HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME PREMIER

 

CHAPITRE DOUZIÈME.

 

 

ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE (SUITE). - LE 20 JUIN. - LE 10 AOÛT. - CHUTE DE LA ROYAUTÉ.

20 avril-10 août 1792

 

La déclaration de guerre n'avait pas rapproché les partis, comme l'intérêt de la France le demandait. Les querelles intestines continuèrent, non pas seulement entre les amis et les ennemis de la Révolution, mais entre les révolutionnaires, et non pas seulement entre Feuillants et Jacobins, mais entre Jacobins et Jacobins. Depuis l'hiver précédent, ces violents débats n'avaient pas porté uniquement sur la question de la guerre, mais aussi sur d'autres questions générales et sur des questions de personnes.

Une malheureuse dispute entre Brissot et Camille Desmoulins avait fait beaucoup de bruit. Ils s'étaient battus, pour ainsi dire, à coups de journaux et de brochures. Brissot avait eu les premiers torts ; Camille, léger comme son adversaire, mais plus impétueux, et sans mesure et sans frein dans sa po. lémique, se laissa emporter à des excès déplorables, à des accusations insensées. Brissot, suivant lui, était vendu à la cour. Brissot avait compromis volontairement la Révolution en prêchant trop tôt la République. Il avait comploté la ruine de Saint-Domingue en prêchant trop tôt l'émancipation des noirs. Il avait préparé le massacre du Champ de Mars, cette nouvelle Saint-Barthélemy, de concert avec le tyran La Fayette, que Camille comparait à Charles IX !

Camille Desmoulins, très lié avec Danton, était encore davantage alors sous une autre influence, celle de Robespierre, son cher et vénéré camarade de collège, comme il l'appelait. On sent partout l'inspiration de Robespierre dans le Brissot démasqué, le sanglant pamphlet de Camille.

Les folles exagérations de Camille, prises au sérieux par des esprits sombres et crédules au mal, comme il y en avait tant parmi les Jacobins, devaient avoir un jour des conséquences qui causèrent trop tard de cruels remords à leur auteur.

Robespierre, en lutte avec Brissot sur la question de la guerre, avait eu un autre débat, le 26 mars, aux Jacobins, avec le Girondin Guadet. C'était à propos de la mort de l'empereur Léopold. Robespierre avait dit, dans un projet d'adresse présenté aux Jacobins, que la Providence, qui veille toujours sur nous beaucoup mieux que notre propre sagesse, et qui veille d'une manière toute particulière sur les destins de la Révolution française, avait, en frappant Léopold, déconcerté les projets de nos ennemis.

Guadet se récria, et dit qu'il s'étonnait que Robespierre, après avoir travaillé avec tant de courage à tirer le peuple de l'esclavage du despotisme, voulût maintenant le remettre sous l'esclavage de la superstition.

Robespierre répondit que ce n'était pas induire les citoyens dans la superstition que de prononcer le nom de la Divinité et de soutenir ces éternels principes sur lesquels s'étaie la faiblesse humaine pour s'élancer à la vertu. — Environné de si nombreux ennemis, dit-il, ce sentiment m'a toujours soutenu. Seul avec mon âme, comment aurais-je pu suffire à des luttes qui sont au-dessus de la force humaine, si je n'avais élevé mon âme à Dieu ?

Robespierre demanda aux Jacobins de décider si les principes de morale religieuse qu'il énonçait étaient les leurs. Là-dessus, il y eut un grand tumulte. Les Jacobins ne purent s'entendre, et le président leva la séance sans que le club eût prononcé.

Robespierre et madame Roland, d'abord amis, puis ennemis mortels dans les choses de la politique, conservèrent jusqu'à la fin, l'un et l'autre, la foi religieuse de leur maitre Rousseau ; mais, chez Robespierre, cette foi, si elle conserva de la grandeur, ne garda rien de la douceur de l'Évangile, et devint une sorte de fanatisme implacable.

Lui et les siens poursuivirent le plan d'envelopper dans une même accusation La Fayette et le parti qu'on appelait tantôt girondin, tantôt brissotin. Après un discours furieux contre La Fayette, Robespierre jeta des incriminations vagues sur les intrigants et les traîtres en général, sur un grand complot dont il ne désignait nettement ni les auteurs ni le but. Brissot, à cette attaque voilée, répondit avec emportement dans son journal, et somma le nouveau tribun de demander les têtes des conspirateurs qu'il signalait. — On se demande, ajoutait-il, si M. de Robespierre est fou ; s'il est poussé par la vanité blessée, ou s'il est mis en œuvre par la liste civile. (18 avril.)

Ce dernier mot, imprudent et maladroit, attaquait Robespierre là précisément où il était inattaquable. On n'a jamais soupçonné Robespierre d'avoir reçu de l'argent de la cour ni de personne.

Des meneurs subalternes ripostèrent en dénonçant aux Jacobins Brissot et Condorcet.

Brissot, à la tribune des Jacobins, se défendit et défendit Condorcet avec éloquence ; il montra ce qu'il y avait de chimérique dans le prétendu projet attribué à La Fayette d'usurper le pouvoir suprême, le protectorat, comme autrefois Cromwell en Angleterre. — Nous avons plus à craindre les tribuns que les protecteurs, dit-il. Il montra ce qu'il y avait d'odieusement ingrat dans les attaques contre l'illustre Condorcet, l'ami et le collaborateur de Voltaire et de d'Alembert, le dernier survivant de ces philosophes du dix-huitième siècle qui avaient été les pères de la Révolution.

Guadet somma Robespierre de s'expliquer sur le grand complot qu'il avait promis de dénoncer. — Moi, dit-il, je dénonce à Robespierre un homme qui met sans cesse son orgueil avant la chose publique, un homme qui, soit ambition, soit malheur, est devenu l'idole du peuple.

Robespierre répliqua faiblement. Le fameux complot, dans ses explications, se réduisit à un système tendant à pervertir l'esprit public, à de prétendues manœuvres tendant à faire du club des Jacobins un instrument d'intrigues et d'ambitions. — Tout cela s'évanouissait quand on y touchait (25 avril).

Dans une séance suivante (28 avril), Robespierre, quittant l'offensive pour se défendre à son tour, plaida sa cause avec beaucoup de talent et de hauteur : il était éloquent lorsqu'il parlait de lui ; mais il attaqua ces philosophes du dix-huitième siècle dont Brissot avait rappelé les grands services. Il prétendit que le seul vrai philosophe était Rousseau. Il réveillait ainsi les malheureuses querelles de Voltaire et de Rousseau, et divisait ce que la postérité doit unir dans notre tradition nationale.

Robespierre offrit superbement la paix à ses ennemis. Pétion, que Robespierre avait beaucoup ménagé, proposa une réconciliation générale.

Cette motion fut d'abord bien accueillie ; mais le lendemain, Robespierre et les siens réclamèrent violemment contre la publication que Brissot et Guadet venaient de faire de leurs discours. Après beaucoup de tumulte causé par les tribunes, que remplissaient des hommes et des femmes dévoués à Robespierre, la société des Jacobins, en l'absence de Brissot et de ses amis, vota la déclaration que les publications de Brissot et de Guadet rendaient d'une façon contraire à la vérité les faits qui s'étaient passés dans son sein, et que les inculpations dirigées contre M. Robespierre étaient démenties par la notoriété publique, autant que par toute sa conduite. (30 avril.)

Robespierre sortit ainsi à son avantage de cette longue et opiniâtre lutte. Ce n'était pas une entreprise facile que de l'abattre. Il était, comme l'avait dit Guadet, l'idole du peuple, ou, au moins, d'une partie du peuple. La foule, tant accusée de mobilité, n'était pas mobile pour lui, qui était immuable. Depuis le commencement de la Révolution, on le voyait toujours à la même place, disant les mêmes choses, pendant que les choses et les hommes se renouvelaient autour de lui. Sa popularité avait poussé de profondes racines.

En dehors de ses adversaires, parmi les hommes que leurs dispositions politiques rapprochaient de lui, on commençait cependant à le juger. Un très remarquable article du journal les Révolutions de Paris, en avril 1792, traçait de lui un portrait fidèle et lui donnait de sages avis : — Incorruptible Robespierre (c'était le surnom que lui donnait le peuple), souffrez qu'on vous dise la vérité avec le même courage que vous l'avez dite aux ennemis de votre pays. — On croit voir chez vous l'intention de devenir un jour tribun (dictateur) : on a tort. Vous êtes parfois éloquent ; mais vous ne pouvez vous dissimuler que vous n'avez point reçu de la nature en partage ces dons extérieurs qui donnent de l'éloquence aux paroles qui en sont le plus dénuées. Vous savez bien que vous n'avez pas non plus assez de cette supériorité de génie qui dispose des hommes à volonté. — Si Robespierre pouvait s'oublier un peu davantage ! Qu'il est triste de l'entendre tout dénoncer, depuis La Fayette jusqu'à la Chronique (journal de Condorcet) ! Le défenseur de la liberté s'érige en inquisiteur de l'opinion, quand cette opinion s'exerce sur son compte. Ne pas convenir avec lui que lui seul a fait tout ce qui s'est fait de bien dans tout le cours de la Révolution, c'est ne pas être bon patriote. — Robespierre, faites à la patrie, aux circonstances, à vous-même, le sacrifice de vos animosités, de vos amours-propres, de vos vengeances !...

Une voix loyale et amie s'efforçait ainsi d'arrêter Robespierre sur la pente de l'abîme où il devait précipiter les autres et se précipiter lui-même.

Pendant cette guerre intestine chez les Jacobins, les opérations militaires avaient commencé contre l'Autriche.

Au moment de la déclaration de guerre, nos trois armées étaient postées : la première, entre la mer et la Meuse, sous le maréchal de Rochambeau ; la seconde, entre la Meuse et les Vosges, sous le général La Fayette ; la troisième, entre les Vosges et le Rhin, sous le maréchal Luckner. Une quatrième se formait dans l'Est, sous le général Montesquiou, pour envahir la Savoie ; le roi de Sardaigne, à qui appartenait la Savoie, avait provoqué la France par l'arrestation du chargé d'affaires français en Piémont.

L'état de nos armées laissait fort à désirer. Les régiments de ligne n'étaient pas au complet. Les bataillons de volontaires étaient loin d'être tous formés et équipés. La troupe de ligne n'était pas remise de l'ébranlement et de la désorganisation causés par l'émigration. Près de deux mille officiers avaient émigré ; plusieurs avaient emporté la caisse et le drapeau de leurs régiments. Il y en avait qu'on soupçonnait de vouloir faire pis encore et de rester pour trahir au moment du combat. Tous les officiers du génie et la plupart de ceux .de l'artillerie étaient patriotes ; mais une partie de ceux des autres corps, surtout de la cavalerie, étaient suspects. La Fayette avait fait de grands efforts pour rétablir la discipline, si difficile dans de telles conditions, et y avait réussi dans son armée ; mais les deux vieux maréchaux n'avaient pas eu autant de succès.

La Fayette avait, de plus, introduit une innovation très utile : l'artillerie légère, ou artillerie à cheval, créée dans l'armée prussienne par le grand Frédéric. L'Assemblée nationale en vota la formation en avril.

Le plan de campagne adopté avait été une attaque combinée sur la Belgique par les deux armées de La Fayette et de Rochambeau. Un des lieutenants de Rochambeau devait marcher sur Mons, et, de là, sur Bruxelles. Deux autres corps devaient favoriser ce mouvement par des diversions sur Tournai et sur Furnes. La Fayette était chargé d'une attaque sur Namur. On comptait que les populations belges et liégeoises se soulèveraient à l'apparition des Français. Dumouriez avait promis aux généraux de n'engager les hostilités que vers le 10 mai. En provoquant la déclaration de guerre dès le 20 avril, il hâta d'une dizaine de jours l'entrée en campagne et mit les généraux dans l'embarras. La Fayette, surtout, qui était à Metz, eut une peine extrême à amener dix mille hommes, en cinq jours, de Metz à Givet, en laissant en arrière le gros de ses troupes.

Les lieutenants de Rochambeau franchirent la frontière le 29 avril. Un détachement s'empara de Furnes. Trois mille hommes, commandés par le général Dillon, s'avancèrent sur Tournai. Un petit corps autrichien sortit de la place à leur rencontre. Des cris de trahison se firent entendre. Notre cavalerie se débanda, passa sur le corps à l'infanterie, et s'enfuit jusqu'à Lille. L'artillerie et le bagage furent perdus. Les soldats furieux massacrèrent leur général, un prêtre réfractaire et quelques prisonniers autrichiens.

Pendant ce temps, un autre général, Biron, avait marché sur Mons, avec sept ou huit mille hommes. Il s'arrêta en voyant l'ennemi bien posté sur les hauteurs en avant de la ville. Le soir, deux régiments de dragons montèrent à cheval sans l'ordre de Biron et tournèrent bride en criant : Nous sommes trahis ! Biron fut obligé d'abandonner son camp et de se replier en désordre sur Valenciennes.

Dans l'une et l'autre de ces tristes affaires, c'était la cavalerie qui avait causé là déroute. Les volontaires parisiens du corps de Biron avaient montré, au contraire, beaucoup de discipline et de fermeté.

La Fayette reçut ces mauvaises nouvelles au moment où il allait se porter de Givet sur Namur. Dans la nuit du 1er mai, presque tous les officiers d'un de ses régiments désertèrent à l'ennemi. Il résulte des Mémoires de La Fayette qu'il y avait eu là un coup monté, et que ces premiers revers, par lesquels débuta la grande guerre, furent l'œuvre de la trahison.

La Fayette, conformément aux instructions du ministre de la guerre, arrêta son mouvement sur Namur.

L'effet de nos échecs fut, au dehors, d'inspirer une confiance sans bornes à nos ennemis ; les favoris du roi de Prusse disaient, dans les revues de l'armée prussienne, que l'armée des avocats disparaîtrait au premier choc, et qu'on en aurait fini avant l'automne. Au dedans, l'exaspération des partis redoubla. Les Jacobins exagérés, au lieu d'accuser les contre-révolutionnaires de la trahison qui avait jeté la panique dans l'armée, s'en prirent à La Fayette et à ses amis, et poussèrent les soldats à l'insubordination. Marat déclara, dans son journal, que l'armée n'avait qu'une chose à faire : c'était de massacrer ses généraux. Les Girondins sentirent la nécessité de combattre cet esprit d'anarchie, et, d'accord avec les Feuillants, firent décréter d'accusation Marat, en même temps que l'abbé Royou, l'un de ces violents journalistes contre-révolutionnaires qui appelaient ouvertement les étrangers.

L'Assemblée, voulant réprimer les désordres civils comme les désordres militaires, ordonna une cérémonie funèbre en l'honneur du maire d'Étampes, égorgé par des gens ameutés qu'il voulait empêcher de piller les grains. Robespierre et son parti se déchaînèrent contre ces honneurs rendus à un magistrat mort pour la défense des lois, et prétendirent que c'était une insulte au peuple.

