HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME PREMIER

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

DERNIERS JOURS DE L'ANCIEN RÉGIME. - PRÉLIMINAIRES DE LA RÉVOLUTION

1785-1788

 

Les philosophes du XVIIIe siècle étaient descendus les uns après les autres au tombeau, après avoir vu au delà des mers une première et glorieuse application de leurs principes. La philosophie française avait eu sa croisade de la liberté, plus heureuse que les croisades du moyen âge.

La guerre d'Amérique avait ajourné la Révolution française en détournant au dehors, pour quelques années, les plus vifs sentiments de notre peuple ; mais elle la préparait et l'assurait, et par le spectacle des nouveaux principes triomphants et par l'aggravation des charges financières qui poussaient la monarchie à une prochaine catastrophe.

Un philosophe, qui était un homme d'État. Turgot, avait voulu prévenir cette catastrophe par de grandes réformés.

Louis XVI l'avait appelé au ministère, mais n'avait pas eu le courage de l'y maintenir contre la coalition des privilèges et des abus.

Un autre ministre qui n'avait pas d'aussi larges vues que Turgot, mais qui l'égalait en probité et qui avait des talents supérieurs pour les finances, Necker, avait fourni les moyens de soutenir la guerre d'Amérique et suggéré au roi diverses améliorations. Il avait fait supprimer la mainmorte et la servitude personnelle dans le domaine royal ; car il y avait encore en France près d'un million et demi de serfs enchaînés à la terre qu'ils cultivaient, et beaucoup d'entre eux étaient privés du droit de se marier à leur gré et de transmettre librement à leurs enfants les fruits de leur travail. Le roi n'osa affranchir les serfs des seigneurs ecclésiastiques et laïques en même temps que les siens : il s'imaginait que ce serait blesser les droits de la propriété.

Necker fit abolir la torture qu'on infligeait à l'accusé pour lui arracher l'aveu de son crime. Les philosophes avaient de puis longtemps flétri cette coutume barbare.

Vers le même temps, une déclaration royale fit cesser l'odieux mélange des prévenus, des condamnés et des détenus pour dettes dans les prisons et promit la suppression des cachots souterrains.

Necker, reprenant quelque chose des plans de Turgot, avait institué dans quelques parties de la France des assemblées provinciales, qui devaient répartir et lever les contributions directes, diriger les travaux de viabilité, les ateliers de charité, etc. L'autorité de ces assemblées, qui rappelaient les anciens États provinciaux, était substituée pour ces divers objets, au pouvoir arbitraire des intendants. Necker voulait en établir partout ; mais il n'en eut pas le temps. Il fut renversé par une cabale des ministres, ses collègues. Le roi s'était lassé de Necker comme il s'était lassé de Turgot, comme il se lassait de quiconque voulait l'obliger à des innovations sérieuses et à des efforts soutenus (1781).

L'aveuglement du roi était inconcevable. Trois jours après la démission de Necker, Louis XVI signa un règlement d'après lequel il faudrait désormais faire preuve de quatre générations de noblesse paternelle pour être admis aux grades militaires. Louis XVI était résolu de même à réserver aux nobles tous les bénéfices ecclésiastiques.

C'était, à la veille de la Révolution, retourner bien en arrière de Louis XIV. Pareille chose ne s'était jamais vue. Avec Louis XVI, le maréchal Fabert et le général Chevert n'eussent pas pu être sous-lieutenants, et Bossuet et Massillon n'eussent point été évêques.

Les nouveaux encouragements que le gouvernement donna à la traite des noirs (juin 1783) ne causèrent pas un moindre scandale. La Fayette tentait à ses frais, vers le même temps, dans notre colonie de Cayenne, une expérience pour l'affranchissement graduel des noirs.

Les finances, n'étant plus dans la main à la fois honnête et habile de Necker, allaient empirant. On conseilla au roi de rappeler Necker, comme seul capable d'empêcher qu'on arrivât à la banqueroute.

Louis XVI refusa, parce que la lettre dans laquelle Necker lui avait envoyé sa démission n'avait pas été écrite dans la forme voulue par l'étiquette. C'était là les préoccupations de Louis XVI, quand il s'agissait du salut de l'État Le roi nomma contrôleur général un personnage fort spirituel, fort remuant, mais fort décrié, et qui avait joué un rôle déshonorant dans les affaires de Bretagne sous Louis XV ; c'était Calonne.

Prendre Calonne après avoir renvoyé Turgot et Necker, c'était faire comme un malade qui appelle un charlatan, après avoir renvoyé les médecins (2 novembre 1783).

Le roi s'annulait. La reine se déconsidérait par des étourderies dont ses ennemis lui faisaient des crimes. Elle s'était fait beaucoup d'ennemis. Elle se laissait gouverner par quelques familiers pour lesquels elle avait un engouement aveugle.

Argent, faveurs, tout était pour les Polignac et leurs amis.

Le grand public était en guerre avec les courtisans, et les courtisans étaient en guerre entre eux. Depuis que Louis XIV avait attiré à Versailles les grands seigneurs, les dépenses de la vie de cour avaient obligé la haute noblesse à dépendre des bienfaits du roi, et une notable partie de la petite noblesse, à son tour, n'étant plus entretenue par les grands dans les châteaux de province, était tombée plus ou moins directement à la charge de l'État. De là cette avidité de la caste nobiliaire, qui, dépensant beaucoup et ne travaillant pas, vivait en majeure partie de ce que la royauté prenait au reste de la nation pour le lui donner. La liste des pensions et des dons est quelque chose d'incroyable. On y voit des pensions de cent mille, cent cinquante mille, jusqu'à trois cent mille livres, ce qui ferait aujourd'hui plus du double. Les anciennes maîtresses et les anciens complaisants de Louis XV sont là à côté des familiers de Marie-Antoinette ; un ami de la reine reçoit un million en une seule année.

Et non seulement la noblesse, mais tous les privilégiés vivaient des abus, et n'entendaient pas cesser d'en vivre.

En même temps, néanmoins, la plupart voulaient passer pour des gens éclairés et philosophes, et, par une inconséquence folle, la reine et ses Polignac, le second des frères du roi, l'étourdi comte d'Artois, la cour et la plupart des personnages en crédit s'unirent pour faire jouer au Théâtre-Français, malgré le roi, une comédie qui couvrait d'un ridicule amer tous les abus, tous les privilèges, toutes les institutions existantes. C'était le Mariage de Figaro, de ce Beaumarchais qui avait joué un rôle dans la Guerre d'Amérique (avril 1784). Les privilégiés vinrent se voir jouer devant la foule, qui applaudissait avec emportement à tous les traits que leur lançait l'auteur.

Les progrès que faisait la nation continuaient, comme sous Louis XV, à offrir un contraste saisissant avec la décadence du gouvernement. Les grands écrivains disparaissaient. Ils avaient fait leur œuvre, et les hommes d'idées faisaient place à leurs héritiers, aux hommes d'action, qui allaient bientôt paraître.

