ASSEMBLÉE CONSTITUANTE (SUITE). - LA NUIT DU 4 AOÛT. - LA DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME. - JOURNÉES DES 5 ET 6 OCTOBRE. 20 juillet-6 octobre 1789Paris n'était nullement calmé par la visite du roi. La misère continuait d'aigrir les pauvres gens, qui soupçonnaient partout des accapareurs spéculant sur leur faim. Les classes qui ne souffraient pas du besoin, la bourgeoisie révolutionnaire, continuaient aussi de s'agiter par prévoyance. On sentait que tout n'était pas fini, et que l'Ancien Régime ne se résignerait pas après une seule défaite. On se rappelait que le pouvoir absolu était plus d'une fois revenu parmi nous, après les tentatives faites pour l'abattre, et qu'il avait envoyé en exil ou à l'échafaud ses adversaires. On ne voulait pas qu'il pût en être de même cette fois et l'on n'entendait pas arrêter la Révolution avant qu'elle eût détruit tout ce qui était capable de ramener le passé. On voulait frapper ceux qui avaient projeté de frapper Paris et poursuivre maintenant les ennemis du peuple pour crime de lèse-nation, comme on poursuivait autrefois, pour crime de lèse-majesté, les rebelles au roi. Mais, poursuivre, devant qui ? — Les anciens tribunaux, encore debout, étaient composés de privilégiés, d'adversaires de la Révolution, qui ne feraient pas justice. Les nouveaux tribunaux, que réclamaient les Cahiers, n'existaient pas encore. De là l'idée, que propageaient les esprits violents, de se faire justice à soi-même ; de frapper par la justice populaire de la rue. La haine publique se concentrait principalement sur deux hommes : le beau-père et le gendre, Foulon et Berthier. Ils passaient pour les inspirateurs du plan d'attaque contre Paris. Les Parisiens détestaient Foulon depuis trente ans. On attribuait, à tort ou à raison, sa grande fortune aux spéculations anciennes et nouvelles sur les blés, qui avaient recommencé sous les ministères de Calonne et de Brienne. Pour les pauvres gens, Foulon était l'homme du PACTE DE FAMINE, qui s'était renouvelé, quoique Louis XVI n'en fût point complice comme Louis XV. Pour les bourgeois, Foulon était l'homme de la banqueroute. On ne doutait pas qu'il ne l'eût faite, comme ministre des finances, si le peuple eût été vaincu au 14 juillet. Son gendre, Berthier, intendant de Paris, ce qui était comme préfet de la Seine et préfet de police tout à la fois, n'était ni moins dur ni moins détesté que lui. Tous deux avaient quitté Paris et Versailles. Foulon se cachait à la campagne. Les paysans, qui le haïssaient autant que les Parisiens, découvrirent sa retraite et s'emparèrent de lui. On prétendait qu'il avait dit que, si le peuple avait faim, il n'avait qu'à manger de l'herbe. Les paysans lui mirent une botte de foin sur le dos, un collier de chardons au cou, et l'amenèrent à l'Hôtel de ville de Paris (22 juillet). Le comité permanent, quand il vit arriver Foulon prisonnier, savait déjà que Berthier avait été arrêté à Compiègne ; le comité avait envoyé la cavalerie de la garde municipale chercher Berthier, de peur qu'il ne fût tumultuairement mis à mort par les populations soulevées. Le comité convoqua en hâte l'assemblée des électeurs, qui prit au plus vite un arrêté pour faire enfermer dans la prison de l'Abbaye Saint-Germain les personnes accusées de crimes de lèse-nation, et pour réclamer de l'Assemblée nationale l'érection d'un tribunal qui jugerait cette sorte do crimes. Le commandant de la garde nationale, La Fayette, fut invité à pourvoir à la conservation des prisonniers. La foule, qui encombrait la place de Grève, envahit l'Hôtel de ville et réclama impérieusement le jugement et l'exécution immédiate de Foulon. Les moyens de rétablir l'ordre manquaient ; la garde nationale n'était pas encore sérieusement organisée ; La Fayette et Bailli firent les derniers efforts pour obtenir qu'on laissât mener Foulon à l'Abbaye. La multitude, livrée à elle-même, eût entendu raison ; mais des hommes qui n'appartenaient point aux classes pauvres surexcitaient incessamment la passion populaire. Les plus furieux parvinrent enfin à arracher Foulon de la grand'salle et à l'entraîner sur la place de Grève, où ils le pendirent au réverbère qui était en face de l'Hôtel de ville. Foulon mourut, victime expiatoire et du Pacte de famine de Louis XV et, plus encore, des treize banqueroutes de la monarchie. Il passait pour l'homme qui eût fait la quatorzième. La longue patience publique s'était changée en implacable fureur. Foulon avait été mis à mort dans l'après-midi ; le soir, arriva son gendre Berthier, après avoir fait, de Compiègne à Paris, un voyage qui était déjà un vrai supplice, entre deux haies d'un peuple qui l'accablait de malédictions. Des centaines de campagnards, de fermiers, suivaient à cheval. la voiture où était le prisonnier, de peur qu'il ne s'échappât. Les petites villes et les campagnes partageaient tous les ressentiments de Paris. Bailli et La Fayette avaient envoyé au-devant de l'escorte, afin qu'elle conduisît Berthier droit à la prison de l'Abbaye ; mais une foule immense entraîna l'escorte et le prisonnier de la porte Saint-Martin à l'Hôtel de ville, menant en triomphe, avec des cris, des chants, au son des trompettes, au battement des tambours, l'ancien intendant de Paris, qu'on accusait d'avoir voulu faire mettre la capitale à feu et à sang. Auprès de Saint-Merry, on vit venir au-devant du cortège des hommes qui portaient une tête sanglante au bout d'une pique. C'était la tête de Foulon. A l'Hôtel de ville, ce fut la répétition des scènes barbares de la matinée. La garde, toute renforcée qu'elle fût, ne put empêcher la foule de pénétrer une seconde fois dans l'Hôtel de ville, et, comme on ne jugeait pas tout de suite Berthier et qu'on essayait de le mener de l'Hôtel de ville à l'Abbaye, la multitude l'arracha des mains de son escorte. C'était un homme énergique et vigoureux ; il s'empara d'un fusil, se défendit en désespéré et fut percé de mille coups. La Fayette, désolé et indigné de n'avoir pu empêcher ce double meurtre, envoya sa démission au maire et aux districts. Mais l'assemblée des électeurs et les députations de tous les districts le conjurèrent de ne pas abandonner le grand œuvre de la liberté publique, et lui promirent leur plus ferme concours pour la défense de la liberté et de l'ordre. Il dut céder et garder une place où il était vraiment nécessaire. Tout le monde ne partagea pas le sentiment de La Fayette, si naturel et si légitime chez l'homme qui, chargé de l'ordre public, se voit enlever par force des accusés pour les mettre à mort sans jugement. IL subsistait de telles appréhensions et de telles colères, que beaucoup d'hommes politiques jugeaient la fermentation des masses nécessaire encore, et toléraient les vengeances populaires. — Il eût coulé bien plus de sang, disait Mirabeau, si nos ennemis eussent été vainqueurs. — Il fallait, disaient d'autres, faire peur aux partisans de l'Ancien Régime et les empêcher de relever la tête. — De tels raisonnements mènent loin ! Camille Desmoulins, qui était loin d'être cruel, et qui mourut pour avoir élevé la voix en faveur de l'humanité et voulu renverser les échafauds, fomentait alors les colères du peuple par ses brillants et violents pamphlets ; sans aller jusqu'à approuver l'usage qu'on faisait de la trop fameuse lanterne, le réverbère de l'Hôtel de ville auquel on accrochait les suppôts de la tyrannie, il ne craignait pas de plaisanter sur ce sinistre sujet. Un politique bien moins passionné que Desmoulins, le député dauphinois Barnave laissa échapper en pleine Assemblée un mot terrible : Ce sang est-il donc si pur qu'on doive tant regretter de le verser !... On n'avait point alors l'expérience des révolutions ; on ne savait pas que le sang appelle le sang, et que la première goutte versée par la violence, fût-elle impure, fait bientôt déborder à flots le sang innocent comme le sang coupable. Pour qu'on n'ait pas une idée fausse de l'état de Paris et de l'esprit du peuple en ce temps-là, il faut dire que, si quelques partisans de l'Ancien Régime furent aussi cruellement mis à mort, un bien plus grand nombre de personnes suspectes furent épargnées ou sauvées, et que La Fayette, malheureux une fois dans ses efforts, réussit très souvent dans d'autres circonstances. Au mouvement de Paris, si grand et si glorieux malgré quelques incidents lugubres, répondait le mouvement de la France entière. La nouvelle du renvoi de Necker avait soulevé les villes de province comme la capitale. Necker était partout, aux yeux du pays, l'adversaire du Pacte de famine et de la banqueroute. Les villes de l'intérieur mirent la main sur leurs vieux châteaux, qui étaient comme leurs Bastilles. Les troupes, sur divers points, firent cause commune avec le peuple. Toutes les villes de Bretagne