HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME PREMIER

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

PRÉLIMINAIRES DE LA RÉVOLUTION (SUITE). - LES ÉLECTIONS. - LES CAHIERS. — LES PRINCIPES DE 89.

Août 1788-mai 1789

 

La convocation des Etats Généraux remua la France entière jusqu'au fond de l'âme. Le ministre qui avait enfin adressé, malgré lui, à la nation, cet appel tant attendu, Brienne, fut précipité du pouvoir peu de jours après. Ne sachant plus où trouver de l'argent, il n'avait pas eu honte de voler les deniers des pauvres ; il avait mis la main sur le produit de souscriptions destinées à fonder de nouveaux hôpitaux dans Paris et sur les fonds d'une loterie ouverte pour soulager les campagnes ravagées par un immense ouragan de grêle. Puis il fit suspendre pour six semaines les paiements de l'Etat, ajourner les remboursements à un an et annoncer qu'on paierait les rentes et gages partie en billets, en papier-monnaie, jusqu'à la fin de l'année (16 août 1788).

La malédiction publique, disent les Mémoires du temps, fondit sur lui comme un déluge. La reine fut forcée de l'abandonner ; Brienne donna sa démission (25 août) et le roi se résigna à rappeler Necker au contrôle général. Le garde des sceaux Lamoignon, qui avait rédigé le fameux édit de la Cour plénière, fut entraîné dans la chute de Brienne.

Le renvoi de Brienne et de Lamoignon suscita dans Paris des démonstrations prolongées de joie tumultueuse.

L'entourage de la reine, irrité, tira du roi l'ordre de dissiper les attroupements par la force.

Cela amena des rixes sanglantes entre le peuple et le guet. On fit renforcer le guet par les invalides et par les gardes-françaises, et, sur deux points, la foule se trouvant prise entre les soldats chargeant en sens opposé, il y eut un vrai massacre.

Le Parlement de Paris, réinstallé en triomphe dans ses fonctions, pour la seconde fois depuis 1774, ainsi que les autres tribunaux, débuta par ordonner des informations sur les excès et meurtres commis dans Paris. Le chevalier du guet, comme on nommait le commandant de la garde municipale, qui avait fait du zèle avec brutalité, prit la fuite.

Necker revenait au ministère dans de graves conjonctures. Les premiers actes par lesquels il tâcha d'y faire face furent dignes des plus grands éloges. Son prédécesseur s'était gorgé aux dépens de l'État jusqu'au dernier moment ; lui, mit sa fortune personnelle à la disposition de l'État pour subvenir aux premiers besoins. Les créanciers du Trésor prirent patience ; les capitalistes rouvrirent leurs bourses ; les odieuses mesures de Brienne furent révoquées. Necker, par la confiance qu'il inspira, parvint, non seulement à faire face aux besoins ordinaires, mais à se procurer 70 millions pour acheter des grains à l'étranger et répandre de grands secours pendant le dur et long hiver qui suivit la mauvaise récolte de 1788. Il fit interdire l'exportation des grains hors du royaume et encourager l'importation par des primes, et combattit par là les spéculations du Pacte de famine, qui avaient recommencé dans les dernières années. Il aida la France à vivre durant les derniers mois qui précédèrent la Révolution.

La déclaration royale qui rétablissait le Parlement avançait les États Généraux au mois de janvier. Le Parlement en enregistrant la déclaration, réclama pour que les États Généraux fussent convoqués et composés suivant la forme de 1614 (23 septembre). La forme de 1614, c'était le vote des Trois Ordres séparés, où le Tiers État ne comptait que pour un sur trois ; c'était la négation de tout ce qu'exigeait l'opinion publique.

Le vide, à l'instant même, se fit autour du Parlement. La classe éclairée, nombreuse et active des gens de loi, qui était comme l'armée dont il était l'état-major, lui tourna le dos. La popularité que lui avait value son opposition le quitta sans retour. Une tempête de réclamations éclata de toutes parts, dans un sens opposé aux remontrances du Parlement et des privilégiés qui les soutenaient. Le Tiers Etat, ou, pour l'appeler par son vrai nom, le peuple, demandait, d'une voix unanime, le doublement du Tiers, c'est-à-dire que plus de vingt-quatre millions d'hommes demandaient à nommer autant de députés que trois à quatre cent mille nobles et prêtres. Le peuple était bien modeste encore dans ses prétentions.

Necker était un habile et honnête administrateur ; mais ce n'était ni un grand ni un hardi politique. Il ne vit pas que la force était au Tiers État et qu'il fallait tâcher de se mettre à la tête de cette force, s'il en était temps encore. Il n'osa proposer au roi de trancher en faveur du Tiers la question du doublement du nombre des députés, ainsi que venaient de le faire les États Provinciaux du Dauphiné, et ainsi qu'il l'avait fait lui-même dans les assemblées provinciales dont Calonne et Brienne avaient continué l'essai après lui. Il fit rappeler par le roi l'assemblée des Notables, pour lui soumettre ce qui regardait la forme des États Généraux.

La première convocation des Notables, en 1787, avait été une faute. La seconde convocation en fut une plus lourde encore. Leur rappel en novembre 1788 rejetait de nouveau les États Généraux au printemps suivant, quand tout délai ne pouvait qu'augmenter le péril.

Les Notables, ainsi qu'il était à le prévoir, se prononcèrent contre le doublement du Tiers. Ils avaient fait cependant un progrès depuis l'an passé ; ils admirent le vœu que tous les impôts fussent supportés par tous les Français. Le flot de l'opinion avait monté sur ce point avec une force irrésistible ; les privilégiés n'osaient plus défendre les privilèges en matière d'impôts. C'était une première bataille gagnée par le peuple.

La puissance de l'opinion se manifesta bien autrement par ce que fit le Parlement. Tandis que les Notables délibéraient, le Parlement, effrayé de l'orage qu'il avait soulevé contre lui, revint brusquement sur ses pas, déclara qu'en parlant des formes de 1614, il n'avait entendu que la forme de convocation des États et non pas le nombre des députés des divers ordres ; qu'il s'en remettait à la sagesse du roi sur ce que la raison, la liberté, la justice et le vœu général pouvaient indiquer là-dessus. Il réclamait l'égalité des impôts, librement votés, entre tous les citoyens ; la tenue périodique des États Généraux ; la liberté individuelle et la liberté de la presse ! La minorité, Duport et ses amis, avait enlevé le vote. Plus de la moitié du Parlement s'était abstenue, mais n'osa protester (5 décembre).

Quelques mois plus tôt, quand le Parlement luttait contre Brienne, l'effet eût été immense. L'effet fut nul. La nation ne pensait plus qu'aux États Généraux et le rôle du Parlement était fini.

Le Parlement abandonnait par peur la cause de l'Ancien Régime. Les princes du sang firent une tentative auprès de Louis XVI contre la révolution qui se préparait dans les principes du gouvernement. Le comte d'Artois, second frère du roi, et les quatre princes des deux branches de la maison de Condé attaquèrent violemment, dans un Mémoire au roi, le projet de doublement du Tiers ; ils y faisaient entendre que la noblesse et le clergé, si leurs droits étaient méconnus, ne reconnaîtraient pas l'autorité des États Généraux et que le peuple, dans ce cas, refuserait les impôts consentis par les États. On sentait déjà là l'intention d'exciter la partie la plus ignorante du peuple contre la Révolution que la partie la plus éclairée préparait dans l'intérêt de tous.

Deux princes du sang, sur sept, n'avaient pas signé. L'un était Monsieur, comte de Provence, l'aîné des frères du roi ; ancien ennemi de Turgot et des nouveautés, mais intelligent et réfléchi, il ménageait le parti qu'il sentait le plus fort. L'autre prince était le duc d'Orléans, qui continuait son rôle d'ami du progrès.

Les autres princes, dans leur Mémoire, sommaient le Tiers de cesser d'attaquer les droits des deux premiers ordres, droits aussi anciens que la monarchie et aussi inaltérables que la Constitution du royaume ; ils admettaient seulement que le clergé et la noblesse, par pure générosité, pourraient renoncer à leurs privilèges en matière d'impôts.

Le Tiers n'entendait point implorer une grâce, mais exiger la justice. Il sut bien le dire aux princes et aux privilégiés, dans les innombrables brochures politiques qui pleuvaient, serré comme grêle, depuis que l'appel fait par le gouvernement lui-même, en juillet dernier, leur avait donné l'essor. On dit qu'il en parut bien quinze cents, de juillet 1788 à mai 1789.

Lorsque le ministre Brienne avait demandé à tout le monde des renseignements sur les anciens États Généraux, c'était peut-être dans un dernier espoir qu'en mettant aux prises les Trois Ordres entre eux et les diverses parties du territoire les unes avec les autres, la royauté pourrait ressaisir le despotisme à la faveur d'une confusion universelle.

Il y eut d'abord, en effet, de la confusion. Les Trois Ordres s'entre-heurtèrent ; les assemblées provinciales, les municipalités et les corporations de toutes sortes se mirent à rechercher leurs anciens privilèges, leurs anciennes chartes, et n'y trouvèrent, en ce qui regardait les États Généraux, que des traditions variables et contradictoires.

L'esprit philosophique du dix-huitième siècle sut bien vite faire la lumière dans ce chaos.

Il ne s'agit pas, s'écrièrent de toutes parts les écrivains politiques dans leurs brochures, Mirabeau et cent autres, il ne s'agit pas de ce qui a été, mais de ce qui doit être ; de ce qui s'est fait, mais de ce qui doit se faire. Il ne s'agit pas d'érudition ni de tradition, mais des droits de l'homme, de la raison, de la morale et du droit naturel, d'où procèdent tous les droits. — Ce qui est juste doit devenir légal. — On prétend que la France a une Constitution ; elle n'en a pas ! Quand elle en aurait une, elle aurait le droit de la changer.

Et, quand les champions de la noblesse prétendaient qu'elle avait gagné ses privilèges en versant son sang pour la patrie, on leur répondait : Et le sang du peuple était-il de l'eau ?

Les privilégiés prenaient une part active à ce grand mouvement des publications politiques : les uns, pour défendre les intérêts de leurs ordres, d'autres, comme le comte de Mirabeau, le marquis de Condorcet, l'abbé Sieyès, pour soutenir puissamment la cause du Tiers État. Dans celte première période de la Révolution, les soutiens les plus illustres de la cause populaire furent des privilégiés qui s'étaient tournés contre les privilèges.

Les écrivains qui défendaient les prérogatives de la noblesse et du clergé n'en étaient pas moins, pour la plupart, d'accord avec le Tiers Etat contre la royauté absolue ; ils voulaient, comme lui, les Etats Généraux périodiques et ne niaient guère que la nation en corps ne fût au-dessus du roi. Seulement, ils entendaient que la nation restât divisée en trois ordres. Les Trois Ordres et le roi, c'est là ce qu'ils appelaient la Constitution française.

La division de la société en trois ordres était bien véritablement une constitution sociale, qui faisait, dans le peuple, comme trois peuples différents ; mais ce n'était pas une constitution politique, puisqu'elle ne reposait pas sur des institutions régulières et permanentes, et que toute l'autorité était depuis si longtemps dans la main des rois.

Des idées purement républicaines, des idées d'institutions purement électives, se laissent voir dans un certain nombre de brochures, que signalent, entre autres, le nom de Condorcet et deux autres noms qui deviendront bientôt célèbres, Brissot et Camille Desmoulins ; mais, en général, le Tiers État n'aspire qu'à subordonner la royauté à la volonté nationale.

Trois opinions, alors, se partagent inégalement les vœux des écrivains relativement à la Constitution de la France : 1° le maintien des Trois Ordres séparés ; 2° une seule assemblée où les Trois Ordres se réunissent ; 3° deux chambres, comme en Angleterre et aux États-Unis d'Amérique. Cette troisième opinion, professée par quelques hommes considérables, est encore peu répandue et ne se présente pas bien clairement aux esprits. La lutte à fond est entre le vieux système des Trois Etats et le système nouveau de l'Unité. Le Tiers, en immense majorité, réclame une assemblée unique où il ait au moins autant de représentants que les deux autres ordres ensemble.

Les principaux auteurs d'écrits politiques, Mirabeau, Condorcet, voudraient d'abord que les droits électoraux ne fussent attribués qu'aux citoyens qui donnent quelques garanties de propriété et de capacité ; ils craignent que la partie la plus pauvre et la plus ignorante du peuple ne soit l'instrument du parti des privilégiés, comme celui-ci en manifeste l'espérance ; mais ils sont entraînés par le mouvement général de la démocratie, qui a foi en elle-même, et la grande majorité du Tiers réclame le droit de vote pour quiconque paie un impôt direct, ce qui ne laisserait en dehors qu'une partie des journaliers de campagne et les ouvriers des villes non enrégimentés dans les corporations, avec les domestiques ; la masse des paysans établis, même ceux qui sont encore serfs, seraient appelés à voter. On entendait toutefois que le vote fût à plusieurs degrés ; la plupart en voulaient trois, dont le premier dans le village ou dans le quartier de la ville, le second au canton ou district, le troisième à la province ou au département, nom nouveau qui commence à paraître. C'est nécessaire, écrit Condorcet, jusqu'à ce que le peuple soit assez éclairé pour nommer directement les députés.

