HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME PREMIER

 

CHAPITRE QUINZIÈME.

 

 

LA CONVENTION (SUITE). — LUTTE DE LA GIRONDE ET DE LA MONTAGNE. — PROCÈS DE LOUIS XVI. — LE 21 JANVIER.

Septembre 1792-janvier 1793.

 

Après avoir assisté aux premières victoires de la Révolution contre les rois, il nous faut maintenant revenir à ses luttes intérieures, aux premiers débats de la grande assemblée dont nous avons raconté l'ouverture au 21 septembre.

La Convention se composait, comme la Législative, de 74 membres. 77 anciens constituants y avaient retrouvé place, à côté de 181 membres de la Législative. Parmi les constituants, reparaissaient les premiers républicains de la Constituante, Pétion et Buzot, et, avec eux, Robespierre, Sieyès, Rabaut-Saint-Étienne, Grégoire et l'ex-duc d'Orléans, qui avait demandé à la Commune de changer son nom de famille et qui s'appelait maintenant Louis-Philippe-Joseph ÉGALITÉ. Plusieurs de leurs anciens collègues qui avaient peu marqué dans la Constituante devaient, à leur tour, devenir célèbres. Entre les députés réélus de la Législative se retrouvaient Condorcet, Brissot, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Ducos, Isnard, Cambon, Carnot, Thuriot, Couthon, Merlin de Thionville. Quelques-uns des nouveaux députés étaient aussi connus, à des titres divers, que les plus renommés des membres de la Constituante ou de la Législative. Les principaux chefs des clubs, les principaux rédacteurs des journaux jacobins et girondins étaient entrés dans la Convention avec Danton, Camille Desmoulins et Marat. Bien des noms inconnus allaient se rendre bientôt fameux à leur tour.

La grande masse de la Convention, comme celle de la Législative, provenait de la moyenne bourgeoisie. Ce n'était pas une classe nouvelle qui arrivait ; c'étaient des circonstances nouvelles qui allaient pousser des hommes de même origine que leurs devanciers dans des voies plus extrêmes.

La manière dont les partis se groupèrent dans l'assemblée fit voir combien les choses se précipitaient. Les Feuillants, après avoir été la gauche de la Constituante, étaient devenus la droite de la Législative. Maintenant, ils avaient disparu, et les Girondins, auparavant la gauche de la Législative, devenaient la droite de la Convention ; c'est-à-dire le parti qui voulait, non pas faire rétrograder, mais du moins tempérer et régulariser le mouvement de la Révolution.

Les Montagnards, ainsi appelés parce qu'ils avaient formé, sous la Législative, un petit groupe assis sur les bancs les plus élevés de l'extrême gauche, étaient présentement la grande gauche de la Convention.

La Montagne se composait de la députation de Paris presque entière (Pétion, Condorcet et Brissot avaient été réélus en province) et des députés élus dans les départements par l'influence de ceux des Jacobins de province qui étaient restés unis aux Jacobins de Paris.

Les deux groupes de droite et de gauche différaient fort de manières et de physionomie. Les Girondins étaient surtout des lettrés, des orateurs, des philosophes, des hommes d'éducation et d'habitudes distinguées ; ils gardaient encore l'élégance du dix-huitième siècle dans la façon dont ils portaient le costume simple, mais ample et fier, de l'époque, les habits aux larges collets et les gilets évasés ; la plupart conservaient la mode des cheveux poudrés à blanc.

Les Montagnards étaient, en général, moins cultivés, négligés dans leur mise, leurs cheveux sans poudre flottant au vent ; leurs rudes manières manifestaient surtout des hommes de passion et de combat. Des facultés supérieures d'action et d'exécution pour l'administration et pour la guerre se révélèrent plus tard chez nombre d'entre eux.

Les Girondins, qui avaient donné le grand mouvement à la Révolution, aspiraient maintenant à la pacifier et à l'organiser. Les Montagnards voulaient continuer à la pousser impétueusement en avant et entendaient, sur toute chose, abattre les ennemis de la Révolution au dedans comme au dehors.

Entre les deux partis, une grande masse intermédiaire, qui comptait bien les deux tiers de l'Assemblée, redoutait la violence des Montagnards, avait en horreur les massacres de Septembre et l'anarchie de la Commune, et penchait vers les Girondins, tout en ayant quelque ombrage de leur esprit exclusif et quelque jalousie de leur éclat et de leur prépondérance. Il n'y avait là, au commencement, aucun parti pris absolu, si ce n'est de soutenir la Révolution et la République ; car il n'existait plus ni contre-révolutionnaires ni constitutionnels dans l'Assemblée nouvelle.

Les deux partis de droite et de gauche étaient séparés par des préventions réciproques, qui allèrent toujours croissant. Les Girondins confondaient dans leur aversion la Commune et la Montagne, et tout ce qui se rapprochait de la Montagne. Ils croyaient les Montagnards toujours prêts à se joindre à Marat afin de recommencer le 2 Septembre ; ils les soupçonnaient de vouloir un triumvirat pour Robespierre, Danton et Marat, ou une dictature pour Danton, ou même le rétablissement de la royauté au profit de l'ex-duc d'Orléans, Philippe Égalité, qui était venu se placer au plus haut de la Montagne, mais qui y cherchait moins un appui pour son ambition qu'une protection pour sa personne et pour ses biens.

Les Montagnards, de leur côté, accusaient les Girondins de viser à démembrer la France en petites républiques, parce qu'ils avaient leur point d'appui dans les départements et réclamaient contre la domination de Paris ; ils les soupçonnaient même de tendre, en passant par une anarchie fédéraliste, à restaurer l'ancienne royauté, parce que la Gironde avait fait quelques efforts pour éclairer Louis XVI sur sa position et pour empêcher que le 10 Août ne devint nécessaire,

On était également injuste des deux parts. Les Girondins avaient été les premiers et restèrent les plus inébranlables des républicains. Ils ne songeaient aucunement à détruire l'unité de la France. Les Montagnards ne voulaient ni triumvirat ni dictateur, bien moins encore faire roi Philippe Égalité, qui n'avait pas chez eux d'influence sérieuse. La plupart d'entre eux n'étaient pour rien dans les massacres de Septembre et sympathisaient très médiocrement avec la Commune.

Montagnards et Girondins étaient tous dévoués à la République, et il n'y avait point entre eux une vraie opposition de principes. La différence était dans les formes et dans les moyens. Le tort des Montagnards, c'était la disposition aux moyens violents et le peu de souci de l'ordre légal. Le tort des Girondins était, non pas certes de prétendre démembrer la France, mais de ne pas assez comprendre les conditions nécessaires de son unité politique et de ne pas apprécier suffisamment la fonction organique que Paris remplit en France, comme la tête dans le corps humain. Les Girondins entendaient bien la philosophie morale, mais non point la philosophie de l'histoire. Ils méconnurent Paris comme ils méconnurent Danton.

La conciliation était-elle impossible ? — Par quels moyens pouvait-on l'essayer ?

Il n'y avait qu'un moyen : le rapprochement entre Danton et la Gironde.

Danton voulait au fond, comme les Girondins, faire cesser les violences à l'intérieur, et, comme eux, il voulut la guerre révolutionnaire à outrance au dehors, après qu'il eut échoué dans la tentative de paix avec la Prusse. Si Danton et la Gironde se fussent entendus sur les choses essentielles, les accusations réciproques des deux partis tombaient ; il se formait dans l'assemblée une énorme majorité, à laquelle eussent apporté leur concours les hommes du centre qui, comme Sieyès, avaient plus de profondeur d'esprit, ou, comme Barère, avaient plus de talent et d'adresse que de fermeté d'âme. Aussi fussent venus ces caractères d'une bien autre trempe, ces grands patriotes qui, dévoués à la Révolution, se maintenaient, dans leur force, indépendants des partis : Cambon, déjà au premier rang ; Carnot, qui allait y monter. On eût refoulé Marat dans son isolement et dans sa folie ; on eût réduit la Commune et contenu Robespierre sans être obligé de le briser.

Tout pouvait être sauvé encore par la conciliation de Danton et de la Gironde ; sinon, leur rupture allait creuser jusqu'au fond l'abîme qu'avait ouvert la rupture des Girondins et de La Fayette. Celle-ci avait produit le 10 Août et le 2 Septembre. De l'autre allaient sortir le 21 Janvier, le Tribunal révolutionnaire, la Révolution se dévorant elle-même !

Danton pressentait les conséquences de la rupture ; il s'efforçait de l'éviter. Nous avons dit son attitude conciliante à l'ouverture de la Convention.

Où était l'obstacle ? — Sur l'avenir, on pouvait s'entendre ; mais le passé ? — Ce terrible passé d'hier ? — Le passé du 2 Septembre ?

Danton voulait qu'on jetât un voile sur ce passé. Les Girondins voulaient en poursuivre le châtiment.

Rien n'était plus honorable que leur indignation passionnée contre ce grand forfait. C'était par amour, par respect pour la Révolution qu'ils prétendaient la venger de la souillure qui lui avait été infligée. Ils ne pouvaient se consoler d'avoir été hors d'état d'y mettre obstacle ; ils étaient humiliés de l'espèce de stupéfaction qu'ils avaient subie en présence de l'événement.

Mais ce noble sentiment leur imposait-il un devoir absolu ? — Il n'est jamais permis de participer à une injustice ou à un crime, sous prétexte de salut public ; mais doit-on invariablement repousser la main de celui qui en a été, à un degré quelconque, le fauteur ou le complice, s'il nous tend cette main pour nous aider à réparer le mal auquel il a contribué, ou pour empêcher ce mal de se renouveler et de s'aggraver ? — Doit-on repousser cette main, si le salut public nous commande de l'accepter ?

Faut-il tout sacrifier à la pensée de poursuivre à tout prix et en tout cas le châtiment de toute action criminelle, lors même que cette poursuite peut amener pour la société, pour la patrie, de nouvelles calamités ?

Les Girondins ne rayaient pas cru, lorsqu'ils avaient fait amnistier par la Législative, pour des motifs politiques, des hommes qu'ils exécraient, les massacreurs de la Glacière d'Avignon. — Et les circonstances, à l'époque de celte amnistie, étaient bien moins redoutables, les raisons incomparablement moins impérieuses ; et Jourdan coupe-têtes n'était pas Danton ! — Roland lui-même, qui n'avait point coopéré à l'amnistie d'Avignon et qui resta jusqu'au bout ferme entre tous contre l'anarchie, avait laissé échapper ce mot, le 3 septembre : — Hier fut un jour sur les événements duquel il faut peut-être laisser un voile !...

Après quatre-vingts ans, l'histoire, interrogée dans le silence des passions et jugeant selon la raison et l'amour de la patrie, prononce que les Girondins auraient dû, malgré tout, s'entendre avec Danton.

Nous allons raconter comment s'engagèrent ces luttes fatales de la Convention, qui ont retardé pour si longtemps l'affermissement de la liberté et la fondation définitive de la République.

Dans sa seconde séance, le 22 septembre, la Convention décréta le renouvellement de tous les corps administratifs, municipaux et judiciaires, et de tous les juges de paix. Les assemblées primaires avaient procédé spontanément aux réélections dans beaucoup de localités. Les fonctionnaires élus sous la démocratie royale de 91 ne convenaient plus à la République.

On alla plus loin. La Convention, sur la proposition de Danton, décida que désormais les juges pourraient être choisis indistinctement parmi tous les citoyens et non plus seulement parmi les gens de loi. C'était pousser à l'extrême la réaction contre la chicane, si détestée de nos aïeux, et l'expérience devait montrer qu'il y a péril à élire des juges qui ne connaissent point les lois.