s'armèrent pour marcher, s'il était besoin, au secours de l'Assemblée nationale. Villes et villages envoyaient de toutes parts des députations à Paris annoncer leurs prises d'armes et demander des instructions et des ordres. La France sentait que Paris était sa tête et son cœur. En ce moment d'agitation universelle, le bruit se répandit que des bandes de brigands couraient les campagnes pour couper les blés. Le cri : Voici les brigands ! vola d'un bout de la France à l'autre. Tout se leva, tout s'arma pour le& repousser, jusque dans le dernier hameau. Il errait, en effet, çà et là, des bandes d'affamés dont la misère avait fait des mendiants et faisait parfois des malfaiteurs ; mais on dit que des politiques du parti de la Révolution propagèrent par leurs agents la nouvelle de la venue des brigands, pour mettre sur pied la France entière. Quoi qu'il en soit, une fois les armes prises, on ne les déposa plus, et l'on eut, au service de la Révolution, une garde nationale universelle. Les paysans avaient commencé, sur nombre de points, à ne plus acquitter les droits féodaux. Ils firent plus. Ils envahirent les châteaux, forcèrent les tourelles où l'on gardait les titres écrits de ces prétendus droits qui avaient tant fait souffrir et tant humilié leurs pères ; alors commença la destruction des archives féodales. Les paysans brûlèrent les parchemins et parfois les châteaux mêmes. Cette fois, ce n'était plus la Jacquerie du quatorzième siècle ; ce n'était plus une victoire d'un jour, bientôt noyée dans le sang par la réaction : c'était l'avènement définitif du peuple des campagnes. Il y eut, sur quelques points, des vengeances sanglantes contre des nobles personnellement haïs. Ailleurs, des seigneurs humains et bienfaisants furent protégés par leurs anciens vassaux. Dans quelques contrées, non seulement les bandes de vagabonds et de pillards, mais les paysans qui incendiaient les châteaux, furent réprimés de vive force par la garde nationale des villes. A Lyon, les ouvriers prirent parti pour les paysans que la garde nationale ramenait prisonniers des châteaux en flammes, et faillirent livrer bataille à la jeunesse bourgeoise enrégimentée. Mais ces incidents se perdaient en quelque sorte dans l'ensemble du mouvement immense, et, en général, villes et campagnes étaient d'accord pour acclamer la ruine de la féodalité. Ce grand mouvement national eut un contre-coup extraordinaire dans l'Assemblée, et y provoqua des résolutions sans exemple dans l'histoire. La minorité libérale de la noblesse, qui avait poussé son ordre à se réunir au Tiers État, jugeant la cause des privilèges perdue, voulut qu'au moins la noblesse française finît avec grandeur. Le 4 août au soir, l'Assemblée, à la demande du gouvernement, allait discuter un arrêté pour faire cesser les violences qui se commettaient dans les provinces et pour inviter le peuple à observer les lois anciennes jusqu'à ce qu'elles eussent été abrogées ou modifiées par l'autorité nationale. Le vicomte de Noailles demanda la parole et déclara qu'il n'y avait qu'un moyen de ramener dans les provinces la paix troublée par le juste mécontentement du peuple accablé sous des charges exorbitantes. C'était de décréter immédiatement l'égalité proportionnelle de l'impôt pour tous les citoyens, le rachat des cens et rentes féodales sur le pied de leur revenu moyen, et l'abolition, sans rachat, des corvées, des mainmortes et de toutes les servitudes personnelles. Le vicomte de Noailles était un cadet de famille, sans fiefs, et ne sacrifiait là rien qui lui fût propre ; mais le plus riche seigneur de France, celui qui avait le plus à perdre à la suppression des droits féodaux, le duc d'Aiguillon, arrière-neveu du grand cardinal de Richelieu et fils de ce d'Aiguillon qui avait été ministre sous Louis XV, appuya sans réserve la motion de Noailles. Celui-ci la lui avait en quelque sorte dérobée, car d'Aiguillon avait annoncé la veille au club breton qu'il la présenterait. Il voulait à tout prix se racheter du mauvais renom de son père. Après ces orateurs nobles, qui proposent l'abolition des droits féodaux aux acclamations de l'Assemblée, se lèvent des orateurs populaires, un cultivateur dans son costume de paysan bas-breton, et d'autres encore, de diverses provinces, qui dépeignent avec énergie les indignités et les barbaries passées du régime féodal et la dure oppression fiscale qui a survécu à ces barbaries. Personne n'osait élever la voix pour défendre les droits féodaux ; mais un gentilhomme de province demanda que les seigneurs de la cour, qui s'enrichissaient, aux dépens du peuple, par les faveurs royales, les pensions, les grandes places, prissent leur part principale des sacrifices qu'on allait imposer à la noblesse. Les ducs de Guiche et de Mortemart répondirent vivement que ceux qu'on désignait étaient prêts à renoncer aux bienfaits du roi pour participer au fardeau commun. Les propositions se succédèrent dès lors avec une telle rapidité, que le secrétaire pouvait à peine les écrire. Une généreuse émulation de sacrifices s'était emparée de ceux-là mêmes qui, la veille encore, montraient les préjugés les plus obstinés. C'était l'esprit de désintéressement de la chevalerie qui se réveillait dans l'agonie de la féodalité. Le vicomte de Beauharnais, dont le fils fut Eugène Beauharnais, demanda que tous les citoyens fussent admissibles à tous les emplois et que les peines fussent les mêmes pour tous les coupables, sans distinction de classes. Un autre député demanda l'abolition des justices seigneuriales (tribunaux de fiefs). Des magistrats, un membre du Parlement de Paris, proposèrent la gratuité de la justice et la suppression de la vénalité et de l'hérédité des charges. Le duc de Larochefoucauld demanda qu'en affranchissant les serfs dans tout le royaume, on adoucît le sort des esclaves dans les colonies et qu'on préparât leur libération. Un gentilhomme dit spirituellement qu'il regrettait de n'avoir qu'un moineau à offrir, et il proposa la suppression du droit exclusif de colombier qu'avaient les possesseurs de fiefs. Le député breton Le Chapelier, qui présidait, offrit la parole aux membres du clergé qui souhaiteraient de faire à leur tour connaître leurs sentiments. Les évêques approuvèrent la suppression des droits féodaux appartenant aux ecclésiastiques comme aux laïques. L'un d'eux proposa l'abolition du droit exclusif de chasse qu'avaient les seigneurs. C'était un sacrifice aux dépens d'autrui. Les curés furent plus généreux ; ils offrirent l'abandon de leur casuel. C'était le denier du pauvre. L'Assemblée n'accepta qu'en convenant d'augmenter le revenu fixe des curés. Les évêques n'avaient point parlé de la dîme. Un gentilhomme, sur les bancs de la noblesse, dit en riant à ses voisins : Ils nous prennent le droit de chasse ; prenons leur les dîmes. Et il proposa que les dîmes fussent rachetables comme les droits féodaux. Les évêques n'osèrent protester. Après les privilèges de la noblesse et du clergé, on immola ceux des provinces et des villes. L'inégalité avait été partout ; on voulait qu'elle ne fut plus nulle part. Les députés des provinces qui avaient eu plus de privilèges, et qui y avaient tenu davantage, donnèrent l'exemple. Les Dauphinois firent ce que, l'année précédente, ils avaient promis de faire ; puis le président Le Chapelier renonça, au nom de la Bretagne, à tout ce qui la séparait du reste de la France ; puis les députés de la Provence, ceux du Languedoc, ceux de toutes les provinces, en firent autant ; puis l'avocat Tronchet, député de Paris, renonça, pour la capitale, à ses grands privilèges en matière d'impôts. Lyon, Marseille, Bordeaux, toutes les villes suivirent Paris. On réclama enfin la suppression des maîtrises et jurandes, des privilèges en matière de travail, une première fois supprimés par Turgot. La séance avait commencé à huit heures du soir. Avant deux heures du matin, la plus grande révolution sociale qu'on eût encore vue dans le monde était consommée. Il n'y avait plus en France, comme le déclaraient avec enthousiasme les députés en se pressant en foule sur les degrés de la tribune, il n'y avait plus en France qu'une seule loi, une seule nation, une seule famille et un seul titre, celui de citoyen français. Une seule nuit avait suffi,
dit un historien contemporain, pour renverser ce chêne
antique de la féodalité doit les branches couvraient la surface de l'empire
français, dont les racines épuisaient, depuis tant de siècles, les sucs de la
