LES MORALISTES SOUS L'EMPIRE ROMAIN — PHILOSOPHES ET POÈTES

 

LA SOCIÉTÉ ROMAINE. — JUVÉNAL.

 

 

I. — Caractère de ses satires.

On éprouve plus d'un embarras à parler de Juvénal. Sans vouloir énumérer tous les périls du sujet, il en est deux que nous pouvons indiquer ici, l'un moral, l'autre littéraire. Il est à peine besoin de signaler le premier, car personne n'ignore que si les vers du poste doivent être rangés parmi les plus éclatants de la poésie latine, les choses qu'il représelite inspirent souvent l'horreur et le dégoût. Dans une étude où il faut savoir avant tout respecter le lecteur, où, pour employer -une expression de Juvénal, maxima debetur reverentia, il n'est pas possible de suivre l'auteur dans le détail de la corruption qu'il flétrit. Il ne faut pas que la critique s'expose an juste reproche qu'on peut faire au poêle lui-même d'avoir épouvanté la pudeur en prêchant la vertu. Dans cette galerie de tableaux que nous avons à parcourir, il en est beaucoup qu'il faut couvrir d'un voile. Heureusement le silence est quelquefois aussi expressif que les paroles, et il est des choses que l'on juge par cela qu'on n'en parle pas. Devant les tribunaux, le public sait à quoi s'en tenir et n'a pas besoin d'entendre l'affaire quand le huis clos a été ordonné.

Mais il est un autre scrupule qui, pour être purement littéraire, ne laisse pas de vous gêner. Ce poète toujours irrité, qui a poussé la fureur du langage jusqu'à la déclamation, est ordinairement célébré par la critique sur un ton non moins déclamatoire. Il semble qu'en parlant de lui on soit obligé par la tradition de forcer la voix. A part quelques esprits délicats qui ont eu le courage de le louer simplement, la plupart de ses admirateurs le vantent à grands cris et épuisent en sa faveur tout le vocabulaire des louanges hyperboliques : Il manie la glaive de la satire, il secoue une torche, il agite son fouet, il fait pair les tyrans. Voilà quelques-unes de ces expressions que l'on répète, et sur lesquelles on renchérit depuis le seizième siècle. Les métaphores peuvent changer avec le temps et la mode, elles restent toujours aussi violentes. Juvénal est certainement de tous les poètes latins celui dont on parle avec le plus de véhémence. Mais ce langage exagéré et vague, sans nuance comme sans mesure, a le tort de ne rien apprendre. Qu'il nous soit donc permis de parler avec simplicité et modération d'un poète qui n'est pas toujours simple et modéré. C'est l'ordinaire châtiment des esprits excessifs, des imaginations intempérantes, d'être loués avec une vaine emphase et de provoquer une admiration qui les défigure en les exaltant. Comme ils produisent surtout un grand effet sur les esprits inexpérimentés ou facilement inflammables, ils communiquent à leurs panégyristes quelque chose de leur indiscrète chaleur. En retour, ils ne reçoivent que des hommages pins ardents que justes. Essayons, sans vouloir ni déprécier ni surfaire Juvénal, de le dégager de ces fastidieuses et fausses louanges sous lesquelles on opprime sa véritable gloire, et, sans préoccupation étrangère à la poésie, dans tout le désintéressement de la critique, tâchons de rendre une exacte justice à un poète qui est assez grand pour se passer des vains honneurs et des pompes de la rhétorique.

Quand on étudie un auteur, le premier soin doit être et la première curiosité est toujours de connaître sa vie, ses opinions, sa doctrine, ses mœurs. A tort ou à raison, on espère, en interrogeant sa biographie, apprendre quelque chose sur son caractère et son talent. Soit qu'on veuille chercher d'avance des raisons pour l'estimer, soit qu'on prétende simplement s'éclairer sur la nature de ses inspirations, on tient à savoir quel est l'homme avant de juger le poète. On essaye de se le figurer, on s'en fait une image plus ou moins précise. Il importe qu'elle soit fidèle, car c'est un peu à la lumière de cette idée préconçue qu'on lira ses ouvrages. Surtout quand il s'agit d'un satirique, cette curiosité est vive et légitime. On se demande si celui qui invective contre son siècle a le droit de le condamner, si son ardente critique a de l'autorité, s'il est sincère, véridique, raisonnable. Malheureusement nous n'avons sur Juvénal qu'une bien courte notice attribuée à Suétone, et dont le texte corrompu se prête à bien des conjectures. Ce qu'elle nous apprend de plus positif et de plus curieux, c'est que le poète naquit à la fin du règne de Caligula, au commencement de celui de Claude ; qu'il n'écrivit rien jusqu'à l'âge de quarante ans, se contentant de se livrer à des exercices oratoires, sans cependant suivre le barreau, sans ouvrir une école de rhétorique. Il était rhéteur, mais peur son plaisir, un rhéteur amateur. Sous le règne de Domitien il composa quelques vers satiriques contre le pantomime Pâris, favori da prince. Le succès que cette courte satire obtint auprès de quelques amis discrets l'engagea sans doute à cultiver ce genre de poésie. Mais longtemps il n'osa lire ses vers, même devant un petit auditoire. Ce ne fut que bien tard, à l'âge de quatre-vingts ans, sous le règne d'Adrien, d'un prince ami des lettres, qu'il hasarda ses malices, dans deux ou trois lectures, devant une nombreuse assemblée dent les trop vifs applaudissements peut-être amenèrent la disgrâce du poète. La cour, qui favorisait beaucoup un certain acteur, s'imagina que les anciens vers contre l'histrion Pâris, et publiés alors pour la première fois, étaient une satire contemporaine et présente, et, sous d'autres noms, une allusion à son comédien favori, et, comme pour répondre à une malice par une autre malice, déguisant sa vengeance sous des honneurs spécieux, fit nommer le poète octogénaire préfet d'une légion au bout du monde, en Égypte on en Libye, peut-être dans les oasis où l'on envoyait souvent les exilés. Le vieux poète ne tarda pas à mourir d'ennui et de chagrin dans ce lointain exil.

Cette biographie courte, sèche et vague, nous apprend bien peu de chose sur les sentiments et les mœurs du poète, et ne peut guère servir à expliquer son talent. On y voit pourtant que Juvénal ne manquait pas de prudence, qu'il savait se contenir, prendre ses précautions, éviter les périls, et si, à la fin de sa vie, il encourut une trop cruelle disgrâce, ce fut par un de ces accidents auxquels sont exposés tous les satiriques. C'est une petite vengeance de cour provoquée par une plaisanterie mal comprise, un châtiment infligé à l'indiscrétion, à la médisance, et non pas, comme on le prétend, au courage politique. Il faut encore relever dans cette biographie insignifiante ce détail qui nous est donné sur la persistance avec laquelle Juvénal s'est livré jusqu'à l'âge de quarante ans aux exercices des rhéteurs. N'est-ce pas la longue habitude de ces discours faits uniquement pour l'ostentation qui a donné à ses satires un certain air déclamatoire ? N'est-ce pas dans ces officines du beau langage, où l'on tenait plus à l'éclat du style qu'à la vérité et à la modération des pensées, qu'il a pria ce tan uniforme dans son exagération que Boileau a caractérisé avec une si exacte justesse :

Juvénal, élevé dans les cris de l'école,

Poussa jusqu'à l'excès sa mordante hyperbole.

D'autre part, il n'est pas inutile de remarquer dans cette notice que la longue carrière du poète embrasse les règnes des derniers Césars, depuis Claude jusqu'à Domitien, et coïncide avec l'époque la plus honteuse et la plus abominable de l'histoire romaine. Pendant près de soixante ans, il a vu toutes les folies du despotisme et les turpitudes des mœurs publiques et privées. Ne pouvant pas écrire pendant ces longues années d'extrême servitude, il a noté en silence toutes les bassesses et les infamies dont il était témoin, refoulant son indignation, accumulant ses colères avec ses observations morales, et quand enfin le règne de quelques princes raisonnables et débonnaires, de Nerva, de Trajan, d'Adrien, lui permit d'exprimer ses sentiments et de peindre ce qu'il, avait vu, il parla peut-être avec d'autant plus de passion qu'il s'était plus longtemps contenu. Juvénal s'est trouvé à peu près dans les mêmes circonstances que Tacite. L'un et l'autre, réfugiés dans l'obscurité — aussi leur vie est à peine connue —, semblent avoir fait comme une provision de haine qu'ils ont plus tard répandue dans leurs ouvrages. Ils ont attendu pour écrire ou pour publier leurs écrits ces temps heureux et rares où, sons quelques bons empereurs, il fut permis de penser librement et de dire sa pensée. Seulement il y a cette différence, qui tient sans doute à la différence de leur vie et de leur caractère, que Tacite parle en politique, en homme d'État, avec une mélancolie concentrée et la pénétration d'un esprit pratique qui ne paraît pas être resté étranger aux affaires, tandis que Juvénal, fidèle aux habitudes oratoires de sa jeunesse et de son âge mûr, se déchaîne contre les mœurs du siècle avec un emportement d'orateur et ces habiles violences de langage dont il avait fait une si longue étude dans les écoles. Ainsi, même en lisant sa courte biographie, on entrevoit et on devine les deux principaux caractères de ses satires, une colère qu'on peut croire sincère et qui n'est que trop justifiée par le spectacle des mœurs contemporaines, et les habitudes invétérées d'un déclamateur.

Puisque l'histoire de sa vie ne nous fournit que des renseignements incomplets et peu lumineux, il faut le consulter lui-même. Dans sa première satire, il a pris la peine d'indiquer les motifs qui l'ont engagé à marcher sur les traces de Lucilius et d'Horace. Ces motifs ne sont pas seulement ceux d'un moraliste qui veut faire honte à la corruption du siècle, mais aussi ceux d'un poète qui tient à renouveler la matière épuisée de la poésie. On conçoit bien, même en si triste sujet, ces préoccupations littéraires chez un rhéteur de talent qui, après avoir recherché si longtemps les vains artifices de la parole, a fini par en sentir le vide et se moque maintenant volontiers des amplifications oratoires et poétiques. On voit qu'il est à la recherche de matières moins usées. D'orateur qu'il était il veut se faire poète, mais non pas à la façon de ceux qui récitent leurs vers dans les lectures publiques et qui fatiguent leur auditoire par leurs insipides lieux communs. Voilà bien longtemps déjà que, dans les réunions littéraires, il prête son attention ou son oreille à de froides lectures, il veut se faire entendre à son tour et prendre en quelque sorte une revanche : Quoi ! je serai toujours un simple auditeur et je n'aurai pas la parole pour répliquer, moi qui ai tant de fois été tourmenté par la Théséide de l'enroué Codrus ! C'est donc impunément que l'un m'aura récité ses comédies, l'autre ses élégies ?[1] Le rhéteur émérite sera donc aussi poète, mais poète original ; son ardente ambition l'élèvera au-dessus des banalités de la poésie contemporaine, si dégénérée. A cette époque, tout le monde se mêlait de faire des vers ; on en récitait non-seulement dans les lectures publiques, mais dans les réunions privées, et tel était l'empire de la mode, que les riches ignorants eux-mêmes se croyaient obligés d'en régaler leurs convives, et ne manquaient pas à table de fatiguer la patience des parasites dont les applaudissements ne coûtaient que le dîner. La métromanie était devenue un fléau pour la société élégante, et comme sous les Césars on ne pouvait guère s'exercer sur des sujets importants et réels, on revenait sans cesse aux vieilleries de la mythologie, à laquelle on ne croyait plus, mais qui ne laissait pas d'être, de tous les thèmes poétiques, le plus commode, parce qu'il avait été traité depuis des siècles, qu'il se prêtait facilement aux imitations et qu'il n'était pas compromettant par son actualité. Aussi Juvénal éprouvait-il un véritable dégoût en entendant ces éternelles descriptions dont il disait avec nue juste impatience : Personne ne connait mieux sa propre maison que je ne connais, moi, le bois de Mars et l'antre de Vulcain, voisin des roches éoliennes. On ne nous chante que les vents et les tempêtes, les enfers et les supplices infligés par Éaque aux ombres[2]. Dans cette première satire, qui est comme le sommaire et le programme de toutes celles qui vont suivre, Juvénal se découvre à nous, sans le vouloir peut-être, et dévoile ses intentions et ses secrètes espérances. Il aspire à la gloire poétique, il est encouragé par la faiblesse des versificateurs qu'il n'aura pas de peine à éclipser, il se sent capable de faire des vers comme tout le monde, et ce serait vraiment, dit-il, une bien sotte discrétion d'épargner le papier qu'un autre, à mon défaut, ne manquera pas de salir[3]. Pour échapper aux misérables redites des grands et des petits poétesses confrères, il se met à la recherche d'un sujet nouveau. Quel sera-t-il ? La satire, qui, à cette époque, était bien faite peur échauffer le génie et lui fournir d'inimitables peintures. Juvénal a l'air de comprendre ce qu'il y a d'horrible originalité dans ces tableaux de la dégradation romaine. Jamais les hommes n'avaient été plongés dans une pareille corruption, personne, par conséquent, n'avait pu la peindre ; jamais non plus, il l'affirme lui-même, jamais dans l'avenir on ne pourra pousser plus loin le vice et la folie, et ce dévergondage criminel restera comme la limite extrême de l'humaine dépravation. Ses tableaux monstrueux seront donc uniques et ne risqueront pas d'être surpassés par les peintres futurs ; et alors s'excitant lui-même dans son entreprise non moins littéraire que morale ; il s'écrie : Allons, partons, déployons toutes nos voiles[4]. Et maintenant le voilà parti, ouvrant son aile à tous les souffles de l'éloquence.

Mais n'allons pas croire que dans cette expédition, en apparence si hardie, contre les mœurs du siècle et dans cette course aventureuse, sur une mer semée d'écueils, l'irascible pilote se laisse aveugler par sa généreuse fureur et oublie de diriger son vaisseau. Il a beau me dire et répéter qu'il n'est pas maître de lui, qu'à la vue de tant d'horreurs nouvelles et de gigantesques ridicules, il est difficile de ne pas écrire de satire, que la colère l'enflamme et dévore son cœur, que si la nature lui a refusé le génie, l'indignation du moins lui dictera des vers, tant d'emportement ne me fait pas trembler pour le poète, et je suis bientôt rassuré en voyant sa prudente manœuvre. Dans sa fougue apparente, il se fait retenir par un interlocuteur bien avisé qui lui montre les périls d'un trop libre langage[5]. Ceux qui aspirent à la réputation de bravoure et qui sont bien aises de laisser croire qu'ils ne savent pas sa posséder, tiennent toujours en réserve un ami qui joue le rôle de modérateur et qui les empêche d'aller trop loin. Ils semblent dire : Ah ! qu'il m'en coûte de céder à de timides conseils ! Je ne craindrai pas d'attaquer tous les scélérats, même les plus puissants et les plus redoutables, mais retenez-moi ou je fais un malheur ! On se donne ainsi le double avantage de paraître intrépide et de rester prudent, et avec les brillants dehors de l'audace on ne risque pas sa sécurité. C'est ainsi que Juvénal déclare hardiment qu'il ne reculera pas devant les dangers de la satire personnelle ; il n'est personne qu'il craigne de nommer ; que lui importe le ressentiment de tel ou tel ? Heureusement le pusillanime interlocuteur est là pour tempérer cette noble fureur, pour lui montrer que le temps n'est plus où Lucilius se faisait l'exécuteur des crimes, qu'il faut savoir ménager les vivants, que c'est un terrible métier que celui de médire. Juvénal se laisse persuader par son ami, et résigne son courage à n'attaquer que ceux qui.ne sont plus. On dirait que c'est pour rassurer tout le monde qu'il place exprès à la fin de son discours, tout à l'heure si menaçant, à l'endroit le plus apparent, ces mots où il entre autant d'habileté que de jactance : Eh bien, soit, je verrai du moins ce que l'on permet contre ceux dont la cendre repose le long de la voie Latine et de la voie Flaminienne[6]. Nous voilà donc expressément prévenus, l'audace du satirique n'ira que jusqu'à immoler des morts. Ouest un peu surpris de voir ces précautions, ces réserves, chez un poète qui passe trop souvent pour n'avoir consulté que son courage. Gardons-nous de blâmer cette discrétion, légitime assurément dans ces temps terribles où il était pardonnable à un poète de s'assurer contre les cruelles fantaisies des princes et les vengeances certaines des puissants, mais reconnaissons aussi que le caractère de Juvénal n'est pas celui qu'on lui attribue communément, et que l'héroïsme n'est pas ce qui recommande ses satires. Ces prudentes déclarations du poète promettant d'épargner les' vivants et de ne dire la vérité qu'aux morts, peuvent nous servir, du reste, à saisir le véritable caractère de ses ouvrages. La satire de Juvénal ne s'attache qu'au passé, ne raconte le plus souvent que des faits depuis longtemps accomplis. Ce sont des discours sur les mœurs générales de Rome, disons en deux mots que c'est de la peinture historique et de la satire rétrospective.

