ASSEMBLÉE CONSTITUANTE (SUITE). - LA FÉDÉRATION Septembre 1789-juillet 1790Nous avons montré les luttes qui avaient lieu et dans l'Assemblée et dans les villes. En face de ces discordes, il y avait un mouvement tout opposé, qui allait toujours grandissant depuis l'automne de 1789 ; un mouvement d'union et de fraternité entre les individus, entre les communes, entre les provinces, entre tout le peuple de France. Les troubles et les alarmes, qui n'avaient pas entièrement cessé dans les campagnes depuis le 14 Juillet, s'étaient renouvelés avec plus d'intensité à l'entrée de l'hiver de 89. Une parie des nobles et des prélats ayant encore réclamé les droits féodaux et les dîmes, dont l'abolition n'était jusque-là décrétée qu'en principe, les paysans s'étaient remis, en diverses contrées, à brûler les châteaux, et, en même temps qu'ils s'attaquaient aux nobles, ils étaient eux-mêmes inquiétés de nouveau par des bandes de mendiants et de malfaiteurs qu'on croyait soudoyés par l'étranger ou par la contre-révolution. Les gardes nationales des villes, sur quelques points où les nobles montraient des dispositions factieuses, appuyèrent les paysans ; mais, en général, elles s'employèrent à arrêter les excès dans les campagnes, de quelque part qu'ils vinssent. Les villages s'unirent d'abord contre les bandes errantes ; puis villes et villages se rapprochèrent et s'entendirent. Chacun remit l'ordre chez lui comme il put. Presque partout les municipalités s'étaient organisées d'elles-mêmes, à l'exemple de Paris, longtemps avant que l'Assemblée nationale eût voté la loi municipale. La loi ne fit que régulariser ce qu'avait fait le peuple d'une inspiration unanime. Chacun ne songeait d'abord qu'à se défendre et à vivre ; chacun en vint bientôt à la pensée d'aider les autres à vivre. On se concerta, non plus, comme autrefois, pour arrêter la circulation des grains, mais pour la faciliter ; ceux qui avaient du blé en envoyèrent à ceux qui n'en avaient pas. Le bon cœur du peuple arrivait ainsi au même résultat que la science des économistes, c'est-à-dire à la liberté du commerce. Au Moyen Age, lors de la fondation des communes, ou avait vu çà et là, dans nos villes du Nord, des groupes de populations se jurer amitié et fraternité. Cela se revit dans des proportions immenses. Partout se répandit l'idée d'association, de FÉDÉRATION. Par ce mot fédération, l'on n'entendait qu'union, unité volontaire. Les campagnes allèrent aux villes, les villes aux campagnes. Il y eut des fédérations de cantons, puis des fédérations de provinces, puis, toutes les provinces se tournant vers le centre, vers Paris, il y eut la Grande Fédération de toute la France. Cela commença, dès le 27 septembre 1789, par la fédération des villages francs-comtois des environs de Luxeuil, sous la direction d'un curé patriote. Puis, Mounier ayant tenté en Dauphiné, comme nous l'avons dit, de soulever les États Provinciaux contre l'Assemblée nationale, nombre de villes et de bourgs du Dauphiné et du Vivarais protestèrent contre cette tentative, en réunissant leurs gardes nationales dans la plaine de l'Étoile, au bord du Rhône, non loin de Valence. Les gardes nationales prêtèrent serment, autour d'un autel, d'abjurer toute distinction de province, d'offrir leurs bras, leurs fortunes et leurs vies à la patrie et à la défense des lois émanées de l'Assemblée nationale ; elles jurèrent enfin de voler au secours de Paris ou des autres villes qui seraient en danger pour la cause de la liberté (29 novembre 1789). Quinze jours après (13 décembre), une fédération plus tendue du Dauphiné et du Vivarais se fit à Montélimar. Grenoble y envoya, malgré sa municipalité, qui était du parti le Mounier. Il y vint des hommes du bas Languedoc et de la Provence. On y répéta le serment d'unité nationale et l'on s'y promit d'assurer la libre circulation des grains le long du Rhône. Le mouvement grandissait toujours. Le 31 janvier 1790, troisième et plus nombreuse fédération des provinces du Sud-Est, à Valence. Dix mille gardes nationaux, représentants de plusieurs centaines de mille, renouvellent, genou en terre, le serment français devant trente mille spectateurs, mi jurent avec eux. Le mois d'après, encore en plein hiver, les montagnards lu Vivarais en masse, cent mille paysans armés, accourent, à travers les neiges et les précipices, se réunir à la Voûte, en face de Valence, et la rive droite du Rhône fait écho à la rive gauche. A Maubec (Isère), où J.