CONVENTION NATIONALE. GUERRE DE LA RÉVOLUTION. — JEMMAPES. — RÉUNION DE LA SAVOIE ET DE NICE. — LES FRANÇAIS SUR LE RHIN. Août-décembre 1792.Il nous faut maintenant retourner de quelques semaines en arrière, pour reprendre dans leur ensemble les événements militaires qui se déroulaient parallèlement aux crises intérieures de la Révolution. Au moment où La Fayette quittait son armée et où le roi de Prusse franchissait notre frontière et prenait Longwy, notre situation était très périlleuse. Sans parler des corps qui tenaient tête aux troupes du roi de Sardaigne du côté de la Savoie et du Var et de ceux qui gardaient les Pyrénées en face de l'Espagne hostile, mais non encore déclarée contre la France, nous avions 115.000 ou 120.000 hommes répartis sur les frontières du nord et de l'est, de Dunkerque à Huningue ; mais ces forces ne présentaient nulle part une masse imposante ; 25 à 30.000 hommes gardant la Flandre et 45.000 l'Alsace, nous n'avions à opposer à la grande armée du roi de Prusse que 23.000 hommes sur la Meuse, à Sedan, fort ébranlés par le départ de leur général La Fayette, et 20.000 sur la Moselle, à Metz, sous le général alsacien Kellermann, qui avait remplacé le vieux Luckner. Des multitudes de volontaires couvraient les routes ; mais il leur fallait le temps d'arriver et de s'organiser. Dumouriez, nommé commandant en chef sur toute la ligne de la mer à la Moselle, persistait d'abord, malgré le danger de l'invasion prussienne, dans le dessein d'envahir de son côté la Belgique ; mais Danton, qui, en ce moment, mettait la main sur toutes les affaires de la diplomatie et de la guerre, envoya à Dumouriez un de ses affidés, un des chefs du 10 Août, l'énergique et habile Alsacien Westermann ; celui-ci pressa le général d'accourir de Flandre à Sedan, pour empêcher l'armée de La Fayette de se débander, et pour aviser à ce qui se passait vers la Meuse. Dumouriez arriva à Sedan le 28 août et raffermit les troupes. Nous avons deux récits contradictoires sur ce qui s'ensuivit. D'après l'un de ces récits, Dumouriez s'obstinait encore dans son projet d'attaquer la Belgique et il l'aurait fait approuver, en conseil de guerre, par ses lieutenants. Suivant l'autre relation, celle de Dumouriez lui-même dans ses Mémoires, il consulta ses lieutenants sans dire son propre avis et le conseil de guerre proposa la retraite sur Châlons, derrière la Marne, Dumouriez, alors, aurait répondu qu'il réfléchirait, puis, resté seul avec un officier qui avait sa confiance, Thouvenot, il lui aurait dit : Non ; il ne faut pas nous retirer sur Châlons ! et, montrant sur une carte la forêt d'Argonne, entre la Meuse et Châlons : Voilà où il faut arrêter les Prussiens ! — Si j'y arrive avant eux, la France est sauvée ! Ce qui est certain, c'est que le ministre de la guerre Servan lui écrivit d'occuper la forêt d'Argonne, mais que Dumouriez, avant d'avoir reçu la lettre du ministre, avait pris, de lui-même, cette résolution et, par suite des mouvements de l'ennemi, avait renoncé à retourner vers la Belgique. Après la prise de Longwy, le roi de Prusse avait détaché un corps d'armée pour assiéger Thionville et marché avec le gros de ses forces sur Verdun. Verdun une fois tombé, il n'y avait plus de ville forte sur la route de Paris ; mais il y avait comme une grande forteresse naturelle, l'Argonne, forêt montueuse, sillonnée par des cours d'eau, coupée par des défilés et remplie de fondrières, qui s'étend du nord au sud sur une longueur de 13 à 14 lieues entre la Meuse et l'Aisne et qui protège l'entrée de la Champagne. Il eût été facile aux ennemis de devancer Dumouriez dans l'Argonne ; car ils en étaient beaucoup plus près que lui. Les partis prussiens couraient jusqu'à Varennes et un corps autrichien occupait Stenay, en position de couper la route de l'Argonne. Le 1er septembre, les Prussiens avaient commencé l'attaque de Verdun. N'ayant pas de grosse artillerie, ils ne pouvaient battre en brèche : ils allumèrent des incendies dans la ville avec des obus. Il y avait dans Verdun un parti contre révolutionnaire qui poussait à la capitulation. Les corps administratifs et judiciaires, appuyés par les clameurs d'une bande de femmes et d'enfants, pressèrent le conseil de guerre de capituler. La garnison n'était que de 3.000 hommes, la plupart nouvelles levées. La majorité du conseil vota pour qu'on se rendit, malgré le commandant de place Beaurepaire, brave chef de volontaires récemment arrivés de Maine-et-Loire. Beaurepaire se laissa enfin arracher son consentement, pourvu que la garnison obtint de sortir avec ses canons. Il ne put se décider à envoyer la proposition à l'ennemi. Il alla encore une fois visiter les fortifications : il les trouva dans le plus mauvais état ; l'ingénieur en chef trahissait ! Beaurepaire avait mandé à la Convention qu'il ne rendrait la place qu'à la mort. Il tint parole. Il rentra chez lui, et se brûla la cervelle. Le conseil de défense envoya, conformément aux règlements, le plus jeune des officiers supérieurs porter la capitulation au roi de Prusse. Ce jeune homme, qui s'était énergiquement opposé à la reddition, pleurait de rage. Le roi lui demanda son nom. — Je m'appelle Marceau, répondit-il. — C'est lui qui devint le fameux général Marceau. — Nous nous reverrons en Champagne, crièrent aux Prussiens les volontaires qui, bien malgré eux, évacuèrent Verdun. Pendant ce temps, les contre-révolutionnaires de Verdun présentaient une adresse de félicitations au roi de Prusse, et leurs femmes et leurs filles allaient lui porter dans son camp des fleurs et des dragées. Lorsque l'ennemi eut été chassé de Verdun, la