Robespierre, qui était, par caractère et par tempérament, un homme d'autorité, se laissait entraîner par la passion à prêcher l'anarchie dans son journal, le Défenseur de la Constitution, parce que ses rivaux étaient au pouvoir. Il entravait tout. Les impôts se payant difficilement, les Girondins avaient proposé au club des Jacobins d'engager toutes les sociétés affiliées à accélérer par leur influence le recouvrement des contributions. Pour prêcher d'exemple, les Jacobins de Paris n'eussent renouvelé les cartes d'entrée à leur club qu'aux membres qui présenteraient leur quittance d'impôt. Robespierre fit rejeter cette motion, comme contraire à l'égalité et offensante pour les pauvres qui ne pouvaient payer l'impôt.

Robespierre publia bientôt après dans son journal, contre les Girondins, une sorte d'acte d'accusation rempli de déclamations haineuses, mais vide de faits et de raisons. Il ne craignait pas de reprocher aux Girondins, entre autres griefs, de n'avoir pas assez protégé ceux qu'il appelait les patriotes d'Avignon, c'est-à-dire les égorgeurs de la Glacière. Le tort des Girondins était de les avoir amnistiés, au grand regret des Roland.

Ce qui était grave, c'est que Danton, l'homme d'action entre tous, le chef des fougueux Cordeliers, avait pris parti pour Robespierre, au club des Jacobins, dans la question de l'impôt. Danton voulait flatter la portion la plus pauvre du peuple, les citoyens passifs, comme on les appelait.

Les Girondins, attaqués par les ultra-Jacobins, se sentaient, en même temps, minés par les intrigues des contre-révolutionnaires autour du roi. Ils reprirent l'offensive avec éclat contre ceux-ci.

Le 23 mai, Brissot et Gensonné dénoncèrent à l'Assemblée nationale un comité autrichien dont le public soupçonnait depuis longtemps l'existence, et qui correspondait avec l'étranger, contrecarrait nos mesures politiques et militaires, et livrait nos plans de campagne. Brissot accusait nominativement les anciens ministres Montmorin et Bertrand de Molleville.

La dénonciation fut renvoyée à l'examen des comités. Elle était parfaitement fondée. Il existait, à côté du ministère officiel et contre lui, une sorte de ministère occulte. Montmorin, qui avait été ministre des affaires étrangères avant Delessart, et Bertrand de Molleville, étaient restés les conseillers secrets du roi et de la reine, et avaient été les inspirateurs d'une mission secrète donnée par Louis XVI à un Genevois nommé Mallet-Dupan auprès du roi de Hongrie et du roi de Prusse ; ceci, aussitôt après la déclaration de guerre.

Le 27 mai, les Girondins firent adopter à l'Assemblée une mesure rigoureuse contre les prêtres réfractaires. Le 6 avril, un décret avait déjà supprimé tout es celles des congrégations religieuses qui avaient été jusque-là conservées ; le port du costume ecclésiastique avait été défendu en dehors des églises. On accusait les prêtres réfractaires de provoquer des violences et des meurtres contre les prêtres constitutionnels ; une foule d'entre eux prêchaient aux paysans que quiconque payait l'impôt au gouvernement révolutionnaire était damné. Après un long et vif débat, l'Assemblée décréta, sur la motion de Guadet, que, lorsque vingt citoyens actifs d'un canton demanderaient qu'un ecclésiastique non assermenté fût banni du royaume, si le conseil de district (d'arrondissement) était de cet avis, le directoire du département en ordonnait l'exécution.

C'était s'engager dans la voie fatale des lois d'exception ; mais les passions étaient tellement excitées, que le bannissement pouvait, dans bien des cas, sauver la vie de ceux qu'on bannirait.

L'agitation était très grande en ce moment dans Paris. Le bruit courait d'un nouveau projet de départ du roi et aussi de projets de coup de main contre l'Assemblée. La cour disposait d'une force assez redoutable. Le roi, d'après la Constitution, avait une garde de dix-huit cents hommes, qui avaient été choisis, autant que possible, parmi les contre-révolutionnaires. La cour, en outre, tenait secrètement à sa solde plus de quatre mille hommes d'aventure, exercés aux armes et prêts à tout faire. Tous ces gens-là rôdaient autour de l'Assemblée avec une attitude menaçante. Ils pouvaient être, au besoin, appuyés par le régiment des anciennes gardes suisses en garnison à Neuilly et à Courbevoie.

Le 28 mai, l'Assemblée ordonna le licenciement de la garde du roi et la mise en accusation du commandant, M. de Cossé-Brissac.

Le roi hésita s'il ne résisterait pas, puis céda. La garde, sur laquelle la reine avait fondé de grandes espérances, fut dissoute.

Louis XVI et Marie-Antoinette ne comptaient plus désormais que sur les armes étrangères. Ils avaient dû renoncer à l'illusion qu'on pourrait ramener la France sous l'autorité monarchique en l'intimidant sans l'envahir. Le rôle de l'ancien parti de Duport, de Barnave, des Lameth, avait fini entièrement avec la vie de l'empereur Léopold. Barnave vint tristement prendre congé de la reine, pour laquelle il s'était perdu. Ses derniers conseils sur les imprudences relatives à la garde constitutionnelle du roi n'avaient pas été écoutés. Il se retira dans son Dauphiné, où les vengeances de la Terreur devaient aller bientôt le chercher.

Les Girondins continuèrent de marcher en avant. Nos échecs de Flandre ayant amené la démission du ministre de la guerre de Grave, les Girondins l'avaient fait remplacer par un homme à eux, un officier de mérite, le colonel Servan. Le ministère de la guerre avait ainsi échappé à la direction du ministre des affaires étrangères, Dumouriez, qui en était fort irrité.

La bonne intelligence n'avait pas été de longue durée entre les Girondins et Dumouriez. Ce ministre intrigant et dominateur ne pouvait s'accommoder de l'austérité des Roland, ni de l'indépendance de Clavière et de Servan, et flattait les ultra-Jacobins tout en soutenant le roi et la reine contre ses collègues.

Ses collègues cessèrent de le ménager. Le 4 juin, le nouveau ministre de la guerre, Servan, proposa à l'Assemblée, sans en avoir parlé à Dumouriez, d'appeler à Paris, pour la fête anniversaire de la prise de la Bastille, le 14 juillet, cinq gardes nationaux de chaque canton de la France, qui formeraient ensuite un camp de vingt mille hommes sous Paris.

Ces vingt mille fédérés des départements, dans la pensée de Servan et de ses amis, seraient une force au service de l'Assemblée contre les tentatives de réaction que pourrait exciter le comité autrichien, en cas de nouveaux échecs à la frontière, et peut-être aussi contre les mouvements anarchiques provoqués par les Marat et les Hébert.

La cour continuait à solder les gardes licenciés, et on les savait toujours à sa disposition.

Les Feuillants d'un côté, Robespierre de l'autre, combattirent le projet de Servan. Brissot et les journaux girondins accusèrent Robespierre d'être d'accord avec le comité autrichien. L'état-major de la garde nationale, dévoué à La Fayette, qui s'éloignait de plus en plus des Girondins, fit courir une pétition contre la proposition de Servan, sous prétexte qu'il y avait là une offense à la garde nationale de Paris.

Le décret pour le camp de vingt mille hommes n'en fut pas moins voté par l'Assemblée le 8 juin. Les ministres girondins pressèrent le roi de sanctionner ce décret et celui contre les prêtres réfractaires, qui restait en suspens faute de sanction.

Le roi ajourna sa réponse.

Mme Roland jugea qu'une crise était inévitable. Elle voyait la discorde dans le ministère, et ne doutait pas des complots de l'autre ministère secret dénoncé par Brissot. Elle craignait que le parti de Robespierre ne fit passer son mari et les autres ministres patriotes pour complices des intrigues mêmes dirigées contre eux. Les ministres n'avaient pu s'entendre sur la rédaction d'une lettre collective au roi, proposée par Roland, dans le but d'agir, s'il était possible ; sur l'esprit de Louis XVI, ou, sinon, de constater les sentiments et les vues des ministres. Mme Roland rédigea la lettre au nom de son mari seul.

Cette lettre, qui exprimait les sentiments les plus élevés dans le plus noble langage, remontrait au roi la nécessité de

dissiper les défiances publiques en donnant des gages évidents et immédiats de son attachement sans réserve à la Constitution. Elle déclarait que c'était pour le salut même des réfractaires qu'il fallait autoriser les départements à bannir, comme beaucoup d'entre eux en prenaient l'initiative, ceux de ces prêtres contre lesquels se soulevait l'opinion.

Les gages réclamés au roi étaient le seul moyen de prévenir une catastrophe imminente et terrible. Il n'est plus temps de reculer... La Révolution est faite dans les esprits ; elle s'achèvera au prix du sang, si la sagesse ne prévient des malheurs qu'il est encore possible d'éviter. — Si l'on essayait de la force contre l'Assemblée ou contre Paris, toute la France se lèverait, et, se déchirant elle-même dans les horreurs de la guerre civile, développerait cette sombre énergie, mère des vertus et des crimes, toujours funeste à ceux qui l'ont provoquée.

Le roi et la reine, très irrités, firent appeler Dumouriez.

Croyez-vous, lui dit Marie-Antoinette, que le roi doive supporter plus longtemps les insolences de Roland et de ses collègues ?

Non, Madame, répondit-il ; il faut que le roi renvoie tout son ministère.

Ce n'est pas là mon intention, dit le roi. Je veux que vous restiez, mais que vous me débarrassiez de ces trois factieux.

C'était là ce qu'attendait Dumouriez ; mais il fit ses conditions. Quoiqu'il eût eu avec Servan une violente querelle à propos de la motion présentée par celui-ci à l'Assemblée, il jugeait la résistance impossible sur les deux décrets des vingt mille fédérés et des prêtres. Il le dit énergiquement au roi.

Le roi céda sur le camp de vingt mille hommes, résista longtemps sur la question des prêtres, puis, sur les instances de la reine elle-même, il promit.

Le lendemain, 12 juin, Servan reçut sa révocation, et le roi donna le ministère de la guerre à Dumouriez. Roland et Clavière furent révoqués le 13. Des hommes sans consistance politique, proposés par Dumouriez, furent placés à la guerre et aux autres ministères.

Les trois ministres girondins prévinrent l'Assemblée de leur destitution, et Roland envoya une copie de sa lettre.

L'Assemblée déclara, presque à l'unanimité, que les trois ministres révoqués emportaient l'estime et les regrets de la nation, et ordonna l'envoi de la lettre de Roland aux quatre-vingt-trois départements.

C'était la scène de la destitution de Narbonne qui se renouvelait dans des circonstances aggravées.

Dumouriez fut accueilli par de violents murmures, lorsqu'il se présenta devant l'Assemblée comme ministre de la guerre et qu'il attaqua la courte administration de son prédécesseur. Il paya d'audace et tint tête aux Girondins. Mais, à son retour aux Tuileries, quand il voulut réclamer du roi l'exécution de sa promesse sur la sanction des deux décrets, Louis XVI répondit qu'il sanctionnerait l'appel des vingt mille hommes, mais qu'il ne pouvait se résoudre à sanctionner le décret contre les prêtres.

Dumouriez était joué. Il comprit l'impossibilité de se maintenir au ministère après ce refus et donna sa démission, eu se ménageant un commandement dans l'armée (5 juin).

Le roi composa un ministère feuillant de personnages peu connus. Ces ministres se mirent à faire ce qu'avaient fait, avant eux, les hommes du ministère secret, du comité autrichien. Ils tâchèrent d'acheter quelques-uns des meneurs populaires, des chefs d'émeutes. La cour s'imaginait avoir acquis Danton et cela lui rendait confiance. Les agents qu'elle employait comme intermédiaires la volaient bien souvent et gardaient l'argent pour eux.

La fermentation était grande dans Paris ; le peuple ne, voyait plus aux Tuileries que des ennemis, des alliés de l'étranger, depuis que les ministres patriotes en étaient sortis. Une explosion devenait inévitable.

Dans ce moment critique, La Fayette intervint.

La Fayette s'engageait de plus en plus dans la fausse position où il s'était placé depuis le retour de Varennes. Il s'était brouillé tout à la fois avec Dumouriez et avec les Girondins. Il avait eu avec le ministre de l'intérieur Roland une correspondance aigre où les torts étaient de son côté, et il ne s'était pas prêté à une tentative de réconciliation faite par les Girondins auprès de lui. Il n'y avait pourtant pas entre eux et lui une réelle différence de principes. Comme eux, il avait la République dans le cœur, et, comme lui, ils voulaient éviter de l'introduire brusquement par la force. Le jour de la nomination de Servan au ministère, Mme Roland avait écrit au nouveau ministre : Il faut faire marcher la Constitution et montrer à l'Europe un ministère qui la veut sincèrement.

La différence était en ceci : que La Fayette était influencé par son entourage, beaucoup moins patriote et surtout beaucoup moins démocrate que lui, et par sa femme, très vertueuse et très dévouée, mais royaliste et fort catholique. La Fayette, donc, rêvait toujours de se concilier le roi, la reine et les royalistes modérés ; il ne voulait pas voir ce que -r' les Girondins voyaient très bien, la connivence du roi et de la reine avec l'ennemi, et, par conséquent, la nécessité de leur ôter tout pouvoir effectif, de les annuler complètement, et pour sauver la chose publique et pour les sauver eux-mêmes.

La Fayette expédia de son camp à l'Assemblée une longue lettre où il attaquait à la fois le ministère qui venait de tomber, sans distinction entre Dumouriez et ses adversaires girondins, la faction jacobine, auteur, disait-il, de tous nos désordres intérieurs, et les puissances étrangères associées dans l'intolérable projet d'attenter à notre souveraineté nationale, c'est-à-dire qu'il attaquait tout le monde, excepté les Feuillants. Il réclamait le respect de la Constitution, y compris le libre exercice du pouvoir royal, et l'anéantissement du règne des clubs.

Il écrivit en même temps au roi pour l'encourager à maintenir ses droits constitutionnels.

Pendant que La Fayette se compromettait ainsi définitivement en faveur de la royauté, la reine payait des libelles royalistes qui le déchiraient, — et ceci, il le savait ; — mais, ce qu'il ne savait pas, c'est que les vrais ministres, les ministres secrets de ce roi et de cette reine pour lesquels il se perdait, faisaient passer des avis contre lui à Bruxelles, où commandait le comte de Merci, l'ancien ambassadeur d'Autriche à Versailles et le guide de Marie-Antoinette. Dans une lettre récente (19 mai), qui a été publiée à la suite de la correspondance de Mirabeau avec le comte de La Marck, Montmorin avait engagé les généraux autrichiens à s'attacher plus particulièrement à l'armée de La Fayette, afin que quelque échec bien honteux fit évanouir ce fantôme constitutionnel au profit de la vraie monarchie.