Par-dessus ces mille voix des publicistes, qui, de toutes parts, s'entrecroisaient dans une atmosphère orageuse, une voix éclata comme un coup de tonnerre. La pensée de tous fut résumée avec une force incomparable par un seul. Celui-là ne fut pas Mirabeau, mais Sieyès, un privilégié malgré lui, un Provençal comme Mirabeau, que ses parents avaient obligé de se faire prêtre dans sa première jeunesse, mais qui n'avait de goût que pour la philosophie et les théories politiques.

QU'EST-CE QUE LE TIERS ÉTAT ? se demande Sieyès dans une brochure à jamais célèbre. — Tout. — Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique ?Rien. — Que demande -t-il ?A y devenir quelque chose.

Le Tiers, poursuit-il, est une nation complète. Il n'y a pas de place, dans les éléments nécessaires d'une nation, pour la caste des nobles. L'ordre des nobles n'est qu'un petit peuple à part dans la grande nation.

Si les aristocrates entreprennent de retenir le peuple dans l'oppression, j'oserai demander à quel titre. Si l'on répond : A titre de conquête — la conquête de la Gaule par les Francs, desquels les nobles prétendent descendre —, le Tiers se reportera à l'année qui a précédé la conquête. — Fils des Gaulois et des Romains, pourquoi ne renverrions-nous pas les prétendus héritiers des Francs dans les forêts de la Germanie ?

Puis, revenant à la question présente et pratique : Que demande le Tiers ? dit-il. — Le moins possible, en vérité : que ses députés soient au moins en nombre égal à ceux des privilégiés, tant qu'il y aura des privilégiés.

Il combat ensuite ceux qui voudraient, comme en Angleterre, à côté de l'assemblée des députés du peuple, une autre chambre formée de la haute noblesse.

Il finit par demander, pour le Tiers État, bien plus que le Tiers État ne demande encore. La nation, dit-il, n'est pas soumise à une Constitution, ne peut pas l'être et ne doit pas l'être. Elle n'est liée qu'envers elle-même et garde éternellement le droit de se dégager. Ce n'est pas aux Trois Ordres réunis en États Généraux, mais à une Représentation CONSTITUANTE, formée en dehors de la distinction des Trois Ordres, qu'il appartient de nous donner une Constitution. — Le Tiers État seul, dira-t-on, ne peut former des États Généraux. — Tant mieux ! Il composera une ASSEMBLÉE NATIONALE. Ses représentants auront la procuration de vingt-cinq millions d'individus qui composent la nation, à l'exception de quelques centaines de mille de prêtres et de nobles. Ils délibéreront pour la nation entière, à l'exception de deux cent mille têtes. — Les deux corps privilégiés ne sont qu'une maladie du corps social ; il faut l'en guérir.

Le programme de la RÉVOLUTION était tracé. Il n'y avait plus qu'à exécuter le plan de Sieyès, si la transaction, que le Tiers État avait encore la modération d'accepter, ne se réalisait pas.

Sous l'énergique pression de l'opinion, le gouvernement avait fait un pas. Le 12 décembre, les Notables avaient été congédiés, après une session de cinq semaines. Le 27 décembre, Necker décida le roi à trancher la question du doublement du Tiers dans le sens opposé à l'avis des Notables. Le roi statua que le Tiers aurait autant de députés que les deux autres ordres ensemble.

La reine, irritée de l'alliance que la noblesse avait faite avec les Parlements contre son favori Brienne, avait participé à cette décision contraire aux privilégiés.

Si le roi et le ministre eussent tiré la conséquence logique de ce qu'ils venaient de faire, s'ils eussent adopté la base posée récemment par les États Provinciaux du Dauphiné, c'est-à-dire conclu, du doublement du Tiers, au vote par tête et non par ordre, à l'unité de la future assemblée, la France de 89 eût acclamé Louis XVI comme le fondateur de la liberté publique. Par cette initiative de la royauté, la Révolution eût pris un cours plus pacifique ; l'abolition des ordres privilégiés eût suivi, non pas immédiatement, mais inévitablement, la fusion des Trois Ordres dans l'assemblée, et la popularité que la royauté eût reconquise eût ajourné le moment, inévitable aussi, où devait se poser la question de principe : si la souveraineté appartenait au roi ou à la nation.

Mais ni le roi, ni même Necker, ne voulaient rompre avec les privilégiés, et Necker atténua tant qu'il put, dans son rapport au roi, la portée de la décision du 27 décembre. Il énonça que le doublement du Tiers ne pouvait porter atteinte à l'ancienne Constitution ou aux anciens usages, qui autorisaient les Trois ordres à délibérer et à voter séparément.

L'opinion publique ne tint aucun compte des réserves du ministre et Paris s'illumina, comme si le doublement du Tiers eût décidé l'unité de la future assemblée.

La déclaration du 27 décembre n'était encore ni une convocation définitive des États Généraux, ni un règlement du mode des élections. Les Dauphinois, qui avaient donné le signal du mouvement national, l'été passé, continuèrent d'aller en avant, sans attendre les décisions royales. Leurs États Provinciaux, réunis d'abord spontanément à Vizille, comme nous l'avons vu, puis assemblés de nouveau à Romans, avec l'autorisation tardive du roi, étaient restés quatre mois en permanence, animant les provinces voisines par leurs exemples et parleurs correspondances, et les excitant à agir dans le sens de la liberté nationale et non des vieux privilèges provinciaux. Le Dauphiné tout entier, moins une fraction des privilégiés, était derrière ses États. Les femmes de toutes classes soutenaient les hommes dans leurs fermes résolutions. — Nous ne saurions, écrivaient les femmes dauphinoises dans une adresse au roi, nous ne saurions nous résoudre à donner le jour à des enfants destinés à vivre dans un pays soumis au despotisme !

Les États du Dauphiné, composés de cent quarante-quatre membres, se doublèrent par l'accession d'un pareil nombre d'électeurs choisis, dans la même proportion, par les ecclésiastiques, les nobles propriétaires et les citoyens du Tiers payant un impôt foncier. Ce corps électoral, perdant patience devant les retards du ministère, élut, du 1er au 6 janvier 1789, trente députés, moitié du Tiers État, moitié des ordres privilégiés, et leur donna mandat spécial de réclamer que les délibérations fussent prises, dans les États Généraux, par les Trois Ordres réunis, et que les suffrages fussent comptés par tête.

Les Trois Ordres du Vivarais s'associèrent à ceux du Dauphiné.

Les Trois Ordres ne montrèrent point ce bel accord en Bretagne ni en Franche-Comté. Là aussi, tout le monde avait été uni contre le despotisme au temps de Brienne ; mais la rupture se fit dès qu'on approcha des États Généraux. Dans les États de ces deux provinces, la querelle s'engagea entre le Tiers, qui voulait faire décider le vote par tête, comme en Dauphiné, et la noblesse et le haut clergé, qui protestaient contre la double représentation du Tiers et prétendaient que les élections pour les États Généraux fussent faites par les États Provinciaux, ce qui eût été tout à l'avantage des privilégiés. Le Parlement de Besançon rendit un arrêt dans ce sens et déclara que les États Généraux eux-mêmes n'avaient droit de rien changer à la Constitution de la Franche-Comté, Constitution qui n'avait pas fonctionné depuis la conquête de Louis XIV. Le peuple de Besançon se souleva et mit le Parlement en fuite (27 janvier).

Pendant ce temps, les 26 et 27 janvier, on se battait dans Rennes. La noblesse bretonne fit assaillir la jeunesse bourgeoise par des gens à sa solde et tenta d'ameuter les pauvre gens contre les bourgeois ; mais ouvriers et bourgeois firent cause commune, et la noblesse eût été écrasée sans l'intervention du gouverneur, qui était conciliant et populaire. La noblesse et le haut clergé avaient fait appel aux paysans bretons, sans beaucoup de succès. La jeunesse bourgeoise, au contraire, accourait de toutes les villes au secours des Rennais. Nantes avait envoyé son contingent ; Angers, Poitiers, Caen, s'apprêtaient à marcher. On a conservé un Arrêté des mères, sœurs, épouses et amantes des jeunes citoyens d'Angers, déclarant qu'elles les suivront jusqu'à la mort. Cela peut faire juger de l'exaltation où étaient les esprits.

La noblesse de Bretagne se dispersa dans ses châteaux et le Tiers resta maître du terrain.

La lettre de convocation des États Généraux avait enfin paru le 24 janvier : elle les appelait pour le 27 avril, à Versailles. Le règlement électoral qui accompagnait cette lettre établissait que le nombre des députés serait de douze cents, dont six cents pour le Tiers et trois cents pour chacun des deux autres ordres.

Ce règlement était fort compliqué. Les députés devaient être élus par bailliages ou sénéchaussées, les vieilles subdivisions judiciaires des provinces ; parmi les bailliages et les sénéchaussées, il y en avait qui députaient directement, parce qu ils l'avaient fait en 1614 ; les autres ne devaient que déléguer des électeurs )pour se réunir aux bailliages ou sénéchaussées de première classe. On tâchait, par ces agglomérations, de proportionner, jusqu'à un certain point, le nombre des députés à la population et aux contributions de chaque partie du territoire ; mais on n'y réussissait que très imparfaitement.

Les mêmes inégalités qu'on maintenait entre les parties du territoire se retrouvaient dans le mode de voter. Tous les nobles votaient individuellement ; les prélats, les bénéficiaires ecclésiastiques, les prêtres de campagne, aussi individuellement ; les prêtres des villes et les communautés ecclésiastiques, moins les ordres mendiants, qui étaient exclus, nommaient seulement des électeurs de second degré. Le Tiers État des villes votait d'abord, non par quartiers, comme l'avaient demandé avec raison la plupart des publicistes, mais par corporations, les corps de métiers, maîtres et compagnons, nommant un délégué pour cent électeurs présents ; les corporations des arts dits libéraux, des négociants, etc., deux délégués pour cent ; les autres contribuables, âgés de vingt-cinq ans, propriétaires, rentiers, artisans, etc., non compris dans les corporations, deux délégués pour cent. Les délégués ainsi élus devaient se réunir à l'hôtel de ville pour y rédiger le cahier de la ville et y élire, à leur tour, d'autres délégués chargés de porter le cahier au bailliage ou sénéchaussée. — Dans les bourgs et villages, tous les contribuables nommaient directement deux délégués par cent feux pour porter leurs cahiers au bailliage. — Les délégués des villes et des campagnes devaient ensuite, au chef-lieu du bailliage ou de la sénéchaussée, réduire leurs divers cahiers en un seul et l'envoyer, par des électeurs définitifs, à l'assemblée du bailliage de première classe, où les cahiers des bailliages secondaires seraient à leur tour réduits en un seul, et où les électeurs définitifs nommeraient enfin les députés. — Les délégués aux assemblées des divers degrés devaient être élus à haute voix ; les députés aux États Généraux, seuls élus au scrutin secret.

Excepté Paris, les villes n'avaient point de députés particuliers et ne votaient pour les députés qu'avec l'ensemble des bailliages ou sénéchaussées dont elles faisaient partie.

Le règlement ne satisfit personne ; il n'était conforme ni aux anciennes traditions dont il avait été impossible de tirer aucune mesure d'ensemble, ni à la logique et à la raison, Il semblait qu'on eût voulu noyer les villes dans les campagnes, amortir l'esprit politique en faisant voter les électeurs du Tiers comme membres de corporations et non comme citoyens, et livrer les classes pauvres et dépendantes à l'influence des privilégiés, en les obligeant à voter à haute voix.

C'était toutefois une grande conquête que l'admission de quiconque payait un impôt direct, ou foncier ou personnel, au vote de premier degré. Jamais cela n'avait eu lieu, avec cette universalité, dans les anciens États Généraux.

L'inégalité entre le vote direct de la noblesse et les trois ou quatre degrés imposés au Tiers, et toutes les inconséquences du règlement, furent attaquées avec énergie par Mirabeau et par d'autres défenseurs du Tiers, pendant que les privilégiés de Bretagne, de Bourgogne, de Franche-Comté, de Provence et de Languedoc réclamaient en sens contraire et prétendaient faire élire les députés par leurs États Provinciaux aristocratiques, et non directement par les Trois Ordres. La noblesse et le haut clergé de Bretagne s'obstinèrent jusqu'au bout et ne votèrent pas. Cela ne servit qu'à diminuer d'autant le parti des privilégiés aux États Généraux. Les privilégiés des autres provinces ci-dessus mentionnées, après beaucoup de bruit, finirent par voter. On ne vit que dans une seule province le Tiers faire cause commune avec les privilégiés pour ne pas voter ; mais c'était dans ces pays de Navarre et de Béarn qui gardaient la prétention d'être un royaume à part : nos rois, en- effet, s'intitulaient encore rois de France et de Navarre. Le Béarn et la basse Navarre, sauf le pays de Soule, ne députèrent point aux États Généraux de France.

Ils revinrent plus tard sur cette décision et finirent par se rallier au mouvement national.

Les masses du Tiers État étaient, elles, bien décidées à voter. Mais il n'était pas facile de savoir comment procéder aux opérations électorales, tant le règlement laissait subsister de confusion et donnait de sujets de plaintes. Des milliers de réclamations et de demandes d'explications pleuvaient sur le ministère. Il semblait qu'on ne viendrait jamais à bout de s'entendre.