Ce peintre historien décrit non ce qu'il voit, mais ce qu'il a vu, ce qu'il a entendu dire, ce qu'il se rappelle. Son indignation n'est pas une douleur présente ni une colère subite excitée par Je spectacle de la dégradation publique. Le souvenir, loin d'effacer les objets, les grossit quelquefois, et il est difficile de ne pas exagérer les choses quand on les tire de sa mémoire et qu'on laisse à l'imagination le soin de les arranger et de les embellir. Combien il est à craindre aussi qu'en voulant réveiller en soi des sentiments éteints ou endormis, on ne les excite avec effort, on ne s'échauffe hors de propos, et qu'à l'émotion refroidie on ne substitue l'indiscrète chaleur de la rhétorique ! De là, dans Juvénal, une éloquence dont la sincérité paraît souvent suspecte, des tirades brûlantes qui vous laissent indifférent, de rapides et d'admirables mouvements où l'on s'achoppe à une froide plaisanterie, des expressions qui détonnent, des colères qui ne sont pas proportionnées aux crimes, enfin toutes sortes de faux procédés et d'éclats manqués qui nous avertissent que la fureur du poète est souvent jouée ou du moins qu'elle ne suffit pas à son éloquence. Nous n'irons pas jusqu'à dire avec un éminent critique que Juvénal est un moraliste insouciant et un artiste de beau langage, parce que nous croyons qu'un homme honnête, convaincu, peut avoir toutes sortes de fâcheuses apparences quand il a été gâté par des habitudes de déclamateur. Juvénal a de l'ardeur et de la passion, le rhéteur n'a pas étouffé en lui le moraliste et le citoyen. Ses ouvrages sont tout pleins de sentiments patriotiques. A ce titre, il nous paraît d'autant plus curieux à étudier, qu'il est le plus souvent l'interprète de l'opinion publique, le puissant porte-voix des idées dominantes et des préjugés romains. En lisant ce rhéteur poète, accoutumé à n'exprimer que des pensées connues et courantes, on apprend à cannera non-seulement ce qu'on faisait à Rome, mais encore ce qu'on y disait. Nous allons parcourir quelques-uns de ces tableaux d'histoire qui nous retracent avec de si fortes couleurs la vie et les sentiments de la société romaine, les princes, les patriciens, les affranchis, les étrangers, les riches et les pauvres, et nous tâcherons d'expliquer en passant les colères du satirique, ses préventions surannées, ses sentiments traditionnels de vieux quirite irrité non-seulement contre la corruption, mais aussi contre le changement des mœurs, ne comprenant pas toujours les idées nouvelles de l'époque ni les innovations salutaires, mais presque toujours respectable jusque dans ses erreurs, ses violences et même, si on ose le lire, jusque dans l'impudeur de son honnêteté antique[7].

 

II. — Les Césars.

Dans cette revue des principaux personnages et des différentes classes de la société dont Juvénal nous peint le caractère et les mœurs, il est naturel de commencer per les princes, les Césars, auxquels le poète n'a pas épargné les invectives. Aussi bien, quand on lit ses satires sans une attention profonde, et si l'on s'est laissé prévenir par les éloges convenus de certains admirateurs de Juvénal, on est tenté de croire qu'il est surtout inspiré par des sentiments politiques. Ainsi que nous l'avons dit déjà, on a fort exagéré les traits austères de sa physionomie ; on lui arrange un rôle, on lui prête une opposition systématique au gouvernement des empereurs, on le montre enfin comme un Caton, dont la satire est une espèce de prédication républicaine. Qui n'a rencontré des phrases telles que celles-ci : Quoi ! faire l'éloge des anciens temps de la république, porter au ciel tous les grands hommes qu'elle a produits, attaquer tous les tyrans depuis Auguste jusqu'à Domitien, n'en pas épargner un seul, n'est-ce pas faire assez la censure du pouvoir impérial ? On dit encore : Juvénal comme stoïcien, franc et sincère, austère républicain, aurait cru avilir son caractère d'homme et de philosophe, s'il eût fléchi le genou devant le pouvoir. Ces phrases emphatiques et d'autres pareilles sont bien éloignées de la vérité. Il ne faut peint parler en style tragique de ce libre langage autorisé à l'époque où Juvénal écrivait, au temps de Trajan et d'Adrien. L'exemple de Pline le jeune, dans le Panégyrique de Trajan, nous montre qu'il était alors permis d'attaquer les précédents empereurs. Dans ce discours solennel, prononcé dans le sénat, destiné à flatter le prince régnant, et qui est resté comme le modèle le plus achevé de la louange officielle, on voit que le délicat orateur ne se fait aucun scrupule de censurer les règnes passés. Les nouveaux princes, successeurs des douze Césars, parvenus à l'empire par l'élection, par l'adoption, et non point par la guerre civile ou les sanglantes révolutions des palais, avaient la prétention assez légitime d'être les restaurateurs de l'antique liberté. Comme ils n'avaient pas d'intérêt dynastique à défendre, qu'ils n'avaient aucune solidarité avec leurs prédécesseurs, ils les livraient volontiers à la malignité, à l'indignation des orateurs et des poètes. De là vient que le discours adulateur de Pline n'est souvent qu'une forte satire, détournée ou violente, contre les premiers empereurs : Avant vous, les princessi on en excepte votre père et peut-être un ou deux autres, encore est-ce trop direpréféraient dans les citoyens le vice à la vertu[8]. Il appelle Domitien une bête féroce enfermée dans son antre et buvant à loisir le sang de ses proches[9] ; il se félicite qu'on ait exterminé le monstre. Pline ne prouve pas seulement par l'exemple de son discours, rempli de traits satiriques, que cette liberté de langage est tolérée et qu'elle est agréable au prince, il constate formellement, par des déclarations explicites, ce droit nouveau de mépriser les mauvais princes : De tous les mérites de notre empereur, il n'en est pas de plus grand ni de plus populaire que la liberté qu'il laisse de faire le procès aux tyrans. Il retourne avec plaisir et avec une grande insistance cette pensée : J'estime à l'égal de tous vos autres bienfaits le droit que nous pouvons exercer chaque jour, de faire justice des tyrans qui ne sont plus.... Souvenons-nous que le plus bel éloge qu'on puisse faire de l'empereur vivant, c'est de censurer ceux d'avant lui qui méritèrent le blâme[10]. Il est donc évident qu'on avait alors la faculté d'attaquer et d'injurier les princes qui n'étaient plus, et cette espèce de satire politique, bien loin de déplaire aux puissances, était souvent le plus sûr moyen de faire sa cour. De même il était loisible aux poètes et aux orateurs d'exalter les héros de la république, et la temps n'était plus où il y avait quelque danger à les célébrer. Admirez, nous dit-on, l'intrépidité de Juvénal qui ose chanter les vertus de Caton, vanter Thraséas et Helvidius, qui les montre la tête couronnée de fleurs, célébrant, la coupe à la main, la naissance de Brutus et de Cassius[11]. Excepté sous la tyrannie ombrageuse de Tibère et dans quelques circonstances particulières où l'éloge de ces républicains était une allusion provocante et la satire du présent, les poètes pouvaient tout à leur aise porter aux nues les héros du patriotisme romain et même les hommes qui avaient combattu César et qui étaient morts pour la liberté. Que de fois Caton n'a-t-il pas été célébré par Horace, par Virgile, par Lucain, par Sénèque, le ministre de Néron ! Avec quelle force et souvent quelle emphase ! Au temps de Juvénal, ce langage en apparence si fier était plus que jamais à la mode. Sous le règne de Trajan on vantait à l'envi l'ancienne constitution, on croyait sincèrement y être revenu. Le peuple et le prince lui-même vivaient dans cette flatteuse illusion. On le voit bien par le langage de Pline, qui ne croit pas être hardi et qui n'est que courtisan quand il compare les services de Trajan à ceux des Brutus qui chassèrent les rois[12]. Trajan rend au sénat sa majesté, il relève le patriciat, il ne redoute pas les descendants des héros, ces derniers fils de la liberté, ingentium vivorum nepotes, illos posteros libertatis[13]. Ainsi la satire des mauvais princes, l'éloge des héros de la république sont comme une nécessité du style officiel. Voilà le plus méticuleux des orateurs qui, en plein sénat, dans un discours de remerciement, en langage de cour, n'imagine rien de plus flatteur que d'immoler au nouvel empereur tous les règnes précédents. Ce fin appréciateur des convenances sait bien que l'éloge de la république sera bien accueilli par Trajan, qui vent paraître avoir rétabli les anciennes institutions. Le discours de Pline montre clairement quel était le courant de l'opinion à Rome, quelle était la volonté du prince, quel langage lui faisait plaisir. Déclamer contre le despotisme et les sanglants abus du pouvoir, accumuler les invectives contre les Césars, c'est la flatterie la plus délicate qu'on puisse offrir alors à un maitre clément. Il ne messied pas à un courtisan de faire de la satire politique, et il se trouve que les panégyriques du prince régnant sont des pamphlets contre ses prédécesseurs. C'est donc commettre une étrange méprise et dépenser inutilement son admiration que de se récrier sur la hardiesse de Juvénal. Loin d'être un citoyen farouche qui fait aux princes une opposition éclatante, qui attaque le pouvoir, il ne lui coûte pas, dans la satire sur la misère des hommes de lettres, de chanter les bienfaits du prince régnant et de célébrer sa munificence : Les lettres ne trouvent que dans César leur soutien et leur espérance ; seul dans ce siècle il a jeté un regard favorable sur les muses affligées, lorsque déjà nos poêles les plus célèbres essayaient, pour vivre, de se faire baigneurs à Gabies et boulangers à Rome, lorsque d'autres ne voyaient ni honte ni abjection à prendre le métier de crieur, lorsque, chassée des vallons de l'Hélicon et des bords de l'Aganippe, Clio allait, mourante de faim, mendier à la porte des riches[14]. Dans un mouvement d'enthousiasme et de reconnaissance, Juvénal excite l'ardeur de la jeunesse et l'engage à mériter les faveurs du prince : Courage, jeunes poètes, il vous regarde, il vous anime, l'auguste chef qui ne demande qu'à placer sur vous ses bontés[15]. Comme notre intention n'est pas de déprécier Juvénal, nous admettons volontiers qu'il n'y a rien que d'honorable dans ces transports de reconnaissance, que ces louanges adressées à un prince favorable aux lettres sont méritées, mais du moins faut-il reconnaître qu'on ne trouve pas dans ce dithyrambe le langage d'un intraitable républicain, hostile à l'institution impériale, ni cette sauvage vertu dont on fait si gratuitement honneur au satirique.

Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler ici, pour expliquer encore les fréquentes sorties de Juvénal contre la tyrannie, que ces sortes de sujets étaient sans cesse traités dans les écales de déclamation où le poète avait fait jusqu'à l'âge de quarante ans son apprentissage. On y faisait à outrance de la satire historique, on s'y déchaînait contre les tyrans, contre les Pisistratides, par exemple, contre Denys, les Tannins, en les immolait dans des phrases pompeuses, et cette espèce de manie oratoire était poussée si loin que les esprits raisonnables, entre autres Quintilien et Tacite, n'ont pu s'empêcher de témoigner leur mépris pour ces puérils exercices. Juvénal lui-même, pour peindre la triste condition d'un rhéteur, croit devoir nous le montrer mourant d'ennui, et se brisant la poitrine dans sa classe nombreuse où les écoliers jugent et mettent à -mort les ergols tyrans :

Quum perimit sævos classis numerosa tyrannos[16].

Il est probable que Juvénal, suivant l'usage établi, s'était souvent livré à de pareilles déclamations et que, devenu poète satirique, il se laissait entraîner encore de ce côté par la pente de son esprit, par de vieilles habitudes et le souvenir de ses triomphes oratoires.

Mais si nous tenons à prouver que Juvénal n'est pas tel qu'on le présente souvent, qu'il n'est pas un fier héritier du civisme antique, qu'il n'a pas de principes arrêtés, exclusifs et provocants, qu'il ne mérite pas enfin d'être appelé un âpre et inflexible professeur de liberté,

Acer et indomitus libertatisque magister[17].

nous n'irons pas jusqu'à dire qu'il ne fût qu'un politique indifférent et un simple déclamateur. Sans doute il n'a point ce profond regret des anciennes institutions qu'on retrouvait encore dans les grandes familles patriciennes, et dont Tacite a été le sombre interprète ; mais n'a-t-il pas conservé le sentiment de la vertu romaine, un goût très-vif pour l'antique simplicité gardienne des mœurs, un mépris sincère et bien romain encore pour la mollesse et la servilité, et par-dessus tout une juste horreur de la dégradation publique ? Comme jugements historiques sur le passé, sur les personnages, les mœurs de la cour, des grands et du peuple, ses satires ont pour nous un grand prix. Il complète Tacite sans trop renchérir sur lui, et son emportement poétique ne l'empêche pas d'être quelquefois, sur certains hommes, moins sévère que l'historien. Dans ses portraits des Césars, l'originalité puissante de son pinceau ne l'entraîne pas hors de la vérité, et il se trouve que les solides peintures du poète s'accordent avec les simples procès-verbaux de l'impassible Suétone. Que de mots justes et profonds, quelle lumineuse brièveté et quelle mordante énergie dans ces vers politiques qui peignent les princes et le peuple, le despotisme insensé des uns, la lâche corruption de l'autre, sa vile indifférence, sa curiosité féroce, immortels tableaux qui peuvent âtre regardés comme les plus beaux exemplaires de la poésie oratoire, qui s'emparent si bien de toutes les mémoires qu'on est dispensé de les reproduire et de les citer, et dont l'incompatible éclat ne sert pas seulement à éblouir l'esprit, mais illumine jusqu'en ses profondeurs l'histoire romaine[18]. En retranchant à Juvénal le courage politique, il est juste de lui laisser la haute valeur d'un poète historien.

 

III. — Les patriciens.

Si l'on veut bien comprendre la nature et la portée des inspirations 'civiques de Juvénal, il faut parcourir les principales classes de la 'société romaine en commençant par les plus élevées. Après les empereurs, nous rencontrons les patriciens et les affranchis. La déchéance des anciennes familles, l'élévation subite des parvenus de race servile, voilà des spectacles qui devaient irriter surtout un satirique romain et révolter un citoyen. Ces deux classes, d'ailleurs, étaient le plus en vue et sollicitaient l'attention publique. Les uns en traînant dans la fange du vice et dans l'abjection de la misère l'illustration d'un nom antique et révéré ; les autres, en étalant leur opulence souvent acquise par le crime ou par de honteux métiers, attiraient également les regards et la haine des esprits honnêtes. C'est là qu'on trouvait las folies les plus éclatantes, les aventures célèbres et les grands scandales. Il n'est donc pas étonnant qu'un satirique se soit acharné sur les riches et les nobles, sur ceux qui donnaient le ton et l'exemple de la dépravation. Aussi voit-on que dans la satire des femmes — nous nous garderons bien d'en parler longuement —, Juvénal s'attaque surtout aux matrones, aux patriciennes ou à ces grandes parvenues qui occupaient le premier rang à la cour des princes. C'était en effet pour les Romains, sous le règne de Claude et de Néron, un sujet d'étonnement et d'indignation que l'affranchissement subit des femmes, qui, sous la république, faisaient si peu parler d'elles. Il vint un moment où tout à coup les Agrippine, les Messaline et leurs pareilles se firent comme un jeu de constater leur émancipation et leur puissance nouvelle, non-seulement par l'éclat de leurs crimes, mais encore par l'ostentation de leurs désordres. Les matrones et les célèbres affranchies, maîtresses des grands personnages, en renversant les barrières de la décence publique, portèrent le dernier coup aux mœurs romaines. Si Juvénal dirige sur elles ses impudiques ; sarcasmes, ne croyons pas que sa colère soit la haine d'un plébéien jaloux qui se plaît. à dénoncer la honte des grandes familles ; n'y voyons que la tactique ordinaire et légitime d'un moraliste satirique qui porte tout son effort sur les infamies qu'une haute fortune peut rendre contagieuses et sur des déportements illustres.

