouvoirs par l'Assemblée, s'apprêtait à résister et à réagir.

Le 4 juin, le courageux évêque Grégoire demanda que le procès-verbal de la séance du 2 constatât les insultes et les violences faites à la Convention nationale : il ne l'obtint pas ; l'Assemblée passa à l'ordre du jour ; mais elle prit des dispositions favorables à ceux de ses membres qui avaient été décrétés d'arrestation. Ils conservaient leur indemnité de représentants et circulaient librement sous la surveillance d'un gendarme.

La veille, sur une lettre de Lanjuinais, qui avait été arrêté et qui demandait un prompt rapport du Comité de salut public, l'Assemblée avait décrété que le rapport serait présenté sous trois jours.

Les députés arrêtés et leurs amis demeurés dans l'Assemblée montraient une attitude très fière.

Valazé écrivit qu'il repoussait avec horreur l'amnistie que le Comité avait, disait-on, l'intention de proposer pour les Trente-deux.

Fonfrède annonça à la tribune que des citoyens français (les Bordelais) viendraient en armes réclamer qu'on mit en liberté des représentants dont l'arrestation avait été exigée par d'autres hommes armés. ll y eut grande agitation dans l'Assemblée. Le Jacobin Chabot protesta qu'on ne voulait pas la tête des accusés.

Vergniaud avait écrit qu'il se soumettait au décret d'arrestation rendu contre lui. Dans une nouvelle lettre, il offrait sa tête, s'il était convaincu de trahison. et demandait celles des accusateurs, s'ils ne prouvaient pas leur accusation.

Marat avait déclaré qu'il se suspendait de ses fonctions de représentant jusqu'après le jugement des représentants accusés, pour qu'on ne lui reprochât plus de fomenter la discorde. Sa dictature du 2 juin avait irrité contre lui la Montagne et il le sentait.

La Convention s'efforçait de se relever de son abaissement politique, en se remettant avec énergie à la préparation de la Constitution et à l'œuvre sociale de la Révolution. Dans les séances des 3 et 4 juin, elle chargea une Commission spéciale de préparer le Code civil, décréta des récompenses pour les auteurs de bons livres élémentaires destinés à servir de base à l'instruction publique et régla le partage des biens communaux, ordonné par la Législative. Nous reviendrons sur ces importants objets.

Le 6 juin, Barère présenta à la Convention au nom du Comité de salut public, un projet de décret bien courageux pour un homme tel que lui, habitué à se mettre du côté de la force et du succès. Le projet s'exprimait sur les évènements du 31 mai et du 2 juin avec une réserve qui laissait sentir le blâme.

Le Comité faisait effort pour ressaisir une position indépendante entre la Montagne et la Gironde, entre Paris et les départements.

Le projet signalait le limon impur mêlé au mouvement révolutionnaire et s'élevait contre ce système d'avilissement de la Convention qu'on avait trop longtemps toléré.

Il attaquait ouvertement ces comités révolutionnaires qui menacent la souveraineté nationale et qui substituent l'arbitraire et la violence à la Loi. Le vrai comité révolutionnaire de la République, c'est la Convention, et la Convention réunie et non plus divisée en partis qui se déchirent. C'est dans les mains de la Convention que doit être placée la réquisition de la force armée, et non dans celles d'autorités subalternes diverses et discordantes, ou même d'hommes inconnus qui s'en emparent en dehors de toute loi. — Il faut renouveler par une élection régulière le commandant et l'état-major de la garde nationale. — Il faut briser les misérables entraves données à la presse et aux correspondances.

Le rapport s'exprimait avec des ménagements extrêmes sur les troubles de Lyon et de Marseille, et constatait qu'à Lyon le parti vainqueur avait crié : Vive la République une et indivisible ! qu'à Marseille, s'il y avait des actes illégaux, il n'y avait pas non plus, cependant, de signes de fédéralisme.

Le conseil général de la Commune, continua Barère, n'ayant pas encore envoyé les pièces promises quant à l'accusation des députés arrêtés, les inculpations qui pèsent sur ces députés sont encore incertaines. En attendant que la France prononce dans ce grand procès, il est digne de nous de lui offrir des otages.

Danton interrompit vivement Barère pour approuver la proposition.

Couthon, par un mouvement soudain et sincère, s'offrit pour aller en otage à Bordeaux. Cela vient fort à sa décharge quant à la conduite qu'il avait tenue le 2 juin.

Barère conclut en proposant les résolutions suivantes :

Suppression de tous les comités révolutionnaires ;

Droit de réquisition directe de la force armée attribué à la Convention ;

Nomination immédiate d'un commandant général de la garde nationale par les sections de Paris ;

Huit ans de fers pour quiconque avait ordonné d'arrêter les lettres à la poste ;

Envoi aux départements, dont les députés sont détenus, d'un nombre égal d'otages pris dans la Convention.

Barère termina en annonçant la présentation du projet de Constitution sous trois jours, et la nouvelle fête de la Fédération des départements pour le 10 août.

C'est la vraie pensée de Danton et de Cambon qu'exprimait Barère. Voilà ce que les Girondins, pour leur malheur et celui de la France, n'avaient pas voulu comprendre.

Le Comité de salut public, plus hardi après que pendant la crise, tentait un dernier effort pour sauver les Girondins, refouler l'anarchie et rétablir l'union dans la République.

Après la séance, soixante-treize députés de la Droite rédigèrent une protestation contre le 2 juin. Si le décret passait, le 2 juin était défait.

L'agitation fut vive dans Paris. Plusieurs sections cassèrent leurs comités révolutionnaires. Par contre, Danton fut dénoncé aux Jacobins. Camille Desmoulins le défendit et fit passer à l'ordre du jour, mais non sans peine (7 juin).

La Convention, le 7 juin, passa à l'ordre du jour, sous prétexte d'incompétence, sur la réclamation que Mme Roland lui avait adressée contre son arrestation. C'était un mauvais signe.

Dans la séance du 8 juin à la Convention, Robespierre attaqua à fond le projet du Comité, soutint la nécessité de l'insurrection du 2 juin et du maintien des Comités révolutionnaires ; il repoussa l'idée des otages.

Barère abandonna la proposition des otages, que la Droite, fort impolitiquement, repoussait aussi bien que la Gauche. Pétion et Barbaroux avaient écrit contre. Barère soutint, mais assez faiblement, le reste du projet.

Danton faiblit aussi sur le projet ; mais il dit que la Convention devrait organiser solennellement un Tribunal national pour juger les députés accusés. Cela les eût enlevés au Tribunal révolutionnaire.

Le projet fut renvoyé au Comité, c'est-à-dire enterré.

Le lendemain, les Jacobins adressèrent aux sociétés affiliées un manifeste rédigé par Camille Desmoulins, qui avait résumé là toutes les accusations insensées de ses pamphlets contre Brissot et les Girondins. Camille était encore sous l'influence de Robespierre.

La Convention était assaillie d'adresses en sens contradictoire envoyées des départements. Quelques villes et un bon nombre de sociétés populaires approuvaient le 2 juin ; mais beaucoup d'administrations départementales et de villes importantes protestaient contre. Plusieurs départements de l'Ouest et du Midi ne se contentèrent pas de protester. A Caen, à Evreux, à Rennes, à Bordeaux, on armait. Bordeaux envoyait des commissaires dans tous les départements. Le Calvados se fédérait avec l'Eure et l'Orne, travaillait à gagner la Manche et à s'entendre avec les départements bretons. Trois de ceux-ci expédiaient une adresse à toutes les administrations départementales pour les inviter à préparer avec eux la réunion des suppléants des membres de la Convention, jusqu'à ce que la Convention eût recouvré sa liberté.

Lacroix, le 11 juin, dénonça à la Convention ces préparatifs d'insurrection, provoqués, dit-il, par plusieurs membres de l'Assemblée.

Une partie des députés décrétés d'arrestation s'étaient évadés ou s'évadèrent successivement de Paris. L'absence de plan et d'unité d'action, qui avait toujours signalé le parti girondin, continuait dans son malheur comme dans ses jours de puissance. Les Girondins accusés n'avaient pas su choisir entre deux résolutions : rester et attendre leur jugement, ou sortir tous de Paris, soit pour quitter la France, soit pour résister. Tandis que Vergniaud, Gensonné, Valazé et autres restaient et demandaient incessamment à être jugés, Buzot et deux de ses collègues gagnaient la Normandie, où ils furent rejoints un peu plus tard par Louvet, Guadet, Pétion, Barbaroux, Lanjuinais. Brissot fut arrêté à Moulins.

Les applaudissements donnés par la Droite de la Convention à cette résistance départementale que dénonçaient les Montagnards, exaspérèrent ceux-ci.

Les nouvelles des frontières étaient mauvaises. Au nord Condé était assiégé, Valenciennes investi et sa citadelle bombardée. Mayence aussi était assiégée. Encore était-on heureux que l'ennemi s'arrêtât à ces sièges et ne marchât pas droit sur Paris ; notre armée du Nord eût été trop faible pour lui barrer le passage.

Au sud, les Espagnols avaient pénétré sur notre territoire aux deux extrémités des Pyrénées. Les volontaires patriotes de l'Auvergne et du Languedoc, employés à. étouffer la révolte royaliste et cléricale de la Lozère, n'avaient pu porter secours aux forces insuffisantes qui défendaient les Pyrénées.

Les nouvelles de la Vendée étaient pires.

Les rebelles de la Vendée avaient concentré leurs bandes sous l'impulsion de deux hommes habiles et redoutables, l'abbé Bernier et d'Elbée, et ils avaient fait une grande attaque du côté de la Loire. Les troupes républicaines qui leur étaient opposées étaient assez nombreuses, mais composées en très grande partie de recrues indisciplinées qui n'avaient jamais vu le feu. Leurs chefs ne les concentrèrent pas à temps. La masse vendéenne se jeta entre trois corps républicains postés à Thouars, à Doué et à Saumur ; elle refoula le corps de Doué sur Saumur, battit le corps de Thouars, qui cherchait à opérer sa jonction avec les deux autres, puis assaillit Saumur. Une partie des républicains se défendirent héroïquement et rendirent longtemps la lutte incertaine ; mais une panique, suscitée, à ce qu'on crut, par des traîtres s'empara des nouvelles levées.

Saumur tomba au pouvoir des Vendéens, avec beaucoup d'artillerie et plusieurs milliers de prisonniers (10 juin).

La prise de Saumur, qui établissait fortement les Vendéens sur la Loire, mettait Nantes en extrême péril.

Le danger exalta et exaspéra la Montagne. Il y eut, le 12 juin, à la Convention, une terrible séance. Danton, qui, peu de jours auparavant, avait pris part à la tentative de réaction contre le 2 juin, se retourna brusquement et violemment, se déchaîna contre les députés qui avaient fui pour aller soulever les départements, traita les Girondins, de secte impie, Brissot de misérable conspirateur, et invita la Convention à déclarer que, sans l'insurrection de Paris, il n'y aurait plus de liberté. Citoyens, s'écria-t-il, dites au peuple français de se serrer autour de la Convention et de ne s'armer que contre les rebelles de la Vendée !

Dans ces derniers mots était sa vraie pensée. Barère l'appuya ; Cambon aussi ; indigné qu'on eût arrêté à Caen deux commissaires de la Convention, au moment où ils se rendaient à Cherbourg afin de mettre les côtes en défense contre les Anglais, Cambon répéta avec force le mot de Danton : C'est dans la Vendée et aux frontières qu'il faut aller combattre, au lieu de marcher sur Paris.

Thuriot alla jusqu'à accuser les dissidents de la Normandie d'être les complices de la Vendée. La Montagne le crut. Une lettre d'un député de la Droite, trouvée sur un chef vendéen qu'on avait pris, fut injustement et cruellement exploitée contre ces inébranlables républicains de la Gironde, qui avaient été les premiers à provoquer l'énergique répression de la révolte vendéenne.

On décréta d'accusation Buzot et Brissot, qui avaient les premiers, avec les Roland, Condorcet et Camille Desmoulins, réclamé la République en France, lorsque Robespierre demandait encore ce que c'était qu'une République. On mit aussi en accusation Barbaroux, l'homme qui avait appelé à Paris les Marseillais du 10 Août.

Couthon, soutenu par Robespierre, fit décréter que, dans les journées des 31 mai, 1er et 2 juin, le Conseil général révolutionnaire de la Commune et le peuple de Paris avaient puissamment concouru à. sauver la liberté, l'unité et l'indivisibilité de la République.

Couthon et. Saint-Just furent adjoints au Comité de salut public. L'esprit de Robespierre y entrait avec eux.

Ainsi, l'effort du Comité pour réagir contre le 2 juin était désavoué par ses auteurs. Les hommes du Comité sanctionnaient ce qu'ils avaient eu en horreur, et la Convention ratifiait son humiliation et s'en faisait, pour ainsi dire ; une gloire.

Que, dans un tel revirement, l'intérêt personnel ait emporté un homme timide comme Barère et influé sur un homme de passion et non de principes, comme Danton, cela n'est pas douteux ; mais le souci de lui-même n'a certes pas été tout pour Danton et n'a rien été pour l'inflexible Cambon. Devant les événements qui se précipitaient, ces hommes ont pensé que le 2 juin était irréparable : que l'action avait été détestable, mais que la réaction dépasserait le but et renverserait la Révolution.