Le jour venu, tout se fit comme par enchantement, grâce au bon sens public éclairé par la presse libre. Les brochures politiques, de même qu'elles avaient enseigné les principes, enseignèrent les moyens. Elles montrèrent comment éviter, autant que possible, les inconvénients du règlement et aller au but. Les loges des francs-maçons, la Société des Amis des noirs, fondée par Brissot pour préparer l'émancipation des esclaves, le Club constitutionnel, organisé à Paris par Mirabeau et Duport, et une foule d'associations improvisées de tous côtés, s'efforçaient d'éclairer, non seulement les villes, mais jusqu'aux campagnes les plus reculées, et travaillaient à former l'esprit public. On ne voyait que Catéchismes patriotiques, qu'Instructions aux Électeurs. Les plus répandues de ces Instructions furent celles rédigées, sous le nom du duc d'Orléans, par ses familiers et réunies en une même brochure avec un autre Avis aux électeurs, bien plus fort et plus efficace, œuvre de l'auteur du pamphlet : QU'EST-CE QUE LE TIERS ÉTAT ? l'abbé Sieyès. Ce grand publiciste n'avait toutefois rien de commun avec le prince médiocre et vicieux que ses familiers poussaient à un rôle ambitieux dont il n'était pas capable.

Toutes ces brochures étaient pleines de hautes maximes, toutes d'action. — C'est au grand jugement que nous marchons ! écrit le Breton Kersaint. — Il faut, écrit le pasteur protestant Rabaut Saint-Etienne, il faut renouveler les esprits, changer les idées, les lois, les hommes, les choses, les mois ! — Point de réformes sans la RÉVOLUTION, dit Mirabeau.

Et, passant à la pratique, les écrivains conseillent aux électeurs de réserver le droit en protestant contre ce qui est opposé au droit dans le règlement, et de passer outre ; car, avant tout, il faut agir. — Les électeurs réunis, écrit-on, se demanderont : Qui sommes-nous ? — Et ils se répondront : Nous sommes le peuple exerçant sa souveraineté. Le pouvoir royal leur impose un président, un bureau tout fait. Ils ne les accepteront pas ; ils les renommeront, pour éviter les conflits et les retards, tout en maintenant le droit. Ils n'accepteront le règlement ministériel qu'à titre de conseil et non d'ordre.

L'assemblée des électeurs constatera que ses élus seront les représentants, non d'un bailliage ou d'une province, mais de la nation française. — Pas d'esprit de province ! un esprit national ! — Plus de libertés fragmentaires et privilégiées ; liberté une et indivisible, organisée d'une manière uniforme, à tous les degrés, depuis la commune jusqu'à la nation, pour toute la France. Le but du gouvernement national doit être, non de restreindre, mais de garantir la liberté à tous les degrés, à tous les groupes, à tous les individus.

Sieyès, Condorcet, Mirabeau, Brissot, Camille Desmoulins, Rabaut Saint-Etienne, une foule d'autres, conseillent instamment aux électeurs de recommander à leurs élus qu'ils commencent par une DÉCLARATION DES DROITS sur lesquels repose le Contrat social, puis qu'ils arrêtent les principaux articles de la Constitution, et les fassent accepter par le roi, avant de reconnaître la dette royale et d'autoriser un emprunt quelconque.

La plupart des publicistes ne veulent pas qu'on impose aux députés de mandats impératifs, dont les contradictions pourraient tout entraver ; ils veulent que les représentants puissent décider, comme s'ils étaient les représentés eux-mêmes. Le mandat impératif, d'ailleurs, n'est propre qu'aux confédérations, dont les députés ne sont que des espèces d'ambassadeurs représentant de petites nations. Il ne sied point à une nation une et indivisible ; elle est obligée, puisqu'elle ne peut se réunir, délibérer et voter en une seule masse et en un seul lieu, de déléguer ses pouvoirs à des députés ; mais ces députés ne représentent pas les fractions isolées du peuple ; ils représentent le tout. Ils doivent s'inspirer de l'esprit de la nation entière, et non pas seulement du groupe qui les a élus.

S'il ne faut pas de mandat impératif, il est utile de donner des instructions aux députés. C'est à cela que servira l'ancien usage des cahiers que rédigeaient les électeurs pour les élus. Les brochures politiques avaient commencé par proclamer des principes, puis par donner des avis sur les moyens de procéder aux élections ; elles finissent par se transformer en modèles de cahiers. Deux points essentiels se retrouvent dans tous ces modèles : les députés ne doivent rien accepter du roi ; ils doivent recevoir une indemnité de leurs électeurs.

Les conseils des publicistes, le programme qu'ils avaient tracé, furent généralement adoptés par la nation, après de longues délibérations, dans des milliers d'assemblées préparatoires

Le pouvoir royal tenta de réagir contre ce gouvernement de la France par la presse libre et de refermer la barrière par lui-même ouverte. Deux arrêts du Conseil du roi furent rendus, les 14 et 25 février, contre les brochures imprimées sans permission, contre les journaux qui commençaient à se multiplier et contre les réunions politiques autres que les assemblées électorales. Autant eût valu essayer d'arrêter la mer débordée. Le pouvoir réussit à entraver le journalisme naissant ; mais les réunions et les brochures lui échappèrent ; ses agents eux-mêmes fermaient les yeux. On continua de se réunir, de parler, d'imprimer, à peu près partout.

Le pouvoir n'osa réclamer aucun serment des électeurs ni des élus ; on eût répondu que la nation, dans l'exercice de sa souveraineté, n'a d'engagement à prendre envers personne. Le pouvoir ne tenta point de présenter de candidats officiels, Les élections de 89 sont les plus libres qui aient jamais été.

La France ne se leva pas tout entière le même jour, à la même heure. Les convocations d'assemblées primaires se succédèrent durant la plus grande partie de février et la première moitié de mars, et il y en eut de beaucoup plus retardées. L'ensemble des opérations électorales dura plus de trois mois, entretenant dans tout le pays une agitation salutaire. Chaque groupe s'intéressait à ce qui se passait chez tous les autres. L'affluence des votants fut immense dans les assemblées primaires des campagnes ; au fond de la plus obscure bourgade, le plus humble campagnard put venir déposer directement ses plaintes et ses espérances dans le cahier de sa commune. Chacun s'empressa d'accourir respirer là. un air nouveau, l'air de la liberté. Les écrits du temps parlent, avec exagération sans doute, de cinq ou six millions de votants.

Les privilégiés, les seigneurs laïques ou ecclésiastiques, purent bien, sur certains points, intimider et dominer les campagnards ; mais, partout où il se trouvait quelque bourgeois retiré, quelque homme de loi, un médecin, un lettré, pour donner cœur au paysan et l'aider à exprimer sa pensée, le joug était secoué ; le village échappait à ses maîtres. Souvent même, les baillis de campagne, les petits officiers des justices seigneuriales, risquant, pour la bonne cause, la place qui faisait vivre eux et leurs familles, passaient du côté du peuple avec les curés. Une démocratie de prêtres indigents s'insurgeait contre l'opulente aristocratie des évêques et des gros bénéficiaires, qui leur laissaient à peine le pain. Les plaintes, en tel endroit timidement murmurées, éclataient ailleurs avec violence contre les seigneurs. Beaucoup de paysans ne se contentèrent pas de demander, dans leurs cahiers, le rachat forcé des droits féodaux ; ils cessèrent de les acquitter dès qu'ils eurent fait acte de citoyen en prenant part au vote.

On vit bien que, comme l'avait dit un écrivain breton, le jour du grand jugement était venu, lorsque les délégués des quarante mille serfs du mont Jura vinrent demander justice dans l'assemblée du bailliage de Lons-le-Saulnier, justice pour eux et pour un million de mainmortables, leurs frères d'infortune. Il y en avait encore au moins ce nombre en France ! Voltaire n'avait pas réussi à délivrer les serfs du Jura de leurs seigneurs ecclésiastiques, l'évêque et le chapitre de Saint-Claude, et la Révolution les retrouvait dans l'état de communauté du servage moscovite avant l'émancipation, c'est-à-dire au-dessous de la condition qu'avaient eue d'ordinaire nos serfs du Moyen Age. La noblesse même éclata, avec le Tiers, pour leur délivrance.

La division en corporations fit que les assemblées primaires des villes eurent peu de caractère politique ; mais, de degré en degré électoral, les vues s'élargirent et le ton s'éleva dans les cahiers. Les assemblées définitives des bailliages, en beaucoup de lieux, délibérèrent jusqu'à quinze jours avant de nommer les députés. C'est là que se fit le grand travail et que prit forme tout ce qui s'était ébauché dans nos quarante mille communes. Ce fut là que se fixa la pensée de la France.

Les assemblées définitives du Tiers État, où domina la portion la plus éclairée de la bourgeoisie, furent généralement aussi calmes qu'actives et résolues. On se sentait fort et uni ; on ne dépensait point sa force en vaines clameurs. Les assemblées de la noblesse, au contraire, et celles même du clergé furent très agitées et discordantes ; la noblesse de province était hostile à la noblesse de cour ; le bas clergé se soulevait contre les prélats et opposait la force du nombre à celle du rang et de la richesse.

Dans un certain nombre de localités, les ordres privilégiés, suivant l'exemple donné par le Dauphiné, acceptèrent le principe du vote par tête et se réunirent au Tiers, qui leur en témoigna une vive reconnaissance et qui montrait généralement les dispositions les plus conciliantes.

Dans plusieurs provinces, au contraire, la violente résistance des privilégiés suscita des troubles, que menaçaient d'aggraver les agitations causées par la misère. Le froid avait été terrible depuis le commencement de l'hiver, et la disette survivait au froid. On revoyait, comme en 1775, des bandes courant les campagnes, envahissant les marchés et pillant les grains. Les privilégiés, sur plus d'un point, avaient d'abord fomenté le désordre pour l'exploiter contre les bourgeois ; mais ils ne tardèrent pas à en prendre peur. Rien, du reste, pas même la faim, ne détourna le peuple des assemblées primaires.

Il y avait eu en Provence des incidents qui émurent toute la France. Durant la session des États Provinciaux qui avait précédé les élections de Provence, l'ordre de la noblesse avait accablé Mirabeau d'insultes et l'avait exclu de son sein sous un prétexte frivole, pour le punir de s'être prononcé en faveur du Tiers par ses écrits et par des discours d'une éloquence telle qu'on n'avait jamais entendu rien de pareil en France. Il se présenta comme candidat au Tiers État.

Le peuple se prit d'une passion qui allait jusqu'au délire pour cet homme extraordinaire, qu'on ne pouvait aimer ni haïr à demi. Les foules étaient remuées jusqu'aux entrailles, quand elles voyaient se lever cette tête de lion, cette étrange et puissante face, bouleversée par les bonnes et les mauvaises passions, labourée de petite vérole et, pour ainsi dire, d'une laideur magnifique, et quand elles entendaient cette voix tonnante lancer dans les airs les maximes de la Révolution.

A Lambesc, à Aix, à Marseille, on lui fit un triomphe comme s'il eût sauvé la patrie. On fit pleuvoir sur lui les palmes, les rameaux de laurier et d'olivier. Lorsqu'on voulut dételer et traîner sa voiture, il s'écria : Mes amis, les hommes ne sont pas faits pour porter un homme, et vous n'en portez déjà que trop ! — Il s'effrayait lui-même de l'excès de l'enthousiasme populaire : Voilà, dit-il, comment on refait des tyrans ! Ce mot-là lui fait grand honneur (7-18 mars).

A ces fêtes succédèrent des tempêtes populaires. Le peuple de Marseille, souffrant de la cherté des vivres, se souleva et força la municipalité d'abaisser le pain et la viande à un prix fort au-dessous de leur valeur réelle. La conséquence eût été bientôt la famine ; cette grande ville n'était point approvisionnée, et les provisions ne fussent plus arrivées du dehors. Les autorités étaient réduites à l'impuissance ; la ville en pleine anarchie. Le gouverneur de Provence en appela au cœur et au pouvoir de Mirabeau et lui remit Marseille dans les mains. Mirabeau accourut d'Aix à Marseille, fit appeler au conseil de ville les délégués de toutes les corporations, improvisa la garde nationale, qu'il avait tant appelée dans ses écrits, et amena le peuple à consentir à ce qu'on relevât le prix des subsistances à un taux qui rendit l'approvisionnement possible. Le peuple de Marseille montra là autant de bon sens que Mirabeau montra de dévouement (22-26 mars).

Tandis que Mirabeau apaisait Marseille, le sang coulait à Aix. Le premier consul d'Aix et les nobles, furieux de voir que le Tiers État se disposât à élire Mirabeau, provoquèrent une émeute par leurs bravades insultantes et firent tirer sur le peuple. L'émeute eut le dessus ; le premier consul s'enfuit et les magasins de blé furent pillés. Mirabeau revint à franc étrier de Marseille à Aix, y rétablit l'ordre en quelques heures, puis courut sauver l'évêque de Sisteron, un des chefs du parti aristocratique, assiégé dans Manosque par les paysans soulevés.

Mirabeau fut élu à Aix et à Marseille, aux acclamations de la Provence et de la France entière. Ce fut le moment le plus glorieux et le plus pur de sa vie.

Un protestant fut choisi avec Mirabeau à Marseille. Un autre, le ministre Rabaut Saint-Étienne, fils d'un de ces fameux pasteurs du désert si cruellement persécutés, fut élu par le Tiers État de Nîmes.