-J. Rousseau avait fait quelque séjour dans les dernières années de sa vie, c'est sous l'invocation de son nom que se fédèrent les communes rurales ; c'est un prêtre qui fait l'éloge funèbre du grand philosophe. De l'autre côté du Rhône, en mars, protestants et catholiques patriotes se fédèrent près d'Alais, dans une île du Gard. Un curé et un pasteur protestant s'embrassent devant l'autel. Cela présageait la défaite des fanatiques, qui eut lieu à Nîmes trois mois plus tard. L'Ouest répondait avec éclat au signal du Midi. La Bretagne et l'Anjou se fédèrent, en janvier, à Pontivy, au cœur de la presqu'île bretonne. Là se rassemblent les délégués de cent cinquante mille gardes nationaux qui se sont fédérés pour étouffer toute tentative de contre-révolution. Ils se jurent de vivre libres ou de mourir, et de pardonner aux ennemis de la Révolution, s'ils deviennent de bons citoyens. L'Est, en ce moment, se ralliait au Midi. Dès novembre 178'J, les quatorze villes chefs-lieux de bailliages de la Franche-Comté s'étaient fédérées pour assurer la libre circulation des grains et prévenir les accaparements. Le reste de la contrée adhéra. La capitale de l'autre Bourgogne, Dijon, ne se contenta point d'adhérer ; elle invita toutes les municipalités bourguignonnes à secourir Lyon, qui manquait de blé. Par la patriotique Dijon, les deux Bourgognes se donnèrent la main et la donnèrent aux fédérations du Sud-Est. Les montagnards du Jura, serfs encore la veille, fondèrent, dans leur fédération des hauts villages, un anniversaire de la Grande Nuit du 4 août. Cet anniversaire-là, on n'eut jamais dû le laisser tomber en oubli. Ces vastes réunions rappelaient tout ce qu'il y avait eu d'héroïque et d'enthousiaste chez nos aïeux les Gaulois, tout ce qu'il y avait eu de beau et de poétique chez les Grecs. On s'assemblait sous le ciel, devant l'œil de la lumière, ainsi que disaient nos ancêtres, dans les grandes vallées, dans les îles des fleuves, sur les falaises de la mer, sur les cimes des montagnes, d'où le regard embrassait les vastes horizons de la patrie devenue libre. La grandeur et la simplicité des temps antiques revivaient dans ce peuple rajeuni et se mêlaient au sentiment nouveau de la fraternité universelle. à l'idéal nouveau d'une patrie qui appelait toutes les autres patries ses sœurs. Les emblèmes du travail se mêlaient aux armes des- tinées à la défense et non plus à la conquête. Les vieillards I présidaient aux fêtes ; les femmes, les jeunes filles vêtues de blanc, avec des ceintures tricolores, les enfants couronnés de fleurs, défilaient en longs cortèges parmi les hommes en armes. Sur les frontières, où arrivaient du dehors les rumeurs de guerre, les menaces des émigrés et des rois, les jeunes filles mêmes paraissaient, comme les Parisiennes au 5 octobre, l'épée et la pique à la main. On voyait partout des scènes touchantes parmi les scènes guerrières. A Saint-Andéol, en Vivarais, deux vieillards de quatre-vingt-treize et quatre-vingt-quatorze ans prêtèrent, les premiers, le serment civique. L'un était un ancien seigneur ; l'autre, un pauvre paysan. Ils s'embrassèrent devant le peuple, en remerciant Dieu d'avoir prolongé leur vie jusqu'à un tel jour. Des milliers de personnes de toute condition et tout âge se prirent par les mains et formèrent un chœur de danse, une farandole immense qui se déroula depuis les montagnes jusqu'au Rhône. Ailleurs, on apportait les nouveau-nés pour les baptiser sur l’autel de la Fédération. On y célébrait des mariages, des adoptions ; on y faisait de grandes distributions aux pauvres. Cela devenait une vraie religion de la Patrie. Toutes les provinces entraient dans le mouvement les unes après les autres : Champagne, Lorraine, Alsace, Normandie, Angoumois, pays de la Loire. Les régiments de ligne se fédéraient comme les gardes nationales. La fête de Metz eut lieu le 4 mai. Le général en