LES MORALISTES SOUS L'EMPIRE ROMAIN — PHILOSOPHES ET POÈTES

 

SCEPTICISME RELIGIEUX ET PHILOSOPHIQUE. — LUCIEN.

 

 

Il est dans l'histoire ancienne, une époque qui mériterait la plus délicate étude, et que peu de personnes prennent la peine d'aborder, soit que les événements politiques y manquent de cette grandeur qui attire l'attention, soit que la multiplicité des détails ou l'insuffisance des renseignements découragent la curiosité. Nous aimons, en général, que l'histoire ressemble à une belle pièce de théâtre, où l'intérêt se concentre sur un petit nombre de personnages, autour desquels se groupent tous les faits, où une certaine unité d'action saisit fortement le lecteur et soulage la mémoire. Mais lorsqu'à cette simplicité lumineuse succède la confusion, quand le drame se complique, que les caractères, les mœurs, les passions qui paraissent sur la scène, n'ont plus cette netteté si nécessaire et si agréable, bien des esprits aiment mieux renoncer au spectacle que se donner la peine de le démêler. Ces réflexions s'appliquent aux premiers siècles de l'ère chrétienne, où s'accomplit la plus prodigieuse révolution morale dont le monde fut témoin, qui nous intéresse à plus d'un titre, et en deçà desquels cependant s'arrête, en quelque sorte l'érudition classique. Tout le monde lit volontiers et tonnait bien encore l'histoire du premier siècle et celle des douze Césars, parce qu'elle, est aussi claire que dramatique. On est encore en présence de la vieille société romaine, dégénérée, sans doute, mais conservant sa langue, ses doctrines, sa religion, et quelque chose de son caractère et de ses mœurs. Mais, à mesure qu'on avance, toutes les choses se confondent de plus en plus. Autour de l'institution politique, qui seule demeure immobile, tout se dégrade, se dissout et se transforme. La littérature latine dépérit et cède la place hie renaissance grecque ; l'antique religion est altérée par des superstitions inconnues ; la philosophie épuisée ou s'évanouit en stériles déclamations, ou essaye de relever son autorité par des dogmes mystérieux. Pendant ce temps, des idées nouvelles, jusque-là comprimées, se font jour, des croyances longtemps contenues sur les frontières de l'Orient s'infiltrent de tontes parts dans l'empire. De là, un mélange bizarre de pensées, de sentiments, d'opinions, qui s'unissent ou se combattent sans se comprendre. Les religions et les doctrines en présence, au lieu de se renfermer dans leurs principes, de conserver chacune son caractère, essayent dans la lutte de se donner le prestige qui fait la force de la religion on de la doctrine rivale. On voit des sectes chrétiennes qui voudraient se rattacher à quelque système célèbre de philosophie, tandis que le paganisme a ses visionnaires et ses illuminés, et que de simples philosophes prétendent opérer des miracles. Il n'entre pas dans notre dessein de décrire ce chaos, encore moins de le débrouiller. Il nous suffira, dans les étroites limites où nous sommes enfermé, d'esquisser une faible partie de cette histoire morale, à l'aide des spirituels documents que nous fournit Lucien, le dernier grand moraliste de la décadence[1].

 

I

De tous les grands écrivains du deuxième siècle, Lucien est, sans comparaison, celui qui nous fait le mieux connaître, et le seul qui mette en pleine lumière, les misères de cette société vieillie et malade qui ne se connaissait pas elle-même, et sentait si peu sa propre décadence. Avec la sagacité d'un philosophe et cette curiosité toujours éveillée des esprits naturellement railleurs, il a saisi et dépeint tous les viocs et les ridicules dont ses contemporains ne paraissent pas avoir eu conscience. Dawa la plupart de ses nombreux ouvrages, il semble n'avoir eu d'autre dessein que de montrer à la postérité quelles étaient les menus, les croyances de son temps. Il ne donne pas au hasard, et en passant, des renseignements épars et incomplets, comme on en peut tirer de tous les moralistes ; on dirait que, de propos délibéré, il se voit fait le peintre de son siècle, et qu'il n'ait d'autre intention, en écrivant, que de nous en laisser le tableau. Pour bien apprécier ce mérite singulier de Lucien, il faut le comparer aux grands écrivains de l'époque, qui tous vivent en quelque sorte hors de leur temps, ou ne voient pas ce qui les entoure. Épictète, qui cependant ne manque ni de pénétration ni de causticité, reste enfermé dans son école, et juge la vie comme pourrait le faire aujourd'hui un moine du fond de son cloître ; Marc Aurèle, le philosophe empereur, ne regarde qu'au dedans de lui-même, na surveille que son âme, et goûte paisiblement les joies morales du plus noble et du plus innocent ascétisme ; Plutarque, qui nous a laissé toute une bibliothèque de morale, qui a écrit sur tant de sujets divers, songe bien plus à répéter les opinions de l'antiquité, qu'à nous retracer celles de ses contemporains. Il n'y a peut-être pas deux écrivains plus différents que Lucien et Plutarque, et qui, par leur caractère et leur génie, présentent un plus frappant contraste. Il suffirait de les opposer un moment l'un à l'autre pour voir clairement ce qu'il y a de vie, d'originalité, de nouveauté dans les ouvrages du satirique. L'honnête Plutarque, qui a passé presque toute sa vie dans sa retraite de Chéronée, au milieu des plus beaux souvenirs de l'histoire, et qui, pendant ses loisirs studieux, a recueilli dans ses immenses lectures les maximes des sages pour nourrir son esprit et fortifier son âme, peut être considéré comme le dernier des anciens. En effet, il vit moins dans le temps présent que dans l'antiquité qu'il admire et qu'il aime. Ses nombreuses biographies, animées par une tranquille, mais constante émotion, montrent que son imagination se plaisait surtout dans le passé. Ses œuvres morales, remplies d'historiettes, d'anecdotes, de réflexions empruntées aux philosophes, aux historiens, aux poètes, prouvent encore qu'il regarde toujours derrière lui pour contempler les beaux exemples de la vertu et de la sagesse antiques. En religion, il a tonte la foi d'un bon païen et le zèle qu'on peut attendre d'un prêtre d'Apollon. Les lumières qu'il a puisées dans la philosophie ne l'empêchent, pas de pousser quelquefois la crédulité jusqu'à la superstition. Alors même qu'il pourrait avoir des doutes sur les croyances vulgaires de la mythologie, il évite de les faire partager à ses lecteurs, soit qu'il se fuse scrupule de trahir ses devoirs de prêtre et de troubler la dévotion des simples, soit que la grâce de ces fictions religieuses s'imposât naturellement à son esprit poétique. Si on considère le style et les habitudes de l'écrivain, on verra qu'il semble converser avec tranquillité, qu'il admire plus qu'il ne blâme, que son langage est presque toujours digne et décent, que, dans la polémique même, il conserve encore quelque chose de sa mansuétude, et qu'il porte partout dans l'histoire, comme dans la morale, un esprit modéré, un jugement équitable, une imagination riante. Lucien, au contraire est le plus hardi des novateurs et le plus impertinent des moralistes. Il n'aime que la satire qu'il sait rendre redoutable, non-seulement par ses injures et ses sarcasmes, mais encore par la vérité si précise de ses observations malignes. Lui aussi prétend donner de bons conseils, et il en donne d'excellents, mais avec quelle audace de langage, quel mépris pour la décence, et quelle ironie mortelle ! Tout ce qui attire le respect et la vénération des hommes devient l'objet de ses épigrammes. S'il attaque les institutions, les mœurs, les croyances, ce n'est point pour faire triompher un parti ou une doctrine ; il n'appartient à aucune secte, il ne fait la guerre que pour son compte, par joyeuse humeur, pour venger la raison offensée et satisfaire son bon sens. Il harcèle les philosophes aussi bien que les dieux, et souvent il se plaît à les mettre en présence les uns et les autres, à les faire dialoguer, à leur prêter des paroles qui ruinent la religion par la philosophie et la philosophie par la religion. Ses ouvrages, courts, légers, d'un style preste et agile, semblent faits pour courir, pour passer de main en main, et par leur forme variée, leur brièveté amusante, rappellent le talent de nos pamphlétaires et de nos journalistes. Si Plutarque doit être regardé comme le dernier des anciens, Lucien peut être appelé le premier des modernes.