La lettre de La Fayette fut lue devant l'Assemblée le 18 juin. Elle fut fort applaudie par le côté droit (les Feuillants) et même par le centre, qui n'aimait pas et craignait les Jacobins. Cependant, les Girondins parvinrent à faire rejeter la proposition d'envoyer la lettre aux quatre-vingt-trois départements, comme on avait fait pour celle de Roland.

Le soir, les Jacobins, dans leur club, tonnèrent furieusement contre La Fayette. Les journaux girondins, le lendemain, s'unirent contre lui aux journaux ultra-jacobins. Brissot et Condorcet, qui avaient jusque-là ménagé La Fayette, écrivirent énergiquement contre sa lettre.

Le 19, le roi signifia à l'Assemblée son refus définitif de sanctionner les deux décrets.

La réponse des masses révolutionnaires à La Fayette et au roi ne se fit pas attendre.

Robespierre, aux Jacobins, le jour du renvoi des ministres girondins, avait protesté contre le mouvement qu'il prévoyait et qui devait profiter à ses rivaux. Il avait soutenu qu'il fallait éviter les insurrections partielles et se borner à défendre la Constitution.

Danton dit qu'il fallait renvoyer la reine en Autriche, sans lui faire de mal. Plût au ciel qu'on l'eût écouté ! — Il parla de jeter la terreur dans une cour perverse, mais n'in diqua pas les moyens. Il est à croire qu'il agit sous main.

Quoi qu'il en soit, les meneurs populaires n'écoutèrent pas Robespierre. Le brasseur Santerre, du faubourg Saint-Antoine, le commandant de garde nationale Alexandre, du faubourg Saint-Marceau, le boucher Legendre, qui était sous l'influence de Danton, et d'autres hommes d'action, se concertèrent. Dès le 16 juin, les meneurs étaient allés demander au conseil général de la commune l'autorisation, pour les citoyens des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, de se rassembler, avec leurs armes de 1789, le jour anniversaire du Serment du Jeu de Paume, afin d'aller planter un arbre de la liberté sur la terrasse des Feuillants et présenter à l'Assemblée nationale et au roi des pétitions relatives aux circonstances.

Le conseil général répondit que la loi interdisait tout rassemblement armé. Les pétitionnaires répliquèrent que rien n'empêcherait les citoyens de marcher en armes ; que l'Assemblée les recevrait bien, comme elle avait reçu, avant eux, des députations de gardes nationaux armés.

Cela mit en grand embarras le maire Pétion. Ami des ministres destitués, le mouvement en leur faveur ne lui déplaisait pas. Comme magistrat, cependant, c'était lui qui avait charge de l'empêcher. Le directoire du département, l'autorité supérieure à la municipalité, était composé de Feuillants et venait de proposer au ministère de dissoudre le club des Jacobins. Le directoire donna ordre au maire de prendre ses mesures contre tout rassemblement illégal.

Le 19 au soir, plusieurs des commandants de la garde nationale confirmèrent à Pétion ce qu'avaient dit les meneurs le 16 ; à savoir : que le mouvement aurait lieu à tout prix, avec le concours de nombre de sections et d'une partie de la garde nationale.

Le maire proposa au directoire de régulariser le mouvement en autorisant la prise d'armes des bataillons de gardes nationaux, auxquels les citoyens étrangers à la garde nationale ne feraient alors que se joindre. Les pétitionnaires déposeraient leurs armes avant de se présenter devant l'Assemblée et chez le roi.

Le directoire refusa, et renouvela ses ordres dé répression.

Pétion prévint du refus du directoire les chefs de bataillon de la garde nationale et envoya dans les faubourgs les administrateurs de police engager les citoyens à obéir à la défense de l'autorité départementale.

Pendant ce temps, plusieurs sections (comités de quartier) avaient pris des arrêtés contraires à celui du directoire et ordonné à leurs bataillons de marcher.

Les meneurs des rassemblements répondirent aux administrateurs de police qu'ils ne voulaient attaquer personne, mais qu'ils craignaient de recevoir des coups de fusil du côté des Tuileries, et qu'ils tenaient à garder leurs armes. Les administrateurs, membres du corps municipal, sympathisaient, pour la plupart, avec le mouvement, et ne firent pas de grands efforts pour être écoutés.

La nuit et la matinée s'étaient écoulées parmi ces agitations et ces pourparlers. Vers midi, deux colonnes de peuple, mêlées de garde nationale, partirent des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, se dirigeant vers les Tuileries et grossissant à mesure qu'elles avançaient à travers la ville.

Le corps municipal, qui était une espèce de conseil exécutif choisi dans le conseil général de la commune et présidé par le maire, revenait en ce moment sur la défense du directoire et arrêtait que le commandant en chef de la garde nationale ordonnerait de rassembler sous les drapeaux les citoyens de toutes armes. C'était, de fait, autoriser le mélange de ce qui était ou n'était pas de la garde nationale.

Le chef de légion qui commandait la garde nationale ne savait que faire, entre les ordres opposés du corps municipal et du directoire départemental ; il réunit cependant un certain nombre de bataillons autour des Tuileries.

Le procureur-syndic du département, Rœderer, vint, au, nom du directoire, prévenir l'Assemblée nationale de la marche du rassemblement, et s'efforça de la détourner de recevoir dans son sein cette multitude armée.

Vergniaud reconnut qu'il eût été fort à désirer que la Constituante n'eût point donné à la Législative l'exemple de recevoir des hommes armés, et qu'en souffrant l'apparition de la force dans le sanctuaire de la loi, on s'était écarté des principes. Mais il remontra qu'il serait imprudent de repousser ces nouveaux pétitionnaires après en avoir admis tant d'autres, et qu'on devait se conduire à leur égard comme avec ceux que l'on avait reçus avant eux. On dit que ce rassemblement, ajouta-t-il, veut présenter une adresse au roi. Si l'on croit qu'il existe quelque danger, nous devons le partager, et je demande que l'Assemblée envoie soixante commissaires chez le roi.

Vergniaud, enfin, proposa qu'on votât une loi d'après laquelle aucun rassemblement armé ne pourrait plus à l'avenir approcher du lieu des séances de l'Assemblée.

Les Feuillants eussent dû se réunir avec empressement à cette proposition, qui régularisait ce qu'on ne pouvait plus empêcher, mais qui couvrait la personne du roi. Ils n'en firent rien. Ils réclamèrent des mesures de rigueur qui eussent amené les derniers périls et ne soutinrent pas la motion qui eût protégé la famille royale.

La foule était aux portes. Après une discussion tumultueuse, l'Assemblée décida de recevoir les pétitionnaires. La tête de la colonne entra. Un des meneurs lut une pétition qui attaquait violemment la conduite du pouvoir exécutif, mais ne concluait à rien de précis, ce qui indiquait que les vrais chefs de parti ne dirigeaient pas le mouvement. Le rassemblement défila durant deux heures. Il y avait là une vingtaine de mille gardes nationaux, ouvriers, forts de la halle, invalides, femmes, enfants, en uniformes, en habits, en haillons. Ils marchaient au son de la musique. Des femmes dansaient, le sabre en main. Les musiciens jouaient le Ça ira ! qui se terminait maintenant par ce refrain farouche :

Les aristocrates à la lanterne !

Quelques hommes portaient, parmi les nombreuses devises patriotiques, des emblèmes grotesques ou sanguinaires, comme une vieille culotte au bout d'une pique, ou un cœur de veau avec cette inscription : Cœur d'aristocrate.

On obligea celui-ci de se retirer. L'aspect de la foule n'avait rien, en général, de menaçant ni de sinistre.

Au sortir de l'Assemblée, dont la salle était sur l'emplacement de la rue de Rivoli, le rassemblement traversa le jardin des Tuileries. Parvenu sur le quai, il pénétra dans le Carrousel, et, de là, voulut entrer dans ce qu'on appelait la cour Royale. La cour des Tuileries était alors divisée en trois cours, que séparaient des lignes de bâtiments ; celle du milieu se nommait la cour Royale.

De nombreux bataillons de garde nationale, étrangers au rassemblement, et plusieurs escadrons de gendarmerie entouraient le château ; mais ils n'avaient point d'ordres, et ils étaient, pour la plupart, même les gendarmes, peu disposés à user de leurs armes contre la foule. Tout ce qu'on disait du comité autrichien mettait en profonde défiance contre la cour les bourgeois les plus modérés.

Les chefs de la garde nationale et quelques officiers municipaux firent ouvrir d'abord à une vingtaine d'individus chargés de présenter la pétition au roi. La multitude, poussée, dit-on, par Santerre et Legendre, ne s'en contenta pas et les canonniers du faubourg Saint-Jacques braquèrent leurs pièces sur la porte de la cour Royale. Des gardes nationaux qui étaient à l'intérieur ouvrirent. La foule se précipita dans la cour, monta le grand escalier, envahit les appartements.

Le roi était dans la salle dite de l'Œil-de-Bœuf, avec trois des ministres, quelques serviteurs fidèles, et sa sœur, Madame Élisabeth, belle et bonne personne, courageuse et dévouée, qui ne voulut pas se séparer de lui. Un petit nombre de gardes nationaux royalistes se serraient autour de Louis XVI. La porte fut bientôt ébranlée à coups de haches et de crosses de fusil.

Sire, dit un des gardes nationaux, n'ayez pas peur !

Je n'ai pas peur, répondit le roi ; mettez la main sur mon cœur ; il est pur.

Par le conseil d'un officier de garde nationale, le roi fit ouvrir la porte. Quand on vit une femme à côté du roi, les premiers entrés crièrent : A bas l'Autrichienne ! Madame Élisabeth se crut menacée de mort ; elle dit sans hésiter aux amis qui l'entouraient : Laissez-leur croire que je suis la reine ; qu'elle ait le temps de se sauver !

Louis XVI dit avec calme à la foule : Que voulez-vous ? Je suis votre roi. — Je ne me suis jamais écarté de la Constitution.

On répondit par des cris : A bas le veto !Rappelez les bons ministres ! Le grand nombre ne montra pas de dispositions violentes contre Louis XVI. Un homme armé d'une pique, ayant voulu foncer sur le roi, fut écarté par les gardes nationaux.

Le boucher Legendre interpella le roi : Monsieur ! lui dit-il, vous êtes un perfide ; vous nous avez toujours trompés ; vous nous trompez encore. Prenez garde à vous ; le peuple est las d'être votre jouet.

Et il lui lut une pétition du même genre que celle qui avait été lue devant l'Assemblée.

Le roi répondit : Je ferai ce que la Constitution m'ordonnera de faire.

C'était maintenir le veto. Les clameurs recommencèrent. Un incident vint en aide au roi. Un homme lui ayant présenté le bonnet rouge, Louis XVI le prit et le mit sur sa tête. La foule cria : Vive la nation ! vive la liberté ! et même : Vive le roi ! — Le roi répéta : Vive la nation !

Comme il étouffait de chaleur, un garde national lui ayant apporté un verre de vin, Louis XVI but à la santé du peuple de Paris et de la nation française.

Il accordait tout ce qu'on voulait sur la forme, mais ne cédait rien sur le fond.

La foule, de son côté, s'obstinait. On criait : S'il ne sanctionne pas les décrets, nous reviendrons tous les jours !

En ce moment, Vergniaud et Isnard se firent passage à travers la foule. Vergniaud venait tenter, avec un ami, ce qu'il avait proposé de faire au moyen d'une grande députation de l'Assemblée. Vergniaud et Isnard remontrèrent au peuple que, si ce qu'il demandait était accordé dans un tel moment, on n'y verrait que l'effet de la violence : qu'il fallait se retirer, et que le peuple aurait satisfaction .

Les deux orateurs furent bien accueillis, mais non pas .obéis.

Le maire Pétion parut à son tour, très acclamé de la multitude, parla à plusieurs reprises et fut enfin écouté. Un jeune homme, furieusement exalté, somma cependant encore une fois le roi de céder, en lui criant : Sanctionnez les décrets, ou vous périrez.

La foule ne soutint pas ce violent orateur, qui prétendait parler au nom de cent mille hommes ; elle se calmait peu à peu, sur l'assurance de Pétion que le roi ne pourrait se dispenser d'acquiescer au vœu manifeste du peuple. Une députation envoyée par l'Assemblée, qui était revenue tardivement à la proposition de Vergniaud, avait rejoint le roi. La multitude commença de s'écouler par les appartements que le roi fit ouvrir. La curiosité de voir l'intérieur du château contribua à faire évacuer la salle de POLI-de-Bœuf. Le roi put enfin passer dans une pièce voisine et disparaître par une porte dérobée.

Cette scène avait duré quatre heures.

La foule, en se retirant, traversa le cabinet du roi. C'était là que s'était refugiée Marie-Antoinette, qu'on avait empêchée de rejoindre Louis XVI. Elle avait avec elle ses enfants et quelques dames. Des gardes nationaux l'entouraient. Le grand agitateur du faubourg Saint-Antoine, le brasseur Santerre, vint se placer devant elle, non en ennemi, mais en protecteur.

La multitude était arrivée avec des dispositions bien plus hostiles contre Marie-Antoinette que contre le roi ; mais, quand elle toucha de près l'objet de sa haine, elle ne vit plus là qu'une mère et des enfants. Contre toute attente, la masse n'eut pour Marie-Antoinette ni outrages ni fureurs. C'est que, cette fois, c'était la vraie foule parisienne, avec ses émotions variables et sincères, et non une bande de brigands comme le matin du 6 octobre. La foule n'était pas disposée à un crime, et les meneurs ne l'y poussaient point. Pas une goutte de sang ne coula dans cette journée.

La journée du 20 juin, cependant, n'avait pas réussi. Le roi avait été humilié matériellement, mais relevé moralement par le courage passif et résigné qu'il avait montré. Contre son ordinaire, il n'avait pas cédé ; il n'avait rien promis, et il était resté, comme il le disait, dans éon droit constitutionnel en maintenant son veto contre les deux décrets. L'apparence était donc pour lui ; seulement, ce que la Constitution n'autorisait pas, c'était que le chef du pouvoir exécutif correspondît secrètement avec l'ennemi auquel il avait déclaré la guerre au nom de la France.

Le lendemain, l'Assemblée vota le décret que Vergniaud avait proposé le 20 au matin, à savoir que : désormais aucune réunion de citoyens armés ne pourrait plus étre admise à la barre. Le roi manda à l'Assemblée qu'il s'en remettait à sa prudence pour maintenir la Constitution et assurer l'inviolabilité et la liberté constitutionnelle du représentant héréditaire de la Nation.

Le roi était fort entouré aux Tuileries. Beaucoup de gens lui revenaient par une compassion sincère. Le parti contre-révolutionnaire espérait exploiter ce sentiment pour susciter une grande réaction. Le maire Pétion, s'étant présenté, le matin, aux Tuileries, fut insulté, et un des administrateurs de police, qui l'accompagnait, fut violemment frappé par des gardes nationaux. Lorsque Pétion aborda le roi, Louis XVI lui parla rudement. Il l'accusa d'avoir laissé former le rassemblement et de l'avoir dissipé trop tard.