Le 24 septembre, le Girondin Kersaint, appuyé par Vergniaud et par Buzot, demanda qu'on préparât un projet de loi contre les provocateurs au meurtre et à l'anarchie. Buzot, développant une proposition du ministre de l'intérieur Roland, déclara qu'il fallait assurer à la Convention, contre les mouvements séditieux, la protection d'une force composée de citoyens de tous les départements. — Croit-on, s'écria-t-il, nous rendre esclaves de certains députés de Paris ?

La Montagne ne fit point d'abord d'opposition, et les propositions de Kersaint et de Buzot furent votées à la presque unanimité.

Le projet de Buzot pouvait se justifier, à condition qu'il fût bien entendu que ce projet était dirigé contre les factieux et non contre Paris. Malheureusement, il fut compromis par des paroles imprudentes. Dans la séance du 25 septembre, le girondin Lasource, un pasteur protestant du Languedoc, dit qu'il fallait que Paris fût réduit à un quatre-vingt-troisième d'influence, comme chacun des autres départements.

Paris l'égal en influence des Basses-Alpes ou du Cantal, c'était véritablement insensé. Il s'agissait, comme l'a très bien dit notre grand historien M. Michelet, de réorganiser la Commune, la garde nationale et la police de Paris, de remettre la main sur Paris, non de réagir contre lui ; de lui montrer, enfin, la force appelée du dehors comme un appui et non comme une menace.

Mais, pour cela, il fallait avoir Danton avec soi.

Danton parla admirablement. Il désavoua Marat et les exagérés, et, tout en protestant qu'il ne fallait pas inculper collectivement la députation de Paris : Quant à moi, dit-il, je n'appartiens pas à Paris par ma naissance ; aucun de nous n'appartient à tel ou tel département ; nous appartenons à la France entière. — Je demande la peine de mort contre quiconque se déclarera en faveur de la dictature, aussi bien que contre quiconque voudrait détruire l'unité de la France.

Et il proposa que la base du gouvernement qu'allait fonder la Convention fût l'unité de la représentation nationale et l'unité du pouvoir exécutif.

Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie ! Alors, je vous le jure, nos ennemis seront morts !

Danton avait parlé de la patrie ; Robespierre, selon sa coutume, parla de lui-même. Depuis l'ouverture de l'assemblée, il s'était tenu sur la réserve. Provoqué par un Girondin qui avait dénoncé le parti Robespierre, il récrimina par des accusations contre ceux qui voulaient faire de la République française un amas de républiques fédératives. Il prétendit n'avoir jamais flatté le peuple, attendu qu'on ne peut pas plus flatter le peuple que la Divinité.

Cambon, qui était du Languedoc, protesta énergiquement qu'il n'y avait point de fédéralistes et que le Midi voulait l'unité de la République, tout en repoussant la dictature de la Commune de Paris.

Barbaroux reprit l'accusation directe contre Robespierre, qui avait, dit-il, tenté de le gagner, lui et ses Marseillais, à un projet de dictature avant le 10 Août.

Et il annonça qu'un millier de nouveaux fédérés de Marseille, fantassins et cavaliers, étaient en marche pour venir défendre la Convention.

Au milieu de cet orageux débat sur les ambitions dictatoriales imputées à Robespierre, on vit tout à coup apparaître à la tribune une figure hideuse qui semblait d'une bête immonde plutôt que d'un homme, une espèce de nain aux vêtements sordides, aux gros yeux effarés, à la large bouche ouverte comme celle d'un crapaud. C'était Marat.

L'Assemblée se souleva de dégoût et d'indignation avec un cri presque unanime : A bas de la tribune ! Marat resta imperturbable. Il revendiqua pour lui seul l'idée de dictature, attribuée à tort, dit-il, à Robespierre et à Danton. Il revendiqua hautement les journées de Septembre : Le peuple, dit-il, obéissant à ma voix, a sauvé la patrie en se faisant dictateur lui-même pour se débarrasser des traîtres.

Il finit cependant par déclarer que la dictature n'était plus maintenant qu'un fantôme, pourvu que l'Assemblée se hâtât d'adopter les grandes mesures qui devaient assurer le bonheur du peuple.

Un député répondit en lisant un article de Marat qui annonçait au peuple qu'il n'avait plus rien à attendre de l'Assemblée et qui réclamait une nouvelle insurrection et un dictateur patriote.

Des cris : A l'Abbaye ! s'élevèrent de toutes parts.

Marat opposa à cet écrit, qu'il prétendit dater d'une dizaine de jours, un autre article du jour même, où, après de vagues déclamations, il assurait qu'il aimerait mieux expirer de douleur que de compromettre le salut public en se laissant emporter trop loin par les impulsions du sentiment !

Et, tirant de sa poche un pistolet qu'il s'appliqua sur le front, il signifia à l'Assemblée que, si un décret d'accusation était lancé contre lui, il se brûlerait la cervelle au pied de la tribune.

L'Assemblée, écœurée de cette scène où le grotesque se mêlait à l'horrible, passa à l'ordre du jour sur ce qui concernait Marat.

On vota la proposition de Danton : LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE EST UNE ET INDIVISIBLE ; mais on ne vota pas la peine de mort qu'il avait demandée contre la dictature et contre le fédéralisme.

Bien que Marat n'eût pas été décrété d'accusation, l'effet de la séance avait tourné contre les hommes du 2 Septembre. La Commune envoya, le soir, désavouer devant la Convention les commissaires qu'elle avait expédiés dans les départements et dont les excès avaient été dénoncés à la tribune. Elle dénonça elle-même son propre comité de surveillance et déclara qu'elle l'abandonnait à la justice de l'Assemblée.

La Commune pliait hypocritement. Les Jacobins, au contraire, se roidirent. 200 députés, mêlés de Girondins et de Dantonistes, se réunissaient en conférences, en dehors du club, dans le local de l'ancien couvent des Jacobins. Le club décida qu'il exclurait de son sein tout député qui participerait à une société non publique. Les députés cédèrent, pour ne pas rompre avec la redoutable société.

Peu de jours après, les Jacobins rayèrent Brissot de leur liste, avec les considérants les plus injurieux et les plus calomnieux. C'était la vengeance de Robespierre.

Raison de plus pour les Girondins de se rapprocher de Danton. Ils ne le comprirent pas. La séance du 25 avait montré Marat hideux, Robespierre médiocre, et avait grandi Danton. Les Girondins en prirent d'autant plus d'ombrage. lis soupçonnèrent d'autant plus Danton de vouloir être dictateur ; il y en eut même qui s'imaginèrent qu'il voulait devenir roi !

Leur hostilité impatienta Danton et il leur lança un coup de boutoir. Il avait donné sa démission de ministre pour rester député, l'incompatibilité prononcée par la Constituante entre ces deux fonctions n'ayant pas été révoquée. Roland était aussi ministre et député. Quelques-uns des Girondins proposèrent, malgré l'incompatibilité, d'inviter Roland à rester ministre. Danton dit que personne ne rendait plus de justice que lui à Roland, mais que, si on lui faisait cette invitation, il faudrait aussi la faire à Mme Roland ; car, ajouta-t-il, tout le monde sait que Roland n'était pas seul dans son département. — Moi, j'étais seul dans le mien.

C'était dire aux, Girondins qu'ils étaient un parti gouverné par une femme.

Et, pour appuyer son assertion qu'il n'y avait point de ministre nécessaire, Danton affirma qu'au moment où le péril de l'invasion avait semblé le plus imminent, Roland lui-même, comme d'autres ministres, avait eu l'idée de transférer le gouvernement hors de Paris.

Les Girondins n'insistèrent pas ; mais Roland releva l'attaque de Danton par une lettre très fière ,et annonça qu'il renonçait à la députation et restait au ministère, parce qu'il y avait du danger. — J'achève le sacrifice, disait-il ; je me dévoue jusqu'à la mort. — Par malheur, en disant une chose vraie, que l'État, que la France ne sont pas tout entiers dans Paris, il répétait imprudemment le mot de Lasource : que Paris devait se réduire à sa quatre-vingt-troisième portion d'influence. Il récriminait vivement contre Danton, sans le nommer, en retraçant le portrait des usurpateurs et des dictateurs, et terminait par cette parole amère : Je suis en défiance du civisme de quiconque est accusé de manquer de moralité. (30 septembre.)

La Convention ordonna l'envoi de la lettre de Roland aux départements.

Les Girondins voulurent se venger de Danton, en l'inquiétant ft l'occasion des comptes de son ministère. La Convention avait mis une certaine somme à la disposition des ministres pour dépenses extraordinaires et secrètes, et Danton ne pouvait rendre ses comptes. Il avait peu d'ordre dans les affaires d'argent ; mais la vérité était qu'il avait fait, un très utile usage de ces fonds secrets. Il avait éventé une grande conspiration, tramée par les nobles de la Bretagne et du Poitou, qui étaient restés en nombre dans leur pays au lieu d'émigrer comme le reste de la noblesse. Les habiles manœuvres des agents de Danton avaient prévenu la vaste insurrection par laquelle les conspirateurs comptaient seconder l'invasion étrangère, et l'on n'avait eu, après le 10 Août, que quelques échauffourées. Un seul mouvement sérieux avait éclaté : une révolte de 8.000 paysans dans les Deux-Sèvres, autour de Châtillon et de Bressuire. Les prêtres avaient fait croire à ces pauvres gens que, s'ils étaient tués, ils ressusciteraient au bout de trois jours. Les insurgés furent battus et dispersés par la garde nationale des villes et par la troupe de ligne.

Danton ne pouvait faire connaitre à la tribune ses moyens ni ses émissaires ; avant d'être ministre de la justice, déjà entouré d'une foule d'hommes plus énergiques et plus actifs que scrupuleux, il s'était fait une sorte de ministère de la police secrète, qui dépistait partout les menées des gouvernements étrangers et des émigrés. Il garda tout cela en main, après comme pendant son ministère.

En ce moment même, Dumouriez, durant les quinze jours qu'il passa à Paris, entre Valmy et Jemmapes, s'efforçait de réconcilier Danton et la Gironde. Très sagace, s'il était peu moral, il voyait que là était le seul moyen de mettre l'ordre dans la République et, si la République eût été bien ordonnée, il eût continué de la bien servir.

Danton ne se refusait pas aux instances de Dumouriez ; ce fut de l'autre côté que vinrent les obstacles.

On était de nouveau en crise, à l'occasion du projet de Buzot sur la formation d'une garde départementale d'environ 4,500 hommes. Ce n'était pas de quoi tyranniser Paris, comme le prétendaient les Jacobins ; néanmoins cela excitait parmi eux une grande fureur. Tandis que la Commune s'humiliait officiellement devant la Convention, ses meneurs les plus dangereux, les Hébert, les Chaumette, les Panis, intriguaient avec rage dans les sections. La permanence des sections avait abouti à les faire déserter par l'immense majorité de la population et à les livrer habituellement à un petit nombre d'agitateurs. De prétendus commissaires des sections se réunissaient incessamment à l'Évêché et y formaient une sorte d'assemblée qui dépassait le conseil général de la Commune, trop modéré pour eux. Robespierre lui-même s'en inquiéta et fit attaquer à la fois aux Jacobins, par son ami Couthon, les intrigants de la Gironde et les exagérés qui tendaient à l'anarchie. (12 octobre.)