Paris ne put nommer ses députés qu'après toute la France, à cause des longs débats que suscita la forme des élections dans la capitale, forme qui, finalement, différa de tout le reste du royaume, et surtout probablement à cause de la peur que le gouvernement avait de la grande cité. Il y retarda les opérations tant qu'il put. Le règlement particulier pour la prévôté et vicomté de Paris, grande banlieue comprenant les bailliages de Vincennes, Saint-Denis, Meudon et Versailles, ne fut publié que le 4 avril. Contrairement aux traditions parisiennes, suivant lesquelles les Trois Ordres se réunissaient pour élire en commun les représentants de la capitale, le règlement royal prescrivait aux Trois Ordres de procéder séparément aux élections. Il ne laissait qu'un seul jour aux électeurs primaires pour se recorder ensemble et nommer les électeurs définitifs. Il faisait exception pour Paris seul au droit de voter reconnu à quiconque payait un impôt direct et n'admettait à voter que les citoyens payant au moins 6 livres, ce qui représenterait peut-être aujourd'hui une quinzaine de francs. Cela excluait la grande majorité des ouvriers.

Une disposition libérale compensait insuffisamment ces restrictions et ces entraves. Tous les citoyens étaient autorisés à déposer, soit à l'Hôtel de ville, soit au Châtelet, siège de la prévôté et vicomté de Paris, leurs observations relatives à la rédaction des cahiers. Cela rendait pleine liberté aux brochures. Il en parut une multitude dans le court intervalle du 15 au 21 avril ; elles fournirent d'abondants matériaux aux électeurs. Les soixante districts entre lesquels avait été partagé le Tiers État de Paris siégèrent, sans désemparer, toute la journée du 21 avril et toute la nuit suivante, rédigèrent rapidement et brièvement leurs cahiers, dont les idées étaient préparées par tant de lectures et de discussions, et choisirent chacun cinq ou six électeurs de second degré, en tout près de trois cent cinquante.

Les votants furent proportionnellement bien moins nombreux à Paris que dans les campagnes. Toute la partie pauvre de la population était exclue par l'exigence des 6 livres d'impôt, et beaucoup de gens qui étaient sous l'influence de la cour et du partie rétrograde s'abstinrent. Il y avait dans la capitale tout un monde qui dépendait de la cour et vivait des abus, en sorte que les provinces croyaient que Paris serait contre la Révolution. Elles furent promptement détrompées. Les votants compensèrent le nombre par l'énergie. Ils sentaient qu'ils représentaient la vraie opinion publique. Une grande partie des votants protestèrent en faveur des exclus, et ceux-ci soutinrent de leur sympathie et ne troublèrent nulle part les réunions électorales. Les femmes des classes les plus diverses, à Paris, comme en Dauphiné, comme dans l'Ouest, participaient de cœur au mouvement politique. Les dames de la Halle envoyaient des députations aux électeurs, pendant que maintes dames de la bourgeoisie éclairée et du grand monde excitaient, dans leurs salons, le patriotisme des hommes qui allaient être les représentants du peuple et les orateurs de la Révolution.

Les femmes françaises étaient alors sous la salutaire influence des idées de J.-J. Rousseau, et Condorcet et d'autres publicistes allaient jusqu'à réclamer pour elles les droits politiques, ce que Rousseau n'avait pas fait et n'eût pas cru conforme au vrai rôle de leur sexe. Beaucoup d'autres écrivains, sans aller si loin, demandaient pour elles l'égalité sociale avec les hommes et une éducation qui les rendît capables d'élever des citoyens.

La noblesse, à Paris, témoigna des idées avancées à beaucoup d'égards, se mit en bon accord avec le Tiers État et, comme lui, dans les assemblées, déposa et remplaça les présidents et secrétaires nommés par le pouvoir, lorsqu'ils refusèrent d'être réélus par les électeurs. Le clergé se montra moins libéral que la noblesse ; il finit toutefois aussi par annoncer sa renonciation aux privilèges en matière d'impôts, mais en prétendant mettre ses dettes à la charge de l'État.

Le 26 avril, l'assemblée des électeurs du Tiers de Paris repoussa la présidence du lieutenant civil (président du tribunal du Châtelet), imposée par le règlement royal, et nomma un président et un secrétaire, qui prêtèrent serment à la nation et à l'assemblée (10 mai). Après la rédaction de son cahier général, l'assemblée des électeurs du Tiers décida de se maintenir en permanence pendant toute la durée des Etats Généraux. Ce fut une résolution de grande portée et qui constitua un vrai conseil général de la ville de Paris, en rare des autorités municipales non élues par les citoyens.

Le Tiers procéda ensuite à l'élection de vingt députés, parmi lesquels l'abbé Sieyès. Les Parisiens le nommèrent, quoique ecclésiastique, comme les Provençaux avaient nommé Mirabeau, quoique noble.

Les deux ordres privilégiés avaient élu chacun dix députés, et, le 10 mai, les quarante représentants de Paris jurèrent de remplir leur mission fidèlement et dans toute son étendue.

Les États Généraux étaient alors déjà ouverts depuis quinze jours.

Un incident alarmant avait agité la capitale pendant les élections. Il y avait, au faubourg Saint-Antoine, un ancien ouvrier nommé Réveillon, qui, par son activité et sa capacité, était devenu un riche fabricant de papier et l'un des trois cents électeurs du Tiers État. On fit courir le bruit qu'il avait dit que les ouvriers gagnaient trop et qu'il fallait réduire les salaires à quinze sous par jour. Une bande de gens ameutés alla brûler, sur la place de Grève, un mannequin représentant Réveillon. Le lendemain, la même bande, entraînant après elle la population des ateliers et une foule immense de curieux, sans que la police y mît obstacle, alla tout brûler chez Réveillon.

L'autorité municipale laissa se prolonger ces scènes de dévastation durant plusieurs heures. L'autorité militaire envoya tardivement les gardes françaises et suisses. Les émeutiers, en grande partie ivres, se défendirent avec fureur à coups de pierres ; on n'en vint à bout que par une fusillade meurtrière. Il paraît bien avéré qu'on trouva de l'argent dans les poches de bon nombre de morts et de prisonniers. Qui avait payé ? Les amis de la Révolution n'avaient pas intérêt à exciter des désordres qui, s'ils eussent grandi, eussent pu servir de prétexte pour ajourner les États Généraux. Si Necker était au-dessus de tout soupçon, l'on ne pouvait en dire autant de tout ce qui était - autour de lui et autour du roi. Réveillon accusa un abbé, secrétaire du comte d'Artois, d'avoir fomenté l'émeute (27-28 avril).

Les inquiétudes causées par l'émeute de Paris et par les troubles de diverses provinces se dissipèrent, quand on vit les élections heureusement terminées et la plupart des hommes qui en avaient préparé le succès par leurs écrits et par leurs actes, appelés à l'honneur de représenter leurs concitoyens. L'espérance remplissait les cœurs, et le Tiers État de la banlieue de Paris exprimait le sentiment public, lorsqu'il disait dans son cahier :

Une glorieuse Révolution se prépare. La plus puissante nation de l'Europe va se donner à elle-même une constitution politique, c'est-à-dire une existence inébranlable dans laquelle les abus de l'autorité seront impossibles.

La France, rajeunie, avait alors les illusions de la jeunesse et ne soupçonnait pas que cette Révolution qu'elle comptait achever en quelques jours userait à la peine plusieurs générations

Mais, si elle se trompait sur la facilité de l'œuvre, elle ne se trompait pas sur les principes ni sur le but. Après quatre-vingts ans écoulés, nous avons encore aujourd'hui, pour achever l'œuvre de nos pères, à leur demander des leçons et à étudier leurs vœux dans les monuments qu'ils en ont laissés, les CAHIERS DE 89.

A mesure que paraissaient les cahiers imprimés, attestant la presque unanimité des sentiments du Tiers État, la confiance et la joie des patriotes grandissaient.

Ecoutez, écrit Camille Desmoulins dans sa France libre, écoutez Paris et Lyon, Rouen et Bordeaux, Calais et Marseille ; d'un bout de la France à l'autre, le même cri, un cri universel se fait entendre. La nation a partout exprimé le même vœu. Tous veulent être libres.

Les cahiers de 89 ont une si grande importance dans notre histoire, qu'il est indispensable d'en faire ici une étude de quelque étendue, et d'examiner en quoi se rapprochent, en quoi s'opposent, dans les cahiers, les vœux du Tiers État, c'est-à-dire du corps de la nation, et ceux des ordres privilégiés.

Sur nombre de points capitaux, les Trois Ordres sont d'accord. Les cahiers les moins libéraux, parmi ceux du clergé, admettent huit articles fondamentaux, bases d'une charte que devra jurer le roi :

1° A la nation seule le droit de consentir l'impôt par ses représentants ;

2° États Généraux périodiques tous les trois, quatre ou cinq ans ;

3° Établissement d'États particuliers dans chaque province ;

4° L'impôt accordé par les États Généraux seulement pour l'intervalle entre deux assemblées ;

5° L'impôt réparti par les États Généraux entre les provinces et perçu par les États particuliers ;

6° Qu'aucune loi n'ait force de loi, si elle n'a été consentie par les États Généraux ;

— Quelques cahiers de la noblesse, les plus arriérés, laisseraient au roi seul le pouvoir législatif, sauf en matière d'impôts — ;

7° Abolition des lettres de cachet (arrestations arbitraires) ;

8° Que tout citoyen soit jugé par les tribunaux ordinaires ; entière abolition des commissions judiciaires extraordinaires et des évocations.

Par les évocations, les gens en faveur enlevaient leurs procès aux tribunaux ordinaires et les faisaient évoquer à des tribunaux lointains ou au Conseil du roi.

La majorité de la noblesse, à ces huit articles, en ajoute quatre autres :

1° Responsabilité des ministres ;

2° Liberté légitime de la presse ;

3° Inviolabilité du secret des lettres ;

4° Inviolabilité des députés.

Sur ces quatre nouveaux articles, le clergé en admet volontiers trois et ne s'arrête que devant la liberté de la presse.

Il va sans dire que le Tiers en masse réclame ces douze articles. Il veut aussi, comme les privilégiés, l'inviolabilité de la propriété ; mais, comme nous le verrons, il entend le principe de la propriété d'une autre façon qu'eux.

Ainsi, le minimum de ce que demandent les privilégiés eux-mêmes est déjà une grande révolution ; le règne de la loi votée par la nation, substitué au règne de la volonté royale.

Quant aux États Généraux, certain nombre de cahiers les voudraient non périodiques, mais permanents et se renouvelant par fractions, idée très digne d'une sérieuse attention.

Personne n'admet plus que le roi ait le droit de faire arrêter et détenir, de sa pleine autorité, les gens qui lui sont suspects ou que les personnes en crédit ont intérêt à faire disparaître. On veut des peines très sévères contre quiconque, militaire ou autre, prendrait part à des arrestations arbitraires. Tout le monde admet cet axiome d'un des publicistes de 89, Servan, avocat général au Parlement de Grenoble : Toute prison n'a qu'une clef, c'est la loi. — La liberté, disent, dans leurs cahiers, le Tiers et la noblesse, la liberté est la loi naturelle de l'homme ; la loi civile ne la crée pas, mais l'assure. — Il n'y a point de cas, avait écrit Mirabeau, où il faille, même pour un moment, voiler la liberté.

On n'admet pas davantage que la police, qui a été, sous Louis XV, au service des plus odieuses et des plus honteuses passions, ou qu'une autorité administrative quelconque, ait •le droit de fouiller dans la vie privée des citoyens et de violer le secret de leurs correspondances. Le Tiers État exige, en termes exprès, la suppression du bureau qui ouvre les lettres (cabinet noir) et la responsabilité des agents de la poste.

La grande majorité des cahiers veut, comme conséquence de la liberté individuelle, que chacun ait l'entière liberté d'aller et de venir au dedans et au dehors du royaume sans permission ni passeport.

Maints cahiers du Tiers et delà noblesse réclament la démolition de toutes les prisons d'État, à commencer par la Bastille. Depuis l'anecdote si populaire de Latude, la Bastille apparaissait comme la personnification du despotisme.

Tout récemment encore, les privilégiés défendaient avec passion leur droit d'être exempts d'impôts et d'en rejeter tout le fardeau sur le peuple. Maintenant, ces mêmes privilégiés, nobles et prêtres, assemblés d'un bout à l'autre de la France et consultés en masse, n'osent plus soutenir ce prétendu droit et consentent à porter leur part des charges publiques. C'est une des plus belles victoires que la puissance de l'opinion et le sentiment du juste aient remportées en ce monde.

Les cahiers du clergé vont jusqu'à dire que les dons gratuits que leur ordre avait coutume de faire au roi représentaient le principe du vote libre de l'impôt-, conservé en France par le clergé seul. Il n'était pas exact de prétendre que le clergé d'autrefois eût entendu voter librement l'impôt ; il avait entendu ne pas payer d'impôt du tout. La dernière assemblée triennale du clergé, en 1788, avait encore réclamé le maintien des privilèges en matière d'impôts.

La raison de ce grand changement, c'est que les assemblées triennales du clergé ne se composaient que d'évêques et de gros bénéficiaires, tandis que, dans les élections des États Généraux, les curés l'avaient emporté sur les prélats ; les deux tiers des députés ecclésiastiques appartenaient au bas clergé.