Une esquisse rapide de sa vie n'est pas inutile pour juger le caractère de l'homme et les mœurs de son temps. Il naquit à Samosate, en Syrie, vers la cent-quarantième année de notre ère. C'est dans sa ville natale qu'il fit ses études. Pour comprendre somment un auteur si renommé par son atticisme a pu se fermer dans un canton reculé de l'Asie, il faut se rappeler que les arts et les sciences de la Grèce s'étaient partout répandus en Orient et que la langue grecque était devenue universelle. Le père de Lucien, qui tenait à donner à son fils une profession lucrative, le plaça en apprentissage chez son oncle maternel qui était statuaire. Le futur satirique raconte lui-même, avec agrément, cet épisode de sa jeunesse : Il m'arriva ce qui ne manque pas d'arriver à tous les commençants ; mon oncle me tendant un ciseau, me dit de tailler légèrement une tablette de marbre qui se trouvait là devant nous... Moi, en novice, je frappai trop fort et la tablette se brisa. Mon oncle, tout en colère, trouvant sous sa main une courroie, me donna une de ces leçons qui ne sont ni douces, ni encourageantes. Voilà comme je fus initié au métier, j'y débutai par des pleurs. Je me sauve et cours à la maison avec force sanglots et les yeux pleins de larmes ; je raconte l'histoire de la courroie, je montre mes meurtrissures et, après bien des plaintes sur la brutalité de mon oncle, j'ajoute qu'il m'a traité de la sorte par jalousie, qu'il a craint de se voir un jour surpassé par moi dans son art. Ma mère fut indignée et ne se fit pas faute de maudire son frère ; puis, le soir venu, j'allai me coucher encore tout pleurant, je songeai toute la nuit[2]. On reconnaît déjà dans ce récit de ses malheurs enfantins la simplicité malicieuse qu'on remarque dans tous les ouvrages de Lucien. Il rêva donc toute la nuit, et, dans ses songes, il vit apparaître la Sculpture et la Science en personne qui cherchèrent à l'entraîner, chacune de son côté. La Sculpture lui promit la gloire de Phidias ; la Science fit briller à ses yeux les honneurs, les richesses, le crédit qu'elle assurait à ses disciples. Lucien, qui avait déjà trop de raisons de ne pas aimer la statuaire, prit aussitôt son parti et travailla pour devenir sophiste. Après avoir plaidé quelque temps devant les tribunaux d'Antioche, voyant que le barreau lui offrait peu de ressourcés et ne lui permettait pas de donner carrière à son talent, il résolut d'aller chercher la grande gloire de l'éloquence sur les places publiques, devant tout un peuple assemblé. Il parcourut l'Asie, la Grèce, la Gaule, déclamant à la manière des sophistes, donnant des représentations oratoires, et recueillant dans ses courses errantes autre chose encore que des applaudissements. Nous savons, par son propre témoignage, qu'il obtint les plus grands succès dans les exercices ingénieux et difficiles de cette éloquence alors en vogue, qui consistait à surprendre tout d'abord l'attention par la singularité du sujet, à l'allécher par une amorce nouvelle, en annonçant une histoire impossible, un problème qui n'a point de solution raisonnable, à effrayer d'avance les auditeurs par les difficultés que l'orateur s'engageait à surmonter. Il ne dédaigna pas non plus ces tours de force de l'éloge et du panégyrique où les sophistes aimaient à se signaler, où ils célébraient, par exemple, les mérites du perroquet, de la souris, du hanneton et d'autres bêtes plus petites encore et plus difficiles à chanter. Il faut lire son éloge de la mouche, pour se figurer les merveilles microscopiques de cette éloquence : Son vol n'est pas, comme celui des chauves-souris, un battement d'ailes continu, ni un bond comme celui des sauterelles ; il n'a pas non plus la roideur stridente des guêpes. C'est avec une molle aisance qu'elle se dirige à son gré dans les airs. Elle a encore cet avantage qu'elle fait entendre en volant une espèce de chant, mais qui ne ressemble ni au bruit agaçant des cousins et des moustiques, ni au lourd bourdonnement des abeilles, ni aux terribles menaces des guêpes. On dirait le chant mélodieux et doux de la flûte comparé à la trompette et aux cymbales[3]. Après avoir consacré plusieurs pages à cette description minutieuse et quelquefois spirituelle, après avoir fait intervenir Homère, il termine par ces mots : J'aurais beaucoup à dire encore, mais je m'arrête pour n'avoir pas l'air, selon le proverbe, de faire d'une mouche un éléphant. C'était se tirer d'affaire en homme d'esprit et prouver du moins qu'on se moquait soi-même de son sujet. Tels étaient les discours que souvent tout un peuple attendait, on sait avec quelle impatience, pour lesquels toute une ville se rassemblait sur les places, dans les théâtres, qui faisaient déserter même les ateliers, et qui rapportaient aux orateurs, non-seulement d'immenses profits, mais encore tous les honneurs que pouvait inventer le délire de l'administration. C'est à ces bagatelles laborieuses que la servitude universelle de l'empire romain et la décadence du goût avaient condamné les meilleurs esprits et les plus grands talents.

Après avoir séjourné quelques années dans la Gaule, il descendit en Italie et visita Rome, dont la corruption fut pour lui un sujet d'étonnement et qu'il a peinte dans un de ses ouvrages. Il revint bientôt en Grèce et se fixa quelque temps à Athènes. A l'âge de quarante ans, il s'aperçut qu'il prodiguait inutilement son génie dans les déclamations frivoles de la sophistique, et résolut d'en faire un meilleur usage. C'est alors qu'il composa toutes ces œuvres si charmantes et si sensées, où il se moque sans fin de la philosophie, de la religion, confondant toujours dans la même satire les folies éternelles de l'homme et les extravagances de son temps. Plus tard, on voit que ce frondeur impie occupe une place élevée dans l'administration de l'Égypte, et exerce d'importantes fonctions qui lui ont été confiées par l'empereur ; preuve évidente qu'à cette époque l'opinion. des grands et du souverain tolérait toutes les licences de la pensée, et pardonnait même au sacrilège, pourvu que' la politique fût respectée. Il parvint à une extrême vieillesse et mourut à quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans. Ses biographes se sont donné beaucoup de peine pour savoir à quelle maladie, à quel accident il faut attribuer sa mort ; il nous semble qu'après avoir constaté son grand âge, ils auraient pu se dispenser de ces recherches, et que la mort d'un vieillard de quatre-vingt-dix ans ne demande pas tant d'explications. D'après une tradition fort suspecte, il aurait été déchiré par des chiens, juste punition, dit Suidas, d'un blasphémateur qui avait fait l'enragé contre le christianisme. Les chrétiens que la Lune elle-même, la chaste Lune, s'est un jour compromise et a fait parler d'elle,

Depuis Endymion on sait ce qu'elle vaut.

Mais son amour est si honnête et si touchant, que Lucien se laisse attendrir ; et quand il met en scène cette discrète amante, il ne lui prête que de ravissantes paroles. Vénus a surpris les sentiments secrets de cette déesse jusque-là irréprochable, elle la fait causer, et finit par lui demander si Endymion est beau :

Pour moi, Vénus, répond la Lune, je le trouve le plus beau du monde ; surtout, lorsque s'étant fait un lit de son vêtement sur la pierre, il dort tenant à peine ses traits qui semblent couler de sa main gauche, tandis que la droite, mollement repliée sur sa tète, encadre avec grâce son visage et que, dans cet abandon du sommeil, sa bouche exhale en cadence une haleine d'ambroisie. Alors je descends en silence, marchant sur la pointe du pied, de peur de l'éveiller en sursaut et de l'effrayer.... Tu connais ces douceurs. Qu'ai-je besoin de te dire le reste, sinon que je meurs d'amour[4].

Ici la satire s'est transformée en délicieuse idylle. C'est ainsi que Lucien, quand.il rencontre.une de ces fables qui réjouissent l'esprit, ne se sent point le courage de les profaner ; il semble qu'il se laisse gagner et désarmer par la grâce de ces antiques fictions ; il les reprend avec un plaisir d'artiste, il les embellit et les décore de son plus beau style. Tout en raillant avec finesse, n'a-t-il pas l'air de dire : C'est dommage que ces gentillesses ne soient que des niaiseries ? Tant il est vrai que la mythologie régnait encore sur les imaginations les plus désabusées ! Les esprits forts pouvaient en rire, ils demeuraient sous le charme.

On a souvent comparé Lucien à Voltaire, et nous croyons en effet que les ressemblances sont assez frappantes et reconnues pour qu'il nous soit permis de n'en point parler et d'éviter ainsi un long et fastidieux parallèle. Mais il ne nous paraît pas inutile de marquer en passant quelques différences. Tous deux ont attaqué la foi antique, en s'acharnant l'un sur la Bible, l'autre sur les poèmes d'Homère, qui étaient la Bible du paganisme. Mais, comme nous l'avons dit, Lucien expose avec un soin fidèle les traditions dont il veut se moquer. Telle est son exactitude, que le recueil de ses pamphlets religieux pourrait devenir pour nous un excellent dictionnaire de mythologie. Il dédaigne cet art perfide qui consiste à mutiler un texte, à en dénaturer l'esprit pour rendre la satire plus piquante et plus facile. Qui pourrait affirmer que Voltaire a toujours également observé les règles d'une guerre loyale ? Ainsi que nous venons de le voir encore, Lucien ne commence point par parodier la fable, il la méprise comme philosophe, il s'en amuse comme poète. Loin de flétrir d'avance et de déflorer par la grossièreté préméditée du langage les créations de la naïveté primitive, il leur laisse quelquefois toute leur élégance, au point qu'un lecteur peu attentif et non prévenu pourrait se méprendre sur ses secrètes intentions. Voltaire ne comprend pas ou du moins paraît ne pas comprendre la beauté des livres saints, il dénigre et travestit les plus touchantes histoires, qui mériteraient d'être épargnées au moins comme une admirable poésie. Après Voltaire, il a fallu rétablir ce qu'on appelle les beautés du christianisme ; il n'était pas besoin, après Lucien, qu'un Chateaubriand païen vint restituer à la fable sa vérité poétique. On s'explique cette différence, quand on sait que Voltaire se proposait de mettre l'irréligion à la portée du peuple, et de fasciner, par des prodiges d'esprit, non-seulement les hommes cultivés, mais encore le public vulgaire. Lucien ne s'adresse qu'à des raffinés, des beaux esprits plus difficiles à contenter, et qui ont trop bien lu les poètes pour souffrir ces profanations dont on peut amuser l'ignorance. Nous ne connaissons pas assez le caractère personnel de Lucien pour affirmer qu'il fut plus honorable que celui de Voltaire. Le Grec n'était pas plus honnête, si l'on veut, mais il était plus attique, dans le sens ancien du mot. L'atticisme, entre autres avantages, a celui de mettre un frein à l'injustice naturelle de la passion, de réprimer les saillies trop aventureuses, d'imposer aux écrivains la justesse, la mesure, et par suite une certaine équité, et de leur donner enfin de ces scrupules littéraires qui remplacent quelquefois ceux de la conscience.