Le 22, le roi publia une proclamation dont le style énergique ne lui était pas habituel. Après avoir dénoncé aux Français l'invasion armée de son palais, il déclarait que la violence ne lui arracherait jamais son consentement à ce qu'il croirait contraire à l'intérêt public : que, si ceux qui voulaient renverser la monarchie avaient besoin d'un crime de plus, ils pouvaient le commettre, mais que le roi donnerait à toutes les autorités l'exemple du courage et de la fermeté.

L'Assemblée nationale invita, au nom de la Nation et de la liberté, tous les bons citoyens à seconder les autorités pour le maintien de la Constitution et de l'ordre public ; mais, en même temps, elle ordonna aux nouveaux ministres de lui rendre compte de ce qu'ils avaient fait relativement aux troubles religieux et à l'armée de réserve qu'il était urgent de placer entre la frontière et Paris. C'était faire entendre que l'Assemblée ne renonçait pas aux décrets non sanctionnés par le roi.

Un député demanda la dissolution de la société des Jacobins. L'Assemblée passa à l'ordre du jour (25 juin).

Le directoire du département avait entamé, sur la journée du 20 juin, une enquête qu'il dirigeait contre le maire Pétion. Une partie du conseil général de la commune soutenait le directoire. On faisait courir dans Paris une pétition très vive contre le 20 juin. L'Assemblée recevait des départements une oule d'adresses et de pétitions, les unes réclamant contre le 20 juin, les autres contre le veto et contre le renvoi des ministres patriotes.

Tels pétitionnaires se disaient prêts à marcher au secours de la Constitution et du roi. Tels autres réclamaient la déchéance du roi ou annonçaient que les fédérés viendraient à Paris malgré le veto.

Le 28 juin, l'Assemblée vit tout à coup paraître à sa barre le général La Fayette.

Après s'être concerté avec le maréchal Luckner et avoir mis son armée en sûreté sous Maubeuge, La Fayette était accouru à Paris. Il demanda d'être entendu ; il dit que les violences commises le 20, aux Tuileries, avaient excité l'indignation de l'armée comme de tous les bons citoyens. J'ai pris, dit-il, avec mes compagnons d'armes, l'engagement de venir exprimer seul nos sentiments communs.

Il conjura l'Assemblée de faire poursuivre, comme criminels de lèse-nation, les auteurs des excès du 20 juin ; de détruire la secte usurpatrice et tyrannique des Jacobins, et de prendre des mesures efficaces pour faire respecter l'autorité de l'Assemblée et celle du roi.

La Fayette fut bien accueilli par la majorité de l'Assemblée, et, malgré l'opposition des Girondins, sa pétition fut renvoyée à une commission. La masse flottante du centre avait subi le vieil ascendant du général de 89.

Le général se rendit de l'Assemblée au château. Le roi et la reine le remercièrent, mais sans s'ouvrir à lui, ni se concerter avec lui sur ce qu'il y avait à faire. Quand il sortit, Madame Élisabeth, la sœur du roi, s'écria ; Il faut se jeter dans les bras de cet homme ; lui seul peut sauver le roi et sa famille. — Non, dit la reine ; mieux vaut périr que d'être sauvés par La Fayette et les constitutionnels !

Le soir, Brissot, Guadet, tous leurs amis, se rendirent aux Jacobins et accusèrent La Fayette de haute trahison. Ceux qui conspirent contre la liberté, dit Brissot, ne sont forts que de nos divisions. Robespierre applaudit aux paroles de Brissot et de Guadet, et proposa une pétition pour la mise en accusation de La Fayette.

Il devait y avoir, le lendemain, une revue de gardes nationales. La Fayette offrit au roi de l'y accompagner, afin de pousser les gardes nationaux à faire ce qu'il croirait nécessaire pour le service de la Constitution.

La reine fit avertir le maire Pétion, et Pétion contremanda la revue.

La Fayette essaya de réunir les gardes nationaux qui lui étaient les plus attachés, afin d'aller à leur tête fermer le club des Jacobins. Les gardes nationaux ne répondirent point à l'appel. Ce n'était pas manque de courage ; mais la conscience des constitutionnels était troublée. Ils ne voulaient pas faire la guerre civile au profit du comité autrichien et de la contre-révolution. La Fayette repartit tristement pour son armée (30 juin).

Les Jacobins brûlèrent un mannequin fait à son image.

Les événements militaires redoublèrent la fermentation publique. Dans la première quinzaine de juin, le maréchal Luckner avait, d'accord avec La Fayette, fait une seconde tentative pour envahir la Belgique. L'entreprise avait bien commencé. Menin, Ypres et Courtrai avaient été occupés avec peu de résistance, et un petit corps de patriotes belges et liégeois avait joint les Français.

Luckner, cependant, ne voyant point de soulèvement général en Belgique, ne se crut pas en état de marcher sur Gand. Il s'arrêta ; puis, quelques jours après, il repassa la frontière. Un officier général, pour protéger la retraite, incendia les faubourgs de Courtrai, une ville amie qui avait très bien accueilli nos soldats (fin juin).

Cette retraite, qu'on crut ordonnée secrètement parle roi, cet incendie, coïncidant avec les nouvelles de la marche des armées prussiennes et autrichiennes du fond de l'Allemagne vers le Rhin, excitèrent des cris de fureur à Paris et dans toute la France. La clameur publique était que la France, trahie par son gouvernement, devait se sauver elle-même. Les volontaires, de toutes parts, se mettaient en route : quelques milliers, ceux qui avaient davantage la passion et l'esprit politique, venaient sur Paris ; un bien plus grand nombre allaient droit aux frontières. Tous les grands noms militaires, qui, durant vingt ans et plus, devaient faire retentir le monde, tous les grands généraux de la République et de l'Empire, étaient là, dans cette foule, ignorés encore, officiers, sous-officiers ou soldats de la ligne ou des volontaires.

Ce fut alors qu'on entendit, pour la première fois, le chant qui devait guider la nouvelle armée aux batailles. L'illustre historien qui a fait un tableau si magnifique de la Fédération de 90, M. Michelet, a aussi grandement raconté comment naquit le chant de guerre de la Révolution.

Il faut lire dans son livre le récit de cette soirée à jamais fameuse. C'était chez Dietrich, le maire de Strasbourg, un ami de La Fayette. Volontaires, officiers de la ligne, dames de Strasbourg, se faisaient leurs adieux. Allons ! s'écria un jeune officier du génie.

Il sortit, s'enferma une heure, puis entra, et il chanta :

Allons, enfants de la patrie,

Le jour de gloire est arrivé !...

L'assistance fut saisie, enlevée, et, d'un même élan, elle répéta le refrain qu'avait chanté Rouget de l'Isle.

Ainsi fut trouvé ce chant immortel dont nul revers ne pourra étouffer l'inspiration toujours renaissante, et don t nulle profanation ne pourra altérer le caractère à jamais sacré pour la France et pour le monde.

Le chant enfanté en Alsace vola, d'écho en écho, du Rhin à la Méditerranée. En ce moment, il se formait à Marseille, pour répondre à l'appel des 20.000 fédérés, un bataillon composé des plus ardents patriotes de tout le Midi. Ils partirent cinq cents, chantant à travers la France, de Marseille à Paris, le chant trouvé par Rouget de l'Isle, et ce fut de leur nom qu'il fut nommé la Marseillaise.

Les Girondins avaient bien vite repris sur l'Assemblée leur ascendant un moment ébranlé par La Fayette. Le 30 juin, le ministre de l'intérieur avait adressé aux directoires des départements une invitation de faire dissiper, par la force publique, tout rassemblement armé qui marcherait sans autorisation légale vers Paris. Le 2 juillet, l'Assemblée répondit énergiquement au ministre, en arrêtant, par un décret d'urgence, les mesures relatives au passage des citoyens gardes nationaux que l'amour de la Constitution et de la liberté avait déterminés à se rendre à Paris, pour être, de là, transportés à l'armée de réserve à Soissons. L'Assemblée les autorisait à prendre part à l'anniversaire de la Fédération le 14 juillet.

Le roi n'osa refuser de sanctionner le décret qui annulait la circulaire de son ministre et le veto même. Louis XVI abandonnait une partie du terrain qu'il avait défendu le 20 juin et maintenu dans sa déclaration du 22.

L'Assemblée, le même jour, décréta le licenciement de l'état-major de la garde nationale à Paris et dans les villes d'au moins cinquante mille âmes : c'était frapper La Fayette dans ces états-majors formés sous son influence.

La discussion s'était ouverte, le 30 juin, sur le rapport d'une commission dite des Douze, chargée d'examiner les moyens de pourvoir à la sûreté de l'État et de la liberté publique. Le 3 juillet, le débat fut élevé par Vergniaud à une grande hauteur. Son discours, d'une foudroyante éloquence, se résumait en ceci : Si le roi détruisait la Constitution par la Constitution même ; s'il en étouffait l'esprit tout en observant la lettre ; si, en ne faisant pas ou en empêchant de faire ce qui était nécessaire pour vaincre, il livrait le pays à l'invasion qui s'opérait en son nom et sous le prétexte de venger sa dignité royale ; si, par là, il appelait la contre-révolution, il ne serait plus rien pour cette Constitution qu'il aurait violée, pour ce peuple qu'il aurait trahi.

Vergniaud conclut en disant qu'il ne croyait pas voir se réaliser ces horribles suppositions, mais qu'il était certain que les faux amis qui environnaient le roi étaient vendus aux conjurés de Coblenz ; qu'il fallait donc déclarer la patrie en danger et adresser au roi un message énergique digne, sans être offensant, pour l'inviter à s'unir sans réserve à l'Assemblée et à prendre les mesures nécessaires au salut de l'État.

Il demande enfin un prompt rapport sur la conduite du général La Fayette.

Vergniaud avait adouci par ses conclusions l'effet terrible de son discours. Cambon raviva cet effet par un mot accablant.

Nous devons la vérité au peuple ! Toutes les suppositions de M. Vergniaud sont des vérités !

L'Assemblée ordonna l'envoi du discours de Vergniaud à tous les départements.

Elle ne déclara pas immédiatement la patrie en danger, mais elle régla les formes et les conséquences qu'aurait cette déclaration (4 juillet).

L'évêque constitutionnel de Bourges proposa nettement à l'Assemblée de suspendre la Constitution en cas de péril extrême, c'est-à-dire de s'attribuer la dictature. L'Assemblée recula devant cette violente résolution et passa à l'ordre du jour (5 juillet).

Le roi, pour tâcher d'apaiser les esprits, manda à l'Assemblée qu'il voulait renouveler avec elle, le 14 juillet, sur l'autel de la patrie, le vœu de vivre libre ou de mourir, en s'associant les fédérés des départements.

Le roi envoya ensuite à l'Assemblée un autre message annonçant la marche des troupes prussiennes vers nos frontières et les hostilités imminentes avec la Prusse, dont le représentant à Paris était parti sans prendre congé.

Ces démarches du roi avaient produit une bonne impression. Le 7 juillet, l'évêque constitutionnel de Lyon, Lamourette, demanda à faire une motion de salut public. Il dit que la vraie source des maux de la France, c'était la division de l'Assemblée nationale : qu'une partie de l'Assemblée attribuait à l'autre le dessein de détruire la royauté ; que l'autre partie accusait ses collègues de vouloir le gouvernement aristocratique et l'établissement d'une Chambre haute. Messieurs, dit-il, jurons de n'avoir qu'un seul esprit, qu'un seul sentiment, et, par un irrévocable serment, abjurons, foudroyons également la République et le système des deux Chambres !

L'Assemblée entière et les tribunes elles-mêmes, ordinairement si jacobines, se levèrent avec d'unanimes applaudissements, et crièrent :

Oui, oui, nous ne voulons que la Constitution.

On cria de toutes parts : Union ! Union !

Le côté gauche, quittant ses bancs, courut se mêler au côté droit, qui l'accueillit à bras ouverts.

Tout le monde était ici de bonne foi, en cédant aux entraînements de notre prompte et cordiale nature française. Le côté droit, les Feuillants, n'était point contre-révolutionnaire, et le côté gauche. les Girondins, quelles que fussent ses aspirations républicaines, n'avait pas de parti pris de renversement.

L'Assemblée envoya prévenir le roi, par une députation, de la résolution qu'elle avait prise. Louis XVI vint déclarer à l'Assemblée que la nation et le roi ne faisaient qu'un. Leur réunion, dit-il, sauvera la France. La constitution doit être le point de ralliement de tous les Français. Le roi leur donnera toujours l'exemple de la défendre.

On cria : Vive la nation ! vive le roi !

L'émotion fut vive, mais passa vite. Elle ne dura pas même jusqu'au lendemain. Avant la fin de la séance, une députation de la municipalité de Paris vint annoncer que le directoire du département avait suspendu de leurs fonctions le maire Pétion et le procureur de la commune Manuel, en raison de leur conduite durant la journée du 20 juin. Les membres du corps municipal protestaient énergiquement en faveur du maire, qu'on punissait, disaient-ils, d'avoir empêché que le sang du peuple ne coulât.

La mesure agressive qu'avait prise le directoire réveillait la discorde un moment assoupie. Le roi crut agir habilement en écrivant à l'Assemblée qu'il la priait de décider de cette affaire.

D'après la Constitution, c'était au pouvoir exécutif de confirmer ou d'annuler l'arrêté du directoire départemental. L'Assemblée ne devait statuer qu'en dernier ressort, après le roi. La proposition du roi fut écartée comme inconstitutionnelle.

Le lendemain, l'Assemblée fut agitée par la nouvelle qu'un chef contre-révolutionnaire, prenant le titre de lieutenant général de l'armée des princes, s'était mis en campagne dans l'Ardèche avec 2.000 ou 3.000 hommes armés ; on s'attendait à d'autres soulèvements.

Le soir, aux Jacobins, on cria que l'embrassement général de la veille était un baiser de Judas.

Les pétitions se succédaient à la barre en faveur de Pétion : une entre autres de 40.000 ouvriers en bâtiment. Une proposition de suspendre à son tour le directoire fut envoyée par l'Assemblée nationale à l'examen de la commission des Douze. La discussion fut reprise sur les périls publics. Brissot dit que, devant les vastes préparatifs des puissances étrangères pour envahir la France, le temps était venu de déclarer la patrie en danger, et, tout en rappelant la réunion votée l'avant-veille, il refit, sous une forme moins passionnée, le grand discours de Vergniaud, du 3 juillet, contre la conspiration dont la cour des Tuileries était le point central.

La patrie est en danger, dit-il ; non pas que nous manquions de forces, mais parce qu'on a paralysé nos forces. La cause en est dans un seul homme que la nation a fait son chef, et que des courtisans perfides ont fait son ennemi. — Il demanda, dans l'intérêt même du roi, que sa conduite fût examinée, et qu'on examinât l'article de la Constitution qui voulait que, dans le cas où le roi ne s'opposerait pas formellement aux entreprises tentées en son nom contre la Constitution, il fût censé avoir abdiqué.