Le Tiers et la majorité du clergé et de la noblesse sont d'accord sur la suppression, non seulement des commissions instituées exceptionnellement par le pouvoir royal pour juger les procès politiques, mais de tous les tribunaux spéciaux en matière d'impôts, de contrebande, de délits de chasse et de délits forestiers, etc. On veut abolir la tyrannie judiciaire aussi bien qu'administrative des intendants, ces espèces de pachas provinciaux, et faire disparaître les intendants eux-mêmes devant les tribunaux ordinaires, d'une part, et devant des administrations provinciales et municipales électives, de l'autre. On veut anéantir ces détestables petits tribunaux fiscaux, et ces capitaineries des chasses royales, et ces prévôtés-des maréchaux, qui exerçaient sur les campagnes une tyrannie comparable à celle de la féodalité. On ne veut conserver de tribunaux particuliers que les tribunaux de commerce et ramener les soldats eux-mêmes sous la justice civile pour les cas étrangers au service militaire ; car on entend que le soldat reste citoyen.

On veut l'entière réforme de la procédure criminelle. Point d'arrestation sans l'ordre du juge, sinon en cas de flagrant délit. Dans ce cas, remise, sous vingt-quatre heures, du citoyen arrêté aux magistrats compétents. Limites les plus étroites possibles à la détention préventive. Hâter le jugement des procès. Rapprocher le plus possible la justice des justiciables. Les citoyens détenus préventivement, jusqu'à leur jugement, doivent être traités comme innocents. Il faut rétablir l'antique publicité des procédures criminelles ; adoucir les lois pénales et supprimer les supplices barbares et la confiscation des biens des condamnés, qui frappe les familles innocentes ; — réduire le nombre des cas où s'applique la peine de mort ; la supprimer pour les simples attentats à la propriété ; ne plus l'appliquer, disent certains cahiers, qu'à l'assassinat, à l'incendie et au viol. — Abolition de la loi barbare qui condamnait à mort les filles enceintes, lorsque leur enfant venait à mourir sans qu'elles eussent' déclaré sa naissance. — Plus de distinction dans les supplices selon la qualité des personnes. — Que tous les condamnés à mort soient décapités.

Plus de cachots. — Qu'on ne tienne plus les accusés au secret. — Qu'on n'exige plus de l'accusé le serment de dire la vérité contre lui-même. — Que tout prévenu soit assisté d'un conseil, d'un défenseur, ou même qu'on lui en donne un d'office. — Que la défense soit absolument libre, et l'audience publique. — Que les juges soient tenus de motiver leurs arrêts. — Tout jugement, sans exception, doit être susceptible d'appel de la part du condamné. — Tout accusé dont le crime n'est pas prouvé doit être acquitté comme innocent. — Beaucoup de cahiers demandent une indemnité pour l'accusé reconnu innocent. — Abolition du préjugé d'infamie contre la famille innocente des criminels.

Nombre de cahiers réclament le jugement du citoyen par ses pairs, le jury. Aux citoyens appelés à juger le citoyen, aux jurés, de prononcer sur le fait ; aux juges, de prononcer sur le droit, distinction essentielle formulée nettement, entre autres, par le Tiers État de Paris. La noblesse, ainsi que le Tiers, revendique le jury comme une institution nationale que nous avions jadis aussi bien que les Anglais.

La majorité des cahiers veulent l'abolition de la vénalité et de l'hérédité des charges judiciaires, et que l'on fixe des conditions d'âge et de capacité pour les offices. — Beaucoup de cahiers du Tiers réclament l'élection des juges, soit par les tribunaux, soit par tous les hommes de loi, soit par les assemblées provinciales, soit même par la masse des électeurs ; d'autres, au moins, que le roi ne nomme les juges qu'entre des candidats qui lui soient présentés par les corps ou par les notables. — Les ordres privilégiés veulent aussi que les juges ne soient plus à la simple nomination royale. On veut que les juges soient inamovibles, sauf décision conforme du roi et des États Généraux. On réclame la justice gratuite. On demande généralement l'institution de tribunaux de conciliation, de juges de paix, qui fassent disparaître le fléau ruineux des petits procès. Beaucoup les veulent électifs.

Le cri est général contre la police, qui était devenue une vraie inquisition laïque sous Louis XV. Paris réclame l'abolition de l'espionnage. Tout le monde veut l'interdiction à la police de faire des visites domiciliaires et de visiter les papiers de qui que ce soit sans mandat du juge. Cette réaction va jusqu'à demander l'abolition de la police royale et l'attribution de la police aux autorités électives des municipalités et des provinces, avec la transformation de la maréchaussée (gendarmerie), qui, du commandement des prévôts des maréchaux, passerait sous l'autorité des juges ordinaires et des municipalités, et serait employée à la police des campagnes.

Dans les villes, que ce ne soit plus une milice soldée (le guet), mais une milice formée de tous les citoyens, qui ait charge de maintenir l'ordre. L'idée de la garde nationale surgit partout.

Quant au service militaire, on veut la suppression de l'odieux abus des enrôlements forcés et frauduleux ; beaucoup de cahiers du Tiers et du clergé réclament l'abolition du tirage au sort jour la milice, réserve de l'armée active, et l'abolition du régime des classes pour la marine, n'admettant, pour la réserve comme pour l'armée, que l'enrôlement volontaire, hors le cas de péril national. Ces cahiers repoussent le service forcé, hors ce cas, comme contraire à la liberté individuelle.

On ne prévoyait point alors que le cas de péril national pouvait malheureusement devenir permanent pour la nation.

La noblesse, en général, voudrait le maintien du tirage au sort pour la milice, mais en le rendant équitable et uniforme.

La noblesse et le Tiers sont assez généralement d'accord pour réduire l'armée au nombre jugé indispensable à la défense du territoire, environ deux cent mille hommes, dont deux tiers sous les armes, l'autre tiers en réserve avec demi-solde. Des cahiers nobles veulent que les militaires jurent de n'être jamais les exécuteurs d'ordres ministériels arbitraires et de ne marcher que pour la défense des lois. Suppression de la garde royale — les cahiers nobles ne sont pas tous de cet avis —. Les régiments étrangers (ils étaient très nombreux) envoyés aux frontières ou supprimés. La police et la répression ne doivent pas être confiées aux chefs militaires. La force armée ne doit marcher, même en cas d'émeute, que sur réquisition et sous la direction du magistrat. — Les militaires qui emploieraient leurs armes contre les citoyens doivent être responsables devant les tribunaux ordinaires. — Il faut améliorer le sort des soldats. Qu'ils aient une pension après trois congés. — Des cahiers demandent qu'on emploie l'armée aux travaux publics. — Suppression des coups de plat de sabre et de toutes peines ignominieuses dans l'armée. C'est particulièrement le Tiers qui réclame contre cette pénalité introduite d'Allemagne chez nous assez récemment.

Mirabeau, dans un de ses ouvrages, est allé jusqu'à demander l'abolition de l'armée permanente, remplacée par l'armement général du peuple.

Sur les intérêts économiques de la société, agriculture, industrie, commerce, on est aussi d'accord, sauf quelques nuances, en ce qui ne louche pas aux privilèges seigneuriaux.

On veut la pleine liberté de la culture : plus de ban de vendanges ; que chacun fauche et vendange à sa volonté. Des cahiers voudraient la libre exportation des grains sans restriction ; la majorité veut qu'on s'en remette, pour autoriser ou interdire l'exportation suivant les circonstances, aux assemblées électives des provinces. Presque tout le monde réclame la libre circulation, à l'intérieur, des grains comme de toute marchandise, et qu'il n'y ait plus de barrières qu'aux frontières, avec tarif uniforme. On désire communément l'établissement de greniers publics dans les villes pour tâcher de prévenir les disettes.

La noblesse montre l'intelligence des grands intérêts ruraux ; elle recommande de favoriser les longs baux (de dix-huit et vingt-sept ans) et la multiplication du bétail ; elle est préoccupée de l'amélioration et de la conservation des forêts, du reboisement des montagnes, qu'on devait malheureusement continuer à déboiser depuis la Révolution. Elle demande qu'on renouvelle la défense de déboiser les pentes des montagnes et des collines. Elle recommande qu'en vendant le domaine royal pour contribuer à acquitter la dette publique, on réserve les forêts de l'Etat. Les autres ordres, du reste, s'accordent sur ces objets avec elle.

On est aussi d'avis conforme sur l'utilité de mettre obstacle aux réunions de fermes, aux agglomérations de terres dans les mains d'un petit nombre de cultivateurs ; on est opposé à la grande culture, tout au contraire des Anglais. On désire que le plus grand nombre d'hommes possible vivent de la terre et sur la terre. On veut l'abolition de l'inique loi qui autorise l'acquéreur d'une propriété à résilier le bail fait par son prédécesseur ; le nouveau bénéficiaire ecclésiastique avait le même droit que le nouveau propriétaire. C'était un des fléaux des campagnes et de l'agriculture.

Sur la question des biens communaux, si importante pour les campagnes, il n'y a pas la même unité. — Le clergé penche à en interdire le partage, auquel tendent les économistes et la noblesse ; le Tiers incline à remettre l'examen de la question aux États Généraux ; mais il veut, avant tout, qu'on recherche les communaux usurpés par les seigneurs ou autres.

La majorité des Trois Ordres veut l'abolition des corporations industrielles (maîtrises et jurandes) et des compagnies privilégiées (Compagnie des Indes, roulage, diligences). — Plus de privilèges exclusifs, sinon aux inventeurs, et pour un temps limité. — La plupart veulent l'entière liberté du travail et du commerce. Dans le Tiers, cependant, où tant de gens étaient intéressés aux corporations, des cahiers demandent leur maintien dans les principales villes, mais avec une loi qui soustraie les apprentis à l'arbitraire des maîtres. Des cahiers des autres ordres demandent seulement le maintien des corporations, comme garantie pour le public, dans certains états de confiance, tels qu'orfèvres, apothicaires, imprimeurs ; mais ceux-là mêmes veulent que les réceptions soient gratuites sur examen de capacité et de moralité. — Des cahiers demandent une réglementation intermédiaire entre l'entière liberté et l'ancien système des corporations ; d'autres, qu'on cherche les moyens d'éviter l'arbitraire dans la taxe du pain et de la viande. Des cahiers demandent que le salaire du travail soit réglé périodiquement en proportion des besoins réels des ouvriers. — Les limites entre le principe de la libre concurrence et celui de l'intervention publique entre les particuliers ne sont pas encore bien fixées.

La pensée prépondérante, cependant, est la pleine liberté de l'industrie et du commerce à l'intérieur, et une protection modérée et bien combinée de l'industrie et de la marine nationales dans les rapports avec l'étranger.

Les esprits sont partagés relativement à l'introduction des filatures de coton et des nouvelles machines anglaises. Les filatures s'étendent rapidement en Normandie. Des cahiers proposent d'en favoriser l'établissement dans les campagnes.

On réclame de toutes parts l'unité des poids et mesures pour toute la France.

On est d'accord sur l'institution de caisses d'escompte dans les villes de commerce, de bureaux provinciaux et de caisses de secours pour l'encouragement de l'agriculture, du commerce et des arts utiles. Des cahiers recommandent une étude d'ensemble sur la viabilité et la canalisation du royaume, dans l'intérêt de la production et du commerce national. Des cahiers demandent une banque nationale.

Le Tiers demande des compagnies d'assurance pour le commerce, un conseil de commerce électif, la faculté d'entrepôt pour tous nos ports. — Plus de traités de commerce, sans consultation des chambres de commerce. Examen et révision du traité avec l'Angleterre.

Le Tiers réclame l'abolition ou la répression des associations ouvrières appelées compagnons du devoir et gavots.

En matière d'impôts, les Trois Ordres diffèrent sur un point important, à savoir : que les privilégiés, tout en consentant à contribuer désormais aux charges publiques, voudraient qu'il y eût, pour la noblesse et le clergé, des rôles d'impôt à part et une répartition particulière à laquelle ils procéderaient entre eux, afin de garder là une marque de la distinction des Trois Ordres. Le Tiers, au contraire, veut qu'il n'y ait qu'un même rôle d'impôts pour tous les contribuables.

Quant à la nature et à la forme des impôts, on est d'accord. On veut simplifier l'impôt personnel et mobilier et l'impôt foncier ; on admet des impôts sur le luxe, et, au moins provisoirement, un impôt du timbre. On veut atteindre les capitalistes, comme les propriétaires fonciers et les industriels ; par conséquent, impôt sur le revenu mobilier. D'autres disent : impôt sur le capital. — Des cahiers n'admettent que les impôts directs ; les autres, ne croyant pas possible de supprimer les contributions indirectes, veulent au moins les transformer complètement. Abolition de cette odieuse gabelle qui était restée le fléau d'une grande partie de la France et qui mettait une inégalité monstrueuse entre les diverses parties du territoire. Il y avait des contrées qui payaient le sel dans la proportion de 2 à 3 ; d'autres dans la proportion de 50 à 60. — On veut remplacer la gabelle et les aides par un droit fixe sur le sel et une taxe sur les vignes et sur les vins au lieu de provenance. On demande que les dons de la mer, le sel marin et les plantes marines, soient à tous. — Les uns demandent la suppression des octrois royaux et la réglementation des octrois des villes ; les autres, l'entière abolition des octrois. — On réclame l'abolition des droits d'enregistrement. — Pas d'impôt sur les denrées de première nécessité. — Que les journaliers soient exempts d'impôt. — Le Tiers demande que l'on cadastre tout le territoire pour asseoir équitablement l'impôt foncier.