Le grand siècle littéraire se fermait ; mais le progrès des sciences se développait splendidement et partageait les esprits avec les aspirations politiques. Les découvertes et les créations scientifiques s'accumulaient. Lavoisier créait la chimie, la plus hardie et la plus profonde des sciences naturelles. Il déterminait les principes de cette science, en reconnaissant la nature véritable des éléments qui se combinent pour former les corps. Les frères Montgolfier inventaient la navigation aérienne. Ils lançaient dans les airs le premier ballon à Annonay, le 5 juin 1783 ; puis, quelques mois après, on suspendait au ballon une nacelle, et, dans les jardins de la Muette, au bois de Boulogne, Pilâtre de Rozier et Charles s'embarquaient audacieusement sur le navire aérien. Blanchard bientôt franchissait la mer entre Douvres et Calais et allait descendre en Angleterre du sein des nues.

La navigation à vapeur avait été trouvée par le savant français Jouffroy ; mais la portée de cette découverte ne devait être comprise que beaucoup plus tard, en Amérique.

La philanthropie appliquait la science à soulager les misères de l'humanité. L'abbé de l'Épée était parvenu à rendre aux sourds et muets la faculté de communiquer avec leurs semblables. L'Institut des jeunes aveugles, fondé à Paris par Haüy, initiait ces autres malheureux à des connaissances qui leur semblaient interdites. Parmentier propagea la culture de la pomme de terre, originaire d'Amérique, comme un précieux supplément des céréales, et répandait aussi chez nous une belle céréale américaine, le maïs.

Les progrès étaient grands ; la France, rajeunie et pleine d'ardeur, ne mettait pas de bornes à ses espérances et, ne se rendant pas compte des terribles obstacles que son passé, ses erreurs et ses passions apporteraient à sa régénération, elle croyait atteindre presque sans efforts une ère de liberté, de justice et de paix où se réaliserait la perfection de la société humaine.

Un homme illustre de cette époque a résumé avec éclat cette foi en la perfectibilité :.c'est le savant et philosophe Condorcet, disciple de Voltaire et de Turgot, champion infatigable de la liberté civile, politique, religieuse, économique, et de la liberté individuelle, base de toute liberté ; cette âme héroïque, dont les plus effrayantes catastrophes ne purent ébranler les convictions, devait, en 1793, en face de la proscription et de la mort, nous léguer pour testament le Tableau des progrès de l'esprit humain et l'appel à continuer ces progrès.

Les francs-maçons continuaient leur œuvre de LIBERTÉ, d'ÉGALITÉ, de FRATERNITÉ, devise qui leur appartient, que la Révolution devait leur emprunter et qui a été leur gloire.

Cette association, où dominait la pensée de Voltaire et de Rousseau, et qui opposait un large et tolérant déisme à toutes les sortes de fanatisme, visait à transformer progressivement le monde, à miner le despotisme, à conquérir la liberté civile et religieuse. Un jeune homme destiné à l'une des grandes renommées de notre histoire avait contribué à maintenir sur ce terrain la franc-maçonnerie.

C'était MIRABEAU. Il avait commencé de se faire connaître, dans les dernières années de Louis XV et les premières de Louis XVI, par ses égarements de jeunesse, par ses malheurs, par les implacables persécutions de son père, le marquis de Mirabeau, bizarre personnage, à la fois féodal et progressif, l'ami des hommes en général, selon le titre qu'il avait pris dans un livre célèbre d'économie politique, et l'ennemi et le tyran de sa famille. Il avait fait traîner son fils de prison en prison, au moyen de ces lettres de cachet par lesquelles le pouvoir royal ordonnait les arrestations arbitraires.

Mirabeau apprit ainsi, par sa propre expérience, ce qu'est le pouvoir despotique, et ce fut dans les prisons d'État, au château d'If de Marseille et au donjon de Vincennes, qu'il écrivit son Essai sur le despotisme et son livre sur les Lettres de cachet (1772-1778). C'est dans le second de ces livres, pleins d'une rude et impétueuse éloquence, qu'il écrit cette phrase menaçante :

Est-il aujourd'hui un gouvernement en Europe, la Suisse, la Hollande et l'Angleterre exceptées, qui, jugé d'après les principes de la déclaration du congrès américain donnée le 4 juillet 1776, ne fût déchu de ses droits ?

Et il dit encore ailleurs, s'adressant au pouvoir : Que feriez-vous si nous disions tous non, quand vous direz oui ?... Le droit de souveraineté réside uniquement dans le peuple et nul n'a le droit de contraindre le peuple à suivre d'autres lois que celles qu'il s'est faites ou qu'il a volontairement reçues. LE DROIT EST LE SOUVERAIN DU MONDE.

Le captif, enfin rendu à la liberté (1780), ne se jeta pourtant pas dans une opposition vindicative et violente. Cet homme étrange, mélange de passions effrénées et de raison élevée et pratique, d'habitudes vicieuses et d'aspirations sincères vers le bien et le juste, parmi les embarras, les expédients, et, trop souvent, les abaissements d'une existence troublée et précaire, rêvait de diriger le gouvernement de son pays. Il reprenait, à sa manière, le dessein que Turgot avait eu de faire de la royauté l'instrument du progrès. Il voyait bien maintenant ce que n'avait pas vu Turgot : qu'il faudrait plus qu'une réforme opérée par la royauté ; qu'il faudrait une révolution opérée parla nation ; mais il voulait que la royauté se mit à la tête de la Révolution.

Parmi les projets adressés par Mirabeau à la reine et aux ministres, on remarque l'achèvement du Louvre et la formation de la galerie du Musée avec les chefs-d'œuvre des arts disséminés dans les résidences royales. Il s'efforça d'acquérir de l'influence sur le nouveau ministre Calonne, à qui, à défaut de moralité, l'esprit et l'audace ne manquaient pas.

Galonné, qui avait de si mauvais précédents, eut un début de bonne apparence.

Il fit quelques opérations habiles pour relever le crédit, réussit dans un premier emprunt, prodigua les promesses : il allait faire de grandes économies ; rétablir au plus tôt l'équilibre entre les recettes et les dépenses ; diminuer prochainement les impôts !

Après les paroles, que furent les actes ? Au lieu de réaliser les économies promises, Calonne ouvrit le Trésor à la rapacité de tous les gens de cour.

Tous les abus supprimés par Turgot, les parts de faveur accordées aux courtisans sur le produit des impôts, les grasses pensions, les offices inutiles, se multipliaient de plus belle. Calonne anticipait tant qu'il pouvait d'une année sur l'autre, aliénait les revenus publics, livrait le Trésor aux financiers comme aux grands seigneurs. Rien ne se refusait à quiconque était en faveur, et les droits de l'État étaient partout au pillage. Le gouvernement était plus désordonné, plus dilapidateur, plus corrompu, sous un roi qui n'avait ni favoris ni maîtresses, et qui ne dépensait presque rien pour lui-même, qu'il ne l'avait été sous Louis XV. La faiblesse faisait pis que le vice même.