Un des plus beaux morceaux du poète et des plus justement admirés est précisément la satire sur la Noblesse, qui passe pour un chef-d'œuvre comme traité moral sur la matière, et qui nous parait plus intéressant encore comme peinture historique. Juvénal y veut prouver que la noblesse n'est rien si elle n'est pas soutenue par le mérite personnel ; qu'un homme nouveau, utile à la. république, est bien au-dessus d'un praticien dégénérée oisif, vicieux, qui n'a que des ancêtres. On connaît les vers de Boileau résumant Juvénal avec un peu de sécheresse didactique ;

Ce long amas d'aïeux que vous diffamez tous

Sont autant de témoins qui parlent contre vous,

Et tout ce grand éclat de leur gloire ternie

Ne sert plus que de jour à votre ignominie.

Que de fois de semblables idées n'ont-elles pas été reprises dans notre littérature, tantôt avec une autorité religieuse par nos prédicateurs, et surtout par Massillon, tantôt avec amertume et malice par nos poètes comiques, par Corneille dans le Menteur, par Molière dans le Festin de Pierre ; au dix-huitième siècle surtout où l'instinct démocratique et la passion de l'égalité s'emparant des solides pensées de Juvénal, les détaillaient, pour ainsi dire, en traits menus et les aiguisaient en mortelles épigrammes contre les privilèges ! Mais si la satire de Juvénal a été comme un réservoir commun où les écrivains modernes, poètes, orateurs, pamphlétaires, ont souvent puisé leurs. inspirations, il n'en faut pas conclure que le satirique latin n'a exprimé que des pensées originales, qu'il a eu le premier la hardiesse d'attaquer un antique préjugé et qu'on doit lui attribuer, à la fois, le mérite du courage et celui de l'invention. Nous l'avons déjà dit, Juvénal n'a pas le génie créateur. Artiste doué d'une imagination forte, fécond en ressources de style, il est un décorateur de pensées communes, qui renouvelle par l'audace de l'expression et de la couleur les lieux communs de la morale et de la politique, et les principes déjà vulgaires depuis longtemps répandus par les orateurs et les philosophes. En effet, bien avant le poète, sous la république, dans les perpétuelles dissensions du peuple et des patriciens, la satire contre la noblesse était déjà le thème commode de l'éloquence tribunitienne. Plus d'un homme nouveau défendant sa candidature au Forum, plus d'un orateur populaire déclamant contre le sénat, avait déjà lancé contre ses adversaires les rudes pensées de Juvénal. Dans un discours célèbre, Marius, le soldat parvenu, avait traité avec une brutale naïveté le sujet entrepris plus tard par le poète, et l'ardeur de la haine politique, l'intérêt personnel, une ambition furieuse inspiraient à cet agitateur du peuple, à ce tribun illettré, d'éloquentes vérités, de magnifiques images que le rhéteur poète n'a eu que la peine de recueillir et d'orner, sans pouvoir conserver, dans ses vers désintéressés, la sauvage énergie de cette formidable harangue[19].

Mais ce n'était pas seulement sur la place publique et dans le tumulte des discussions civiles que l'on déclamait contre la noblesse. Le sujet était devenu banal à force d'être traité par les philosophes grecs et romains, par les stoïciens surtout, qui aimaient à prendre pour texte de ce qu'on peut appeler leurs sermons moraux l'égalité humaine : Un vestibule rempli de portraits enfumés ne fait pas la noblesse, disait Sénèque en employant déjà et l'idée et l'image que Juvénal ne fera que développer. Toutes ces redites de la philosophie étaient tombées depuis longtemps dans le domaine commun de la poésie et servaient de matière aux exercices oratoires dans les écoles de déclamation. L'excellent Plutarque, en réfutant ces idées égalitaires, nous apprend, par exemple, que la comparaison si connue des nobles et des coursiers dégénérés, ce brillant morceau de Juvénal, si heureusement traduit par Boileau :

Mais la postérité d'Alfane et de Bayard,

Si ce n'est qu'une rosse, est vendue au hasard,

Sans souci des aïeux dont elle est descendue,

Et va porter la malle ou tirer la charrue.

était une similitude déjà ancienne, familière aux sophistes. On sait qu'il y avait dans les écoles de rhétorique un fonds d'idées, d'images, d'expressions qui servait à tous les orateurs, dont chacun à son tour affublait son éloquence, à peu près comme les acteurs de nos petits théâtres, qui se succèdent dans le même rôle, trouvent sans frais, dans le magasin du costumier, les brillants oripeaux qui ont déjà fait honneur à bien des épaules. C'est se faire illusion sur la portée philosophique de Juvénal que de le regarder comme un esprit novateur, quand on peut s'assurer qu'il se contente de faire parler l'opinion commune, de rajeunir des sentiments devenus populaires et d'appliquer à de vieilles idées les ressources, admirables d'ailleurs, de son industrie poétique.

Mais la partie historique de cette satire offre plus d'intérêt et de nouveauté. Des détails précieux que l'histoire peut recueillir, des peintures de la vie romaine sous l'empire renouvellent ce thème usé d'une déclamation contre la noblesse. En poésie il n'y a point de vieux sujets, quand le poète est de son temps, quand il mêle à des idées morales apprises dans les livres des traits empruntés à la vie contemporaine, quand il décrit ce qu'il voit, qu'il note les sentiments du jour et qu'il répand sur un fond commun de vérités devenues universelles une couche solide de couleur locale. Tandis que Boileau disserte sur la noblesse avec plus de vigueur que d'imagination, et traite cette question morale avec une clarté un peu pédantesque, Juvénal, avec ce vif sentiment de l'histoire qui, selon nous, fait son plus beau mérite, nous transporte tout d'abord à Rome, dans une de ces grandes maisons dont l'atrium est orné de portraits de famille. Ils sont là les héros antiques assistant eux-mêmes à la vie molle, infâme, de leurs descendants dégénérés : Qu'importent les arbres généalogiques ? Que sert, ô Ponticus, de pouvoir vanter une longue série d'aïeux, de montrer les portraits de ses ancêtres, les Æmilius debout sur leur char triomphal, les Curius déjà mutilés, un Corvinus que le temps a privé d'une épaule, un Galba qui a perdu le nez et les oreilles ? A quoi bon étaler avec orgueil sur un vaste tableau de famille des maitres de cavalerie, des dictateurs enfumés, si, en présence des Lépide, on vit sans honneur ? A quoi bon les images de tous ces grands guerriers, si vous passez au jeu toute la nuit, et cela devant le vainqueur de Numance ; si vous vous couchez au lever de l'aurore, à l'heure où les généraux, élevant leurs aigles, marchaient au combat ?[20] Il n'y a rien d'oiseux, de froid ni de tranquillement didactique dans ce beau contraste ai nettement accusé des pères et des fils où tout est en image et d'un relief plastique. C'est un tableau tout fait qu'un peintre n'aurait que la peine de transporter sur la toile[21].

Pour comprendre l'indignation du poète contre les jeux de hasard, il faut se rappeler qu'ils étaient devenus une des plus vives passions de répugne, que l'opinion les condamnait sévèrement, les regardait comme une occupation honteuse ou criminelle, et que sous la république ils étaient même interdits par la loi. Le changement des mœurs fit tomber en désuétude cette loi d'un autre lige, et les princes eux-mêmes, bien qu'ils fissent effort quelquefois pour conserver les anciennes coutumes, furent les premiers à la violer, et ne craignirent pas de donner l'exemple de cette regrettable infraction qui blessait le vieux sentiment romain. Auguste parait. avoir été grand joueur, si l'on en croit cette épigramme sanglante faite contre lui pendant la guerre contre Sextus Pompée : Battu deux fois sur mer, que fait Octave pour vaincre à son tour ? il ne cesse de jouer. Claude jouait même en voiture ; Néron hasardait jusqu'à 400.000 sesterces sur un coup de dé. Dans sa première satire, Juvénal développe davantage sa pensée et donne quelques détails sur ces divertissements nouveaux de la cupidité et de la mollesse oisive : Quand la manie des jeux a-t-elle été plus effrénée ? On ne se contente plus de venir avec sa bourse affronter les chances de la table fatale, on joue avec le coffre-fort à ses côtés. C'est là que vous voyez de belles batailles, alors que le maître demande et que son intendant refuse le nerf de la guerre, l'argent. N'est-ce pas le comble de la fureur que de perdre 100.000 sesterces, tandis qu'on refuse à un esclave transi la tunique dont il a besoin ?[22]

La déchéance du patriciat ne date pas de l'empire. Déjà vers la fin de la république, à partir des guerres civiles de Marius et de Sylla, bien des nobles se tenaient éloignés des affaires, et par prudence, par fatigue, par amour des plaisirs, oubliaient les devoirs que leur imposait un nom fameux, cherchant dans un épicurisme inoffensif leurs délices et leur sécurité. Beaucoup d'hommes nouveaux les éclipsaient au Forum, dans les armées, et les travaux de la guerre surtout, qui effrayaient la mollesse dés riches et des grands, étaient de plus en plus abandonnés aux pauvres et aux plébéiens. Comme il arrive toujours, le patriciat perdit son prestige avec son activité virile, on ne craignit plus de lui manquer de respect dans les écrits, de lui dire les plus dures vérités, et les poètes même, qui autrefois ménageaient l'honneur si susceptible de cette redoutable aristocratie, osaient lui tenir un langage qui jadis eût été puni par l'exil ou réprimé par le bâton. Les héritiers des grands noms se croyaient le droit de mépriser plus que jamais le peuple, composé en grande partie d'étrangers venus de tous les coins de l'univers, d'esclaves affranchis de la veille, sachant à peine parler latin, n'ayant rien de romain, pas même la langue. Mais les nobles avaient beau montrer les images de leurs ancêtres et les bustes de cire qui décoraient leurs portiques, on leur demandait non ce qu'avaient été leurs pères, mais ce qu'ils étaient eux-mêmes ; on opposait à leur vie stérile l'activité industrieuse des classes populaires. On surprend dans Juvénal un de ces colloques entre l'orgueil des nobles devenus inutiles à l'État, et l'insolence nouvelle dis plébéiens fiers de leurs services, de leurs richesses acquises par le travail, et réclamant non plus comme autrefois par la bouche des tribuns, mais par celles des poètes, contre ce dédain immérité : Qu'êtes-vous donc, vous autres, le dernier rebut de la populace ; aucun de vous ne pourrait seulement nommer la patrie de son père. Mais moi, je descends de Cécrops. — Vive donc le fils de Cécrops, réplique ironiquement le poète ; cependant, c'est dans cette vile populace que tu trouveras le Romain éloquent, l'orateur capable de défendre par la parole le noble ignorant ; c'est de cette vile populace que sort le jurisconsulte qui débrouille les lois et en explique les énigmes. Il est plébéien le jeune soldat qui vole aux bords de l'Euphrate ; qui, dans son ardeur guerrière, se range autour des aigles qui veillent sur le Batave vaincu. Mais toi, tu n'es rien que le descendant de Cécrops et tu ne ressembles pas mal à un buste d'Hermès qui ne dit rien et ne fait rien. Tu n'as sur lui qu'un avantage : il est un homme de marbre, tu es une statue vivante, voilà toute la différence[23]. Bien que ces sarcasmes rappellent les violences tribunitiennes, nous ne croyons pas que les vers de Juvénal soient inspirés par la haine politique. Le poète n'est pas l'ennemi des patriciens, ii ne parle pas au nom des affranchis, des parvenus, des nouveaux enrichis qui remplissaient alors l'ordre équestre et même le sénat, et dont l'élévation subite et scandaleuse l'afflige, au contraire, et l'irrite ; il n'exprime que les sentiments traditionnels d'un Quirite qui estime le travail, les fortes vertus, le courage militaire, toutes les qualités enfin que les nobles avaient perdues, et s'il oppose à leur molle inertie l'ardeur laborieuse des classes populaires, ce n'est point pour immoler la noblesse à la jalousie du petit peuple, mais pour remplir son devoir de moraliste politique qui vante la vertu partout où il la rencontre.

Ce vieux sentiment romain dont Juvénal est le fougueux interprète était révolté non-seulement par l'inaction des patriciens, mais encore par des usages nouveaux, quelquefois assez innocents, qui s'étaient introduits dans la société élégante des nobles et des riches. Ici il faut remarquer que le satirique, imbu d'antiques préjugés, accoutumé d'ailleurs aux violences oratoires, manque parfois de mesure et de discernement, et qu'il flétrit certains plaisirs à la mode qui n'ont rien de répréhensible, comme s'il s'agissait des entreprises les plus criminelles. Je ne lui reproche pas d'avoir raillé des usages dont la nouveauté pouvait choquer les idées reçues — il faut faire la part des préventions contemporaines —, mais je m'étonne qu'il se mette en frais d'éloquence contre de simples travers, et qu'il s'emporte contre des manies qui demanderaient tout au plus une épigramme. Dans cette peinture des mœurs patriciennes, citons un de ces passages où le poète n'a pas proportionné la colère au crime, et où l'on trouve la preuve de cette rhétorique outrés et sans nuance qui traite un ridicule pardonnable comme un exécrable forfait. Soue le règne de Néron, la mode s'établit parai les gens du beau monde, à Rome, de conduire soi-même son char dans les promenades, et de faire, pour son plaisir, l'office de cocher. Ou sait que Néron aimait beaucoup les chevaux et qu'après avoir fait dans ses jardins privés son apprentissage d'automédon, il lui prit fantaisie de montrer son talent au peuple dans le cirque Maxime[24]. Naturellement les grands et les riches imitèrent le prince qui donnait le ton et faisait la mode. Par élégance mondaine, par esprit d'imitation ou pour occuper leur oisiveté, quelques patriciens se mirent à conduire leur char, à prendre soin eux-mêmes de leurs chevaux, à faire enfin ce qu'on fait aujourd'hui sans s'exposer au mépris public. Il faut en convenir, cette coutume paraissait odieuse à certains préjugés qui voyaient dans ce divertissement une occupation servile et une infraction à l'ancienne simplicité. Malgré cela, n'est-ce pas se mettre en trop grande dépense de colère et d'indignation que de dire d'un air sombre et tragique : Le long des sépulcres qui enferment les cendres et les ossements de ses ancêtres, l'épais Damasippe fait voler son char rapide, et lui-même, oui, lui-même, il enraye, quand il le faut, les roues de sa voiture, lui, un consul ? C'est pendant la nuit, je le veux bien ; mais la lune le voit, les astres, témoins de cette honte, fixent sur lui leurs regards. Bien plus, quand le temps de sen consulat sera expiré, Damasippe, à la clarté du soleil, tiendra en main les guides, et loin de redouter la rencontre d'un ami respectable par son âge, il osera le saluer le premier avec son fouet ; vous le verrez délier lui-même les bottes de foin et verser l'orge à ses bêtes fatiguées[25]. Ne dirait-on pas qu'il s'agit du crime d'Atrée et que le soleil est tenté de reculer d'horreur ? N'est-ce point faire un trop grand tapage poétique que d'évoquer les ancêtres indignés dans leurs tombes, d'appeler en témoignage la lune et les étoiles, et d'exaspérer le ciel contre la frivolité tout au plus indécente d'un petit-maître ? Juvénal n'a qu'une arme pour combattre le crime et le ridicule, il poursuit de légères erreurs comme des monstres, et dans cette chasse haletante, il lui arrive souvent de vouloir tuer un oiseau avec un épieu.