Que les acquits de comptant, les prélèvements de fonds sur le Trésor, sous la simple signature du roi, sans contrôle, soient totalement abolis, et que toute anticipation sur les revenus futurs par le ministère soit réputée crime de lèse-nation. Que toutes les dépenses publiques, sans exception, soient fixées et assignées par les États Généraux.

Que tout citoyen soit autorisé à refuser l'impôt, si les États Généraux n'étaient point rappelés au temps fixé, l'impôt ne devant être accordé que. pour l'intervalle entre deux réunions des États.

Le Tiers, pour parer à ce danger, propose que les États Généraux se réunissent d'eux-mêmes, sans convocation, à époques fixées. Quiconque, disent des cahiers du Tiers, tendra à empêcher la tenue des États Généraux, sera déclaré coupable du crime de lèse-nation et puni par un tribunal qu'établiront les États Généraux actuels.

Qu'aucun emprunt ne puisse être contracté, ni aucun papier-monnaie émis sans l'autorisation des États-Généraux. — Des cahiers sont contraires à tout papier-monnaie. — Plus d'emprunts en rentes viagères ; plus de loteries ; ce sont des ressources immorales.

Qu'on établisse une caisse d'amortissement de la dette publique.

Les cahiers du clergé témoignent une louable sollicitude pour les institutions de charité et l'amélioration du sort du peuple des campagnes. Le clergé veut, d'accord avec les autres ordres, l'établissement de bureaux de charité dans les villes et dans les villages. — Il veut assurer dans chaque paroisse des secours aux indigents. Bureaux de miséricorde pour les besoins des prisonniers. Ateliers de charité pouf les ouvriers sans ouvrage. — Extirpation de la mendicité. — Maisons d'enfants trouvés dans toutes les grandes villes, avec secret assuré aux mères. — Surveillance sur les nourrices. — Instituer des médecins et des pharmaciens des pauvres. — Fonder des écoles de sages-femmes. — Multiplier les écoles vétérinaires. — Bureaux de secours pour les incendiés et les victimes des fléaux de la nature.

Les Trois Ordres ont là-dessus les mêmes sentiments, et des cahiers des ordres laïques proposent des caisses provinciales pour l'indigence et la vieillesse, et des hôpitaux pour les fous, où on les 1 traiterait avec humanité, au lieu du traitement barbare qu'on leur infligeait. Le clergé insiste particulièrement sur la charité, comme nous verrons que le Tiers insiste surtout avec force sur l'enseignement.

Le bas clergé, zélé pour la charité, est d'accord avec le Tiers pour l'égalité. Il veut, avec le Tiers, qu'on abolisse l'ordonnance de 1781 qui réserve les grades militaires à la noblesse et que tous les citoyens soient admissibles à tous les emplois civils, ecclésiastiques et militaires ; tous les citoyens, sans distinction de naissance, mais non pas sans distinction de religion ; là commence la dissidence avec le Tiers ; l'égalité pour le clergé, n'est que l'égalité entre catholiques. — Une grande partie du clergé veut, avec le Tiers, le rachat des droits féodaux et la suppression des juridictions seigneuriales.

Sur la question du vote par tête ou par ordre, c'est-à-dire de l'unité de l'assemblée nationale, le clergé est divisé ; mais la majorité penche vers le Tiers.

Outre les points si nombreux et si importants que nous avons signalés, la noblesse s'entend encore avec les autres ordres sur divers objets considérables ; par exemple, le droit de tout citoyen d'adresser des pétitions aux États Généraux. — Des cahiers nobles proposent la formation d'administrations municipales cantonales. — Une grande partie de la noblesse demande, avec le clergé, des mesures qui préparent l'abolition de l'esclavage des noirs et l'abolition du servage de glèbe, abolition qu'en général le Tiers veut immédiate. Les nobles veulent, comme les autres ordres, qu'on n'acquière plus la noblesse à prix d'argent, par des charges et offices. Ils veulent, comme le Tiers et le clergé, qu'aucun député ne puisse accepter de faveurs du roi pendant les États. La noblesse de province, qui fait la majorité, n'est favorable ni aux princes ni aux courtisans. Elle veut, avec les autres ordres, qu'aucune personne ayant charge de cour ne puisse être député, interdiction qu'une foule de cahiers veulent étendre à tous les fonctionnaires royaux, soit administratifs, soit fiscaux, n'admettant même pas qu'ils soient électeurs. — La noblesse veut qu'on supprime les immenses apanages des princes du sang, en leur assignant un revenu en argent, et les Trois Ordres sont résolus d'en finir avec le scandale des énormes pensions de cour et de réduire les pensions sur l'État à un taux modique.

Donc, sur les questions de liberté et d'humanité, là où les intérêts et les préjugés ne sont pas trop violemment heurtés, les privilégiés sont d'accord avec le peuple. La puissante influence de l'esprit du dix-huitième siècle a pénétré partout. On est bien loin du temps où Bossuet justifiait l'esclavage.

Que veut le Tiers Etat qui lui soit propre ?

N'imposant nullement des mandats impératifs à ses représentants pour l'ensemble et les détails de l'œuvre qu'ils ont à accomplir, il leur prescrit toutefois absolument, unanimement, certains points fondamentaux, et, devant tout :

Le vote par tête ; l'unité de l'Assemblée ;

Le vote d'une DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME ET DU CITOYEN et des bases de la Constitution, avec acceptation par le roi, avant d'accorder aucun impôt et de traiter d'aucune autre affaire.

Le Déclaration des Droits est jugée nécessaire, non seulement pour assurer les droits de la nation vis-à-vis de l'ancien pouvoir, mais pour assurer les droits de l'individu vis-à-vis de la nation. Cette distinction entre l'HOMME et le CITOYEN corrige ce qu'il y a d'excessif dans les droits attribués à l'État par le Contrat Social de J.-J. Rousseau, trop inspiré des républiques de l'antiquité, et unit en principe la RÉVOLUTION FRANÇAISE à la nouvelle République américaine.

Les privilégiés, sauf quelques exceptions, ne demandent pas la. Déclaration des droits. Ils admettent que la France a une Constitution à restaurer ou à améliorer, Constitution l'ondée sur l'existence des Trois Ordres et de la monarchie héréditaire. Le Tiers, lui, entend que la France a une Constitution à créer.

Le Tiers entend unanimement que l'Assemblée ne se sépare, en aucun cas, avant que la Constitution ne soit fondée. Il veut que les États Généraux règlent seuls la forme de leurs convocations futures, leur composition et leur discipline, sans que le pouvoir royal s'y entremette aucunement. — Pour assurer la liberté des États Généraux, toute force militaire doit être éloignée de l'Assemblée.

Le pouvoir exécutif ne doit jamais intervenir dans les assemblées électorales. Les élections doivent se faire dans les campagnes par communes ; dans les villes par arrondissements (ou quartiers), et non par corporations. Tous les citoyens de vingt-cinq ans, payant un impôt direct, doivent être électeurs et éligibles. Le plus grand nombre demande que le vote soit à deux ou trois degrés. Des cahiers le réclament direct.

Les États Généraux doivent constater leurs délibérations dans des procès-verbaux et par la publication d'un journal.

Il faut distinguer les assemblées constituantes et les assemblées législatives ordinaires. Les États Généraux, dans l'avenir, devant être soumis à la Constitution une fois fondée, la nation pourra seule déléguer le pouvoir constituant à une assemblée nationale extraordinaire pour réformer la Constitution. Des cahiers proposent qué, pour convoquer cette assemblée, il faille la demande des deux tiers des assemblées provinciales.

Dans les États Généraux, afin de compenser l'absence d'une seconde chambre et d'assurer la maturité des résolutions, des cahiers du Tiers proposent une triple délibération. — La noblesse, de son côté, n'était nullement unanime en faveur d'une Chambre haute, pareille à la Chambre des lords d'Angleterre, et qui eût été formée de grands seigneurs et de courtisans. La petite noblesse proteste contre.

Les bases de la Constitution doivent être celles-ci, suivant le Tiers : La loi doit garantir la liberté individuelle, la liberté religieuse, l'inviolabilité du secret des lettres, la liberté de la presse, l'inviolabilité du travail et des fruits du travail.

Le droit de réunion figure aussi parmi. les droits naturels et nécessaires que réclame le Tiers État. Il ne fait qu'un avec le régime des libres élections.

La société doit l'assistance à ceux de ses membres qui ne peuvent travailler et aider ceux qui cherchent du travail à en trouver. Des cahiers veulent des institutions de crédit pour faciliter des emprunts aux travailleurs agricoles et industriels.

Le Tiers veut unanimement la liberté de penser, de parler et d'écrire. CHACUN, dit-il, EST SOUVERAIN DANS SA MAISON, DANS SA PAROLE ET DANS SES ÉCRITS. — Il veut que nul ne puisse être poursuivi pour ses opinions et ses paroles, lorsqu'elles n'auront été accompagnées d'aucun acte tendant directement à l'exécution d'un crime ou délit condamné par la loi. — Tous les citoyens ont le droit de parler, d'écrire et d'imprimer, sinon en cas de violation des droits d'autrui. — Le droit d'exprimer sa pensée est naturel et inviolable. — La liberté de la presse ne doit souffrir de restrictions que contre les libelles diffamatoires. — Toute censure doit être abolie. L'auteur doit être responsable ou l'imprimeur, s'il ne donne pas le nom de l'auteur.

Le Tiers veut l'établissement d'un code civil uniforme pour tout le royaume. Un assemblage informe de lois romaines et de coutumes barbares (germaniques et gauloises), de règlements et d'ordonnances sans rapport avec nos mœurs comme sans unité de principes, ne peut former une législation digne d'une grande nation. (Tiers État de Paris.) La conclusion est qu'il faut refaire la législation politique et que tous les Français doivent être régis par les mêmes lois.

Une grande partie des privilégiés admettent bien qu'on réduise les coutumes à l'uniformité ; mais la plupart n'entendent point par là qu'on efface les distinctions entre les ordres et que les mêmes lois, de succession ou autres, s'appliquent à tous. Le Tiers, lui, l'entend ainsi et demande l'abolition du droit d'aînesse et l'abolition des substitutions, par lesquelles les biens passaient d'une génération par-dessus l'autre sans pouvoir être aliénés. Il veut fermement l'unité nationale dans la législation civile et politique. Tout en réclamant des institutions électives partout et des attributions très étendues pour les assemblées de communes, de districts et de provinces, il veut que les États Provinciaux soient entièrement soumis aux États Généraux et n'admet pas qu'il subsiste des constitutions particulières et diverses dans les provinces. Quand il emploie ces termes de provinces et d'États Provinciaux, il n'entend pas que les délimitations provinciales resteront telles qu'elles sont. — Les députés, disent les cahiers, ne doivent pas être considérés comme porteurs de pouvoirs particuliers, mais comme représentants de la Nation.

Tout tend, dans les vues du Tiers, à la suppression des ordres privilégiés ; néanmoins, l'esprit de modération et de transaction qui domine empêche la plupart d'aller jusqu'au 'bout. La plupart se contentent de la réunion des deux ordres au Tiers dans l'Assemblée. Un certain nombre, cependant, ne s'arrêtent pas au doublement du Tiers et demandent que le Tiers obtienne un nombre de représentants moins disproportionné avec sa suprématie numérique et son importance. 11 en est enfin qui proposent nettement qu'il n'y ait plus de distinctions d'ordres et que le nombre des députés ecclésiastiques ou nobles ne dépasse pas la proportion du nombre des votants de ces deux classes. C'est le vœu du cahier de Rennes, un des plus avancés entre tous. — C'est par erreur, dit-il, que ce qu'on appelle Tiers État a été qualifié d'Ordre ; avec ou sans les privilégiés, il s'appelle Peuple ou Nation. — Plus de ces noms de Tiers État, de roture et de roturiers, disent maints cahiers. — Plus de distinctions humiliantes pour le Tiers dans les États Généraux.

Nous prescrivons à nos représentants, dit le cahier de Paris, de se refuser invinciblement à tout ce qui pourrait offenser la dignité de citoyens libres, qui viennent exercer les droits souverains de la Nation.

Le cahier de Dijon formule énergiquement la conclusion qui est dans l'esprit de tous. Si le clergé et la noblesse refusent de voter en commun et par tête, que le Tiers État, représentant vingt-quatre millions d'hommes, pouvant et devant toujours se dire l’Assemblée nationale malgré la scission des représentants de quatre cent mille individus tant nobles qu'ecclésiastiques, offre au roi son secours pour subvenir aux besoins de l'État, de concert avec ceux du clergé et de la noblesse qui voudront s'unir à lui, après la promulgation de la loi qui aura fixé la Constitution ; et les impôts ainsi consentis seront répartis entre tous les sujets du roi indistinctement.

Le Tiers déduit fermement, dans l'ordre social et dans les rapports des classes entre elles, les conséquences nécessaires des principes de liberté individuelle, d'unité nationale et d'égalité civile et politique qu'il a posés.