Convention nationale ordonna qu'on apportât au Panthéon le corps du brave Beaurepaire, et, sur toute la route, villes et villages se levèrent pour saluer ses restes glorieux. Tandis qu'on rendait les honneurs funèbres au soldat qui avait mieux aimé mourir que de se rendre, on poursuivait ceux qui avaient livré la ville et qui y avaient ensuite rétabli un moment l'Ancien Régime sous la protection de l'ennemi. Après une longue procédure, trente-trois personnes furent condamnées à mort, en vertu de la loi qu'avait fait voter Vergniaud. Les deux plus coupables avaient échappé : l'ingénieur en chef et le commissaire des guerres, passés au service de la Prusse ; quelques-uns des condamnés avaient été plus faibles que criminels et il y eut une vraie barbarie à envelopper dans cet arrêt et dans ce supplice douze femmes de Verdun, parmi lesquelles, non pas des enfants, comme on l'a prétendu, mais cinq jeunes personnes de vingt-deux à vingt-six ans. La Convention avait d'ailleurs reconnu que la majorité des h ab i ta n ts de Verdun n'était pas responsable de ce qui s'était passé . Revenons à la chute de Verdun et à la position respective des deux armées au moment de sa chute. Le roi de Prusse, avec 60.000 hommes qu'il avait immédiatement sous la main, eût pu occuper l'Argonne en même temps qu'il prenait. Verdun. Il ne le fit pas. Dumouriez, au contraire, une fois son plan arrêté, déploya une activité extraordinaire. Il lança son avant-garde contre le corps autrichien qui occupait Stenay, sur la Meuse. Le général autrichien Clairfayt n'essaya pas de se maintenir dans cette ville et prit un poste défensif en arrière (31 août). Dumouriez, bien joyeux de voir sa route libre, se dirigea sur l'Argonne à marches forcées et, du 3 au 7 septembre, occupa les quatre passes principales de la forêt. Un premier renfort de 6.000 hommes de l'armée de Flandre l'avait rallié. L'armée prussienne ne parut que le 8 et ne fut complètement massée devant nos positions que le 10. C'est qu'il y avait beaucoup de tiraillements entre le roi qui, poussé par les émigrés, voulait marcher au plus tôt sur Paris, et le duc de Brunswick, qui n'avait point de confiance dans une telle entreprise et qui Mt voulu se borner à prendre des places frontières. Brunswick avait vu avec inquiétude le roi restaurer les prêtres réfractaires dans les communes occupées par les Prussiens et y faire tout rétablir sur le pied de l'Ancien Régime. Cela achevait d'exaspérer nos paysans, qui faisaient le vide et la disette autour de l'ennemi, emportant avec eux au loin toutes les denrées. Les petits camps de volontaires qui se formaient de toutes parts rendaient presque impossible aux Prussiens de lancer dans le pays des détachements. Brunswick avait donc obtenu du roi qu'on n'avancerait qu'après s'être renforcé. Un corps d'émigrés, d'autres troupes rappelées du siège de Thionville, où l'ennemi rencontrait la plus vigoureuse résistance, enfin un corps de Hessois portaient maintenant les forces disponibles à 80 et quelques mille hommes. L'ennemi prit enfin l'offensive. Une faute de Dumouriez lui fit perdre le bénéfice de sa célérité et de sa bonne position. Il avait trop faiblement garni l'un des quatre passages de l'Argonne, celui de la Croix-aux-Bois, et ne s'était point assuré si l'officier qu'il y avait posté y avait fait les travaux de défense nécessaires. Le général autrichien Clairfayt, averti que la Croix-aux-Bois était mal gardée, attaqua et força cette passe le 13 septembre. La Croix-aux-Bois fut reprise et reperdue le 15. La perte de la Croix-aux-Bois entraîna celle d'un autre passage plus au nord, le Chêne-Populeux, qu'avaient attaqué les émigrés. Le corps français qui détendait le Chêne-Populeux, menacé d'être coupé, se retira sur Châlons. Dumouriez craignit d'abord que le corps qui avait reperdu la Croix-aux-Bois n'eût été aussi rejeté au loin et que son propre camp, à Grand-Pré, entre les rivières d'Aire et d'Aisne, ne fût tourné par l'Autrichien Clairfayt et assailli de front par le roi de Prusse. Par bonheur, l'ennemi n'alla pas si vite. Il laissa à Dumouriez le temps d'opérer un mouvement très bien combiné et de commencer l'exécution d'un plan soudainement conçu pour réparer sa faute et son échec. Bien résolu à ne pas se retirer sur Châlons, ce qui eût livré la Champagne à l'ennemi, Dumouriez avait décidé de ne pas quitter les bords de l'Aisne, ni la lisière de la forêt, d'aller se poster à Sainte-Menehould et d'y donner rendez-vous aux divers corps qui venaient d'être séparés de lui ou qui étaient en marche pour le rejoindre. Il partit de nuit et passa l'Aisne. Le matin, au moment où il se croyait hors d'atteinte, son arrière-garde fut tout à coup assaillie par l'ennemi et une grande partie de l'armée, prise de panique en voyant de loin cette attaque, se débanda. On n'avait affaire qu'à de la cavalerie légère ; notre arrière-garde tint ferme et repoussa l'ennemi. Le lendemain, l'armée ralliée campa près de Sainte-Menehould (17 septembre), sur une hauteur protégée par l'Aisne, par trois petites rivières et par des marais. L'armée était adossée à l'Argonne, dont les passes méridionales, la Chalade et les Islettes, étaient restées au pouvoir d'un corps français. L'armée ennemie, après avoir traversé l'Argonne à la Croix-aux-Bois et à Grand-Pré, se déploya, le 19, sur les hauteurs qui font face à Sainte-Menehould du côté de la Champagne et coupa aux Français la route de Châlons. Mais, dans la même journée, 10.000 hommes de bonnes troupes, arrivées de Flandre par la route de Rethel, et sept bataillons de volontaires venaient de joindre Dumouriez ; le lendemain