Dans d'autres scènes qui nous présentent la vie et les mœurs des patriciens, le courroux du poêle est mieux justifié. Il vint un moment à Rome — on peut observer dans l'histoire de la noblesse moderne une pareille révolution — où les patriciens, par ostentation du vice, par satiété, adoptèrent les mœurs de la populace, échangeant les raffinements d'une vie élégante contre les plaisirs plus grossiers de la multitude. An dix -huitième siècle, en France et en Angleterre, on vit une semblable dépravation dont le Juvénal français, Gilbert, a fait justice. Le bonheur et la gloire consistaient non pas à mener une vie licencieuse, mais, comme on disait alors, à s'encanailler. C'est encore Néron qui paraît avoir mis à la mode cette singulière manière de se divertir : Le prince, déguisé en esclave, dit Suétone, couvert d'un bonnet de laine, courait les cabarets, la nuit, et vagabondait dans les rues[26], etc. Nulle part l'exemple du prince ne fut plus puissant qu'à Rome, où la terreur et la servilité propageaient la contagion venue d'en haut, comme l'a dit le poète Claudien :

Componitur orbis.

Regis ad exemplum.

C'est ainsi que Damasippe, l'élégant consul qui conduisait lui-même son char avec la bonne grâce que vous savez, quand il a donné l'orge à ses chevaux chéris, se hâte de courir au cabaret où il est reçu avec une familiarité populaire qui peut flatter un grand seigneur. Le Syrien, parfumeur du coin, avec ses mains grasses, accourt à sa rencontre, le salue affectueusement en lui donnant les noms de maître et de roi. La servante accorte de l'endroit s'empresse d'apporter une bouteille. Notre patricien compte passer toute la nuit dans ce bouge, tandis que l'Arménie, le Rhin on le Danube réclament la vigueur de son bras et de sa jeunesse. Ici nous entrevoyons l'intérieur d'un tapis-franc où les nobles blasés, comme certains héros de roman que nous connaissons, allaient observer sans doute les mœurs du peuple et savourer les plaisirs de l'égalité[27] : Le descendant des nobles familles, envoie-le, César, envoie-le faire la guerre à l'embouchure des fleuves. Mais d'abord fais chercher ce futur général dans le grand cabaret. C'est là qu'on le trouvera couché à table avec un assassin, au milieu de matelots, de voleurs, d'esclaves fugitifs, parmi des bourreaux, des faiseurs de cercueils et des prêtres de Cybèle renversés sur le dos à côté de leurs tambours muets. Là règne la libre égalité, les coupes sont communes ; un même lit pour tous, pas de place de faveur à table. Si un de tes esclaves, Ponticus, se conduisait ainsi, que lui ferais-tu ? Tu l'enverrais sans doute en Lucanie ou dans les cachots de Toscane. Mais vous qui vous nommez le fils d'Énée, vous vous pardonnez tout, et ce qui serait une honte pour un goujat devient le bon ton pour les descendants de Volèse et de Brutus[28].

Ce ne sont là que des fantaisies dégradantes auxquelles se livraient les nobles, les plus jeunes surtout, par ennui, par esprit d'imitation ; mais, selon Juvénal, malgré l'infamie de tels exemples, il en est de plus odieux encore. Il nous apprend qu'une partie de la noblesse romaine non-seulement corrompue par ces mœurs étranges, mais ruinée de fond en comble, tomba dans la dernière abjection. Les fils de famille, oubliant ce qu'ils devaient à leur nom, firent tous les métiers. Le pets, dans ses différentes satires, nous peint souvent la misère des grandes maisons et nous fait comprendre en même temps comment la fortune des patriciens a été dévorée. Quand même l'histoire ne dirait pas que la noblesse romaine a été dépouillée par la cruelle jalousie des princes, ruinée par ses propres folies et les plus bizarres prodigalités, les vers épars de Juvénal et de nombreuses allusions suffiraient à nous révéler les causes de cette misère patricienne. Les catastrophes politiques, les délations intéressées, les trahisons de la cupidité, les extravagances d'un luxe monstrueux et le délire de l'ostentation réduisirent à l'extrême pauvreté un grand nombre de patriciens et leur enlevèrent avec la fortune tous les sentiments d'honneur. On en vit qui, pour subsister, se mêlèrent à la foule dos clients, à la multitude famélique assiégeant la demeure des riches et demandant la sportule. Ils assistent à l'appel des noms et attendent leur tour : Le riche fait appeler par un crieur tous ces fiers descendants d'Épée, car eux aussi fatiguent la porte de sa maison, comme nous autres, pauvres gens[29]. Heureux encore quand ils se résignent à n'être que d'illustres mendiants ! Il en est de moins scrupuleux encore qui, cédant à l'appât d'un métier lucratif, ne rougissent pas de se faire histrions. A Relue, les acteurs n'étant que des esclaves, un homme libre montant sur la scène perdait son titre de citoyen et devenait infâme. Qui ne connaît les cris de douleur de ce chevalier romain, de Labérius, auteur de mimes, qui, pour avoir lancé quelques épigrammes contre Jules César, reçut l'ordre du tout-puissant dictateur de remplir lui-même, moyennant 500.000 sesterces, un rôle dans une de ses pièces malignes ? C'était le châtiment le plus terrible qu'un homme d'esprit, abusant du pouvoir suprême, pût infliger à un adversaire. Dans un admirable prologue qui nous est parvenu, le noble poète exhale ses plaintes : Quoi ! après soixante ans d'une vie sans reproche, sorti de mon foyer chevalier romain, je reviendrai chez moi comédien ! Il faut avoir lu ce beau morceau où le sentiment de l'humiliation a rencontré des accents si virils, pour comprendre ce qu'il y avait de honte chez les Romains à paraître sur un théâtre. Eh bien, au temps de Néron, il arriva plus d'une fois que non-seulement des chevaliers, mais les héritiers des plus grands noms historiques furent réduits par la misère à se faire histrions, à jouer dans des farces grossières, à remplir, par exemple, le rôle d'un esclave crucifié sur la scène pour ses méfaits. Ah ! s'écrie le poète, qu'on aurait bien fait de crucifier tout de bon ce vil descendant de Lentulus ! Sans s'arrêter à flétrir les fils indignes de tant de grands hommes, Juvénal s'irrite contre le peuple qui supporte un pareil spectacle et qui applaudit à leur infamie. Avec des sentiments vraiment patriotiques, il semble comprendre que l'honneur des grandes familles est comme le patrimoine de toute la nation, et que tout le peuple est intéressé à ne pas voir dégrader les beaux noms : N'allez point excuser le peuple. Il faut que le peuple aussi ait un front qui ne rougit pas ; lui qui ose regarder des patriciens farceurs, qui écoute des Fabius va-nu-pieds, qui a le courage de rire des soufflets qu'on donne aux Mamercus. A quel prix ont-ils vendu leur personne ? Eh ! que m'importe ? Ce que je sais, c'est qu'ils la vendent, et cela, sans qu'un Néron les y force ; oui, ils la vendent sans façon au prêteur Celsus président des jeux[30]. Assurément, dans ces éloquentes sorties contre la dégradation patricienne et l'indifférence populaire, il y a autre chose que de la rhétorique. C'est la vieille Rome qui élève la voix pour défendre sa gloire et pour maudire ces générations nouvelles dont l'avilissement la confond, et qu'elle s'étonne d'avoir portées dans son sein.

Cela n'est pas encore le dernier degré de la bassesse. Rome a subi un spectacle plus honteux, elle a vu des patriciens gladiateurs. A cette époque de folies monstrueuses où la conscience humaine parut entièrement renversée, on cherchait la honte, on tirait vanité de son infamie, on mettait son ambition à la rendre célèbre, et de même que Messaline rassasiée de plaisirs clandestins, trouvant son ennui dans l'obscurité du crime et la langueur dans la sécurité, imagina de donner aux Romains le spectacle d'un adultère public ; ainsi l'on vit des nobles qui, après avoir tout épuisé, cherchèrent encore leur bonheur et une sorte de gloire dans l'excès de la honte et dans l'étalage pompeux de leur dégradation. Voici un de ces nobles dissipateurs réduit à descendre dans l'arène du cirque, et qui se fait appareiller avec quelque esclave barbare ; c'est Gracchus, qui par l'éclat de sa naissance l'emporte sur les Fabius, les Marcellus, les Émiles, sur tous les spectateurs assis aux premiers rangs, sur celui-là même qui payait sa bassesse. II a si bien. perdu tonte pudeur, que dans ce combat singulier il choisit le rôle qui permet aux spectateurs de contempler son visage et d'applaudir le descendant d'une illustre famille. Il est inutile de décrire ici longuement l'armure des deux combattants[31]. Qu'il nous suffise de rappeler qu'on mettait en présence deux combattants diversement armés : le mirmillon, couvert d'un casque, protégé par un bouclier, tenant une espèce de glaive recourbé, et le rétiaire, vêtu d'une simple tunique, la face découverte, portant un filet qu'il cherchait à lancer sur son adversaire pour le tuer ensuite avec un trident, quand le lourd gladiateur était embarrassé dans les mailles. Pour le mirmillon, l'art consistait à esquiver le filet ; pour le rétiaire, à fuir s'il avait manqué son coup, à ne pas se laisser atteindre et à saisir le moment favorable. C'était à la fois un combat et une course, où les chances étaient à peu près égales, un spectacle plein de péripéties charmantes pour les Romains, et où la force pesante luttait contre la ruse agile. Naturellement, l'effronté patricien prend le rôle du rétiaire pour n'avoir pas à cacher son visage, à masquer sa honte : Gracchus parait dans l'arène, non pas avec les armes du mirmillon, sans la faux, sans le bouclier, sans se couvrir le visage d'un casque ; il dédaigne, en effet, il déteste un appareil qui ne permettrait pas de le reconnaître. Le voilà, voyez-le, il agite son trident. Après avoir balancé sou filet qui pend le long de son bras, s'il vient à manquer son coup, il lève vers les spectateurs son visage découvert, et parcourt en fuyant tout le cirque pour mieux se faire voir. C'est bien lui, croyons-en sa tunique, les broderies d'or qui partent de ses épaules et les cordons flottants de sa mitre salienne. Cependant le mirmillon, forcé de combattre contre un lâche Gracchus, est plus sensible à cet affront qu'à tontes les blessures[32]. Qui le croirait ? les malheureux qui exposaient leur vie dans le cirque avaient aussi leur point d'honneur et tenaient à combattre un brave. L'adversaire de Gracchus, en poursuivant ce fuyard, ne sait pas que celui-ci ne prolonge sa course et ne fait le tour de l'arène que pour mieux s'offrir à tous les regards ; il prend cette ruse de l'impudence pour de la lâcheté, il est humilié de vaincre sans péril. Il ne manquait plus à ce patricien que d'être méprisé par un gladiateur et de paraître indigne d'un esclave barbare. Toutes ces peintures historiques de la dégradation patricienne sont du plus bel effet, d'une couleur solide, et nous paraissent animées par une éloquence sincère. Un sentiment vif et présent de la dignité romaine relève encore ces beaux vers si curieusement travaillés. L'honneur de Rome, le respect du passé, une aorte de piété politique pour d'héroïques souvenirs, tous les sentiments d'un citoyen contristé par la honte des mœurs nouvelles sont exprimés avec toute la force qu'un art puissant peut prêter à une colère véritable. Ce qui domine dans là morale du poète, c'est le patriotisme.

Mais comme moraliste philosophe, Juvénal ne va pas au delà des idées de son temps, et jugeant comme le vulgaire, esclave de la coutume, il ne songe pas à condamner des choses aussi condamnables que celles qu'il flétrit. Prenons pour exemple ce qu'il dit des jeux du cirque. Il voit bien ce qu'il y a d'abject dans l'impudeur de ce patricien qui se fait gladiateur, mais il ne pense pas à blâmer la barbarie des Romains et leurs cruels plaisirs. Sur ce point il n'a que les sentiments du peuple. endurci par l'accoutumance, et non pas les idées plus pures d'un sage qui devance son siècle. Je sais bien qu'il ne faut pas faire an poète un trop dur reproche, il partageait l'insensibilité morale de presque tous ses contemporains, et cet aveuglement qu'on retrouve dans la plupart des écrivains, poètes, orateurs, historiens de l'époque. Pline, le bon Pline, loin de trouver quelque chose à redire à ces affreux spectacles, félicite Trajan d'avoir réveillé les désirs et le goût du peuple pour ces sortes de jeux ; il dira, par exemple, avec une tendre férocité, qu'un mari affligé par la mort de sa famine, ne peut mieux faire que de donner une de ces fêtes sanglantes pour honorer une chère mémoire[33]. Mais, bien que cette dureté fût naturelle au caractère romain, je m'étonne que Juvénal, qui a écrit de si beaux vers sur la pitié, qui parle quelquefois avec une grâce si pénétrante des pauvres, des esclaves, ait pu voir avec indifférence verser à flots le sang des misérables, et qu'il ne se soit point avisé de diriger contre cette barbarie le courant de sa trop facile indignation. Pourquoi ne pouvons-nous pas le ranger parmi ces âmes d'élite qui, au temps de Cicéron déjà, trouvaient que ces spectacles étaient cruels et inhumains ? N'avait-il pas la Sénèque, on n'avait-il pas compris cette belle pensée du stoïcien : L'homme, cet être sacré, on se fait un jeu, un passe-temps de l'égorger. Il y avait donc à Rome des âmes capables d'éprouver de l'horreur à la vue de ces plaisirs impies. Juvénal n'a point cette délicatesse de sentiments ni cette portée philosophique. Dans les jeux du cirque, la honte d'un patricien gladiateur offense plus ses regarda que le sang humain inutilement versé. Sénèque, philosophe, disait : Homo sacra res homini. Juvénal, politique, gardien de la gloire romaine, dirait volontiers : Sacra res patricius.

 

IV. — Les affranchis.

Dans cette lutte qui paraît si furieuse contre les scandales de la société romaine, le satirique combat deux sortes d'ennemis bien différents et fait face à la fois aux grands qui sont descendus trop bas et aux petits qui montent trop haut. En se rangeant contre les nobles du côté du peuple, en préférant au patriciat avili le mérite plébéien, Juvénal conserve le préjugé antique contre la classe des affranchis. S'il respecte le citoyen, quelque pauvre qu'il soit, le Quirite proprement dit, ima plebe Quiritem, il déteste les parvenus échappés à la servitude qui renouvellent la population romaine appauvrie et qui s'élèvent à la richesse, aux honneurs. Pour nous, qui jugeons froidement les choses au point de vue du progrès humain et social, nous n'avons pas à partager le chagrin du satirique, et nous regardons comme une révolution salutaire cette émancipation tant maudite par les Romains. Les affranchis, les hommes libres sortis de la classe servile, exerçaient seuls l'industrie et les arts utiles pendant que les nobles ne savaient soutenir ou restaurer leur fortune que par l'usure et la concussion, en opprimant les particuliers ou les provinces, et méprisaient tons les travaux, excepté ceux de la guerre et de l'éloquence. Il était temps que les hommes de loisir fissent quelque place aux hommes laborieux, que le travail des mains et les applications utiles de l'intelligence fussent mis en honneur. La classe des affranchis, déjà vers la fin de la république, renfermait d'ailleurs un grand nombre d'hommes distingués par des talents de toute espèce et qui s'étaient fait un nom. Dans l'antiquité, l'élévation des affranchis peut être comparée à l'avènement de la bourgeoisie dans les temps modernes.

Ce fut la politique des empereurs de leur accorder une place de plus en plus considérable dans l'État. Tandis que l'ancien patriciat repoussait les hommes nouveaux et croyait souiller les honneurs en les accordant à des Marius ou à des Cicéron, les princes s'entourèrent d'affranchis et en firent des personnages. C'était un moyen d'humilier l'aristocratie et de lui prouver qu'on pouvait se passer d'elle ; politique analogue à celle de Louis XI, qui pour réduire les prétentions des seigneurs féodaux, donna tant d'importance aux petites gens, et prit pour ministres et pour familiers son barbier Olivier le Daim et son compère Tristan. Que dans ces choix étranges, qui faisaient murmurer les Romains, les Césars aient souvent plus consulté leurs caprices que l'intérêt de l'État, qu'ils aient cherché surtout dans ces parvenus complaisants, encore accoutumés à l'obéissance servile, des instruments peu scrupuleux de leurs passions, nous sommes loin de le nier ; mais, à considérer les choses de haut et par leurs résultats, ils faisaient une œuvre de justice sociale ; ils Combattaient, sans le savoir, le mépris qu'on avait à Rome pour l'industrie et le travail des mains, et, à la longue, ébranlaient quelques-uns des préjugés séculaires sur lesquels reposait l'institution de l'esclavage.