terre et frappaient de stérilité l'heureux sol de la France. C'était là le fruit de cette philosophie du dix-huitième siècle, qui avait fait pénétrer dans les esprits et dans les cœurs les principes de droit, de justice et d'humanité, et qui avait fini par faire sentir aux privilégiés eux-mêmes l'iniquité des privilèges. Aucun peuple n'avait donné l'exemple d'un élan si généreux et si sublime. Cela dépassait trop les conditions ordinaires de la nature humaine pour être soutenu jusqu'au bout. Beaucoup de ces hommes qui avaient été emportés un moment au-dessus d'eux-mêmes se repentirent de leur magnanime sacrifice, et combattirent plus tard cette Révolution et cette patrie auxquelles ils avaient offert leur dévouement dans la sincérité de leur âme. L'achèvement de la Révolution qu'ils avaient contribué à inaugurer dut se poursuivre malgré eux et contre eux. L'histoire, néanmoins, en tenant compte de la faiblesse humaine, ne laissera point périr la mémoire de ce qu'ils ont fait dans cette nuit à jamais glorieuse. L'égalité des droits était fondée ; mais cette grande révolution sociale n'était que le commencement de la Révolution française. Il s'agissait maintenant d'une entreprise plus grande encore et bien plus difficile, qui, après quatre-vingts ans, n'est pas achevée encore ; il s'agissait de fonder la liberté. L'ouvrage de la nuit du 4 août fut complété et dépassé dans les jours qui suivirent. Le 6 août, quelques membres du clergé ayant essayé de revenir sur le rachat des dîmes, un jeune député leur répondit que les biens ecclésiastiques appartenaient à la Nation. C'était le Normand Buzot, qui fut depuis un des chefs du parti de la GIRONDE. Il y eut de vifs applaudissements d'un côté et de violents murmures de l'autre. Le 8 août, un député noble, le marquis de La Coste, appliquant le principe posé par Buzot, présenta un projet de décret déclarant : 1° que les biens ecclésiastiques appartenaient à la Nation ; 2° que la dîme serait supprimée sans rachat ; 3° que les honoraires des évêques et des curés seraient fixés par les assemblées provinciales ; 4° que les ordres monastiques seraient supprimés. Un autre gentilhomme, Alexandre de Lameth, montra la différence essentielle qui existe entre les propriétés des citoyens, les propriétés individuelles, qui existent de droit naturel et que la loi n'a pas créées, et les possessions des corporations, qui ne subsistent que par l'autorisation de la société, de la Nation. Chaque citoyen, dit-il, a des droits sacrés qu'il ne dépend pas de la société de lui ôter ; mais les corporations, les corps politiques, n'existent que pour la société et par elle. Elle a droit de les modifier ou de les supprimer, et d'appliquer leurs biens, qui ne sont pas de vraies propriétés, à l'utilité générale. Comme le ministre Necker avait fait récemment, devant l'Assemblée, un tableau fort alarmant de l'état des finances, Lameth proposa qu'on donnât aux créanciers de l'État les biens ecclésiastiques pour gage de leurs créances. Mirabeau ajouta que la dîme, loin d'être une propriété, n'était pas même une possession ; qu'elle n'était qu'un impôt destiné à subvenir au culte, à salarier les ecclésiastiques, comme officiers de morale et d'instruction publique. Sieyès, qui avait toujours été jusqu'alors à la tête des novateurs les plus hardis, intervint dans ce débat d'une façon inattendue. Il prétendit que la dîme n'était pas un impôt, mais bien une propriété. Cette assertion était peu digne d'un philosophe tel que lui ; mais les raisons par lesquelles il combattit la suppression pure et simple delà dîme étaient pourtant sérieuses. Il dit qu'on ne devait pas faire ce présent immense aux propriétaires fonciers actuels, qui avaient acheté leurs terres ou en avaient hérité sous la condition de la dîme ; que -ce présent serait onéreux au reste [de la Nation, qui ne possédait point de terres, puisque la suppression des dîmes sans rachat amènerait l'établissement d'un nouvel impôt pour salarier le clergé, et il proposa que les dîmes fussent rachetées, ou de gré à gré, ou à un taux réglé par l'Assemblée, et que les sommes provenant de ce rachat fussent placées de manière à pourvoir à l'objet primitif des dîmes, qui était l'entretien du culte et le soulagement des pauvres, en même temps qu'à secourir l'État par le prêt d'un capital considérable à bas intérêt. Une remise sur le prix du rachat serait faite aux petits propriétaires, mais non aux riches. Le présent à faire aux propriétaires fonciers était plus grand encore que ne le croyait Sieyès. Il l'évaluait à 70 millions par an ; les dîmes rapportaient environ 120 millions, qui en vaudraient aujourd'hui au moins 300. C'était, suivant Mirabeau, le tiers du revenu net du cultivateur. Mais le courant de l'opinion n'allait pas dans ce sens. La campagne entière, fermiers et métayers aussi bien que propriétaires, voulaient la suppression pure et simple des dîmes, vrai fléau de l'agriculture ; on venait prendre au paysan jusqu'à la dîme de sa paille dans sa grange. Tous ces descendants des serfs du Moyen Age, qui possédaient des coins de terre assujettis au cens et à la rente féodale, et qui allaient devenir de vrais propriétaires par la suppression des droits féodaux, aspiraient avec passion à l'abolition de l'odieuse dîme, et l'Assemblée les gagnait par là, sans retour, à la Révolution. Après plusieurs jours de discussions opiniâtres, le clergé céda. Ceux des curés qui jouissaient des dîmes déclarèrent les remettre aux mains de la Nation. Les évêques suivirent. La suppression des dîmes sans rachat fut décrétée le 11 août. Les autres propositions de La Coste furent ajournées. On décréta l'abolition des annates, ce tribut que la France payait au pape sur les revenus ecclésiastiques. La joie du peuple fut un vrai délire. Les plus résolus avaient cessé d'avance d'acquitter les droits féodaux et les dîmes. Personne ne les paya plus. On n'attendit pas que les décrets de l'Assemblée eussent été promulgués et les moyens d'exécution réglés. Dès qu'on sut le privilège de la chasse aboli, quoique l'Assemblée n'eût entendu reconnaître le droit de chasse qu'aux propriétaires et aux fermiers, tout le monde courut sus au gibier, et ce fut un massacre universel des hôtes à poil et à plumes. Ce fut la vengeance du peuple contre ces plaisirs de rois et de nobles qui l'avaient humilié et ruiné depuis tant de siècles. Nul ne pourrait dire tout ce qu'avait causé de vexations ce qu'on nommait la capitainerie des chasses royales dans un rayon de vingt lieues autour de Paris ; aussi les paysans vinrent-ils tuer les perdreaux du roi jusque dans le parc de Versailles. Les privilégiés, dans les provinces, accueillirent avec stupeur et colère ce qui faisait la joie du peuple. Ils ne pouvaient comprendre comment leurs représentants s'étaient laissés aller à l'enthousiasme de cette nuit qu'ils appelaient une nuit d'ivresse et de folie ! Le roi, lui aussi, était profondément troublé de ce renversement de tout l'Ancien Régime, et sa dévotion s'alarmait de l'abolition des dîmes, qu'il était habitué à regarder comme une chose sacrée. Plus la Révolution était grande, plus le peuple craignait qu'on ne lui en disputât les résultats et qu'on ne revînt sur ses conquêtes. Des incidents étranges entretenaient l'inquiétude publique. On disait que les traîtres avaient voulu livrer Brest aux Anglais. C'était l'ambassadeur d'Angleterre lui-même qui avait dénoncé le complot au ministère français, en déclarant que son gouvernement n'entendait pas profiter d'une telle offre, mais sans révéler les noms des coupables. Le peuple crut au complot de Brest et en accusa les nobles ; mais plus d'un politique pensa que c'était une manœuvre du gouvernement anglais pour ajouter à nos discordes. On soupçonnait le premier ministre anglais, William Pitt, de vouloir se venger de la guerre d'Amérique. Malgré les prières de Necker et malgré les protestations d'une partie du Parlement anglais, Pitt venait de faire interdire l'exportation des grains -d'Angleterre en France. En Franche-Comté, près de Vesoul, un noble de robe, M. de Mesmay, conseiller au Parlement de Besançon, donnait une fête aux paysans dans son parc. Tout à coup, parmi cette foule qui boit et se réjouit, un tonneau de poudre éclate, et beaucoup de gens sont mis en pièces. Il fut reconnu plus tard qu'il n'y avait eu là qu'une imprudence et qu'un accident ; mais, dans le premier moment, on y vit une horrible trahison qui redoubla l'irritation du peuple. A Paris, autre fait bizarre et sinistre. Un homme de finances, qui faisait des-affaires immenses dont on ne connaissait pas bien la nature, et qui avait dans les mains l'argent de -quinze cents familles, fut trouvé mourant dans le bois du Vésinet, ou par suicide, ou par assassinat. Sa mort fut suivie d'une faillite colossale : 54 millions, assure-t-on. On crut qu'il était l'agent du Pacte de famine, et que c'étaient les accapareurs qui l'avaient fait disparaître. Tous ses créanciers, qui ne savaient pas à quoi il employait leurs fonds, furent ruinés. L'Assemblée, parmi tant de choses effrayantes et