Il faut convenir qu'à cette époque il était bien facile de déconsidérer les dieux ; il suffisait, comme a fait Lucien, 'd'exposer en quelque sorte, sur un théâtre, toute la cour céleste comme pne troupe d'acteurs, et de livrer les spectateurs à leurs propres réflexions sur la moralité de la pièce. Le public éclairé devait aussitôt faire justice de ces inventions vieillies, qui choquaient ouvertement les idées du jour. Le temps est un grand satirique, il se charge tout seul de rendre ridicules les opinions, les personnages, les costumes, le langage des siècles passés. Comme la religion était restée immobile, tandis que la morale humaine avait fait sans cesse des progrès, il en résultait naturellement que les hommes avaient le droit de se croire meilleurs que les dieux. C'était là une anomalie singulière dans le monde païen. Les mêmes crimes qui étaient autorisés par l'exemple de la Divinité étaient condamnés par la philosophie et par les lois. Lucien nous a peint cette situation étrange et l'embarras où 'pouvait alors tomber un homme qui ne sait s'il doit suivre les lois où la religion : Encore enfant, lorsque je lisais dans Homère et dans Hésiode les guerres et les séditions, non-seulement des demi-dieux, mais des dieux eux-mêmes, leurs adultères, leurs viols, leurs rapts, leurs procès, leurs expulsions de pères, leurs mariages entre frères et sœurs, je me figurais que tout-cela était fort beau et je n'en étais pas médiocrement charmé. Mais lorsque, entrant dans l'état viril, je vis les lois ordonner le contraire des poètes, défendre l'adultère, la sédition, le rapt, je fus dans un grand embarras, ne sachant plus quel parti prendre. Je ne pouvais croire que les dieux eussent été adultères et factieux, sans le trouver honnête, ni que les législateurs eussent prescrit tout le contraire, sans le juger utile[5]. Ces paroles éclairent et justifient les attaques de Lucien contre le paganisme. D'une part, il était légitime de ruiner une religion corruptrice ; de l'autre, il était facile, surtout à un écrivain si fertile en ressources, de livrer à la risée publique des dieux, que non-seulement une morale délicate devait flétrir, mais encore que la loi positive aurait condamnés aux peines les pins infâmes, s'ils avaient été traduits, comme de simples mortels, devant les tribunaux.

Cependant le paganisme subsistait encore malgré la philosophie, et, bien qu'il ne fût point difficile, même aux esprits les moins pénétrants, de remarquer cet écart-entre la morale et la religion, le culte n'était pas abandonné. Au contraire, il se fit à cette époque une espèce de restauration religieuse, qui dut consolider le paganisme, lui donner des fondements nouveaux, ou du moins étayer son élégante vétusté. On peut juger de sa solidité par la résistance que cet édifice ruineux opposa aux efforts et à l'héroïsme des premiers chrétiens. Comment se fait-il que ces dieux, si souvent bafoués et condamnés depuis longtemps par les philosophes et le bon sens populaire, aient encore conservé des fidèles, et même qu'ils aient inspiré un fanatisme furieux ? C'est que l'ancienne mythologie avait été comme régénérée et consacrée de nouveau par l'introduction des cultes étrangers venus de l'Orient. Les mythes de la Syrie, de l'Inde, de l'Égypte, semblèrent confirmer la fable, et prêtèrent à des fictions usées un sens profond et mystérieux. Des philosophes et des érudits cherchèrent à concilier les dogmes des différentes religions, les poètes et les artistes en confondirent les images. La mythologie devint plus respectable quand elle ne fut plus aussi claire, et l'obscurité des symboles réveilla la curiosité des indifférents. Le zèle des lettrés se ranima quand on put être à la fois crédule et savant. On peut constater dans Lucien lui-même la trace de ces changements accomplis dans les idées religieuses. Dans une de ses plus libres fictions, il suppose que les dieux de la Grèce sont émus en voyant l'Olympe envahi par un si grand nombre de divinités étrangères. Dans une assemblée générale, Momus demande la parole, se fait accusateur public, et, après avoir signalé d'anciens abus, déclamé contre les bâtards de Jupiter, auxquels la faiblesse paternelle a ouvert le ciel, il prend à partie Anubis et ses monstrueux compagnons, qu'il apostrophe en ces termes : Mais toi là-bas, la tête de chien, l'Égyptien emmailloté dans les linges, qui es-tu, mon ami, et comment te mêles-tu d'être dieu avec tes aboiements ? Que nous veut ce taureau bigarré de Memphis, qui se fait adorer, qui rend des oracles, qui a des prêtres ? J'ai honte de vous parler des ibis, des singes, des boucs et de tant d'autres plus ridicules encore qui, de l'Égypte, se sont glissés, je ne sais comment, dans le ciel. Et vous les supportez, Dieux, quand vous voyez qu'on leur rend autant et plus d'hommages qu'à vous-mêmes ? Toi, Jupiter, comment peux-tu souffrir ces cornes de bélier qu'on t'a plantées au front[6]. Le bon Jupiter n'est pas du tout fâché de porter ce nouvel ornement, qui a l'avantage de le rendre incompréhensible ; il interrompt Momus pour lui répondre d'un air important, et en faisant entendre plus qu'il ne dit : Ce sont là des symboles dont on ne doit pas se moquer, quand on n'y est pas initié. Pour mettre un terme à tous ces abus, l'assemblée divine rend le décret suivant : Attendu qu'un grand nombre d'étrangers, non-seulement Grecs, mais barbares, tout à fait indignes de partager avec nous le droit de cité, se sont fait inscrire, on ne sait comment, sur nos registres et, dès lors passés à l'état de dieux, ont rempli le ciel, à ce point que notre banquet n'est plus qu'une vulgaire cohue.... Attendu que ces insolents ont pris le pas sur les anciens et les véritables dieux, qu'ils se sont adjugés les premières places en dépit de tons nos usages nationaux et que, sur la terre même, ils prétendent aux premiers honneurs[7].... Le décret prononcé, Jupiter était sur le point de faire une grande bévue, en proposant à l'assemblée de voter par main levée ; heureusement il se ravise en pensant que le suffrage universel donnerait la majorité précisément à ceux qu'il s'agit d'expulser. Il aime mieux faire un acte d'autorité et commande de procéder aussitôt à l'exécution de la loi. Ces citations tronquées, tout en none dérobant les détails les plus piquants de Iii satire, meus permettent cependant de juger l'état religieux du monde païen. La fable, décriée par la philosophie, prenait plus d'empire en se transformant. De nouveaux noms, de nouvelles images, des symboles inconnus, venaient rajeunir le paganisme, et par la bizarrerie de leurs mystères, attiraient à la fois la superstition stupide de la foule et la curiosité raffinée des érudits et des philosophes.