matin, le général Kellermann arriva à son tour, avec 15.000 hommes d'élite, par la route de Vitry et vint se poster en avant du camp de Dumouriez, sur la hauteur de Valmy (20 septembre). La position de Kellermann était forte, mais la retraite impossible. Délogé du tertre de Valmy, il eût été jeté et perdu dans les marais. Une fois à Valmy, il fallait vaincre ou mourir. Dumouriez fit avancer des troupes sur la gauche de Kellermann, pour le soutenir ; mais c'était à Valmy que tout devait se décider. L'ennemi avait plus de 80.000 hommes de troupes solides contre 60.000, en partie volontaires et nouvelles levées. Le roi de Prusse décida l'attaque. La panique du 16 avril avait confirmé les Prussiens dans l'opinion que la cohue indisciplinée des Jacobins, comme ils disaient, ne tiendrait pas devant la vieille armée du grand Frédéric. L'ennemi commença de s'étonner, quand il vit les soldats de Kellermann, entassés sur la butte du moulin de Valmy, soutenir avec impassibilité, trois heures durant, le feu de soixante canons. Vers dix heures, des obus prussiens firent sauter deux de nos caissons et Kellermann tomba sous son cheval abattu par un boulet. Le désordre se mit dans nos rangs. L'ennemi, voyant notre infanterie ébranlée, forma trois colonnes d'attaque et les lança vers le tertre de Valmy. Mais Kellermann s'était bien vite relevé et, remettant en ordre ses bataillons : —Ne tirez pas, fit-il dire sur toute la ligne ; attendez-les, et à la baïonnette ! Puis, agitant son chapeau au flottant panache tricolore : — Vive la nation ! cria-t-il. Quinze mille soldats mirent leurs chapeaux à la pointe des sabres et des baïonnettes, et la colline retentit d'un long cri de : Vive la nation ! répété par quinze mille voix. Brunswick hésita, puis arrêta et replia ses colonnes. Plus éclairé que tout ce qui l'entourait, il avait compris quelle force morale terrible l'enthousiasme révolutionnaire opposait à la force mécanique de la discipline prussienne. La canonnade recommença durant tout le milieu de la journée. L'excellente artillerie française rendait coup pour coup. Vers cinq heures du soir, le roi de Prusse, humilié, irrité, fit de nouveau battre la charge et poussa son infanterie sur Valmy. On accueillit l'ennemi, du haut de la colline, par des cris de joie, et, comme le matin, les feux de flanc qui venaient des troupes de Dumouriez foudroyèrent les colonnes prussiennes. Le roi de Prusse s'arrêta à son tour et rentra dans ses positions. L'audace de Kellermann avait réussi et l'héritier du Grand Frédéric reculait devant un soldat alsacien. La CANONNADE DE VALMY n'avait coûté à chacune des deux armées que quelques centaines d'hommes ; mais cet engagement, par ses résultats, devait compter dans l'histoire autant que les plus grandes batailles. Le soir, au bivouac, le plus grand poète et l'un des plus grands philosophes de l'Allemagne, Gœthe, dit à quelques officiers allemands une parole profonde : Aujourd'hui, une ère nouvelle a commencé pour le monde et vous pourrez dire que vous l'avez vue s'ouvrir. Le poète disait vrai, et cette ère nouvelle, aucune défaite momentanée de la Révolution ne la fermera. Elle continuera son cours, à moins que la France ne renonce volontairement à l'œuvre que Dieu lui a confiée. La France n'y renoncera pas. Après Valmy, les deux armées restèrent quelques jours en présence sans nouveaux engagements. L'importance de la journée de Valmy ne fut pas comprise tout de suite à Paris. On s'y inquiétait de savoir l'ennemi placé entre la capitale et l'armée française, et l'on ne s'y rendait pas compte que cette position était précisément ce qui mettait en péril l'armée prussienne. Aussi l'ennemi, de son côté, était-il encore plus inquiet que les Parisiens. Dumouriez et le roi de Prusse étaient pressés tous deux d'opérer leur retraite, le premier, par nos ministres et même par nos généraux, bien moins résolus que nos soldats ; le second, par le duc de Brunswick, avec bien plus de raison . La situation de l'armée allemande était en effet déplorable. Si les Français avaient à endurer des privations et les intempéries d'une saison froide et pluvieuse, les ennemis souffraient incomparablement davantage. Bivouaquant sur le sol détrempé de la Champagne Pouilleuse, pays stérile, qui ne leur fournissait ni fourrages ni vivres, obligés de faire venir de Luxembourg et de Trèves des convois souvent interceptés par nos garnisons de Sedan et de Montmédi, ils étaient abattus, démoralisés par la misère et la dysenterie, tandis que la gaieté et la confiance augmentaient de jour en jour chez le soldat français. Dumouriez tint ferme à son poste, mais entama une négociation avec l'ennemi. II avait un double but : premièrement, gagner quelques jours, afin de porter son armée à 80.000 hommes par de nouveaux renforts ; secondement, tâcher de détacher la Prusse de l'Autriche et de l'amener à une paix séparée, peut-être même à une alliance. Cette pensée avait été celle du ministre Narbonne et du parti de La Fayette ; c'était encore la pensée de Danton comme celle de Brissot. C'était ce qu'on peut nommer l'illusion de la Révolution, qui, voyant dans la Prusse quelque chose de nouveau comme elle-même, rêvait de s'allier à cette nouveauté contre la vieille Autriche et la vieille Europe. La Révolution ne voyait pas que cette nouvelle puissance était son opposé et que, tandis qu'elle, Révolution, combattait l'Ancien Régime au nom du droit nouveau, la Prusse, à l'ancien droit, ne substituait que la force. La tentative de négociation fut très appuyée de Brunswick, qui voulait, avant tout, tirer l'armée allemande du mauvais pas où