Mais les patriciens, le peuple même, si fier de ses privilèges et de son titre de Quirite, si prévenu contre la race servile, ne pouvaient supporter cette élévation indécente des affranchis. Tous les hommes de lettres, excepté quelques philosophes de profession, déclament contre ces vils favoris de la fortune, et Juvénal, comme toujours, n'est ici que l'écho bruyant de cette animadversion populaire. Avec quelle amertume et quelle ironie injurieuse il fait allusion à la coutume qui permet à de riches affranchis de devenir chevaliers, tandis que le descendant pauvre d'une grande famille, n'ayant plus la fortune exigée par la loi, est chassé de l'ordre équestre ! Ovide se plaignait déjà de cette puissance de l'argent : Le sénat est fermé aux pauvres ; c'est le cens qui donne les honneurs. Juvénal, avec plus d'imagination et une raison moins calme, nous met sous les yeux cette triste exécution d'un patricien au profit d'un esclave enrichi. Nous sommes au théâtre, où le maitre de cérémonies, qui place les spectateurs, s'arrête devant les bancs réservés aux chevaliers et met à la porte quelque fils de famille devenu pauvre qui n'a plus le droit de s'asseoir sur les gradins privilégiés : Sortez, dit l'ordonnateur, sortez, si vous avez quelque pudeur ; levez-vous de ce coussin qui n'appartient qu'aux chevaliers, vous dont la fortune ne répond plus aux exigences de la loi. Qu'à votre place siègent ici les fils des prostitueurs qui ont reçu le jour dans quelque lupanar. Ce n'est qu'au fils d'un opulent crieur qu'il convient de s'asseoir et d'applaudir sur ce banc, parmi l'élégante descendance d'un gladiateur et d'un maître d'armes[34]. Je crois entendre dans ces vers de Juvénal la voix de l'opinion publique et le bruit de la rue poursuivant de ses huées les prétentions nouvelles, l'assurance effrontée de ces parvenus, qui imitaient maladroitement les belles manières du monde. Mascarilles romains qui suppléaient à tout par leur impertinence. Ils ne connaissent pas leur père ; ils ne savent quelle est leur patrie, mais ils se sentent assez forts déjà pour soutenir leur droit et pour résister au mépris public. Entendez comme ils parlent à la porte d'un palais opulent où l'on distribue la sportule à la foule des clients. Nobles ruinés, magistrats affamés, affranchis aisés, mais dépendants du patron, tout le monde se presse, se dispute pour être servi le premier. Il s'agite une question de préséance : Donnez, dit le patron, donnez d'abord au préteur, ensuite aux tribuns. — Mais, répond le crieur, cet affranchi est venu le premier. — Oui, je suis le premier, me voici. Eh ! pourquoi ferais-je des façons pour défendre mon rang ? Je ne me dissimule pas que je suis né sur les bords de l'Euphrate, et les trous de mes oreilles percées comme des lucarnes l'attesteraient au besoin ; mais les cinq boutiques me produisent quatre cent mille sesterces de revenus. Est-ce que la pourpre sénatoriale rapporte autant ? On en peut douter, quand on voit dans les champs Laurentius un Corvinus garder lui-même un troupeau qui n'est pas le sien. Moi, moi, je suis plus riche que Pallas et Licinus : d'où je tire cette conséquence que les tribuns doivent passer après moi. C'est fort bien, s'écrie ironiquement Juvénal, qu'il ne cède point le pas à un tribun revêtu d'une magistrature sacrée, cet homme qui vint naguère ici comme un esclave avec les pieds marqués de craie ; car aujourd'hui, parmi nous, on ne reconnaît plus que la sainte majesté de l'argent.

Quandoquidem inter nos sanctissima divitiarum

Majestas[35].

Quel renversement des mœurs et des idées romaines ! un préteur, un tribun en fonctions fendant la presse des clients pour prendre part aux libéralités d'un riche, et, de plus, obligés de se ranger devant un affranchi. Quel sujet de douloureux étonnement pour les citoyens qui vantaient avec orgueil l'ancienne discipline et la dignité du peuple-roi ! Rien ne révèle mieux le progrès qui s'est accompli dans la condition des affranchis que le langage de ce ci-devant esclave portant encore les stigmates de la servitude. Quelle confiance en lui-même, comme il se redresse, et avec quelle tranquille insolence ! Il ne se donne pas la peine de dissimuler son origine servile ; il montrera, s'il le faut, non sans jactance, ses oreilles percées et les marques ineffaçables de son abjection passée. Pourquoi donc cacherait-il son origine, quand il se rappelle que ses pareils ont été plus puissants que des rois, qu'un Pallas, un Tigellinus ont été les maîtres du monde, et que le plus fier Romain était heureux de faire sa cour même à leur portier[36]. Dans sa tragédie peu connue d'Othon, Corneille, qui comprenait si bien l'histoire morale de Rome, a rendu avec une grande et beaucoup vérité historique les sentiments de ces parvenus puissants :

Quelque tache en mon sang que laissent mes ancêtres

Depuis que nos Romains ont accepté des maîtres,

Ces maîtres ont toujours fait choix de mes pareils

Pour les premiers emplois et les secrets conseils ;

Ils ont mis en nos mains la fortune publique,

Ils ont soumis la terre à notre politique.

Patrobe, Polyclète, et Narcisse et Pallas

Ont déposé des rois et donné des États....

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vinius est consul et Lacus est préfet :

Je ne suis l'un ni l'autre, et suis plus en effet ;

Et de ces consulats, et de ces préfectures,

Je puis, quand il me plaît, faire des créatures.

(Acte II, sc. II.)

C'est ainsi que devaient parler à Rome ces affranchis redoutés qui, par le talent, l'intrigue ou l'opulence, étaient devenus les premiers personnages de l'empire. Le temps était venu où ils pouvaient enfin lever la tête et opposer leur dédain fastueux aux longs mépris des hommes libres et des nobles. L'insolence gagnait de proche en proche, descendait de degrés en degrés, et il n'est pas de si mince affranchi, arrivé à la fortune par le commerce, l'industrie, l'économie, qui, dans sa mesure, ne dût trancher du Pallas, prendre sa revanche et humilier à plaisir ce patriciat pauvre et mendiant qui ne pouvait plus faire sonner que le nom des ancêtres.

Juvénal, comme la plupart des anciens, ne trouve que des paroles de haine et de dégoût pour peindre cette espèce de révolution sociale qui nous parait aussi juste qu'inévitable. Au nom de ces vieux préjugés contre l'industrie et les métiers utiles, il attaque la fortune souvent fort légitime de ces parvenus, et se livre à d'aveugles colères auxquelles nos idées modernes ne permettent pas de nous associer. Plus d'une de ces tirades emportées nous laisse fort tranquilles, et n'a pas d'autre effet que de nous montrer dans tout son jour ce mépris traditionnel des hommes de loisir et des gens de lettres pour le travail et les arts mécaniques, pour les industries les plus nécessaires et les professions non libérales. Le séjour de Rome est devenu insupportable au mérite honnête, disait-on. Quittons notre patrie, s'écrie un ami de Juvénal ; qu'Artorius y vive ainsi que Catulus ; qu'ils y restent, les gens qui ne reculent devant aucun moyen de faire fortune. Quels sont donc ces grands criminels, qu'ont-ils fait ? Ces hommes que maudit Juvénal sont tout simplement.des ingénieurs, des industriels, des commerçants : Qu'ils y restent, ces entrepreneurs à qui tout est facile, qui savent bâtir une maison, nettoyer le lit des fleuves, les ports, les égouts, porter les cadavres au bûcher, offrir à l'enchère comme huissiers priseurs des esclaves à vendre[37]. Eh bien, diront les modernes, y a-t-il de quoi se récrier ? Exercer la profession d'architecte, entreprendre le curage des ports, des fleuves, cela ne vaut-il pas mieux que de mendier à la porte des grands et de passer tout le jour au cirque, panem et circenses ? Puis venaient les plaisanteries ordinaires sur les vils expédients, sur la fortune rapide de ces parvenus, sur l'impertinence de ces misérables qui se conduisent en princes, achètent la faveur du peuple par des jeux, des spectacles publics, et s'ouvrent ainsi le chemin des honneurs : Autrefois joueurs de cor, musiciens ambulants, courant de cirque en cirque dans les petits municipes, après avoir fait voir dans toutes les villes leurs joues enflées par la trompette, les voilà qui osent donner des jeux aujourd'hui, et au moindre signal du peuple, ils font tuer le gladiateur, en gens qui savent faire leur cour à la multitude. Au sortir de l'amphithéâtre, ruinés qu'ils sont par cette munificence, ils prennent à ferme les latrines publiques. Et pourquoi non ? Ne sont-ils pas de ceux que la fortune se plaît à tirer de la condition la plus abjecte pour les élever au faîte des grandeurs, chaque fois qu'elle veut s'amuser un peu aux dépens des hommes ?[38] Juvénal n'a en que la peine de recueillir et d'aiguiser les rudes épigrammes, les sarcasmes populaires qu'on a dû lancer mille fois à ces nouveaux riches, à Rome comme depuis en France, et par lesquels se vengeaient les privilégiés de toutes sortes et les grands déchus : Peut-on se contenir quand cet homme qui le dispute en richesse à tous nos patriciens, n'est autre que mon barbier, qui dans ma jeunesse faisait tomber, au petit bruit strident de son rasoir, le poil gênant de mon menton ?[39] On faisait des mots pleins de sel romain sur ces esclaves venus d'Asie, des va-nu pieds, nudo talo, aventuriers bithyniens, cappadociens, galates, qui exerçaient à Rome le métier de faux témoins, juraient. pour de l'argent, amassaient une fortune et finissaient par entrer dans l'ordre équestre, chevaliers asiatiques, chevaliers bithyniens, equites asiani, equites bithyni, comme nous dirions aujourd'hui chevaliers d'industrie. On voit que le mot n'est pas plus nouveau que la chose. On s'indignait aussi, cette fois en tremblant, contre les affranchis ministres des princes, contre un Tigellinus qu'on osait à peine nommer par crainte des délateurs, et on disait tout bas en rappelant ses crimes et en voyant son insolence : Quoi ! celui qui versa le poison à trois de ses oncles, se fera porter sur un lit de plume, et du haut de sa litière nous insultera de ses regards dédaigneux ![40] Enfin, c'étaient d'éternelles railleries sur le faste ridicule, les belles manières d'emprunt, les affectations prétentieuses de ces parvenus qui, à peine sortis des ergastules ou de la boutique, imitaient les nobles façons, les raffinements et l'élégante mollesse des petits maîtres : Comment résister à la satire, dit Juvénal, quand on voit Crispinus, un homme de la populace égyptienne, un esclave venu de Canope, qui rejette sur ses épaules, avec tant de grâce, son surtout de pourpre tyrienne, qui agite à ses doigts en sueur ses bagues d'été pour les rafraîchir, et ne se sent pas la force de porter dans cette chaude saison ses lourdes pierreries d'hiver[41]. Dans la première ivresse de la puissance, de la vanité et de la richesse, ces parvenus dépensent l'argent aussi facilement qu'ils le gagnent, et ne savent qu'imaginer pour se mettre hors de pair. Ils achètent des palais près du Forum, ils élèvent au centre de la ville de superbes portiques où ils pourront conduire leur char à l'abri du soleil et de la pluie, des portiques assez longs pour y lasser leurs coursiers, et qui offrent encore cet inappréciable avantage que la corne de leurs mules n'y risque pas de se salir. Tel eunuque, affranchi de Claude, fait construire des bains d'une magnificence inconnue, et prétend par son faste éclipser le Capitole. Un autre se tait gloire de lutter avec les plus célèbres gourmands, et donne six mille sesterces pour un poisson, heureux de faire dire autour de lui que le fameux Apicius, en comparaison, était économe et frugal. Et qu'était-il donc jadis, ce délicat prodigue ? Il vint à Rome, vêtu de grosse toile d'Égypte, criant dans les rues et vendant à prix débattu des silures da Nil, poissons de son pays, des compatriotes qui ne valent pas mieux que lui. Il est irai qu'aujourd'hui l'ancien revendeur est prince des chevaliers[42]. N'insistons pas davantage sur ces murmures de l'opinion publique et ces railleries populaires que Juvénal a condensées dans ses satires avec cette force de style qu'on lui connaît, et, nous le croyons aussi, avec un accent d'indignation véritable que certains critiques refusent de reconnaître. Toutes les anciennes idées romaines sur la distinction des classes étaient confondues, et le poète citoyen n'avait pas besoin d'exciter sa verve pour protester contre ce renversement des mœurs et des institutions consacrées par le temps. Il faut d'ailleurs se rappeler qu'un grand nombre de ces affranchis se sont élevés par le crime, par des complaisances infâmes ou meurtrières, qu'ils étaient redoutés autant que méprisés, et que les grotesques extravagances de ces parvenus et leur ostentation provocante semblaient vouloir appeler la satire. Mais nous ne devons pas oublier non plus que cette transformation de la société romaine fut un bienfait pour le monde ; que. les empereurs, favorables à cette émancipation des affranchis, tout en agissant dans l'intérêt de leur despotisme ou en obéissant à des caprices, étaient les instruments aveugles d'un progrès moral ; qu'en admettant la race servile aux honneurs, en lui ouvrant l'ordre équestre et le sénat, ils effaçaient la distinction des classes et préparaient l'avenir. Quand on vit partout dans les honneurs, dans les magistratures, d'anciens esclaves remarquables quelquefois par leur talent ou leur mérite, on s'accoutuma à l'idée qu'ils étaient des hommes, qu'ils pouvaient être des citoyens, et l'on comprit mieux, une fois qu'elle fut réalisée dans les mœurs, cette égalité humaine proclamée depuis longtemps par les philosophes. Enfin des préjugés funestes tombèrent, ces injustes et trop aristocratiques préventions contre le travail, le commerce, l'industrie ; et comme une barrière rompue en entraîne toujours une autre, il devait arriver que l'avènement des affranchis amenât peu à peu l'abolition de l'esclavage. Aussi, tout en admirant le grand poète et les ressources de son talent satirique, faut-il signaler, sans le lui reprocher toutefois, la courte vue du philosophe.

 

V. — Les étrangers, les Grecs.

En parcourant les tableaux historiques de Juvénal, on assiste à un double mouvement qui s'opère dans la société romaine, à deux sortes de révolutions pacifiques également irrésistibles et salutaires qui transformèrent le monde en établissant peu à peu l'égalité sociale et l'unité politique. Pendant que les hommes de race servile, émancipés par le travail et la richesse, se glissent dans les honneurs et marchent de pair avec les hommes libres, les provinces, jusque-là traitées en pays conquis, obtiennent l'une après l'autre le droit de cité. Les provinciaux, à leur tour, deviennent des Romains, et, somme les affranchis, vont s'asseoir au sénat. On ne reconnaît plus la Rome d'autrefois depuis qu'elle a été défigurée par les mœurs nouvelles de ces étrangers qui accourent de toutes parts, non-seulement pour se disputer les honneurs maintenant accessibles à tous, mais avec l'espérance de faire fortune, n'importe comment, dans la capitale de l'empire, au centre de la richesse, sur le plus grand marché du monde, dans la ville des faveurs et des plaisirs. Rome devient le rendez-vous de tous les aventuriers, et, comme disait Tacite[43], c'est là Brie tous les crimes et toutes les infamies affluent de tous les points du monde. Du fond de l'Asie, de l'Égypte, de la Gaule, de la Grèce, accouraient une foule de gens exerçant des métiers suspects, faux témoins, cabaretiers, prostitueurs, trafiquant de toutes choses et apportant des vices inconnus. C'est l'argent, dit Juvénal, l'infâme argent qui introduisit d'abord dans Rome les mœurs étrangères.

Prima peregrinos obscena pecunia mores

Intulit[44].