On se ferait une fausse idée de Lucien, si on se le figurait comme un incrédule qui se contente de relever les puérilités du culte et les scandales de l'histoire divine. Les traits du satirique ont souvent plus de portée, et, après avoir traversé la mythologie, vont frapper le fend plus solide de la philosophie. Il faut distinguer ici deux espèces de pamphlets. Les uns, les Dialogues des Dieux, par exemple, nous initient gaiement à la vie domestique des habitants de l'Olympe et nous font assister, en témoins indiscrets, à leurs entretiens intimes ; agréable persiflage, où l'ironie ne manque pas -de réserve, parce que la nature du sujet et la vérité poétique exigent que l'auteur prête à ses personnages un langage vraisemblable, conforme à la tradition, et le retiennent ainsi dans de certaines limites fixées par le ton goût. Les autres sont des dialogues fantastiques tels que l'Icaroménippe, Timon le Misanthrope, etc., qui ne représentent que des scènes imaginaires, et dont les acteurs sont entièrement entre les mains de Lucien. Dans ces vives satires, pures créations du caprice, où. Il n'est plus gêné par les textes précis de la fable, il peut être à la fois plus hardi, plus violent et plus bouffon. Sous le nom et le masque de quelque philosophe libre penseur et intrépide bavard, il joue lui même un rôle dans la comédie. Il n'a rien à ménager, rien à craindre sous les haillons de Diogène. Au contraire, la vraisemblance lui donne le droit et lui fait même un devoir d'être effronté et insolent. A l'abri de cette fiction, il jugera sans scrupule comme sans péril le ciel et la terre. Il n'attaque plus seulement leu dieux du paganisme, mais toutes les croyances religieuses, et confond dans le même mépris les légendes fabuleuses et la science théologique des philosophes. Un de ses plus grands divertissements consiste à montrer la folie de ceux qui croient à l'intervention des dieux dans les affaires humaines. Ménippe, qui voulait savoir à quoi s'en tenir sur le gouvernement divin du monde, a consulté tons les philosophes, qui ne lui ont rien appris de certain. Il prend le bon parti et se glisse, il serait long de dire comment, dans l'Olympe, où il voit Jupiter dans l'exercice de ses sublimes fonctions. Le souverain de l'univers est, ce jour-là, de mauvaise humeur, parce que les hommes paraissent l'oublier, que les divinités de l'Égypte menacent son culte, et qu'on ne parle pas plus de lui que d'un trépassé. Cependant, il veut bien s'occuper un peu des affaires terrestres et prêter l'oreille aux vœux des mortels. L'un lui demande un royaume, l'autre le gain d'un procès, celui-ci la mort de son frère, celui-là de sa femme. Bientôt il laisse là les hommes et s'avise de régler un instant le monde physique. Il envoie négligemment et sans beaucoup de réflexion la bise souffler en Lydie, soulève une tempête sur l'Adriatique, fait tomber dix mille boisseaux de grêle en Cappadoce, et tout cela exécuté avec une majestueuse insouciance, il se dirige vers la salle du festin : C'était l'heure du souper. Pour qui a vu tous les détails de cette satire, il est évident gus Lucien a Ioda peindre, non pas le Jupiter de la fable, mais la Providence divine, telle que se la figurent les philosophes aussi bien que les poètes. Dans ce passage et dans beaucoup d'autres semblables, on voit qu'il n'est pas même déiste. A-t-il voulu insinuer, comme on le prétend quelquefois, le fatalisme d'Épicure ? Il est difficile de l'affirmer. Il nous parait inutile, d'ailleurs, de rechercher curieusement à quelle secte il appartient. Car les grands railleurs ne se mettent pas en peine d'avoir une doctrine ; ils se gardent bien de s'enchaîner à un système. Il est dans leur goût, aussi bien que dans leur rôle, de fronder l'erreur et non point d'apporter la vérité. Quand même ils ne seraient pas sans cesse entraînés par la mobilité de leur humeur, un instinct secret les avertirait que, pour railler commodément et sans danger les principes d'autrui, il ne faut pas en avoir soi-même, qu'on est ainsi plus léger, moins vulnérable, et pour ainsi dire, hors de prise, et que la plus sûre manière de faire la guerre est, de n'avoir rien à défendre.

Si l'on veut savoir au juste ce qu'étaient devenus les dieux, comment on les traitait, jusqu'où allait l'insolence de l'incrédulité, il faut entendre les paroles que Lucien met dans la bouche de Timon le Misanthrope. On ne peut pas imaginer une profession d'impiété plus claire et plus complète : Ô Jupiter, protecteur des amis, des hôtes, des compagnons, du foyer, dieu des éclairs, des serments, assembleur de nuages, maître du tonnerre, ou sous quelque autre nom que t'invoque l'enthousiasme insensé des poètes, surtout quand ils sont embarrassés pour la mesure des vois ; car alors tous ces noms sont commodes pour soutenir les chutes et remplir les vides du rythme ; qu'est devenu le fracas de tes éclairs, le mugissement de ton tonnerre, la flamme blanche et terrible de la foudre ? Tout cela, on n'en peut plus douter, n'est que bagatelle, fumée poétique, vain tapage de mots. Ton arme si vantée, qui frappe de loin, toujours sous ta main, elle s'est éteinte, on ne sait comment, elle s'est refroidie et n'a pas gardé la moindre étincelle de colère contre les méchants. A l'homme sur le point de se parjurer, la mèche d'une lampe de la veille ferait plus de peur que la flamme de cette fondre irrésistible. Il semble que tu ne lances qu'un vieux tison dont ni le feu, ni la fumée ne sont à craindre et dont l'unique effet est de vous couvrir de suie.... Avant peu tu ne seras plus, ô le plus grand des dieux, qu'un Saturne dépossédé, dépouillé de tous ces honneurs[8]. Jupiter finit par ouvrir l'oreille et devine aussitôt d'où lui viennent ces injures : Quel est cet insolent bavard, dit-il, c'est sans doute un philosophe. C'était, en effet, la philosophie qui prononçait en riant l'oraison funèbre du paganisme. Il ne faut pas y voir les blasphèmes vulgaires d'un bouffon sacrilège, d'un cynique perdu dans la foule, ignoble disciple de Diogène, accroupi dans un carrefour, et dont les passants méprisaient les aboiements. L'auteur est le plus bel esprit de l'époque, l'écrivain le plus renommé, un homme parvenu à la gloire, à la fortune, aux honneurs, un haut fonctionnaire que l'empereur a investi de sa confiance, et qui administre une des plus importantes provinces de l'empire. En proférant de pareilles impiétés, il fallait être certain d'avoir pour complices la société élégante, les lettrés, les philosophes, le monde officiel. Ce qui rend encore ces plaisanteries plus redoutables, c'est que Lucien n'est pas un esprit follement aventureux, qui profane au hasard et à l'étourdie les choses sacrées. Il sait donner de l'autorité à son irréligion. Sa science profonde de la mythologie, ses nombreux et longs voyages, qui lui ont permis de voir par ses yeux dans les pays les plus divers, toutes les honteuses pratiques du paganisme, l'étude qu'il a faite de tous les systèmes philosophiques, tant de connaissances précises lui permettent de frapper juste et de donner à, ses coups cette sûreté qui les rend mortels. Si la forme de ses ouvrages est légère, piquante, et faite pour allécher les imaginations frivoles, le fond est assez solide pour servir d'aliment à la réflexion des plus graves esprits et des honnêtes gens. Car Lucien fait assez voir que ses intentions sont sérieuses, son but élevé, qu'il a un dessein moral qui est de tirer les hommes de leur ignorance et de leur imbécilité. Quelquefois il laisse échapper des paroles qui renferment encore plus d'indignation que de sarcasme, et qui prouvent que ce rieur obstiné assistait, non sans tristesse, au spectacle de la comédie humaine. Tant de superstitions, s'écrie-t-il quelque part, demandent un Héraclite et un Démocrite, l'un pour en pleurer, l'autre pour en rire. Voilà le véritable Lucien : un Héraclite pour la pensée, un Démocrite pour l'expression.

 

II

Bien que Lucien soit un grand moraliste à la façon de Théophraste et de la Bruyère, nous négligeons à dessein, dans cette étude rapide, la peinture générale des folies humaines, des vices et des travers qui sont de tous les pays et de tous les temps. Nous voulons voir surtout quel était, à cette époque, l'état des esprits, des opinions, des croyances, des doctrines. Cependant il faut dire au moins quelques mots de son ouvre la plus populaire, les Dialogues des Morts. Lucien est l'inventeur de cette forme littéraire que les modernes lui ont si souvent empruntée. C'était une heureuse idée, qui devait paraître bien piquante quand elle était neuve, et qui permettait au moraliste de parler avec la plus entière liberté, et de mettre en lumière la vanité de nos préjugés terrestres en. faisant converser ensemble, sur les affaires de ce monde, des personnages qui n'avaient plus d'intérêt à mentir. Ces dialogues de Lucien ne ressemblent pas entièrement à ceux de Fénelon et de Fontenelle qui les ont pris pour modèles. Les modernes se servent ordinairement de ces fictions pour mettre en présence des caractères historiques appartenant à des siècles, à des pays différents, et rapprochent ainsi les hommes célèbres de tous les âges pour les faire disserter sur la politique, sur la guerre, sur les arts, curieuses conversations où les plus grands esprits se jugent les uns les autres. Chez nous, les dialogues des morts sont presque toujours destinés à éclairer l'histoire ; dans Lucien, ils sont au service de la morale. Dans les enfers, le philosophe rencontre le roi, le riche est coudoyé par le pauvre, et comme ils sont tous détrompés de leurs erreurs, que les rangs sont effacés, et que, dans le royaume de Pluton règne la plus parfaite égalité, nous entendons porter sur la vie humaine des jugements véritables, où il n'entre aucun de ces préjugés qui tiennent dans le monde à la différence des fortunes et des conditions. Dans son. premier dialogue, Lucien nous révèle ses intentions et montre assez clairement le but de son ouvrage. Diogène donne ses commissions à Pollux, qui, selon la fable, remontait tons les deux jours sur la terre. Qu'il dise à Ménippe le Cynique de venir dans les enfers, où il pourra rire tout à son aise, mieux que là-haut, où l'on ne sait pas bien de quoi il faut se moquer. Ce sera plaisir pour lui de voir les riches, les satrapes, les. rois humiliés et confondus dans la foule. Qu'il dise, en passant, aux philosophes de renoncer à leurs vaines disputes sur les 'choses qu'ils n'entendent pas ; aux riches, qu'ils ne pourront pas emporter leur or si péniblement amassé, et qu'ils devront descendre là-bas avec une seule obole pour payer leur passage : Mais aux pauvres, dont le nombre est grand, dis-leur de ne plus pleurer, de ne plus gémir : apprends-leur qu'ici règne l'égalité. Voilà le programme et l'annonce de cette satire, qui est plus mordante que variée. Vanité des grandeurs, des richesses, de la beauté, de la philosophie, tel est l'éternel sujet de ces dialogues, que la vive imagination de l'auteur ne laisse pas devenir monotones. On y voit Crésus et Sardanapale se lamenter en regrettant leurs trésors et leurs délices pendant que Ménippe, qui n'a jamais possédé que sa besace et son bâton, les taquine et les poursuit de ses railleries. Philippe, roi de Macédoine, est assis dans un coin et raccommode de vieux souliers, et Darius, Xerxès et les despotes de l'Orient mendient dans les carrefours. Socrate lui-même n'est pas épargné. Le gardien du Styx, Cerbère, prétend que ce sage, qui à sa mort a montré tant de fermeté, n'est pas descendu dans les enfers avec autant de courage qu'on le suppose. Il pleurait comme un enfant ; seulement, quand il vit que la mort était inévitable, il se donna des airs courageux pour se faire admirer des spectateurs : En général, j'en pourrai dire autant de tous les gens de cette espèce ; tant qu'ils ne sont qu'à l'entrée des enfers, ils font les braves, les héros ; une fois entrés, on sait à quoi s'en tenir. Lucien cherche moins à mettre en doute la constance de Socrate qu'à railler la jactance des philosophes contemporains, qui prêchaient le mépris de la mort et se faisaient honneur d'une intrépidité stoïque qu'ils n'avaient pas. On peut trouver que la morale contenue dans ces dialogues est bien commune. Nous sommes accoutumés à entendre ces leçons sur le néant des grandeurs, des plaisirs, des vertus apparentes ; nos moralistes et nos orateurs sacrés proclament ces vérités avec une autorité plus haute, et y ajoutent des enseignements plus efficaces et plus purs sur la rémunération et la justice divines. Mais au temps de Lucien, ces fictions cruelles, où la faiblesse de l'homme, ses erreurs, ses passions sont jugées avec une brutale franchise, ne manquaient pas d'à-propos ni de portée. C'était une protestation contre le luxe insolent des grands, une consolation pour lés pauvres et les opprimés. A une époque où la richesse était l'objet d'une sorte d'idolâtrie, où la mode des apothéoses et les excès de l'adulation plaçaient les hommes à une si grande distance les uns des autres, ce n'était pas un lieu commun sans mérite et sans intérêt de montrer dans les enfers une espèce de république égalitaire, où il n'y a plus d'autres malheureux que les lâches qui tiennent à la vie et regrettent encore leur injuste félicité.