Pour juger sainement ce terrible moment de notre histoire, il faut se placer au-dessus des partis, au seul point de vue du salut de la France. La résistance armée des Girondins et de leurs amis des départements contre la violation de la représentation nationale était-elle légitime ? — Au point de vue du droit strict, assurément. — Si la France n'avait eu affaire qu'à elle-même, l'insurrection eût été un devoir ; mais, devant l'invasion étrangère et la Vendée, l'insurrection girondine menait à la perte de la France. Si les départements girondins marchaient sur Paris, la Montagne, les Jacobins de Paris, leur parti dans les départements, soutenaient la lutte. Que les Montagnards fussent vaincus, les Girondins ne se fussent pas contentés de frapper les Jacobins et la Commune. Poussés par les royalistes, qui déjà se mêlaient à eux et qui eussent provoqué une terreur en sens inverse de celle des Jacobins. ils eussent voulu à leur tour épurer la Convention, abattre la Montagne, arrêter ou révoquer les représentants en mission dans les départements et aux armées. A la Montagne, qui était le parti des hommes d'action, appartenaient presque tous ces intrépides commissaires de la Convention, qui étaient l'âme de la résistance contre l'étranger.

Les Girondins, hommes de parole et de plume, courageux pour mourir, non pour vaincre, n'eussent pas su les remplacer.

Abattre la Montagne, t'eût été abattre le bras droit de la Révolution.

Le changement d'opinion qui s'était opéré chez les hommes du Comité les avait, au moins pour le moment, rapprochés de Robespierre. Les hommes du Comité se rejetaient dans le mouvement révolutionnaire, en vue de l'unité d'action et du salut public. Robespierre, de son côté, maintenant qu'il touchait au pouvoir, abandonnait ce qu'il avait émis de propositions anarchiques ou démagogiques, tempérait et modifiait ce qu'il y avait eu d'exagéré dans ses vues de réformes sociales.

Il avait, lui et Danton, réclamé la formation, dans Paris et dans les grandes villes, d'une armée révolutionnaire, d'un corps de sans-culottes soldés. La Convention l'avait décrétée. Une fois les Girondins abattus, Robespierre et les Jacobins ne voulurent plus de cette dangereuse organisation. Ils poussèrent et les sections et les compagnies de canonniers, élite révolutionnaire de la garde nationale, à protester contre ce triage qui eût transformé une partie des sans-culottes en gardes privilégiées. L'armée révolutionnaire ne fut pas organisée à Paris.

Robespierre avait, le 21 avril, présenté le projet d'une nouvelle Déclaration des Droits en opposition à celui qu'avait rédigée Condorcet au nom du comité de Constitution. Il y définissait la propriété : le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.

Cette définition était inquiétante pour la propriété ; elle semblait indiquer que l'État a le droit, non seulement d'imposer à la propriété les contributions que réclament les nécessités publiques, mais de réduire arbitrairement la fortuné de chacun à une portion déterminée.

Robespierre laissa tomber cet article de son projet, quand on discuta la Déclaration des Droits après le 2 juin. Il n'eût réussi, dans aucun cas, à empêcher la Convention d'adopter la définition bien différente qui fut placée dans la Constitution de 93 :

Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, des fruits de son travail et de son industrie.

Celle-ci, conforme aux Principes de 89, est restée et restera le fondement de tout le droit civil moderne.

Robespierre avait proposé d'exempter de tous impôts les citoyens pauvres. Il rétracta formellement cette proposition, éclairé qu'il était, dit-il, par le bon sens du peuple, qui, dans cette prétendue faveur, sentait une injure et l'établissement d'une classe de prolétaires. Il se borna à réclamer, comme compensation de l'obligation pour tous de contribuer aux charges publiques, l'adoption du principe : que la société doit le nécessaire à tous ceux de ses membres qui ne peuvent se le procurer par leur travail.

Robespierre se montra pareillement modéré dans le débat sur l'emprunt forcé d'un milliard, qui, malgré l'arbitraire et les vexations des comités révolutionnaires, ne rendait guère, et à propos duquel la Convention fut obligée de publier un nouveau décret. Robespierre fit interdire, dans la perception de cet emprunt, tout ce qui rappelait, dit-il, l'esprit inquisitorial de l'ancienne fiscalité. Il voulait qu'on ménageât les fortunes médiocres ; il alla même beaucoup trop loin dans ce sens, car le comité des finances proposait de n'exempter que les citoyens qui avaient moins de trois mille livres de rente et Robespierre fit exempter tous ceux qui en avaient moins de dix mille, ce qui équivaudrait peut-être à vingt-cinq mille d'aujourd'hui.

Robespierre entendait faire porter tout l'emprunt sur les gens très riches. Son idée était d'arriver à supprimer les grandes fortunes au profit, non pas du communisme, ni de rien qui y ressemble, mais au profit de la petite propriété. Cela ne peut pas se faire à coups de décrets et la mesure que fit adopter Robespierre ne devait aboutir qu'à ne pas avoir le milliard.

On était alors en plein débat de la Constitution.

Condorcet avait présenté un premier projet dès le 15 février, au nom d'une commission où dominaient les Girondins. La discussion n'avait commencé que le 17 avril et avait été fréquemment interrompue et par les affaires urgentes et par les querelles des partis.

Après le 2 juin, la Convention avait chargé une nouvelle commission, dont faisaient partie Hérault de Séchelles, Saint-Just et Couthon, de rédiger un nouveau projet, de concert avec le Comité de salut public. La nouvelle commission expédia son travail en quelques jours ; elle s'inspira principalement du. contre-projet de Robespierre, sauf l'article concernant le droit de propriété.

Hérault présenta le nouveau projet à la Convention dès le 10 juin.

Après une discussion hâtive, écourtée, la Constitution fut votée le 23 juin.

La Constitution montagnarde était beaucoup moins développée que n'avait été le projet girondin ; elle sentait la précipitation ; cependant elle avait quelque chose d'imposant par sa brièveté même, par sa forme axiomatique et, comme on dit, lapidaire, c'est-à-dire rappelant la concision des inscriptions qu'on grave sur les monuments.

C'était là particulièrement le tour d'esprit d'un des rédacteurs, de Saint-Just.

Comme la Constitution de 91, celle de 93 fut précédée d'une Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen.

La première Déclaration des Droits, écrite dans les grands jours de 89, avait été tellement au fond des choses, qu'on n'y pouvait rien changer d'essentiel. Elle était déjà républicaine, bien qu'alors on gardât encore un roi.

Le projet de Déclaration des Droits rédigé par Condorcet ne différait guère de la Déclaration de 89, que parce qu'il était plus détaillé ; mais il y avait, dans le préambule, une omission capitale : le nom de l'Être Suprême n'y était plus.

Ce n'est pas que les Girondins fussent une secte matérialiste et athée : la plupart étaient en philosophie des disciples de Rousseau au moins autant que de Voltaire ; mais, tout préoccupés de la liberté individuelle, ils sentaient peu la nécessité de rattacher solennellement la société à Dieu. Lorsqu'on avait touché à cette question, l'un d'eux, Louvet, avait dit que Dieu n'avait pas besoin d'être reconnu par la Convention nationale de France.

Dieu, en effet, n'a pas besoin de nous ; mais cela ne prouve pas que nous n'ayons pas besoin de lui. Conformément au projet de Robespierre, la Déclaration des Droits, votée le 23 juin, rétablit la formule de S9 :

Le peuple français.... proclame, en présence de l'Être Suprême, la Déclaration suivante, etc.

Un illustre historien de la Révolution (M. Michelet) fait l'observation qu'au lieu de en présence de l'Être Suprême, terme un peu vague, il eût mieux valu dire : en présence du Dieu juste, ou en présence de l'Éternelle Justice. On eût ainsi associé à l'idée de Dieu le principe de la Révolution, l'idée de justice, qui est le fondement de la société nouvelle.

Sur un autre point, la Déclaration des Droits, adoptée par la Montagne, est inférieure au projet de Condorcet. Elle place, dans sa définition des droits de l'homme, l'égalité avant la liberté, en opposition au projet de Condorcet, à la Déclaration de 89 et à la grande devise de la Révolution : Liberté, Égalité, Fraternité.

On était, en 93, préoccupé surtout d'égalité ; mais on méconnaissait l'ordre naturel et la série des principes :

La liberté d'abord, qui est la condition légitime et nécessaire de chaque existence humaine ; puis l'égalité, qui est le rapport entre les diverses existences ;

L'égalité, moyen d'assurer la liberté de tous et de chacun.

Le projet de Constitution des Girondins cherchait surtout à garantir la liberté et à rendre les abus du pouvoir impossibles. Dans la poursuite de ce but, il enchérissait à tel point sur la Constitution de 91, déjà fort restrictive de tout pouvoir central ou local, qu'il eût abouti à empêcher presque absolument le gouvernement de fonctionner. Il faisait nommer les ministres et les principaux agents de l'autorité directement par les assemblées primaires, aussi bien que les membres de l'Assemblée nationale.

La Constitution montagnarde donne beaucoup moins que le projet girondin aux garanties de la liberté ; mais elle est plus praticable quant au gouvernement. Comme le projet girondin, elle établit l'élection directe des représentants par les assemblées primaires. Des assemblées électorales de second degré désignent, pour le conseil exécutif, des candidats entre lesquels l'Assemblée nationale choisit les membres de ce conseil. Ceux-ci, à leur tour, choisissent les autres agents du pouvoir exécutif. Les électeurs de second degré nomment les administrateurs locaux et les juges.

En réalité, la Constitution montagnarde Ôtait l'action sur le pouvoir exécutif aux assemblées primaires pour la donner aux sociétés jacobines, qui étaient la seule force organisée et qui ne pouvaient manquer de mettre la main sur les assemblées de second degré.

Robespierre avait du reste exprimé une objection très sensée à la proposition de faire nommer le pouvoir exécutif par le peuple : Si le conseil des ministres tient ses pouvoirs de la même source que l'Assemblée nationale, il en deviendra le rival et le rival très dangereux, ayant la force que donne l'exécution.

Le danger est bien plus grand encore, lorsque le pouvoir exécutif est à la fois élu par le peuple et placé dans une seule main, comme la Constitution de 1848 a eu l'imprudence de le faire. Rien n'est plus contraire aux vrais intérêts du peuple.

En 93, la réaction contre tout ce qui pouvait rappeler la royauté ou l'aristocratie était trop forte pour que personne, Girondin ou Montagnard, eût la pensée d'un président ou d'un sénat.

La Constitution montagnarde semble plus démocratique que le projet girondin, quant au vote des lois. Elle statue que les lois seront soumises au vote du peuple par oui ou par non ; mais elle ajoute que si, au bout de quarante jours, le dixième des assemblées primaires, dans la moitié des départements plus un, n'a pas réclamé, la loi votée par l'Assemblée nationale deviendra définitive.

On pouvait compter que les assemblées primaires ne réclameraient pas souvent.

A la définition de la liberté donnée par les Girondins, les Montagnards ajoutèrent : La liberté a pour règle la justice.

Le projet girondin avait énoncé d'une façon générale le devoir social des secours publics. La Constitution montagnarde spécifia ainsi : La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.

La Déclaration de 89, en reconnaissant la liberté des opinions religieuses, n'avait pas garanti la liberté des cultes. Le projet de Déclaration de Condorcet proclamait celte liberté. Robespierre empêcha qu'on n'en fit un article de la Constitution, parce qu'on pourrait, dit-il, conspirer sous prétexte de culte.

Il s'était montré beaucoup plus libéral dans la question de décentralisation.

Fuyez, avait-il dit, la manie ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner. Laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Laissez aux communes le droit de pourvoir à leurs propres affaires, en tout ce qui ne tient pas à l'administration générale de la République. Laissez à la liberté individuelle ce qui n'appartient pas essentiellement à la liberté publique.

C'étaient là précisément les maximes de ces Girondins que Robespierre poursuivait avec tant de fureur.

Un membre de la Convention, revenant sur une discussion qui avait déjà eu lieu au sein de la Constituante, avait proposé qu'on ajoutât le mot Devoirs au mot Droits dans la Déclaration. Ce fut Robespierre qui fit rejeter la motion, attendu, dit-il, que les devoirs découlent naturellement des droits.

C'était là une grave inconséquence chez un homme qui parlait toujours de vertu. Si les devoirs découlent des droits, il fallait l'énoncer dans la Déclaration. Mais il est plus vrai de dire que les droits et les devoirs naissent ensemble de la nature.de l'homme.

La discussion des articles de la Constitution sur les rapports avec l'étranger donna lieu à un mot héroïque, qui est demeuré fameux dans l'histoire.

On avait proposé l'article suivant : Le peuple français ne fait point la paix avec un ennemi qui occupe son territoire. Un député dit : Avez-vous fait un traité avec la victoire ? — Le montagnard Bazire s'écria :

Nous avons fait un pacte avec la mort !

Toute l'Assemblée acclama et l'article fut adopté.

Prudente en même temps qu'intrépide, l'Assemblée revint, à l'instigation de Danton, sur l'audacieuse déclaration de novembre 92, qui avait offert le secours de la France à tous les peuples qui voudraient recouvrer leur liberté. Elle déclara que le peuple français était l'ami et l'allié naturel des peuples libres, mais qu'il ne s'immisçait point dans le gouvernement des autres nations, pas plus qu'il ne souffrait que les autres nations s'immisçassent dans le sien. La Constitution promettait seulement asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté.

En limitant ainsi les déclarations qu'avait dictées l'enthousiasme des premiers jours, la Convention visait à rendre la paix possible.

Il y eut, le 21 juin, une fête civique aux Champs-Élysées et au Champ de Mars pour l'adoption de la Constitution. La Convention vota, le 26, une adresse aux Français, qui les invitait à se serrer autour du centre de la République et qui produisit une grande impression dans les départements. On se croyait sauvé, maintenant qu'on avait une Constitution. Le peuple, écrivait Carnot, y voit la fin de ses maux. Le calme et judicieux Carnot n'était pas susceptible d'illusion sur le sentiment populaire, lui qui, de la frontière du Nord où il était en mission, avait refusé de sanctionner la violation de la représentation nationale au 2 juin.