L'opinion se désillusionna bien vite. Necker publia, vers la fin de 178i, sur Y Administration des finances, un livre dont le bon sens et la moralité offraient un parfait contraste avec tout ce qui se passait. Ce fut un premier coup porté à Calonne. Il y eut une crise financière en 1785. Aucune réforme ne se tentait en aucun genre ; l'administration se détraquait de plus en plus, et le mécontentement public croissait. Calonne était à bout de ressources.

Tous les expédients étaient épuisés. Louis XVI n'avait ni la force, ni la volonté de se tirer d'affaire par la banqueroute. Il avait trop d'honnêteté et la France n'avait plus assez de patience pour que son ministre pût tenter avec lui cette voie.

Calonne avoua au roi la situation réelle, du moins autant qu'il connaissait lui-même ce chaos. Depuis le renvoi de Turgot, on avait mangé 1.600 millions au-delà des revenus publics, dont 566 en moins de trois ans et en pleine paix, sous Calonne. La France payait alors au gouvernement royal, au clergé et à la noblesse, environ 880 millions par an — une grande partie des droits féodaux restaient en dehors de ce compte — : là-dessus, 500 millions faisaient la part du gouvernement ; mais, déduction faite des dettes et des frais de régie, il ne restait que 183 millions pour les dépenses publiques. Ces dépenses, suivant Calonne, dépassaient d'au moins 100 millions les recettes.

Il faut beaucoup plus que doubler ces chiffres pour avoir leur équivalent d'aujourd'hui, et la France d'alors était incomparablement moins riche.

Calonne, au bord du précipice vers lequel il avait, plus vite que personne, entraîné l'État, s'était arrêté court et avait pris son parti avec une surprenante audace. Ce ministre, qui avait poussé tous les abus à l'extrême, déclara au roi qu'on ne pouvait plus se sauver qu'en réformant tous les abus et qu'il fallait reprendre en sous-œuvre l'édifice du gouvernement tout entier.

Et il présenta à Louis XVI, le 20 août 1786, un vaste plan de réforme, emprunté en grande partie à Turgot. Des assemblées de paroisses, de districts et de provinces, assiéraient et répartiraient les charges publiques. Les impôts directs appelés vingtièmes, dont les privilégiés rejetaient presque tout le fardeau sur les taillables, seraient remplacés par un impôt en nature frappant toutes les terres sans exception. Calonne proposait beaucoup d'autres changements en ce qui regardait les diverses contributions, le commerce et l'industrie, l'amortissement de la dette, etc. ; enfin, il voulait diminuer la dépense annuelle de 20 millions.

Il prétendait que cette transformation du régime fiscal rétablirait en un an l'équilibre entre les recettes et les dépenses.

La réforme avait été pour Turgot le but des méditations de toute la vie. Pour Galonné, elle n'était qu'une aventure plus. grande que ses autres aventures.

Son plan, au point de vue politique, était insuffisant, car il laissait subsister une grande partie des privilèges en matière d'impôts. Au point de vue financier, il était chimérique ; l'impôt en nature n'était point une idée pratique, et le rétablissement de l'équilibre en un an était une promesse de charlatan.

Louis XVI s'étonna d'abord, puis promit de soutenir Calonne.

Il s'agissait d'exécuter le plan de réforme. Calonne sentait que le gouvernement n'était plus assez fort pour briser la violente opposition qu'il ne manquerait pas de rencontrer chez les parlements. Ni le roi ni le ministre ne voulaient recourir aux États-Généraux. Calonne proposa à Louis XVI un moyen terme : une assemblée de Notables. Cela montrait le peu-de portée politique, et du ministre qui conseillait et du roi qui acceptait un pareil expédient. Les Notables, choisis par le roi, ne représentaient en rien la nation et n'avaient aucune autorité pour décider des questions si hautes.

C'était Mirabeau qui en avait suggéré le dessein à Calonne ; mais, lui, savait bien ce qu'il faisait et comptait que les Notables amèneraient les États-Généraux.

Les Notables furent convoqués à Versailles, pour le 29 janvier 1787. On n'avait pas vu d'assemblée de ce genre depuis 1626, sous le cardinal de Richelieu.

Les Notables étaient au nombre de cent quarante-quatre, princes, prélats, pairs, maréchaux, grands seigneurs, magistrats, officiers municipaux. Sur ces cent quarante-quatre, il n'y avait qu'une demi-douzaine d'officiers municipaux qui n'appartinssent point aux classes privilégiées.

Les courtisans étaient stupéfaits de voir Calonne, leur jninistre bien-aimé, se retourner contre eux. Le public était dans une grande attente. Tout le monde, excepté Louis XVI et Calonne, sentait que ce n'était pas là une solution, mais un commencement.

Lorsque Louis XVI alla ouvrir l'assemblée dans l'hôtel des Menus, à Versailles, le 22 février 1787, il n'y eut pas un cri de Vive le roi, dans la foule immense entassée sur son passage.

Le roi annonça en peu de mots de grands projets pour assurer la libération des revenus de l'Etat par une répartition plus égale des impôts, libérer le commerce de ses entraves et soulager la partie la plus pauvre de ses sujets.

Calonne débita ensuite, d'un ton cavalier, un long discours, où, après s'être beaucoup vanté, il aboutissait à avouer un déficit énorme et à déclarer qu'on ne pouvait plus ni emprunter, ni augmenter les impôts, ni anticiper sur les revenus et que l'économie ne suffirait pas pour se sauver.

Que nous reste-t-il pour ressource ? conclut-il. — Les abus qui pèsent sur la classe productive et laborieuse ; les abus des privilèges pécuniaires ; les exceptions à la loi commune ; l'inégalité qui se trouve entre les charges des sujets d'un même souverain. — Ces abus, sujets d'une éternelle censure, ne peuvent être abolis que par une opération générale qui résume les projets d'utilité publique conçus depuis longtemps par les hommes d'État les plus habiles.

Puis Calonne, exposant pourquoi, dans le passé, on n'avait pu établir cette juste unité dans le royaume, appelle le règne de Louis XIV ce règne éclatant où l'État s'appauvrissait par des victoires et se dépeuplait par l'intolérance.

Ainsi le ministre dénonçait, au nom de la royauté, le système de privilèges et d'inégalités sur lequel reposaient l'Ancien Régime et la monarchie guerrière et persécutrice de Louis XIV. La royauté elle-même prononçait la condamnation de l'Ancien Régime, et ouvrait l'ère de la RÉVOLUTION.