Il veut la suppression des justices seigneuriales, aussi bien que de tous les tribunaux d'exception. Il ne doit plus y avoir d'autre justice que la justice nationale 'et les juges de droit commun. Le Tiers veut que tous les Français soumis à des droits féodaux réels, c'est-à-dire aboutissant à une rente ou à un impôt direct ou indirect au profit des seigneurs ecclésiastiques ou laïques, puissent racheter ces droits à un taux fixé parles États Généraux. Une grande partie des cahiers réclament la suppression sans rachat de certains de ces droits, tels que l'obligation de faire moudre son pain au moulin du seigneur, presser son raisin au pressoir du seigneur, etc., à plus forte raison la suppression sans rachat des corvées, comme absolument contraires à la liberté individuelle. — Tous veulent l'abolition, sans indemnité, des usages outrageux et extravagants qui étaient comme un reste du trop fameux droit du seigneur et des autres inventions insolentes de la tyrannie féodale, et, en général, l'abolition de tous les prétendus droits qui n'avaient jamais pu être une propriété, puisqu'ils étaient une violation constante du droit naturel.

Le Tiers veut l'abolition absolue du servage, qui interdisait aux malheureux assujettis à ce qu'on nommait la mainmorte la faculté de tester, celle de changer de domicile et celle de choisir un état à leur gré. Les enfants mêmes n'héritaient de leurs parents que s'ils vivaient dans la même maison.

Le Tiers conclut à l'entière abolition de la féodalité et de tout ce qui rappelle l'idée de ce régime désastreux.

Le Tiers veut la suppression du droit exclusif de chasse que s'attribuent les seigneurs. Il veut le droit de chasse pour tous propriétaires et fermiers possédant ou exploitant une certaine quantité de terre, et le droit, pour tous les cultivateurs sans exception, de détruire le gibier qui ravage leurs terres. Les cultivateurs étaient réduits à voir-dévorer leurs champs par le gibier du roi et des seigneurs, sans pouvoir s'en défendre qu'au risque de peines exorbitantes.

Tout citoyen doit avoir le droit déposséder des armes, aussi bien que les nobles.

Les cahiers les plus avancés concluent que la noblesse héréditaire ne doit être qu'une distinction honorifique et ne doit conférer aucuns privilèges. Le cahier de Paris propose la fondation d'une récompense civique non transmissible, conférée par le roi sur la présentation des États Généraux, comme pour opposer une noblesse personnelle à la noblesse héréditaire. Sur ce terrain, il y a, entre le Tiers-État et la noblesse, une opposition radicale. La noblesse proteste contre toute atteinte à ses privilèges, qu'elle appelle sa propriété, si ce n'est en matière d'impôts et pour le servage de mainmorte et quelques vieux usages trop odieux ou trop ridicules. Elle maintient ses juridictions, tous ses droits utiles et honorifiques, son droit de chasse exclusif, l'interdiction aux non nobles de porter l'épée, l'interdiction de posséder des armes à feu à quiconque n'en a pas le droit suivant les lois existantes, l'attribution exclusive des grades militaires aux nobles et aux fils de militaires. Des cahiers nobles admettent la faculté de rachat pour les banalités — moulin banal, four banal, pressoir banal — et pour les péages sur les routes ; l'abolition des distinctions humiliantes pour le Tiers dans les États Généraux ; l'admissibilité du Tiers aux grades militaires ; mais la grande majorité est contre ces concessions et prescrit à ses députés de maintenir le vote par ordre et non par tête, et la séparation des Trois Ordres. Des cahiers vont jusqu'à protester, pour l'avenir, contre le doublement du Tiers dans les États Généraux ; d'autres, bien loin d'accepter la réunion des Trois Ordres, demandent la formation d'un quatrième ordre celui des paysans, pour séparer les campagnes des villes.

Nous n'avons pas parlé jusqu'ici de ce qui regarde la religion et l'éducation. Nous venons de voir sur quoi portaient les oppositions entre la noblesse et le Tiers ; nous verrons tout à l'heure les oppositions entre le Tiers et le clergé ; elles étaient capitales, mais ne portaient pas sur tous les points qui concernent l'Église, et, au contraire, il v avait accord entre le Tiers et la majorité du clergé, la masse des curés et des prêtres, sur des objets de grande conséquence et qu'il est très important de constater ici.

Nous ne parlons pas seulement d'un louable concert, contre les mauvaises mœurs contre la connivence corruptrice de la police, laissant le vice s'afficher en public ; contre la tolérance des maisons de jeux ; contre l'abus d'un art dégénéré, souillant les yeux et dépravant les imaginations par l'étalage toléré d'images honteuses. Les hommes qui voulaient les vraies mœurs de la liberté s'entendaient sans peine là-dessus avec ceux qui réclamaient au nom de la religion. Mais ce n'était pas seulement sur les mœurs publiques, c'était sur maintes questions spéciales de l'organisation de l'Église que l'on s'entendait.

Beaucoup de cahiers du Tiers demandent que le catholicisme reprenne sa pureté primitive, avec les libertés gallicanes. Ils veulent que la déclaration de 1682 — qui proclamait l'indépendance de l'État vis-à-vis de Rome et la supériorité du Concile sur le pape — soit loi constitutionnelle. Les maximes gallicanes, quant à l'indépendance de l'État vis-à-vis de Rome, avaient été proclamées de nouveau par le Conseil du roi, en 1766, après l'expulsion des jésuites. La puissance temporelle, disait l'arrêt du Conseil, émanée immédiatement de Dieu, ne relève que de lui seul.

Le Tiers veut l'abolition du Concordat de François Ier, qui donnait au roi la nomination aux évêchés, et au pape toutes sortes de droits pécuniaires ; il veut le rétablissement de la loi de Charles VII (Pragmatique), qui établissait l'élection des évêques. Il veut que les curés soient élus, comme aux temps primitifs, par les paroisses ou par les districts, et que l'élection des évêques soit rétablie dans une forme perfectionnée, c'est-à-dire avec participation des laïques. Il veut qu'il se tienne des assemblées diocésaines, des conciles provinciaux et nationaux, où les laïques envoient des députés. Il veut l'uniformité dans le rituel gallican et les prières publiques en français. Il veut la suppression de tout envoi d'argent à Rome, et même de tout recours à Rome pour affaire quelconque. Il ne veut plus qu'aucune communauté religieuse française dépende de chefs étrangers. Des cahiers du Tiers vont jusqu'à proposer qu'on élise en France un patriarche, qui ne reconnaîtrait plus au pape qu'une simple préséance.

Dans l'Église gallicane, le Tiers veut la réduction du nombre des évêques et de leurs revenus, l'amélioration du sort des curés et des vicaires, la suppression du casuel, mais compensée aux dépens des gros bénéficiaires ; d'autres disent aux dépens des dîmes. Le Tiers veut des sœurs de charité pour les malades dans toutes les paroisses.

Le bas clergé se rapproche fort de ces vœux du Tiers, auxquels adhère la majorité de la noblesse. Lui aussi veut l'abolition du casuel obligatoire, moyennant augmentation du revenu si faible des cures aux dépens des riches maisons abbatiales et prieurales et des bénéfices. Il demande qu'on abolisse le cumul des bénéfices ecclésiastiques. Il ne va pas jusqu'à provoquer la participation des laïques aux élections ecclésiastiques et ne se prononce pas là-dessus, mais redemande tout au moins ses élections, comme sous la Pragmatique de Charles VII, avec abolition du Concordat. Il ne va pas jusqu'au patriarcat ; mais il n'énonce à peu près nulle part de maximes ultramontaines. Un très petit nombre de cahiers paraissent regretter les jésuites. Beaucoup de cahiers demandent que le pape n'ait plus de part à la distribution des bénéfices ; qu'il n'y ait plus d'annates, ni de tribut quelconque payé au pape. Non seulement la majorité du clergé, tout en demandant que les magistrats n'interviennent plus en matière de sacrements et de doctrines, n'attaque pas le principe de l'appel comme d'abus, en vertu duquel les ecclésiastiques doivent être traduits devant les hauts tribunaux laïques en cas d'attaque aux lois de l'État ; mais des cahiers du clergé demandent que, si un concile national ne remédie pas aux abus de l'Église, les États Généraux y portent remède de leur propre autorité.

Le bas clergé, dans les réunions électorales, avait réclamé la suppression de ces assemblées triennales du clergé où dominaient exclusivement les prélats et protesté contre tout oncile où les curés ne seraient pas représentés. Le bas clergé réclame contre l'arbitraire accordé par Louis XIV aux évêques sur les curés. Il voudrait que l'autorité des évêques rentrât dans les limites des anciens canons de l'Église. — Le bas clergé invite les États Généraux à prendre en considération l'utilité de réduire à l'unité les divers bréviaires, rituels et catéchismes gallicans.

Le bas clergé reconnaît aux États Généraux, dans une foule de ses cahiers, le droit de changer la démarcation des paroisses, d'établir une plus juste répartition des revenus ecclésiastiques, de restaurer les libres élections. Il reconnaît donc le droit des Étais Généraux sur l'organisation extérieure de l'Église pour ce qui est discipline et non dogme. Il admet donc, en fait, que, comme le dit une brochure d'un membre du Tiers-État, l'Église est dans l'État, et non l'État dans l'Église, ainsi qu'on le veut à Rome.

Les cahiers du clergé contiennent donc le principe de ce qu'on nommera bientôt la CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ, en d'autres termes, la réglementation de l'organisation extérieure de l'Église gallicane par l'Assemblée nationale.

Le bas clergé, cependant, en majorité, repoussera plus tard cette Constitution civile qu'il appelle maintenant de ses vœux, se réunira contre elle à ces évêques et à cette autorité romaine qu'il combat en 89, et, d'ami de la Révolution dans sa première phase, il deviendra son ennemi dans les phases qui suivront.

C'est qu'uni au Tiers quant à la plupart des libertés publiques et des questions d'humanité, et même quant aux formes extérieures de l'Église, le clergé est radicalement opposé au Tiers quant à l'esprit de l'Église, quant aux principes d'éducation, quant à l'interprétation du principe de la propriété, quant à la liberté par excellence, la liberté de la pensée et de la conscience, liberté d'où procèdent toutes les autres et que repoussent le dogme de l'infaillibilité de l'Église et la croyance que hors de l'Église il n'y a point de salut.

Au fond, il y a un malentendu entre le Tiers et le clergé sur cette réforme ecclésiastique qu'ils veulent tous les deux. Le clergé entend retourner à un passé lointain, aux traditions religieuses antérieures au papisme ultramontain. Le Tiers entend, par le retour à la pureté primitive du christianisme, une transformation plus ou moins dans le sens du Vicaire savoyard de J.-J. Rousseau, une sorte de déisme chrétien qui laisse les dogmes dans l'ombre pour s'attacher à la morale religieuse.

Le Tiers, en presque totalité, et la noblesse, en majorité, réclament l'entière liberté de la presse pour les matières philosophiques et religieuses comme pour le reste. Les habitudes et les préjugés d'unité dans les pratiques extérieures sont toutefois si enracinés, que le Tiers et la noblesse, sauf dans quelques cahiers, ne réclament pas la liberté du culte public pour les protestants. Le cahier de Paris même en est encore à admettre que l'ordre public ne souffre qu'une religion dominante, c'est-à-dira exerçant officiellement son culte, bien entendu sans qu'elle puisse exercer aucune contrainte. Les cahiers de 89 restent donc, sous ce rapport, en deçà de Henri IV et de l'Édit de Nantes ; mais, par compensation, ils vont bien au delà de l'Édit de Nantes, en proclamant la liberté naturelle, religieuse aussi bien que civile, de chaque homme et de chaque conscience : ce qui comprend, avec les protestants, tous ceux quine sont pas catholiques, philosophes, juifs, etc. Beaucoup de cahiers du Tiers et de la noblesse réclament contre l'insuffisance de l'édit de 1787 en faveur des protestants. Un grand nombre demandent expressément que les protestants soient admissibles à tous emplois civils et militaires, et qu'on abolisse le serment de catholicité exigé dans les réceptions aux emplois et dans l'admission aux corporations. On ne rencontre de protestations en sens contraire qu'en Flandre et en Franche-Comté ; c'étaient les derniers vestiges du funeste esprit de l'Espagne qui avait régné sur ces provinces.

Le cahier du Tiers de Paris et quelques autres réclament en faveur des juifs. Nous retrouvons encore là Mirabeau, et, à côté de son écrit de 1787 pour les juifs, un autre écrit d'un curé de Lorraine (1788), l'abbé Grégoire, qui va bientôt devenir illustre et qui, avec une petite fraction du clergé, veut la tolérance et la charité pour tous.

La grande majorité du Tiers et la majorité de la noblesse veulent la transformation ou la suppression des dîmes, cet impôt ecclésiastique si impopulaire, qui, le plus souvent, ne servait pas même à l'entretien du clergé des paroisses et ne profitait qu'aux gros bénéficiaires : les uns veulent que les dîmes servent à entretenir les prêtres et les églises et à secourir les pauvres ; les autres, qu'elles soient abolies au profit des propriétaires qui les paient. On veut réduire le nombre et les revenus des évêques ; on aspire à faire rentrer dans la circulation les biens fonciers immobilisés par le clergé, soit en appliquant à l'entretien du clergé le revenu du capital que représentent ces biens, après les dettes du clergé acquittées, soit en salariant le clergé au moyen d'un impôt. On veut le rachat des droits seigneuriaux du clergé, avec application du prix de vente à l'extinction de la dette publique.