Ce changement dans les mœurs et la physionomie extérieure de la ville humiliait et révoltait tous ceux qui vivaient more majorum, et surtout les écrivains dont l'imagination était restée fidèle aux anciennes coutumes, et qui se faisaient à la fois un honneur et un devoir de célébrer la discipline romaine. Qu'on entende cet ami que Juvénal fait parler dans la troisième satire et qui s'expatrie parce que le séjour de Rome lui est insupportable : Romains, je ne puis souffrir une ville devenue grecque. Que dis-je ? de la foule d'étrangers qui nous infestent, cette lie achéenne ne forme que la moindre partie. Depuis longtemps, en effet, l'Oronte syrien parait avoir mêlé ses ondes à celles du Tibre, et nous a porté la langue, les mœurs de l'Asie, les lyres triangulaires de ses musiciens, les tambours du pays et les courtisanes qui se vendent aux environs du cirque. Courez à elles, vous à qui peut plaire une fille barbare coiffée d'une mitre brodée[45]. Parmi ces étrangers sortis de tous les coins de l'univers, il en est que Juvénal s'est amusé à peindre avec autant d'esprit que de mauvaise humeur : ce sont ceux qui ont le plus de crédit à Rome, qui paraissent les plus insinuants, les plus habiles, les plus dangereux, les Grecs. Cette prévention da Romains contre la Grèce est fort ancienne, et ici encore Juvénal n'est que l'interprète de toutes les doléances que l'on faisait à Rome depuis la première apparition des Grecs au temps de Caton. On se rappelle les plaintes éternelles, parfois fort singulières, du rigide censeur, et ses sarcasmes contre ces étrangers, contre leur philosophie suspecte, leur rhétorique décevante et même leur médecine homicide. L'inculte esprit latin repoussait ces nouveautés et ces raffinements, et non-seulement les plébéiens hostiles aux lettres, qui regardaient l'ignorance comme une vertu civique, mais aussi les écrivains qui empruntaient tout à la Grèce, qui admiraient et copiaient les œuvres de ses poêles, se croyaient obligés d'insulter ces trop aimables étrangers. Plaute, imitateur des Grecs, ne se fait aucun scrupule de les maltraiter, contrairement même à la vraisemblance dramatique ; il est bien sûr de réjouir et de flatter son grossier public en présentant ces gens habiles, ces beaux parleurs comme des débauchés, des intrigants et des coquins. De là dans la comédie et dans le langage populaire un certain nombre d'expressions proverbiales qui témoignent naïvement de ce mépris romain : faire la débauche c'est vivre à la grecque (pergræcari) ; la mauvaise foi, c'est la foi grecque (græca fides). On dit d'un personnage qui, sur la scène, médite une friponnerie : Voyez, il est en train de philosopher (philosophatur) ; autant d'épigrammes patriotiques fort agréables à des Romains qui se défiaient des lettres, de la science, et pensaient que la rusticité est la compagne inséparable de la vertu. Cicéron lui-même, sorti des écoles d'Athènes et de Rhodes, si grand admirateur de la Grèce, formé par elle, feignait de partager cette prévention générale, et dans ses discours publics se ménageait un succès oratoire en faisant du caractère grec un portrait peu flatteur[46]. Tout ce dédain, sincère ou joué, cette défiance si vigilante, n'empêchèrent pas les Grecs de faire la conquête de Rome et d'imposer à de farouches vainqueurs leurs arts, leurs coutumes, leurs modes et jusqu'à leurs plaisirs. Était-ce pour Rome un bonheur ou un malheur que ce changement dans les mœurs et cette politesse nouvelle ? Question difficile à résoudre, mais qui n'en était pas une pour des Romains accoutumés à regarder l'élégance de l'esprit et des manières comme une dépravation. Ils ne pensaient pas que la conquête du monde, le pillage, l'excès de la richesse auraient amené la corruption sans les Grecs, et que les arts, les lettres, la philosophie avaient du moins adouci les caractères et donné un certain vernis et des apparences honnêtes à des passions désordonnées qui n'eussent pas été moins vives pour être restées brutales. Néanmoins, on rendait les Grecs responsables de tous les maux, sans se demander s'ils avaient apporté le vice on s'ils l'avaient orné : Plus cruel que les armes, dit Juvénal en vers célèbres, le luxe nous dévore et venge l'univers vaincu. La débauche a déchaîné sur nous tous les Crimes, toutes les infamies, depuis qu'a péri la pauvreté romaine. C'est l'opulence qui amena sur nos collines la mollesse de Sybaris, les mœurs de Rhodes, de Milet et de cette Tarente couronnée de fleurs, ivre et parfumée[47]. Juvénal est trop Romain pour ne pas trouver que les Grecs ont tous les défauts ; il répète ce qu'on disait déjà du temps da Plaute : ils sont voluptueux, perfides, menteurs. Elles sont aussi vieilles que faciles, ces plaisanteries sur la véracité douteuse des Grecs. S'il s'agit de l'âge d'or où régnaient la vertu et la pudeur, où l'on ne savait pas encore ce que c'était qu'un voleur, le poète, trop Latin, nous dira : C'était le temps où les Grecs n'osaient pas encore se parjurer[48]. En rapportant un trait de la mythologie ou de l'histoire héroïque des Grecs, il ne manquera pas d'ajouter en passant : Si sur ce point on peut en croire la Grèce (si Græcia vera)[49] ; comme si la mythologie romaine était plus vraie et moins mensongère. Il ne lui coûtera pas d'attaquer les historiens grecs, et l'exagération d'Hérodote racontant l'invasion de Xerxès : Nous croyons que le mont Athos a été traversé par des voiles, et tout ce que la Grèce menteuse nous débite dans ses histoires ; que la mer, couverte de vaisseaux, a offert aux chars de l'armée perse une route solide ; nous croyons que des fleuves profonds ont été mis à sec et avalés par le Mède dînant, et toutes les belles choses que nous chante le rhéteur Sostrate tout en sueur[50]. Ainsi, selon Juvénal, la religion, l'histoire des Grecs ne sont pas plus véridiques que la parole et les témoignages des particuliers dans la vie civile.

Ces sortes d'épigrammes lancées en passant et en toute occasion, et qui remontent au temps de Caton, sont des taquineries romaines trop prévues pour être amusantes. Nous aimons mieux nous arrêter un instant devant le vigoureux portrait que Juvénal nous a laissé des Grecs de son temps, et qui est à la fois un beau morceau de poésie et d'histoire, bien qu'on puisse soupçonner le satirique d'avoir outré la vérité jusqu'à la caricature. Les Grecs asservis, appauvris par la domination de Rome, n'ayant plus d'occupations politiques, accourent dans la ville des richesses, du luxe, de la volupté, pour y faire valoir grands et petits talents. Leurs métiers utiles ou frivoles, leur esprit délié, leur beau langage, leur entrain et leur civilité empressée les font bien accueillir par les riches qui aiment la flatterie délicate et. des subalternes bien élevés. Ils ont pour parvenir, et le prestige du talent et le génie de l'intrigue, personnages dangereux, moitié Figaro, moitié Tartuffe, aussi souples que constants, sachant s'introduire dans les familles et y rester, enfin, par la douceur et la patience de leurs empiétements, dominer leurs protecteurs. Les voilà qui s'abattent sur Rome par volées ; ils viennent on ne sait d'où, de Sicyone, d'Andros, de Samos, d'Alabande : Ils vont se loger aux Esquilies ou au mont Viminal, pour être l'âme des grandes maisons, en attendant qu'ils. en deviennent les maîtres. Ils ont le génie prompt, une audace sans scrupule, la parole rapide et plus précipitée que celle d'Isée. Dites-moi un peu, comment vous figurez-vous un Grec ? Il y a en lui je ne sais combien de personnages. Grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, baigneur, augure, funambule, médecin, magicien, il est tout ce qu'on veut, il sait tout faire. Un de ces petits Grecs affamés monterait au ciel pour vous complaire. Aussi bien, ce n'était pas un Maure, ni un Sarmate, ni un Thrace, ce Dédale qui s'avisa de s'attacher des ailes ; c'était un Athénien[51]. Veut-on savoir pourquoi le Romain est exaspéré contre les Grecs ? C'est que dans ce grand art de séduire, il ne peut lutter avec ces subtils étrangers, qu'il n'a ni leur grâce ni leur dextérité, et qu'il se laisse distancer par eux dans la faveur des grands. Sur ce terrain glissant, le Grec agile prend le pas sur le lourd Quirite qui voudrait bien arriver le premier. Ces cris patriotiques de citoyen protestant contre le succès de ces habiles étrangers ne ressemblent pas mal aux plaintes de l'impuissance jalouse : Quoi ! ce Grec signerait avant moi I Il sera couché sur le meilleur lit à table, un aventurier que le vent a poussé à Rome avec des figues et des pruneaux ! N'est-ce donc rien que notre enfance ait respiré l'air de l'Aventin et se soit nourrie des fruits du Latium ?[52] Mais il ne s'agissait pas d'être né dans le voisinage du Capitole et d'avoir mangé des légumes sabins pour marcher lestement sur le chemin de la fortune. Les Grecs ont un secret que les Romains n'ont pas, bien que ceux-ci ne manquent pas de bonne volonté, l'art de flatter. S'il faut en croire Juvénal, ils sont capables de tout sans se mettre en peine de donner à leurs louanges quelque vraisemblance. Ici le poète exagère et nous semble calomnier l'esprit des Grecs, qui devaient être plus habiles que cela et tourner mieux leurs compliments : Ajoutez que cette race, qui conne les secrets de l'adulation, vantera la conversation d'un sot, la beauté de quelque laide figure, dira à un malade efflanqué qu'il a les épaules d'Hercule, d'Hercule élevant dans ses bras, pour l'étouffer, le terrible Antée[53]. Ces sortes de contre-vérités sont trop grossières pour qu'on puisse les attribuer aux Grecs, qui ne mériteraient plus assurément d'être appelés par le poète lui-même adulandi gens prudentissima. La flatterie, quelque effrontée qu'on la suppose, y va plus doucement ; elle exagère les qualités réelles, et ne s'avise guère d'attirer l'attention sur des défauts visibles et choquants. Nous préférons les vers où Juvénal met en scène la complaisance des Grecs et la facilité avec laquelle ils prennent tous les rôles et tous les visages. Dans la vie comme sur le théâtre, ils sont de grands acteurs : C'est une nation comédienne par nature. Tu ris, le Grec éclate de rire ; s'il voit couler les larmes d'un ami, il pleure, sans avoir le moindre chagrin. Si tu demandes du feu par un temps un peu froid, vite il endosse un lourd manteau. J'ai chaud, dis-tu, aussitôt il sue[54]. Cet art de flatter était en Grèce une véritable profession, une sorte de métier reconnu, auquel bien des gens étaient forcés de demander leur subsistance. Comme dans l'antiquité, presque tout le travail était concentré entre les mains des esclaves, les pauvres ne pouvant lutter contre la concurrence écrasante des bras serviles, durent se faire parasites, complaisants, bouffons, colportant dans les maisons riches leurs bons. mots et leurs compliments, et cherchant leur vie dans la seule industrie qui leur fût accessible. Une ample provision de mots piquants rassemblés de toutes parts, appris par cœur, tel était le capital roulant de ce singulier commerce qui ne laissait pas de rapporter des intérêts. Lucien, dans un charmant dialogue, a prouvé avec une docte ironie que ce vil métier est un art. Athénée cite les noms et les saillies de ces artistes quelquefois renommés. A la longue, cette profession devint nécessaire, et l'on eut son flatteur à Athènes comme on avait son singe. De la Grèce elle passa à Rome, où des mœurs plus rudes et grossières rendirent d'abord le métier fort pénible. La jovialité romaine avait fait du parasite un souffre-douleur, et au milieu de la joie brutale des festins, c'était plaisir pour les convives de casser la vaisselle sur la tête du malheureux, de lui jeter de la cendre dans les yeux, de lui lancer des débris de meubles. Pour des Romains, c'étaient lit de bons tours et de spirituelles espiègleries. A Rome, la force d'âme, une bonne humeur intrépide étaient plus nécessaires au parasite que l'esprit, et, de plus, pour bien faire son métier, comme le dit Plaute, il fallait être de la famille des duricrânes. Mais à mesure que les mœurs s'adoucissent et deviennent plus élégantes, la profession se transforme et s'ennoblit. Il ne s'agit plus de faire le bouffon ni d'endurer les coups. Dans Térence, Gnathon le parasite fait la théorie de cet art plus raffiné qui consiste, non pas à plaisanter, mais à caresser la vanité des riches : Quoi qu'ils disent, je l'approuve ; s'ils disent le contraire, j'approuve encore. On dit non, je dis non ; on dit oui, je dis oui. C'est le métier qui rapporte le plus aujourd'hui[55]. Le parasite s'est fait adulateur, et dans cette profession rendue plus difficile, naturellement les Grecs réussissent mieux que les Romains. Ce n'est pas que ceux-ci fussent plus fiers et plus dignes ; eux aussi se faisaient les commensaux des grands, sollicitaient la confiance et la libéralité des riches, et, selon l'usage, cherchaient à faire coucher leur nom sur un testament ; mais dans leurs ménages, ils manquaient de dextérité, comme le reconnaît Juvénal : La partie n'est pas égale ; il doit l'emporter sur nous celui qui peut nuit et jour changer de visage, envoyer des baisers et des louanges[56]. Cette inégalité dépite les Romains, tous ces clients besogneux qui sont évincés au profit des Grecs. Je crois entendre leurs plaintes dans les vers de Juvénal : Il n'y a point de place pour un Romain là où règne un Protogène, un Érimarque, un Diphile. La jalousie, qui est le vice de leur nation, ne leur permet pas de partager un ami ; ils veulent l'avoir tout seuls. Car, aussitôt qu'ils ont versé dans l'oreille crédule du patron un peu de ce poison dont la nature et leur patrie les a pourvus, moi, Romain, je suis éconduit, on m'interdit la porte[57]. Pour être juste, il faut reconnaître qu'il entrait bien un peu de patriotisme dans cette jalousie, et que la passion du poète était assez clairvoyante. En effet, les Grecs, partout répandus et partout nécessaires, transforment insensiblement la société romaine, lui imposent leurs coutumes, s'emparent de l'éducation, des écoles, donnent le ton dans les festins et les compagnies, et pénètrent ; dans l'intérieur des familles où ils courtisent tout le monde, même la grand'mère. Tartuffe s'assure de madame Pernelle. Ils font si bien qu'il devient de mode de ne parler que grec. C'est le langage favori des dames romaines ; c'est en grec qu'elles disent des tendresses à leurs amants, c'est en grec qu'elles font l'amour, concumbunt græce. Non-seulement les mœurs sont devenues grecques, la littérature elle-même va le devenir. Après Juvénal on ne saura plus parler latin. Quels sont les auteurs distingués que nous allons rencontrer ? Un Apulée, un Fronton, tandis qu'une nouvelle floraison des lettres grecques permettra d'appeler le siècle des Antonins une renaissance. Ainsi ces petits Grecs si méprisés, Græculi, par leurs talents et par leurs vices, et surtout pour être restés fidèles à leurs traditions littéraires et à leurs mœurs polies, se sont emparés peu à peu du monde romain. Malgré les préventions injustes ou légitimes, ils se sont partout insinués dans cette société qui paraissait si bien défendue par sa discipline et sa défiance, et en répandant partout leur esprit par une longue suite d'insensibles infiltrations, il ont fini par opprimer même la langue de leurs vainqueurs.