Les paroles de Calonne indiquaient que l'on était disposé à revenir sur la Révocation de l'Édit de Nantes. La Fayette, Condorcet et l'ancien ministre Malesherbes y avaient beaucoup poussé, et le Parlement de Paris lui-même avait, quelques jours auparavant, arrêté de prier le roi d'assurer un état civil aux protestants.

Calonne annonça les diverses mesures comprises dans le plan qu'il avait fait accepter au roi.

Il commença, le lendemain, d'exposer en détail ses projets. La première partie de son plan concernait principalement l'impôt foncier. Les Notables demandèrent communication de l'état détaillé des finances. Calonne refusa. Les Notables persistèrent. Calonne présenta des bordereaux de recettes et de dépenses, comme il lui plut, à une sorte de grande commission, composée des membres les plus importants de l'assemblée. Calonne, dans la discussion, avança que le roi avait droit de mettre des impôts à sa volonté et que ce principe ne serait contesté par aucune des personnes présentes. On lui contesta, au contraire, très vivement, ce prétendu principe et l'archevêque d'Arles mit en doute si une assemblée autre que les États Généraux avait droit d'accorder des impôts. La commission se prononça contre le nouvel impôt foncier.

Le roi fit signifier aux Notables que l'impôt était décidé ; qu'ils n'avaient à en débattre que la forme. Les Notables réclamèrent de nouveau l'état vrai des finances pour fixer la quotité et, s'il était possible, la durée de l'impôt. Ils réclamèrent le maintien des privilèges des provinces et des divers corps. Le procureur général au Parlement d'Aix, affirmant ce que l'archevêque d'Arles avait mis en doute, déclara que les États Généraux seuls avaient droit d'accorder l'impôt proposé.

Calonne, le 12 mars, présenta la seconde partie de son plan sur l'abolition des douanes intérieures, des droits d'aides les plus nuisibles au commerce, la modification de la gabelle, etc. Cette seconde partie ne fut pas mieux reçue que la première : la majorité, le parti des privilégiés, trouva que Calonne en faisait trop ; la minorité, les hommes de progrès, trouvèrent qu'il n'en faisait pas assez. Ils étaient d'ailleurs indignés des malversations qui se découvraient de jour en jour. L'aîné des frères du roi, Monsieur (Louis XVIII), ancien ennemi de Turgot, faisait une opposition rétrograde au fond, tout en cherchant à gagner l'opinion publique par quelques propositions populaires.

Calonne présenta la troisième partie de son plan, le 29 mars ; puis il publia les deux premières parties, avec un avertissement qui était un véritable appel au peuple pour forcer la main aux Notables. Il y déclarait qu'il ne s'agissait que de faire payer davantage ceux qui ne payaient pas assez, pour alléger les contribuables les moins aisés.

Des privilèges seront sacrifiés !Oui ; la justice le veut ; le besoin l'exige. — Vaut-il mieux sacrifier les non privilégiés, le PEUPLE ?

Cette pièce fut envoyée à tous les curés pour la répandre dans toutes les paroisses.

Les Notables, irrités et effrayés, portèrent plainte au roi contre la publication séditieuse du contrôleur général. La cour, la reine, plusieurs des ministres, se coalisèrent avec les Notables contre Calonne. L'opinion, quoique satisfaite d'avoir entendu ce que Calonne avait osé dire, ne soutint pas cet homme qui révoltait la conscience publique en parodiant le langage de Turgot. On n'en était plus à accepter le progrès de la main du despotisme. De nombreux pamphlets réclamaient les États Généraux.

Une circonstance particulière contribuait à exciter Paris contre Calonne ; c'était la construction de ce mur d'octroi et de ces barrières que nous avons vu démolir il y a quelques années.

Calonne, pour défendre son administration, avait attaqué celle de Necker. Celui-ci démontra que les assertions de Calonne étaient fausses. Le roi hésitait. La reine lui arracha la destitution de Calonne (9 avril).

L'opinion publique poussait au rappel de Necker. La reine, autrefois favorable à Necker, s'était maintenant engouée de l'archevêque de Toulouse, Brienne, prélat libertin et incrédule, qui affectait de grandes prétentions comme économiste et administrateur. Il avait fort cabalé aux Notables pour abattre Calonne et prendre sa place.

Le roi ne voulut ni de Necker ni de Brienne. La reine, alors, lui fit nommer provisoirement au contrôle général un personnage insignifiant, et Louis XVI alla porter en personne aux Notables la dernière partie du plan de Galonné ; il maintenait l'ouvrage en disgraciant l'auteur. Il accorda aux Notables communication de l'état des finances, mais ne la fit ni sincère ni complète (23 avril).

Les Notables n'en montrèrent pas plus de bonne volonté. Le Trésor était près de suspendre ses paiements. Il fallait à tout prix trouver une forte main pour lui. remettre le gouvernail. Deux des ministres proposèrent de nouveau Necker. Le roi allait céder, quand un autre ministre, Breteuil, l'homme de la reine, insista pour Brienne, l'archevêque de Toulouse. Le roi, quoiqu'il ne pût souffrir Brienne, qu'il appelait un prêtre athée, le subit de préférence à l'honnête et religieux Necker (1er mai). Marie-Antoinette. gouverna désormais ostensiblement avec Brienne, assistant à tous les conseils chez le roi.

Le 2 mai, Brienne annonça aux Notables 40 millions d'économies annuelles, mais en affirmant qu'un emprunt de 80 millions en rentes viagères était indispensable. Les Notables consentirent à l'emprunt.

Après ce premier succès, Brienne annonça que l'impôt foncier demandé par Calonne était nécessaire, au chiffre de 80 millions par an, plus un nouvel impôt sur le timbre et une nouvelle forme de capitation.

On discuta longtemps sans résultat. Les Notables recevaient, des privilégiés de leurs provinces, des protestations contre l'égale répartition de l'impôt.

Pendant ces discussions, La Fayette proposa de demander au roi une ASSEMBLÉE NATIONALE dans cinq ans, c'est-à-dire pour 1792. Ce qu'il voulait, c'était autre chose que les États Généraux avec leurs Trois Ordres : c'était une assemblée sans distinction de castes.

La Fayette ne fut pas soutenu ; il trouva plus d'appui quand il demanda l'état civil pour les protestants et la réforme de la procédure criminelle. L'évêque de Langres, la Luzerne, soutint et fit voter la motion en faveur des protestants. C'était nouveau dans le clergé et son nom est digne de mémoire.

Les Notables finirent par décliner toute responsabilité en matière d'impôts et par s'en remettre, dirent-ils, à la sagesse du roi. C'était donner leur démission. La clôture de l'assemblée eut lieu le 25 mai.

On s'attendait à ce que Brienne envoyât en bloc au Parlement l'ensemble des édits d'administration et de finances que les Notables avaient consentis indirectement en s'en remettant au roi. Il ne dépêcha les édits que l'un après l'autre. Les trois premiers, sur la liberté du commerce des grains, sur les assemblées provinciales, cantonales, communales, sur l'abolition de la corvée, furent enregistrés sans difficulté (juin).