Il conclut à la formation d'une commission de sûreté publique chargée de l'examen des accusations de trahison ; puis, il demanda la déclaration de la patrie en danger, la déclaration que le ministère avait perdu la confiance de l'Assemblée, et la punition de ceux qui commandaient les délibérations à la tête des armées, c'est-à-dire de La Fayette, dans l'armée de qui l'on faisait signer des adresses contre le 20 juin.

Dans la séance suivante, les ministres, sans attendre qu'il eût été statué sur la proposition de Brissot, vinrent annoncer leur démission à l'Assemblée. Ils avaient écrit au roi qu'ils entendaient par là démontrer à la nation que l'Assemblée agissait de manière à détruire toute espèce de gouvernement. Ils s'imaginaient que leur détermination ferait un effet très considérable sur l'opinion publique.

L'Assemblée et le public accueillirent la démission ministérielle avec une profonde indifférence.

Le roi donna aux ministres des successeurs qui n'eurent pas plus d'importance ni d'influence qu'eux.

Le 11 juillet, l'Assemblée rendit, à l'unanimité, le décret suivant :

Des troupes nombreuses s'avancent vers nos frontières. Tous les ennemis de la liberté s'arment contre notre Constitution.....

CITOYENS, LA PATRIE EST EN DANGER.

Deux éloquentes adresses, l'une aux Français, proposée par Vergniaud, l'autre à l'armée française, proposée par le Feuillant Vaublanc, furent également votées à l'unanimité.

Les Feuillants s'unissaient sincèrement aux Girondins, quand il s'agissait de défendre la patrie. Malheureusement, ils s'obstinaient, en même temps, dans leur réaction contre la municipalité de Paris. La nouvelle que des mandats d'arrêt avaient été lancés contre le maire Pétion et le procureur de la commune Manuel, irrita fort la gauche. Cependant, la gauche ne soutint pas une violente adresse envoyée par le conseil général de la commune de Marseille, qui demandait formellement l'abolition de la royauté. Cette adresse fut déclarée inconstitutionnelle (12 juillet).

L'Assemblée reçut, ce même jour, une lettre du roi annonçant qu'il confirmait la suspension de Pétion et de Manuel. L'Assemblée leva, le lendemain, la suspension du maire et, quelques jours après, celle du procureur de la commune.

Les principaux membres du directoire du département de la Seine donnèrent leur démission. La municipalité l'emportait.

Les fédérés avaient commencé d'arriver. Les Jacobins leur votèrent une adresse rédigée par Robespierre. Elle leur déclarait que leur mission était de sauver l'État, et que la vraie Constitution, c'était la souveraineté de la nation. Robespierre parlait là un langage hardiment révolutionnaire qui n'était pas dans ses habitudes. Sur l'autel de la Patrie, au champ de la Fédération, ne prêtons serment qu'à la Patrie et à nous-mêmes, entre les mains du Roi immortel de la Nature, qui nous fit pour la liberté et qui punit les oppresseurs.

Robespierre, au nom des Jacobins, rejetait donc le serment au roi. Il atteignait la grande éloquence toutes les fois qu'il touchait aux idées religieuses.

Danton mitigea la proposition de Robespierre, en disant que les fédérés devaient prêter, le 14 juillet, avec l'Assemblée et la garde nationale, le serment ordonné par la loi, mais qu'ils devaient y ajouter le serment de ne pas se séparer, jusqu'à ce que le peuple des 83 départements eût été appelé à se prononcer sur une pétition concernant le sort du pouvoir exécutif (13 juillet).

La fête du 14 juillet, anniversaire de la prise de la Bastille et de la grande Fédération, se passa en bon ordre. Le matin, une députation de l'Assemblée alla poser la première pierre d'une colonne de la Liberté sur l'emplacement de la Bastille. Cette colonne n'a été élevée que quarante ans après, à la suite de la Révolution de juillet.

L'Assemblée, le roi, la municipalité, la garde nationale et 3 ou 4.000 fédérés se réunirent ensuite au Champ de Mars, autour duquel se pressait un peuple immense. Le roi, triste et morne, fut reçu en silence, et le maire Pétion avec des acclamations sans fin.

On avait élevé, près de l'autel de la Patrie, un grand tombeau pour ceux qui mouraient à la frontière, avec cette inscription : Tremblez, tyrans, nous les vengerons ! Plus loin, on avait planté un grand arbre, aux branches duquel pendaient des boucliers, des casques, des écussons, et qu'entourait un bûcher chargé de couronnes, de tiares, d'insignes des seigneurs et des corporations. On invita le roi à mettre le feu à l'arbre de la féodalité ; il s'en excusa, en disant que la féodalité n'existait plus.

Le 17 juillet, sur la proposition de Carnot au nom des comités, l'Assemblée décida de porter l'armée à 450.000 hommes, les volontaires compris. Les gardes nationaux devaient se réunir dans tous les cantons, pour désigner ceux d'entre eux qui marcheraient les premiers.

Dans cette même séance, une députation de fédérés vint lire une adresse d'une virulence extrême, où ils demandaient la suspension provisoire du roi et la mise en accusation de La Fayette, qu'ils traitaient d'assassin du peuple. Cette adresse avait été encore, dit-on, rédigée par Robespierre.

Des lettres alarmantes du maréchal Luckner et du général Dumouriez redoublèrent l'agitation de l'Assemblée. Par un changement qui venait d'avoir lieu dans le commandement militaire, Luckner réunissait sous ses ordres les deux armées du Rhin et du centre. Il écrivait que nous allions avoir sur les bras 200.000 ennemis, sans compter 20.000 émigrés, et que nous n'avions pas plus de 70.000 hommes à mettre en ligne contre eux. Dumouriez, qui avait un commandement sous La Fayette dans la troisième armée, celle de Flandre, mandait que les Autrichiens avaient franchi i leur tour notre frontière et qu'ils occupaient en forces Orchies et Bavai.

Le moment était venu de tenir le serment tant de fois prêté de vivre libre ou mourir !

Le dimanche 22 juillet, à six heures du matin, le canon d'alarme retentit sur le Pont-Neuf. Un double cortège partit de l'Hôtel de ville. Dans chacun des deux, marchaient douze membres du corps municipal, escortés de gardes nationaux. Sur chaque place, sur chaque pont, un roulement de tambour commandait le silence, et un officier municipal lisait au peuple le décret de l'Assemblée nationale qui déclarait la Patrie en danger.

Sur les places avaient été dressés des amphithéâtres qu'entourait un cercle de citoyens armés : au milieu, des tentes, où siégeaient des officiers municipaux et des notables entre les drapeaux des bataillons : une planche posée sur des tambours leur servait de table pour écrire les noms de ceux qui venaient s'enrôler.

Les volontaires se présentèrent en foule. La haie des gardes nationaux avait peine à les contenir. Chacun eût voulu être inscrit le premier. Il vint des hommes mariés, des fils uniques, des séminaristes. Les vieillards et les enfants s'en allaient en pleurant quand on les refusait. Chacun des officiers municipaux, lorsqu'il retourna le soir à l'Hôtel de ville, fut suivi d'une longue file d'enrôlés qui se tenaient par la main en chantant. Beaucoup partirent dès le lendemain pour la frontière, le sac sur le dos, sans uniforme, comme les y autorisait le décret de l'Assemblée. Les mères les suivirent tant qu'elles purent aller, pour voir le plus longtemps possible, dit un récit du temps, ceux qu'elles n'osaient espérer de revoir un jour.

Ce fut là cette fameuse journée des enrôlements volontaires, qui restera toujours dans nos annales à côté de celle de la grande Fédération.

La journée des enrôlements se reproduisit dans toutes nos villes. La France répondit ainsi au décret par lequel Carnot avait fait voter une armée de 450.000 hommes. Paris en fournit une quinzaine de mille. Nos départements d'Alsace, de Lorraine, de Franche-Comté donnèrent un contingent énorme.

Que le ciel en décide ! écrivit Robespierre dans son journal. — Dieu puissant, cette cause est la tienne !

Les contre-révolutionnaires appelaient Dieu au secours des vieilles superstitions et des vieilles tyrannies. Robespierre revendiquait Dieu pour la Révolution.

Le 24 juillet, l'Assemblée, sur la proposition de Vergniaud, décréta que les volontaires seraient formés en compagnies par communes ou groupes de communes voisines, et qu'ils éliraient leurs officiers jusqu'au grade de lieutenant-colonel.

Cette réunion, sous .le même drapeau, d'hommes qui se connaissaient et répondaient les uns des autres, eut des résultats excellents, et l'élection des chefs par les soldats, dans l'état d'exaltation où était la jeunesse française, eut un succès qu'elle n'aurait pas eu dans des temps ordinaires. On en peut juger par la longue liste de généraux et de maréchaux de France sortis des élections de 1792.

Un autre décret, également provoqué par Vergniaud, défendit, sous peine de mort, à tout commandant de place forte, de se rendre avant d'avoir soutenu un assaut après l'ouverture de la brèche, et déclara les habitants ou les municipalités des places de guerre traîtres à la patrie s'ils prétendaient obliger le commandant à capituler (25 juillet).

En même temps qu'ils inspiraient ainsi les mesures les plus énergiques pour défendre la patrie contre l'ennemi du dehors, les Girondins firent un dernier effort afin de prévenir la crise devenue imminente au dedans.

En 1791, plus prévoyants et plus fermes alors que Robespierre, les devanciers de la Gironde, maintenant les alliés des Girondins, Brissot, Condorcet, les Roland, avaient voulu la République quand Robespierre ne la voulait point encore, et quand on eût pu l'établir sans catastrophes sanglantes. Maintenant, ils pressentent la guerre civile, les échafauds, le procès et la mort du roi, et ils cherchent à ajourner la République, lorsque Robespierre commence à s'efforcer de la hâter.

La Fayette n'ayant pas voulu s'entendre avec eux, ils essayèrent de faire sans lui ce qu'ils eussent préféré faire avec lui. Gensonné fit communiquer au roi une lettre que signèrent avec lui Guadet et Vergniaud. Ils y exposaient que la défiance de l'opinion publique envers le roi était la cause essentielle de la crise imminente. Ils déclaraient qu'invariablement attachés aux intérêts de la nation, ils n'en sépareraient jamais ceux du roi qu'autant qu'il les séparerait lui-même, et ils conseillaient au roi les mesures qui avaient encore quelque chance de lui ramener l'opinion : les principales étaient de déclarer solennellement qu'il n'accepterait, en aucun cas, une augmentation de pouvoir qui lui viendrait des puissances étrangères ; de choisir ses ministres parmi les hommes les plus prononcés pour la Révolution ; de soumettre sa liste civile à une comptabilité qui prouvât au peuple qu'elle n'était pas employée à solder les ennemis de la liberté et de la Constitution ; de provoquer lui-même la remise de l'éducation de son fils à un gouverneur revêtu de la confiance de la nation ; enfin, de retirer à La Fayette son commandement militaire.

C'était un pacte formel proposé à Louis XVI, moyennant le rappel de Roland, Clavière et Servan au ministère, et la remise du petit prince royal à la direction de Condorcet.

Le roi fit une réponse peu favorable ; cependant, les pourparlers ne furent pas rompus, et, durant quelques jours, les Girondins, à l'Assemblée, modérèrent le mouvement. Le 24 juillet, un représentant ayant fait la motion d'examiner la question de la déchéance du roi, réclamée par plusieurs pétitions, Vergniaud fit ajourner ce grand débat.

Le 26 juillet, Brissot, avec son entraînement habituel, alla très loin dans cette voie de modération. Après avoir tonné contre la faction, plus dangereuse, dit-il, que celle de Coblenz, qui veut le rétablissement de la noblesse et les deux Chambres, il ajouta que, s'il existait une troisième faction, une faction, comme on disait, de régicides, qui prétendissent créer un dictateur et qui complotassent pour établir présentement la République sur les débris de la Constitution, le glaive de la loi devait les frapper comme les autres. Il n'est pas de meilleur moyen que le régicide pour éterniser la royauté ; ce n'est pas avec le meurtre d'un individu qu'on l'abolira. La résurrection de la royauté, en Angleterre, a été due au supplice de Charles Ier.

Brissot faisait allusion aux journaux et aux pamphlets de Marat, d'Hébert, et de jeunes gens qui cherchaient à se donner un rôle par une exagération furieuse : Fréron, Tallien et autres.

Pendant que les journaux contre-révolutionnaires prêchaient ouvertement la haute trahison et célébraient d'avance le triomphe des armées ennemies, d'autres libelles non moins odieux provoquaient le meurtre du roi et jetaient à la reine d'ignobles outrages.

Guadet proposa une adresse au roi, une sorte de sommation, pour lui demander encore une fois son concours, afin de sauver la patrie et sa couronne.

Brissot appuya Guadet, et engagea à ne pas précipiter la discussion sur la question de la déchéance, que la commission extraordinaire des Douze avait à examiner mûrement.

L'Assemblée presque entière applaudit Brissot ; mais les tribunes crièrent contre lui et l'appelèrent traître de Barnave.

La politique de Brissot et des Girondins fut dénoncée violemment, le soir, aux Jacobins.

Les ultra-Jacobins ne voulaient voir, dans les efforts de Brissot et des Girondins pour ressaisir le pouvoir, que l'ambition de gens qui prétendent être ministres ou faire ministres leurs amis, et, dans leur désir de prévenir l'emploi de la force, que connivence avec la cour.

Pendant ce temps, le roi et la reine mandaient secrètement Guadet aux Tuileries ; ses paroles semblèrent leur faire impression.

Cette impression fut passagère. Le surlendemain, un fidèle serviteur du roi, qui avait été l'intermédiaire de ces communications secrètes, vint dire, en pleurant, aux auteurs de la lettre au roi que tout était rompu. Vergniaud lui 'répondit d'une voix grave et triste : Il n'est plus désormais en notre pouvoir de sauver votre maître.

Le renversement de la royauté par la force était dorénavant inévitable.

Ce même jour, 28 juillet, fut celui où arriva à Paris le manifeste des puissances étrangères contre la Révolution.

L'Autriche et la Prusse réunies étaient enfin prêtes à entrer sérieusement en campagne, et préparaient leur principale attaque par la vallée de la Meuse avec 120.000 hommes, que soutiendraient d'autres corps. Les émigrés, auxquels les puissances ne voulaient accorder qu'un rôle en sous-ordre, étaient, au nombre de 18.000, répartis entre différents corps.

Le roi de Hongrie avait été élu empereur d'Allemagne et couronné à Francfort, le 14 juillet, sous le nom de François II. Le roi de Prusse était venu ensuite le joindre à Mayence, où les princes allemands festoyaient comme s'ils eussent été déjà de retour après la victoire.

L'agent envoyé par Louis XVI, Mallet-Dupan, avait présenté au nouvel empereur et au roi de Prusse un projet de manifeste à publier lors de l'entrée en France. Les puissances, selon ce projet, eussent déclaré qu'elles ne poseraient Pas les armes avant que le roi fût remis en liberté et que son autorité fût rétablie ; mais elles eussent ajouté qu'elles s'armaient contre les factieux et non contre la nation : elles n'eussent rien dit de la Constitution.