mystérieuses, jugea nécessaire d'instituer, sur la proposition de Duport, un comité de recherches contre les complots des ennemis de la Révolution. Mais, dans ses anxiétés même, elle resta noblement fidèle aux principes de droit et de morale posés par les Cahiers. On avait saisi des lettres adressées au comte d'Artois. Ce prince fugitif était justement suspect ; mais il n'était pas sous le coup d'une poursuite judiciaire. L'Assemblée, de l'avis de Le Chapelier, de Mirabeau, de Duport même, l'instigateur du Comité des recherches, décida de respecter l'inviolabilité du secret des lettres. Sans se laisser détourner de son but par ces agitations, par ces inquiétudes, l'Assemblée nationale continuait ses grandes délibérations sur les principes de la Constitution qu'elle voulait donner à la France. Dès le 11 juillet, le jour même où commençait la crise qui se termina par la prise de a Bastille, La Fayette avait présenté un projet de DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME ET DU CITOYEN, afin, disait il, de aire reconnaître par tous ces vérités essentielles du droit naturel et social d'où doivent découler toutes les instituions. Le 20 juillet, un autre projet sur le même sujet avait été proposé par Sieyès. Il y eut des débats animés et prolongés iur beaucoup de projets divers. Les députés opposés, au fond, à la Révolution, ou timides, ne voulaient pas d'une déclaration des droits qui condamnerait solennellement tous ces temps passés où les droits de l'homme et du citoyen avaient été foulés aux pieds, et qui devrait être, comme le dit Barnave, le Catéchisme national de l'avenir. La Fayette donne, dans ses Mémoires, la vraie raison pour laquelle une déclaration des droits est nécessaire, bien plus nécessaire qu'une Constitution même ; une telle Déclaration a pour but le constater, non pas seulement les droits de la Nation vis-à-vis de son gouvernement, mais les droits des individus vis-à-vis de la Nation. Il n'y a pas de liberté ni d'ordre véritable, si tous ne sont persuadés qu'il y a des droits que la majorité ne peut ôter à la minorité, pas même à un seul homme. L'abbé Grégoire et un autre membre de l'Assemblée, qui était, comme lui, à la fois dévoué à la Révolution et attaché i l'ancienne croyance janséniste, Camus, député de Paris, proposèrent d'ajouter à la Déclaration des droits celle des devoirs. L'Assemblée trouva des difficultés à définir tous les devoirs, et l'on fit l'observation que la Déclaration des droits embrassait nécessairement les devoirs qui correspondent aux droits. Grégoire et Camus avaient raison ; mais il était inévitable qu'après avoir si longtemps souffert de la violation de tous les droits naturels, on fût surtout préoccupé de les proclamer et de les garantir. La DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME ET DU CITOYEN fut votée le 26 août. L'Assemblée, sans entrer dans le détail des devoirs, donna satisfaction, dans une certaine mesure, à la réclamation de Grégoire et de Camus. Elle énonça que la Déclaration des droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme et du citoyen avait pour but de rappeler sans cesse à tous les membres du corps social LEURS DROITS ET LEURS DEVOIRS. Elle reconnut et déclara, EN PRÉSENCE ET SOUS LES AUSPICES DE L'ÊTRE SUPRÊME, les droits suivants de l'homme et du citoyen : I. — Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. II. — Ces droits sont : la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. III. — Le principe de toute souveraineté réside dans la Nation. Nu corps, nul individu, ne peuvent exercer d'autorité qui n'en émane expressément. IV. — La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. V. — La loi n'a droit de défendre que les actions nuisibles à la société. VI. — La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, leurs vertus et leurs talents. VII. — Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. VIII. — La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. IX. — Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur, qui ne serait pas nécessaire pour assurer de sa personne, doit être sévèrement réprimée par la loi. X. — Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. XI. — La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. XII. — La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique. XIII. — Pour l'entretien de la force publique et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensuble. Elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. XIV. — Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. XV. — La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. XVI. — Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. XVII. — La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. Telle fut la forme donnée par l'Assemblée aux PRINCIPES DE 89. Les formes du pouvoir ont maintes fois changé depuis : dix Constitutions ont passé ; les Principes de 89, trop souvent violés, se relèvent toujours avec l'esprit public. Ils sont au-dessus de toutes les Constitutions et de toutes les formes. La Déclaration des droits présente cependant une très importante lacune sur le point où, comme nous l'avons montré dans le résumé des Cahiers, nos pères étaient le moins avancés. La Déclaration reconnaît la liberté des opinions religieuses, et non pas expressément la liberté des cultes. Mirabeau avait réclamé avec énergie contre l'insuffisance de l'article sur la liberté religieuse. C'était à lui qu'on devait d'avoir fait établir le principe que tout agent de l'autorité publique est responsable. Il avait montré qu'aucun agent du pouvoir ne doit impunément exécuter un ordre contraire aux lois. On avait déjà entamé, avant que la Déclaration des droits fût rédigée, les débats sur l'organisation des pouvoirs de l'État. Il fut décidé que l'Assemblée nationale serait permanente, c'est-à-dire qu'une assemblée succéderait immédiatement à l'autre tous les deux ans. L'Assemblée resterait-elle unique, ou se diviserait-elle en deux chambres ? Un groupe d'hommes politiques, parmi lesquels était Mounier, désiraient se rapprocher le plus possible de la Constitution anglaise et eussent souhaité pour nous, à côté d'une Chambre des communes, une Chambre des pairs, sinon héréditaire comme en Angleterre — l'opinion publique y était trop contraire —, du moins nommée par le roi. D'autres, tels que La Fayette et Condorcet, que les nobles n'avaient pas élu député à cause de ses opinions populaires, mais qui continuait à soutenir la Révolution par ses écrits, d'autres souhaitaient qu'on eût, ainsi qu'aux États-Unis d'Amérique, un sénat électif et temporaire auprès de la Chambre des députés. Mais la masse du parti de la Révolution sentit que dans l'état où était la France, une seconde chambre serait le refuge des grands seigneurs, des courtisans, des évoques, et qu'il fallait l'unité afin de poursuivre et d'achever la Révolution. Les nobles eux-mêmes se tournèrent pour la plupart contre l'idée des deux chambres : les gentilshommes de province, par jalousie contre les grands qui entreraient dans une chambre des pairs, et le plus grand nombre des gens de cour eux-mêmes, parce qu'ils s'imaginèrent qu'avec une seule chambre, le gouvernement serait impossible, et que l'on aurait une contre-révolution. Le 9 septembre, quand on vota, il n'y eut que 89 voix pour les deux chambres et 849 pour une seule. La question avait été décidée bien plus par des vues et des sentiments relatifs a la situation présente que par des raisons générales et par des théories politiques. Une autre question, discutée en même temps, remuait bien davantage Paris et la France. C'était celle de savoir si le roi aurait ou non le veto, c'est-à-dire le pouvoir de s'opposer aux résolutions de l'Assemblée, et de refuser sa sanction aux lois qu'elle aurait volées. Le peuple entier, les campagnes comme les villes, vit ou sentit dans le veto une seule chose : - Le roi pourra arrêter la Révolution ; le roi pourra empêcher le bien que l'Assemblée voudra faire au peuple. — Un paysan disait à un autre : Le veto ! sais-tu ce que c'est ? — Non. — Eh bien, tu as ton écuelle remplie de soupe ; le roi te dit : Répands ta soupe, et il faut que tu la répandes. La discussion, dans l'Assemblée, n'était pas aussi simple que cela. La majorité, tout ce qui était pour la Révolution, n'admettait point du tout que le roi pût empêcher l'Assemblée de donner à la France une Constitution libre. Les plus modérés, Mounier lui-même, reconnaissaient que l'Assemblée représentait la Nation souveraine, et que le roi ne devait ilvoir que les pouvoirs qui lui seraient conférés par la Constitution que voterait l'Assemblée. Mais, une fois la Constitution faite, la plupart reconnaissaient qu'il y aurait danger à ce que l'Assemblée législative ordinaire, qui succéderait à l'Assemblée