Le vote de la Constitution couvrait le 2 juin aux veux de bien des gens, et les abusait sur la situation réelle : on s'imaginait être enfin sous le règne de la loi.

Cette loi ne régna jamais. La Constitution de 93 ne fonctionna pas : acceptée successivement par la grande majorité de la France, elle fut suspendue par le gouvernement révolutionnaire, c'est-à-dire par la dictature. Dès qu'on essaya de sortir des gouvernements dictatoriaux, on ne mit pas en Vigueur. la Constitution de 93 ; on en fit une autre.

Le vote de la Constitution fut suivi de mesures contre les administrations départementales dissidentes. Un décret du 26 juin donna trois jours aux administrateurs et aux fonctionnaires rebelles pour se soumettre.

Le Comité de salut public avait été chargé de faire en sorte que force restât à la loi dans le département de l'Eure, où les dissidents de Normandie et de Bretagne avaient commencé de réunir des volontaires. Un certain nombre de départements de l'Ouest, du Midi, et quelques-uns de l'Est, avaient annoncé la réunion d'une Convention de suppléants à Bourges ; mais le département du Cher déclarait qu'il ne recevrait pas cette Contre-convention, et beaucoup de départements du Nord, du Centre et de l'Est protestaient contre ce projet dont Bordeaux avait pris l'initiative.

La Convention mit sous la sauvegarde de la loi les citoyens arrêtés par les dissidents à Lyon, à Marseille et dans d'autres villes du Midi. A Lyon et à Marseille, les sections insurgées avaient établi des tribunaux révolutionnaires contre les révolutionnaires. Le sang des Jacobins coulait sur l'échafaud à Marseille et leurs chefs étaient poursuivis avec acharnement à Lyon.

Ceux des députés accusés qui n'avaient pas voulu quitter Paris, portaient la peine de ce qui se passait dans les départements. Vergniaud et ses amis furent privés de la demi-liberté qu'on leur avait laissée d'abord et enfermés dans des maisons de détention.

Ducos, soutenu par la Droite, ayant réclamé pour eux, Robespierre répondit avec violence, traitant la Droite de révoltée et de complice de la Vendée.

La Vendée était alors plus menaçante que jamais et débordait au nord de la Loire. Ce n'était plus un simple soulèvement de paysans ; c'était une espèce de gouvernement contre-révolutionnaire, ayant, à côté des chefs militaires, un Conseil supérieur de prêtres et de légistes. La Convention avait tenté un dernier effort pour désarmer les insurgés par une proclamation éloquente, où elle rappelait à ces malheureux égarés tout ce que la République avait fait pour le peuple des campagnes ; elle renouvelait l'assurance, tant de fois donnée, qu'on ne prétendait leur enlever ni leurs croyances, ni les cérémonies de leur culte (23 mai). Le Conseil supérieur de la Vendée répondit par un arrêt de proscription contre tous les fonctionnaires républicains et leurs familles. Tout ce qui, dans la Vendée, ne prêtait pas serment de fidélité au roi Louis XVII (l'enfant détenu au Temple), devait être emprisonné. Quiconque ne prenait pas les armes pour la religion et pour le roi devait être chargé d'impôts dans des proportions croissantes sur les suspects. Le Conseil déclara nulle la vente des biens nationaux, interdit la célébration du culte protestant, et, suivant l'exemple que Pitt n'avait pas craint de donner, fit fabriquer de faux assignats.

Certains chefs, tels que Charette, allaient jusqu'à forcer les gens à marcher dans leurs rangs sous peine de mort.

Saumur pris, au moment de s'engager dans de grandes opérations offensives, les chefs vendéens élurent un généralissime. Ils eurent l'habileté de choisir, non pas un gentilhomme, mais un paysan, Cathelineau, que les insurgés révéraient comme un saint. Modeste et simple, il se laissa conduire par ceux qui savaient la guerre mieux que lui.

Le plan fut d'aller attaquer Nantes, pour s'assurer la communication avec la mer et avec l'Angleterre, et pour réveiller l'insurrection bretonne.

Les chefs de la grande armée vendéenne se concertèrent avec Charette et ses gens du Marais, qui avaient l'habitude de faire bande à part. Charette était rentré à Machecoul, où les Nantais n'avaient pu se maintenir, et les Maraichins accueillirent avec joie la proposition d'aller à Nantes. lis firent provision de sacs pour le pillage de la riche ville qu'ils haïssaient et enviaient.

Les hommes du Bocage eurent plus de peine à se décider. Pour les emmener ainsi hors de chez eux, il fallut leur promettre une solde. Les chefs du Bocage laissèrent garnison dans Saumur et descendirent la rive droite de la Loire avec 40.000 hommes.

Le 17 juin, ils entrèrent à Angers, évacué par ses habitants patriotes, qui ne s'étaient pas trouvés en état de le défendre. D'Angers, ils se dirigèrent par Ancenis sur Nantes, donnant rendez-vous à Charette, qui arrivait par la rive gauche de la Loire avec une douzaine de mille hommes.

Nantes n'était pas défendue par plus de dix mille soldats et gardes nationaux du dehors ; parmi ces derniers, quatre compagnies de canonniers parisiens : c'était tout ce qu'on avait envoyé de Paris, en réponse aux appels désespérés des Nantais. Du moins, ces canonniers, aussi adroits qu'intrépides, compensèrent leur petit nombre par l'éclat de leurs services.

Le ministre de la guerre, Bouchotte, laborieux et bien intentionné, mais envahi par les brouillons hébertistes, n'avait rien su faire pour Nantes,

Les Vendéens ne doutaient pas du succès. Les amis qu'ils avaient dans la ville leur donnaient avis de tout ce qui se passait à l'intérieur et ils comptaient sur les divisions des républicains.

Les Girondins avaient la majorité à Nantes et, à la nouvelle du 2 juin, l'administration départementale de la Loire-Inférieure avait d'abord adhéré à la coalition des départements bretons et normands.

Devant l'invasion vendéenne, elle se rétracta et comprit qu'il fallait l'union à tout prix. Le club montagnard proposa au club girondin et aux corps administratifs d'aller tous fraterniser dans la cathédrale. Ils firent ensuite tous ensemble un repas civique, puis allèrent travailler aux fortifications (15 juin).

La ville n'avait d'autre défense que son vieux château et ses trois rivières. On fit à la hâte quelques fossés et quelques levées de terre.

Le général Canclaux et deux représentants en mission à Nantes ne croyaient pas d'abord la résistance possible ; mais le maire girondin Baco, un vaillant et ardent vieillard, et les chefs populaires, girondins ou montagnards, voulurent la défense à outrance. On s'apprêta à combattre et Canclaux, tout en doutant du résultat, dirigea les préparatifs en habile homme de guerre.

Les chefs vendéens concertèrent une attaque générale pour la nuit du 28 au 29 juin. Charette, séparé de la ville par deux rivières, la Sèvre nantaise et la Loire, ne pouvait opérer qu'une diversion en attirant à la défense du pont Rousseau la population nantaise, qui redoutait fort les pillards du Marais. Le véritable assaut devait se donner sur l'autre rive de la Loire.

Charette commença la canonnade à deux heures du matin, ainsi qu'il était convenu ; mais de longues heures s'écoulèrent avant que la grande armée vendéenne ouvrit le feu contre la ville, sur l'autre rive.

Pour pouvoir assaillir d'ensemble les divers points de l'enceinte de la ville, les Vendéens avaient besoin d'occuper le passage de l'Erdre, rivière tourbeuse qui vient se jeter dans la Loire par la rive droite, comme la Sèvre nantaise par la rive gauche.

La clef de ce passage est le petit bourg de Nort, à quatre ou cinq lieues de Nantes.

Les Vendéens y envoyèrent, le 28 dans l'après-midi, 4.000 hommes d'élite. Nort était gardé par un seul bataillon nantais ; mais cette troupe avait pour chef un héros. C'était un des hommes du club montagnard, un artisan, un ferblantier, appelé Meuris, naguère l'organisateur de ces bataillons de Nantes qui avaient couru le pays insurgé et vengé les horreurs de Machecoul.

Meuris défendit Nort toute la soirée, toute la nuit, avec l'aide des habitants. Il rentra à Nantes, le lendemain dans la matinée, avec son drapeau et quarante hommes sûr, cinq cents.

Le bataillon était mort ; mais le grand assaut nocturne des ennemis était manqué. L'attaque par la rive nord ne put commencer que de huit à dix heures du matin.

Le général et les représentants étaient revenus à l'idée de retraite et d'évacuation. Le peuple coupa les traits des chevaux et détela les voitures. Devant l'attitude des Nantais, Canclaux céda et fit son devoir.

La lutte fut longue, acharnée, meurtrière. Le brave maire Baco encourageait encore les combattants de sa voix retentissante, pendant qu'on l'emportait tout sanglant hors du champ de bataille.

La principale attaque, conduite par Cathelineau, du côté de la route de Rennes, fut repoussée par l'artillerie républicaine, parmi laquelle se signalèrent surtout les canonniers de Paris. Cathelineau fit alors une tentative hardie ; il prit avec lui ses dévoués, ses camarades de son village et d'alentour, et pénétra, sans être découvert, par les jardins et les ruelles dans l'intérieur de la ville.

Comme il débouchait sur la place Viarme, un coup de feu fut tiré d'une mansarde par un savetier ; Cathelineau tomba blessé à mort.

A cette nouvelle, l'attaque cessa ; le découragement prit la grande armée vendéenne. Les chefs durent ordonner la retraite.

lis évacuèrent tout le nord de la Loire, puis Saumur. Ils n'eussent pu retenir plus longtemps leurs hommes hors du Bocage.

La défense de Nantes est un des grands événements de la Révolution. Nantes, sauvée, sauvait tout l'Ouest et peut-être la France.

La Vendée pouvait faire bien du mal encore ; elle ne pouvait pas vaincre. Les efforts que fît le Conseil supérieur des Vendéens pour changer le caractère tout spontané et populaire de l'insurrection et la transformer en armée régulière, échouèrent et devaient échouer.

Le 8 juillet, Saint-Just présenta à la Convention, au nom du Comité de salut public, le rapport tant de fois réclamé sur les trente-deux députés décrétés d'arrestation. Il appelait Brissot un monstre ! Il attribuait aux députés décrétés un prétendu complot pour rétablir la royauté. Il proposait de déclarer traîtres à la patrie Buzot, Barbaroux, Lanjuinais et tous les représentants qui s'étaient soustraits par la fuite au décret d'arrestation. Il demandait la mise en accusation de Vergniaud, Guadet, Gensonné et Birotteau, et le rappel dans le sein de la Convention des autres détenus plus trompés que coupables.

C'était Robespierre qui parlait maintenant par la voix du Comité, car Robespierre, Saint-Just et Couthon ne faisaient qu'un.

La politique de Robespierre était de limiter la persécution aux chefs de la Gironde et de les poursuivre à outrance en épargnant le reste.

Le grand penseur de la Gironde, Condorcet, n'avait pas été jusque-là compris dans les poursuites dirigées contre les orateurs du parti girondin. Il ne partageait pas leurs passions ; il était de ceux qui eussent souhaité qu'on s'entendit avec Danton et la Montagne.

Mais le 2 juin le fit sortir de son calme philosophique. Il écrivit aux administrateurs de son département (l'Aisne) pour les engager à la résistance, et il publia un écrit contre la Constitution substituée par les Montagnards au projet dont il avait été le rédacteur. Dénoncé par Chabot, ancien capucin, cynique et bas, qui n'avait des Montagnards que la violence déclamatoire et non le courage, Condorcet fut à son tour décrété d'arrestation ; il se cacha dans Paris durant plusieurs mois. Nous le retrouverons parmi les grandes victimes qui disparurent du monde avant la tin de cette terrible année.

Le mouvement de réaction contre la Montagne, qui avait semblé d'abord, en juin, prés d'entraîner la grande majorité de la France, avait perdu beaucoup de terrain en juillet. Il croissait de violence à Lyon et en Provence, et les nouvelles de ce côté étaient fort alarmantes, mais il mollissait dans l'Ouest. Bordeaux menaçait beaucoup ; mais il était loin, et l'élite de sa garde nationale était occupée contre la Vendée. Les grandes villes bretonnes, aussi, avaient fait des démonstrations hostiles ; trois bataillons de volontaires étaient partis pour la Normandie ; mais là s'arrêta le mouvement breton. Les républicains modérés sentirent bien que le véritable ennemi, c'était la Contre-révolution ; c'était la Vendée aux portes de Nantes.

Le même sentiment refroidissait les patriotes modérés de Normandie. Les Normands parlaient beaucoup, agissaient peu. Les députés girondins, établis à Caen, n'y faisaient rien qui fût en rapport avec le grand caractère et l'autorité morale de Buzot, avec l'ancienne ardeur insurrectionnelle de Barbaroux, l'homme du 10 août, avec l'énergie indomptée de Lanjuinais. Certes, ce n'était pas le courage qui leur manquait ; mais, qu'ils se l'avouassent ou non, la Vendée les paralysait. Ils ne pouvaient lui servir d'avant-garde.

La Seine-inférieure n'avait pas suie dans la résistance l'Eure et le Calvados. L'Orne et la Manche hésitaient. Les délégués des cinq départements de la Bretagne, réunis à ceux du Calvados et de la Mayenne, s'étaient constitués à Caen, le 30 juin, en Assemblée centrale de résistance à l'oppression. Il n'y en eut pas plus d'union ni d'activité pour cela. Une revue de gardes nationales, passée le 7 juillet à Caen, fut décisive. On y demandait des volontaires peur aller joindre un bataillon du Calvados expédié en avant-garde à Évreux. Il ne s'en présenta pas trente.