elle était engagée. Le roi de Prusse' s'y prêta, parce qu'il commençait à craindre dé perdre en France les chances de son ambition en Pologne. L'affaire fut menée par Westermann, l’homme de confiance de Danton. Dès le surlendemain de Valmy (22 septembre), on conclut une suspension d'armes partielle sur le front des deux camps, les hostilités continuant partout ailleurs. Les négociateurs français refusèrent de comprendre les émigrés, les rebelles, et dans la suspension d'armes et dans l'échange des prisonniers. Les Prussiens cédèrent. Cela était loin du manifeste de Brunswick ! Les Français, rigoureux pour leurs concitoyens qui portaient les armes contre la patrie, se montrèrent pleins d'humanité envers les ennemis étrangers. Aux avant-postes, nos soldats partageaient leur pain avec les Prussiens, qui mouraient de faim. Le roi de Prusse n'abandonnait pas Louis XVI comme les émigrés. Il demandait, préalablement, qu'on rendit la liberté aux prisonniers du Temple, puis qu'on rétablit Louis XVI sur son trône. Dumouriez répondit par la nouvelle de la proclamation de la République, le 21 septembre, au sein de la Convention nationale, et le conseil des ministres publia la déclaration que la France ne traiterait pas avant que l'ennemi eût évacué notre territoire. Le conseil, néanmoins, autorisa secrètement Westermann et un autre agent à continuer les pourparlers. Le mobile roi de Prusse, disputé entre toutes sortes d'influences contradictoires, avait cependant changé de dispositions. Irrité de la proclamation de la République, il obligea Brunswick à répondre à un mémoire qu'avait envoyé Dumouriez par un second manifeste à peu près aussi arrogant que la fameuse proclamation de Coblenz. Dumouriez dut rompre la suspension d'armes (28 septembre), à la grande satisfaction de nos troupes. Le roi de Prusse avait annoncé la résolution de livrer bataille le lendemain 29. Les émigrés étaient dans la joie. L'allégresse eût été bien plus grande encore au camp français, si nos soldats eussent reçu cette nouvelle. L'attaque, cette fois, n'eût pu aboutir pour l'ennemi qu'à un désastre. Les généraux prussiens le sentirent ; ils se joignirent tous à Brunswick pour conjurer le roi de renoncer à la bataille. La nouvelle que l'Angleterre et la Hollande réitéraient leur refus d'entrer dans la coalisation contribua à décourager le roi de Prusse. En ce moment, très à propos pour les Prussiens, comme le reconnaît l'historien allemand Sybel, et très malheureusement Fuir nous, revint de Paris Westermann avec l'autorisation secrète de négocier. Dumouriez écrivit, le 29 septembre, au ministre des affaires étrangères Lebrun, qu'il croyait maintenant que le roi de Prusse n'abandonnerait pas les Autrichiens, mais qu'une paix générale, conclue à des conditions honorables, lui semblait préférable aux dangers d'une longue guerre. Cette paix générale, en la supposant réalisable, comportait des négociations fort compliquées et il était impossible de l'obtenir sur-le-champ. C'était donc une faute énorme que de laisser échapper l'armée prussienne sans garanties. Cette faute fut commise. Les Prussiens firent espérer de nouveau à Westermann la paix séparée que souhaitaient les Français, et Dumouriez, par une convention tacite, laissa l'armée ennemie repasser, dans les premiers jours d'octobre, les défilés de l'Argonne. Les généraux français ne poursuivirent que pour la forme les Prussiens, qui se retiraient lentement en laissant partout derrière eux des cadavres d'hommes et de chevaux morts de misère et de maladies. Nos troupes ne frappèrent sérieusement que sur le corps des émigrés, et les paysans seuls firent du mal aux Prussiens et tuèrent tout ce qui s'écartait de l'armée. L'armée allemande fut ainsi sauvée d'une ruine inévitable par les rêves politiques de Dumouriez. A peine l'ennemi fut-il hors de péril, que Dumouriez put reconnaître qu'il avait été joué. Le roi de Prusse, une fois en sûreté au bord de la Meuse, ne voulut plus entendre parler de se séparer de l'Autriche. Le roi et Brunswick entendaient se maintenir sur la Meuse, garder ce qu'ils nous avaient pris et tâcher de nous enlever Sedan et Thionville. lis n'y renoncèrent que parce que le gouvernement autrichien de Belgique rappela les corps autrichiens de l'armée alliée pour soutenir une entreprise qu'il tentait sur Lille, et aussi parce qu'il arriva des nouvelles menaçantes des bords du Rhin. Les Français étaient entrés de l'Alsace dans les provinces rhénanes. Les Prussiens évacuèrent Verdun le 13 octobre, dans le plus grand désordre, et Longwy le 22. Dumouriez pouvait encore réparer son erreur. Le ministère avait mis Kellermann sous ses ordres. Dumouriez pouvait détacher quelques troupes au secours de Lille, poursuivre, avec la masse toujours croissante de ses forces, les Prussiens qui s'affaiblissaient à mesure que les Français se renforçaient et obtenir du ministère l'ordre à nos généraux d'Alsace de descendre le Rhin pour prendre l'ennemi à revers. L'armée prussienne une fois accablée, la Belgique autrichienne, prise à revers à son tour, tombait en un moment, et, comme l'a dit M. Thiers dans son Histoire de la Révolution : Tout était France jusqu'au Rhin. Dumouriez manqua ce beau plan et revint à son idée favorite d'attaquer la Belgique de front. Il laissa une partie de son armée pousser les Prussiens hors de notre frontière, fit marcher l'autre partie vers la Flandre et s'en alla à Paris pour tâcher d'intervenir entre les partis qui divisaient la nouvelle Assemblée nationale et de se faire nommer généralissime de toutes nos armées. Il n'obtint pas ce commandement suprême ; mais il fut