Les Jacobins ne se décidèrent point à blâmer les exaltés. Robespierre n'insista pas. Les meneurs des sections rédigèrent, dans leur réunion de l'Évêché, une pétition qu'ils expédièrent, le 19 octobre, à la Convention. On vous a proposé, y était-il dit, de vous mettre au niveau des tyrans en vous entourant d'une garde soldée. — On y demandait quel était l'audacieux qui avait pu croire que le peuple consentirait à un pareil décret et l'on contestait à l'Assemblée le droit de rendre des décrets avant qu'il y eût une Constitution.

La Convention se souleva d'indignation Contre cette insolence. Elle rejeta la pétition.

Quelques sections désavouèrent les commissaires. Le 21 octobre, les nouveaux fédérés marseillais, annoncés par Barbaroux, vinrent déclarer à la barre de la Convention qu'ils arrivaient pour la défendre contre les agitateurs et les hommes avides de dictature.

La guerre civile était, pour ainsi dire, dans l'air. Le faubourg Saint-Antoine s'en émut. Ce grand faubourg, qui avait pris une part si active au lé Août, était resté étranger aux massacres de Septembre et les agitateurs n'y dominaient pas. Il envoya à la Convention une députation dont l'orateur, un brave homme appelé Gonchon, exhorta l'Assemblée à la concorde, dans des termes vraiment patriotes et touchants.

C'est avec douleur, dit-il, que nous voyons des hommes faits pour s'aimer et s'estimer, se haïr et se craindre autant et plus qu'ils ne détestent les tyrans. — Il reprocha aux partis leur défiance réciproque et leurs soupçons injustes et les menaça de la réprobation de la postérité. Il ne blâma, dans le projet de garde départementale, que ce qui pouvait avoir l'apparence de la défiance contre Paris. — Que nos frères des départements, s'écria-t-il, viennent, non pas pour vous défendre, mais pour nous aider à vous garder. Ils ne trouveront ici que des frères et des amis, des citoyens disposés à faire succéder l'empire des lois à celui de la force.

C'était le vrai peuple qui faisait entendre sa voix plût au ciel qu'elle eût été écoutée ! L'impression qu'en éprouva l'Assemblée fut passagère et les partis reprirent bientôt leurs luttes acharnées. L'impudence de Marat excitait fréquemment des scènes violentes dans la Convention. Un jour qu'on l'accusait d'avoir dit que, pour avoir la tranquillité, il fallait faire tomber encore 270.000 têtes : — Eh bien ! oui, répondit-il, c'est mon opinion.

Pendant ce temps, aux Jacobins, on glorifiait les massacres de Septembre ; mais les Jacobins de Marseille, de Bordeaux, de Nantes et de beaucoup d'autres villes rompaient avec la société-mère de Paris.

L'opinion publique, dans la plus grande partie de la France, était pour les Girondins. lis essayèrent d'en profiter. Le 29 octobre, lç ministre de l'intérieur Roland présenta à la Convention un rapport sur la situation de Paris. Il y séparait, en termes énergiques, la grande journée du 10 Août et les journées désastreuses de Septembre, œuvre, disait-il, d'un petit nombre d'agents séduits ou égarés et de scélérats instigateurs. Il y attribuait l'impuissance de ses efforts pour arrêter les massacres à la désorganisation de la force publique, au défaut de volonté de ceux qui devaient l'employer, à la terreur imprimée par l'audace du petit nombre et à l'inaction des autorités (municipales).

Il signalait, comme causes du désordre qui subsistait dans Paris, le despotisme envahissant de la Commune ; la confusion des pouvoirs ; la force publique faible ou nulle par un mauvais commandement ; la faiblesse de l'Assemblée législative, et le délai, peut-être trop prolongé, de la Convention à prendre des mesures vigoureuses.

C'était donc ces mesures qu'il s'agissait de décider. Buzot insista pour qu'on votât le projet de loi contre les provocateurs à la sédition et au meurtre ; mais la discussion s'égara de nouveau dans les personnalités. Robespierre était désigné dans une des pièces jointes au rapport de Roland. Il se défendit. Le Girondin Louvet déclara se porter son accusateur. Danton intervint. Il condamna de nouveau Marat ; mais il défendit Robespierre. Tous ceux, dit-il, qui parlent de la faction de Robespierre sont, à mes yeux, ou des hommes prévenus ou de mauvais citoyens.

Quant à lui, personnellement, il se dit hardiment inattaquable et il conclut en invoquant la fraternité, qui pouvait seule faire la grandeur de la Convention.

Louvet soutint son accusation contre Robespierre par un discours vif, chaleureux, passionné et sincère à la fois, mais aboutissant plutôt à signaler chez Robespierre une dangereuse influence qu'à le démontrer passible d'une condamnation judiciaire. Le trait le plus saillant de ce discours, c'était de retourner contre la Commune de Paris l'accusation de fédéralisme, en lui imputant, ce qui était vrai, d'avoir voulu rendre les municipalités souveraines et les coaliser contre l'Assemblée nationale.

Malheureusement, Louvet s'opiniâtrait à associer Danton avec Robespierre et même avec Marat, à cause de la fatale inaction du ministre de la justice pendant les journées de Septembre.

Louvet réclama II mise en accusation de Marat et enfin l'examen de la conduite de Robespierre et de quelques autres.

A la demande de Danton et de Robespierre, le débat fut ajourné au 5 novembre.

Le lendemain, Roland dénonça à l'Assemblée l'envoi de la séditieuse pétition du 19 octobre par la Commune aux départements, quoiqu'un décret de la Convention le lui eût défendu. Un homme du centre, Barère, proposa de suspendre immédiatement le Conseil général de la Commune et d'aviser enfin à la réorganisation de la ville de Paris, quant au civil et au militaire.

C'était là le vrai terrain. L'impétueux Barbaroux dépassa le but par une harangue emportée et par des propositions trop générales ou excessives. Après beaucoup de tumulte on se contenta de mander à la barre de la Convention une députation de la Commune. Chaumette, l'intime d'Hébert, vint s'aplatir devant la Convention, nia que le Conseil général de la Commune eût ordonné l'envoi de la pétition, déclama contre les agitateurs et les anarchistes qui provoquaient le peuple. — Nous dénoncerons nous-mêmes, dit-il, ceux d'entre nous qui seraient des prévaricateurs.

C'était toujours la même honteuse comédie. La Commune réussit encore une fois à détourner le coup. On passa à l'ordre du jour et l'on ne fit rien.

La veille du jour fixé pour le débat de l'accusation contre Robespierre, les fédérés du parti de la Gironde coururent les rues en criant : A la guillotine, Marat et Robespierre ! Les Jacobins, au contraire, affectèrent, ce soir-là, une modération exceptionnelle. Un jeune député, encore inconnu, dit, à propos de la loi répressive proposée par Buzot : Quel gouvernement que celui qui plante l'arbre de la liberté sur l'échafaud !

Le jeune homme qui parlait ainsi aux Jacobins était SAINT-JUST, celui qui fut, bientôt après, le plus impitoyable pourvoyeur de l'échafaud.

Robespierre avait préparé à loisir son plaidoyer. Il se défendit avec beaucoup d'habileté et défendit la Commune, tout en dégageant sa responsabilité personnelle des actes de la Commune. Il représenta les massacres comme un mouvement spontané du peuple et les tribunaux de juges-bourreaux, improvisés le 2 septembre, comme une nécessité pour régulariser les jugements populaires. Il rappela avec quelle réserve Roland avait parlé de ces événements le 3 septembre.

On assure, dit-il, qu'un innocent a péri ! Citoyens, pleurez cette méprise cruelle ; mais gardons quelques larmes pour cent mille patriotes immolés par la tyrannie !... — Et il reprit l'offensive contre Roland et les Girondins, mais sans porter contre eux d'autre accusation que de l'avoir accusé lui-même injustement.

Robespierre avait plaidé sa cause avec tout l'art possible et avec une modération relative. Cependant il. avait essayé en vain d'éluder une imputation très grave. Il était trop vrai que, le 1er septembre, la veille des massacres, puis, le 2 septembre, au soir, pendant les massacres, il avait dénoncé, devant le Conseil général de la Commune, plusieurs de ses collègues de la Convention, dénonciation à la suite de laquelle avait eu lieu une visite domiciliaire chez Brissot.

Mais ce point de fait ne fut pas discuté à fond. L'Assemblée était fatiguée des questions de personnes, et, tandis que la Montagne et les tribunes applaudissaient Robespierre, le centre criait : L'ordre du jour ! Louvet et Barbaroux voulurent répliquer à Robespierre ; on ne les écouta pas. L'orateur du centre, Barère, dit qu'il ne fallait pas perdre ainsi le temps de l'Assemblée à s'occuper de petits entrepreneurs de révolution et à donner de l'importance à des hommes d'un jour, qui n'entreraient jamais dans le domaine de l'histoire ! Il proposa le décret suivant :

La Convention nationale, considérant qu'elle ne doit s'occuper que des intérêts de la République, passe à l'ordre du jour.

Je ne veux pas de votre ordre du jour, s'écria Robespierre ; vous y mettez un préambule qui m'est injurieux.

La Convention, à la presque unanimité, passa à l'ordre du jour pur et simple.

Barère n'avait pas été bon prophète : Robespierre ne devait tenir que trop de place dans le domaine de l'histoire.

Robespierre sortait relevé et fortifié de cette lutte. L'accusation avait été une faute. Les Roland et leurs amis s'étaient laissé entraîner par la passion, et l'accusateur qui avait porté la parole pour le parti girondin, Louvet, bien qu'il eût du talent et du cœur, n'avait pas la consistance ni l'autorité nécessaires pour se prendre corps à corps avec un homme tel que Robespierre.

Le soir, aux Jacobins, Manuel ayant courageusement traité le 2 Septembre de nouvelle Saint-Barthélemy, Collot-d'Herbois, ancien acteur de province, devenu un violent déclamateur politique, déclara que le 2 Septembre était le Credo de la liberté !... Barère, qui craignait de s'être compromis en traitant dédaigneusement Robespierre, se déclara aussi révolutionnaire que Collot-d'Herbois et soutint que le 2 Septembre, s'il présentait aux yeux de l'homme vulgaire un crime, offrait aux yeux de l'homme d'État de grands et salutaires effets !

Le lendemain du rejet de l'accusation contre Robespierre, le 6 novembre, jour de la victoire de Jemmapes, commença le PROCÈS DE LOUIS XVI.

Les Montagnards et les Jacobins voulaient, et par passion et par politique, le procès et la mort du roi déchu. Très éloignés, pour la plupart, des idées de Robespierre sur la guerre et résolus, comme les Girondins, à propager au loin par les armes les principes de la Révolution, ils prétendaient, en jetant un défi sanglant à tous les rois, mettre la France dans l'impossibilité de reculer ou de s'arrêter.

Au dedans, ils voulaient obliger les modérés, les Girondins, à se perdre en essayant de sauver le roi et en avouant par là leur prétendu royalisme, ou bien à se compromettre à fond comme la Montagne, en sacrifiant Louis XVI.

La Montagne était à peu près tout entière d'accord sur cette question. La Gironde était divisée. Elle aussi croyait Louis XVI coupable : l'Assemblée était là-dessus unanime ; mais la plupart des Girondins souhaitaient d'épargner la vie de Louis XVI.

Louis XVI était-il coupable ?

Au point de vue du droit rigoureux, oui !

Louis XVI avait appelé les étrangers à envahir la France et à nous imposer par la force le changement de nos institutions. Nous en avons aujourd'hui des preuves bien plus formelles et plus complètes que n'en a eu la Convention.

Louis XVI étant coupable, avait-on droit de le punir ?