L'édit sur les assemblées opérait, dans les provinces, une révolution administrative, mais une révolution incomplète et confuse. On ôtait aux intendants, ces despotes provinciaux, et à leurs subordonnés, une grande partie de leurs pouvoirs, sans bien fixer ce qui leur en restait, en sorte que cela mettait la guerre à tous les degrés entre l'ancienne administration despotique et la nouvelle administration des assemblées, qui n'étaient pas encore électives et qui ne devaient être élues par les contribuables qu'à partir de 1791.

Restait à envoyer au Parlement l'impôt du timbre et le nouvel impôt foncier. Il fallait commencer par l'impôt foncier, que le Parlement ne pouvait repousser qu'en repoussant, au nom des privilèges, le principe de l'égale répartition de l'impôt. Le Parlement eût mis l'opinion publique contre lui.

Brienne eut la maladresse d'envoyer auparavant l'impôt du timbre. Le Parlement, ravi de cette faute, réclama, comme avaient fait les Notables, communication des états de finances. Brienne refusa. Ce refus excita dans le Parlement un grand orage ; un conseiller s'écria : On demande des états ; ce sont des ÉTATS GÉNÉRAUX qu'il nous faut !

Jamais jeu de mots n'a eu de si grandes conséquences.

Le Parlement supplia le roi de retirer sa déclaration sur le timbre et exprima le vœu de voir la NATION assemblée, préalablement à tout impôt nouveau (16 juillet).

Les Notables avaient abdiqué entre les mains du roi. Le Parlement abdiquait dans les mains de la NATION.

Le lendemain, il eut peur de ce qu'il avait fait. Il eût volontiers reculé. Le ministre, au lieu de chercher à transiger, envoya au Parlement l'édit qui établissait l'impôt foncier général.

Le Parlement, entraîné par une minorité énergique dont une partie s'associait aux vues de La Fayette, déclara que la nation, représentée par les États Généraux, était seule en droit d'octroyer au roi les subsides nécessaires (30 juillet).

Le roi manda le Parlement à Versailles et fit enregistrer en lit de justice les deux édits du timbre et de l'impôt foncier (6 août).

Le Parlement avait arrêté d'avance une protestation dans des termes accablants pour le pouvoir. Il y énonçait que les édits présentés portaient l'accroissement des impôts- à plus de 200 millions par an depuis l'avènement du roi et se disait sans pouvoirs pour garantir l'exécution de ces édits vis-à-vis du peuple, à qui les déprédations excessives de l'administration semblaient dépasser le possible.

Le lendemain, le Parlement déclara l'enregistrement nul. Les magistrats, à leur sortie du Palais, furent salués par les acclamations de la foule.

Brienne essaya d'apaiser les esprits par des réformes et des économies dans la maison du roi. Le public ne sut point de gré au pouvoir de ployer sous la nécessité. Le Parlement poussa de l'avant.

Le 10 août, le conseiller Adrien Duport, le membre le plus influent de la minorité qui aspirait à une révolution, dénonça les dilapidations et abus d'autorité de l'ex-contrôleur général Calonne. Le Parlement ordonna des informations. Le Conseil du roi cassa l'arrêté du Parlement. Calonne ne s'y fia pas et s'enfuit en Angleterre. Les pamphlets hostiles se multipliaient. Les clercs de la basoche, dans les cours du Palais de Justice, chantaient des chansons contre Madame Déficit ; c'était le surnom qu'on donnait à la reine. Le roi fut obligé d'interdire à Marie-Antoinette de se montrer dans Paris.

Le Parlement maintint et aggrava son arrêté du 7 août. Le roi exila le Parlement à Troyes (15 août). La Chambre des comptes et la Cour des aides demandèrent le rappel du Parlement et les Etats Généraux. Paris s'agitait violemment.

La discorde était au dedans ; la honte au dehors.

Le Grand Frédéric était mort en novembre 1786. Son neveu et son successeur, Frédéric-Guillaume, était tombé sous l'influence de l'Angleterre, gouvernée par un jeune ministre d'un grand génie politique, le second Pilt, moins éloquent peut-être que sou père, mais plus redoutable encore par ses facultés pratiques et sa profonde intelligence des affaires. Pitt ne voulait pas recommencer la guerre contre la France, mais il minait partout son influence par la diplomatie. Il s'unissait à la Prusse contre nous en Hollande.

Le gouvernement français avait eu le plus grand tort de ne pas renverser, comme il le pouvait, le stathouder de Hollande, notre ennemi, pendant la guerre d'Amérique. La lutte, depuis la paix, avait continué entre le stathouder et le parti républicain. Le ministre Vergennes avait appuyé, quoique trop faiblement, les républicains. Le stathouder ayant tenté de faire massacrer les républicains par une populace soudoyée, la Hollande lui ôta le commandement de l'armée. Le nouveau roi de Prusse, son beau-frère, prit parti pour lui ; on négocia d'abord. Vergennes vint à mourir (février 1787). Son successeur, Montmorin, voyant la Prusse armer et menacer la Hollande, proposa au Conseil du roi de former un camp sur la frontière du Nord, à Civet. Calonne fit les fonds nécessaires.

Calonne tombé, Brienne détourna les fonds et abandonna lâchement la Hollande. Les ministres de la guerre et de la marine, Ségur et Castries, donnèrent leur démission. L'Angleterre et la Prusse ne voulaient pas la guerre et n'eussent point agi, si elles eussent cru que la France agirait. Quand on fut bien sûr que le gouvernement français ne bougerait pas, un corps d'armée prussien, appelé parle stathouder, envahit la Hollande ; les patriotes, consternés de l'abandon de la France, ne purent opposer une résistance efficace ; les Provinces Unies furent livrées au pillage et aux fureurs de la réaction stathoudérienne et de ses auxiliaires étrangers ; on vit refluer chez nous de nombreux proscrits dont l'aspect souleva l'indignation de la France contre son gouvernement (septembre-octobre 1787).

La France vient de tomber ! dit l'empereur Joseph II ; je doute qu'elle se relève !

Elle ne devait pas se relever sous le drapeau blanc de la monarchie. Ce fut un autre drapeau que trouva devant lui, à Valmy, le général prussien qui avait envahi la Hollande, le duc de Brunswick, lorsqu'il tenta d'envahir la France.

Depuis l'exil du Parlement de Paris, les Parlements de provinces envoyaient coup sur coup les remontrances les plus virulentes, réclamaient les États Généraux et les anciens États Provinciaux, protestaient contre les assemblées provinciales comme contraires au régime des Trois Ordres. Le Parlement de Besançon avança que les coups d'autorité sans cesse renouvelés pourraient finir par rompre les liens qui attachent les sujets au souverain.