autorisé à exécuter ses plans sur la Belgique. Les Autrichiens de Belgique, dans le courant de septembre, avaient profité du départ d'une grande partie de nos troupes de Flandre pour l'Argonne et pris l'offensive contre le département du Nord. Ils surprirent et enlevèrent deux petits camps français à Maulde et à Saint-Amand ; puis le duc de Saxe-Teschen, mari de l'archiduchesse Christine, gouvernante de Belgique, se présenta le 25 septembre devant Lille. Son armée n'était pas assez nombreuse pour assiéger en règle, ni pour investir complètement cette grande place. Il essaya de la réduire par la terreur d'un bombardement et, du 29 septembre au 6 octobre, les canons et les mortiers autrichiens vomirent sur Lille des milliers de boulets rouges et de bombes remplies d'essences incendiaires. Une foule d'édifices publics et particuliers furent écrasés par les projectiles ou dévorés par les flammes. L'archiduchesse gouvernante Christine vint, dit-on, contempler ce barbare spectacle et animer les canonniers autrichiens. Ce n'était pas le moyen d'adoucir les Parisiens envers sa sœur Marie-Antoinette, la malheureuse reine enfermée au Temple. Les Lillois et leur garnison furent héroïques. Toutes les haines politiques et privées avaient disparu dans une commune indignation et dans une résolution unanime. La ville ne faisait plus qu'une famille. Tous venaient en aide à tous, soit pour arrêter les incendies par un système de secours admirablement organisé et qui sauva la ville, soit pour subvenir aux besoins des malheureux chassés par les boulets de leurs maisons en feu. Chacun partageait avec son voisin incendié : Buvez, mangez, lui disait-on, tant qu'il y en aura ; après, la Providence y pourvoira. Au sifflement des boulets rouges, on répondait par le cri de : Vive la République ! On finit par jouer avec les boulets, comme cela s'est revu de nos jours dans Paris bombardé par les Prussiens. La porte qui mène à Armentières étant restée libre, des renforts entraient journellement dans la place. Une armée de secours se formait rapidement dans l'Artois. Le duc de Saxe-Teschen dut se hâter de lever le siège dans la nuit du 7 au 8 octobre. Il allait avoir bientôt à se défendre contre de formidables représailles et Dumouriez, dans la seconde quinzaine d'octobre, prépara vivement l'invasion de la Belgique. Avant que cette invasion eût commencé, d'autres conquêtes, sur une autre frontière, furent accomplies sans une goutte de sang, ou plutôt ce furent les populations de l'autre côté de la frontière qui conquirent la nationalité française en se donnant à nous. La Savoie, unie au royaume italien de Sardaigne par le hasard de l'hérédité féodale, mais française par sa situation géographique, ses origines gauloises, la langue et les relations de ses habitants, partageait les idées et les sentiments de notre Révolution. Un corps franc, formé de Savoisiens résidant à Paris, avait pris part au 10 Août, entre les fédérés bretons et marseillais. Les populations savoisiennes appelaient ardemment les troupes françaises. Lorsque les Français entrèrent en Savoie par Chapareillan, le 22 septembre, les troupes piémontaises du roi de Sardaigne, voyant tout le pays contre elles, abandonnèrent sans résistance tous les forts et reculèrent jusqu'aux Hautes-Alpes. Le général français Montesquiou, sur l'invitation des habitants de Chambéry, entra chez eux, quasi sans escorte, comme dans une ville française (24 septembre). On planta l'arbre de la liberté aux acclamations d'une foule immense descendue de toutes parts des montagnes. 60.000 hommes, femmes et enfants entonnèrent, à genoux, le couplet de la Marseillaise : Liberté, liberté chérie, Combats avec tes défenseurs ! Quelques semaines après, les députés de toutes les communes de Savoie, convoqués sous les auspices de l'Être suprême, se réunirent à Chambéry (21 octobre). Tous, sauf un seul sur plus de 650, avaient mandat de voter la réunion à la France. Aucune pression n'avait été exercée par notre armée. Provisoirement, ils se constituèrent en assemblée nationale, reprenant, au lieu du nom de Savoisiens, le vieux nom gaulois de ces Allobroges, leurs ancêtres, qui avaient autrefois résisté vaillamment aux Romains. L'Assemblée des Allobroges décréta l'abolition de la royauté, de la noblesse et de tous les privilèges. Quatre commissaires, envoyés à Paris, présentèrent, le 21 novembre, à la Convention nationale le vœu pour la réunion. Le 27 novembre, l'évêque Grégoire lut, sur cette proposition, le rapport des comités de Constitution et diplomatique. Il n'eut pas de peine à démontrer que l'intérêt commun de la France et de la Savoie commandait cette réunion si libre et si légitime. Le vœu de la Savoie fut accepté par la Convention nationale à l'unanimité moins une voix. La Savoie devint le département du Mont-Blanc. Le succès des armes françaises ne semblait pas devoir être aussi facile vers les Alpes Maritimes qu'en Savoie. Les dispositions de la population ne s'y étaient pas décidées d'une façon aussi éclatante en notre faveur et les forces du roi de Sardaigne y étaient relativement plus grandes. Le général piémontais Saint-André avait 8.000 hommes de troupes de ligne, 10.000 miliciens et une puissante artillerie. Le général français Anselme n'avait que 12.000 hommes, moitié nouvelles levées, moitié gardes nationaux de Marseille, avec quelques canons. Anselme trouva moyen de faire croire à l'ennemi qu'il disposait de 50.000 hommes. Le général piémontais, croyant avoir en face de lui une grande armée et voyant manœuvrer sur son flanc une escadre française, perdit la tête et se replia du Var jusqu'à