nationale constituante, eût le pouvoir de décréter, sans aucun obstacle et sans aucun délai, toutes les lois qu'il lui plairait. Là où il existe deux chambres, la seconde chambre discute une seconde fois la loi qu'a votée la première, et, de quelque manière que s'opère le vote définitif, on évite l'inconvénient des décisions trop précipitées. Comme on avait décidé que, chez nous, il n'y aurait pas de seconde chambre, la majorité des députés cherchaient à donner au roi le pouvoir de suspendre les décisions de l'Assemblée législative ; mais les timides et ceux qui voulaient laisser à la royauté la plus grande part possible prétendaient que le roi eût le veto absolu. Sur ce point, Mirabeau, qui n'était pourtant pas timide, mais qui songeait toujours à s'arranger avec la royauté, était du même côté que Mounier. En général, les hommes d'opinions avancées n'acceptaient pas que le roi eût le dernier mot vis-à-vis des représentants du peuple ; la plupart consentaient seulement à lui accorder le veto suspensif, en sorte que, si l'Assemblée persistait, au bout d'un certain temps, le roi devrait céder. C'était là le sentiment de La Fayette, de Barnave, de Target, de Grégoire, de Duport, etc. Un certain nombre, comme Sieyès, ne voulaient point de veto du tout, et la masse du peuple, qui entre peu dans les nuances, était avec ceux-ci. Le Palais-Royal, qui continuait d'être, à Paris, le centre de réunion des hommes les plus ardents, ne retentissait que de cris contre le veto absolu et contre les députés qui le soutenaient. Dès le 30'août au soir, les gens du Palais-Royal avaient voulu se porter à Versailles pour inviter l'Assemblée à exclure les députés qui appuyaient le veto absolu et pour prier le roi de venir s'établir à Paris. La Fayette et Bailli tirent fermer les barrières et empêchèrent cette troupe de sortir de Paris. Le lendemain, la fermentation grandissant encore, un jeune écrivain, appelé Loustalot, qui rédigeait le plus populaire de tous les nouveaux journaux, les Révolutions de Paris, détourna les habitués du Palais-Royal de marcher tumultuairement à Versailles, et les engagea d'envoyer à l'Hôtel de ville demander aux représentants de la Commune de convoquer les soixante districts, afin qu'on y délibérât sur le veto et sur la suspension des députés suspects au peuple. L'Assemblée nationale serait invitée à suspendre sa délibération sur le veto, jusqu'à ce que les districts de Paris, ainsi que les provinces, eussent prononcé. C'eût été faire retourner le pouvoir constituant de l'Assemblée nationale aux assemblées primaires. Le pouvoir municipal avait été renouvelé depuis un mois, et l'assemblée des électeurs, qui s'était donné l'autorité à elle-même, avait été remplacée par cent quatre-vingts délégués des districts, qui avaient pris le titre d'assemblée des représentants de la Commune de Paris. L'assemblée de la Commune refusa de discuter les propositions des envoyés du Palais-Royal, et, une seconde députation s'étant emportée jusqu'à menacer les représentants de la Commune, ceux-ci rendirent un arrêté très énergique contre les désordres du Palais-Royal. Le café de Foy, centre des agitateurs, fut fermé. Les réunions du Palais-Royal furent dissipées par la garde nationale, sur l'ordre de La Fayette. La garde nationale, qu'on avait eu l'intention de porter à 48.000 hommes, n'en comptait que 30.000 armés et habillés ; en sorte que la plus grande partie des Parisiens restaient eu dehors de ses cadres. Tout cela commença de jeter de la division entre les révolutionnaires modérés et les révolutionnaires ardents. Il y eut quelques arrestations. Camille Desmoulins se retira à Versailles auprès de Mirabeau, qui, tout en soutenant le veto, restait lié avec les hommes les plus hardis. Quoique le mouvement matériel contre le veto eùt été ainsi arrêté dans Paris par l'autorité municipale, on sentait bien que le mouvement d'opinion persistait. Des adresses arrivaient des villes de province contre le veto. Le ministre Necker lui-même jugea imprudent d'insister sur le veto absolu, qui soulevait tant de passions contre la royauté. Il se prononça ouvertement à cet égard. Le 11 septembre, l'Assemblée nationale vota le veto suspensif à la majorité de 673 voix contre 325, qui voulaient le veto absolu. Le veto suspensif, dans la pensée de l'Assemblée, n'était aucunement applicable à la Déclaration des droits ni aux principes de la Constitution, entre lesquels figuraient au premier rang les décrets rédigés à la suite de la nuit du 4 août. Le roi n'avait pas à les contrôler, mais simplement à les faire publier et exécuter. L'Assemblée différa de statuer dans quel délai le roi pourrait exercer le veto suspensif, jusqu'à ce qu'il eût promulgué les décrets du 4 août. Elle les lui envoya le 12 septembre. Louis XVI, qui, malgré sa mollesse et son apathie, gardait toujours au fond les principes de l'ancienne monarchie, était loin de se considérer comme subordonné à la Nation souveraine. Les décrets du 4 août le blessaient profondément dans son attachement aux institutions du passé. Il se trouvait dans une extrême perplexité entre les partis qui le poussaient et le pressaient dans tous les sens. Derrière ces mouvements retentissants de l'Assemblée nationale et du peuple, qui se passaient au grand jour, il y avait des cabales secrètes qui s'efforçaient chacune d'entraîner vers leur but le peuple, le roi ou l'Assemblée. Les aristocrates, ainsi que l'on commençait d'appeler ceux
qui ne voulaient pas de l'égalité des droits entre les citoyens, étaient
revenus de la stupeur où les avaient jetés la prise de la Bastille et le
soulèvement des paysans contre les châteaux, La noblesse, le haut clergé et
une partie du clergé inférieur, les parlements, les financiers, haïssaient le
nouvel ordre de choses, et, comme le dit dans ses Mémoires un député noble du
parti opposé à la Révolution, le marquis de Ferrières, ils s'occupaient des moyens de la renverser par des
manœuvres sourdes et des attaques indirectes. Ils formaient des associations,
recevaient des signatures, et les bruits qui couraient fie guerre civile, de
projets de contre-révolution, n'étaient pas tout à fait dénués de fondement. Le parti révolutionnaire ardent n'ignorait pas les desseins ê ses ennemis et entretenait, pour leur résister et hâter l'achèvement de la Révolution, cette fermentation des masses populaires que La Fayette et Bailli contenaient à Paris, quoique La Fayette connût les complots des courtisans et des aristocrates, et fût bien résolu à ne pas les laisser aboutir. Lei aristocrates visaient à emmener, le roi à Metz, où un général mal disposé pour la Révolution, le marquis de Bouillé, avait sous la main des troupes nombreuses que l'esprit nouveau n'avait pas encore gagnées. Pendant ce temps, un groupe de députés, Malouet et autres, lui se sentaient dépassés par la Révolution et qui pourtant ne voulaient pas la guerre civile ni l'Ancien Régime, visaient à faire transporter à Tours, loin des agitations de Paris, le roi et l'Assemblée nationale. Outre ces divers partis politiques, il y avait encore deux cabales qui contribuaient à augmenter le trouble-dans des intérêts tout personnels. L'une était celle du duc d'Orléans, menée par des hommes hardis et habiles en intrigues ; l'énorme fortune du duc permettait à cette faction de répandre beaucoup d'argent et lui donnait de grands moyens de pousser iu désordre.. L'autre cabale, qui faisait beaucoup moins de bruit et qui intriguait sournoisement et obscurément, travaillait pour Monsieur, comte de Provence, l'aîné des deux frères du roi. Il était resté, quand son frère d'Artois partait. Spirituel et faux, dissimulant de son mieux son ambition, il méprisait la bonhomie et la simplicité de Louis XVI, haïssait Marie-Antoinette, qu'il avait, plus que personne, contribué à diffamer par des mauvais bruits qu'il avait fait courir sur elle, et il visait à s'arranger avec la Révolution, puisqu'elle était la plus forte, et à mettre la main sur la direction du gouvernement quand tout serait en désarroi. Lui aussi avait de grands revenus et en usait pour soudoyer des agents et entretenir des intrigues. Louis XVI, tiraillé dans tous les sens, abasourdi par tout ce tumulte et par toutes ces menées, ne bougea pas. Il ne se décida ni à aller à Tours, ni à aller à Metz. Les aristocrates furent tellement irrités de n'avoir pas réussi à l'entraîner, que quelques-uns des plus furieux complotèrent, dit-on, de l'assassiner. On assure que le coup ne manqua que parce que le comte d'Estaing, le brave amiral de la Guerre d'Amérique, fut averti et prévint le roi. Louis XVI n'était pas parti pour la guerre civile avec les aristocrates ; mais il ne promulguait pas les décrets du 4 août, que lui avait envoyés l'Assemblée. Comme gage de bon vouloir et pour