Nous ne croyons plus aujourd'hui au droit divin des rois ; nous ne croyons plus à un autre droit divin qu' à celui des sociétés humaines, qui relèvent directement de Dieu, leur auteur, et non de ses prétendus représentants, et qui doivent disposer librement d'elles-mêmes. Nous ne saurions admettre qu'aucun homme sur la terre ait droit d'échapper à la responsabilité de ses actes. Plus un homme est élevé en dignité, plus il est coupable et punissable, s'il manque à ses devoirs envers la société dont il est le magistrat, et s'il en compromet l'indépendance, les intérêts ou l'honneur.

Au point de vue du droit rigoureux, on pouvait donc condamner Louis XVI.

Mais peut-on, en équité, juger un homme sans tenir compte de ses origines, de son éducation, des idées qu'il a reçues, du monde où il a vécu ? — Louis XVI avait reçu, sur le droit et le devoir, des principes entièrement différents des nôtres ; il croyait que Dieu, par sa naissance royale, lui avait conféré un droit souverain qui ne pouvait lui être enlevé ; il s'imaginait être en droit d'appeler à son aide les autres rois, ses frères. Au moment nième où il portait l'atteinte la plus , grave à l'indépendance de la nation française, il s'imaginait agir pour le bien de ce qu'il appelait son peuple. En réalité, il avait toujours souhaité le bien du peuple à sa manière.

En considérant ce qu'était et ce que pensait ce représentant d'une si longue tradition, cet héritier de tant de rois, nul, aujourd'hui, ne lui appliquerait dans toute sa rigueur un droit qu'il n'admettait, ni ne comprenait, et ne punirait ses erreurs de la mort.

A nos yeux, à nous, qui ne subissons plus les entraînements de cette terrible époque et qui jugeons avec le calme de la postérité, la mort de Louis XVI n'était pas moralement équitable. — Était-elle politique ?

Elle ne l'était ni au point de vue de la France, ni au point de vue de l'Europe. L'exemple de Charles Ier, en Angleterre, aurait dû avertir que l'exécution d'un roi ne tue pas la royauté ; et, quant à l'Europe, une peine si cruelle, infligée à ce faible Louis XVI, dont le règne n'avait pas, comme celui de Charles Ier, présenté aux peuples des images de tyrannie et de cruauté, ne pouvait exciter que l'effroi et la pitié, et qu'aliéner bien des sympathies à la Révolution française.

De quelque peine qu'on voulût frapper Louis XVI, un procès, dans les formes du droit commun et devant la juridiction ordinaire, était impossible. Un procès devant la Convention, s'il pouvait être légitime dans le fond et au point de vue des droits souverains délégués par la nation à l'Assemblée, était inévitablement arbitraire dans la forme. — Que fallait-il faire ? — Un simple décret ordonnant que le roi déchu serait détenu jusqu'à la paix, puis exilé du territoire de la République.

Ni la masse de la nation, ni l'armée, n'exigeaient la mort de Louis XVI : la masse du peuple était moins irritée contre lui qu'aux premiers jours du retour de Varennes ; mais les agitateurs de la rue, à Paris, et les Jacobins des départements, aussi bien que la société-mère, dont une partie d'entre eux se séparaient sur d'autres questions, réclamaient violemment l'exécution de l'ex-roi.

Le procès commença par un rapport du député normand Valazé sur les révélations trouvées dans les papiers de Louis XVI. Quoique Valazé fût du parti de la Gironde, son langage fut emporté jusqu'à la déclamation. Peut-être n'était-il, au début, si violent contre l'accusé, que pour se réserver le droit d'être humain à la fin.

Le lendemain, un second rapport du montagnard Mailhe, moins virulent dans la forme, mais non moins rigoureux au fond, conclut, au nom du comité de législation, à ce que Louis XVI fût jugé, et jugé par la Convention.

La discussion s'ouvrit, le 13 novembre, sur les conclusions posées par Mailhe. Un député, accablant Louis XVI d'invectives pour tâcher de le sauver, soutint que l'ex-roi, quels que fussent ses crimes, était inviolable en vertu de la Constitution de 91.

Louis XVI n'avait rien à gagner à ce qu'on posât la question de l'inviolabilité ; il était évident que l'opinion publique n'en supporterait même pas la discussion. L'esprit français se gouverne par le raisonnement, et non, comme l'esprit anglais, par la coutume. Une fois que les Français étaient affranchis des préjugés monarchiques, il n'y avait plus moyen de leur faire croire qu'un homme quelconque ne fût pas responsable de ses actions. D'ailleurs, la Constitution de 94 avait bien pu dire que le roi ne répondrait pas des actes contre-signés par ses ministres ; mais Mailhe avait nettement indiqué, dans son rapport, qu'à côté des ministres constitutionnels, Louis XVI avait eu des ministres secrets contre la Constitution et que c'était par ceux-là qu'il commettait des actes que la Constitution ne pouvait couvrir.

Pour réfuter le député qui avait prétendu l'ex-roi inviolable, un orateur, jusque-là inconnu dans l'Assemblée, parut à la tribune.

C'était un jeune homme de vingt-cinq ans à peine, appelé Saint-Just, élu dans le département de l'Aisne, et qui avait récemment fait ses débuts aux Jacobins sous les auspices de Robespierre. Dans un discours d'une éloquence dure, froide et tranchante comme l'acier, il repoussa, non seulement l'inviolabilité, mais les conclusions du comité, qui proposait de juger le ci-devant roi comme on jugerait un citoyen. La royauté, dit-il, est par elle-même un crime. Tout roi est un rebelle et un usurpateur. Il faut juger Louis, non en citoyen, mais en ennemi ; c'est-à-dire : le mettre à mort sans forme de procès.

Saint-Just oubliait que les peuples civilisés avaient cessé depuis longtemps de mettre à mort leurs ennemis prisonniers de guerre.

Saint-Just n'admettait pas que le peuple fût appelé à sanctionner le jugement du ci-devant roi, parce que le peuple n'avait pas droit d'obliger un seul citoyen à pardonner au tyran. Il prétendait que tout homme avait droit de mettre à mort un roi.

Saint-Just termina, par une sortie contre la Gironde, sans la nommer, son discours contre le roi.

L'impression de sa parole et de sa physionomie fut terrible. Deux apparitions également extraordinaires s'étaient produites à la tribune depuis l'ouverture de la Convention : l'apparition de Marat et celle de Saint-Just ; deux figures également menaçantes et implacables, mais, à tout autre égard, les plus opposées l'une à l'autre qu'il fût possible d'imaginer. Marat était hideux comme les monstres de pierre qui menacent les passants du haut des tours de nos cathédrales ; Saint-Just était beau : d'une beauté presque féminine, mais d'une beauté qui faisait peur, comme l'ange exterminateur des peintres du moyen âge. Son front bas n'annonçait pas l'ampleur de la pensée ; aussi son esprit avait-il plus de force et de concentration que d'étendue ; ses grands yeux bleus, dont le regard fixe étonnait et inquiétait, étaient pleins d'une volonté inflexible ; son attitude était raide, comme s'il eût été de pierre ; son langage bref, serré, axiomatique, était le langage du précepte et du commandement. On sentait qu'il y aurait en lui autre chose qu'un homme de parole, autre chose que chez Robespierre, et que sa parole serait une action. Son alliance devait apporter à Robespierre une force nouvelle et formidable.

Deux évêques constitutionnels, Fauchet, du Calvados, et Grégoire, de Loir-et-Cher, parlèrent dans un sens opposé l'un à l'autre : le premier pour qu'on ne jugeât pas Louis XVI et qu'on le condamnât à vivre ; le second pour qu'on le jugeât, afin d'achever de détruire en Europe le préjugé de l'inviolabilité royale.

Le célèbre publiciste républicain anglais Thomas Payne, qui avait été élu à la Convention et s'était fait citoyen français, appuya dans le sens de Grégoire, en proposant qu'on jugeât Louis XVI comme membre de la conspiration générale des rois contre la France révolutionnaire. C'était le procès de la royauté que Payne et Grégoire voulaient entamer : ce n'était pas le sang d'un roi qu'ils voulaient verser ; ni l'un ni l'autre ne demandait la mort de Louis XVI.

Une question économique fit diversion, sur ces entrefaites, au procès du roi. Il y avait dans le peuple beaucoup de misère, causée par la stagnation du commerce et de l'industrie et par la cherté des grains. Les populations s'opposaient violemment à la circulation des blés ; des municipalités se remettaient, comme on l'avait fait si souvent sous l'Ancien Régime, à taxer arbitrairement les denrées. Cela ne faisait qu'aggraver le mal.

Le ministre Roland s'efforçait de rétablir la libre circulation et soutenait le principe de la liberté du commerce.

Saint-Just, tout en admettant la liberté de la circulation des grains, soutint que la cause du mal était dans la multiplication des assignats, qui s'élevaient alors à deux milliards

et demi ; que le signe de la valeur, le papier-monnaie, ne devait représenter que les produits de l'agriculture et de l'industrie, et non les fonds de terre ; et il proposa que l'impôt foncier fût payé en nature, en denrées (29 novembre).

Cette proposition était rétrograde et impraticable ; quels que fussent les dangers des assignats, les supprimer, c'eût été désarmer la République et arrêter court la grande guerre de la Révolution.

Saint-Just ne voyait pas les conséquences de ce qu'il proposait. Robespierre le poussait contre Cambon, le défenseur et le propagateur des assignats, qui dirigeait le comité des finances de la Convention et qui, par là, dominait le ministère des finances et, en grande partie, la politique de la République. Robespierre et la Commune s'efforçaient d'abattre à tout prix cet homme énergique et inflexible, qui attaquait obstinément la Commune pour ses dilapidations, ne craignait personne et obligeait tous les partis à compter avec lui.

La Gironde, à la faute de ne pas transiger avec Danton, ajouta celle de ne pas soutenir Cambon.

Il sut se défendre à lui seul. A ceux qui prétendaient abattre les assignats et faire avorter la guerre, à Robespierre qui voulait, disait-il, qu'on fixât des bornes sages à nos entreprises militaires, Cambon répondit en proposant à la Convention le grand décret dont nous avons parlé dans le précédent chapitre, le décret sur la guerre révolutionnaire et sur l'organisation républicaine à porter partout où pénétreraient nos armes. Tout fut entraîné ; Montagne et Gironde votèrent ensemble ; les ennemis de Cambon se turent (15 décembre).

Le décret du 15 décembre eut un immense effet populaire. De plus en plus, désormais, la France nouvelle fut dans les armées bien plus que dans les communes et dans les clubs. Là devait âtre d'abord le salut, puis le péril.

Le procès de Louis XVI avait subi quelques retards, par suite de la découverte de l'armoire de fer, cachette trouvée aux Tuileries et dans laquelle Louis XVI avait resserré ses papiers les plus secrets. Il fallut le temps d'examiner ces papiers.

Les débats de la Convention et les délais du procès attiraient de plus en plus, dans des sens divers, l'attention passionnée du public sur la prison du Temple.

L'Assemblée législative, en consentant que Louis XVI fût enfermé au Temple, avait entendu qu'il occuperait les bâtiments d'habitation de cet enclos. La Commune, prétendant qu'il n'y serait pas assez sûrement gardé, l'avait mis, avec sa famille, dans le vieux donjon des Templiers, à peu près inhabité depuis des siècles. On avait arrangé tant bien que mal cette incommode et sombre résidence, d'où le roi déchu et les siens ne sortaient que pour se promener quelques moments dans un préau triste et nu, entre de grands murs, sous l'œil des officiers municipaux.