L'ancien parti feuillant ou monarchiste constitutionnel, resté nombreux en Normandie, trouvait les Girondins trop républicains pour lui.

Le parti girondin défaillait, ne sentant nulle part une main ferme, un plan bien conçu, une foi sérieuse dans le succès. Beaucoup, qui n'eussent pas reculé devant le danger, étaient troublés dans leur conscience et craignaient de perdre la patrie.

Ceux qui avaient rêvé que la France entière, d'un élan rapide, courrait à Paris rétablir le règne des lois et délivrer plutôt que combattre les Parisiens, étaient pénétrés d'une douleur profonde. Cette douleur et cette indignation se concentraient dans quelques âmes passionnées ou stoïques, qui ne voyaient plus, dans la nouvelle phase de la Révolution, que l'humanité outragée par le triomphe du Maratisme, le droit violé par l'émeute victorieuse du 2 juin, et le saint idéal de la république souillé par d'indignes tribuns.

Il y avait à Caen une jeune fille d'une extrême beauté, appelée Marie-Charlotte de Corday, qui appartenait par son père à la petite noblesse pauvre. Par les femmes, elle avait la plus illustre origine ; elle descendait en ligne directe du grand Corneille. Son père, dont les opinions étaient libérales, n'avait point émigré. Ses deux frères étaient à l'armée de Condé. Charlotte, elle, était républicaine. Avec beaucoup de charme et de finesse dans l'esprit, elle était raisonneuse et passionnée à la fois comme les héroïnes des tragédies de son aïeul. Ayant perdu sa mère dans sa première enfance, elle avait peu connu la vie de famille et s'était en quelque sorte élevée elle-même.

A l'Abbaye aux Dames de Caen, où elle avait été pensionnaire avant 89, aussi bien que dans le monde, elle avait vécu seule par la pensée avec les héros de Corneille et de Plutarque, et avec les philosophes modernes, Rousseau surtout. Mais, chez Rousseau, comme chez son ancêtre Corneille, ce qui l'attirait, ce qui l'exaltait, c'était l'inspiration des anciens. Bien moins de son siècle que Mme Roland, Charlotte était une fille d'Athènes et de Rome plutôt que de Paris. Sensible, aimable et aimée, elle avait atteint cependant sa vingt-cinquième année sans que son cœur fût dominé par les sentiments privés ; ni ses amitiés pour quelques jeunes filles de son âge, ni son affectueuse sympathie pour un compagnon d'enfance, un jeune homme qui l'adorait, ne tenaient la première place dans cette âme concentrée. Les affections privées comptaient peu pour elle devant les douleurs de la patrie : Charlotte se sentait appartenir avant tout à la France, à la République.

Charlotte avait vu les événements de Paris à travers ces récits, qui, depuis longtemps, en province, personnifiaient toutes les violences, tous les excès de la Révolution dans Marat.

Pour les provinciaux, Marat était le tyran : idée très naturelle aux yeux de quiconque rapprochait ses excitations continuelles au meurtre et ses cris répétés qu'il fallait un dictateur. On n'appréciait pas, de loin, son incapacité pour un tel rôle et l'on ne comprenait pas que, si l'on était menacé d'un dictateur, c'était Robespierre.

Charlotte se demanda ce qu'auraient fait ces anciens qui étaient ses modèles. Elle se dit que, puisque les hommes n'agissaient pas, c'était à une femme d'agir à leur place. Elle prit sa résolution, alla demander la bénédiction de son père, sans se confier à lui ni à personne, et partit.

Elle arriva à Paris le 11 juillet. Le lendemain, elle acheta un couteau au Palais-Royal. Elle avait d'abord décidé de poignarder Marat, soit au Champ de Mars, durant la fête du 14 juillet, comme Cinna, dans la tragédie, devait poignarder le tyran au Capitole, ou bien sur les bancs de la Convention, au lieu même où Marat avait présidé à la violation de la représentation nationale.

La fête ayant été ajournée au 10 août et Marat, qui était malade, ne sortant pas, elle lui demanda un rendez-vous par une lettre où elle lui disait qu'elle arrivait de Caen et qu'elle lui ferait connaître les complots qu'on y méditait.

Le 13 juillet, vers sept heures du soir, Charlotte se présenta chez Marat. Il habitait dans la rue des Cordeliers, aujourd'hui rue de l'École-de-Médecine, n° 18, la maison voisine de celle où une tourelle du Moyen Age faisait le coin de la rue du Paon, aujourd'hui rue Larrey. Marat était au bain. Une femme qui vivait avec lui voulait empêcher Charlotte d'entrer. Marat entendit leur débat et fit introduire l'étrangère ; il lui demanda des nouvelles de la Normandie, et prit par écrit les noms des députés réfugiés à Caen. Dans peu de jours, dit-il, je les ferai tous guillotiner à Paris.

Les dernières hésitations de Charlotte disparurent. Elle tira de dessous son fichu son couteau et, d'une main assurée, elle le plongea tout entier dans le cœur de Marat.

Il ne jeta qu'un cri : A moi, ma chère amie ! et il expira.

La femme qui vivait avec Marat s'élança dans la chambre en poussant de grands cris, puis un commissionnaire, qui frappa Charlotte avec une chaise, puis des voisins, des passants, une foule frémissante et hurlante.

La garde nationale préserva Charlotte. Elle répondit avec calme et sang-froid aux administrateurs de police et à quatre députés envoyés par la Convention. — J'ai voulu arrêter la guerre civile et sacrifier ma vie au bien de mon pays.... je n'ai pas de complices.

On trouva sur elle une Adresse aux Français, amis des lois et de la paix. — Français, levez-vous ! — Marchez ! Que la Montagne anéantie ne laisse plus que des frères et des amis I... Je ne porte point atteinte à la loi en tuant Marat ; il est hors la loi. — Je ne me tuerai pas ; je veux que mon dernier soupir soit utile à mes concitoyens ; que ma tête, portée dans Paris, soit un signe de ralliement pour tous les amis des lois !

Et elle citait des vers que Voltaire, dans sa tragédie de la Mort de César, met dans la bouche de Brutus :

Qu'à l'univers surpris, cette grande action

Soit un objet d'horreur ou d'admiration,

Mon esprit, peu jaloux de vivre en la mémoire,

Ne considère pas le reproche ou la gloire :

Toujours indépendant et toujours citoyen,

Mon devoir me suffit ; tout le reste n'est rien.

Allez, ne songez plus qu'à sortir d'esclavage !

Une seule chose parut émouvoir Charlotte : le désespoir de la femme qui avait été attachée à Marat. Une autre chose l'étonna : la facilité avec laquelle la foule, qui semblait prête à la déchirer pendant le trajet de la maison de Marat à l'Abbaye, s'apaisa à la voix des représentants du peuple et au nom de la loi. Elle fit l'observation que ses compatriotes de Caen n'étaient pas si dociles dans leurs émeutes.

Elle écrivit le surlendemain, de l'Abbaye, une lettre adressée à Barbaroux, pour lui et ses amis, et datée du second jour de la Préparation de la Paix.

Cette idée : qu'elle a préparé la paix publique en tuant Marat, est tout le fond sérieux de cette lettre, où elle raconte son voyage et fait des observations sur les hommes et les choses de Paris, avec une liberté d'esprit, une finesse et une grâce moqueuse, bien extraordinaires dans une telle situation.

Cette circonstance : qu'elle avait écrit à Barbaroux, a fait imaginer très faussement qu'elle avait eu de l'amour pour lui. La lettre même suffirait à prouver le contraire.

Charlotte subit, le lendemain, un premier interrogatoire devant le président du Tribunal révolutionnaire. Elle fut transférée le soir à la Conciergerie. Elle acheva là sa lettre interrompue la veille. Le ton, cette fois, est autre. Sauf un ou deux traits ironiques, elle devient grave devant la mort prochaine. C'est demain que l'on me juge à huit heures ; à midi, j'aurai vécu, pour parler le langage romain. — J'ignore comment se passeront les derniers moments. C'est la fin qui couronne l'œuvre.... Jusqu'à cet instant, je n'ai pas la moindre crainte.

Simple et vraie jusqu'à la fin, elle ne vantait point d'avance d'être sans peur à l'heure suprême. Elle chargeait Barbaroux de ses adieux pour ses amis, et confiait le soin de sa mémoire aux vrais amis de la paix.

Entre ses amis, elle en désignait un avec une sollicitude particulière. Je crains, disait-elle, qu'il ne soit affligé de ma mort !

C'était ce compagnon d'enfance auquel nous avons fait allusion, le jeune procureur-syndic du Calvados, Bougon-Longrais.

Elle écrivit ensuite à son père.

Pardonnez-moi, mon cher papa, d'avoir disposé de mon existence sans votre permission. J'ai vengé bien d'innocentes victimes ; j'ai prévenu bien d'autres désastres.... Je vous prie de m'oublier ou plutôt de vous réjouir de mon sort ; la cause en est belle ; n'oubliez pas ce vers de Corneille :

Le crime fait la honte, et non pas l'échafaud.

Elle comparut le 17 juillet devant le tribunal.

Le président lui nomma d'office pour défenseur un jeune avocat appelé Chauveau-Lagarde.

Quand elle apparut dans l'auditoire, a écrit plus tard son défenseur, tous, juges, jurés et spectateurs, ils avaient l'air de la prendre pour un juge qui les aurait appelés au tribunal de Dieu.... On a pu peindre ses traits, reproduire ses paroles ; mais nul art n'eût peint sa grande âme, respirant tout entière dans sa physionomie.

Son interrogatoire rappelle ces dialogues des héros de Corneille, qui semblent échanger des coups de foudre.

Qui vous a poussée à assassiner Marat ?

Ses crimes.

Qu'espériez-vous en le tuant ?

Rendre la paix à mon pays.

Croyez-vous donc avoir tué tous les Marat ?

Celui-là mort, les autres auront peur peut-être.

Après une déposition à sa charge, le président lui demande : Que répondez-vous à cela ?

Rien, sinon que j'ai réussi.

Le président, Montané, eût voulu la sauver. Il changea une des questions qu'il avait à poser aux jurés : A-t-elle agi avec préméditation et dessein criminel ? Il retrancha ces derniers mots. Son humanité lui valut d'être mis en accusation trois jours après.

Il suggéra au défenseur de la déclarer folle. L'avocat la regarda et comprit qu'elle ne pouvait ni ne voulait être sauvée ainsi. Il déclara que l'accusée avouait avec sang-froid la longue préméditation de son attentat. Ce calme et cette abnégation, sublimes sous un rapport, dit-il, ne peuvent s'expliquer que par l'exaltation du Fanatisme politique.

L'inévitable arrêt de mort fut prononcé.

Charlotte l'entendit avec sérénité, remercia Chauveau-Lagarde de l'avoir dignement défendue, refusa doucement un prêtre qui lui offrait son ministère et donna les derniers moments qui lui restaient à un peintre nommé Hauër, qui avait commencé son portrait pendant l'audience. Ce portrait est aujourd'hui au musée de Versailles. Hauër a conservé à la postérité l'image fidèle de cette merveilleuse beauté, qui est la perfection du type normand adouci et idéalisé. Une magnifique chevelure blonde encadre son visage ovale, aux traits imposants et délicats. Ses grands yeux aux longues paupières sont légèrement voilés d'une tristesse qui lui vient moins peut-être de se savoir près de mourir que d'avoir donné la mort.

Le soir même, par un temps d'orage, elle fut conduite à l'échafaud. La chemise rouge dont on revêtait alors les assassins donnait un aspect étrange à cette radieuse figure. Parmi les hurlements et les imprécations de ces bandes de femmes qu'on appelait les furies de la guillotine, les mêmes qui troublaient naguère les tribunes de la Convention, Charlotte resta impassible. L'immortalité rayonnait dans ses veux, dit une relation contemporaine. Les cris cessèrent. La foule, qu'on s'efforçait d'exciter contre elle, parut sur son passage saisie d'une émotion profonde. Charlotte 'n'eut pas un moment de faiblesse ; elle pâlit à peine quand ' elle aperçut l'instrument de mort, puis ses belles couleurs revinrent ; elle monta sans appui les degrés de l'échafaud et salua le peuple. On l'empêcha de lui parler. Elle se livra elle-même alors à la machine meurtrière. Le fer fatal, dit la relation. tomba et trancha la plus belle des têtes.

Tous ceux qui avaient assisté aux derniers moments de Charlotte en conservèrent une impression ineffaçable. Un grand poète, André Chénier, qui devait bientôt à son tour périr sur l'échafaud révolutionnaire, célébra Charlotte et son action en vers dignes de Corneille.

Quelqu'un fit plus ; il voulut mourir pour elle et la suivre dans l'autre vie. C'était un jeune Mayençais appelé Adam Lux, un de ces députés de la Convention rhénane, qui étaient venus réclamer la réunion de la rive gauche du Rhin à la France. Il publia une brochure où il demandait aux bourreaux de Charlotte de l'honorer de leur guillotine, qui n'était plus à ses yeux qu'un autel.

Il réclamait de la France qu'elle élevât à Charlotte une statue avec cette inscription : Plus grande que Brutus.

Il fut exaucé ; il mourut comme elle et pour elle.

[ln autre, avant de monter à l'échafaud, quelques mois après, comme l'un des chefs de l'insurrection normande, déclara qu'il n'avait survécu à Charlotte que dans l'espoir de la venger. C'était Bougon-Longrais, son ami d'enfance.