Lucien n'aime pas plus les philosophes que les dieux ; il leur fait la guerre avec non moins de persistance et Plus d'emportement. Les courageux pamphlets, où il bravait la fureur de toutes les sectes, nous présentent Ses scènes de mœurs qui nous permettent de voir ce qu'était devenu l'enseignement moral dans ce siècle de décadence et de confusion. La philosophie ne pouvait plus être respectée par les honnêtes gens et les bons esprits, comme aux beaux temps de la Grèce et de Rome. Elle était déchue dans l'opinion depuis que les sophistes en avaient fait une profession et un art mercenaire. En voulant devenir, de jour en jour, plus populaire et pratique, elle avait renoncé aux hautes études spéculatives qui seules peuvent lui donner de la vigueur et de la solidité, et qui ont encore cet autre avantage de la rendre inabordable à tons ceux qui ne se sentent ni talent ni vocation. Mais, dès qu'elle ne fut plus une science difficile, qu'elle se contenta de répandre des préceptes connus et de faire des exhortations morales, elle devint trop accessible à tout le monde pour que le premier venu ne fût pas tenté d'enseigner ce qu'il n'avait pas besoin d'apprendre. C'était, d'ailleurs, un bon métier qui, sans exiger un long apprentissage, rapportait souvent de l'honneur et toujours de l'argent. Jugez si les sages se multiplièrent. Comme la mode voulait que les riches et les grands eussent à leur solde, et pour ainsi dire dans leur domesticité, un de ces orateurs qui savaient traiter les banalités de la morale, une foule de gens sans aveu, doués de quelque faconde, devinrent philosophes pour trouver accès dans les maisons opulentes. Des parasites, des flatteurs, d'habiles hypocrites, s'affublèrent d'un costume dont la simplicité sordide et quelquefois l'indécence semblaient annoncer la pauvreté volontaire et le noble dédain de tous les préjugés : Il est une espèce d'hommes qui depuis peu monte, comme une écume, à la surface de la société, engeance paresseuse, querelleuse, glorieuse, irascible, extravagante, gonflée d'orgueil et d'insolence et, comme dit Homère, de la terre inutile fardeau. Ces gens-là, partagés en troupes, après avoir imaginé divers dédales de raisonnements, se sont appelés stoïciens, académiciens, épicuriens, péripatéticiens.... Sous le nom respectable de la vertu dont ils se sont affublés, le sourcil haut, la barbe longue, ils s'en vont couvrant leurs mœurs infâmes sous un dehors plâtré, semblables à ces acteurs de tragédie auxquels il suffit d'ôter leur masque et leur robe brodée d'or pour n'avoir plus devant soi qu'un pauvre hère qui se loue sept drachmes pour la représentation.... En présence de leurs disciples, ils exaltent la constance et la tempérance, ils mettent sous leurs pieds richesses et plaisirs, mais, une fois seuls et sans témoins, qui pourrait dire jusqu'où va leur gourmandise, leur lubricité, leur empressement à lécher la crasse des oboles[9]. Si nous en croyons Lucien, on était bientôt en état d'exercer ce métier lucratif. Quelques formules d'école plus ou moins bien apprises, voilà pour l'instruction. Quant à l'appareil nécessaire pour parler avec autorité, ce n'était pas non plus une grande dépense de se procurer un manteau troué, une besace, un bâton, de laisser croître ses cheveux, sa barbe, ses ongles. Des maçons, des cordonniers, des ouvriers sans salaire, alléchés par le profit, deviennent philosophes, après avoir pris soin de se noircir la peau au soleil, pour prendre la teinture de la vertu. Les promenades publiques sont remplies de ces savants, portant des livres sous le bras gauche, marchant en troupe, et dont les phalanges vont à la rencontre les unes des autres pour disputer sur des mots. Dans les rues, dans les carrefours, ces sages discutent et s'injurient, tendis que le peuple grec, toujours avide de bruit et de spectacle, accourt.de tous côtés, pour admirer à la fois leur parole facile et leur impudence. Il faut voir, dans Lucien, ces rudes jouteurs, la face rougie par la violence des efforts et le désir de parler, le cou gonflé, les veines saillantes, essuyant, du creux de leur main, la sueur qui les inonde ; il faut les suivre surtout dans l'intérieur des maisons où ils vont porter leur importune et redoutable sagesse. Es entrent dans une salle de festin, où ils ont flairé un bon repas plus encore que le vice, ils apostrophent l'amphitryon, lui reprochent d'avoir une maîtresse et le sermonnent sur son luxe et son intempérance. On finit par les apaiser, on les fait asseoir à la table, et bientôt ils trouvent qu'on ne leur rend pas assez d'honneurs, se plaignent de n'être pas assez bien servis, dissertent tant bien que mal au milieu des pots, ou courbés sur leur assiette avec la plus austère attention, ils ont l'air d'y chercher la vertu. Selon l'occasion, flatteurs éhontés ou censeurs insolents, si l'adulation n'est pas bien payée, ils ont recours aux injures. Sachant qu'on leur donnera, par égard pour leur habit, ou pour échapper à leur mauvaise langue, ils spéculent sur la sottise et la peur, et, dans leurs fréquentes visites, lèvent des tributs. Les plus cyniques cachent des morceaux de viande dans leur besace, ceux qui se respectent attendent qu'on leur offre de l'argent et des cadeaux. Gela s'appelle, dans leur argot : tondre les moutons. Enfin, quand ils ont amassé bien des oboles et des drachmes, un beau jour, ils achètent des vêtements moelleux, de beaux esclaves, des maisons, et, jetant sur les grands chemins leur misérable manteau, ils disent, avec un soupir de satisfaction, un long adieu au tonneau de Diogène. Quelque exagération que l'on suppose dans ces peintures satiriques, et mille autres pareilles de Lucien, on voit que la morale n'était plus, comme autrefois, une science, mais une routine vulgaire et une application de la rhétorique. Comme il arrive toujours, la philosophie elle-même fut rendue responsable de ces hontes. A force de mépriser les disciples, on fût naturellement porté à ne plus respecter les maîtres illustres de l'antiquité. Toute sagesse doctrinale, les systèmes, le génie, la bonne foi, la vertu de leurs inventeurs devinrent le jouet d'un scepticisme moqueur. Ces belles et fortes doctrines, autrefois propagées, avec une grâce et une discrétion toute patricienne, par les Platon, les Cicéron, les Sénèque, ou avec la puissante originalité des Zénon et des Antisthène, furent méconnues et conspuées par les esprits délicats tels que Lucien, quand on les vit colportées par d'ignobles et avides trafiquants et célébrées avec toutes les impudeurs d'une déclamation triviale.