La Convention avait pourvu convenablement aux besoins de la famille royale par le vote de 500.000 livres ; mais la Commune, toujours préoccupée de tentatives d'évasion, soumettait la famille captive à une surveillance incessante et vexatoire, dont les agents subalternes aggravaient encore la dureté par leurs façons brutales. Les natures grossières et envieuses trouvent un plaisir cruel à humilier les grandeurs déchues ; mais l'effet contraire se produisait sur nombre des fonctionnaires municipaux et des gardes nationaux qui se succédaient de jour en jour à la garde du Temple. Quand ils voyaient Louis XVI dans son intérieur, entre sa femme, sa sœur et ses deux enfants, partageant son temps entre la prière, la lecture et l'éducation de son fils, celui qu'aux Jacobins on appelait le tyran ne leur paraissait plus qu'un bon père de famille dévot, inoffensif et patient, et leurs récits propageaient autour d'eux la pitié pour le ci-devant roi.

Les 3 et 5 décembre, le député alsacien Rühl lut à la Convention un rapport sur les papiers trouvés dans l'armoire de fer. Bien qu'il y fût sans cesse question des relations du roi avec des hommes d'intrigue, qui lui promettaient de gagner les principaux députés et les meneurs des clubs, il n'y avait pas la moindre preuve contre Danton ni contre aucun des personnages influents de la Constituante ou de la Législative, un seul excepté, Mirabeau. La révélation du pacte de Mirabeau avec la cour produisit un effet terrible. Les Jacobins brisèrent, chez eux, le buste de Mirabeau, et Robespierre les poussa à briser en même temps le buste d'Helvétius, un des philosophes dont les images ornaient le club. Robespierre entendait frapper Helvétius comme l'apôtre de l'égoïsme et du matérialisme, qui, suivant lui, conduisait à la corruption.

La Convention ne tarda pas à faire enlever du Panthéon les restes de Mirabeau.

Robespierre, le 3 décembre, avait repris, devant la Convention, la proposition de Saint-Just. Nous n'avons point à juger Louis, disait-il, il est déjà condamné. Il n'y a plus qu'à exécuter l'arrêt. J'ai demandé l'abolition de la peine de mort ; c'est la seule exception légitime. Louis doit mourir, parce qu'il faut que la patrie vive.

Robespierre devait faire à son principe de l'abolition de la peine de mort bien d'autres exceptions

La Convention repoussa le projet de décret de Robespierre et de Saint-Just sur l'exécution de l'ex-roi sans jugement et, conformément à l'avis du comité de législation, décida que Louis serait jugé par elle.

Le 4 décembre, pour répondre aux Jacobins, qui accusaient les Girondins de viser à restaurer Louis XVI, et pour faire barrière aux partisans supposés de Philippe d'Orléans, Buzot fit décréter la peine de mort contre quiconque tenterait de rétablir la royauté.

Les 10 et 11 décembre, les deux rapporteurs d'une nouvelle commission chargée de préparer le procès, le Montagnard Robert Lindet et le Girondin Barbaroux lurent le premier, l'exposé historique de la conduite de l'ex-roi depuis 1789, et Je second, l'acte d'accusation.

Louis XVI fut amené, le 14 décembre, à la barre de la Convention.

C'était la seconde fois qu'en Europe, depuis un siècle et demi, un roi déchu de sa puissance comparaissait devant une république victorieuse. Mais l'attitude de Louis XVI fut bien différente de ce qu'avait été celle de Charles. fer. Celui-ci, altier, irrité, bravant ses juges, avait toujours gardé le ton et le geste d'un roi devant ceux qu'il nommait ses sujets révoltés. Louis XVI, bien qu'il conservât le même sentiment au fond de l'âme, n'en laissa rien paraître, et se tint et répondit comme un accusé devant un tribunal ordinaire.

Il agit même trop, pour la dignité de sa mémoire, comme le premier accusé venu, reniant, même contre l'évidence, ses paroles, ses actions, ses écrits qui le compromettaient. Sa défense, si elle ne fut pas sans quelque habileté, fut sans noblesse.

Louis ne commanda pas le respect ; mais les plus durs ne purent lui refuser leur pitié, quand ils virent cet héritier de huit siècles de royauté, pâle, amaigri, humble et résigné, dépouillé, dans ses vulgaires habits, des derniers insignes de son ancienne grandeur.

Marat lui-même avoua, dans son journal, qu'il avait été ému !

Le peuple parut avoir la même impression ; presque partout, il garda le silence sur le passage du ci-devant roi. Le journal montagnard les Révolutions de Paris blâma la dureté de la Commune, qui avait trop privé Louis de la compagnie de son fils. La Convention, malgré les protestations de la Commune, ordonna qu'on rendit à l'accusé ses enfants, adoucissement dont il ne voulut point profiter ; il aurait fallu séparer les enfants de leur mère et de leur tante, avec lesquelles Louis ne devait plus communiquer jusqu'à la fin des interrogatoires.

La Convention fut obligée d'interposer à plusieurs reprises son autorité, pour empêcher la Commune d'empirer, par des nouvelles et plus odieuses vexations, la douloureuse position du ci-devant roi. Les plus violents montagnards abandonnèrent la Commune en cette occasion. Robespierre, lui, la soutint en tout.

La Convention autorisa Louis XVI à se choisir un défenseur. Il choisit Target, ou, à son défaut, Tronchet. C'étaient deux des plus célèbres jurisconsultes de la Constituante.

Target s'excusa sur son âge et sa mauvaise santé. Tronchet, beaucoup plus âgé, déclara que son devoir d'avocat était d'accepter. Un autre vieillard illustre, Malesherbes, l'ancien collègue de Turgot dans le ministère, écrivit au président de la Convention : J'ai été appelé deux fois aux conseils de celui qui fut mon maitre, dans un temps où cette fonction était ambitionnée de tout le monde : je lui dois le même service, lorsque c'est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse.

Louis XVI accepta avec reconnaissance l'assistance de cet homme vénérable et la Convention autorisa Malesherbes à se joindre à Tronchet.

Elle écarta les offres analogues de beaucoup d'autres personnes, parmi lesquelles d'anciens ministres et d'anciens constituants. Necker envoya de Genève un mémoire chaleureux en faveur de Louis XVI. Une femme légère et bizarre, mais d'un esprit original et d'un cœur généreux, qui avait fait assez de bruit, depuis 89, dans les sociétés populaires, Olympe de Gouges, demanda à la Convention d'être associée à Malesherbes. Qu'importe mon sexe ? écrivit-elle au président de la Convention. L'héroïsme et la générosité sont aussi le partage des femmes, et la Révolution en offre plus d'un exemple. Il ne suffit pas de faire tomber la tête d'un roi pour le tuer : il vit après sa mort ; mais il est mort véritablement quand il survit à sa chute.

Cet acte de courage devait plus tard coûter la vie à Olympe de Gouges.

Le grand procès n'absorbait pas toute l'attention de l'Assemblée. Des discussions de la plus grande importance s'entremêlaient avec les débats relatifs à Louis XVI. Tantôt c'étaient, comme nous l'avons dit, les questions qui concernaient la cherté du pain et les troubles intérieurs ; tantôt celles qui regardaient la guerre et les rapports de la République française avec les princes et les peuples ; puis ce fut le grand sujet de l'éducation nationale, qui eût demandé des esprits plus, calmes et de moins terribles moments. Un plan général d'instruction publique, rédigé par Talleyrand, avait été légué par la Constituante à la Législative ; un second plan, ouvrage de Condorcet et qui modifiait le premier, avait été légué par la Législative à la Convention ; un plan spécial d'instruction primaire, dont les bases étaient empruntées au projet de Condorcet, fut présenté à la Convention par son comité d'instruction publique, sous l'inspiration des Roland et de leurs amis.

Le rapport du comité donna lieu à de vives discussions. Les Girondins, comme, avant eux, les Constituants, ne voyaient dans l'instruction primaire que le premier degré de l'échelle de l'enseignement. Robespierre prétendait que ce premier degré fût le degré unique et que tous les enfants, sans distinction, non pas seulement de fortune, mais d'intelligence, reçussent la même éducation. Il sacrifiait à une conception étroite et fausse de l'égalité les intérêts de la science, des beaux-arts et du progrès social.

Nous reviendrons sur ce sujet. Il n'y eut rien d'immédiatement décidé. Nous ferons observer seulement que l'instruction primaire, selon le plan des Girondins, devait être gratuite et laïque. Les diverses religions eussent été enseignées dans les églises et dans les temples, et non dans les écoles.

Un débat fort animé sur le salaire des prêtres coïncida avec l'affaire de l'instruction primaire. Cambon, qui était pour la séparation de l'Église et de l'État, et qui, surtout, cherchait partout des ressources pour la guerre, avait proposé de supprimer la grande somme que l'État affectait au paiement du clergé constitutionnel. Chaque citoyen eût contribué comme il l'eût voulu aux frais de son culte.

Cette proposition causa de l'agitation dans les campagnes, où le bruit courut que la Convention allait abolir le culte. Le journal les Révolutions de Paris soutint Cambon au point de vue dei principes ; mais le club des Jacobins, quoique devenu de plus en plus violent, jugea le projet impolitique. Danton et Robespierre se prononcèrent contre. Danton déclara qu'il ne connaissait d'autre Dieu que celui de l'univers, d'autre culte que celui de la justice et de la liberté, mais que, tant que la lumière n'aurait pas pénétré dans les chaumières, il serait barbare de vouloir ôter au peuple des hommes dans lesquels il pouvait trouver encore quelques consolations.

Robespierre dit qu'il ne fallait pas aliéner à la République le clergé constitutionnel ; que d'ailleurs c'étaient les riches qui se passaient de religion et que ce seraient les pauvres qui supporteraient à eux seuls les frais du culte.

Dans un écrit remarquable, il laisse entrevoir sa vraie pensée, qui est de maintenir le culte public, en transformant peu à peu le catholicisme en un déisme chrétien. — Si la déclaration des droits de l'humanité, dit-il, était déchirée par la tyrannie, nous la retrouverions dans l'Évangile.

La Convention n'adopta pas la proposition de Cambon (30 novembre).

Les Girondins ne s'étaient pas engagés à fond sur l'affaire du clergé ; mais une nouvelle querelle éclata entre eux et les Montagnards sur une question de personne. Le 16 décembre, le Montagnard Thuriot ayant demandé la peine de mort contre quiconque attaquerait l’unité de la République, tout le monde vota la proposition ; mais le Girondin Buzot proposa, aussitôt après, le bannissement de tous les membres de la famille des Bourbons, et spécialement de Philippe Égalité et de ses fils, comme une conséquence nécessaire du procès de Louis XVI. Il établit que le malheur d'être nés près du trône les condamnait à l'exil et qu’une république ne saurait, sans péril, souffrir des princes dans son sein.

La fortune énorme, quoique en désordre, qu'avaient Philippe d'Orléans et sa femme, les relations de Philippe avec une foule d'agitateurs, les efforts de ses jeunes fils pour se rendre populaires dans l'armée, inspiraient à beaucoup de patriotes des appréhensions sincères et sérieuses.

Saint-Just approuva la motion, pour laver la Montagne de connivence avec Philippe d'Orléans, mais en récriminant, comme à son ordinaire, contre la Gironde. D'autres Montagnards se mirent à crier que, si l'on bannissait l'ancien prince Égalité, il fallait aussi bannir le ministre Roland. La Montagne, en général, protesta contre la proposition de Buzot.