le décider, l'Assemblée vola, le 15 septembre, que la couronne serait héréditaire, de mâle en mâle, et le roi inviolable. Nous avons vu que les Cahiers avaient recommandé cette tentative de conciliation entre la France nouvelle et la vieille royauté. Le roi et Necker essayèrent de faire modifier les décrets du 4 août par une espèce de Mémoire expédié à l'Assemblée. L'Assemblée envoya son président au roi pour réclamer fermement la promulgation pure et simple des décrets. Le roi se résigna enfin à faire publier les décrets, mais sans les revêtir des formes de promulgation par lesquelles il en eût accepté la responsabilité. L'Assemblée s'en contenta et régla ce qui concernait le veto suspensif. Elle décida que, lorsque le roi refuserait de sanctionner une loi votée par une Assemblée, ce serait l'Assemblée suivante qui déciderait (21 septembre). La situation générale du pays allait s'aggravant. Les anciennes autorités administratives et judiciaires étaient réduites à l'impuissance, en attendant qu'on en créât de nouvelles. Les anciennes autorités municipales étaient remplacées par les autorités populaires provisoires, pleines de bonne volonté, mais aussi d'inexpérience, et aux prises avec des difficultés extrêmes. Le peuple avait cessé de payer les impôts les plus odieux, les aides et gabelles, aussi bien que les dîmes et les droits féodaux. Le trésor public était en détresse. Necker, qui avait usé du crédit si longtemps et avec tant de succès, venait de tenter d'y recourir encore. Il avait demandé, le 7 août, un faible emprunt de 30 millions pour les besoins les plus urgents ; mais l'Assemblée avait fait la faute de diminuer les avantages que Necker voulait offrir aux prêteurs, et qui n'avaient rien d'excessif. L'emprunt ne se remplit pas. Necker proposa, le 27 août, un nouvel emprunt de 80 millions, à des conditions meilleures pour les créanciers. L'Assemblée consentit ; mais les gros capitalistes, jusque-là favorables à Necker, n'avaient plus ni bonne volonté ni confiance. Le second emprunt échoua encore. Il y eut alors un généreux élan dans le peuple. Les capitalistes n'avaient pas voulu prêter. Les citoyens de toute condition donnèrent : des femmes, des jeunes filles, apportèrent leurs colliers, leurs bijoux d'or, sur le bureau de l'Assemblée nationale. On vit les journaliers, les domestiques, se cotiser pour offrir une partie de leurs gages ou de leurs salaires. Ces sacrifices, qui témoignaient du bon cœur et du patriotisme de leurs auteurs, ne pouvaient cependant suffire à remplir les coffres de l'État. Le 24 septembre, Necker, aux abois, vint proposer une contribution extraordinaire du quart de tous les revenus nets. On se confierait à la déclaration des citoyens. L'Assemblée vota ; mais, devant la misère des uns et la gêne des autres, devant le mauvais état des affaires industrielles et commerciales, cette ressource était bien incertaine. L'Assemblée y ajouta l'invitation à tous les bons citoyens de porter aux hôtels des monnaies leur vaisselle d'argent et leurs ornements d'or. On demanda aussi l'argenterie des églises. La situation matérielle de Paris ne s'améliorait pas. Il y avait, partout et à tous les degrés, une réaction contre le pouvoir exécutif, bien naturelle après l'énorme abus qu'avaient fait si longtemps de ce pouvoir les rois, les ministres, les intendants et tous leurs subordonnés ; mais cette réaction rendait l'administration difficile, même aux magistrats élus par le peuple. L'assemblée des représentants de la Commune de Paris voulait quasi tout administrer et tout faire par ses comités, et ne laissait pas grand'chose à l'autorité du maire. De plus, les soixante districts agissaient souvent chacun à leur fantaisie, sans s'occuper de ce qu'on décidait à l'Hôtel de ville. Il n'en fût résulté que quelques embarras et quelques lenteurs, si l'on eût été dans les conditions ordinaires ; mais les souffrances publiques étaient toujours extrêmes. On avait dissous, à la fin d'août, un grand atelier de charité ouvert avant la réunion des États Généraux, sans cesse accru depuis, et où l'on faisait remuer de la terre à dix-sept mille hommes pour leur faire gagner vingt sous par jour. On avait dispersé cette masse entre divers ateliers particuliers où l'on ne recevait que des Parisiens. Le commerce allait si mal, que des bourgeois, des marchands, s'enrôlaient parmi ces malheureux. Un bien plus grand nombre de gens manquaient absolument d'ouvrage. La cherté du pain aurait dû diminuer, car la récolte avait été bonne ; mais des manœuvres criminelles, dont la cupidité n'était pas la seule ni même la principale cause, maintenaient une disette factice. Les Mémoires du temps, entre, autres ceux de La Fayette, en position d'être bien informée attestent qu'il y avait de vraies conspirations pour faire manquer le pain à Paris. On contrefit plusieurs fois les signatures de Necker et de La Fayette, afin de donner des contre-ordres aux convois de farine dirigés sur la capitale, et cela dans des j moments où le maire Bailli, qui se donnait tout entier au soin des subsistances, ne savait pas toujours à minuit si Paris aurait du pain le lendemain matin. Ceux des ouvriers et des petits marchands qui avaient encore un peu d'ouvrage étaient obligés de perdre des heures entières à faire queue à la porte des boulangers. La ville, au moyen d'assez grands sacrifices, avait abaissé le prix du pain à douze sous et demi les quatre livres. C'était encore un prix accablant pour des gens qui gagnaient si peu (1 fr. 50 au plus d'aujourd'hui). Les boulangers, au moins une grande partie d'entre eux, contribuaient à aggraver le mal par des manœuvres dont le maire Bailli se plaint dans ses Mémoires ; ils provoquaient contre eux de dangereuses colères. Le peuple exaspéré croyait voir partout des accapareurs. Il était impossible qu'il n'y eût pas quelque grande explosion populaire. Excepté le petit groupe de Mounier et de ses amis, tous les partis poussaient à un mouvement : les aristocrates le voulaient, parce qu'ils espéraient le tourner contre l'Assemblée nationale, en la rendant responsable de la détresse qu'elle devait soulager, disaient-ils, puisqu'elle avait maintenant le pouvoir en main ; les révolutionnaires le voulaient, pour prévenir leurs ennemis par un nouveau 14 juillet, et pour ramener le roi à Paris, afin qu'il ne pût devenir, à Metz ou ailleurs, l'instrument de la guerre civile et de la contre-révolution. Ils contribuèrent à répandre l'opinion qui s'accrédita dans le peuple, qu'avoir le roi à Paris, c'était avoir, le pain. Quant au parti d'Orléans et à la coterie de Monsieur, ils fomentaient l'agitation afin de pêcher en eau trouble. Les provocations de la cour attirèrent l'orage. La reine et son entourage, qui ne désespéraient pas d'entraîner enfin le roi à Metz, tachaient, en attendant, de réunir quelques forces à Versailles. Il y avait déjà quatre cents gardes du corps, cavaliers d'élite ayant rang d'officiers, un régiment de gardes suisses et un escadron de chasseurs à cheval. Beaucoup d'officiers et de gentilshommes arrivaient de tous les points de la France. On fit venir le régiment de Flandre (infanterie), sur lequel on croyait pouvoir compter. On tâcha de gagner la garde nationale de Versailles. Le t pr octobre, les gardes du corps offrirent un banquet aux officiers du régiment de Flandre et à ceux des autres corps. La cour fit les frais de ce somptueux festin, qui eut lieu dans la salle de spectacle du château. Les dames de la cour y assistèrent dans les loges. On laissa entrer les soldats au dessert. La reine parut, suivie du roi, et fit le tour des tables en portant dans ses bras le petit dauphin. Elle fut reçue avec enthousiasme. Après son départ, l'exaltation devint un vrai délire. Les gardes du corps, qui avaient gardé la cocarde blanche, la firent prendre aux autres officiers. On arracha les cocardes tricolores. Les trompettes sonnèrent la charge. On escalada les loges, l'épée à la main, comme si l'on eut donné l'assaut à Paris. Ces bravades continuèrent les jours suivants. L'uniforme de la garde nationale n'était plus reçu chez le roi. Les dames de la cour distribuaient des cocardes blanches à tout venant dans l'intérieur du château. Des aristocrates vinrent promener dans Paris la cocarde blanche prise à Versailles. On la leur arracha. L'un d'eux faillit être pendu à une lanterne. Toute la journée du 4, Paris fut dans une fermentation terrible. Les femmes étaient plus animées encore que les hommes. C'étaient elles que la misère éprouvait le plus cruellement dans leurs personnes et dans leurs enfants. Et la misère, selon leur opinion, ne venait que de la méchanceté des aristocrates. Celles qui ne souffraient pas pour elles-mêmes souffraient de voir le malheur des autres. Le 4 au soir, une femme bien mise