Saorgio, abandonnant canons et munitions. Anselme franchit le Var et entra dans Nice sans obstacle. Les forteresses de Montalban et de Villefranche se rendirent sans coup férir, avec des approvisionnements considérables et plus de 100 pièces d'artillerie. Les habitants du comté de Nice firent alors comme les Savoisiens. Ils prièrent la Convention d'accueillir leur désir d'âtre Français : Nous vous déclarons en présence de l'Éternel, disait leur adresse, que nous sacrifierons tout ce que nous avons de plus cher pour vous aider à faire arborer partout l'étendard de la liberté. (4 novembre.) Le comté de Nice devint le département des Alpes-Maritimes. Ce pays avait fait partie de l'ancienne Gaule et l'on voit encore dans la montagne, au-dessus de Menton et de Monaco, dans un lieu appelé la Turbie, un monument romain qui marquait la limite entre la Gaule et l'Italie. Nice avait été ensuite, au moyen âge, un fief du comté de Provence, puis était tombé, par héritage, dans la maison de Savoie ; mais la population, en grande majorité, est provençale et non italienne, et les villes parlent français. La France avait ainsi atteint, par l'accession volontaire des populations, cette frontière naturelle des Alpes qui la sépare de l'Italie. Partout les Français reportaient la guerre sur le territoire ennemi. Ils avaient maintenant pénétré dans ces principautés ecclésiastiques du Rhin, d'où les émigrés avaient si longtemps bravé et menacé la Révolution. Les ennemis, avant la journée de Valmy, ayant fait la faute de dégarnir de troupes la rive gauche du Rhin pour renforcer leur siège de Thionville, où ils ne réussirent pas, le général français Custine, qui commandait dans le nord de l'Alsace, marcha sur Spire ; il s'empara de cette ville, y fit prisonniers 3.000 Autrichiens et Mayençais (30 septembre), et se saisit de grands approvisionnements militaires que les Autrichiens avaient eu la maladresse d'y laisser. Le 4 octobre, il occupa Worms. L'effet de l'arrivée des Français fut immense dans les provinces rhénanes. Les princes ecclésiastiques, la noblesse et le clergé étaient frappés de terreur. L'archevêque-électeur de Mayence, qui avait refusé arrogamment la neutralité offerte par la France, et son collègue, l'électeur de Trèves, s'enfuirent outre-Rhin avec leurs courtisans. Le peuple, au contraire, attendait les Français comme des libérateurs, surtout après que Custine eut publié une proclamation où il disait : Guerre aux palais ! paix aux chaumières ! Custine, qui n'avait que 18.000 hommes, hésitait à se porter en avant ; ce furent les gens du pays, les patriotes rhénans, qui le pressèrent de marcher sur Mayence. Cette grande place, la plus importante de tout le Rhin, garnie de 237 canons et bien approvisionnée, ne se défendit que vingt-quatre heures. La bourgeoisie ne soutint pas la garnison, elle-même fort peu résolue. Les Français avaient paru le 19 octobre : le 21, les portes furent ouvertes et les Français furent accueillis amicalement par le peuple de Mayence. Le mouvement en faveur de la Révolution française se prononça plus vivement encore dans les villes voisines qu'à Mayence, et dans les campagnes que dans les villes. Les habitants du duché de Deux-Ponts, du Palatinat cis-rhénan et des petites seigneuries du voisinage chassèrent les officiers de leurs seigneurs et appelèrent les Français. La bonne discipline de nos soldats achevait la propagande de nos principes. Les populations de la rive gauche du Rhin voyaient avec admiration une armée pauvre, en haillons, en sabots, respecter partout les personnes et les propriétés, et payer partout ce qu'elle prenait. Les sympathies politiques, qui entraînaient ce pays vers la France, l'emportaient sur la communauté de langue qui l'unissait à l'Allemagne. Peut-être aussi les instincts qui viennent des origines étaient-ils pour quelque chose deus ces sympathies ; car une bonne partie des populations qui bordent la rive gauche du Rhin descendent, soit des anciens Gaulois, soit ales légions romaines qui ont été bien longtemps établies à demeure, comme une grande colonie militaire, le long du grand fleuve. Les gens du Rhin ont la même haine que les Français pour tout ce qui rappelle la féodalité et le même attachement à l'égalité et aux lois civiles modernes. Cette place de Mayence, située au confluent du Rhin et du Mein, et qui domine le grand coude que fait le Rhin en s'infléchissant au nord-ouest, était de la plus haute importance pour la guerre avec l'Allemagne ; mais là n'eussent pas dû se borner les succès de Custine sur le Rhin. Il n'eût rencontré• aucune résistance jusqu'à Coblenz et cette ville lui eût été livrée comme Mayence, s'il eût descendu le Rhin. Mais Custine avait d'autres visées, qui dépassaient et sa capacité et ses forces. Enivré de ses faciles succès et renforcé de quelques milliers de soldats, il rêvait de porter ses armes au cœur de l'Allemagne. Au lieu de marcher sur Coblenz, il fit, le jour même de la reddition de Mayence, franchir le Rhin à une partie de ses troupes et, le lendemain, il occupa la ville impériale de Francfort. Il la frappa d'une contribution de guerre et lança au loin des détachements dans l'intérieur du pays. C'était à la fois une faute militaire et une faute politique. La diète germanique, après avoir beaucoup parlé, ne s'était point décidée à agir ; elle n'avait point, jusque-là, déclaré la guerre à la France, en sorte que l'empire d'Allemagne n'était pas engagé en corps contre nous. La ville libre de Francfort, l'électeur de Bavière et beaucoup de petits princes allemands gardaient la neutralité. Nous avions intérêt à les y