Bannir un représentant du peuple était une chose grave. La Convention hésita. Les Jacobins, puis les meneurs des sections, puis la Commune, prirent la défense d'Égalité et prétendirent qu'on ne voulait l'expulser que pour frapper après lui les autres députés de Paris. Après une longue et violente discussion, Pétion, qui prenait volontiers le rôle de médiateur, fit voter l'ajournement de la proposition de bannissement jusqu'après le procès du roi (19 décembre).

Le procès marchait. Louis XVI se faisait peu d'illusion sur le résultat. Le 25 décembre, jour de Noël, il rédigea son Testament, resté célèbre dans l'histoire. En présence de la mort, ayant déjà, pour ainsi dire, un pied dans l'autre vie, il s'élève fort au-dessus de lui-même ; ce qu'il avait de vulgaire disparaît ; son dernier écrit semble déjà marqué de ce caractère imposant et de cette mystérieuse sérénité que la mort imprime au visage de l'homme.

Louis manifeste, dans son Testament, un sentiment religieux profond sous cette forme catholique à laquelle il était si attaché et pour laquelle il avait supporté tant de luttes.

Je pardonne, dit-il, de tout mon cœur à ceux qui se sont faits mes ennemis sans que je leur en aie donné aucun sujet, 'et je prie Dieu de leur pardonner, de même qu'à ceux qui, par un zèle mal entendu, m'ont fait beaucoup de mal.

Le pardon qu'il accordait à ses ennemis n'était pas une formule banale, mais l'expression d'un sentiment très sincère. Il croyait véritablement n'avoir donné à personne en France un sujet légitime de ressentiment. Il est à remarquer qu'il réunit dans son pardon les révolutionnaires qui vont consommer sa perte et les émigrés qui l'ont préparée.

Je prie ma femme, écrit-il, de me pardonner tous les maux qu'elle souffre pour moi et les chagrins que je pourrais lui avoir donnés, comme elle peut être sûre que je ne garde rien contre elle, si elle croyait avoir quelque chose à se reprocher.

Je recommande à mon fils, s'il avait le malheur de devenir roi, de songer qu'il doit oublier toute haine et tout ressentiment, et nommément tout ce qui a rapport aux malheurs que j'éprouve ; qu'il ne peut faire le bonheur des peuples qu'en régnant suivant les lois ; mais qu'un roi ne peut les faire respecter et faire le bien qui est dans son cœur qu'autant qu'il a l'autorité nécessaire.

Il entendait par là qu'un roi doit régner selon des lois fixes, et non selon son caprice, mais non pas que ces lois doivent émaner d'un autre pouvoir que le pouvoir royal. Je finis, dit-il, en déclarant devant Dieu et prêt à paraître devant lui, que je ne me reproche aucun des crimes qui sont avancés contre moi.

Quand on lit ce testament, qui inspire sympathie et respect, on est cependant surpris et troublé de voir que Louis se croit absolument sans reproche devant Dieu.

C'est que ceux de ses actes qui sont coupables aux yeux de la postérité ne l'étaient pas aux siens. Les prêtres ultramontains qui dirigeaient sa conscience l'avaient habitué à croire permise la dissimulation envers les ennemis de l'Église et les ennemis de la couronne. Les maximes équivoques des casuistes jésuites n'avaient pas détruit, mais avaient altéré en lui la grandeur morale du chrétien évangélique.

Louis XVI comparut de nouveau, le lendemain, devant la Convention. Les deux vieillards qui s'étaient chargés de sa défense, Tronchet et Malesherbes, avaient obtenu de s'adjoindre un jeune avocat de talent, Desèze.

L'avocat plaida éloquemment et hardiment la grande cause qui lui était confiée. Il commença par déclarer que Louis n'avait pas songé un instant à décliner la compétence de la Convention ; mais il s'efforça de prouver à la Convention qu'elle ne pouvait condamner le roi déchu et qu'il n'était pas possible de lui appliquer d'autres lois que celles de la Constitution de 1791. Cette constitution ne prononçait, à l'égard du roi, dans les cas les plus extrêmes, d'autre peine que la déchéance.

Desèze fut surtout très fort quand il montra que la procédure exceptionnelle suivie par la Convention retirait à Louis toutes les garanties que la législation nouvelle accordait à tous les accusés.

Citoyens, dit-il aux conventionnels, je cherche parmi vous des juges et je n'y vois que des accusateurs. Vous voulez prononcer sur le sort de Louis, et c'est vous-mêmes qui l'accusez ! Vous voulez prononcer sur le sort de Louis, et vous avez émis d'avance votre opinion.

Desèze discuta avec beaucoup de chaleur et d'habileté la longue série des accusations portées contre Louis XVI et le défendit très bien contre le grief dont les clubs faisaient le plus de bruit, celui d'avoir prémédité de verser le sang du peuple le 10 août. Il termina par des paroles touchantes sur les vertus privées, les bonnes intentions et les bonnes actions de Louis XVI, et en appela au jugement de l'histoire.

Louis XVI ajouta quelques mots au grand discours de son défenseur. Il affirma, comme dans son Testament, que sa conscience ne lui reprochait rien. Il protesta avec une vive émotion contre l'imputation d'avoir voulu faire répandre le sang du peuple et d'être l'auteur des malheurs du 10 août.

Louis fut renvoyé dans sa prison, et le débat s'engagea sur son sort. Le député breton Lanjuinais dit à l'Assemblée, comme l'avait fait Desèze, qu'elle était juge et partie. Il demanda qu'on annulât le décret qui avait constitué la Convention en cour de justice pour juger Louis XVI et qu'on prononçât sur son sort par mesure de sûreté générale.

Couthon réfuta Lanjuinais, en arguant que, si la Législative s'était reconnue avec raison incompétente pour juger Louis XVI, la Convention, au contraire, était investie des pleins pouvoirs du peuple. Il proposa qu'on décrétât que la discussion était ouverte sur le jugement de Louis et qu'elle serait continuée, toute affaire cessante, jusqu'au prononcé du jugement.

Après une séance tumultueuse et des scènes d'une extrême violence, la Convention décida que la discussion continuerait sans interruption, mais sous la réserve demandée par Pétion, qu'on ne trancherait pas la question débattue entre Couthon et Lanjuinais.

La Convention ne doutait pas du droit de la nation, ni de son droit à elle, comme représentant la nation, à juger le roi déchu ; criais beaucoup de conventionnels avaient de grands doutes sur la manière dont l'Assemblée appliquait ce droit, en retirant à Louis XVI les privilèges royaux que lui avait donnés la Constitution de 91, sans lui accorder en échange les garanties que les formes de la justice ordinaire accordaient à tous les citoyens. On ne lui laissait point, par exemple, la faculté de récuser tous ces conventionnels qui ne cessaient à l'avance de le déclarer coupable.

Ceux qui souhaitaient d'épargner la vie de Louis XVI craignirent que la Révolution n'eût l'air de reculer devant les rois de l'Europe, si la Convention se dessaisissait du jugement après se l'être attribué. La position prise par Lanjuinais fut abandonnée et les modérés choisirent un autre terrain. Roland fit répandre un imprimé où l'on établissait le droit qu'avait le peuple de faire grâce à Louis XVI. — Comment le peuple, y disait-on, pourra-t-il exercer ce droit, s'il n'est pas consulté ?

Dans la séance suivante (27 décembre), le Girondin Salles proposa que la Convention se bornât à prononcer sur la culpabilité de l'ex-roi et renvoyât au peuple le choix entre deux peines : la mort, ou l'exil à la paix générale. Les rois, dit-il, veulent sauver, non pas Louis, mais la royauté. Son supplice est nécessaire à leur politique. Ils veulent sa mort, pour en faire un martyr !

Il est certain qu'autour des rois, et parmi les émigrés, bien des gens faisaient ce barbare calcul.

Le 28 décembre, toutefois, un roi, à la vérité un Bourbon, essaya une intervention diplomatique en faveur de son malheureux parent. Le roi d'Espagne Charles IV, après avoir déclaré qu'il resterait neutre dans la guerre où la France était engagée, fit adresser au ministre des affaires étrangères de France, par le chargé d'affaires d'Espagne à Paris, une lettre qui fut communiquée à la Convention. Le diplomate espagnol faisait entendre que la bonne amitié entre les deux nations dépendrait de la manière dont la nation française en userait avec Louis XVI et sa famille. Il s'élevait avec vivacité contre la conduite du procès et contre les traitements infligés à l'ex-roi, et demandait à la générosité des Français de laisser Louis XVI se choisir un asile à l'étranger.

Cette intervention étrangère souleva de vives protestations dans l'Assemblée, qui passa à l'ordre du jour sur la lettre.

La discussion continuait sur l'importante proposition de Salles, l'appel au peuple. Buzot déclara qu'il voterait la mort, avec appel au peuple, Louis étant coupable, mais le peuple ayant droit de lui faire grâce. Robespierre répondit cette fois, non plus seulement par des déclamations ni par des personnalités, mais par de très fortes raisons. Il montra que renvoyer une pareille question aux 40.000 assemblées primaires des communes de France, c'était bouleverser la République et déchaîner la guerre civile ; que la Convention manquerait à ses devoirs envers le peuple qui l'avait investie de sa confiance, si elle lui renvoyait cette redoutable décision, faute d'avoir le courage de la rendre elle-même.

Les arguments de Robespierre auraient été plus puissants encore, si l'on n'eût pu reprocher à lui et aux siens d'avoir exercé sur les élections de la Convention, à Paris, une violente pression qui rendait l'autorité de certains élus contestable.

Vergniaud répliqua à Robespierre par un de ses plus magnifiques discours. Cependant il ne réfuta point suffisamment les graves objections contre l'appel au peuple. Il fit ressortir avec force l'arbitraire des termes du procès et alla jusqu'à dire que le peuple, qui avait promis l'inviolabilité à Louis par la Constitution de 91, pouvait seul revenir sur cette promesse. Il soutint que la mort de Louis, ordonnée par la Convention, ferait déclarer contre nous l'Angleterre et l'Espagne, et nous entourerait d'une guerre universelle.

Brissot et Gensonné appuyèrent Salles et Vergniaud. Brissot affirma, comme Salles, que toutes les puissances, par un calcul machiavélique, souhaitaient la mort de Louis. Il montra que les nations égarées par la calomnie se joindraient aux rois contre la Révolution et la France.

Quoique les Girondins fissent ainsi valoir les sérieux motifs politiques de leur opinion, c'était moins par politique que par humanité qu'ils s'efforçaient de sauver Louis XVI.

Après nombre de Montagnards, Marat vint à l'aide de Robespierre, en accusant les Girondins de pousser à l'anarchie par

l'appel au peuple, et il établit que c'était contraire aux principes du gouvernement représentatif : La seule forme possible dans un grand État qui veut l'unité de gouvernement.

Marat avait quelquefois des éclairs de bon sens au milieu de ses atrocités et de ses folies.

La Gironde avait raison de ne pas vouloir la mort de Louis XVI ; mais la Montagne avait raison de ne pas vouloir l'appel au peuple. Dès qu'on n'avait pas pris le seul bon parti, dès qu'on n'avait pas décidé du sort de Louis sans forme de procès et par mesure de sûreté générale, en vertu des pleins pouvoirs conférés par le peuple à la Convention, dès qu'on s'était engagé dans le procès du roi déchu, l'on n'en pouvait sortir que d'une manière funeste.

Girondins et Montagnards soutenaient leurs opinions avec une égale passion et un égal courage. Les Girondins étaient sans cesse menacés par les meneurs des sections et injuriés par les habitués les plus turbulents des clubs, qui encombraient les tribunes et les abords de l'Assemblée. Ils savaient, de plus, que la contre-Révolution ne leur saurait aucun gré de sauver la vie au roi et que, si la République succombait, ils étaient les premières victimes désignées à la potence par l'émigration.