Un arrangement, cependant, se négociait entre le ministère et le Parlement de Paris. On avait peur des deux côtés. Brienne retira les édits du timbre et de l'impôt foncier ; le Parlement enregistra, a la place de ces deux impôts, le rétablissement des deux anciens vingtièmes (19 septembre).

Le retour du Parlement à Paris fut salué par des démonstrations tumultueuses ; on brûla un mannequin représentant Calonne ; on promena, au milieu des huées, un autre mannequin figurant madame de Polignac, la favorite de la reine. Personne ne prenait au sérieux la transaction de la couronne avec le Parlement. Des lettres publiées par Mirabeau (octobre-novembre) produisirent une vive sensation. Il y dénonçait de nouveaux plans préparés par Brienne et selon lesquels, pour faire accepter du Parlement un énorme emprunt, on devait leurrer le public par une promesse de convoquer les États Généraux pour 1792. Mirabeau les réclamait pour 1789. Le mouvement s'accélérait. Quelques mois auparavant, La Fayette avait demandé une assemblée nationale pour 1792, sans espoir de l'obtenir.

Brienne, en effet, ne pouvant extorquer de nouveaux impôts, prétendait revenir aux emprunts, que Calonne avait dé* clarés impossibles. Il avait résolu de faire enregistrer en bloc au Parlement 420 millions d'emprunts, réalisables en cinq ans, avec promesse de convoquer les Etats Généraux avant 1792. Il faisait espérer au roi et à la reine qu'une fois les emprunts enregistrés et les finances rétablies, on pourrait se dispenser de tenir parole quant aux États Généraux ;

Pour tâcher de-gagner l'opinion, Brienne ajoutait à l'édit d'emprunts l'édit tant réclamé qui rendait l'état civil aux protestants, mais sans leur rendre le culte public ni l'aptitude aux fonctions judiciaires et au professorat, et en maintenant expressément les fonctions de l'état civil au clergé pour les catholiques.

Le roi porta les édits au Parlement le 19 novembre. Le garde des sceaux fit un discours absolutiste, où il affirma qu’au roi seul appartenait le pouvoir législatif et que le roi serait toujours l'arbitre suprême des doléances des États Généraux.

Néanmoins, la délibération fut librement ouverte dans le Parlement. Les chefs de l'opposition proposèrent d'accorder le premier des emprunts, 120 millions, moyennant les États Généraux pour 1789. La majorité consentait à l'édit d'emprunt en se contentant de prier le roi de hâter les États Généraux. Tout à coup, le garde des sceaux, au lieu de laisser compter les voix comme dans un enregistrement libre, alla parler à l'oreille du roi, puis prononça l'enregistrement de l'édit d'après la formule absolutiste des lits de justice.

Un long murmure se fit entendre dans l'assemblée. Le duc d'Orléans — celui qui fut plus tard PHILIPPEGALITÉ — se leva et dit d'une voix troublée :

— Sire... cet enregistrement me paraît illégal !

— Cela m'est égal ! répondit Louis XVI.

Puis, se ravisant :

— Si ; c'est légal, parce que je le veux !

Les paroles du roi étaient despotiques ; mais son esprit était encore plus troublé que celui du duc d'Orléans. Il se retira, laissant le Parlement en séance. Le Parlement déclara ce qui s'était passé illégal.

L'inconcevable imprudence du garde des sceaux Lamoignon et de Louis XVI avait ruiné tout le plan de Brienne. Le gouvernement essaya de la rigueur, exila de Paris le duc d'Orléans et emprisonna deux conseillers au Parlement.

Le Parlement riposta en accueillant une motion du conseiller Duport contre les lettres de cachet et les arrestations arbitraires, comme contraires au droit public et au droit naturel. Le roi fit biffer cet arrêt et ordonna l'enregistrement de l'édit sur les protestants, malgré les réclamations des évêques présents à Paris. Une petite minorité fanatique protesta aussi dans le Parlement ; mais l'édit fut enregistré à une grande majorité, pour obéir, non au gouvernement, mais à l'opinion (19 janvier 1788).

Le Parlement renouvela ses remontrances contre les arrestations arbitraires. Duport et ses amis introduisirent dans les remontrances un langage bien nouveau pour le Parlement : Les rois ne règnent que par la conquête ou par la loi. — La nation réclame le plus grand bien qu'un roi puisse rendre à ses sujets, la liberté. — Sire, ce n'est plus un prince de votre sang, ce ne sont plus deux magistrats que votre Parlement redemande au nom des lois et de la raison ; ce sont trois Français ; ce sont trois hommes !

Le Parlement, enfin, disait que les actes du pouvoir n'étaient pas selon le cœur du roi ; qu'ils venaient d'une autre source, désignant ainsi clairement la reine (11 mars 1788).

Le Parlement de Paris acheva de rendre impossible l'emprunt par des remontrances arrêtées, le 11 avril, contre l'enregistrement du 19 novembre. Le roi répondit aux remontrances que, lorsqu'il était présent à la délibération du Parle ment, il jugeait par lui-même et n'avait pas à tenir compte de la majorité des voix. Si la majorité, dit-il, forçait ma volonté, la monarchie ne serait plus qu'une aristocratie de magistrats.

Il n'y avait plus d'issue pacifique à la crise. La banqueroute était imminente. On la prêchait ouvertement autour de la reine et du comte d'Artois, sauf à répondre à coups de fusil aux créanciers de l'État qui s'ameuteraient. Et, au plus fort de cette détresse, Brienne s'adjugeait de nouveaux bénéfices ecclésiastiques, qui portaient son revenu à près de 700.000 francs — ce serait aujourd'hui plus du double —, et se faisait donner en sus près d'un million pour payer ses dettes.

L'indignation était générale. L'opinion publique accueillait avec colère et mépris les bruits de coups d'État qui se répandaient, et les hommes les plus énergiques du Parlement, Duport et ses amis, conféraient avec Lafayette, Condorcet et d'autres hommes destinés à une prochaine renommée, sur les moyens de résister.

Brienne et le garde des sceaux Lamoignon faisaient en effet imprimer secrètement à Versailles des édits qui contenaient le coup d'État soupçonné. Un ouvrier imprimeur trouva moyen de faire parvenir une épreuve au conseiller d'Eprémesnil, qui appartenait, non pas comme son confrère Duport, à l'opposition qui voulait aller en avant, mais bien à l'opposition qui voulait retourner en arrière ; c'était du reste un homme exalté et courageux.

D'Éprémesnil provoqua sur-le-champ l'assemblée générale du Parlement et des pairs (3 mai). La délibération aboutit à une sorte de déclaration des droits au point de vue parlementaire. La Parlement y énumérait ce qu'il nommait les principes de la monarchie, entre lesquels figuraient le droit de la nation d'accorder librement des subsides par l'organe des États Généraux, et les garanties de la liberté individuelle.