La reine ne trouvait point cela suffisant. Elle avait écrit au comte de Merci que le manifeste devait rendre l'Assemblée nationale et Paris responsables de la vie du roi et de celle de sa famille. Merci lui avait répondu qu'il y aurait une déclaration menaçante (4-9 juillet).

Les princes émigrés, qui avaient refusé audience à l'envoyé du roi leur frère, firent écarter, avec l'aide de l'ambassadeur de Russie, le projet rédigé d'après les instructions de Louis XVI, et adopter par l'empereur et le roi de Prusse un autre manifeste, ouvrage d'un émigré appelé le marquis de Limon. C'était l'ancien ministre Calonne qui l'avait mis en avant.

Le manifeste annonçait que Sa Majesté impériale et S. M. le roi de Prusse marchaient pour défendre l'Allemagne et faire cesser l'anarchie en France, arrêter les attaques portées au trône et à l'autel, et rendre au roi sa liberté et son autorité. Les deux cours alliées ne se proposaient d'autre but que le bonheur de la France, sans prétendre s'enrichir par des conquêtes. — Leurs armes combinées protégeront les personnes et les biens de tous ceux qui se soumettront au roi. — Les gardes nationales sont sommées de veiller provisoirement à la tranquillité des villes et des campagnes jusqu'à l'arrivée des troupes de Leurs Majestés impériale et royale. Ceux des gardes nationaux qui auront combattu contre les troupes des deux cours alliées seront punis comme rebelles à leur roi et perturbateurs du repos public. — Les généraux, officiers et soldats des troupes de ligne françaises sont également sommés de se soumettre sur-le-champ à leur roi. — Les habitants des villes, bourgs et villages qui oseraient se défendre contre les troupes de Leurs Majestés seront punis sur-le-champ selon la rigueur des lois militaires, et leurs maisons seront démolies ou brûlées. — La ville de Paris et tous ses habitants sans distinction seront tenus de se soumettre, sans délai, au roi.... Leurs Majestés impériale et royale rendent personnellement responsables de tous les événements, sur leurs têtes, tous les membres de l'Assemblée nationale, de la municipalité et de la garde nationale de Paris.... déclarant Leurs dites Majestés que si le château des Tuileries est forcé ou insulté, s'il est fait le moindre outrage au roi, à la reine et à la famille royale, s'il n'est pas pourvu immédiatement à leur sûreté, elles en tireront une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés aux supplices qu'ils auront mérités.

Cette pièce parut le 25 juillet, à Coblenz, avec la signature du duc de Brunswick-Lunebourg, commandant les armées combinées de l'empereur et du roi de Prusse.

Ce prince, le plus distingué des anciens lieutenants du grand Frédéric, était fort mal disposé pour les émigrés et passait pour si peu hostile à la France et à la Révolution, que Narbonne, quand il était ministre, avait tâché de le gagner en lui faisant proposer le commandement en chef de nos armées. Il existait même des gens qui avaient l'idée bizarre de le nommer roi constitutionnel, si l'on déposait Louis XVI. Le duc de Brunswick pressentit les conséquences de la proclamation insensée qu'on lui imposait, mais n'eut pas le courage de refuser sa signature.

Le nouvel empereur, fanatique et borné, et le roi de Prusse, léger et emporté par son imagination, croyaient faire grand'peur avec le manifeste que leur avaient dicté un intrigant et des fous, Calonne et les émigrés.

La seule chose modérée et habile qu'il y eût dans cette pièce, parmi tant de menaces odieuses et barbares, la déclaration qu'on ne prétendait pas faire de conquêtes sur la France, ne venait ni de l'empereur ni du roi de Prusse : c'était Catherine II qui l'avait exigée, en même temps qu'elle poussait les puissances allemandes à se compromettre à fond avec la Révolution française. La tsarine voulait bien achever le partage de la Pologne avec la Prusse et l'Autriche, mais non pas les laisser, en outre, s'agrandir à nos dépens.

Paris accueillit avec un rire dédaigneux la menace des rois. Il y avait répondu d'avance. Au moment même où arrivait de Coblenz le manifeste impérial et royal, toutes les sections de Paris, moins une, quarante-sept sur quarante-huit, votaient une pétition pour la déchéance du roi (28 juillet).

Le pouvoir réel, dans Paris, avait passé aux sections, ces réunions de quartiers où dominaient les hommes les plus ardents. La municipalité les avait autorisées à former un bureau central à l'Hôtel de ville (17 juillet), et l'Assemblée nationale leur avait fait appel en décrétant la permanence des sections dans toute la France, à la suite de la proclamation de la patrie en danger (25 juillet). L'influence de Danton se faisait de plus en plus sentir dans le mouvement des sections. Il venait de faire voter par la section du Théâtre-Français (les Cordeliers, l'École de Médecine) l'invitation aux citoyens passifs, aux non-électeurs, de s'associer à ses délibérations.

Cet exemple devait être suivi : c'était l'appel au peuple entier pour défendre la Révolution et la France.

Il y eut, le 29, une séance très importante aux Jacobins. Un ancien Constituant, Antoine, maire de Metz, réclama la convocation des assemblées primaires et la déchéance de Louis XVI et de sa famille. Cela coupait court aux intrigues des gens qui rêvaient la régence pour Philippe d'Orléans.

Robespierre reprit et développa l'idée d'Antoine ; mais il y ajouta que la racine du mal n'était pas seulement dans le pouvoir exécutif, qui voulait perdre l'État, mais aussi dans le pouvoir législatif, qui ne pouvait pas ou ne voulait pas le sauver. Il faut, dit-il, que l'État soit sauvé, de quelque manière que ce soit, et il n'y a d'inconstitutionnel que ce qui tend à sa ruine.

Il déclara nécessaire une nouvelle Assemblée, une CONVENTION NATIONALE qui serait chargée de réviser la Constitution et qui serait élue par tous les citoyens, et non plus seulement par ceux qui payaient une certaine cote d'impôt. Il prétendit que les seuls amis fidèles de la liberté étaient la classe de citoyens actuellement exclus des élections. Renouvelant contre l'Assemblée législative la manœuvre qu'il avait employée contre la Constituante, il invita l'Assemblée actuelle à suivre l'exemple de sa devancière, en excluant ses membres de la future Convention.

Ce qu'il ne disait pas, c'est qu'en abattant ainsi, après la première, cette seconde moisson d'hommes politiques qu'avait produite la France, il espérait qu'enfin aucune tête ne s'élèverait plus au niveau du chef des Jacobins.

Son langage avait cessé d'être vaguement déclamatoire ; il était, cette fois, net et tranchant. On peut dire.que Robespierre avait enfin tiré l'épée et jeté le fourreau.

La catastrophe approchait. Le manifeste de Brunswick avait rendu inévitable un nouveau 20 juin plus décisif. Les fédérés et les meneurs des faubourgs avaient déjà failli marcher sur les Tuileries dans la nuit du 26 juillet ; puis on avait décidé d'attendre les Marseillais.

Nous avons déjà parlé de la marche du bataillon de Marseille. Ce bataillon s'était formé à l'appel d'un jeune homme qui se trouvait alors à Paris pour les affaires de la municipalité marseillaise. C'était Barbaroux. Beau, brave, savant, aimable, intelligent et actif, à vingt-cinq ans, il avait déjà, depuis trois ans, le premier rôle dans sa ville. Il s'était intimement lié, à Paris, avec les Roland. Au moment des plus grands périls, quand on pouvait craindre que Paris et le nord de la France ne succombassent sous l'invasion et la contre-Révolution, il avait agité, avec les Roland, le projet d'aller, en cas de revers, établir la république dans le Midi, pour s'y défendre derrière la Loire et les montagnes. Mais, avant tout, écrit Barbaroux dans ses Mémoires, nous résolûmes de tout tenter pour sauver le Nord et Paris. Barbaroux et un autre Marseillais, Rebecqui, écrivirent à Marseille d'envoyer à Paris 600 hommes qui sussent mourir, et Marseille les envoya.

Les Marseillais arrivèrent à Charenton le 29. Barbaroux alla au-devant d'eux avec quelques hommes d'action, et il fut convenu que, le lendemain, les faubourgs en armes viendraient recevoir les Marseillais à la barrière ; que, du faubourg Saint-Antoine, on marcherait sur les Tuileries ; qu'on cernerait le château sans y entrer et sans commettre aucune violence, et qu'on inviterait l'Assemblée nationale à aviser au salut de la patrie : c'était, dans la pensée des auteurs de ce plan, une dernière chance d'en finir sans effusion de sang.

Santerre devait diriger le mouvement des faubourgs ; il avait promis 40.000 hommes. Il vint avec 200 hommes. Ce fut, selon toute apparence, Robespierre qui détourna Santerre, personnage plus remuant qu'intelligent, d'exécuter un projet qui eût rendu le pouvoir aux Girondins.

Robespierre appela chez lui les deux chefs marseillais, Barbaroux et Rebecqui, et leur fit entendre qu'il était indispensable, pour le salut de la Révolution, que quelque homme très populaire s'en déclarât le chef et lui imprimât un nouveau mouvement. Nous ne voulons pas plus d'un dictateur que d'un roi, répondirent les Marseillais, et la conférence fut rompue.

Ce qu'eût voulu sans doute Robespierre, c'était que les fédérés, unis aux Jacobins, lui assurassent la dictature pendant l'intervalle entre l'Assemblée actuelle, qu'il prétendait dissoudre, et la Convention, qu'il appelait. N'ayant pas réussi dans cette tentative, il se réserva et attendit.

Danton et Camille Desmoulins poussaient à l'action. Marat, avide de massacre, mais non de combat, songeait à s'enfuir déguisé en jockey. Vergniaud, lui, déclarait qu'il fallait vaincre ou périr à Paris ; néanmoins, les chefs girondins de l'Assemblée restaient sur le terrain de la Constitution, en dehors des préparatifs insurrectionnels. Brissot et Isnard avaient même dit qu'on devrait envoyer Robespierre devant la haute cour pour ses paroles du 29 juillet. Leurs amis Pétion et les Roland, sans être dans le mouvement, le jugeaient inévitable et nécessaire.

Des scènes d'une violence croissante se succédaient dans la ville et dans l'Assemblée. Un premier conflit avait eu lieu le soir même de l'arrivée des Marseillais (30 juillet). Ils s'étaient battus à coups de sabre, dans les Champs-Élysées, avec une troupe de gardes nationaux royalistes. Ceux-ci, mis en déroute, s'étaient réfugiés aux Tuileries.

Le 3 août, le roi envoya à l'Assemblée communication du manifeste de Brunswick, en protestant, à cette occasion, de sa fidélité à l'honneur national et à la Constitution. L'Assemblée refusa l'impression du message du roi, demandée par la droite.

L'Assemblée n'avait pas' attendu la communication du roi pour répondre aux menaces du manifeste, en déclarant que tout noble ou chef étranger, pris les armes à la main, serait traité de la même façon que l'auraient été les prisonniers français de la garde nationale et de la ligne.

L'Assemblée avait en même temps offert des pensions aux sous-officiers et soldats des armées ennemies, appartenant aux nations non libres, qui abandonneraient les puissances en guerre avec la France (2 août).

Un moment après le message du roi, le maire Pétion vint présenter à l'Assemblée la pétition des sections de Paris qui réclamaient la déchéance de Louis XVI. Les sections demandaient que des ministres responsables, choisis par l'Assemblée, exerçassent provisoirement le pouvoir exécutif, en attendant que la volonté du peuple souverain se fût légalement prononcée dans une Convention nationale.

La pétition fut renvoyée au comité extraordinaire des Douze, qui avait été porté à vingt et un membres.

La pétition des 47 sections était déjà dépassée. La section Mauconseil venait de décider qu'il était impossible de sauver la liberté par la Constitution, et qu'elle ne reconnaissait plus Louis XVI comme roi des Français. Elle avait arrêté d'aller en masse, le dimanche 5 août ; sommer l'Assemblée législative de sauver enfin la patrie, et elle invitait les autres sections à se réunir à elle.

L'Assemblée nationale, sur la proposition de Vergniaud, annula l'arrêté de la section Mauconseil (4 août).

Le Conseil départemental ordonna la publication solennelle de cette décision de l'Assemblée. Le conseil général de la Commune refusa de faire faire la publication.

Le maire Pétion s'interposa pour prévenir un dangereux conflit entre l'Assemblée et les sections. II envoya des commissaires de la Commune à la plus ardente des sections du faubourg Saint-Antoine, celle des Quinze-Vingts, pour la détourner d'aller, le 5 août, au rendez-vous donné par la section Mauconseil. La section des Quinze-Vingts résolut de patienter jusqu'au jeudi 9, onze heures du soir, pour attendre, comme le demandait le maire, la réponse de l'Assemblée à la pétition des sections. — Si justice n'était faite au peuple par l'Assemblée, à minuit le tocsin sonnerait, la générale serait battue, et tout se lèverait.

La décision des Quinze-Vingts fut acceptée par les autres sections les plus engagées dans le mouvement, et par un comité insurrectionnel qui s'était formé aux Jacobins et parmi les fédérés. Dans ce comité ne figurait aucun homme en renom.

L'insurrection étant ainsi annoncée à heure fixe, les quelques jours qui restaient furent employés en préparatifs d'attaque et de défense. La cour comptait sur le régiment suisse, sur une partie de la garde nationale, sur les anciens gardes constitutionnels du roi qu'elle continuait à solder, et sur un bon nombre d'anciens nobles qui se tenaient dans Paris à sa disposition. Elle avait enrôlé quelques bandes d'ouvriers, qui devaient prendre, comme les autres, le bonnet rouge et la pique, et jeter le désordre parmi les assaillants. Elle était un peu réconfortée par les pétitions contre la déchéance, qui arrivaient des départements, mêlées aux pétitions opposées qui soutenaient celle des sections de Paris. Plusieurs de ces sections même désavouaient la pièce présentée par Pétion. Dans certaines sections, les deux partis étaient tour à tour en majorité, la permanence étant cause que les sectionnaires ne se trouvaient jamais réunis tous ensemble.

Louis XVI, cependant, avait peu d'illusions. Réfugié dans sa dévotion, il était résigné à la ruine et à la mort. La reine passait par des alternatives d'exaltation et d'abattement. Par une nuit d'insomnie, comme elle contemplait la lune éclairant les Tuileries, elle dit à une de ses femmes : Je ne verrai pas briller la lune nouvelle sans être délivrée de mes chaînes ! Tout marche pour nous délivrer. J'ai l'itinéraire du roi de Prusse ; tel jour, il sera à Verdun, tel autre jour, plus près. Les Autrichiens vont assiéger Lille !...