La chute des études spéculatives, qui avait rabaissé la philosophie en la mettant à la portée de tout le monde, eut encore pour effet de la livrer à une autre espèce de charlatans plus dangereux. Quand on n'eut plus de principes certains, ni foi religieuse, ni convictions raisonnées, on tomba dans une sorte de mysticisme grossier ; on crut à la magie, aux enchantements divinatoires, à la sorcellerie et à d'autres pratiques nouvelles, absurdes, mystérieuses, empruntées à l'Orient. La philosophie, à son tour, eut ses superstitions. Alors parurent des visionnaires, des imposteurs, des gymnosophistes, des prophètes, des faiseurs de miracles, tels qu'Apollonius de Tyane, par exemple, qui étonnèrent le monde, ou par leur prodigieuse austérité, la sainteté affectée de leur vie ou leur prétendu pouvoir surnaturel. Le plus fameux de ces charlatans, qui a effacé tous les autres, sinon par sa gloire, du moins par la bizarrerie de sa mort, fut Pérégrinus, un aventurier qui, après avoir couru tous les pays, après avoir embrassé le christianisme, revint à la philosophie cynique et promena longtemps en Italie sa folie, son orgueil et sa bassesse. Il allait par les rues sans vêtement, se barbouillait le visage de boue, se rasait la moitié de la tête, et, dans les places publiques, se donnait le fouet à lui-même ou se faisait fustiger par les autres. Son audace, les injures qu'il lançait à tout le monde, même à l'empereur, la firent partout chasser, mais lui attirèrent l'estime et l'admiration du peuple. Tour à tour exalté par les uns, menacé d'être lapidé par les autres, il résolut de frapper les imaginations par une extravagance qu'en n'avait jamais vue, et fit courir le bruit qu'il monterait sur un lâcher aux jeux Olympiques et qu'il se brûlerait comme Hercule, aux yeux de toute la Grèce assemblée. Lucien fut témoin de cette mort étrange, et nous en a fait le récit. La foule était immense pour assister à un spectacle si extraordinaire ; on blâmait, on approuvait le dessein de Pérégrinus, quand il parut, suivi de ses disciples et d'une multitude considérable. Il fit lui-même son oraison funèbre, raconta sa vie, longuement, en homme qui craint d'arriver trop vite à la péroraison. Quel vivant tableau que celui de cette assemblée agitée de mouvements divers, attendrie, curieuse ; ceux-ci touchés jusqu'aux larmes, ceux-là craignant de manquer nu spectacle qu'ils attendaient sur place depuis plusieurs jours. Les plus niais de l'assistance se mettent à larmoyer et à lui crier : Conservez-vous pour les Grecs. Mais d'autres, plus fermes, lui crient : Ne vous démentez pas. Ces mots ne troublèrent pas peu le vieillard ; il espérait que tout le monde le retiendrait, qu'on ne le laisserait pas se jeter dans le feu, qu'on le forcerait à, rester en vie. Mais ce cri imprévu : Ne vous démentez pas, lui donne un coup, ajoute à la pâleur de son teint, déjà cadavéreux, le fait trembler, ma foi, et arrête net sa harangue[10]. Cependant il fallait tenir sa promesse ; au lever de la lune, qui devait servir de décor à la pièce, il s'avance dans son costume ordinaire, partant un flambeau. Les philosophes cyniques qui lui font cortège mettent le feu au bâcher, heureux et fiers de consommer un sacrifice sublime, qui doit être un éternel honneur pour la secte. Pérégrinus ayant déposé sa besace, sa fameuse massue d'Hercule, son manteau, est là devant nous en chemise, et quelle chemise ! Il demande de l'encens pour le jeter dans le feu ; on lui en donne ; il le jette et s'écrie en se tournant vers le midi — car le midi joue aussi un rôle dans cette tragédie — : Mânes de mon père et de ma mère, recevez-moi avec bonté ! Cela dit, il s'élance dans le brasier et disparaît dans l'immense flamme qui s'élève[11]. Lucien n'est pas le moins du monde ému et garde le plus cruel sang-froid. En revenant d'Olympie, il s'amuse le long de la route. mystifier les gens attardés, en leur racontant qu'au moment où Pérégrinus se précipitait dans le feu, il y avait eu un tremblement de terre, et qu'un vautour s'était échappé de la flamme en criant d'une voix humaine : J'abandonne la terre et je monte vers l'Olympe. Il n'est pas nécessaire de montrer quels furent les sentiments du satirique incrédule assistant, par hasard, au suprême effort du charlatanisme philosophique. Par une de ces rencontres heureuses, qui ne sont pas rares dans l'histoire de la Grèce où souvent les extrêmes se tour chant, la fortune, en rapprochant Lucien de Pérégrinus, donnait pour témoin à la plus héroïque imposture de l'antiquité le bon sens le moins capable de se laisser duper, et, par une sorte de juste châtiment, ne réservait ainsi à la vanité, s'immolant pour la gloire, que la seule immortalité du ridicule.

Il faudrait multiplier beaucoup ces scènes de mœurs où l'on voulait signaler toutes les aberrations et les maladies morales de cette époque, unique dans l'histoire. Mais, sans aller plus loin, l'esprit de Lucien lui-même et le caractère de ses ouvrages, ne montrent-ils pas assez la déchéance des études philosophiques et le mal qui en résulte ? Si, en recueillant ses opinions, on cherchait à lui composer une doctrine, on verrait à quoi se réduisaient alors les croyances des hommes les plus distingués par la science et le talent. Non-seulement il rejette les dieux du paganisme, mais encore il n'admet pas l'existence d'un Dieu quelconque. Il ne connaît pas même ces vagues aspirations vers une divinité inconnue, incompréhensible, qu'on rencontre çà et là dans quelques rares philosophes du temps, et surtout chez des stoïciens, tels qu'Épictète et Marc-Aurèle. Athée dans toute la force du terme, il ne se met pas eh peine de faire croire qu'il ne l'est pas. C'est tout au plus s'il semble quelquefois reconnaître la puissance d'un destin aveugle, dont les hommes sont les esclaves et les victimes. La liberté humaine n'est qu'une illusion ; tuais que nous nous croyons les maîtres de nos actions, nous sommes poussés à notre insu par une nécessité fatale. La vie est une comédie qui se joue sur le théâtre du monde, et dont la fortune est le directeur ; l'un remplit le rôle d'un roi, l'autre d'un valet, et souvent les acteurs changent de costume, et après avoir représenté le grand personnage de la pièce, finissent par devenir des comparses. Ce qu'on raconte des enfers n'est pour lui qu'un conte d'enfant ; il n'y a pas de vie future. Malgré certaines réserves qui sont accordées à la bienséance littéraire, et qui marquent simplement les scrupules d'un homme d'esprit, il ne témoigne pas plus de respect à la philosophie elle-même qu'aux philosophes. Elle n'est pour lui qu'un art futile, qui sert à tisser des toiles d'araignée. Les disputes sont au moins inutiles, quand elles ne sont pas ineptes. Ou Lucien n'a point de doctrine ou il cache la sienne, faisant gloire de n'en point avoir. Son scepticisme de bel esprit et d'artiste n'a rien de systématique. Ce n'est point par la dialectique et le raisonnement qu'il est arrivé à douter de toutes choses. Car lorsqu'il passe en revue tontes les sectes, il se moque de Pyrrhon, et, comme Molière, il lui prouve avec le bâton que la douleur est une réalité. Le scepticisme de Lucien n'a donc rien de doctrinal, et n'est que l'expression d'une humeur moqueuse, de l'indifférence, de la désillusion et du sens commun. Les seules vérités qu'il proclame sont de celles que l'expérience fournit, qui ne demandent pas d'examen, qui ne reposent pas sur des principes scientifiques, et que le monde élégant adopta sans savoir d'où elles viennent. La religion est un amas de fables, la métaphysique la science des chimères, et la morale est l'art de vivre en galant homme et d'échapper aux soucis, aux passions, au ridicule.

 

III

Pendant que la religion et la philosophie païennes, de plus en plus discréditées, présentaient le spectacle de l'anarchie et de la plus étrange confusion, le christianisme poursuivait sa marche silencieuse et commençait à paraître au grand jour. En se répandant dans toutes les provinces de l'empire, il attirait de plus en plus l'attention des moralistes et des satiriques, qui, jusque-là, l'avaient trop méprisé pour lui faire l'honneur de s'en moquer. Lucien, si curieux observateur de toutes les folies, ne pouvait pas manquer de rencontrer et de peindre cette folie nouvelle, qui, à ses yeux, surpassait toutes les autres.

Pour apprécier les jugements que cet humoriste, plus exact qu'on ne pense, a portés sur les chrétiens, et pour achever de décrire l'état de l'opinion à cette époque, qu'il nous soit permis d'esquisser en quelques traita l'histoire du christianisme naissant au point de vue païen. Il n'est pas inutile de montrer quelle idée les plus excellents esprits et la multitude se faisaient d'une doctrine dont la sublimité paraissait si bizarre et qu'on persécutait sans la comprendre.

Il n'est pas de plus triste spectacle que celui de ces persécutions sans cesse renaissantes, dont la fureur semble inexplicable. Qu'un Néron, un Domitien aient fait tant de martyrs, il n'y a point là de quoi s'étonner, puisque leurs affreux caprices n'avaient pas besoin de prétextes pour verser le sang. Qu'une foule aveugle, attachée à son culte, ait applaudi dans les amphithéâtres à la mort de pauvres esclaves, qui paraissaient aussi criminels que méprisables, on le conçoit encore, quand on connaît les mœurs de la populace romaine. Mais que des esprits d'élite, désabusés d'ailleurs de toutes les fables du paganisme, aient méconnu une si pure morale, que les gouverneurs de provinces aient recherché partout et traduit devant leur tribunal les sectateurs d'une religion inoffensive, que des empereurs cléments n'aient point fait plus d'efforts pour arrêter la poursuite juridique de tant d'innocentes victimes, on ne peut le comprendre que lorsqu'on songe aux lois de l'empire, aux préjugés du temps et aux mœurs des premiers chrétiens eux-mêmes.