 

VI. — Les religions orientales.

Au-dessous du monde élégant et riche où les Grecs exerçaient surtout leur influence, une autre invasion d'étrangers bien plus dangereuse menaçait dans Rome, devenue cosmopolite, la morale païenne et l'antique religion. Des croyances et des superstitions nouvelles apportées par les Orientaux se répandaient dans le bas peuple et minaient sourdement les derniers fondements de l'ancienne société. Notre dessein ne peut pas être de traiter ici en quelques mots cet intéressant sujet qui touche à l'histoire de la plus grande révolution morale, et, par certains côtés, à l'établissement du christianisme. Dans les étroites limites où nous devons nous renfermer, c'est assez pour nous d'indiquer ce tableau historique en empruntant tous les traits à Juvénal et en nous plaçant encore une fois au point de vue de ses préventions et de ses haines patriotiques. Ce n'est pas que le poète soit un païen fort dévot ; il traite bien légèrement les dieux du paganisme et les croyances autrefois les plus respectées. Il ne faut pas se laisser tromper à son apparente piété. Sans doute il dira, par exemple, que les mœurs sont perdues depuis que la religion romaine a été altérée ; il vantera la naïve piété des premiers âges, les dieux indigènes du Latium ; il prouvera que la vieille probité était attachée au vieux culte, et qu'elle a disparu avec lui. Mais ce ne sont là que des regrets politiques, les plaintes du citoyen célébrant le temps passé, des phrases de déclamateur quelquefois, et non pas une profession de foi religieuse. Au contraire s'il trouve l'occasion de se divertir aux dépens de la mythologie et des fables poétiques de la Grèce qui sont une partie importante de la religion païenne, il fera montre de son incrédulité. Lucien ne parle pas des dieux avec plus d'irrévérence. Le bon temps pour les hommes était celui où l'Olympe n'était pas encore peuplé de tant de divinités, le temps où Junon n'était encore qu'une petite fille, Jupiter un simple particulier ; où l'on ne banquetait pas encore au-dessus des nuages, où il n'y avait pas d'échanson divin, où chaque dieu dînait seul, où le ciel, moins chargé d'habitants, pesait moins sur les épaules du malheureux Atlas. C'était aussi le bon temps que celui où les enfers n'étaient pas inventés, où il n'y avait pas de Pluton, pas de supplices, ni roue, ni rocher, ni vautour ; où toutes les ombres étaient heureuses pour n'être pas soumises à des tyrans infernaux[58]. Juvénal fait la parodie de l'Olympe, naturellement, sans affectation d'impiété, sans audace, avec le ton leste et dégagé d'un homme qui s'adresse à des lecteurs aussi incrédules que lui. En plus d'un endroit il constate le discrédit dans lequel la Fable est tombée : Qu'il y ait des mânes, un royaume souterrain, des grenouilles noires dans le Styx, une barque de Caron, c'est ce que ne croient plus même les enfants[59]. A cette époque, l'incrédulité était devenue générale, et des grands, des philosophes, des hommes de lettres, avait passé même dans le peuple. Mais, ainsi qu'on l'a souvent remarqué dans les sociétés désabusées de leurs croyances, il se fit à Rome un sourd travail religieux, incertain, sans but précis. D'effroyables malheurs à la fin de la république, la désoccupation politique sous l'empire, une vague inquiétude, le besoin de remplacer des croyances surannées, tout ramenait la conscience humaine déconcertée à des idées et à des pratiques religieuses. Les hommes d'élite cherchèrent dans la philosophie, plus que jamais, des consolations et des espérances, s'abritant sous les principes des écoles accréditées, et, comme on le voit par l'exemple de Sénèque, d'Épictète, de Marc Aurèle et de bien d'autres, répandant les principes de la sagesse avec l'accent de la piété et transformant l'enseignement philosophique en touchante prédication. D'autre part, le peuple incapable de se faire initier aux doctrines philosophiques, se rejetait sur les superstitions étrangères dont la nouveauté l'étonnait, et qui, d'ailleurs, allaient au-devant de sa naïve crédulité. Dans cette multitude hétérogène qui composait alors la population romaine et qui affluait de toutes parts dans la capitale de l'empire, Juvénal a démêlé tons les cultes avec plus ou moins de clairvoyance et décrit les pratiques dés prêtres avec le double mépris de l'incrédulité et du patriotisme. De satire en satire, nous pouvons passer en revue cette longue suite de superstitions étrangères. Vous voyez là les prêtres de Cybèle, les corybantes, les galles, qui, après avoir parcouru pendant le jour les rues de Rome, exécutant leurs danses sacrées avec mille contorsions, au son des cymbales et d'autres instruments, vont le soir dormir dans les cabarets, ignobles vagabonds, s'il faut en croire le satirique, qui cherchent un refuge nocturne dans les lieux mal famés, et s'endorment, épuisés de fatigue, parmi des voleurs et des assassins, à côté de leurs tambourins muets[60]. Ces peintures de mœurs si vivement colorées et parfois trop précises dans leur impudeur, ne sont pas inutiles à l'histoire, et nous mettent sous les yeux les turpitudes de ces mystères de Cybèle, les bizarres cérémonies auxquelles préside quelque fanatique en cheveux blancs, les consultations clandestines données aux dames romaines par ces imposteurs révérés. Celles-ci les font venir dans leurs maisons où le chef de la bande, coiffé de la mitre phrygienne, entouré de ses affreux acolytes, rend ses oracles, commande les offrandes, les ablutions lustrales, les abstinences. Pour écarter les malignes influences et pour expier les fautes, il exige de la dame, à son propre profit, le sacrifice de ses belles robes, il la force de faire le tour du champ de Mars sur ses genoux ensanglantés. C'est par de tels prestiges qu'il établit son empire, ce pontife menteur avec son troupeau de prêtres vêtus de lin, à la tête rasée, vagabond sacré qui se moque des pieuses lamentations auxquelles il a condamné le peuple imbécile de ses fidèles[61].

Les astrologues chaldéens inspiraient plus de confiance encore depuis que la chute de la religion, l'oubli des anciennes pratiques, le discrédit des oracles, ne laissaient plus aux Romains le moyen de connaître l'avenir. Les oracles de l'astrologie remplaçaient ceux de Delphes qui ne parlaient plus[62]. Ce silence date de l'ère chrétienne, le fait est certain, attesté par un grand nombre d'écrivains qui l'expliquent diversement. Les chrétiens prétendaient que la venue du Christ avait chassé les démons, qui se servaient des oracles pour abuser l'esprit des hommes ; Lucain donnait une raison assez spécieuse quand il disait que les princes et les rois, par crainte des réponses indiscrètes, avaient tout simplement fait taire les dieux :

Et superos vetuere loqui.

Il est plus naturel de penser que le peuple, rendu moins crédule, avait découvert la fraude. Quoi qu'il en soit, les Chaldéens héritèrent de toute la confiance que les oracles avaient perdue. On avait beau les chasser de Rome, ils revenaient toujours[63] ; les plus influents d'entre eux étaient précisément ceux qui avaient été exilés, qui sortaient de prison et qui avaient vu la mort de près. On se passionnait pour eux, on les regardait comme des martyrs, et la persécution ajoutait à leur autorité. Il serait sans intérêt d'énumérer ici et de décrire toutes les pratiques bizarres, puériles, ou inhumaines des cultes asiatiques, par lesquelles le monde romain donnait le change à ses besoins religieux. Ces prêtres, ces aruspices, ces astrologues, ces médecins exploitant une science mystérieuse, règlent dans le dernier détail la vie des dames romaines. Ils leur promettent ou un amant fidèle ou un héritage, et, quand elles sont malades, ils leur mettent entre les mains un obscur grimoire, un livre de nombres que celles-ci consultent pour peu qu'un œil les démange, ou pour savoir à quelle heure il faut prendre de la nourriture. Il y a des superstitions dispendieuses pour les classes aisées, il en est pour les pauvres, à la portée de toutes les bourses. Tandis que la femme du peuple va consulter les diseurs de bonne aventure qui stationnent dans le cirque et qu'elle expose sa main et son visage à des devins de carrefour, auxquels elle soumet des affaires de cœur et demande, par exemple, si elle ne ferait pas bien de planter là le cabaretier pour épouser le fripier, la riche matrone s'adresse à des prêtres qui coûtent plus cher et qu'elle fait venir à grands frais de la Phrygie ou de l'Inde[64].

Il y aurait un curieux chapitre à faire sur les préventions romaines contre la religion juive que Juvénal, comme tous les écrivains de l'époque, a rangée parmi les superstitions étrangères et les jongleries orientales. Mais ce serait faire trop d'honneur à quelques vers satiriques que de raconter longuement comment les Juifs se sont établis et multipliés à Rome, et pourquoi ils ont soulevé tant de haines. Constatons seulement que le poète, sans ignorer leurs coutumes, ne comprend pas leurs croyances et ne s'est point fait initier à leur loi. Il les juge comme le vulgaire, il répète ce qu'on disait sans doute autour de lui ; mais dans la naïveté de son ignorance, il nous fournit quelques détails qui ne sont pas sans prix. En histoire, rien n'est souvent plus instructif que les erreurs passionnées des contemporains. Juvénal est encore l'organe de l'opinion publique quand il considère les Juifs comme des ennemis de l'État, bien plus, comme les ennemis du genre humain : Ils sont accoutumés, dit-il, à mépriser les lois romaines ; ils ne pratiquent, ils ne révèrent que la loi judaïque, je ne sais quelle loi que Moise leur a transmise dans un livre mystérieux.... Ils n'indiqueraient pas le chemin à un voyageur qui n'est pas de leur secte ; ils ne montreraient une fontaine qu'aux seuls circoncis[65]. Le poète, comme tout le monde à Rome, avait bien observé les mœurs des Juifs, leur isolement, leur horreur à la fois religieuse et nationale pour les païens ; mais, comme tout le monde aussi, il n'avait pas daigné se faire expliquer la loi de cette tourbe méprisée. Quand Juvénal s'avise de parler de leur religion et de découvrir les secrets de ce culte incompris, il n'est que l'écho de bruits populaires, et ne donne que des explications aussi vagues que légères. Savez-vous pourquoi les Juifs se conduisent ainsi et se croient meilleurs que les autres ? C'est, dit-il, que leur père imagina de passer dans l'oisiveté le septième jour de chaque semaine[66]. Singulière raison qui prouve combien peu un poète satirique se met en peine d'examiner et de comprendre ce qu'il déteste. Juvénal, Tacite et les autres écrivains profanes ne connaissent de la religion juive que ce que de lointaines rumeurs, les moqueries du peuple, leur ont appris. Peut-être ont-ils vu quelques cérémonies extérieures de ces étrangers mal famés ; mais sans se demander quel est le sens de ces pratiques, ils les jugeaient à première vue honteuses et ridicules. Ce culte si fort au-dessus du paganisme, ce culte tout moral d'un Dieu unique qui ne souffrait dans son temple ni statues ni images, échappait à l'intelligence de ces hommes dont l'imagination, du moins, était restée idolâtre. Le peu de renseignements certains qu'ils avaient obtenus sur cette secte obscure ne servait souvent qu'à égarer davantage leur jugement, parce qu'ils parlaient avec tout l'aplomb de l'ignorance qui se croit savante. Ainsi, comme Juvénal avait sans doute entendu dire que le temple de Jérusalem était sans toit, qu'il ne renfermait pas d'images sensibles de la Divinité, que les Juifs priaient en se tournant du côté de l'orient, il ne lui en fallait pas davantage pour affirmer avec assurance qu'ils n'adorent que la puissance des nuages et du ciel[67]. Et pourquoi un poète romain se serait-il donné la peine d'approfondir les croyances d'une populace misérable, dont les mœurs faisaient horreur, paraissaient farouches et inhumaines, et qui n'exerçait d'ailleurs à Rome que des métiers vils on suspects ? On sait par de nombreux témoignages des anciens que les Juifs s'étaient établis et rassemblés dans les plus bas quartiers de Rome, au delà du Tibre — le Ghetto, où ils sont confinés aujourd'hui, est une partie du Transtevere où ils avaient volontairement fixé leur résidence il y a près de deux mille ans —. Dans ce pauvre faubourg où l'on parait avoir relégué les industries insalubres et le commerce innommé des grandes capitales, ils faisaient toutes sortes de petits trafics, marchands d'allumettes, chiffonniers, revendeurs, ou bien encore interprètes de songes et diseurs de bonne aventure. Juvénal les représente aussi comme des mendiants que l'on a internés, sans doute après quelque persécution, dans une forêt voisine de Rome, près de la fontaine Égérie, où ils payent au peuple romain un droit de stationnement : Ce lieu consacré et les bois de cette sainte fontaine sont loués à des Juifs qui n'ont d'autre mobilier qu'un panier et le foin de leur lit..... Chaque arbre est forcé de payer au peuple un prix de location, et depuis que les muses en ont été chassées, toute la forêt mendie[68]. Cependant, malgré ce mépris que les hautes classes, les lettrés et la foule des païens ressentaient pour ces étrangers, hostiles aux lois romaines, ennemis de l'humanité, la doctrine et le culte des Juifs se répandaient peu à peu dans le peuple, et l'on voit qu'au temps d'Horace, de Perse, de Sénèque, le monde païen leur avait emprunté, sans s'en douter, certaines coutumes et pratiques religieuses dont on comprenait mal peut-être le sens et la portée. Les ablutions, le jeûne, les lampes allumées, le repos du septième jour, étaient des usages assez généralement adoptés pour que les écrivains de l'époque aient cru devoir s'en moquer ou s'en indigner. La propagande des Juifs, fort active, était favorisée par l'état des esprits, par le discrédit de l'ancienne religion, par le goût pour la superstition nouvelle ou les initiations clandestines, et surtout par les vagues aspirations de cette foule cosmopolite qui composait la population romaine, et qui, sans patrie, sans ressources, sans croyances, allait chercher dans une association puissante non-seulement un soutien, mais un culte et des espérances. Il semble même que cet esprit de prosélytisme que les païens avaient remarqué ne se soit pas toujours renfermé dans les dernières classes de la société, et qu'il ait essayé de faire quelques conquêtes dans le plus beau monde. Juvénal nous montre une Juive qui s'introduit dans la maison d'une matrone à qui elle explique la Bible pour de l'argent : Alors s'approche une Juive qui vient de quitter son panier et son foin, et, tremblante, elle mendie à l'oreille. C'est pourtant l'interprète des lois de Solyme, la grande prêtresse de la forêt et la messagère fidèle du ciel. La dame lui ma dans la main quelque monnaie, sans se montrer trop généreuse, car c'est à bon marché que les Juifs vendent leurs visions[69]. Que dans ces consultations furtives il y ait eu beaucoup de curiosité féminine, frivole et oisive, nous sommes disposé à l'admettre et nous n'attachons pas plus d'importance qu'il ne faut aux passages de Juvénal que nous venons de citer. Mais, enfin, nous voyons que la religion juive fait des progrès à Rome, qu'elle attire les misérables et même l'attention dédaigneuse des écrivains profanes, que l'on s'inquiète de voir les coutumes incomprises de ce peuple méprisé se répandre de plus en plus. Le vieil esprit romain, de toutes parts débordé, en est réduit à se défendre par des cris d'alarme ; il voudrait repousser ces mœurs et ces doctrines étrangères qui le dénaturent ; il sent confusément que l'art grec dans les classes élevées de la société, la superstition orientale dans les rangs inférieurs du peuple, transforment le monde, et, de même qu'Horace disait : La Grèce conquit Rome, ainsi Sénèque, faisant allusion aux Juifs qu'il confondait peut-être avec les chrétiens, s'écriait avec douleur : Les vaincus ont donné des lois aux vainqueurs ; visti victoribus leges dedere.

 

VII. — Les pauvres.

Dans cette revue rapide de toutes les classes de la société romaine, nous devons nous occuper un moment de la plus nombreuse et la plus confuse, d'où sortaient toutes les autres, où elles rentraient, de la classe des pauvres. Si Rome, ainsi que nous venons de le voir, était devenue le rendez-vous de tous les peuples, et offrait à tous les aventuriers le moyen de faire fortune par leurs arts, leur industrie, leur commerce, leurs superstitions lucratives, les mendiants aussi de tous les pays y affluaient, comme il arrive dans les capitales, où. la misère attend les reliefs de l'opulence. La mendicité se promène dans les rues, s'établit sur les ponts et les quais, revêt toutes les formes, quelquefois semble exercer un petit métier et trouve mille moyens de solliciter la pitié. Celui-ci dit la bonne aventure ; celui-là, pour n'avoir pas à raconter sans cesse son malheur à chaque passant, porte suspendu à son cou le tableau qui représente sou naufrage. La Juive pénètre en tremblant dans les maisons et mendie timidement à l'oreille des dames romaines ; elle dresse sa jeune famille à demander l'aumône[70]. La mendicité donne lieu à une horrible industrie ; on vole et on mutile des enfante qu'on envoie dans les carrefours étaler leurs hideuses infirmités pour exciter la compassion au profit des bourreaux. Sans nous arrêter sur cette mendicité qui n'est point particulière à l'antiquité, on peut dire que presque tout le monde était pauvre à Rome. Le peuple romain tout entier ne vivait que de libéralités. Le gouvernement se chargeait de lui fournir tout ce dont il avait besoin, des jeux et du pain. Les riches nourrissaient leurs clients, la foule des quirites en toge qui se disputaient la sportule[71] ; tous tendaient la main devant une porte opulente, magistrats, patriciens, affranchis, confondus dans l'égalité de la misère. La principale cause du mal était l'extension de la grande propriété qui, envahissait des provinces entières, transformait en pâturages ou en jardins improductifs la terre habitée par les hommes, et par des usurpations continuelles que le gouvernement même des empereurs ne pouvait empêcher, dépeuplait les campagnes et réduisait les laboureurs à chercher un asile dans Rome en n'emportant dans leur fuite que leurs dieux pénates et leurs enfants : Vous compteriez à peine, dit Juvénal, ceux qui ont à pleurer aujourd'hui le champ usurpé de leurs pères[72]. Même dans leurs satires où le poète ne songe pas à peindre le paupérisme romain, on rencontre bien des détails particuliers sur les causes de ruine si nombreuses à Rome où tout était poussé à l'extrême. On y est écrasé par les nécessités du luxe : Tous nous vivons ici dans une pauvreté ambitieuse,

Hic vivimus ambitiosa

Paupertate omnes[73].