Charlotte a effacé des imaginations modernes les antiques tueurs de tyrans, les Brutus et les Harmodios. Sa mémoire a gardé un impérissable éclat. La sympathie inspirée par sa personne est naturelle et universelle. La popularité de son nom, cependant, n'a pas été saine ; elle a égaré bien des esprits ardents et suscité plus d'un acte pire que le sien.

En principe, un particulier n'a pas droit sur la vie d'un grand coupable. Le tyrannicide, la mort d'un tyran, n'est licite que lorsqu'il est un cas direct de légitime défense ou un acte de guerre.

En fait, celui qui s'arroge ce droit de mort sur un grand coupable ne sait ce qu'il fait et ne peut prévoir les conséquences de son action.

C'est ce qui arriva pour Charlotte : elle avait cru rétablir la paix en France ; elle contribua au contraire à déchaîner la Terreur.

Marat avait fait tout le mal qu'il pouvait faire.

Le 2 juin, où il avait joué un moment le rôle de dictateur, semblait avoir épuisé son activité malfaisante et achevé son rôle. Son influence avait baissé au lieu de s'accroître. Malade, usé par quatre années de fureurs continues et fiévreuses, il ne paraissait plus à la Convention. Sa rage avait des intermittences et l'on pouvait présumer qu'elle ne tarderait pas à s'éteindre avec sa vie. On a cru que, s'il eût vécu, il eût défendu plus tard Danton contre Robespierre. Ce qui est certain, c'est qu'on ne gagna rien à sa mort. Elle rendit ses partisans plus féroces et plus implacables, et laissa plus libre carrière à son rival de mauvaise popularité, à l'infâme Hébert. Marat était un fanatique désintéressé ; Hébert, qui, après la mort de Marat, usurpa une espèce de dictature sur la presse populaire, en persécutant tous les journaux qui faisaient concurrence au sien, Hébert était la corruption incarnée ; il servait de point de ralliement à tous les hommes vicieux et avides qui ne cherchaient dans les malheurs publics que la satisfaction de leurs passions égoïstes, dominaient le ministère de la guerre, en dilapidaient les ressources, déshonoraient et menaçaient de perdre la Révolution.

Les hébertistes avaient mal dissimulé leur joie d'être débarrassés de Marat, tandis que les clubs et les comités des sections avaient manifesté une douleur théâtrale de sa mort. La proposition avait été faite aux Jacobins de porter son corps au Panthéon. Robespierre fit repousser cette motion, contraire à la loi qui ajournait cet honneur à vingt ans après la mort des hommes illustres.

Marat fut inhumé le 16 juillet dans le jardin des Cordeliers, près du club où il avait fait ses premières armes comme orateur populaire. La Convention assista en corps aux funérailles.

Le portrait de Marat, peint par David, tel que Charlotte venait de le frapper, fut exposé dans la cour du Louvre avec des inscriptions emphatiques.

Marat eut une sorte de culte. On érigea à sa mémoire des espèces de chapelles, des arcs de triomphe comme à un martyr. On revint plus tard au projet qu'avait fait écarter Robespierre. Un décret du 14 novembre 93 ordonna la translation de ses restes au Panthéon à la place de ceux de Mirabeau.

Pendant qu'on rendait les honneurs funèbres à Marat et que Charlotte Corday montait à l'échafaud, le sort de l'insurrection girondine se décidait dans l'Ouest. Les dispositions militaires furent mal prises par le chef que s'étaient donné les départements fédérés, le général Wimpfen. Sans attendre trois bataillons qui arrivaient de la Bretagne et du Maine à Caen, il fit marcher d'Évreux sur Vernon un corps composé d'un bataillon du Calvados, d'un bataillon breton, d'une partie de la garde nationale d'Évreux et de quelques autres volontaires. A une lieue de Vernon, cette petite armée rencontra un corps de volontaires parisiens, de gendarmes et de gardes nationaux de Vernon et des environs. Il n'y avait pas 3000 hommes de chaque côté (13 juillet). Mais l'importance de cette rencontre dépassait de beaucoup celle des forces engagées.

Aux premiers coups de canon tirés par les troupes montagnardes, les gardes nationaux d'Évreux, qui ne s'attendaient pas à combattre et avaient compté fraterniser avec les gens de Vernon, lâchèrent pied et retournèrent chez eux. Les Bretons et le reste furent obligés de battre en retraite.

Le lendemain, les fédérés évacuèrent Évreux, et la municipalité se soumit sur-le-champ à la Convention.

A ces nouvelles, le général Wimpfen, qui était un feuillant et non un républicain, proposa aux députés girondins de traiter avec l'Angleterre. Ils refusèrent avec indignation.

Les députés girondins sentirent tout perdu en Normandie.

L'administration départementale du Calvados ne songeait plus qu'à se racheter par une prompte soumission et les représentants proscrits virent afficher sur la porte de l'antienne intendance de Caen, où ils logeaient, le décret de la Convention qui les mettait hors de la loi.

Ils partirent avec les bataillons bretons, qui retournaient dans leur pays ; ils traversèrent, à grand péril, la Bretagne, dont les assemblées primaires venaient d'accepter la Constitution de 93 et qui faisait sa paix avec la Convention. Ils s'embarquèrent pour la Gironde. Là aussi, dans ce berceau de leurs grands orateurs, tout s'écroula devant eux. La commission de salut public de Bordeaux avait tenté en vain d'organiser, avec les départements du Sud-Ouest, une force départementale qui marchât sur Paris.

Bordeaux refusa, durant quelques semaines, de se soumettre à quatre représentants du peuple envoyés avec quelques troupes par la Convention ; on négocia ; on ne se battit pas ; la population bordelaise se lassa d'une résistance désormais impuissante. Le parti montagnard prit le dessus et la grande cité girondine céda vers le milieu de septembre.

Les représentants proscrits furent réduits à chercher des refuges qui ne protégèrent pas jusqu'à la fin la plupart d'entre eux. Nous aurons à revenir sur leurs malheurs et sur leur mort tragique.

Tout l'Ouest girondin, forcé de choisir entre la Montagne et la Vendée, revint ainsi, à peu près sans combat, à l'unité montagnarde. Il n'en fut pas de même dans l'Est : la résistance y alla aux dernières extrémités.

A. Lyon, la réaction, installée au pouvoir après le sanglant combat du 29 mai, poursuivait avec acharnement le parti de l'ancienne municipalité jacobine. Un officier municipal, acquitté par le tribunal devant lequel on l'avait traduit, avait été massacré et jeté à la Saône par les réactionnaires.

Le 4 juillet, une Commission de salut public, formée de délégués du département de Rhône-et-Loire — nos deux départements du Rhône et de la Loire n'en faisaient alors qu'un seul —, avait décidé, à l'instigation du représentant Biroteau, évadé de Paris, que, jusqu'à la réunion d'une représentation nationale libre et entière, les décrets rendus par la Convention depuis le 31 mai seraient regardés comme non avenus.

Pour soutenir cette décision, la Commission ordonna la formation d'une armée départementale et en donna le commandement à un ancien officier de la garde constitutionnelle de Louis XVI, l'ex-comte de Précy. La bourgeoisie girondine de Lyon, qui voulait rester républicaine ; était de plus en plus entraînée dans l'alliance des ennemis de la République. Des royalistes s'introduisaient dans la Commission départementale, dans les corps administratifs, dans l'es tribunaux, aussi bien que dans le commandement militaire.

La Montagne avait ménagé Lyon, tant qu'elle avait espéré regagner cette grande cité par des moyens pacifiques. Elle répondit avec une extrême vigueur à la déclaration de guerre de la Commission de Rhône-et-Loire.

La Convention déclara traîtres à la patrie Biroteau et tous les membres de la Commission départementale, décréta d'arrestation quatre des députés de Rhône-et-Loire, enjoignit au ministère de faire marcher des forces sur Lyon et chargea les représentants en mission à l'armée des Alpes de pourvoir au rétablissement de l'ordre dans cette ville (12 juillet).

Les Lyonnais avaient arrêté des convois en route pour l'armée des Alpes. La Convention décréta la peine de mort contre ceux qui retiendraient à Lyon des convois destinés aux armées de la République.

La Commission insurrectionnelle de Rhône-et-Loire jeta, comme un défi sanglant, à la Montagne la tête du chef des Jacobins lyonnais.

C'était un Piémontais, nommé Chalier, qui s'était donné avec passion à la France et à la Révolution française. On l'appelait le Marat lyonnais, parce qu'il ressemblait à Marat par une violence de langage qui allait jusqu'à la folie ; mais c'était le seul rapport qu'il eût avec l'Ami du Peuple. Il n'avait rien de la féroce vanité de Marat et c'était l'homme du monde qui songeait le moins à lui-même. Riche, il s'était voué tout entier à la cause des pauvres et des faibles. Le spectacle de la misère et de l'oppression que subissaient les ouvriers lyonnais, dont la condition était alors très mauvaise, l'avait exalté jusqu'à la fureur. Il les servit mal, en excitant à la lutte des classes par l'emportement de ses paroles et de ses écrits, et en s'entourant d'hommes que leur exagération forcenée faisait appeler les Enragés, et qui n'étaient pas tous sincères ni probes comme lui.

Il avait été arrêté après le combat du 29 mai et on lui faisait son procès, sans tenir compte des décrets de la Convention, qui avait évoqué ces sortes d'affaires au Tribunal révolutionnaire de Paris. On lui attribuait des arrestations arbitraires, des propos sanguinaires, des projets de massacre ; dans ses écrits, cependant, il réfute parfois lui-même ses propres menaces et ses cris de mort. Il dit, dans un de ses écrits : Les aristocrates ne sont incorrigibles que parce que nous ne nous occupons pas de refaire leur éducation ; on parle de les pendre, de les guillotiner.... c'est une horreur.... il ne faut pas jeter le malade par la fenêtre, il faut le guérir. Ses ennemis recoururent à un moyen bien odieux pour lui aliéner le peuple et pour arracher sa condamnation aux juges ; ils supposèrent une lettre d'un prétendu émigré à Chalier, qu'il engageait à continuer de se couvrir du voile du patriotisme pour mieux servir la cause de la royauté. Ces hommes, dia moins une partie d'entre eux, étaient eux-mêmes coupables du crime qu'ils imputaient à Chalier et correspondaient secrètement avec les émigrés et les étrangers.

Ils réussirent ; la foule abusée menaça les juges et les força à condamner (16 juillet).

Chalier, ramené dans sa prison après l'arrêt, dit à un ami : Ceci sera vengé un jour... dis qu'on épargne le peuple et qu'on ne punisse que ceux qui l'ont égaré !

Il avait beaucoup d'attachement à la vie ; il marcha cependant avec courage au supplice. Impétueux et mobile dans ses impressions, il avait naguère, au club des Jacobins de Lyon, déchiré une image du Christ, en l'appelante le tyran des âmes. Au pied de l'échafaud, il embrassa le crucifix. Il avait les mains liées ; il dit au bourreau : Attachez-moi la cocarde tricolore sur le cœur ! et il monta d'un pas ferme les degrés de l'échafaud.

Il y eut une circonstance affreuse. Le bourreau était novice. Le couteau mal suspendu frappa trois fois pour achever son œuvre !

La gouvernante de Chalier et une autre femme italienne allèrent la nuit, au cimetière des suppliciés, déterrer sa tête mutilée. Cette tête, moulée en plâtre, fut promenée de ville en ville et de club en club.

Chalier eut, comme Marat, une espèce de culte, dont sa vie et sa mort le rendaient moins indigne. On honora sa mémoire ; mais on ne se souvint pas de ses paroles. Son sang fut vengé par des torrents de sang.

Au moment où Chalier montait à l'échafaud, la République était exposée aux derniers périls dans tout l'Est et le Sud. Les administrations départementales de l'Ain, du Jura, du Doubs soutenaient Rhône et-Loire. Quoique Chambéry restât très patriote, la réaction contre-révolutionnaire, par l'influence des prêtres, avait pris le dessus dans les montagnes de la Savoie.

La Provence et une grande partie du Languedoc étaient en pleine insurrection. Les Marseillais, poussés par les amis de Barbaroux, auxquels se mêlaient leurs anciens adversaires les contre-révolutionnaires, avaient entraîné les autres villes provençales et occupé Avignon. Ils préparaient leur jonction avec les forces insurgées du Gard, de l'Ardèche, de l'Hérault même, le pays de Cambon, pour aller tous ensemble donner la main aux Lyonnais. Les royalistes, cachés derrière les Girondins, comptaient bien dévoyer à leur profit le mouvement, amener l'insurrection à appeler les troupes piémontaises, espagnoles et autrichiennes, et faire enfin déclarer contre la République les cantons aristocratiques de la Suisse, neutre, jusqu'alors.

Tout dépendait de ce que feraient les départements de l'ancien Dauphiné, l'Isère surtout. L'administration départementale tenait pour Lyon, et entraîna un moment la municipalité et les sections de Grenoble. Les représentants en mission près de l'armée des Alpes faillirent être arrêtés. Grenoble une fois en insurrection, tout eût été emporté des Vosges à la Méditerranée.

L'énergie d'un des représentants, Dubois-Crancé, sauva tout l'Est, comme l'énergie des patriotes nantais avait sauvé l'Ouest. Il lutta opiniâtrement contre les corps constitués du département et du chef-lieu, montra au peuple de Grenoble qu'on perdait la République, fit revenir à lui cette population résolue et sensée. Les administrations furent changées ; Grenoble, l'Isère, la Drôme se serrèrent autour de Dubois-Crancé et fermèrent le passage entre Lyon et la Provence. Le général Carteaux, envoyé par Dubois-Crancé avec un petit corps de l'armée des Alpes, chassa les Marseillais d'Avignon et coupa leurs communications avec les insurgés languedociens en s'emparant de Beaucaire. L'insurrection s'affaissa en Languedoc.