Quant aux Montagnards, ils se croyaient exposés aux poignards des royalistes, assez nombreux dans Paris, et ils ne le croyaient pas tout à fait sans motif ; mais surtout ils avaient la conviction de se dévouer, eux et leurs familles, à la vengeance implacable de tous les rois et de toutes les aristocraties.

Dans la Convention, l'on ne connaissait la peur ni à droite ni à gauche.

On n'en pouvait dire autant du centre, quoiqu'il y ait de l'exagération à prétendre, comme l'ont fait des historiens, que cette partie de l'Assemblée n'était gouvernée que par la peur.

Tout dépendait de cette masse du centre, la vie ou la mort de Louis XVI, la victoire ou la défaite de la Gironde ou de la Montagne.

Il y avait autre chose que de la peur dans le Centre ; il y avait, chez les principaux, à l'égard des Girondins, une certaine jalousie, qui contribuait à les détourner d'accorder une prépondérance exclusive à la Gironde, quoique, au fond, ils la préférassent à la Montagne. Cependant, s'ils eussent senti, dans la droite, union, discipline, force soutenue, volonté précise et constante, ils l'eussent suivie ; mais cela n'existait pas dans ce parti d'hommes de discussion et non d'hommes d'action. Mme Roland le savait bien ; elle juge nettement dans ses Mémoires l'insuffisance de ses amis et se désole de n'être pas homme.

Barère, l'orateur le plus influent du centre, résuma ce grand débat dans un discours très étudié et conclut contre l'appel au peuple. Cela indiquait où pencherait la majorité. C'était le 3 janvier. La terrible année 93 était commencée.

La discussion fut close le 7 janvier et la position des questions décisives fut ajournée au 14.

L'agitation était extrême dans l'Assemblée et dans Paris. La Convention recevait beaucoup d'adresses des départements contre les anarchistes et contre la Commune ; d'autres, pour la mort du roi. Des volontaires assez nombreux arrivaient à Paris pour faire partie de cette garde de la Convention tant annoncée, mais non encore organisée. Le 13 janvier, une députation des 'Marseillais et des autres nouveaux fédérés vint demander à la Convention de partager avec les citoyens de Paris la garde des représentants du peuple français. — Les hommes du 2 Septembre, dit l'orateur des fédérés, peuvent se présenter ; ils trouveront en face les hommes du 10 Août !

Pendant ce temps, néanmoins, les Jacobins travaillaient, non sans succès, à gagner une partie des nouveaux fédérés et organisaient une fête patriotique pour consacrer l'union des volontaires départementaux et des sans-culottes parisiens. Quelques sections avaient voté les motions les plus séditieuses et la Commune recommençait ses envahissements et ses insolences.

Des mesures énergiques furent proposées à diverses reprises à la Convention, pour rétablir l'ordre dans Paris. L'ex-procureur de la Commune, Manuel, qui avait tout à fait passé aux Girondins, avait demandé qu'on pourvût à la police des tribunes, qui intervenaient à chaque instant dans les débats de l'Assemblée par leurs applaudissements ou leurs huées. D'autres députés réclamèrent la suppression de la permanence des sections, qui livrait Paris à la domination d'une poignée d'agitateurs. D'autres demandèrent que la Convention prit en main la police de Paris. Ces pr6positions sérieuses, efficaces, furent beaucoup discutées. On ne décida rien. Le ministre de l'intérieur Roland s'épuisait en vaines remontrances.

La majorité s'annihilait. La vraie cause de cette impuissance, c'est que la rupture avait été définitivement consommée entre les hommes de théorie, les Girondins, et l'homme d'action, sans lequel ils ne pouvaient diriger la Révolution.

Danton avait fait un dernier effort de conciliation à la fin de novembre. Vergniaud y inclinait, ce qui mécontentait fort Mme Roland, emportée par son aversion contre Danton. On croit que Brissot, Condorcet, Pétion penchaient du même côté que Vergniaud. L'homme qui s'inspirait surtout de la pensée de Mme Roland, l'inflexible Buzot, et aussi le fougueux Barbaroux et plusieurs des députés bordelais, avaient le sentiment contraire. Il y eut une entrevue secrète, de nuit, aux environs de Sceaux, entre Danton et quelques-uns des Girondins. On ignore les détails de ce qui s'y passa. On sait seulement qu'un des députés de Bordeaux, l'ardent et âpre Guadet, y joua un rôle fatal.

Guadet ! s'écria Danton ; — Guadet, tu as tort ; tu ne sais point pardonner !... Tu ne sais pas sacrifier ton ressentiment à ta patrie... Tu es opiniâtre et tu périras !

Guadet, en effet, devait périr, et ses amis avec lui ; et aussi Danton et les siens ; et la liberté avec eux !

Ce fut cette nuit qui décida véritablement la mort de Louis XVI et l'avènement de la Terreur.

Danton, autant que les Girondins, répugnait à la mort du roi. On croit qu'il avait promis à sa femme, qu'il aimait beaucoup et qui était atteinte d'une maladie mortelle, de sauver Louis XVI et sa famille. Il avait, un jour, au club des Cordeliers, lâché un mot dans le sens de la clémence : Une nation se sauve et ne se venge pas !

Après l'entrevue de Sceaux, n'ayant pu s'entendre avec les Girondins, il sentit la cause de la modération et de l'humanité perdue. II se fit donner par la Convention une mission en Belgique, où il y avait 'en ce moment de grands intérêts à régler, et il partit, le ter décembre, fort triste et laissant derrière lui sa femme mourante et la Convention déchirée par d'irrémédiables discordes.

Il lui fallut cependant revenir à l'heure décisive. Un décret de la Convention rappela les représentants qui étaient en mission, afin qu'ils vinssent prendre part au vote sur le sort de Louis XVI.

Le 14 janvier, après un confus et orageux débat, le Girondin Fonfrède fit poser ainsi les questions :

Louis est-il coupable ?

La décision, quelle qu'elle soit, sera-t-elle soumise à la ratification du peuple ?

Quelle peine Louis a-t-il encourue ?

L'appel nominal eut lieu, le 15, sur la première question. Sur 721 membres présents, 683 répondirent oui sans commentaires : 25 répondirent oui avec des observations, la plupart de ceux-ci se déclarant législateurs et non juges. 13 refusèrent de voter, ou se récusèrent.

Un de ces derniers, Noël des Vosges, dit que, son fils étant mort aux frontières en défendant la patrie, il ne pouvait être juge de celui qu'on regardait comme le principal auteur de cette mort.

Il y avait donc à peu près unanimité pour la culpabilité. La Convention déclara Louis Capet coupable de conspiration contre la liberté de la Nation et la sûreté de l'État.

On donnait au roi déchu, comme nom de famille, le surnom qu'avait porté le chef de la dynastie, dite des Capétiens, qui avait régné huit siècles sur la France.

Sur la seconde question, la Gironde se divisa. Vergniaud, Buzot, Guadet, Brissot, Valazé, Barbaroux, Pétion, votèrent pour l'appel au peuple. Condorcet, Isnard, les deux beaux-frères Ducos et Fonfrède, votèrent contre. Le discours de Barère, appuyé par l'influence de Sieyès, avait décidé la majeure partie du centre. 424 voix contre 283 rejetèrent l'appel au peuple.

Ce même jour, un article de Manuel, publié dans le journal de Brissot, dit qu'il fallait envoyer le dernier roi de France, non point à la mort, mais aux États-Unis d'Amérique, subir le spectacle d'un peuple souverain.

Restait la troisième et terrible question : Quelle sera la peine ?

Paris fermentait. On disait les prisons menacées de nouveau. La Commune avait obtenu du ministre de la guerre, Pache, successeur de Servan et rallié aux Jacobins, qu'on fît venir à Paris un parc d'artillerie qui était à Saint-Denis et qu'on distribuât les canons entre les sections. Les gens timides quittaient la ville. Les violents réclamaient la fermeture des barrières pour empêcher cette désertion.

La Convention reçut, le 16 au matin, du ministre de l'intérieur Roland, une lettre d'une extrême énergie contre ceux qui ne proposaient, disait-il, de fermer les portes que pour retenir et choisir leurs victimes. Il dénonçait les arrêtés incendiaires de plusieurs sections et les doctrines sanguinaires professées dans les clubs. — Je n'ai pas plus de pouvoir aujourd'hui qu'au 2 Septembre, disait-il. Je ne puis guère que donner l'exemple en désignant et en bravant jusqu'aux derniers instants mes propres bourreaux. C'est à la Convention à faire davantage, à opérer le salut public.

Plusieurs députés appuyèrent la lettre de Roland, en rapportant les menaces qu'ils avaient entendues contre la Convention elle-même.

On décréta que les fédérés partageraient dorénavant avec les corps armés de Paris lu garde de l'Assemblée. Cependant, sur la nouvelle que la municipalité maintenait les barrières ouvertes et que la rue était tranquille, Lacroix, l'ami de Danton, fit rejeter une proposition de Gensonné, qui voulait qu'on transférât de la municipalité au ministère de l'intérieur le droit de requérir directement la force armée.

Danton était arrivé. La question, pour lui, était tranchée. Il avait pris sa résolution en désespéré et se rejetait, avec toute la violence de son tempérament, au premier rang du parti extrême. Lanjuinais demandait que la majorité, pour décider de la peine de Louis, fût des trois quarts des voix. Danton &voter que le décret relatif à Louis serait, comme les décrets ordinaires de l'Assemblée, rendu, à la simple majorité.

Il était huit heures du soir. L'appel pour la troisième question commença. Un Girondin avait fait décider que chacun énoncerait tout haut son jugement à la tribune, et un Montagnard, que chacun signerait son vote. Dans les deux partis, chacun acceptait l'entière responsabilité de ses actes.

Le premier appelé fut le montagnard Mailhe. Il vota la mort, mais ajouta que, si la mort avait la majorité, il croyait qu'il serait digne de la Convention d'examiner s'il ne serait pas utile de retarder le moment de l'exécution.

Après qu'une vingtaine eurent voté, la plupart pour la mort, ce fut le tour de Vergniaud. Il monta à la tribune, le cœur serré. Il dit qu'ayant reconnu Louis coupable, et la Convention ayant rejeté l'appel au peuple, il ne lui était pas permis d'hésiter sur la peine. La loi parle, dit-il : c'est la mort ; mais, en prononçant ce mot terrible, inquiet sur le sort de ma patrie, sur les dangers qui menacent la liberté, sur le sang qui peut être versé, j'exprime le même vœu que Mailhe et je demande qu'il soit soumis à une délibération de l'Assemblée.

La loi à laquelle se référait Vergniaud était celle qui punissait de mort la haute trahison. Il espérait que l'exécution, si une fois elle était différée, n'aurait pas lieu.

Guadet, Buzot, Pétion, Valazé, votèrent comme Vergniaud. Louvet et Brissot votèrent la mort avec sursis jusqu'à ce que le peuple eût accepté la constitution. Barbaroux, Isnard, Lasource, Ducos et Fonfrède votèrent la mort sans réserve. Condorcet , Kersaint, Salles, Manuel, Rabaud-Saint-Étienne, Lanjuinais, Thomas Payne votèrent pour d'autres peines que la mort, réclusion, bannissement, etc. ; Gensonné, pour la mort, mais à condition qu'on frappât en même temps les assassins du 2 Septembre.

Quelques-uns de ceux qui votèrent la détention, avec le bannissement lors de la paix générale, jetèrent des paroles prophétiques : On en fera un saint, un martyr !On aura, comme en Angleterre, un Cromwell ou un Charles II !