On sait avec quelle facilité et quelle complaisance le paganisme ouvrait ses temples aux cultes étrangers. Rome, surtout, donnait l'hospitalité à tous les dieux,. comme elle octroyait le droit de cité aux peuples conquis. Les nations soumises à l'empire romain pouvaient suivre leur religion en toute liberté et conserver leurs cérémonies. Le paganisme n'était point jaloux et ne devait pas être intolérant, puisqu'il n'avait point de dogmes établis. La politique seule intervenait quelquefois pour limiter cette liberté religieuse, qui pouvait compromettre la sûreté de l'État. Ainsi il existait à Rome une certaine loi interdisant de reconnaître aucun dieu qui ne fût approuvé par le sénat. Cette loi ne fut jamais abolie, et nous voyons les meilleurs empereurs, ceux-là mêles- qui essayent d'arrêter les persécutions, la respecter encore, puisque tout en défendant de rechercher et d'accuser les chrétiens, ils défendent aussi de les absoudre, une fois qu'on les a traduits devant la justice. C'était une arme terrible entre les mains d'un proconsul. Lorsque la multitude ameutée dénonçait les chrétiens et demandait leur mort, le magistrat condamnait sans scrupule, et donnait souvent à un abus de pouvoir toutes les-apparences de la légalité.

Mais cette loi n'aurait pas été toujours invoquée, ni appliquée avec une atroce sévérité, si l'opinion ne s'était pas soulevée contre les chrétiens. Ils furent poursuivis, non pas tant parce qu'ils paraissaient coupables, mais parce qu'ils étaient odieux. Sans connaître ni leur doctrine, ni leurs mœurs, on les détestait comme une troupe imbécile et malfaisante. Les plus illustres écrivains, Tacite, Suétone, Pline le Jeune, Lucien, se font les échos de cette réprobation universelle, et nous verrons tout à l'heure qu'en plaignant quelquefois leurs malheurs, ils ne leur témoignent qu'une sympathie injurieuse. Qui ne connaît ce beau récit de Tacite peignant la première persécution ordonnée par Néron, où les chrétiens sont couverts de peaux de bêtes pour être déchirés par les chiens, enduits de résine pour brûler comme des flambeaux ? L'historien est ému en racontant cette lamentable histoire ; mais tout en prenant parti pour des malheureux qu'on insulte en les faisant mourir, il reconnaît que ce sont de grands coupables, il les accuse de tous les crimes sans rien spécifier, et les regarde enfin comme des ennemis du genre humain. S'il blâme Néron, ce n'est pas de les avoir livrés au supplice, mais d'avoir ajouté à un châtiment mérité les raffinements de son ingénieuse barbarie, et changé en jeu cruel, en fantaisie d'artiste sanguinaire, un acte de justice. Quand on songe que Tacite écrivait au commencement du deuxième siècle, plus de quarante ans après cet horrible événement, qu'il a eu le temps de recueillir toutes les informations, quand on voit que, malgré son exactitude et son équité ordinaires, il se fait une si fausse idée du christianisme, on peut se figurer quels devaient être les sentiments de la foule ignorante, puisqu'un si noble esprit, si curieux, si bien informé, et qui fut toujours l'éloquent apologiste de toutes les victimes impériales, ne trouve, en parlant des chrétiens, que des paroles de mépris et d'horreur. Suétone va plus loin encore que Tacite, et, en rapportant l'histoire de ces cruautés, il en fait honneur à Néron et les met au nombre de ses actions méritoires. Tous deux s'imaginaient que le christianisme n'était qu'une superstition infâme, mêlée de magie et de maléfices. On continuait à confondre les chrétiens avec les juifs, et, comme ceux-ci, de tout temps détestés à Rome, étaient devenus plus odieux par l'incroyable obstination qu'ils avaient montrée dans la défense de Jérusalem, le patriotisme romain se soulevait contre eux et rendait la haine plus implacable. Après la deuxième persécution, qui eut lieu sous Domitien, les chrétiens trouvèrent quelque justice et même quelque protection auprès de ses successeurs. Trajan, Adrien, Antonin, Marc-Aurèle, sans les défendre toujours avec assez d'énergie, donnèrent aux gouverneurs des provinces des instructions plus clémentes, qui prouvent que la haine inspirée par le christianisme n'était plus si aveugle, et que les chrétiens étaient devenus assez nombreux pour mériter des ménagements. Cependant le peuple les poursuivait toujours, les dénonçait aux proconsuls, et les martyrs se multiplièrent, surtout dans les provinces les plus éloignées de l'empire, où les ordres du souverain étaient moins bien exécutés qu'à Rome. On peut voir dans les lettres de Pline à Trajan quel était alors l'embarras d'un magistrat dans cette question délicate de la liberté de conscience. Pline est le modèle de l'honnête païen, un esprit modéré, aimant la justice et craignant de l'appliquer ou avec trop de mollesse ou avec trop de rigueur. Gouverneur de la Bithynie, il écrit à l'empereur pour lui demander ses ordres et lui exposer ses propres scrupules. Il ne sait comment il faut juger les chrétiens, ni sur quoi tombe l'information, ni quel doit être le châtiment. Est-ce le nom qu'on punit en eux, sont-ce les crimes attachés à ce nom ? Cependant, dans ces informations judiciaires, il apprenait à mieux connaitre le christianisme. En interrogeant les accusés qui, par faiblesse ou par repentir, avaient renié leur religion, il voyait que cette superstition nouvelle n'était pas si dangereuse. Ceux qui abjuraient lui disaient que toute leur erreur avait consisté à s'assembler pour chanter les louanges du Christ, comme s'il avait été Dieu, qu'ils s'engageaient par serment, non à quelque crime, mais à ne pas commettre de vol et d'adultère. Pline est d'avis d'employer la clémence, dont il a déjà lui-même constaté les bons effets. Avec une satisfaction naïve et cette douce vanité qui est le trait de son caractère, il nous apprend que, depuis son administration, les temples sont plus fréquentés, que les sacrifices naguère négligés recommencent, et que le commerce de victimes est en bonne voie de prospérité. Cette lettre, qui fait honneur aux lumières et à la modération de Pline, est en même temps une apologie involontaire du christianisme. Aux yeux de ce magistrat assez clairvoyant, les chrétiens ne sont plus une secte impie, détestable, une peste publique, comme les appelaient Tacite et Suétone, mais des égarés qu'on peut ramener, si l'on fait grâce au repentir. Les deux historiens les calomniaient, parce que, n'ayant pas eu l'occasion de les connaître, ils se faisaient les organes des préjugés populaires. Le gouverneur d'une province, à qui ses fonctions permettaient d'être mieux informé, leur rend plus de justice, adoucit la loi en leur faveur, et semble même plaider leur cause.

Après avoir relevé les jugements que les esprits les plus distingués et les plus graves portaient sur le christianisme ; après avoir constaté la profonde ignorance des uns, la pitié discrète des autres, nous nous hâtons de consulter Lucien, qui nous présente une face nouvelle de l'opinion à cette époque. La lumière se fait de plus en plus, et, quoi qu'on en ait dit, le satirique ne connaît pas trop mal les chrétiens. On ne peut pas le soupçonner de leur être favorable, il les raille, au contraire, avec beaucoup de bonne humeur et d'indifférence ; mais comme il rit de ce qu'il ne comprend pas, il arrive que ses moqueries tournent à la gloire de la religion nouvelle, et qu'à son insu, et sans le vouloir, il lui rend le plus précieux hommage, celui d'un ennemi dont les injures se changent en éloges. Le charlatan Pérégrinus, on se le rappelle, avait un moment embrassé le christianisme, et par ses manières de prophète et d'inspiré avait abusé ses frères, comme il trompait les philosophes. Lucien raconte avec quelle sollicitude, à ses yeux ridicules, ces sectaires adoucirent la captivité de ce malheureux : Quand il fut dans les fers, les chrétiens, faisant de son aventure une calamité publique, mirent tout en œuvre pour le délivrer. Mais la chose n'étant pas possible, ils lui prêtèrent da moins secours avec le zèle le plus ardent et le plus infatigable. Dès le point du jour on voyait déjà devant la prison une foule de vieilles femmes, de veuves et d'orphelins. Les chefs de la secte avaient même trouvé moyen de passer la nuit avec lui en corrompant les geôliers ; ils se faisaient apporter toutes sortes de mets, ils se livraient à leurs saints entretiens, et le grand Pérégrinus — on le nommait encore ainsi — était appelé par eux le nouveau Socrate. Même de plusieurs villes d'Asie vinrent des députés envoyés par les chrétiens pour assister notre homme, pour lui servir d'avocats ou de consolateurs. Ils font voir en effet une diligence incroyable quand il s'agit des intérêts de la communauté. En un mot, rien ne leur coûte. Aussi Pérégrinus, sous le prétexte de sa prison, vit-il arriver l'argent de toutes parts, et se fit-il un assez gros revenu[12]. Lucien croit esquisser un tableau plaisant, et il fait une admirable peinture des mœurs chrétiennes. Si l'on ferme les yeux sur les intentions malignes de l'auteur, que peut-on demander de plus exact et qui donne une plus juste idée de la primitive charité ? Il n'est pas moins bien renseigné sur la doctrine que sur les mœurs du christianisme : Ces malheureux, dit-il, se figurent qu'ils sont immortels et qu'ils vivront éternellement. De là vient qu'ils méprisent la mort et se livrent volontairement au supplice. Leur premier législateur leur a fait croire encore qu'ils sont tous frères une fois qu'ils ont changé de culte, qu'ils ont renié les dieux de la Grèce, qu'ils adorent le sophiste crucifié et vivent selon ses lois. De là vient aussi qu'ils méprisent tous les biens et les mettent en commun, sans pouvoir dire pourquoi, par obéissance aveugle. Si donc il se présente parmi eux un imposteur et un habile homme qui sait s'y prendre comme il faut, il s'enrichit très-vite en riant sous cape de leur simplicité[13]. A part les épigrammes et le ton léger, que de vérité dans cette satire ! Mais que les railleurs sont maladroits quand ils jugent ce qu'ils n'ont pas compris ! Il n'est pas un mot, dans ce curieux passage, qui ne glorifie les victimes de la raillerie. Toutefois n'oublions pas de remarquer la véracité de Lucien et l'exactitude de ses informations. Les chrétiens commencent à être mieux connus sans être beaucoup plus estimés.