Le Dauphiné, qui avait commencé la Révolution avec son célèbre orateur Mounier, puis qui s'était séparé de Mounier, quand celui-ci l'avait abandonnée, la sauva peut-être par la clairvoyance avec laquelle il se décida pour l'unité nationale à tout prix, quoiqu'il aimât mieux, au fond, la Gironde que la Montagne.

La Bourgogne fit, au nord de Lyon, ce que fit le Dauphiné au sud ; elle contint et ramena les départements des anciennes provinces de Franche-Comté et de Bresse.

Les dangers de la République et de la France restaient encore immenses. La France était entourée d'un cercle de feu.

Lyon, armé, fortifié, dominant tout ce qui forme aujourd'hui les deux départements du Rhône et de la Loire, paralysait en quelque sorte l'armée des Alpes. Cette armée ne se trouva plus en état de fermer les débouchés des montagnes aux forces austro-piémontaises, qui pénétrèrent en Savoie. Aux Pyrénées, les Espagnols avaient pris par famine le fort de Bellegarde ; la plaine da Roussillon leur était ouverte et ils menaçaient Perpignan. Les flottes espagnole et anglaise bloquaient la côte de Provence.

La guerre continuait dans la Vendée, sans qu'on en pût prévoir l'issue. Les Vendéens, rentrés chez eux après leur échec de Nantes, y étaient mal attaqués et s'y défendaient très bien. On leur opposait de mauvais généraux et de plus mauvais soldats. La bande d'Hébert tyrannisait le ministère de la guerre ; un des plus pervers de cette bande, homme énergique, mais sans moralité et sans pitié, Ronsin, ancien vaudevilliste qui s'était fait nommer adjoint du ministre, prétendait tout mener en Vendée.

Quant aux soldats, la Commune de Paris en avait envoyé de détestables. Les douze mille hommes qu'elle avait promis pour la Vendée ne se recrutant pas aisément, elle s'était avisée de donner aux enrôlés une prime de 500 livres, qui en vaudraient bien 4.200 aujourd'hui. On avait ramassé ainsi des vauriens qui déshonoraient les vrais volontaires parisiens, criaient : Sauve qui peut ! dès qu'ils voyaient l'ennemi, et ne faisaient la guerre qu'aux populations sans défense, pillant, assassinant, outrageant les femmes en pays ami, dans les communes patriotes. On dut à ce mélange impur des déroutes honteuses qui ramenèrent les Vendéens aux portes d'Angers.

Les patriotes angevins et quelques bataillons de volontaires ralliés par un représentant en mission, un ami de Danton, le brave et loyal Philippeaux, refoulèrent les rebelles outre Loire (19-28 juillet).

Au nord, les sièges de Condé, de Valenciennes, de Mayence avaient immobilisé les armées ennemies pendant trois mois. La longue résistance de ces places faisait notre salut. Si les puissances coalisées, au printemps de 93, avaient massé rapidement et poussé leurs forces sur Paris, dans l'état de désorganisation où nous étions, nous eussions succombé.

Mais les puissances alliées songeaient à toute autre chose qu'à une guerre de principes contre la Révolution et qu'au rétablissement de la monarchie des Bourbons.

La forme de gouvernement en France, mandait le prince de Cobourg à l'empereur François II, est ce dont les cours coalisées se soucient le moins ; on n'a d'autres projets que celui de s'agrandir et de s'enrichir aux dépens de ce pays. L'Angleterre, la Prusse et la Hollande souhaitent vivement l'anéantissement politique de la France.

Cobourg écrivait ceci au sortir d'une conférence tenue à Anvers, le 8 avril, entre les représentants des coalisés. L'ambassadeur anglais y avait déclaré que l'Angleterre voulait faire des conquêtes sur la France. Chacune des puissances alliées, disait-il, doit chercher à faire des -conquêtes et à garder ce qu'elle aura conquis.

Le jeune empereur François II pensait là-dessus comme ses alliés. Il rabroua fort Cobourg d'avoir pris au sérieux l'idée d'une coopération désintéressée à la restauration du fils de Louis XVI et lui enjoignit de ne s'occuper qu'à se rendre maitre des places françaises voisines de la Belgique. Il visait de plus à faire des conquêtes en Alsace.

Aussi lorsqu'à l'instigation de Danton, le ministre des affaires étrangères de France fit, en avril et mai, de secrètes ouvertures de paix à l'Angleterre et à l'Autriche, ces avances ne furent-elles point accueillies.

Les coalisés, d'accord pour tâcher de nous démembrer, auraient eu de la peine à s'entendre sur le partage ; mais ils étaient d'ailleurs divisés d'avance par d'autres ambitions.

La Prusse visait surtout à s'étendre en Pologne, et l'Autriche eût voulu empêcher cette extension et prendre pour elle-même la Bavière, sauf à donner la Belgique en échange à l'électeur de Bavière.

La tsarine de Russie avait tâché de mettre à profit la jalousie de l'Autriche et de la Prusse pour demeurer seule maîtresse de la Pologne, c'est-à-dire de ce qui restait de la Pologne depuis le partage de 1772. Catherine II, en 1792, avait fait envahir la Pologne par ses armées ; elle avait soulevé les partisans de l'ancienne anarchie polonaise contre la nouvelle Constitution de 1791, qui était la seule chance de salut de la Pologne, et elle était parvenue à renverser cette constitution garantie par l'Autriche et par la Prusse.

Il n'y eut de protestation, ni de la Prusse, qui ne songeait qu'à un nouveau démembrement, ni de l'Autriche, dont le nouveau souverain François II ne gardait rien des vues de son père Léopold ; mais la Prusse demanda un nouveau morceau de Pologne et l'Autriche demanda la Bavière.

Catherine, cédant à regret une part de sa proie, traita avec la Prusse (janvier 1792). Les Prussiens envahirent, de leur côté, cette Pologne à laquelle ils avaient juré alliance en 1790 et prirent possession de ce que Catherine leur abandonnait. C'était l'embouchure de la Vistule avec ce port de Dantzig que la Prusse ambitionnait depuis longtemps ; plus la province de Posen, l'ancienne Grande-Pologne. Catherine réunit à la Russie toute la partie orientale de la Pologne, ne laissant plus subsister, entre sa part et celle de la Prusse, qu'un dernier débris de Pologne soi-disant indépendante, beaucoup moindre que ce qu'elle prenait.

L'Autriche était fort mécontente qu'on se fût partagé cette grande proie sans elle et sans même régler l'affaire de la Bavière. On lui faisait de belles promesses ; mais on ne finissait rien.

Ces dissidences et ces jalousies expliquent comment la campagne de 93 fut menée avec peu d'ensemble. Le roi de Prusse, préoccupé surtout de la prise de possession des provinces polonaises, n'agit pas sur le Rhin aussi promptement que l'Autriche y avait compté. Il ne se soucia guère de soutenir les opérations des Autrichiens contre notre frontière du nord. L'Autriche elle-même, l'œil sur ce qui se passait en Pologne, ne renforça point Cobourg en Belgique autant qu'elle l'aurait pu .Cobourg ne fut en mesure d'entreprendre des sièges qu'en mai, après la jonction des Anglais et des Hollandais. Le roi de Prusse assiégeait Mayence depuis la fin de mars en faisant couvrir le siège vers les Vosges par une partie de ses forces.

L'entreprise était difficile et périlleuse. Mayence était défendue par tout un corps d'armée, plus de 20.000 hommes très bien commandés, et le général de l'armée française du Rhin, Custine, lorsqu'il eut réuni à ce qui lui restait de troupes nos garnisons d'Alsace, et surtout lorsqu'il eut obtenu la réunion de l'armée de la Moselle à celle du Rhin, se retrouva en mesure de reprendre efficacement l'offensive. L'ennemi avait quarante et quelques mille hommes devant Mayence et à peu près autant sur les Vosges, y compris un corps autrichien, pour protéger le siégé ; mais il avait fait la faute de disperser cette seconde moitié de son armée sur la longue ligne qui s'étend de Deux-Ponts à Germersheim. Custine pouvait masser 60.000 hommes, percer la ligne d'observation et faire lever le siège.

Il n'en St rien. C'était un général à grandes prétentions militaires et diplomatiques à la fois, comme Dumouriez, mais bien inférieur à celui-ci. Il poursuivait les rêves de paix et d'alliance avec la Prusse qu'avait eus Dumouriez. Décidé a l'abandon de Mayence, il eût voulu concentrer toutes nos forces pour reprendre la Belgique, comme s'il eût été sûr d'avance de la Prusse, en sacrifiant Mayence. Il aspirait au commandement en chef depuis la mer jusqu'au Rhin. Il ne l'obtint pas ; mais on lui accorda de passer à l'armée du Nord, après la mort de Dampierre. Avant de partir pour la Flandre, il fit, pour la forme, contre la ligne ennemie une attaque partielle qui fut mal conduite et sans résultat.

Son successeur à l'armée du Rhin, le général Beauharnais, ne fut pas plus actif ni plus entreprenant que lui. Les semaines, les mois s'écoulaient, sans que la garnison de Mayence entendit parler de secours.

Mais cette garnison avait à sa tête de vrais hommes de guerre. Par leur exemple, ils surent rendre leurs soldats dignes d'eux. Là étaient Aubert-Dubayet, Doyré, Meunier, savant illustre autant que général habile, qui périt dans ce siège, et l'Alsacien Kléber, qui commençait alors sa renommée par les plus brillants faits d'armes ; et, avec eux, les deux représentants du peuple Merlin de Thionville et Rewbell, qui prirent, avec une vigueur et une intelligence admirables, celui-ci la direction administrative, celui-là la direction militaire.

Le représentant Merlin, ce jeune avocat de Thionville, ancien séminariste, était né avec le génie de la guerre ; il avait bien compris ce que ne comprenait pas assez Custine, l'importance capitale de Mayence pour protéger tout le nord et l'est de l'ancienne Gaule, et il s'était dévoué à la conserver à la France. Il n'en avait quasi pas bougé depuis le mois de janvier, préparant les fortifications et la défense. Une fois le siège commencé, il changea, tant qu'il put, la défense en attaque, présidant à de continuelles sorties, chargeant en hussard, pointant les canons en artilleur consommé. Il électrisait le soldat et s'en faisait suivre partout. Quand les Allemands voyaient apparaître, au milieu de la fumée, son panache tricolore, ils criaient : Voilà le diable de feu ! et ils n'osaient tirer sur lui.

Custine, trois semaines avant son départ pour l’armée du Nord, avait fait passer aux chefs de la garnison un avis de capituler. Le conseil de guerre repoussa cet avis à l'unanimité. Durant plus de deux mois, les Français prirent presque toujours j'offensive et harcelèrent sans cesse l'ennemi. Ils faillirent, une nuit, enlever le roi de Prusse dans son quartier général.

Le roi de Prusse n'eut à sa disposition que vers le milieu de juin une artillerie suffisante pour battre et bombarder la place. Des canonnières hollandaises lui avaient amené, en remontant le Rhin, un renfort de grosses pièces. Vingt-huit batteries firent dès lors pleuvoir incessamment sur Mayence des milliers de bombes et d'obus. Pendant cinq semaines, écrivait Kléber, nous avons vécu sous une voûte de feu.

Les habitants épouvantés demandèrent en foule à sortir de la ville. Les Allemands, par l'ordre du roi de Prusse, refusèrent le passage à ces malheureux et tirèrent sur eux. Quand les Français entendirent au dehors les cris des femmes et des enfants, ils n'y purent résister ; Merlin leur fit rouvrir les portes.

La rentrée de ces pauvres gens aggravait la situation. La viande, le vin, les médicaments étaient épuisés. Il restait un peu de blé ; mais on avait grand'peine à le moudre, les moulins ayant été incendiés. On n'avait d'autres nouvelles de France que les bruits répandus par l'ennemi sur des revers de nos armées.

Les généraux et les représentants, n'ayant plus aucun espoir de secours, se demandèrent s'il ne valait pas mieux conserver à la République 16.000 à 18.000 soldats d'élite que de les faire prendre par famine quinze jours plus tard, et, avec eux, les républicains mayençais et rhénans qui s'étaient compromis pour la France.

Le roi de Prusse fit peu de difficultés sur les conditions. La garnison sortit avec tous les honneurs de la guerre, tambour battant, au chant de la Marseillaise, emmenant avec elle les patriotes rhénans, qui devaient être échangés à la frontière contre des prisonniers allemands (24 juillet). Elle avait seulement promis de ne pas servir d'un an contre les coalisés, ce qui la laissait libre de combattre les rebelles en Vendée.

La défense de Mayence a été justement glorifiée ; chefs et soldats n'ont cessé, à juste titre, d'être cités en exemple. Et, cependant, on peut aussi montrer par leur exemple qu'il ne faut jamais capituler avant la dernière extrémité. Au moment même où ils évacuaient Mayence, les armées du Rhin et de la Moselle, poussées, pressées par le Comité de salut public, sortaient enfin de leur longue inaction et attaquaient la ligne d'observation des ennemis sur les Vosges.

Il était trop tard ; mais les vrais coupables étaient le médiocre général du Rhin, Beauharnais, et surtout le ministère de la guerre et deux représentants en mission qui ne surent pas faire marcher au secours de leurs braves collègues de Mayence les armées de Rhin et Moselle, et qui déclamèrent ensuite contre eux et empêchèrent l'échange de prisonniers contre nos pauvres amis les Mayençais.

Les sièges de Valenciennes et de Condé avaient marché parallèlement à celui de Mayence.