et de bonne apparence alla, au Palais-Royal, haranguer la foule et dit qu'il fallait marcher à Versailles. Le lendemain, 5 octobre, de grand matin, une jeune fille entre dans un corps de garde, prend un tambour et bat la générale. Les femmes de la Halle la suivent ; elles entraînent avec elles tout ce qu'elles rencontrent de femmes de tonte condition par les rues, et se portent sur l'Hôtel de ville en criant : Du pain et des armes ! — La garde les arrête d'abord, puis, ne pouvant se décider à faire usage de ses armes contre elles, les laisse pénétrer dans l'Hôtel de ville. Elles criaient beaucoup contre les autorités municipales, qui, disaient-elles, ne faisaient rien pour le peuple. Les plus violentes parlaient de mettre le feu. Un homme ferme, froid et résolu, parvint à leur faire entendre raison. C'était un huissier nommé Maillard. Des bandes de gens à mine farouche, armés de bâtons et de piques, et parmi lesquels des hommes habillés en femmes, arrivaient à leur tour, forçaient les magasins de l'Hôtel de ville et prenaient ce qu'il y avait de fusils. Le désordre était effrayant. Le mouvement tournait sur lui-même, et de grands malheurs étaient à craindre dans Paris. Maillard fait battre un ban sur la place de Grève. Les femmes s'assemblent autour de lui. Il leur offre de se mettre à leur tête et de les mener à Versailles. Sa haute taille et sa physionomie sombre imposent aux femmes. On crie que c'est un des vainqueurs de la Bastille. Les femmes l'acceptent pour capitaine. Elles partent, sept ou huit mille, avec lui et quelques centaines d'hommes armés. Elles traînaient deux canons pris à l'Hôtel de ville. Celle qui, la veille, avait proposé la première d'aller à Versailles était là, sabre en main, assise sur un des canons. Elles criaient : Allons chercher le boulanger et la boulangère ! Le cortège grossit chemin faisant, et Maillard lui ôta eu grande partie son aspect menaçant ; il représenta aux femmes qu'il ne convenait pas d'aller se présenter en armes à l'Assemblée nationale, et il décida la plupart d'entre elles à abandonner les piques, les sabres, les bâtons qu'elles portaient. Il les empêcha de piller sur la route, à Chaillot, à Sèvres, quoiqu'elles eussent grand'faim. Durant la marche des femmes sur Versailles, une délibération orageuse avait lieu dans l'Assemblée nationale. Après les décrets de la nuit du 4 août, l'Assemblée avait envoyé au roi la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. On n'admettait pas qu'il pût s'y opposer, et l'on ne voulait point qu'il pût dire plus tard qu'il ne l'avait pas acceptée. Le roi venait d'écrire à l'Assemblée qu'il accordait son accession aux premiers articles de la Constitution qui lui avaient été présentés, sans les regarder comme parfaits et par égard pour le vœu présent des représentants de la Nation, mais à la condition positive que le pouvoir exécutif rentrât pleinement dans ses mains. Il ne s'expliquait pas sur la Déclaration des droits de l'homme. La majorité de l'Assemblée, déjà fort inquiète et irritée de ce qui s'était passé au château, accueillit mal la réponse du roi. Un député encore peu connu, qui ne montrait pas l'éloquence éclatante ou le talent élégant et souple des orateurs les plus accrédités de l'Assemblée, mais qui soutenait constamment les opinions les plus avancées avec force et roideur, et d'un air de conviction profonde, dit que le roi, en prétendant imposer une condition à la Constitution, mettait sa volonté au-dessus des droits de la Nation ; que ce n'était pas au pouvoir exécutif à critiquer le pouvoir constituant, dont il émane, et que la réponse du roi était la négation de toute Constitution nationale. Ce député était un jeune avocat d'Arras ; il s'appelait MAXIMILIEN ROBESPIERRE. C'était un petit homme maigre, au visage triste, à la voix désagréable, au débit fatigant. On le traitait assez dédaigneusement dans l'Assemblée ; mais Mirabeau avait pressenti chez lui une force : — Cet homme ira loin, disait-il ; il croit tout ce qu'il dit. Un député de Chartres, Pétion, qui devait plus tard jouer
un rôle de quelque importance, dénonça l'orgie des
gardes du corps. Un député aristocrate somma Pétion de signer et de
déposer sur le bureau sa dénonciation. Mirabeau se leva et déclara que, si
l'on persistait à mettre ainsi au défi le dénonciateur, il signerait, lui,
avec Pétion, et révélerait tous les faits ; mais,
ajouta-t-il, auparavant, je demande que l'Assemblée
déclare que la personne du roi est seule inviolable et que toute autre
personne, sans exception, est responsable devant la loi. C'était
désigner nettement la reine. On laissa tomber cette question redoutable, et l'on décida que le président, à la tête d'une députation, irait demander au roi son acceptation pure et simple de la Déclaration des droits et des premiers articles de la Constitution. Bientôt après, un grand bruit se fit entendre. C'étaient les femmes qui arrivaient. Elles étaient entrées dans Versailles en chantant : Vive Henri IV ! et en criant : Vive le roi ! et le peuple de Versailles les avait accueillies aux cris de : Vivent les Parisiennes ! Une députation de femmes, Maillard en tête, se présenta devant l'Assemblée. Maillard exposa à l'Assemblée, avec une sombre énergie, la détresse de la capitale et accusa les aristocrates de conspirer pour faire mourir de faim les Parisiens. Il pria l'Assemblée d'obliger les gardes du corps à faire réparation à la cocarde nationale. Après des incidents tumultueux où l'orateur des femmes se fit tour à tour rappeler à l'ordre par Mounier, qui présidait ce jour-là, et applaudir par la majorité, on vint annoncer que les gardes du corps acceptaient la cocarde tricolore. Les femmes, alors, crièrent : Vivent les gardes du corps ? La crise semblait s'adoucir. Il fut décidé que le président Mounier et la députation de l'Assemblée exposeraient au roi l'excès des souffrances de Paris. Les femmes suivirent le président en grande troupe. Les gardes du corps crurent à une émeute et chargèrent cette foule. La colère se ralluma contre eux. La députation de l'Assemblée parvint cependant à entrer au château avec quelques-unes des femmes. Le roi reçut bien les Parisiennes et leur donna un ordre écrit de sa main pour faire venir des grains à Paris. L'Assemblée prit, de son côté, un arrêté pour ordonner à toutes les municipalités de laisser librement circuler les blés destinés à la capitale. Un certain nombre de femmes repartirent pour Paris avec Maillard, emportant la lettre du roi. La plupart des femmes et les bandes d'hommes armés qui s'étaient joints à elles restèrent. On leur avait promis du pain pour les faire partir. La municipalité de Versailles, qui n'avait pas été changée comme celle de Paris et qui était du parti de la cour, eut la maladresse de ne pas tenir parole. Cette foule affamée et irritée demeura sur la place d'Armes en présence des troupes rangées en bataille. Le régiment de Flandre, déjà influencé, depuis son arrivée à Versailles, par le parti de la Révolution, laissa les femmes envahir ses rangs et donna ses cartouches. Des collisions s'engagèrent entre les gardes du corps et la foule. La garde nationale de Versailles prit parti pour les Parisiens, et des coups de feu furent échangés entre elle et les gardes du corps. On fit rentrer les gardes du corps dans le parc. Un cheval de garde du corps avait été tué ; la foule avait si faim, qu'elle alluma un grand feu pour faire rôtir le cheval et le mangea à moitié cru. Le roi, en répondant aux femmes sur la subsistance de Paris, n'avait pas répondu au président de l'Assemblée sur la Déclaration des droits. Le président Mounier insistait en vain. Le roi délibérait avec ses ministres et avec la reine. Dans la soirée, on reçut au château une dépêche de La Fayette, annonçant que, d'après l'ordre de la municipalité de Paris, il marchait sur Versailles avec la garde nationale. La reine et plusieurs des ministres voulaient que le roi partît, c'est-à-dire fit la guerre civile. Necker pressait le roi d'aller à Paris, de se confier au peuple, et de s'appuyer sur la nouvelle Constitution et sur l'Assemblée. Louis XVI céda, à contre-cœur, aux instances de la reine. L'ordre du départ fut donné. Il était trop tard. La garde nationale de Versailles empêcha les voitures de sortir par la grille du Dragon. Le roi était bloqué dans son château. Il signa la Déclaration, des droits et la remit à Mounier. La Fayette avait résisté plusieurs heures, au peuple et à la garde nationale, qui voulaient qu'il les menât à Versailles. Depuis le repas des gardes du corps, il n'y avait plus de dissidence entre la garde nationale et la foule. La Fayette, à cheval sur la place de Grève, contint longtemps le mouvement -en risquant sa popularité et même sa vie. Vers cinq heures, enfin, l'assemblée des