On eut l'un et l'autre : on eut Bonaparte et Louis XVIII. Sieyès et Barère, les deux grandes influences du centre, votèrent la mort.

Toute la Montagne, sauf deux ou trois, vota la mort sans restriction : Danton comme Robespierre.

Deux patriotes éminents, qui ne dépendaient d'aucun parti, le calme Carnot comme l'impétueux Cambon, votèrent la mort. Ceux-là ne se décidaient point par les passions ou les intérêts de la politique ; l'appel aux armes de l'étranger était pour eux le crime qui ne peut être pardonné.

Carnot dit : Nul devoir ne m'a tant coûté.

Il y eut une grande attention et un profond silence dans l'Assemblée, quand on vit paraître à la tribune le ci-devant duc d'Orléans, Philippe-Égalité. Il lut son vote d'un air impassible : Uniquement occupé de mon devoir et convaincu que tous ceux qui ont attenté ou attenteront à la souveraineté du peuple méritent la mort, je vote la mort.

Une sourde rumeur parcourut la salle. Les Montagnards eux-mêmes n'en demandaient pas tant à ÉGALITÉ et tout le monde avait cru qu'il s'abstiendrait.

Il n'avait été poussé à un tel acte, ni par la haine, ni même par l'ambition. Il avait cherché sa sécurité dans l'extrême gauche, sur les bancs les plus élevés de la Montagne ; ce fut encore en vue de sa sécurité qu'après bien des hésitations, il se décida à voter la mort du chef de sa famille. Il croyait que ce gage sanglant lui assurait, sans retour, la protection du parti le plus violent. Il se trompait et il en eut bientôt la preuve.

L'appel nominal ne se termina que le 17 janvier, à huit heures du soir ; il avait duré 24 heures. Vergniaud présidait, comme au 10 Août ; ce fut lui qui prononça l'arrêt de Louis XVI, comme il avait prononcé naguère sa suspension. Il énonça, d'une voix grave et triste, le' résultat du scrutin :

La majorité absolue est de 361 : 366 ont voté pour la mort. Je déclare donc, au nom de la Convention nationale, que la peine qu'elle prononce contre Louis Capet est la peine de mort.

Les défenseurs de Louis XVI furent introduits et interjetèrent de sa part un appel à la Nation.

L'appel fut écarté, la question ayant été résolue d'avance. La séance fut levée après trente-sept heures.

On fit, le lendemain, la révision des votes. 321 avaient voté d'autres peines que la mort ; 13, la mort, avec sursis ; 26, la mort, en demandant qu'on discutât si l'exécution serait ou non différée, mais sans faire de cette demande une condition de leur vote. Si l'on ajoutait ces 26 voix aux 361, et non, comme l'avait dit Vergniaud, 366, qui avaient voté simplement la mort, c'étaient 387 contre 334. 5 s'étaient récusés.

Une grande partie des hommes d'Église qui étaient membres de l'Assemblée votèrent la mort, à savoir : 18 ecclésiastiques constitutionnels et 3 pasteurs protestants. Les évêques Grégoire et Fauchet ne furent pas de ce nombre. Fauchet, tout en confirmant sa foi républicaine, protesta avec passion contre l'arrêt. Grégoire était absent pour une mission lointaine. Violent ennemi des rois, il envoya par écrit son vote pour la condamnation de Louis XVI, mais non pas à la mort. Ma religion, avait-il dit, me défend de verser le sang des hommes.

Deux députés, le Breton Kersaint et l'ancien procureur de la Commune Manuel, donnèrent leur démission.

Les séances des 18 et 19 janvier furent remplies par un long et orageux débat sur la question de savoir s'il y aurait un sursis à l'exécution. Beaucoup d'hommes qui avaient voté contre la mort ou qui n'avaient voté la mort qu'avec douleur, se rattachaient à la proposition d'ajournement. Buzot, Brissot, Condorcet reprirent avec instance, en faveur du sursis, les arguments déjà employés en faveur de l'appel au peuple. Buzot dit qu'il savait bien à quelles fureurs il s'exposait, mais qu'il avait fait le sacrifice de sa vie. Brissot renouvela avec plus d'énergie son affirmation , que l'exécution de Louis XVI armerait contre la France l'opinion générale de l'Europe.

Thomas Payne, ce fameux représentant de l'idée de la République universelle, avait voté contre l'appel au peuple et contre la mort. Ce qui nous parait aujourd'hui, dit-il, un acte de justice, ne paraîtra un jour qu'un acte de vengeance, et il soutint le sursis jusqu'à la réunion d'une prochaine Assemblée. La France, poursuivit-il, n'a aujourd'hui qu'une seule amie, la République américaine. Ne donnez pas aux États-Unis le chagrin et au roi d'Angleterre la joie de voir monter sur l'échafaud l'homme qui a aidé à retirer des chaînes du despotisme anglais mes frères d'Amérique !

L'orateur du centre, Barère, se prononça, au moment décisif, contre le sursis, comme il s'était prononcé contre l'appel au peuple. Les Girondins ne furent pas unanimes ; Barbaroux combattit le sursis.

Le sursis fut rejeté par 380 voix contre 310 : moins de voix pour le sursis qu'il n'y en avait eu contre la mort.

Il avait fallu un ferme courage aux orateurs contraires à l'exécution pour braver les fureurs des Jacobins ; mais un événement de la journée du 20 prouva qu'il y avait eu aussi du danger pour les partisans de l'opinion opposée. Plusieurs députés avaient reçu des lettres anonymes où on les menaçait de mort, eux et leurs familles, s'ils votaient la mort du roi. Ce n'étaient point là de vaines menaces. Un des représentants qui avaient voté l'exécution, Lepeletier de Saint-Fargeau, ancien membre du parlement de Paris, très riche, très bienfaisant, très dévoué aux intérêts populaires, fut assassiné au Palais-Égalité, ainsi qu'on appelait alors le Palais-Royal, par un ancien garde du corps, nommé Deparis. Celui-ci cherchait Philippe-Égalité pour le tuer : il tua, au lieu de Philippe, le premier juge du roi qui lui tomba sous la main.

Les défenseurs de Louis XVI lui avaient porté la nouvelle de sa condamnation. Il reçut avec fermeté ce coup auquel il était préparé, releva Malesherbes, qui s'était jeté à ses pieds en pleurant, l'embrassa et lui répéta, comme dans son Testament, comme devant la Convention, qu'il avait cherché en vain dans sa conscience s'il avait pu mériter de ses sujets le plus léger reproche.

Ainsi, jusqu'à la fin, il n'eut pas le moindre doute sur la légitimité de toutes ses actions 1

Malesherbes lui dit que tout espoir n'était pas perdu ; que beaucoup de sujets fidèles avaient juré de l'arracher des mains des bourreaux ou de périr avec lui. — Remerciez-les de leur zèle, répondit-il ; mais dites-leur que je ne leur pardonnerais pas, s'il y avait une seule goutte de sang versée pour moi.

Dans la journée du 20, le Conseil des ministres vint signifier au royal condamné son arrêt.

La Convention autorisa Louis XVI à appeler auprès de lui tel ministre du culte que bon lui semblerait et à communiquer librement avec sa famille.

Dans la soirée du 20, eut lieu cette funèbre entrevue. Marie-Antoinette, Madame Élisabeth, sœur du roi, la fille de Louis XVI, jeune personne de quinze ans, qui fut la duchesse d'Angoulême, et son fils, enfant de dix ans, destiné à mourir de langueur au Temple, furent introduits auprès du malheureux chef de famille. Il y eut là une scène déchirante. La reine avait dédaigné son mari aux jours de la prospérité ; elle ne voyait alors que ses défauts ; elle le croyait sans courage, parce qu'il n'était pas violent comme elle, et qu'il manquait des facultés de l'action : mais, quand elle l'eut vu si courageusement résigné devant le malheur et devant la mort, si bon pour les siens, si patient dans les plus terribles épreuves, elle s'était reprise à l'aimer avec toute l'impétuosité de sa nature, et cet amour, tout à la fois, adoucit les derniers jours de Louis et lui rendit la séparation plus cruelle.

Louis, vers dix heures du soir, renvoya les siens en leur promettant de les revoir le lendemain. Épuisé d'émotions, il dormit profondément sa dernière nuit. Le 21 janvier, à cinq heures du matin, un prêtre réfractaire irlandais, appelé Edgeworth, qui était resté caché dans Paris et qui, d'après l'autorisation exceptionnelle de la Convention, avait été appelé au Temple, dit la messe au condamné et lui donna la communion. Louis voulait ensuite rappeler sa famille. Le prêtre obtint de lui qu'il épargnât aux siens ces douloureux adieux et ne pensât plus qu'à son salut.

Le commandant de la garde nationale, Santerre, parut, accompagné de deux commissaires de la Commune. Louis s'enferma quelques minutes avec son confesseur, puis dit à Santerre : Partons !

On le fit monter en voiture avec le prêtre et le triste cortège se mit en marche. Tous les bataillons des sections, qui avaient remplacé l'ancienne organisation de la garde nationale de La Fayette, étaient sur pied. Plus de 60.000 hommes armés occupaient les boulevards, les places et les pouls. 500 royalistes avaient résolu de tenter un coup de main pour délivrer le roi pendant le trajet. Ils ne purent pas même se réunir et il n'y eut d'autre tentative que quelques cris de Grâce ! poussés au départ du Temple et à l'arrivée sur l'ancienne place Louis XV, devenue la place de la Révolution.

Ces cris ne trouvèrent point d'écho dans les masses armées. Louis avait employé le temps du trajet à lire les prières des agonisants. La voiture s'arrêta au pied de l'échafaud, là où s'élève maintenant l'obélisque. Il était dix heures du matin. Louis acheva sa prière et ôta lui-même son habit. Les aides du bourreau se présentant pour lui lier les mains, sa résignation l'abandonna un instant et il les repoussa avec vivacité. — Faites ce dernier sacrifice, lui dit le prêtre ; c'est un nouveau trait de ressemblance entre Votre Majesté et le Dieu qui va être votre récompense.

Il céda, monta les degrés de l'échafaud et, commandant du geste le silence aux tambours qui battaient : Je suis innocent, cria-t-il ; je pardonne aux auteurs de ma mort ; je prie Dieu que mon sang ne retombe jamais sur la France !

Un roulement de tambours lui coupa la parole. Les exécuteurs le saisirent. Il poussa un cri terrible....

Quand sa tête fut tombée, les bataillons qui couvraient la place, et la foule, à distance, crièrent : Vive la République ! Des hommes trempèrent leurs mouchoirs, d'autres, la pointe de leurs armes dans le sang de la victime : le plus grand nombre, par fanatisme révolutionnaire ; quelques-uns, pour garder une relique de celui qu'ils regardaient comme un martyr.

La foule s'écoula sans tumulte et sans témoigner d'émotion en rapport avec la grandeur tragique de l'événement.

Les femmes, cependant, étaient tristes ; la plupart s'étaient enfermées chez elles. Plus peut-être que les journées de Septembre, la mort du prisonnier du Temple aliénait leurs cœurs de la Révolution.

Un ancien officier mourut de douleur ; un libraire devint fou ; un perruquier se coupa la gorge ; une femme se jeta dans la Seine.

C'était le commencement de cette légende du roi martyr, que devait tant exploiter ce parti de la Contre-Révolution qui avait poussé Louis XVI à la ruine et à la mort.

La première grande victime de l'échafaud révolutionnaire devait y appeler après elle la plupart et les plus illustres des chefs de la Révolution.