Dans les remontrances qui accompagnaient cette déclaration, le Parlement attaquait tout le passé de la monarchie depuis Richelieu et abandonnait son propre passé, pour remettre à la nation, le pouvoir dont il usait au nom de la nation, mais sans qu'elle y eût expressément consenti : le pouvoir d'autoriser l'impôt.

Non, Sire, concluait le Parlement en répliquant à la dernière réponse du roi, — point d'aristocratie, mais point de despotisme !

L'arrêté du Parlement sur la déclaration des principes fut cassé le lendemain par le Conseil du roi et l'ordre l'ut donné d'arrêter d'Éprémesnil et un autre conseiller appelé Goislard. Les deux conseillers se réfugièrent au Palais de Justice. Le Parlement s'y assembla de grand matin, le 5 mai, expédia une députation au roi et resta en permanence. La nuit d'après, un capitaine aux gardes du roi vint signifier son ordre d'arrêter MM. d'Éprémesnil et Goislard partout où il les trouverait. Il demanda qu'on les lui montrât. — Nous sommes tous d'Éprémesnil et Goislard ! s'écria l'assemblée entière ; enlevez-nous tous !

L'officier se retira. Il revint le lendemain matin et chargea un exempt de police de lui désigner les deux magistrats. L'agent de police refusa. D'Éprémesnil, enfin, se fit connaître, protesta éloquemment et suivit l'officier avec Goislard. Le Parlement se sépara, après avoir arrêté des remontrances pour la liberté de ses deux membres, arrachés avec violence du sanctuaire des lois.

Le 8 mai, le Parlement fut mandé à Versailles pour un lit de justice. On lui donna lecture de six édits, contenant de nombreuses réformes judiciaires. Une nouvelle classe de tribunaux était établie, sous le nom de grands bailliages, entre les parlements et les tribunaux inférieurs (présidiaux). Les tribunaux spéciaux en matière de finances étaient supprimés. La torture était totalement abrogée, avec d'autres améliorations en ce qui concernait la position des accusés.

Enfin, le Parlement de Paris était réduit de cinq chambres à trois, et de près de deux cents membres à soixante-sept, et l'enregistrement des ordonnances et édits était enlevé aux Parlements et transféré à une Cour plénière, composée de la grand'chambre du Parlement de Paris, des princes et des pairs, des grands officiers de la maison du roi et d'un certain nombre de dignitaires ecclésiastiques et militaires, de conseillers d'État et de membres des Parlements de province.

La Cour plénière pourrait enregistrer de nouveaux édits d'impôt provisoirement, en attendant les États Généraux, sur les délibérations desquels le roi statuerait définitivement.

Brienne renouvelait plus en grand ce qu'avait fait Maupeou sous Louis XV ; mais on n'était plus en 1771.

Le premier président d'Aligre protesta devant le roi contre ce qu'il nomma le renversement de la constitution de l'État et contre le despotisme, que la nation française, dit-il, n'adopterait jamais. La grand'chambre du Parlement, à l'unanimité, refusa les fonctions que lui conféraient les édits. La majorité des pairs soutinrent le Parlement. Ainsi firent la plupart des tribunaux.

Contre ce qu'on eût pu croire, le peuple de Paris ne remua pas. La Fayette et d'autres amis de la liberté s'inquiétèrent de ne pas le voir plus ému. Il semblait avoir le sentiment qu'au fond la cause du Parlement n'était pas la sienne. Son calme apparent ne devait pas être de longue durée.

Les provinces éclatèrent, sans attendre que Paris donnât le signal.

Ce qui restait d'esprit provincial se souleva contre le despotisme centralisateur qui supprimait les derniers restes des privilèges provinciaux sans les remplacer par des libertés nationales. Les privilégiés, plus influents en province qu'à Paris, firent partout une opposition ardente. Les nobles soutinrent les Parlements, et le peuple soutint les uns et les autres contre le pouvoir royal.

Ce pouvoir aux abois ne sut pas même faire énergiquement de l'arbitraire, ni exiler et disperser les membres des Parlements, qui, partout, purent se réunir et lancer des arrêts foudroyants contre la Cour plénière. Le Parlement de Rouen déclara traîtres au roi, à la nation, à la province, tous officiers ou juges qui procéderaient en vertu des édits du 8 mai, et dénonça au roi, comme traîtres envers lui et envers l'État, les ministres, et notamment le garde des sceaux Lamoignon (25 juin).

Louis XVI répondit par l'exil du Parlement de Rouen. Un des présidents reprocha au commandant de la force armée d'exécuter passivement les ordres du roi. L'autorité du roi, dit-il, est illimitée pour faire le bien de ses sujets ; mais tous doivent lui donner des bornes quand elle tourne vers l'oppression.

La Normandie, quoique très irritée des vexations et des emprisonnements arbitraires que se permit le commandant militaire, ne s'insurgea point ; mais, pendant ce temps, la Bretagne était en feu.

A la nouvelle de l'édit sur la Cour plénière, les États de Bretagne avaient protesté au nom du contrat qui unissait leur duché à la monarchie. Le Parlement de Rennes se rassembla malgré la défense du roi. On fit marcher des troupes pour le disperser. La noblesse et le peuple accoururent en armes au secours du Parlement. La modération du commandant militaire empêcha la guerre civile. Les troupes, d'ailleurs, étaient mal sûres. Une partie des officiers protestèrent par écrit contre les ordres du roi. L'intendant de Bretagne, aussi violent que le commandant militaire était conciliant, fut menacé d'être pendu par le peuple et s'enfuit. Le Parlement de Rennes, néanmoins, après une protestation éclatante, ne poussa pas plus loin la résistance matérielle.

Les choses se passèrent encore plus mal pour le ministère en Béarn. Les paysans de la montagne, tous petits propriétaires libres, s'unirent à la noblesse et rouvrirent de force le Palais de Justice de Pau, fermé par ordre du roi. Le gouverneur même de la province, faisant ployer l'autorité royale devant l'insurrection, invita le Parlement de Pau à se réunir pour rétablir l'ordre.

Les mouvements du Dauphiné eurent un plus grand caractère et des conséquences plus décisives que ceux des autres provinces, et, là, l'initiative vint du peuple. L'inégalité entre les classes de la société était moindre en Dauphiné que partout ailleurs. Le Tiers État y était fort dans les villes ; la noblesse était pauvre et cultivait ses terres elle-même ; les paysans des Alpes étaient très libres, de même que ceux du Béarn, et ménagés par le gouvernement, qui les laissait s'administrer eux-mêmes dans leurs communes, comme une sorte de compensation pour la suppression des États Provinciaux.