Puis elle retombait dans ses angoisses ; mais elle n'en rejetait pas moins tous les plans formés pour sauver le roi par quiconque voulait défendre à la fois le roi et la Constitution. La Fayette avait proposé de tirer le roi de Paris et de l'amener à Compiègne sous la protection de troupes fidèles. Liancourt, un ami de La Fayette, avait envoyé un autre projet pour conduire le roi à Rouen, où le parti de La Fayette dominait. Marie-Antoinette repoussait tout. — Mieux vaut périr ! répétait-elle, sacrifiant son mari et ses enfants à ses rancunes implacables contre La Fayette. — Mieux vaut, disait-elle une autre fois, qu'on nous mette deux mois dans une tour.

Elle devait être, en effet, bientôt mise dans une tour, où elle entraîna avec elle sa famille, et d'où elle ne sortit que pour aller à l'échafaud.

L'ancien ministre Narbonne et beaucoup d'autres gentilshommes du parti constitutionnel et des amis de La Fayette avaient demandé à se joindre aux défenseurs du roi. L'entrée du Château leur fut refusée.

Tout se préparait au grand jour. La séance du 6 août, aux Jacobins, se termina par ces paroles de Merlin de Thionville : Plus d'adresses, plus de pétitions ! que les Français s'appuient sur leurs armes, sur leurs canons, et qu'ils fassent la loi !

Le 8 août, le Comité extraordinaire des Vingt-et-un, à la majorité d'une voix, proposa à l'Assemblée la mise en accusation de La Fayette, pour son voyage à Paris et pour l'ensemble de sa conduite. Un nouveau grief avait augmenté contre lui l'irritation populaire. Des propos tenus par le vieux maréchal Luckner avaient fait croire à un projet de La Fayette d'entraîner Luckner à marcher avec lui sur Paris en laissant les frontières ouvertes. La Fayette et ses amis protestaient avec indignation ; mais la foule ne les écoutait pas, et les Girondins s'étaient décidés à pousser jusqu'au bout la rupture que La Fayette avait voulue. — J'ai vu La Fayette, dit Brissot, un des plus ardents amis de la liberté, mais une coalition infernale (avec la cour) l’a arraché à ses principes et à sa gloire ; il n'est plus rien pour moi.

Et il appuya la demande d'accusation combattue avec pas. sion et avec éloquence par le côté droit.

Il y eut un moment de grande anxiété. La majorité dépendait de cette masse de députés du centre qui flottait entre les Feuillants et les Girondins, votant toutefois plus souvent avec ceux-ci.

Au moment de fouler aux pieds tant de grands souvenirs, de frapper tant d'éclatants services, la majorité sentit son cœur défaillir. Le centre vota avec la droite ; la mise en accusation fut rejetée par 406 contre 224.

En couvrant le général qui protégeait le trône, l'Assemblée se mettait en travers du mouvement révolutionnaire, qu'une impulsion irrésistible poussait à faire disparaître le trône. L'Assemblée abdiquait. Après la Constituante, la Législative, à son tour, cessait d'être à la tête de la Révolution.

A la sortie, les principaux membres de la droite furent insultés et maltraités par la foule. L'excitation fut extrême dans la ville. On commença de crier contre l'Assemblée de même que contre le roi. La séance du lendemain fut remplie de récriminations et de trouble. Condorcet, au nom du Comité extraordinaire, présenta, sur la discussion de la question de la déchéance, un rapport purement préparatoire et qui ne concluait pas quant au fond. L'Assemblée n'ouvrit pas la discussion et ne prit aucune mesure d'urgence.

La Révolution n'attendit pas.

A minuit, comme il avait été arrêté par les sections, le tocsin sonna, la générale battit.

Il n'y eut aucune surprise. Ce fut comme le rendez-vous d'un duel entre le peuple et la cour.

Aux Tuileries, on veillait sous les armes. On avait fait venir les Suisses de Courbevoie et de Rueil. Le régiment n'était pas au complet ; il n'y avait qu'un millier d'hommes. On avait prévenu par lettres deux mille anciens nobles présents à Paris. Il en vint quelques centaines. Les anciens gardes constitutionnels du roi et tous ces hommes d'aventures que la cour soldait dans Paris ne parurent pas au Château, sauf un certain nombre qui avaient pris l'uniforme rouge des Suisses et qui parvinrent à se confondre avec eux. D'autres, sans doute, figuraient parmi de petites bandes d'hommes armés, de fausses patrouilles de garde nationale, qui, durant la nuit, tentèrent en vain de pénétrer dans les Tuileries, et auxquelles la vraie garde nationale et les Jacobins barrèrent le passage. L'une de ces fausses patrouilles, où se trouvait un des journalistes contre-révolutionnaires les plus détestés des Parisiens, fut arrêtée et massacrée.

Il n'y avait plus de troupes de ligne dans Paris, l'Assemblée nationale les ayant envoyées aux frontières.

Tout dépendait du parti que prendrait la garde nationale. Les gendarmes à pied et à cheval, corps d'élite, mais peu sûr pour la cour, suivraient probablement les gardes nationaux.

Le chef de légion qui avait en ce moment le commandement général, n'était plus le commandant incertain et mou du 20 juin. C'était un ancien militaire, fort énergique, appelé Mandat. Il n'était pas contre-révolutionnaire, mais Feuillant, et décidé à défendre à outrance le roi et la résidence royale. La garde habituelle du château n'était que de 600 hommes ; mais Mandat avait prévenu seize bataillons, ceux sur lesquels il croyait pouvoir compter parmi les soixante bataillons, formant en tout une quarantaine de mille hommes, qui composaient la garde nationale. Il fit battre le rappel, pendant que les révolutionnaires battaient la générale. Il y avait onze canons aux abords du château.

Mandat avait fait occuper le Pont-Neuf par le bataillon de la section Henri IV (la Cité), qui était du parti de La Fayette, et qui avait en garde le parc d'artillerie de réserve : ce bataillon, avec ses canons, secondé par des détachements qui gardaient les autres ponts, devait empêcher la jonction des insurgés des deux rives de la Seine. Un autre bataillon, posté à l'arcade Saint-Jean, près de l'Hôtel de ville, devait prendre en queue le faubourg Saint-Antoine après qu'il aurait passé, et la gendarmerie à cheval, un millier de cavaliers postés au Louvre, devait charger de front les gens du faubourg.

Ces dispositions étaient très redoutables, si les bataillons appelés par Mandat les exécutaient jusqu'au bout.

Le commandant général, d'accord avec le procureur général syndic du Département, avait écrit le soir au maire Pétion pour le presser de les joindre aux Tuileries. Pétion, comme magistrat, était requis de s'opposer au mouvement ; comme citoyen, il en désirait le succès. Il tâchait de s'abstenir. Il ne put éviter de se rendre au Château. C'était un otage qu'on voulait, en appelant le maire aux Tuileries. On l'y retint quelques heures ; mais, sur les instances de la municipalité et de diverses sections, qui le savaient menacé par les gardes nationaux royalistes et par les nobles, l'Assemblée nationale, qui s'était réunie de nuit, manda le maire à sa barre. La cour n'osa empêcher Pétion de se rendre à l'ordre de l'Assemblée. De là, Pétion retourna à l'hôtel de la mairie (aujourd'hui la préfecture de police), et ne bougea plus.

Le signal avait été donné, sur la rive droite, par les sections les plus révolutionnaires du centre : Mauconseil, les Gravilliers, les Lombards ; sur la rive gauche, par la section du Théâtre-Français (l'Odéon), qui était celle des Cordeliers, de Danton et de Camille Desmoulins. Il y eut de l'hésitation dans ce redoutable moment. Le faubourg Saint-Antoine, qui avait assigné aux autres sections, cinq jours auparavant, le terrible rendez-vous, ne sonna le tocsin qu'une heure après le centre de la ville. Le tocsin et la générale gagnèrent cependant de quartier en quartier ; mais beaucoup de sections balançaient, et quelques-unes étaient contraires.

Aux Tuileries, on commençait à prendre confiance. Des émissaires qui venaient rendre compte à la cour de ce qui se passait, disaient : On ne se lève guère ; le tocsin ne rend pas.

Des incidents très importants, dont la cour ne fut pas avertie, avaient lieu, pendant ce temps, à l'Hôtel de ville. Le conseil général de la Commune avait, tout récemment, invité les sections à envoyer, le 10 août, des délégués à l'Hôtel de ville, pour examiner, avec la Commune, le projet de former un camp sous Paris et les moyens de défendre la capitale contre l'invasion. A 11 heures du soir, la section des Quinze-Vingts venait d'arrêter la nomination de trois commissaires qui se réuniraient, à l'Hôtel de ville, avec ceux des autres sections, pour aviser au salut de la patrie.

Les Quinze-Vingts communiquèrent à la hâte leur arrêté à toutes les sections. Plusieurs étaient déjà en train de prendre les mêmes dispositions. Nombre d'autres s'y rallièrent. Les nominations de commissaires se firent à la hâte, et, dans certaines sections, presque vides à cette heure, par les quelques citoyens présents. Il y eut ainsi beaucoup de hasard dans cette élection qui devait avoir de si graves conséquences. On trouve peu de noms connus dans la liste des élus ; quelques-uns sinistres : Hébert en est ; les grands chefs de la Révolution n'en sont pas.

Les commissaires élus arrivèrent peu à peu à l'Hôtel de ville. Vingt sections à peu près, sur quarante-huit, n'envoyèrent personne. Le Comité des sections s'installa dans une salle voisine de la salle du Trône, où siégeait en permanence le conseil général de la Commune, se mit en communication avec ce conseil, et se fit envoyer, par les sections les plus sûres, des hommes à piques pour sa défense.

Le comité des sections comprit qu'il s'agissait, avant tout, de faire échouer le plan du commandant général Mandat. Il obtint du conseil de la Commune la révocation des ordres donnés par Mandat pour mettre en batterie les canons sur le Pont-Neuf. Les canons furent renvoyés au parc d'artillerie.

Le comité pressa le conseil de la Commune d'appeler Mandat à l'Hôtel de ville. Le conseil avait déjà plusieurs fois fait dire à Mandat de venir. Il céda enfin, et arriva des Tuileries à l'Hôtel de ville sans défiance et sans escorte.

Ceux des membres du conseil de la Commune qui favorisaient l'insurrection, reprochèrent à Mandat d'avoir provoqué le peuple par ses préparatifs. Il dit n'avoir fait que prendre les précautions nécessaires pour la défense du Château qu'il avait en garde.

Il sortit de la salle du conseil général ; mais, au môme instant, il fut saisi et entrainé devant le comité des sections. Le comité le déclara déchu du commandement général, et, à sa place, nomma provisoirement Santerre. Mandat subit un interrogatoire sur les ordres qu'il avait donnés, sur les dangers qu'avait courus le maire Pétion aux Tuileries, sur les forces qui défendaient le Château. Le président du comité, appelé Huguenin, somma Mandat d'envoyer aux Tuileries l'ordre de réduire la garde au nombre ordinaire. Il refusa courageusement.

En ce moment, on apporta au comité l'ordre écrit par lequel Mandat avait enjoint au commandant du bataillon de service à la ville de dissiper l'attroupement qui marcherait sur le Château, en l'attaquant par derrière.

Cette révélation excita une grande fureur. On cria à la trahison. Le comité décréta l'arrestation de Mandat.

Le conseil général de la Commune envoya dire au comité que le droit de faire arrêter un citoyen n'appartenait qu'aux juges de paix. Le comité répondit que le peuple, étant en état d'insurrection, retirait à lui tous les pouvoirs, et que les commissaires des sections représentaient seuls, désormais, le peuple souverain.

Le comité, en conséquence, décida que le conseil général de la Commune serait suspendu ; que le maire, le procureur de la Commune et les seize administrateurs composant le pouvoir exécutif de la Commune continueraient, toutefois, leurs fonctions administratives.

Le conseil général essaya de résister et d'en référer à l'Assemblée nationale. Les commissaires des sections députèrent, de leur côté, vers l'Assemblée ; mais, sans attendre sa réponse, ils envahirent la salle du Trône.

Le conseil général se dispersa.

Le comité des sections, ainsi transformé en Commune insurrectionnelle, ordonna de transférer Mandat à la prison de l'Abbaye. Mandat n'alla pas seulement jusqu'à la place de Grève. Sur le grand escalier de l'Hôtel de ville, on lui cassa la tête d'un coup de pistolet.

Quant au maire, la nouvelle Commune le fit consigner et garder dans son hôtel par un bataillon. Il s'y attendait, et c'était une chose convenue entre les meneurs de l'insurrection.

Dans la ville, les hésitations de la nuit avaient cessé. Les bataillons révolutionnaires et les hommes à piques s'étaient peu à peu réunis. Une puissante colonne d'attaque s'était formée dans la rue Saint-Antoine ; le faubourg Saint-Antoine avait opéré sa jonction avec les sections du centre ; puis, après avoir dépassé l'Hôtel de ville, qu'avait abandonné le bataillon placé par Mandat à l'arcade Saint-Jean, la masse armée de la rive droite fut rejointe par les Marseillais, les Cordeliers, le faubourg Saint-Marceau, qui débouchèrent par le Pont-Neuf, sans que les bataillons feuillants de la Cité et des Grands-Augustins essayassent de les arrêter. La gendarmerie à cheval postée au Louvre cria : Vive la nation ! et laissa passer.

Avant huit heures du matin, les premières bandes insurgées, qui précédaient la garde nationale, parurent au Carrousel.

La situation était bien changée aux Tuileries. Le roi, poussé par son entourage, avait passé en revue la garde du Château et les bataillons appelés par Mandat. Louis XVI avait le courage de la résignation, mais non celui de l'action. Le visage défait, l'œil terne, la langue embarrassée, il ne sut pas trouver un mot pour remuer et animer les troupes. Il fut cependant accueilli par des cris de : Vive le roi ! dans la cour Royale, où se trouvaient les bataillons feuillants des Filles-Saint-Thomas et des Petits-Pères ; mais, du côté du jardin, les cris de : Vive la nation ! dominèrent, et des canonniers crièrent même : A bas le veto ! à bas le roi !

Quand Louis XVI rentra, pâle comme la mort, la reine dit à une de ses femmes : Le roi n'a montré aucune énergie ! Tout est perdu !

Il était évident qu'une grande partie des bataillons appelés par Mandat aideraient plutôt les insurgés qu'ils ne les combattraient. Les gardes nationaux feuillants eux-mêmes, disposés à défendre le roi, regardaient en ennemis les anciens' nobles qui occupaient en armes les appartements royaux.

Le procureur-général-syndic du Département, Rœderer, et deux officiers municipaux, allèrent visiter les postes et inviter les gardes nationaux à ne point attaquer, mais à faire bonne défense. Des canonniers répondirent en ôtant les charges de leurs canons et en éteignant leurs mèches. Des gardes nationaux disaient qu'ils ne tireraient pas sur leurs frères. La foule, qui était sur le Carrousel, heurtait déjà à la porte de la cour Royale. Cette porte était à la hauteur de l'endroit où s'élève actuellement l'arc de triomphe du Carrousel, mais à une vingtaine de pas en arrière du côté du Château.