Tacite et Suétone ignoraient entièrement leurs mœurs et leur doctrine, et les regardaient comme des malfaiteurs et des magiciens ; les empereurs les défendaient dans l'intérêt du repos public et de la justice sociale, sans savoir s'ils étaient des innocents persécutés ou des novateurs redoutables. Pline soupçonnait déjà qu'ils pouvaient n'être pas des criminels ; enfin Lucien est mieux informé, il a entendu parler de leurs dogmes, il a vu leurs mœurs fraternelles, et, bien que leur étrange conduite lui paraisse le comble de la folie, il laisse voir du moins que la communauté chrétienne n'était plus considérée comme une faction impie et mystérieuse. Les chrétiens ne sont plus des coupables, mais des insensés. Véritable progrès de l'opinion qui devait désarmer bien des fureurs ! Car si les politiques étaient prompts à réprimer le crime, ils pouvaient être moins sévères pour la démence.

Ainsi, grâce à Lucien, nous connaissons l'état de la société antique au deuxième siècle de l'ère chrétienne. Le paganisme, envahi de tous côtés, est transformé par des superstitions étrangères, déshonoré par des pratiques occultes et surtout miné, ici par l'incrédulité, là par la religion nouvelle. Il a perdu son autorité, et jusqu'à son prestige poétique. Le peuple demeure attaché à son culte, par habitude, par grossièreté brutale. Mais les beaux esprits, les hommes cultivés ne se donnent plus la peine de déguiser leur impiété et leur athéisme. La philosophie elle-même est avilie depuis que, renonçant aux fortes spéculations, elle se borne à répéter ce qu'elle ne comprend plus. Les sectes se sont mêlées et confondues, ne savent plus au juste quels sont leurs principes, et ne se distinguent entre elles que parle costume et la bizarrerie de leur appareil théâtral. Un nombre infini de déclamateurs parasites ont pris le manteau de philosophes, s'assoient à la table des grands, promènent dans les rues leur vanité importune, et proclament à tout venant les préceptes usés de leur sagesse vénale. L'enseignement de la morale, autrefois sacré, est devenu un métier de bas étage, livré à l'ignorance ou à l'imposture. Cependant le christianisme, toujours incompris, méconnu, méprisé, continue à recruter dans l'ombre les paisibles ennemis de ce vieil établissement qui semble tomber de lui-même. Quel eût été le rire de Lucien, si un de ces visionnaires, qu'il a si bien raillés, lui avait annoncé que bientôt le monde appartiendrait à ces dupes charitables de Pérégrinus, à ces disciples du sophiste crucifié ? Et pourtant c'est lui, le satirique mal avisé, qui les servait sans le vouloir, et mieux que personne, en détruisant dans les esprits la foi et le respect du passé, qui est la dernière force des sociétés. Car il ne faut pas se tromper sur les intentions de Lucien. Il ne se contente pas de railler les mœurs contemporaines, de signaler les hontes et les misères de la décadence. Sa critique embrasse tous les siècles précédents, et se fait le juge irrévérencieux de toute l'antiquité. Religion, systèmes, méthodes, doctrines morales, depuis Homère, tout est analysé avec une sûreté de bon sens qui donne de l'autorité au scepticisme et le rend contagieux. Comme si l'admiration pour les grands hommes était encore une forme de la superstition, il se fait un jeu d'attaquer la science, la sagesse, l'héroïsme des anciens, et Socrate mourant n'est pas mieux traité que Jupiter. Si, pour lui, la religion est une machine de rebut et hors d'usage, la philosophie dogmatique est un objet de peu de valeur dont on peut se défaire à vil prix. N'est-il pas permis d'employer ce langage, quand nous voyons que, dans une de ses plus ingénieuses fictions, il met à l'encan et vend à la criée les sages les plus illustres, les fondateurs des anciennes doctrines ? Combien donnez-vous de Pythagore, de Socrate, de Chrysippe, d'Épicure ? Celui-ci vaut quelques mines, celui-là quelques oboles. Il semble que la succession de la défunte antiquité soit ouverte. Lucien n'a pas mal réalisé, pour son temps, le vœu que formait, pour le nôtre, mi célèbre pamphlétaire de nos jours, qui demandait la liquidation générale de la société.

Le monde antique, on le voit, se détruisait, pour ainsi dire, de ses propres mains, rejetant avec mépris tout ce qui l'avait jusque-là soutenu et charmé, répudiant même sa gloire. Il prend en dégoût la poésie et la science dont il s'était enivré, et renverse étourdiment ses plus belles doctrines, à peu près comme le convive fatigué trouve son dernier plaisir à briser le vase qui lui versa la joie. La société grecque et romaine n'attend plus rien de sa religion, ni de sa philosophie. Longtemps elle avait essayé de combattre l'indifférence ou la corruption et avait fait de généreux efforts pour se retirer de là nuit où elle descendait chaque jour davantage. Les Sénèque, les Épictète, les Dion et leurs pareils réveillaient les cœurs, et s'ils ne pouvaient remplacer la religion, ils tentaient du moins de donner un prestige religieux à la sagesse humaine. Mais peu à peu la philosophie se décourage et perd, avec sa vaillance, son autorité. Quelques grandes âmes égarées dans ce monde frivole et dépravé cultivent encore la vertu pour elles-mêmes, mais n'ont plus l'espoir de la répandre. Elles en font l'objet d'un culte solitaire. Il vient un moment où Marc-Aurèle, qui peut juger le monde de haut, désespère et demande à mourir pour n'avoir point à rester plus longtemps dans ces ténèbres et ces ordures. La société antique n'a plus confiance dans ses doctrines qui lui paraissent épuisées. La foule ne tient pas à les connaître et souvent les beaux esprits ne les connaissent que pour les profaner. Tandis que la multitude grossière tourne le dos aux anciens sages et, entraînée par un secret instinct, court en aveugle au-devant de toutes les nouveautés venues de la Perse, de la Chaldée, de l'Égypte, les hommes cultivés, sans souci de l'avenir, s'amusent à railler le passé. En vain l'honnête Plutarque, retiré en province, attardé dans le siècle, garde une sorte de piété patriotique aux héros et aux sages de l'antiquité et se propose de ranimer l'admiration. Dans les compagnies élégantes, au contraire, dans les écoles de philosophie et d'éloquence, on se fait un jeu savant de déclamer contre les grands hommes, et les jeunes orateurs s'exercent à déchirer Socrate ou Zénon. Pendant quelque temps on aura encore de l'esprit et de la science au service de ce scepticisme futile, mais bientôt on ne se donnera plus la peine d'étudier ce qu'on ne respecte plus. La littérature elle-même périra et sera réduite aux banalités de l'ignorance et aux légèretés du dédain. Ce qui reste de talent est. consacré à la satire. Le dernier grand poète de Rome, Juvénal, le dernier grand écrivain de la Grèce, Lucien, sont également des satiriques. Le monde ancien n'a plus de génie que pour se condamner ou pour se moquer de lui-même. Cette satire universelle contre les dieux, les héros, les sages, constate la décadence et la précipite. Car pour les sociétés comme pour les individus, le dernier degré de la chute est le mépris de soi-même. Bientôt une nouvelle lumière attirera ces esprits désabusés et le christianisme n'aura plus de peine à recueillir ce monde qui défaille et s'abandonne.

 

FIN DE L'OUVRAGE.

 

 

 



[1] Tout le monde peut lire facilement aujourd'hui les œuvres complètes de Lucien dans l'élégante traduction de M. Talbot.

[2] Le songe, 3.

[3] Éloge de la Mouche, 2.

[4] Dialogue des Dieux, XI.

[5] Ménippe, 3.

[6] L'Assemblée des Dieux, 10.

[7] L'Assemblée des Dieux, 14.

[8] Timon ou le Misanthrope, 1.

[9] Icaroménippe, 29.

[10] La mort de Pérégrinus, 33.

[11] La mort de Pérégrinus, 36.

[12] La mort de Pérégrinus, 12.

[13] La mort de Pérégrinus, 13.