Le Dauphiné n'avait pas pris au sérieux les nouvelles assemblées provinciales par lesquelles on prétendait remplacer les anciens États Provinciaux et dont les premiers membres étaient nommés par le roi, puis en nommaient d'autres, sans que le pays y intervînt en rien. Le Parlement de Grenoble avait provisoirement défendu à la prétendue assemblée provinciale de Dauphiné de s'assembler, et le Parlement de Bordeaux avait agi de même en Guyenne. A l'édit de la Cour plénière, le Parlement de Grenoble avait répondu par des remontrances où on lisait ces paroles : Il faut enfin leur apprendre ce que peut une nation généreuse qu'on veut mettre aux fers. Le ministère répliqua par un ordre d'exil. Un jeune avocat, appelé Barnave, répandit de nuit, dans Grenoble, un énergique appel à la résistance. Le 7 juin, au matin, les femmes des marchés s'armèrent de bâtons et allèrent assaillir les portes de la ville, gardées par des soldats. Les hommes vinrent à l'aide ; on s'empara des portes et l'on empêcha les membres du Parlement de partir pour l'exil. De là, les femmes allèrent aux églises et sonnèrent le tocsin. Les paysans accoururent en armes.

Deux régiments étaient en bataille sur la Grand’place et dans une rue voisine. Le sergent qui commandait le premier peloton, provoqué par le peuple, fit commencer le feu. Ce sergent était Bernadotte, qui devint roi de Suède. Une masse de peuple tomba sur sa troupe et la refoula. Le commandant d'un des deux régiments, au péril de sa vie, s'interposa entre la troupe et le peuple, et prévint un terrible carnage.

La foule alla forcer l'hôtel du gouverneur de Dauphiné ; Clermont-Tonnerre, et le contraignit, par des menaces de mort, d'écrire au premier président pour qu'il réunît le Parlement sans délai. Le peuple, les femmes en tête, alla chercher les magistrats et les réinstalla en triomphe au palais de Justice.

Les membres du Parlement, cependant, malgré leurs fières remontrances, ne voulaient, pas plus que leurs confrères de Bretagne, pousser jusqu'à la lutte armée. Ils quittèrent Grenoble dans la nuit du 13 juin. Les magistrats municipaux avaient formé, le 8 juin, une garde bourgeoise. Le gouverneur Clermont-Tonnerre ôta les postes à cette garde pour les rendre à la troupe et fit placer des batteries sur les hauteurs qui commandent la ville.

Tout semblait fini. Tout commençait. La noblesse de Grenoble et des environs s'assembla à l'hôtel de ville avec le corps municipal (14 juin). Là, en dépit des menaces du gouverneur, on décida d'inviter toutes les villes et bourgs de Dauphiné à nommer des députés pris dans les Trois Ordres, qui se réuniraient, à jour convenu, à Vizille, à quelques lieues de Grenoble.

C'était une vraie convocation d'États Provinciaux, sans autorisation du gouvernement. On n'avait encore rien vu de tel.

Le ministère essaya d'intimider les Dauphinois. Il envoya un maréchal de France, de Vaux, avec vingt mille soldats. Le Dauphiné ne s'arma point, mais se leva tout entier, nobles et bourgeois, prêtres et paysans, hommes et femmes, avec une acclamation immense. Toute la France lui battait des mains. Le maréchal signifia qu'on ne s'assemblerait pas. — Nous nous assemblerons, répondit-on, fût-ce à la bouche du canon ! — Il n'osa se servir de ses armes. Les troupes eussent refusé d'obéir. Il fut réduit à autoriser ce qu'il ne pouvait empêcher.

Les Trois États de Dauphiné se réunirent à Vizille le 21 juillet. Un membre du Tiers État, juge royal à Grenoble, Mounier, eut la part principale dans ce qui se passa. On jura l'union des Dauphinois entre eux et avec les autres provinces, et le refus de tout nouvel impôt jusqu'aux États Généraux ; on proclama que les Dauphinois étaient prêts à sacrifier, pour le bien de l'État, tous les privilèges particuliers de leur-province et à ne revendiquer que les droits de Français ; que l'impôt établi pour remplacer la corvée serait acquitté désormais par les Trois Ordres et non plus seulement par les roturiers soumis à la taille, et que le Tiers, dans les États Provinciaux, aurait autant de représentants que le clergé et la noblesse réunis. On admit le vote par tête et non par ordre, c'est-à-dire la réunion des Trois Ordres en une seule assemblée.

Ainsi, le clergé et la noblesse du Dauphiné renonçaient à une partie de leurs privilèges en faveur du Tiers État, et le Dauphiné tout entier renonçait à tous ses privilèges en faveur de l'unité française.

C'est ce jour-là que commence véritablement la RÉVOLUTION, et c'est une de ses plus belles journées, qui n'a coûté ni sang ni larmes, et qui sera l'éternel honneur des Dauphinois.

L'assemblée de Vizille s'ajourna au 101 septembre, après avoir demandé au roi le retrait des édits du 8 mai et la convocation des Étals Généraux.

Il n'y eut rien qui eût cette grandeur dans les autres provinces ; mais la fermentation était partout : les troubles étaient permanents dans le midi ; le nord et l'est protestaient avec autant de résolution, sinon avec autant d'emportement. L'armée vacillait. Le cours de la justice était presque partout interrompu. Les caisses publiques étaient vides, et les banquiers refusaient toute avance. Le roi s'étourdissait en passant son temps à la chasse. Le premier ministre, l'archevêque Brienne, qui sentait que tout se retirait de lui, essaya de s'adresser à son ordre, au clergé. Il convoqua, en juin, une assemblée extraordinaire du clergé, pour lui demander, soit de garantir un emprunt, soit d'abandonner.les biens des couvents à l'Etat.

Le clergé ne comprit pas que, menacé comme il l'était par l'esprit du siècle, il avait intérêt à s'entendre avec la royauté. Il réclama le maintien des privilèges provinciaux, prit parti pour les Parlements, ses anciens adversaires, et demanda, lui aussi, les Etats Généraux. Il déclara, lui aussi, que le peuple français n'est pas imposable à volonté ; mais, en même temps, il réclama contre tout impôt sur les possessions ecclésiastiques, l'assemblée générale se refusant ainsi aux sacrifices qu'allait accepter, le mois suivant, le clergé du Dauphiné.

Brienne, voyant cette dernière chance lui échapper, comprit qu'il n'était plus possible d'éviter les Etats Généraux. Le 5 juillet, un arrêt du Conseil du roi déclara qu'on n'avait pu constater d'une façon positive la forme des élections aux Etats Généraux, non plus que le nombre et la qualité des électeurs et des élus, les conditions ayant varié suivant les temps et les lieux. En conséquence, les États Provinciaux et les assemblées provinciales récemment établies, les officiers municipaux et judiciaires, et tous savants et personnes ayant connaissance de pièces relatives aux États Généraux, étaient invités à adresser au garde des sceaux tous renseignements et mémoires sur ce sujet (5 juillet).

La même main qui avait tenté un dernier essai de despotisme ouvrait la carrière à la liberté de la presse.

Un mois après (8 août), un autre arrêt du Conseil fixa au 1er mai 1789 la réunion des États Généraux. C'était la date que Mirabeau avait réclamée.