qui espérait la contre-révolution, le marquis de Bouillé, qui avait un grand commandement sur les frontières, dut jurer comme les autres, par ordre du roi lui-même, qui craignit les suites d'un refus. Orléans, Limoges, se fédérèrent le 9 mai ; le 12, ce fut le tour de Strasbourg. Le Rhin voulut rivaliser avec le Rhône. Le drapeau tricolore, du haut de la flèche de Strasbourg, la plus élevée de l'Europe, flotta sur l'Alsace et sur la Souabe, comme un appel à la liberté pour l'autre rive du Rhin ainsi que pour le nôtre. Les belles prairies de l'Ill furent témoins d’une pittoresque cérémonie où l'Alsace montra ce goût et cet art des fêtes publiques qu'elle partage avec la Flandre. Cette fête charmante fut couronnée par l'acte le plus sérieux de la plus haute portée religieuse. Deux enfants, nés dans deux religions, furent présentés par un parrain catholique et une marraine protestante à un curé et à un pasteur, ils se donnèrent la main après le double baptême. Pardessus les sectes s'entrevit ce jour-là l'universelle religion. Toutes les fédérations qui avaient eu lieu jusqu'alors furent dépassées par les proportions de celle de Lyon (30 mai). Cinquante mille gardes nationaux lyonnais ou envoyés à Lyon par toutes les villes de l'Est et du Midi, depuis Sarrelouis et Nancy jusqu'à Marseille, s'assemblèrent dans la presqu'île de Perrache, devant un temple de la Concorde, au pied d'une statue colossale de la Liberté, figurée avec le bonnet en tête et la pique à la main. Lyon tout entier et les environs acclamèrent les gardes nationaux et la fédération. Une députation de la Corse, arrivée trop tard, prêta le serment national le lendemain. La Corse, jusque-là rebelle à la conquête, acceptait la réunion dans la liberté. Ce même lendemain de la fête de Lyon, un journal lyonnais publia, à soixante mille exemplaires, un éloquent récit de cette belle journée, écrit de la main d'une femme. C'était Mme ROLAND, destinée à tant de renommée et à tant d'infortune. Suivant l'expression d'un grand historien (M. Michelet), les gardes nationaux des provinces emportèrent avec eux l'inspiration et, pour ainsi dire, l'âme de cette femme sublime. Partie des extrémités, la fédération refluait vers le
centre en grossissant toujours. Tous regardaient vers la grande cité, qui
était la tête de la Révolution ; quant au cœur, il était partout. Déjà
Bordeaux et la Bretagne avaient demandé une fête nationale à Paris pour le ii
juillet, l'anniversaire de la prise de la Bastille. Le maire Bailli et la
Commune de Paris arrêtèrent d'inviter tous les départements à envoyer dans la
capitale des députations chargées de conclure avec les Parisiens le Pacte de
la Fédération. L'Assemblée nationale approuva le projet de la Commune. Une
adresse aux Français fut publiée au nom des citoyens de Paris. Dix mois sont à peine écoulés, y était-il dit, depuis que, des murs de la Bastille reconquise, s'éleva ce
cri : — Nous sommes libres ! Qu'au même jour, un cri plus touchant se fasse
entendre : — Nous sommes frères ! L'Assemblée nationale décréta que toutes les gardes nationales de France enverraient un député sur deux cents hommes. Il y avait en France trois millions de citoyens armés ; cela faisait quinze mille députés. L'Assemblée décida que les armées de terre et de mer seraient représentées par onze mille vieux soldats et marins. Ces vingt-six mille hommes se mirent en route, par petites bandes, de tous les points de la France, trouvant partout sur leur passage, dans les villages et dans les villes, portes ouvertes, tables ouvertes, bras ouverts. Les Parisiens, à leur tour, allaient se disputer ces hôtes. Paris faisait de vastes préparatifs. On avait résolu de changer complètement l'aspect du Champ de Mars, qui devait être le théâtre de la Fédération. C'était une plaine ; on voulait en faire comme une large vallée entre deux longues collines. Dans la vallée devaient manœuvrer les gardes nationales autour de l'autel de la Patrie ; sur les deux longs talus, des gradins à perte de vue porteraient la foule immense des spectateurs. Quinze mille ouvriers étaient à l'œuvre ; mais ce prodigieux travail n'avançait guère. On était au 7 juillet ; la fête