maintenir. Sur la rive gauche du Rhin, les populations, vivant au mieux avec les Français, avaient trouvé tout simple que notre armée levât des contributions sur les princes et sur le clergé. La rançon exigée de Francfort par Custine, qui en fut blâmé par nos ministres, produisit au contraire un très mauvais effet. Les paysans de la Hesse se mirent à harceler nos détachements. Custine, d'ailleurs, n'avait pas assez de troupes pour faire de grandes entreprises outre-Rhin et pour profiter de la panique qui s'était étendue jusqu'au Danube. La diète germanique avait failli s'enfuir de Ratisbonne. Cette pointe de Custine en Allemagne n'aboutit qu'à nous faire manquer Coblenz et à faciliter la retraite du roi de Prusse sur le Rhin, qu'il regagna au commencement de novembre. Le conseil des ministres et Dumouriez eussent voulu que le Rhin fût le but et la limite de nos opérations ; mais là Convention se laissa éblouir par les faciles exploits de Custine, qui se vantait de dissoudre l'empire d'Allemagne et d'appeler tous les Allemands à la liberté. Il ne put se maintenir que quelques semaines au delà du Rhin et le roi de Prusse, renforcé par les troupes autrichiennes et allemandes, l'obligea d'évacuer Francfort le 2 décembre. L'ennemi parvint ainsi à dégager la rive droite du Rhin et à se maintenir sur la Moselle, de Trèves à Coblenz. Mais, pendant ce temps, les Français frappaient un grand coup en Belgique. Dumouriez rentra en campagne, le 28 octobre, par Valenciennes, avec le gros de son armée, et se porta sur Mons, tandis qu'un de ses lieutenants menaçait Tournai. Un corps de volontaires belges et liégeois marchait avec l'avant-garde française et Dumouriez débuta par une proclamation au peuple belge, où il lui annonçait que les Français entraient chez lui en frères et en libérateurs. Le corps d'armée autrichien qui avait fait le siège de Lille couvrait Mons. Ses avant-postes furent refoulés par les Français. Le duc de Saxe-Teschen concentra ses forces principales en avant de Mons, sur le plateau boisé qui s'étend de Jemmapes à Cuesmes. Il n'avait qu'environ 28.000 hommes contre quarante et quelques mille, mais l'avantage de la position compensait l'infériorité du nombre. Les Français avaient à escalader une hauteur en amphithéâtre, défendue par des abatis d'arbres et par des redoutes qui présentaient trois étages de feux. Cet amphithéâtre s'appuyait, à ses deux extrémités, sur deux villages fortement retranchés. Dumouriez eût pu tourner l'ennemi ; il n'hésita point à l'attaquer de front. Notre jeune armée avait montré sa solidité à Valmy ; son chef voulait maintenant qu'elle montrât ce que pouvait son impétueuse ardeur. L'armée française passa une froide nuit dans les boues d'une plaine marécageuse. Le 6 novembre au matin, elle marcha à jeûn ; on lui dit qu'elle mangerait après la victoire. Notre aile gauche devait se porter à l'assaut de Jemmapes ; notre aile droite, assaillir les redoutes formidables de Cuesmes ; notre centre, escalader la hauteur, dès qu'une des ailes aurait obtenu un avantage. Après une longue canonnade, les chefs de notre aile gauche hésitant à attaquer à fond, Dumouriez leur envoya son chef d'état-major Thouvenot, qui était comme son bras droit. Ce vigoureux et habile officier enleva les troupes, qui ne demandaient qu'à courir en avant, et emporta en un moment les redoutes qui couvraient Jemmapes. Dumouriez, alors, lança le centre. Un corps de cavalerie autrichienne déboucha d'un repli de terrain. Notre infanterie du centre flotta, s'arrêta ou s'écarta. Deux jeunes gens rallièrent nos brigades troublées ; l'un était un valet, l'autre était un prince : Renard, valet de chambre de Dumouriez, et Louis-Philippe d'Orléans, ci-devant duc de Chartres, fils ciné du duc d'Orléans, et maintenant, à dix-neuf ans, général de brigade au service de la République. Bel exemple d'égalité devant le devoir et devant l'honneur. Le centre répara sa faiblesse d'un moment, en assaillant vigoureusement la hauteur et en donnant la main à la gauche et à Thouvenot. Dumouriez, pendant ce temps, courait à l'aile droite, où la lutte était le plus terrible et le plus acharnée. L'ennemi avait accumulé les obstacles et porté l'élite de ses troupes du côté de Cuesmes. Notre infanterie de la droite, et, en première ligne, trois bataillons de volontaires parisiens, conduits par le brave général Dampierre, avaient vaillamment forcé le premier rang de redoutes ; mais il y en avait deux autres rangs. Nos fantassins étaient là arrêtés sous un feu effroyable et notre cavalerie était fort ébranlée, quand Dumouriez arriva. Pendant qu'il remettait en ordre notre cavalerie, les dragons autrichiens vinrent charger en flanc nos Parisiens. Ceux-ci les renversèrent par une décharge à bout portant. Dumouriez balaie la cavalerie autrichienne avec nos hussards, revient se mettre à la tête de l'infanterie et entonne la Marseillaise. On se précipite, baïonnettes en avant ; on tourne les redoutes par la gorge ; les grenadiers hongrois qui les défendent sont taillés en pièces ou mis en fuite. Les redoutes du centre venaient aussi d'être emportées. L'assaut avait commencé à midi ; à deux heures, toute la ligne de retranchements était à nous et l'ennemi précipitait sa retraite, en abandonnant Mons. Le lendemain, les habitants de Mons firent à notre armée une entrée triomphale. Cette journée eut un prodigieux retentissement en France et en Europe. La bataille de Jemmapes avait appris au monde ce que valait l'armée de la Révolution. Le valet de chambre qui avait contribué au gain de la bataille fut présenté à la Convention nationale ; le président embrassa ce brave jeune homme et lui remit un brevet de capitaine. La Convention récompensa, par le don de chevaux de guerre offerts à titre d'honneur, d'autres dévouements que ne doit pas oublier l'histoire. Deux jeunes filles, deux Alsaciennes, les sœurs Fernig, avaient fait, à côté de leur père et de leurs frères, la double campagne de Valmy et de Jemmapes, comme aides de camp de Dumouriez. Belles, bien élevées, instruites, d'une honnêteté irréprochable, elles avaient montré le plus brillant courage et gagné le respect et l'affection de toute l'armée. Des embarras causés par les retards des fournisseurs firent perdre quelques jours à Dumouriez et l'empêchèrent de poursuivre vivement les Autrichiens. Il entra, néanmoins, 14 novembre, dans Bruxelles, aux acclamations des habitants. 