La petite place de Condé capitula vers le milieu de juillet, après avoir perdu près des deux tiers de sa garnison. Valenciennes, défendue par 10.000 hommes de troupes de ligne et quelques milliers de gardes nationaux, était assiégée par le duc d'York, frère du roi d'Angleterre, le prince de Cobourg couvrait le siège de Valenciennes en même temps qu'il prenait Condé ; ces deux généraux avaient quatre-vingts et quelques mille hommes.

Le duc d'York, le 14 juin, somma Valenciennes de se rendre. Le général Ferrand, qui commandait la place, envoya pour toute réponse au duc la copie du serment de se défendre jusqu'à la mort, prêté par la garnison et les habitants sur l'autel de la patrie.

Le bombardement commença le jour même. Il fut d'abord soutenu par les habitants avec autant de fermeté et de gaieté que naguère à Lille. On avait bon espoir d'être secouru. Carnot pressait Custine de remettre en mouvement notre armée du Nord, de livrer bataille pour délivrer Valenciennes, ou tout au moins de faire une grande diversion coutre la Flandre belge. Custine ne fit rien.

Le bombardement était effroyable. Les ennemis avaient deux grands parcs de siège autrichien et hollandais, près de trois cents pièces de gros calibre. L'arsenal et une partie considérable de la ville furent bientôt en cendres. La majorité de la population restait patriote et résolue ; mais la municipalité et une partie de la riche bourgeoisie ne partageaient pas ces sentiments. On excita des émeutes de femmes. Les contre-révolutionnaires avertissaient l'ennemi de tout ce qui se passait dans la place. Les menaces de la garnison imposèrent, durant quelque temps, aux mauvais citoyens ; mais, après que, dans la nuit du 25 juillet, les ouvrages extérieurs eurent été emportés d'assaut, les partisans de la reddition s'ameutèrent et la municipalité déclara nécessaire d'accepter la capitulation qu'offrait le duc d'York.

Le commandant du génie reconnut qu'on ne pourrait pas tenir six jours de plus. Le conseil de guerre céda. On obtint, comme à Mayence, les honneurs de la guerre, et la garnison, réduite de moitié, soldats et gardes nationaux, sortit avec ses canons de campagne, en s'engageant à ne pas servir d'un an contre les alliés (28 juillet).

La municipalité reçut le duc d'York avec des drapeaux blancs et en saluant l'étranger du titre de libérateur. Cette démonstration royaliste fut inutile. Le prince de Cobourg prit possession de Condé et de Valenciennes, non pas au nom du fils de Louis XVI, mais de l'empereur François II. La coalition ne se donnait plus la peine de cacher son vrai but.

Custine n'était plus à la tête de l'armée du Nord. Mandé à Paris par le Comité de salut public, il avait été envoyé à la prison de l'Abbaye, comme accusé de haute trahison. Le général Kilmaine, qui commandait provisoirement l'armée, évacua le camp de César, près de Bouchain sur l'Escaut, pour se retirer sur la Scarpe, entre Douai et Arras. Il ne se laissa point entamer dans sa retraite par les forces très supérieures de l'ennemi ; mais la route de Paris était ouverte ; les émigrés pressaient ardemment York et Cobourg d'aller en avant, et l'on eut bientôt la nouvelle que Cambrai était bloqué et que les partis ennemis couraient jusqu'aux portes de Saint-Quentin.

Le roi de Prusse, de son côté, maître de Mayence, pouvait attaquer ou la Lorraine ou l'Alsace.

Comme on l'avait vu en toute occasion, le péril qui grandissait redoubla l'exaltation et la violence de la Montagne. Elle fit adopter à la Convention une série de mesures terribles. Le 26 juillet, on avait décrété la peine de mort contre les accapareurs des denrées de première nécessité. Le 28, la Convention adopta les conclusions du rapport de Saint-Just contre les députés échappés de Paris, qui furent déclarés traîtres à la patrie, et contre ceux qui étaient en arrestation et qui furent décrétés d'accusation.

Le 1er août, il fut décrété que les biens de toutes les personnes qui étaient hors la loi seraient confisqués au profit de la République ;

Que Marie-Antoinette serait jugée par le Tribunal révolu-n aire :

Que les tombeaux des rois, à Saint-Denis et ailleurs, seraient détruits ;

Que les autorités auraient droit d'arrêter comme suspects les étrangers appartenant aux nations avec lesquelles nous étions en guerre ;

Que quiconque refuserait de recevoir en paiement des assignats au pair serait condamné à six mois de prison, et, en cas de récidive, à vingt ans de fers.

La Convention décréta que, dans le pays insurgé de la Vendée, les taillis et les genêts seraient incendiés, les forêts abattues, les repaires des rebelles détruits, les récoltes enlevées, les bestiaux, saisis, les femmes, les enfants et les vieillards conduits à l'intérieur du territoire de la République, où il serait pourvu à leur subsistance et à leur sûreté.

Ceux qui votèrent de loin une telle mesure, n'en voyaient pas clairement toute l'horreur. C'eût été déjà effroyable, si on l'eût exclusivement appliquée aux communes insurgées ; mais les brigands et les furieux de la bande Ronsin, les chefs hébertistes : devaient l'étendre, autant qu'il leur serait possible, à tout le théâtre de la guerre civile, même aux communes patriotes enchevêtrées avec les insurgées.

Par le même décret qui contenait cet ordre inhumain, la Convention dénonçait, au nom de l'humanité outragée, à tous les peuples, et même à l'Angleterre, le gouvernement anglais, qu'elle accusait de soudoyer tous les crimes pour l'anéantissement des droits de l'homme.

Elle déclara Pitt l'ennemi du genre humain.

Il est certain que Pitt employait contre la France les moyens les plus contraires au droit des gens. S'il n'est pas sûr qu'il ait payé des incendiaires pour mettre le feu à nos arsenaux, il n'y a aucun doute qu'il ait, non-seulement exagéré et précipité la dépréciation de nos assignats par des manœuvres d'agiotage frauduleux, mais fait fabriquer des masses de faux assignats. Par de véritables actes de piraterie, il faisait enlever partout sur les mers les navires des pays neutres destinés pour la France et il faisait attaquer les navires français dans les ports neutres.

Il fallait, pour nous sauver, autre chose que les violents décrets de la Convention. Il fallait un gouvernement très fort, qui concentrât dans ses mains toutes nos ressources et qui en dirigeât l'emploi d'après un plan sagement conçu et vigoureusement exécuté. Or, nous n'avions pas de gouvernement. Le Comité de salut public n'avait point, jusque-là, atteint le but pour lequel il avait été créé. Affaibli par la catastrophe du 2 juin, qu'il n'avait ni suscitée ni empêchée, il n'avait pas pris autorité sur les ministres : il n'avait pas gouverné.

Le ministère de la guerre était, comme nous l'avons dit, livré à Hébert et à ses complices : delà les désordres et les revers qui menaçaient de tout perdre. On avait essayé en vain - d'abattre le faible ministre Bouchotte. Robespierre le protégeait, pour &assurer les hébertistes.

Les hébertistes, repus et satisfaits, avaient récemment soutenu Robespierre et la Montagne contre les furieux de l'ancien comité de l'Évêché, mêlés à des rêveurs et à des sectaires qui commençaient à parler de la communauté des biens et qui cherchaient à susciter de nouveaux troubles, en attaquant la Constitution de 93. Hébert répandait par milliers son ignoble journal, le Père Duchesne, aux frais du ministère de la guerre. L'austère Robespierre craignait et ménageait cet homme de vice et de rapine, et dévorait l'humiliation de son alliance, jusqu'à ce qu'il se crut en mesure de s'en passer. Cambon n'y pouvait rien : il gouvernait la recette, mais non l'emploi des finances. Danton, remarié à une toute jeune femme, avait semblé, depuis quelques semaines, faiblir ou chercher à s'étourdir sur les affaires publiques.

Danton se réveilla. Le jour même où la Convention décréta tant de mesures violentes, mais inefficaces, Danton alla droit au but. Il faut, dit-il, ériger le Comité de salut public en gouvernement provisoire et que les ministres ne soient que ses agents.

Danton était sorti du Comité ; Robespierre venait d'y entrer, et cependant Robespierre demanda l'ajournement de la proposition. Il voyait que ce serait la rupture avec les hébertistes.

La Convention ne donna pas au Comité le titre de gouvernement provisoire, mais constata qu'il en avait tous les pouvoirs et qu'il n'avait qu'à en user. C'est ce que voulait Danton.

Après quelques jours de tiraillements intérieurs, le Comité de salut public se décida à un grand acte. Le Comité ne comptait parmi ses membres aucun homme de guerre. Barère, qu'éclairait le danger et qui avait eu occasion d'apprécier Carnot, proposa au Comité de se l'adjoindre. C'était créer un vrai ministre de la guerre au-dessus du ministre Bouchotte.

Robespierre résistait, et par crainte des hébertistes et par antipathie pour Carnot, qui avait refuser d'approuver le 2 juin. La majorité du Comité, même, à ce qu'on peut croire, Couthon et Saint-Just, suivit Barère. La Convention approuva. Carnot, le 45 août, entra au Comité avec un autre officier du génie, Prieur de la Côte-d'Or, qui devait être son fidèle et très capable auxiliaire.

La guerre allait être enfin dirigée. La Révolution avait retrouvé bien plus qu'elle n'avait perdu en Dumouriez ; une main plus pure pour tenir son épée et un génie plus sûr, plus profond, mieux équilibré pour diriger ses coups.

Carnot allait être pour l'armée ce qu'était Cambon pour la finance.

Un double coup fut porté à la honteuse influence d'Hébert. Il aspirait à mettre la main sur le ministère de l'intérieur

comme sur celui de la guerre. Il avait préparé par ses intrigues la chute du ministre Garat, afin de le remplacer. Garat, plus fait pour philosopher que pour administrer, quitta sa place ; mais Hébert ne l'obtint pas, et on la donna à un protégé de Danton.

Il n'y avait plus qu'une pensée dans la Convention comme dans le peuple : repousser l'invasion et sauver l'unité nationale. L'enthousiasme des volontaires ne suffisait plus comme en 92. La levée des 300.000 hommes, très imparfaitement réalisée, n'avait pas suffi non plus. Les quarante-huit sections de Paris, à l'instigation des Jacobins, demandèrent la levée en masse. Huit mille délégués des départements étaient venus célébrer avec les Parisiens l'anniversaire du 10 août et l'acceptation de la nouvelle Constitution. Danton proposa que ces nouveaux fédérés reçussent la mission d'appeler partout le peuple aux armes et de faire, de concert avec les autorités locales, l'inventaire des grains et des armes et la réquisition des hommes.

La Convention, le 23 août, décréta ce qui suit :

Dès ce moment jusqu'à celui où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en réquisition pour le service des armées.

Les jeunes gens iront au combat ; les hommes mariés forgeront des armes et transporteront des subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits et serviront dans les hôpitaux ; les enfants mettront les vieux linges en charpie ; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, la haine des rois et l'unité de la République.

Les maisons nationales seront converties en casernes ; les places publiques, en ateliers d'armes ; le sol des caves, lessivé pour en extraire le salpêtre.

Tous les chevaux, sauf ceux employés à l'agriculture, sont requis pour le service militaire.

Le Comité de salut public est chargé d'établir sans délai une fabrication extraordinaire d'armes de tout genre, en rapport avec la situation du peuple français.

La levée en masse était décrétée en principe ; mais, en fait, on n'appelait à marcher sur-le-champ au combat que les citoyens non mariés ou veufs sans enfants, de dix-huit à vingt-cinq ans, formant un bataillon par district (arrondissement). Les représentants du peuple, investis des mêmes pouvoirs que les représentants en mission prés des armées, étaient chargés de pourvoir à l'organisation de la levée.

On sentait, dans les dispositions de ce grand décret, un esprit pratique qui attestait que le sort de la patrie ne serait plus livré à l'élan passager de l'enthousiasme. La RÉQUISITION n'était pas une confuse levée en masse : c'était la France organisée régulièrement en un camp immense et appelant toutes les ressources de la science au service de son courage.

Par la grandeur de son effort pour sauver l'indépendance nationale, la Convention se releva, le 23 août, de l'abaissement où elle était tombée le 2 juin avec la liberté et le droit politique.

Elle poursuivait, en même temps, avec un égal éclat et une égale puissance, l'autre œuvre qui restait possible après le 2 juin, l'organisation de la société civile moderne.

Devant l'invasion étrangère et la guerre civile, quand il semblait qu'il n'y eût plus d'autre question que d'être ou ne pas être, la Convention trouvait du temps et de la liberté d'esprit pour d'autres objets qui eussent réclamé l'attention tout entière d'une assemblée de philosophes et de législateurs dans les jours les plus calmes.

Les terribles moments que nous racontons furent précisément ceux des grandes discussions et des grandes créations qui continuèrent l'œuvre de la Constituante, produisirent les résultats les plus durables et renouvelèrent la France.

La Plaine, ce centre de la Convention sur lequel on a jeté tant de dédains, a eu sa part de ces travaux impérissables ; il y avait là nombre d'hommes obscurs et modestes qui travaillaient avec patience et profondeur en dehors des partis et qui ont fait des choses bien au-dessus de la portée de ces hommes d'un autre temps qui insultent à leur mémoire.

Le 15 août, Cambon avait présenté à la Convention le projet de création du Grand-Livre de la dette publique.

La dette publique consistait en une foule de dettes d'origines diverses et à intérêts divers : dettes de l'ancienne monarchie, très variées et très compliquées ; dettes des Pays d'États (anciennes provinces) ; dettes du clergé et des diverses corporations supprimées ; dettes envers les particuliers dont la Révolution avait supprimé les offices. C'était un vrai chaos.