Un officier de canonniers vint signifier que le peuple voulait défendre l'Assemblée nationale contre les conspirations de la cour, et resterait sous les armes jusqu'à ce que l'Assemblée eût prononcé la déchéance du roi.

Devant l'attitude de la garde nationale, le procureur-syndic du Département et les officiers municipaux jugèrent la résistance impossible. Ils allèrent renouveler au roi un avis qu'ils lui avaient déjà donné.

Sire, dit le procureur-syndic Rœderer, Votre Majesté n'a pas cinq minutes à perdre ; il n'y a de sûreté pour elle que dans l'Assemblée nationale.

Mais, monsieur, dit la reine, nous avons des forces...

Madame, tout Paris marche... le temps presse.

Le roi regarda fixement le procureur-syndic ; puis, se retournant vers la reine, il dit : Marchons

Le roi partit avec sa famille et ses ministres, escorté par 300 gardes nationaux et 150 Suisses.

Vers huit heures et demie du matin, Louis XVI quitta les Tuileries pour n'y plus rentrer.

La plus grande partie des nobles rassemblés au Château déposèrent leurs armes et s'en allèrent par le jardin.

Quoiqu'on fût au cœur de l'été, le jardin était jonché de feuilles mortes. Les feuilles tombent de bonne heure cette année, dit le roi.

Le procureur de la Commune, Manuel, avait récemment écrit dans un journal que le roi n'irait que jusqu'à la chute des feuilles.

L'Assemblée, peu nombreuse, était restée en permanence depuis le milieu de la nuit. Elle avait beaucoup délibéré sans agir. La plupart de ses membres craignaient également la victoire et la défaite de l'insurrection. Elle envoya au-devant du roi une députation qui le joignit près de la terrasse des Feuillants, et qui eut grand'peine à l'introduire dans la salle des séances, à travers une foule hostile d'hommes et de femmes qui encombrait la terrasse. La foule criait contre la reine bien plus furieusement que contre le roi.

Dans la presse qui eut lieu au moment de l'entrée, un garde national, dont le visage menaçant avait effrayé la reine, enleva dans ses bras le petit prince. La reine jeta un cri d'effroi ; mais l'homme lui cria : N'ayez pas peur ! et il alla déposer l'enfant sur le bureau des secrétaires.

Le roi dit à l'Assemblée : Je suis venu ici pour éviter un grand crime, et je pense que je ne saurais être plus en sûreté qu'au milieu de vous, messieurs.

Le président répondit : Vous pouvez, sire, compter sur la fermeté de l'Assemblée nationale. Ses membres ont juré de mourir en soutenant les droits du peuple et les autorités constituées.

Le président était Vergniaud.

Le roi et sa famille s'étaient assis sur les bancs destinés aux ministres. Un député observa que la Constitution défendait de délibérer en présence du roi. On fit entrer Louis XVI et sa famille dans une petite loge grillée, où se tenaient habituellement les inventeurs d'un procédé nouveau pour écrire aussi vite qu'on parle. C'était ce qu'on appelle aujourd'hui les sténographes, qui commençaient alors à reproduire instantanément les débats de l'Assemblée.

Le procureur-syndic du Département, Rœderer, fit alors à l'Assemblée un rapport sur la situation. Comme il achevait son récit, il annonça qu'il était informé que l'enceinte des Tuileries venait d'être forcée, et que les canons étaient braqués contre le Château.

La nouvelle avait été apportée par l'officier qui avait pris le commandement après le départ du malheureux Mandat ; il demandait à l'Assemblée ce qu'il devait faire.

L'Assemblée décréta qu'elle mettait les propriétés et les personnes sous la garantie du peuple de Paris, et que vingt-cinq députés iraient porter cette déclaration et arrêter le désordre.

La députation sortit.

Un instant après, on entendit une décharge de mousqueterie, puis une fusillade prolongée, puis des coups de canon.

La reine se ranima. Elle dit avec passion à un officier qui était près d'elle, M. d'Hervilly : Eh bien ! n'avons-nous pas bien fait de ne pas partir ?

D'Hervilly répondit : Je de souhaite que Votre Majesté puisse me faire la même question dans six mois d'ici.

La reine espérait la victoire. Les députés crurent un moment à la défaite. Le tocsin sonnait à toute volée dans les églises du quartier Saint-Honoré. La fusillade éclatait jusque sous les fenêtres de l'Assemblée. Quelques députés se levèrent comme pour sortir. Restez ! crièrent leurs collègues ; c'est ici que nous devons mourir !

Le président — c'était Guadet, qui venait de remplacer Vergniaud — annonça, en cet instant, que les coups de feu qui avaient fait retentir les fenêtres de l'Assemblée avaient été tirés par les Suisses de l'escorte du roi, qui déchargeaient leurs armes et s'en allaient ; puis un ministre déclara que le roi envoyait aux Suisses l'ordre d'évacuer les Tuileries et de retourner à leurs casernes.

Louis XVI, en effet, vivement pressé de faire cesser le combat, en avait remis l'ordre écrit à d'Hervilly ; mais celui-ci ne s'en était chargé qu'à condition d'être autorisé à en faire l'usage qu'il jugerait le plus avantageux.

Les vingt-cinq députés rentrèrent. Il leur avait été impossible de percer à travers la foule et de remplir leur mission.

La fusillade et la canonnade redoublaient.

L'Assemblée se leva tout entière, et aux acclamations des tribunes, elle jura de périr, s'il le fallait, pour la liberté et l'égalité.

Pendant que ces incidents avaient lieu dans l'Assemblée, il faut voir maintenant ce qui s'était passé aux Tuileries depuis le départ du roi.

Ce départ avait jeté le découragement parmi les bataillons du parti feuillant qui occupaient les cours du côté du Carrousel. La plupart de ces gardes nationaux s'en retournèrent chez eux. Il y en eut qui passèrent aux insurgés ; un bien petit nombre rentrèrent au Château avec les Suisses, après que les commandants eurent donné ordre d'évacuer les cours.

Les concierges ouvrirent les portes des trois cours, qui allaient être enfoncées. L'avant-garde des insurgés entra par la principale porte, celle de la cour Royale. Les canonniers de la garde nationale, restés dans cette cour avec leurs pièces, se joignirent aux insurgés et tournèrent leurs canons contre le Château. Les gendarmes à pied, presque tous anciens gardes françaises, quittèrent aussi les Suisses pour passer à l'insurrection.

On tâcha de gagner les Suisses eux-mêmes, qui étaient rangés sur le grand escalier et aux fenêtres. Une troupe de Parisiens et de Marseillais pénétra dans le vestibule et jusque sur l'escalier. Un énergique Alsacien, appelé Westermann, harangua les Suisses en allemand, et les conjura de ne pas se battre contre les Français, assurant qu'on ne les désarmerait pas, s'ils quittaient le Château,

Les soldats suisses paraissaient fort ébranlés ; il y en eut qui jetèrent leurs cartouches par les fenêtres. Quelques-uns, au bas de l'escalier, se laissèrent emmener, bras dessus, bras dessous, par les fédérés.

Qu'arriva-t-il alors ? — On ne l'a jamais bien su. Des coups de fusil furent-ils d'abord tirés des fenêtres par quelques royalistes pour engager le combat — Ou bien, les officiers suisses, craignant que leurs soldats ne cédassent aux avances des insurgés, commandèrent-ils tout à coup le feu ? Ce qui est sûr, c'est qu'une décharge partie du grand escalier foudroya la foule à bout portant et joncha de morts le vestibule.

La foule reflua avec des cris d'épouvante et de fureur. Les Suisses débouchèrent dans la cour Royale, puis, de là, dans le Carrousel, refoulant devant eux, par des feux de peloton, les insurgés en déroute.

Mais, arrivés au bout du Carrousel, alors trois fois moins grand qu'aujourd'hui, les Suisses furent arrêtés par une fusillade très vive, jaillissant des petites rues qui remplissaient alors l'intervalle entre les cours du Louvre et des Tuileries, et ils reçurent en flanc des coups de canon à mitraille tirés des guichets du côté du quai.

Les insurgés s'étaient bien vite ralliés. Les Suisses avaient en tête les Marseillais, un petit bataillon de très-vaillants fédérés bretons, arrivés de Brest, et l'élite des révolutionnaires parisiens.

Les Suisses se replièrent sur le Château, d'où ils firent quelques autres sorties qui tinrent un certain temps les insurgés à distance, mais dont chacune coûtait du monde aux assiégés déjà peu nombreux.

Ce fut alors qu'arriva d'Hervilly. C'était un homme résolu. Son projet, s'il voyait chance de succès, était de garder l'ordre du roi dans sa poche, et de continuer le combat ; mais il jugea bien vite la situation. Les munitions des Suisses s'épuisaient. Ils ne pouvaient répondre aux canons qui battaient le château. Les forces des insurgés croissaient toujours. Aucun secours à attendre du dehors. Les bataillons des gardes nationaux qui occupaient le jardin des Tuileries étaient évidemment favorables à l'insurrection.

D'Hervilly se résigna et ordonna aux Suisses, de la part du roi, de se porter à l'Assemblée.

Les Suisses cessèrent le feu et sortirent du Château en bon ordre par le jardin. Mais, là, des gardes nationaux, croyant qu'ils venaient prendre l'offensive, tirèrent sur eux. Les Suisses se divisèrent en deux colonnes. La première parvint à gagner la terrasse et les bâtiments des Feuillants, où elle déposa les armes. Le seconde colonne voulut sortir du jardin par le pont tournant ; mais, assaillie de tous côtés par les gardes nationaux du jardin, par ceux des insurgés du Carrousel qui avaient déjà traversé le Château, et, enfin, par les gendarmes à cheval, cette malheureuse troupe périt presque tout entière.

Le Château, pendant ce temps, était le théâtre de scènes plus terribles encore. Les vainqueurs furent impitoyables. L'idée de ce qu'ils appelaient une trahison les rendait furieux. Les insurgés de l'avant-garde, échappés du vestibule et de la cour Royale, avaient crié partout : Vengeance ! — Ils ont tiré sur nous quand nous les embrassions ! Les chefs des Marseillais et d'autres hommes influents tentèrent en vain d'arrêter la fureur populaire. Soixante ou quatre-vingts Suisses prisonniers, qu'on voulait mener à l'Hôtel de ville, furent massacrés en route. Un certain nombre d'autres, qui n'avaient pu sortir avec leurs camarades par le jardin, vendirent chèrement leur vie dans l'intérieur du Château. Bien peu échappèrent ; un garde national en sauva un qu'il avait pris et vint le présenter à l'Assemblée en l'embrassant ; mais cet exemple ne fut pas suivi. On tua dans les appartements, sur les toits, dans les caves, quasi tout ce qu'on trouva d'hommes au Château. On ne cite guère d'épargnés que le vieux maréchal de Mailli, dont un fédéré protégea les cheveux blancs, et le médecin du roi.

Les femmes, du moins, furent sauvées. Une des femmes de la reine a raconté qu'un homme à longue barbe arriva en criant de la part de Pétion : Grâce aux femmes I Ne déshonorez pas la nation. Les Marseillais aidant, pas une ne fut touchée.

Il y eut des vols dans le sac des Tuileries ; mais la masse, loin de piller, réprima rudement le pillage. Une quinzaine de voleurs furent traînés à la place Vendôme et fusillés par le peuple.

Ceux des anciens nobles qui étaient restés au Château et avaient pris part au combat, ainsi que quelques gardes nationaux ; furent plus heureux que les Suisses. Ils parvinrent à s'échapper par la grande galerie du Louvre.

C'en était fait de la Royauté. Tout était fini vers midi. Vergniaud monta à la tribune et dit qu'il venait, an nom de la commission extraordinaire des Vingt et un, présenter à l'Assemblée une mesure bien rigoureuse ; mais, ajouta-t-il, je m'en rapporte à la douleur dont vous êtes pénétrés pour juger combien il importe au salut de la patrie que vous l'adoptiez sur-le-champ.

L'Assemblée nationale,

Considérant que les dangers de la patrie sont à leur comble..... que ses maux dérivent principalement des méfiances qu'a occasionnées la conduite du chef du pouvoir exécutif dans une guerre entreprise en son nom (par les puissances étrangères) contre la Constitution et l'indépendance nationale ; — que ces méfiances ont provoqué dans diverses parties de la France un vœu tendant à la révocation de l'autorité déléguée à Louis XVI ;

Considérant que l'Assemblée nationale ne peut concilier sa fidélité à la Constitution et sa résolution de s'ensevelir sous les ruines du temple de la liberté plutôt que de la laisser périr, qu'en recourant à la souveraineté du peuple et en prenant les précautions nécessaires pour. que ce recours ne soit pas rendu illusoire par de nouvelles trahisons ;

Décrète :

Le peuple français est invité à former une CONVENTION NATIONALE ;

Le chef du pouvoir exécutif est suspendu de ses fonctions, jusqu'à ce que la Convention nationale ait prononcé ;

Tout fonctionnaire public, tout militaire qui, dans ces jours d'alarme, abandonnera son poste, est déclaré traître à la patrie.

 

Ce décret fut voté et inséré au Bulletin des lois avec cette formule : Au nom de la nation.

De nombreux pétitionnaires, qui se succédaient à la barre, insistaient avec véhémence pour la déchéance du roi. Vergniaud leur répondit fermement que les représentants du peuple avaient fait tout ce que la Constitution leur permettait ; que la suspension du chef du pouvoir exécutif lui ôtait tout moyen de nuire, et qu'il fallait attendre que la Convention eût prononcé en vertu des pleins pouvoirs que lui conférerait le peuple souverain.

Les pétitionnaires se calmèrent et allèrent porter au peuple la résolution de l'Assemblée.

Une addition importante compléta le décret :

L'Assemblée nationale, voulant consacrer solennellement le principe de la liberté et de l'égalité, décrète qu'à l'avenir et pour la prochaine Convention, tout citoyen, âgé de 25 ans, vivant de son travail et domicilié depuis un an, sera admis à voter dans les assemblées primaires.

L'Assemblée décréta qu'il serait établi un camp sous les murs de Paris, et des batteries sur Montmartre.

Elle nomma douze commissaires chargés de se rendre aux armées et d'assurer leur obéissance à l'Assemblée nationale. Les commissaires reçurent plein pouvoir, même de destituer et d'arrêter les généraux. Parmi les commissaires figurait Carnot.

L'Assemblée, ensuite, reconstitua le pouvoir exécutif. Elle rappela au ministère, par acclamation, Roland, Clavière et Servan, et choisit trois nouveaux ministres : la marine fut confiée au savant Monge ; les affaires étrangères, à un diplomate appelé Lebrun ; le ministère de la justice, à DANTON.

L'Assemblée suspendit, à 3 heures et demie du matin, cette séance de trente heures durant laquelle avait pris fin la royauté française. La famille de Hugues Capet avait régné huit siècles sur la France.