4.000 déserteurs de l'armée autrichienne, Belges, sans doute, pour la plupart, rejoignirent dans Bruxelles l'armée française. Tournai et toute la Flandre étaient déjà dans nos mains, et les Français avaient pris possession d'Anvers la veille de l'entrée à Bruxelles. La citadelle d'Anvers se rendit le 26. Dumouriez poussa devant lui les restes de l'armée autrichienne, les rejeta outre Meuse et fit son entrée, le 28, dans Liège, enfin délivrée de la tyrannie de son prince-évêque et des Allemands. Namur se rendit, le 2 décembre, à un corps français. Dans les premiers jours de décembre, toute la Belgique fut à nous. De Liège, notre avant-garde marcha sur Aix-la-Chapelle et entra, le 16 décembre, dans cette vieille capitale de Charlemagne. La campagne qui avait commencé par l'invasion de la Lorraine et de la Champagne se termina ainsi par la réunion de la Savoie et de Nice à la France et par l'occupation d'une partie des provinces rhénanes et de la Belgique entière. Le 19 novembre, à l'occasion d'une adresse des patriotes mayençais, qui demandaient que la France ne les abandonnât pas, la Convention nationale, sur la motion de La Réveillère-Lepaux, déclara, au nom de la nation française, qu'elle accorderait fraternité et secours à tous les peuples qui voudraient recouvrer leur liberté. Elle chargea le pouvoir exécutif de donner aux généraux les ordres nécessaires pour porter secours à ces peuples. Le 15 décembre, sur la proposition de Cambon, la Convention, fidèle au principe de la souveraineté des peuples, qui ne lui permet pas de reconnaître aucun principe qui y porte atteinte, décréta que, dans les pays qui étaient ou seraient occupés par les armées de la République française, les généraux proclameraient sur-le-champ l'abolition des impôts existants, de la dîme, des droits féodaux, de la servitude réelle (portant sur les propriétés) ou personnelle, des droits de chasse exclusifs et de tous les privilèges. Les généraux proclameront la souveraineté du peuple et la suppression de toutes les autorités subsistantes. Ils convoqueront le peuple en assemblées primaires pour organiser une administration provisoire. — Tous les agents de l'ancien gouvernement et les ci-devant nobles ou membres de corporations privilégiées seront, pour la première élection, inadmissibles aux places administratives ou judiciaires provisoires. Dès que l'administration provisoire sera organisée, la Convention nationale nommera des commissaires pris dans son sein pour aller fraterniser avec elle, et le Conseil exécutif (le ministère) nommera des commissaires nationaux, qui se concerteront avec l'administration provisoire sur les mesures à prendre pour la défense commune. L'administration provisoire et les fonctions des commissaires nationaux cesseront aussitôt que les habitants auront organisé une forme de gouvernement libre et populaire. A la déclaration de Pillnitz, par laquelle les puissances étrangères avaient annoncé leur intervention dans nos affaires intérieures, l'Assemblée législative avait répondu par la déclaration de guerre. Au manifeste de Coblenz, qui déclarait que les armées étrangères entraient en France pour châtier la Révolution, les armées de la Révolution avaient répondu en chassant l'ennemi de notre territoire et en portant la Révolution au delà des frontières. La Convention nationale complétait la réponse, en assignant pour but à nos armes la destruction de l'Ancien Régime partout où nous porterions le drapeau tricolore. Au moment môme où la Convention ordonnait l'application de la souveraineté du peuple dans les pays occupés par nos armées, les populations de la rive gauche du Rhin, dans toute la contrée qui s'étend de Spire jusqu'à Bingen, au nord de Mayence, disposaient de leur propre sort, selon le droit que leur en avait reconnu le général français Custine. Elles votaient, au suffrage universel, l'acceptation de la République française et la réunion à la France (17-18 décembre). Les voix dissidentes, écrivait le savant voyageur Forster, un des chefs des républicains mayençais, sont comme une goutte d'eau dans la majorité écrasante du pays tout entier.... Les paysans se déclarent courageusement.... Je ne crois pas qu'au delà. du Rhin on puisse songer à. reconquérir des populations qui se séparent librement. Le 21 mars 1793, une Convention rhénane renouvela ce vœu et chargea Forster et deux autres délégués de le porter a la Convention française. Par l'union avec nous, dit l'adresse de la Convention rhénane, rédigée par Forster, vous acquérez ce qui, de droit, vous appartient. La nature elle-même a voulu que le Rhin fût la frontière de la France : il l'était dans les premiers siècles.... Par l'union avec nous, vous gagnez votre Mayence.... l'unique porte par laquelle les armées et les canons de l'ennemi pouvaient pénétrer dans vos provinces. |