Le Tiers veut unanimement la suppression des ordres mendiants. Une partie veut la réduction, l'autre l'entière suppression des ordres monastiques. Ou demande que les vœux monastiques soient abolis, ou du moins qu'ils n'aient plus d'effets civils, et que l'État ne les garantisse plus et ne souffre plus qu'on les prête avant l'âge de vingt-cinq ou de trente ans. Personne ne paraît douter du plein droit des États Généraux sur toutes ces matières.

On veut la suppression ou la large réduction des fêtes chômées, qui enlèvent tant de jours au travail. On veut que le travail du dimanche soit plus ou moins toléré, et que toute contrainte soit abolie en fait de prescriptions religieuses.

Quelques cahiers du Tiers seulement demandent qu'on ôte les registres de l'état civil aux curés, conformément aux principes qu'ont exprimés dans leurs écrits Turgot, Condorcet et l'avocat Target, président de l'assemblée électorale de Paris. La plupart des cahiers réclament seulement un meilleur ordre dans la tenue de l'état civil.

Les ordres laïques veulent un nouveau système de secours publics, où le clergé n'ait plus qu'une place secondaire. La majorité de la noblesse et une partie du Tiers admettent que ceux des couvents qui seraient conservés soient transformés en maisons d'éducation et en hospices. D'autres cahiers doutent de la convenance de donner part dans l'éducation aux moines. Beaucoup demandent que l'administration des maisons d'enseignement soit laïque, au moins en majorité, et veulent qu'il y ait une surveillance laïque sur l'enseignement des séminaires. Nul ne doute du droit et du devoir de l'État à intervenir dans l'enseignement, tout en admettant l'enseignement libre à côté de l'enseignement national.

Les paysans, dans les assemblées primaires, avaient partout réclamé des écoles, avec la même ardeur qu'ils réclamaient l'abolition des :droits féodaux. Le clergé entretenait peu et mal les écoles, quoiqu'il reçût pour cela, outre ses immenses revenus, quelques subsides de l'Etat. Il convenait lui-même que la situation de l'enseignement était déplorable. Le Tiers appuie f énergiquement le vœu des paysans et la noblesse s'y joint. Les deux ordres laïques veulent unanimement que les États t Généraux créent une éducation nationale sur un plan uniforme. Il faut des écoles normales, une grande commission d'enseignement qui consultera les gens de lettres, un conseil de l'instruction publique. On veut l'introduction de l'arithmétique et de l'arpentage dans les écoles primaires, le développement de l'enseignement moral, des études mathématiques et des études de langue française dans les collèges, trop exclusivement consacrés au grec et au latin. On veut l'établissement, dans les villes, d'écoles gratuites de dessin, de géométrie pratique, d'arts mécaniques. On réclame des chaires de médecine et de chirurgie. Le Tiers veut des chaires de morale, de droit naturel et de droit public national et étranger. Tiers et noblesse veulent que les éléments du droit civil et du droit public fassent partie de l'éducation commune. Le Tiers veut que les enfants, dans les écoles de campagne, apprennent par cœur toutes les résolutions par lesquelles l'Assemblée nationale constatera les droits de la Nation, et qu'on rédige pour les écoles de petits livres contenant les principes élémentaires de la morale et de la Constitution.

Des cahiers nobles réclament la fondation d'écoles d'administration et de droit des gens, pour former des administrateurs et des diplomates, précisément ce qu'a voulu réaliser la Révolution démocratique de 1848 et ce qui a été supprimé par la Réaction de 1850.

Le Tiers, dans son idée d'alliance avec le bas clergé, veut employer les curés à répandre les notions de droit civil et de droit national dans les campagnes.

On réclame la fondation de bourses dans les collèges pour les jeunes gens capables appartenant à des familles pauvres. On demande que tous les collégiens ne soient plus assujettis, sans distinction, au culte catholique.

En présence de ces vœux du Tiers, quels sont les vœux du clergé sur ces grands objets de religion et d'éducation ?

Quelques cahiers du clergé s'associent aux ordres laïques pour la tolérance ; mais la grande majorité entend qu'on maintienne ou qu'on rétablisse le système de répression contre les protestants et les incrédules. La plupart des cahiers demandent des restrictions à l'édit de 1787 en faveur des protestants ; certains même, la suppression. La majorité demande l'interdiction, non seulement du culte et de l'enseignement publics, mais de tous offices et emplois aux non catholiques. Beaucoup réclament la remise en vigueur des ordonnances de Louis XIV et autres contre les infractions à la religion ; ils veulent que le glaive de nos rois défende à tout jamais la foi contre l'incrédulité.

Le haut clergé proteste contre la suppression de diverses communautés religieuses depuis 1765, contre l'interdiction des vœux monastiques avant l'âge de vingt et un ans et contre les restrictions à l'acquisition des propriétés par le clergé. Il voudrait la diminution ou même l'abolition des droits d'amortissement sur les biens qu'acquiert le clergé. Les cahiers du clergé demandent la conservation des ordres religieux, même des ordres mendiants, tout en avouant que ces ordres diminuent et se recrutent difficilement, et que le public leur est peu favorable.

Tout le clergé demande que les institutions de bienfaisance restent sous sa direction. Il réclame, lui aussi, une organisation nouvelle de l'enseignement, mais en conservant, sous sa surveillance, l'unité de l'éducation civile et religieuse. Il veut que l'autorisation épiscopale soit nécessaire pour les pensions et les écoles ; des cahiers même réclament la suppression des maisons d'éducation particulières. Le clergé veut que les évêques et les curés aient le droit de surveillance sur les instituteurs, jusqu'au droit de révocation exclusivement. — Que l'enseignement soit, autant que possible, dans les mains des moines et des frères et sœurs des écoles chrétiennes. - Des cahiers demandent que l'ordre du clergé soit chargé de dresser le plan général de l'éducation française.

Le clergé réclame la conservation de tous ses droits et privilèges, ses tribunaux ecclésiastiques compris, sauf l'acceptation de sa part de l'impôt. Il proteste contre toute aliénation de ses biens, non seulement pour payer la dette de l'État, mais pour payer sa propre dette ; il prétend que la dette du clergé, contractée à l'occasion de dons faits par les assemblées ecclésiastiques à l'État, soit mise à la charge de l'État, c'est-à-dire que les dons passés du clergé n'auraient été que des prêts.

Le clergé réclame la maintien de la dîme.

Des cahiers demandent qu'on observe les anciennes lois contre le prôt à intérêt, lois des temps d'ignorance, dont le Tiers et la noblesse voulaient l'entière abrogation et que les besoins de la civilisation avaient fait tomber en désuétude.

Le clergé veut que des peines infamantes frappent les auteurs, imprimeurs et colporteurs d'écrits contre la religion ; — que tous les livres restent soumis à la censure ; — qu'un comité ecclésiastique soit chargé de veiller à l'exécution de ces lois et autorisé à dénoncer officiellement ces sortes d'ouvrages au ministère public. — Les cahiers les plus modérés, s'ils ne vont pas jusqu'à la censure préventive, demandent la répression comme les autres.

On voit quelle séparation profonde il y a entre la masse laïque et le clergé sur les questions de religion et d'éducation. Le clergé n'a de son côté, avec une forte minorité de la noblesse, qu'une minime fraction du Tiers.

Là est, pour un avenir prochain, le principe de grands embarras et de graves périls. L'Amérique, au moment même de la réunion de nos États Généraux, se prépare à écarter d'elle ces périls par la séparation de l'Église et de l'État. Un amendement à la Constitution des États-Unis, proposé en 1789 par Jefferson et accepté définitivement en 1791, sans toucher aux constitutions particulières des États, statue que les États-Unis d'Amérique ne pourront ni établir une religion d'État, ni défendre le libre exercice d'une religion. Cela dépassait Rousseau et Turgot, qui aspiraient à faire du déisme chrétien une religion d'État. Condorcet était arrivé aux mêmes idées que les Américains : dans ses brochures électorales, il demande que les cultes soient libres en dehors de l'État, sans autres limites que le respect du droit d'autrui, et qu'ils s'entretiennent par des contributions volontaires. Mirabeau avait les mêmes tendances, sans les exprimer avec autant de précision.

Mais la France n'en était pas là. Les philosophes mêmes, Voltaire, Rousseau, Montesquieu, ne l'y avaient pas préparée. Ils avaient plus combattu le fanatisme que préparé l'organisation de la liberté religieuse ; Ils avaient plutôt visé soit à subordonner l'Église à l'État, en lui ôtant le pouvoir de persécuter, soit à la transformer, qu'à la mettre en dehors de l'État et à séparer fondamentalement la politique de la religion.

Les démonstrations démocratiques des curés contre les droits féodaux et contre les évêques entretenaient dans le Tiers Etat de dangereuses illusions sur la facilité d'une réforme religieuse qui ferait de l'Église gallicane un instrument de nationalité, de morale évangélique et de religion raisonnable. On ne voyait que les rapports qui unissaient le clergé au peuple ; on fermait les yeux sur les oppositions d'idées par le moyen desquelles le pape ressaisirait les évêques et les évêques ressaisiraient les curés. On devait se réveiller dans la guerre civile !

Nous avons montré les rapports et les oppositions des Trois Ordres entre eux. Quant à leurs dispositions envers la royauté, le clergé, habitué à voir s'appuyer l'un sur l'autre l'autel et le trône, est celui des Trois Ordres qui ménage le plus le pouvoir royal. Mais, s'il ne proclame pas aussi nettement que les ordres laïques la souveraineté nationale, il ne parle plus du moins du droit divin des rois.

La noblesse admet, comme le Tiers, la souveraineté de la Nation ; mais elle l'entend selon ce qu'elle appelle la Constitution, avec les Trois Ordres et les privilèges. La royauté, disent des cahiers nobles, est le plus grand des privilèges ; les autres privilèges détruits, celui de la royauté ne pourrait subsister longtemps.

Le Tiers, qui n'admet pas qu'il y ait de Constitution, ne reconnaît implicitement la souveraineté que dans la Nation en un seul corps. Tout pouvoir émane de la Nation, dit le cahier de Paris. La volonté générale fait la loi ; la force publique en assure l'exécution.

Toujours modéré et préoccupé de transaction avec le passé et de révolution pacifique, le Tiers ne conteste nulle part dans ses cahiers la conservation de la royauté héréditaire, pas plus que la conservation de l'Église. Il admet unanimement la royauté comme pouvoir exécutif, avec une part quelconque, plus ou moins explicite et plus ou moins subordonnée, au pouvoir législatif. La royauté, dans la pensée du Tiers, n'est plus qu'une fonction déléguée, au lieu d'être un droit souverain ; on garde le nom, mais non plus le principe ni les conditions de la monarchie. On se déguise, en gardant l'ancien nom, l'immensité de la Révolution qu'on veut accomplir dans le fond des choses. De même qu'on veut faire du clergé, rivé à l'immuabilité et à l'intolérance par son dogme de l'infaillibilité, l'instrument du progrès et de la liberté nationale, on veut faire du roi, élevé dans la doctrine de son droit divin, de son droit absolu et inadmissible, et qui n'a pas cessé d'y croire, le premier magistrat héréditaire d'une république et le simple exécuteur des volontés de la Nation souveraine.

Une pareille transformation est-elle possible ? — L'histoire des quatre grandes années 1789 à 1792 sera la réponse à cette question.

Rien ne saurait dépasser la tragique impression que font éprouver ces cahiers du Tiers qui proposent d'élever un double monument à Louis XVI, restaurateur de la liberté française, sur l'emplacement de la Bastille, où s'élève aujourd'hui la colonne de la Révolution de Juillet, et sur la place Louis-Quinze, là même où s'élèvera, en 1793, l'échafaud de Louis XVI !

Nous avons résumé ce que pensait et ce que voulait la France à l'ouverture de la Révolution. Ce sont là ces PRINCIPES de 89, qui sont comme l'Évangile politique et social du monde nouveau.

Ils se résument en ceci : Souveraineté inaliénable de la Nation. — L'ancienne royauté, subordonnée à la Nation, n'est plus un principe, mais une forme que la Nation garde s'il lui convient, mais qu'elle a droit de supprimer. — Liberté' individuelle sous toutes ses formes ; souveraineté individuelle en face de la souveraineté nationale ; droits et devoirs parallèles et distincts de l'homme et du citoyen, conception bien supérieure- à celle des républiques de l'antiquité, qui absorbaient l'homme dans le citoyen. — Égalité des droits entre tous les citoyens. — On n'en demande pas immédiatement la réalisation complète, puisqu'on ne va pas pleinement jusqu'au vote universel ; mais le principe est posé. — Devoirs réciproques des individus envers la société et de la société envers ses membres ; parmi les devoirs de la société, le plus impérieux est l'éducation et l'instruction publiques.

Insuffisance et illusions quant à la question religieuse, et quelques restes d'hésitation sur l'entière liberté industrielle et commerciale ; voilà les côtés faibles de ce magnifique programme.

Quand on s'écarte des PRINCIPES DE 89, c'est la nuit. Quand on y revient, c'est le jour. Les assurer, les développer et les compléter, en nous aidant des exemples de l'Amérique et en nous inspirant du fond même du génie de la France, c'est là l'œuvre à laquelle sont appelées les générations nouvelles.

Tout le reste de cette histoire ne sera que l'histoire des succès et des revers des Principes de 89.