représentants de la Commune, jugeant impossible de lutter davantage, envoya au commandant de la garde nationale l'autorisation de marcher. La Fayette partit avec quinze mille gardes nationaux, suivis de milliers d'hommes du peuple. Avant d'entrer dans Versailles, il fit jurer à son armée fidélité à là Nation, à la Loi et au Roi. La pluie avait retardé sa marche. Il n'arriva qu'à minuit. Il alla d'abord exposer à l'Assemblée nationale les motifs de sa venue ; puis il se présenta devant la grille du château, seul, entre deux commissaires de la Commune. Il entra courageusement dans ce palais rempli de ses ennemis. Un courtisan, à sa vue, s'écria : Voilà Cromwell ! — Cromwell ne serait pas entré seul ! répondit La Fayette. La Fayette, en effet, était bien loin de prétendre imiter Cromwell et s'emparer du pouvoir suprême. Il alla trouver le roi, lui exposa sincèrement, mais respectueusement, la situation. Le roi déclara qu'il n'avait pas eu l'intention de partir et ne s'éloignerait pas de l'Assemblée nationale. Il autorisa la garde nationale de Paris à occuper les postes extérieurs. Ceux de l'intérieur du château restèrent aux troupes de service. Vers trois heures du matin, tout semblait calme. L'Assemblée nationale leva la séance, après avoir procuré quelques vivres à la foule. Le gros des bandes parisiennes et la garde nationale se mirent à couvert, comme ils purent, dans les églises, dans les casernes, dans les cafés. Cependant, il resta des gens attroupés sur la place, autour de grands feux, et, dès cinq heures du matin, des bandes d'hommes de mauvaise mine, mal armés, recommencèrent à aller et venir devant le château. Vers six heures, ces gens escaladèrent ou forcèrent les grilles des deux cours des Princes et de la Chapelle, qui n'avaient pas été confiées à la garde nationale. Il n'y avait plus dans le château qu'une poignée de gardes du corps. La cour, voyant qu'il n'y avait moyen ni d'emmener le roi ni de combattre, avait fait partir de Versailles le gros de ce corps d'élite. Un des envahisseurs tomba, frappé d'un coup de feu qu'avait tiré probablement un garde du corps. La bande, qui grossissait toujours, se jeta en avant avec fureur, pénétra dans la cour de Marbre, envahit le grand escalier, força la salle des gardes, qui touchait à l'appartement de la reine, tua deux gardes du corps, en blessa d'autres. Les gardes du corps se barricadèrent dans ce qu'on appelle l'Œil-de-Bœuf, résolus de s'y faire tuer pour sauver la reine. Marie-Antoinette s'enfuit, demi-nue, chez le roi, tandis qu'une de ses dames emportait le petit dauphin. Il y eut un moment d'angoisse terrible. La porte du roi était fermée au verrou ; Louis XVI n'était pas chez lui, et, pendant ce temps, accourait chez la reine par un autre passage. Marie-Antoinette frappa à coups redoublés, tandis que des cris furieux et des coups de feu retentissaient à quelques pas. Les gardes du corps qui défendaient l'Œil-de-Bœuf se croyaient perdus ; la porte s'ébranlait, quand tout à coup le fracas de l'attaque cessa. On cria du dehors : Ouvrez, messieurs les gardes du corps ! Vous nous avez sauvés autrefois à Fontenoy ; nous vous le rendons aujourd'hui. C'étaient les anciens gardes françaises, maintenant compagnies soldées de la garde nationale de Paris. A leur tête se trouvait un jeune sergent, d'une très belle et très noble figure ; qui fut depuis l'illustre général Hoche. Les grenadiers soldés de la garde nationale, envoyés par La Fayette, s'étaient fait jour à travers les assaillants. La Fayette arriva un moment après, arracha aux envahisseurs des gardes du corps qu'ils voulaient pendre dans une des cours, puis monta au château, d'où les gardes nationaux chassaient en ce moment les brigands qui avaient commencé le pillage. La bande qui avait pénétré dans le château était composée d'un petit nombre d'hommes qu'animait contre Marie-Antoinette une haine frénétique et qui voulaient l'égorger, et d'un nombre beaucoup plus grand de malfaiteurs qui n'avaient suivi les femmes et la garde nationale que dans l'espoir de faire un riche butin au palais de Versailles. La Fayette présenta au roi ses gardes nationaux, qui jurèrent à Louis XVI de mourir pour le défendre. Gardes nationaux et peuple encombraient toutes les cours du château, et une clameur immense appelait le roi. Louis XVI parut au balcon de la cour de Marbre. On cria de toutes parts : Vive le roi ! le roi à Paris ! Le roi rentré, le peuple appela la reine. Marie-Antoinette hésita. Madame, dit La Fayette, venez avec moi. — Quoi ! seule sur le balcon ! Elle avait vu et entendu les menaces terribles qu'on lui faisait. Oui, Madame, allons-y ! — Eh bien ! dussé-je aller au supplice, j'y vais ! Et, tenant son fils et sa fille par la main, elle se montra au balcon avec eux. La Fayette ne dit rien au peuple ; dans ce grand tumulte, on ne l'eût pas entendu. Il s'inclina et baisa la main de la reine. Devant cette mère entre ses deux enfants, devant ce signe de réconciliation entre la reine et le général des Parisiens, le peuple s'émut et cria : Vive le général ! vive la reine ! Louis XVI pria La Fayette de faire aussi quelque chose pour ses gardes. Amenez-m'en un, dit La Fayette. Un garde du corps se présenta. La Fayette lui donna sa cocarde tricolore et l'embrassa. Le peuple cria : Vivent les gardes du corps ! Gardes nationaux et gardes du corps se mêlèrent, échangeant leurs bonnets et leurs chapeaux. Le roi annonça qu'il consentait à aller à Paris. L'Assemblée nationale, sur la proposition de Mirabeau, décréta qu'elle était inséparable du roi pendant la session actuelle, c'est-à-dire qu'elle se transporterait aussi à Paris. En attendant, elle chargea une députation de cent membres de faire escorte au roi. Louis XVI et la famille royale quittèrent, vers deux heures, le palais de Louis XIV. La royauté n'y devait jamais rentrer. Un cortège de soixante mille âmes, peuple, femmes, gardes nationaux, mena lentement Louis XVI et Marie-Antoinette de Versailles à l'Hôtel de ville. Les femmes chantaient et dansaient en avant du carrosse royal ; elles criaient : Nous ne manquerons plus de pain ! nous amenons le boulanger et la boulangère ! Il n'est pas vrai, comme on l'a dit souvent, qu'on ait porté devant le roi, au bout des piques, les têtes coupées de ses gardes. Jamais La Fayette ni les gardes nationaux n'eussent souffert une chose pareille. Des bandits avaient apporté, le matin, à Paris, les têtes des deux gardes du corps massacrés lors de l'invasion du château. Les représentants de la Commune donnèrent l'ordre de les arrêter. Quand le roi et la reine entrèrent dans la grand'salle de l'Hôtel de ville, où l'on avait élevé un trône, le maire Bailli annonça aux représentants de la Commune que le roi se revoyait avec plaisir au milieu des habitants de sa bonne ville de Paris. Ajoutez : avec confiance, dit la reine. — Messieurs, reprit Bailli, vous êtes plus heureux que si je l'avais dit moi-même. L'assemblée de la Commune applaudit, puis aussi le peuple, qui couvrait la place de Grève, quand la famille royale se montra aux fenêtres, entre des flambeaux. De l'Hôtel de ville, la famille royale alla coucher aux Tuileries, vides et délabrées depuis la Régence. Les jours suivants, toutes les fois que le roi parut au balcon ou dans le jardin des Tuileries, il ne cessa d'être acclamé de la foule. Paris voulait encore sincèrement s'accommoder avec la vieille royauté, et bien des gens croyaient la Révolution finie. Mais, pendant ce temps, l'homme qui, le 6 octobre encore, présidait l'Assemblée nationale, homme qui avait commencé la Révolution en 1788 à la tête des Dauphinois, puis qui avait rédigé le Serment du Jeu de Paume, Mounier, partait pour ne plus revenir. Les violences des journées d'octobre, la contrainte imposée au roi pour le ramener à Paris, avaient aliéné Mounier sans retour. Il ne manquait pas de fermeté d'âme ; il l'avait bien prouvé : il manquait de hardiesse d'esprit, et il n'avait pas mesuré la profondeur de la Révolution qu'il avait tant contribué à préparer. La Fayette essaya en vain de lui montrer qu'on ne pouvait empêcher la Révolution de devenir plus terrible qu'en s'unissant pour la régler et l'achever. Il se retira en Dauphiné, et tenta sans succès d'exciter une réaction dans sa province. Le Dauphiné resta pour la Révolution avec Barnave. Mounier émigra à Genève. Un grand nombre de députés quittèrent, après lui, l'Assemblée. La première émigration, celle du comte d'Artois et des Polignac, n'avait été que la fuite des contre-révolutionnaires vaincus. La seconde émigration, celle de Mounier, fut la première scission entre les amis de la Révolution. Triste présage, scission qui devait être suivie de tant d'autres, parmi les luttes de plus en plus formidables et telles qu'on n'en avait jamais vu dans le monde ! |