semblait manquée. En un seul jour, sur un appel fait dans un journal par un garde national, tout Paris se leva. Trois cent mille hommes et femmes de toute condition et de tout âge se portèrent au Champ de Mars et se mirent à l'œuvre. Les femmes les plus élégantes accoururent manier la bêche et la pioche. Les manœuvres, qui vivaient de leur travail au jour le jour, venaient, leur journée finie, relever le soir les bourgeois. Tous chantaient en chœur un air populaire, qui retentissait alors d'un bout à l'autre de la France et qui délassait aussi, durant leur longue route, les députations des départements et de l'armée. Ah ! ça ira ! ça ira ! ça ira ! Celui qui s'élève, on l'abaissera ; Celui qui s'abaisse, on l'élèvera. Le Ça ira ! était alors un joyeux refrain que riches et pauvres répétaient cordialement tous ensemble ; il devint plus tard un chant sinistre de vengeance et de mort ! La pluie tomba ; tous restèrent à la besogne, même les belles dames. En sept jours, le gigantesque ouvrage fut achevé ; le Champ de Mars fut prêt. Les hôtes de Paris arrivaient. Les vainqueurs de la Bastille allèrent jusqu'au delà de Versailles au-devant des fédérés bretons. Les fédérés des provinces conquises par Louis XIV ne trouvèrent plus, -au pied de la statue du Grand Roi, sur la place des Victoires, les statues de captifs qui eussent blessé leurs regards, en leur rappelant les jours de la conquête. L'Assemblée nationale avait fait enlever ces statues ; on les avait portées aux Invalides, où elles sont encore. Le 14 juillet se leva. La Fédération se déroula du faubourg du Temple jusqu'au Champ de Mars. A la place Louis XV, l'Assemblée nationale vint prendre place dans l'immense cortège entre un bataillon de vieillards et un bataillon d'enfants, qui rappelaient les fêtes de la Grèce tant célébrées par Rousseau. L'évêque d'Autun, qui avait proposé la saisie des biens du clergé, Talleyrand, entouré de deux cents prêtres qui portaient des ceintures tricolores, dit la messe sur l'autel de la Patrie, construction colossale de cent pieds de haut, et bénit les bannières des quatre-vingt-trois départements. La Fayette, au nom de la garde nationale de Paris, étendant son épée sur l'autel, prêta le serment civique. Cent canons tonnèrent ; quatre cent mille bouches lancèrent un seul cri vers le ciel. Le roi, toujours embarrassé et timide, ne monta pas à l'autel, ne fit point de discours ; mais, de son trône placé sur une estrade devant l'École militaire, il dit : Moi, roi des Français, je jure de maintenir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par moi. Le soir, un banquet de vingt-deux mille couverts fut servi aux fédérés des départements dans les jardins de la Muette, la danse du Midi, la farandole des bords du Rhône, fut répétée par les représentants de toute la France. Les Parisiens retinrent plusieurs jours leurs hôtes par des êtes. On y porta en triomphe le buste de Jean-Jacques Rousseau couronné de chêne. Il y eut trois nuits de bals sur l'emplacement illuminé de la Bastille. Là où s'élevaient naguère ses tours sinistres, on avait placé l'inscription : Ici l'on danse. Les fédérés repartirent enfin, emportant avec eux, dans es coins les plus reculés de la France, la pensée de l'unité nationale accomplie. L'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, toute l'Europe, regardaient, écoutaient de loin : les peuples, avec une admiration pleine d'espérance ; les princes et les privilégiés, avec colère et avec peur. Ce sont les plus beaux jours qu'ait eus la France, et il faut ici répéter la parole du poète : Heureux celui qui mourut dans ces fêtes ! Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas ! La France s'était élevée au-dessus d'elle-même en s'élançant vers l'avenir. Elle ne put soutenir cet élan, et cette aurore splendide du 14 JUILLET fut bientôt obscurcie par d'effroyables orages. L'avenir de liberté et de fraternité proclamé par nos pères n'est pas assuré encore à leurs descendants ; c'est à ceux-ci de montrer s'ils sont capables, en le réalisant, de raffermir la nationalité française et de continuer dans le monde l'œuvre de la France. Tout en confirme aujourd'hui l'espérance. |