Cambon fit adopter par la Convention la fusion de toutes ces dettes en une dette unique à cinq pour cent d'intérêt — quatre effectif, en déduisant un impôt de vingt pour cent —, consignée dans un registre unique, qu'on appela le Grand-Livre.

Il ne dépendit pas de Cambon de prévenir, par cette création de génie, la catastrophe financière qui résulta de la guerre de la Révolution et de la multiplication des assignats ; mais, si Cambon ne put préserver le présent, il assura l'ordre de l'avenir, et prépara ce crédit de la France nouvelle que l'Ancien Régime n'avait jamais connu.

Aussitôt après l'adoption de la Constitution, l'Assemblée avait entamé d'importants débats sur l'instruction publique. Un homme dévoué à l'enseignement et à la science, Lakanal, après avoir fait voter un concours pour la composition de bons livres élémentaires, présenta, le 26 juin, à la Convention un plan d'éducation nationale, plus précis, plus pratique, mais moins vaste et moins complet que les projets rédigés pour la Constituante et la Législative par Talleyrand et Condorcet. La Constitution de 91 avait statué qu'il serait créé et organisé une Instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l'égard des parties d'enseignement indispensables pour tous les hommes. Les plans de Talleyrand et de Condorcet embrassaient tous les degrés de l'enseignement, depuis l'école primaire jusqu'à un institut professant les hautes sciences et la haute littérature. Le plan de Lakanal ne comprenait que les connaissances nécessaires à tous et ne proposait d'organiser que les écoles primaires.

Selon ce projet, il y avait une école par mille habitants. Les enfants en bas âge des deux sexes recevraient d'abord d'une institutrice les premiers éléments de lecture et d'écriture ; puis les garçons passaient dans les mains d'un instituteur. Les deux sexes recevaient, l'un de l'instituteur, l'autre de l'institutrice, des notions élémentaires d'arithmétique, de géométrie, de physique, de géographie, de morale et d'ordre social. Exercices gymnastiques pour les deux sexes ; exercices militaires pour les garçons ; couture pour les filles ; ouvrages manuels pour les deux sexes.

Les élèves devaient être organisés de manière à obtenir à peu près ce qu'on a nommé depuis l'enseignement mutuel.

Les instituteurs feraient pour les adultes des lectures publiques sur la morale, l'ordre social, l'économie rurale, etc., etc.

Les écoliers qui auraient montré le plus de dispositions pour les sciences, les lettres et les arts, recevraient, comme élèves de la patrie, des secours qui les mettraient à portée d'acquérir :des connaissances supérieures auprès de professeurs libres.

Le plan de Lakanal, excellent pour l'enseignement primaire, laissait donc en dehors de l'autorité nationale l'enseignement moyen et supérieur. Il tâchait d'y suppléer, mais indirectement et bien imparfaitement, par des récompenses aux professeurs et aux savants qui auraient servi avec éclat le progrès des lumières et de l'instruction, et par la création d'une grande bibliothèque nationale et de bibliothèques dans chaque district.

Des fêtes nationales, comme l'avait déjà prescrit la Constitution de 91, devaient être instituées pour célébrer les époques de la Nature, celles de la société humaine et celles de la Révolution française.

Le mérite essentiel du plan de Lakanal, et qui en fait le vrai point de départ de l'enseignement moderne, c'est que l'auteur a compris que l'éducation des deux sexes importe au même titre à la société, à la République ; elle y est instituée sur le pied de l'égalité.

L'enseignement primaire, après quatre-vingts ans, commence seulement enfin à réaliser le projet de Lakanal.

Robespierre opposa au plan de Lakanal celui que Lepeletier avait laissé, comme son testament, à la République pour laquelle il mourait. Le projet de Lepeletier était inspiré par les sentiments les plus élevés et les plus généreux ; mais, en statuant que tous les enfants de cinq à douze ans seraient nourris et élevés en commun aux frais de la République, il portait atteinte aux droits de la famille et, l'on peut dire, à la loi naturelle. C'est ce que fit très-bien voir l'évêque Grégoire, qui repoussa, au nom de la famille, l'éducation en commun, le pensionnat national, et accepta l'instruction en commun, l'école publique, au nom de la patrie (30 juillet).

Les maisons communes d'éducation furent cependant décrétées ; mais cette mesure impraticable n'eut point de suites et fut bientôt abrogée. Un décret du 26 octobre ordonna l'établissement des écoles des deux sexes, conformément au plan de Lakanal. L'enseignement devait être donné exclusivement en langue française, pour fortifier l'unité nationale. Les fonctions d'instituteur étaient incompatibles avec celles des ministres des cultes. Les terribles agitations de ce temps ne laissèrent pas à, nos pères les loisirs et les moyens de réaliser cette vaste création, à peine aujourd'hui achevée.

Lakanal eût souhaité de compléter son plan. A l'occasion d'une pétition des autorités parisiennes, qui, sous l'impulsion de Chaumette, se montraient favorables à l'instruction, il avait, au nom du Comité d'instruction publique, proposé l'organisation de trois degrés d'enseignement. Les partisans d'une fausse égalité parvinrent à faire ajourner la décision (16 septembre).

En attendant, les grandes fondations se succédaient en faveur des sciences et des arts.

Le Muséum d'histoire naturelle avait été organisé le 30 mai. Le 10 août, le jour de la fête de la Constitution, où l'on entendit pour la première fois le sublime chant du DÉPART, de Méhul et Chénier, le seul chant digne d'être comparé à la Marseillaise, on inaugura le musée du Louvre, où l'on avait réuni les tableaux et les statues antiques tirés des résidences royales, et le musée des monuments français (aux Petits-Augustins), incomparable collection des tombeaux, des statues, des vitraux, des monuments de tout genre du Moyen Age et de la Renaissance, tirés des abbayes et des châteaux supprimés ou confisqués par la Révolution.

La Restauration a barbarement dispersé ce musée historique sans égal.

Lakanal avait provoqué la répression, par deux ans de fers (6 juin), des dégradations commises dans les monuments publics par des gens ignorants ou possédés de la manie de détruire, sous prétexte de faire disparaître ce qui rappelait le despotisme ou la superstition. D'autres mesures analogues furent décrétées à diverses reprises sur la proposition de l'évêque Grégoire et d'autres membres de la Convention. Elles ne suffirent malheureusement pas à prévenir bien des dévastations irréparables.

Le 26 juillet, sur la proposition de Lakanal, au nom du Comité d'instruction publique, la Convention adopta le système inventé par le savant Chappe, afin de perfectionner le langage des signaux. C'était ce télégraphe aérien que nous avons vu agiter ses grands bras sur .nos tours et sur nos montagnes, jusqu'à ce qu'il eût été remplacé par un procédé d'une science plus hardie et plus profonde, par le télégraphe électrique.

Le télégraphe aérien donna le moyen d'envoyer des ordres de Paris à la frontière du Nord en moins d'un quart d'heure. Cette vitesse, bien surpassée aujourd'hui, mais qui parut alors prodigieuse, eut de grands résultats pour les opérations militaires.

Le 1er août, ce même jour où la Convention, emportée par la passion et le danger, promulgua tant de mesures terribles, elle vota une institution réclamée depuis des siècles, projetée par les anciens rois, demandée par les anciens États généraux, mais que la science moderne et la Révolution purent seules réaliser. La Constituante avait chargé l'Académie des sciences d'aviser aux moyens d'établir l'unité des poids et mesures. L'extrême diversité des dénominations et des proportions usitées, soit pour la mesure du sol et des objets de commerce, soit pour le pesage, produisait une confusion et des difficultés infinies.

L'Académie des sciences avait fait espérer l'achèvement de la grande opération qui lui était confiée pour les premiers mois de 1794. Elle travailla avec tant de zèle que, dès le 1er août 1793, le professeur alsacien Arbogast, membre du Comité d'instruction publique, put présenter le rapport à la Convention.

L'Académie des sciences avait compris qu'il ne fallait plus, comme les anciens, prendre, pour mesure, des parties du corps humain de dimensions incertaines et variables, comme le pied, le pouce, la paume, la coudée, etc., etc. ; qu'il fallait chercher dans la nature une ; mesure certaine et absolue, dont l'adoption pût devenir un bienfait pour les autres peuples comme pour les Français et qui pût servir pour toute la terre. Elle prit pour unité de mesure la dix-millionième partie du quart du méridien terrestre, c'est-à-dire du tour de la terre. Elle appela cette unité le mètre, d'un mot grec qui veut dire mesure.

Le mètre fabriqué par ordre de la Convention, cette mesure par excellence, modèle de tous les autres mètres, est conservé aux Archives nationales, comme un des plus respectables monuments de la science appliquée aux progrès du genre humain.

Le mètre et sa subdivision, le centimètre, furent appliqués aux mesures de capacité comme à celles de surface.

Quant au poids, on prit pour unité un cube d'un dixième de mètre de côté, rempli d'eau distillée.

On adopta le système décimal, c'est-à-dire la division par dixième des mesures de surface et de capacité.

Le 2 octobre, les restes de Descartes, le père de la philosophie moderne, furent transférés au Panthéon, sur la motion du poète Chénier.

Le 7 novembre, Chénier fit décréter la fondation d'un institut national de musique.

La Convention avait fait une grande tentative pour organiser la bienfaisance publique et régler les secours à donner aux vieillards, aux orphelins, aux familles pauvres et nombreuses. L'effort était louable ; mais le résultat ne put être atteint dans la formidable crise que traversait la société.

La Convention régla, le partage des biens communaux, là où les habitants voudraient ce partage, entre tous les habitants domiciliés de tout sexe et de tout âge. Les bois furent exceptés. La loi établit sagement qu'aucune portion d'un communal partagé ne pourrait être, avant dix ans, aliéné par son nouveau propriétaire, ni saisi pour dettes.

Cela créa un grand nombre de propriétaires nouveaux, qui changèrent en champs fertiles beaucoup de terres vagues et de maigres pâtures.

Le 7 mars, la Convention avait aboli la faculté de tester quand on avait des enfants et décrété, comme principe absolu, le partage égal entre les enfants. Dans sa réaction en faveur de l'égalité, elle dépassait le but en ôtant aux parents toute faculté de dispositions testamentaires. On est revenu depuis là-dessus dans une juste mesure, qu'il faut se garder de dépasser.

Les substitutions, qui permettaient au testateur, non pas seulement de transmettre ses biens à un successeur immédiat, mais d'en disposer pour d'autres générations, furent abolies, et avec toute raison.

La Convention entendait, non pas ébranler, mais consolider le principe de la propriété en l'asseyant sur des bases rationnelles et républicaines. Elle avait été, le 18 mars, jusqu'à décréter la peine de mort contre quiconque proposerait des lois pour la spoliation et le partage des propriétés.

La Constituante avait reconnu la nécessité de réunir dans un Code unique les lois civiles de la France nouvelle. La Convention entreprit de réaliser cette pensée ; sur la proposition de Cambon, elle choisit, dans le Comité de législation, cinq membres chargés de présenter un projet de Code civil clair et simple, qui remplaçât par un ordre nouveau le chaos des vielles lois et des vieilles coutumes. Ces membres étaient Cambacérès, Treilhard, Berlier, Merlin de Douai, Thibaudeau. La postérité, quoi qu'ils aient pu faire depuis, doit garder leurs noms en mémoire.

La Convention leur avait donné trois mois pour ce grand ouvrage. Au bout d'un mois, le 9 août, Cambacérès vint en leur nom lire le projet. La discussion commença le 22 août ; elle fut reprise bien des fois dans les intervalles des tempêtes ou pendant les tempêtes révolutionnaires. La Convention n'y donna pas moins de soixante séances.

Comme l'a signalé un philosophe et un historien illustre, Edgar Quinet, ce fut à l'unanimité que la Convention fixa les principes de nos institutions civiles ; il n'y eut plus là ni Montagne ni Plaine, ni Girondins ni Jacobins ; il y eut la Révolution dans son unité. Si quelques sectaires ou quelques utopistes, au dehors, méconnaissaient ces principes, leur voix n'eut pas d'écho dans la grande Assemblée. L'état des personnes, les droits des époux, les rapports entre parents et enfants, les engagements entre particuliers, les transmissions de propriété furent réglés dans leurs conditions principales par la Convention nationale.

C'est donc la Convention qui a réglé la famille et la propriété selon les principes de l'esprit moderne.

Si, sur quelques points, surtout en ce qui regarde la condition des femmes, l'esprit moderne n'a point satisfaction dans le Code tel qu'il est en vigueur, la faute n'en est pas à la Convention, mais à l'homme sous la direction duquel son œuvre a été complétée, rectifiée sous quelques rapports quant au divorce et au droit de tester, mais altérée sous d'autres : à BONAPARTE.

La Convention avait hérité des matériaux préparés par la Constituante, héritière elle-même des grands travaux de nos anciens jurisconsultes français. A la Convention il appartient d'avoir ordonné ces matériaux et résumé ces travaux ; elle n'y mit pas la dernière main, parce qu'elle eût voulu donner à son ouvrage une forme plus philosophique et moins exclusivement juridique ; mais c'est bien à elle qu'appartient tout l'essentiel du Code civil, dont la gloire lui a été dérobée par le premier consul Bonaparte.

Cette création, comme les autres que nous avons citées ou que nous aurons à citer encore, fut l'œuvre d'hommes placés entre le canon et l'échafaud, et qui ne savaient pas si dans quinze jours ils auraient leur tête sur, leurs épaules.

Il n'y a jamais eu rien de pareil dans l'histoire.

 

FIN DU TOME PREMIER