Chacun s'habille comme le riche ; on emprunte de l'argent pour faire figure, et l'on sait à Rome où mènent les dettes et l'usure. La plébéienne pauvre imite la matrone qui se fait porter sur les épaules des esclaves syriens. Elle aussi veut paraître aux jeux en grand appareil. Elle louera des habits, des coussins, une litière, un cortège : Les femmes n'ont plus aujourd'hui la pudeur de la pauvreté.

Nulla pudorem

Paupertatis habet[74].

L'ostentation d'un luxe insensé renverse les plus grandes fortunes. On dévore sans souci son patrimoine, revenus, argent massif, troupeaux, domaines ; on est forcé de vendre son anneau de chevalier, et Pollion mendie le doigt nu[75]. Qu'est-il besoin de relever ici, d'après Juvénal, toutes les causes particulières ou générales de cette pauvreté qui offrait à Rome de si tristes et de si honteux spectacles ? Pour soupçonner et reconnaître ré-tendue et la profondeur du mal, il suffit de se rappeler,. dans presque tous les écrivains de l'empire, et surtout dans les philosophes, ces éternelles invectives contre le luxe, qui nous semblent aujourd'hui des lieux communs d'école et des exercices de rhétorique, mais qui, dans l'antiquité, sont aussi raisonnables qu'éloquentes. Tous ces. discours sur l'inégalité des conditions, sur l'insensibilité des riches et leurs dépenses extravagantes, ces appels à la générosité, ces éloges du pauvre dont on ne se souciait guère autrefois, tout cela nous avertit que le monde païen, éclairé enfin par l'excès de la misère, s'éveille à la charité. Le paganisme s'est attendri et réclame en faveur des misérables par la bouche de ses philosophes, de ses poètes et même de ses rhéteurs, qui font de la pitié le texte de leurs déclamations. Ne dédaignons pas ces protestations de la conscience humaine qui commence à entrevoir la justice sociale et des devoirs nouveaux ; ce ne sont pas des cris de révolte, mais de douleur ; et si le poète, comme toujours, n'a pas montré beaucoup d'originalité dans ses injures contre le faste stérile et le luxe destructeur, s'il est encore ici l'interprète de l'opinion générale, sachons reconnaître du moins, sous la véhémence de ses paroles, l'opportunité de la plainte. Ce concert de malédictions et de conseils pacifiquement comminatoires va continuant pendant tout l'empire ; Lucien mêlera à la forte voix de Juvénal sa raillerie lucide et son ironie pénétrante, jusqu'au moment où les orateurs chrétiens, poursuivant le même but, mais changeant de langage, ajouteront à ces invectives contre les riches des accents de tendresse pour les pauvres, et feront de la charité un devoir religieux.

Bien que la littérature fût plus que jamais cultivée, et peut-être à cause de cette culture générale, les hommes de lettres n'étaient pas les moins malheureux. Une concurrence sans frein avait gâté et perdu les professions libérales que les riches ne soutenaient plus, appauvris qu'ils étaient eux-mêmes par de vaines profusions. Depuis qu'une rage incurable d'écrire possédait tant de gens, l'éloquence et la poésie ne nourrissaient plus la plupart des hommes de talent, réduits souvent pour vivre à louer leurs bras et à prendre des métiers de rechange. Les riches et les protecteurs se mêlaient de faire des vers, et, comme leurs futiles compositions ne leur coûtaient pas beaucoup de peine, ils ne songeaient guère à récompenser celles d'autrui. Les Mécènes nouveaux aimaient mieux entretenir à grands frais des bouffons, des jongleurs, des magiciens, des lions apprivoisés, et réserver leur argent pour les bizarres fantaisies du luxe. Leur générosité allait bien quelquefois jusqu'à mettre à la disposition d'un poète une de leurs maisons inhabitées pour y faire des lectures publiques : ils lui prêtaient la grande salle, leurs clients et leurs claqueurs : mais le mobilier improvisé, l'estrade, les banquettes, restaient à la charge du poète, qui n'était pas assez riche pour acheter si cher sa renommée. Après avoir fait crouler les banquettes sous les applaudissements, il est surpris par la faim. Pour un Lucain qui peut dormir et rêver dans les beaux jardins de son opulente famille, combien d'autres n'ont que la gloire, n'obtiennent que des couronnes de lierre et de maigres statues, trop fidèles images, hélas ! du poète affamé, qui accuseront auprès de la postérité l'ingratitude du siècle ! les historiens, dont le travail exige encore plus de temps, de constance, de papier et de dépenses, gagnent moins qu'un greffier ; les maîtres de la jeunesse se rompent la poitrine dans les écoles, meurent d'ennui et de dégoût, obligés de répéter sans cesse les mêmes refrains de rhétorique, et, tout en montrant une patience qu'un père même n'aurait pas, ils sont frustrés de leur salaire, parce que les parents de leurs élèves ont besoin de tout leur argent pour subvenir à des folies somptueuses, peur payer des maîtres d'hôtel et des cuisiniers fameux : Ce qui coûte le moins à un père, c'est l'éducation de son fils[76]. Aussi le malheureux rhéteur finit par abandonner son école pour suivre le barreau, où il espère que son éloquence sera mieux récompensée. Là encore, il rencontre la misère. La profession d'avocat, autrefois si honorable, qui menait à la gloire et à la fortune, était bien dégénérée. Sous la république, l'avocat souvent ne recevait pas d'honoraires, mais sa nombreuse et reconnaissante clientèle le payait en suffrages dans les élections. Sons l'empire, quand l'éloquence du barreau perdit son influence politique, la profession ne resta plus gratuite, et une honteuse vénalité, souvent flétrie par les écrivains du temps, déshonora presque tous les grands orateurs. Les plus renommés se font accusateurs publics, les instruments des vengeances impériales, et leur avidité, soutenue par une éloquence féroce et sanguinaire, recueille les dépouilles des victimes. Princes et particuliers prodiguent l'argent à ces terribles talents ; on les adule, on les comble de cadeaux, on leur envoie, pour leur faire honneur, des objets d'art, vases précieux, statues, et jusqu'à de riches vêtements. Marcellus Eprius et Vibius Crispus se firent ainsi une fortune dont l'énormité fut un scandale. Mais, lorsque le gouvernement modéré de quelques empereurs mit fin à ces continuelles accusations et ferma cette horrible carrière, les avocats dont le nombre s'était fort accru par l'appât d'un gain facile offert à la méchanceté non moins qu'au talent, furent forcés de se rabattre sur les causes privées dont ils avaient dédaigné les trop faibles bénéfices. La place était occupée par les praticiens qui, profitant de cette absence des avocats, étaient devenus fort nombreux aussi et axaient d'ailleurs gâté le métier par la modestie de leurs prétentions. Gomment les plus arisés de ces orateurs essayèrent de vaincre la concurrence et par quels singuliers expédients ils attirèrent l'attention et la confiance des clients, nous le voyons dans les satires de Juvénal. Les trafiquants de la parole eurent recours à toutes les ruses du charlatanisme mercantile. Ils plaidèrent en grand appareil, tâchant d'éclipser leurs rivaux par l'étalage de leur luxe et se faisant payer en proportion de leur magnificence. Il y en eut qui, pour rappeler la noblesse de leur famille, avaient fait faire en airain, dans le vestibule de leur maison, un de leurs ancêtres monté sur un char triomphal ; tel autre s'élevait à lui-même une statue équestre, en ayant soin de donner à son image une fière tournure et un air intrépide. Martial montre plaisamment l'ouvrier fondeur ajustant de son mieux l'avocat sur son coursier de métal. Quand on allait plaider, on se faisait porter au tribunal en litière, avec un long cortège de clients et d'esclaves. Juvénal ne peut se contenir en voyant dans les rues un avocat dont la pauvreté est notoire, Mathon le ventru, emplissant de sa rotondité une litière qu'il possède de la seille. On se rendait à la basilique en robe de pourpre, et on faisait voir en plaidant ses doigts chargés de bagues, ornés d'améthystes. Gomment offrir de faibles honoraires à un homme qui parait si riche ? Cicéron lui-même n'aurait pas de succès s'il n'avait une grande bague au doigt. L'avocat Paulus n'ayant pas de pierres précieuses en louait pour la circonstance, et passait dès lors pour un bon orateur. Le public ne peut plus se fi-garer qu'on soit éloquent avec un extérieur modeste. Mais ce grand train et ces coquetteries dispendieuses n'égaient pas à la portée de tous. Le plus grand nombre restait plongé dans l'obscurité et la misère, et ne gagnait pas de quoi payer son loyer : Si, par aventure, l'avocat, en plaidant quatre procès de suite, obtenait une pièce d'or, il fallait la partager avec les praticiens qui l'avaient aidé. Souvent ils ne recevaient de leurs clients que des honneurs qui ne les faisaient pas vivre : Romps-toi la poitrine, malheureux, pour trouver, après la fatigue d'un triomphe oratoire, l'échelle qui conduit à ton grenier décorée de palmes verdoyantes. Ou bien on les payait en nature, on leur envoyait un jambon, des poissons, des oignons, quelques bouteilles de petit vin. Faut-il croire Martial disant d'un certain avocat qu'il mettait ses loisirs à profit en conduisant des mules quand les causes ne venaient pas ? Le fait n'est pas invraisemblable quand on voit dans Juvénal que les poètes sont réduits à se faire crieurs publics, boulangers ou baigneurs. Cette dégradation de la poésie et de l'éloquence tenait à la même cause, à la décadence du goût, qui ouvrait la carrière des lettres à l'ignorance, et qui, en permettant à chacun de faire des vers ou des discours, amena tous les maux de l'excessive concurrence, le charlatanisme des uns et la misère des autres.

Après avoir recueilli dans Juvénal les plaintes et les amères réclamations de l'universelle pauvreté, nous ne devons pas oublier dans cette étude satirique de la société romaine les hommes placés au dernier degré de la condition humaine et sociale, les esclaves. Ils sont, en effet, des hommes aux yeux du poète qui les protège et les défend contre la dureté des maîtres. Le stoïcisme avait déjà rendu familiers au monde ancien ces sentiments de clémence. La philosophie, dans ses discours qui nous paraissent aujourd'hui des lieux communs, et qui étaient souvent d'admirables prédications morales, touchantes par leur nouveauté et leur hardiesse, ne cessait de rappeler l'égalité de tous les hommes, la communauté de leur origine, et à force de répéter que les esclaves valent quelquefois les maîtres, qu'ils peuvent avoir plus de qualités et de vertus, elle avait fini par désarmer l'aveugle barbarie du préjugé antique. Certaines circonstances politiques facilitaient l'intelligence de ces idées qui, dans un autre temps, n'auraient pas si bien pénétré dans les esprits. Les proscriptions, à la fin de la république, les délations journalières, sous les premiers Césars, mettaient en quelque sorte les maîtres à la merci de leurs esclaves, confidents de leurs secrets. Depuis qu'une tyrannie vigilante surveillait les paroles, les gestes et même les pensées, chacun était intéressé à s'assurer, par de bons traitements, la fidélité et le dévouement de ceux qui pouvaient être des espions domestiques. Le peuple même, que renouvelait sans cesse la race servile, en grande partie composé d'affranchis, était, sans le savoir, d'accord avec les philosophes, protestant quelquefois contre la barbarie des lois relatives aux esclaves, et montrant au doigt dans les rues ceux qui passaient pour des maîtres cruels. Il fallait que ces idées et ces sentiments sur l'esclavage fussent devenus bien vulgaires pour qu'on les retrouve même dans les exercices oratoires proposés par les rhéteurs à leurs écoliers. Juvénal est-il l'écho des déclamateurs, des philosophes ou de l'opinion générale, il est difficile de le décider. Seulement il est remarquable que ses satires qui n'épargnent personne, ne renferment sur les esclaves que des paroles de mansuétude. Le poète, ordinairement si bon citoyen, oubliera son patriotisme pour montrer aux Romains d'une manière frappante, combien sont injustes les préventions contre la race servile : Qu'étaient donc, après tout, les ancêtres des plus nobles familles de Rome ? Des esclaves fugitifs, des pâtres, ou ce que je ne veux pas dire[77]. Il parlera comme Sénèque et les philosophes : L'âme et le corps d'un esclave sont pétris du même limon que les nôtres.

Animas servorum et corpora nostra

Materia constare putat paribusque elementis[78].

Il déplore l'insensibilité des maîtres, qui oublient de donner une t'inique à leur esclave transi. Comme sa conscience révoltée se soulève contre ce père de famille, fidèle aux cruelles habitudes d'un autre âge, insensible aux idées nouvelles d'humanité, qui donne à ses enfants le déplorable exemple de sa barbarie stupide envers ses serviteurs, qui fait de sa maison un lieu de torture où l'on n'entend, que le bruit des verges, des chaînes, et les cris des malheureux ! En plus d'un endroit, Juvénal peint avec indignation les caprices féroces de ces matrones qui, pour le motif le plus futile, pour un détail de toilette, une boucle de cheveux à leur gré mal arrangée, faisaient déchirer de coups une pauvre fille. Les femmes, plus attachées aux anciennes coutumes, et dont l'esprit était moins ouvert que celui des hommes aux influences de la philosophie, continuaient à penser qu'envers un esclave tout est permis. Il y a dans Juvénal un dialogue saisissant qui nous montre comme en présence et en lutte le vieux préjugé et l'idée nouvelle. Une femme impérieuse et colère s'écrie : Qu'on mette cet esclave sur la croix. — Par quel crime, demande le débonnaire mari, a-t-il mérité le supplice ? quel est le dénonciateur ? où sont les témoins ? Écoute, quand il s'agit de la vie d'un homme, on ne saurait y regarder de trop près. — Que me chantes-tu là, un esclave est-il un homme ? Ita servus home est ?[79] De longues réflexions en diraient moins que ces quelques mots surpris dans une querelle de ménage.

Nous ne prétendons pas avoir fait de Juvénal une étude complète, et nous savons de combien il s'en fait. Un nombre infini de détails intéressants, mais épars, comme on en rencontre dans tous les ouvrages satiriques, n'ont pas pu trouver place dans le cadre que nous avons choisi. Il nous resterait encore à l'envisager comme polie, à faire un examen plus délicat de son talent et de son style. Qu'il nous suffise d'avoir détaché de ses peintures historiques ce qui peut éclairer l'histoire générale de Rome sous l'empire. Malgré l'exagération quelquefois suspecte de son langage, ce fidèle interprète des opinions vulgaires fait bien connaître l'esprit de son-temps, par cela précisément qu'il s'est formé, non dans les écoles de philosophie dont l'enseignement devance souvent le siècle, mais dans les officines de la rhétorique, où l'on ne met en œuvre que des idées communes et déjà répandues. C'est pourquoi on rencontre chez lui tant de préventions romaines fortement enracinées et un certain nombre de sentiments nouveaux, confus, mal compris, qui percent ça et là dans ses satires avec une étonnante vigueur. Qu'il nous soit permis de rappeler et de présenter en raccourci cette suite de tableaux où Juvénal a peint les différentes classes de la société romaine. On y voit comment le patriciat, jadis exclusif et jaloux, est écrasé par les empereurs, avili par sa propre corruption et de toutes parts envahi. Avec lui tombent de vieilles barrières et les privilèges d'un peuple et d'une caste. Les affranchis arrivent à la lumière, prennent leur place au soleil et ouvrent la voie à ceux qui marchent derrière eux et qui seront affranchis demain. En même temps, pendant gue les préjugés contre la race servile sont surmontés par la force des choses, s'affaiblissent et s'effacent, Rome devient le refuge de tous les vaincus, les étrangers pénètrent dans la cité et étendent chaque jour leur pacifique conquête. Les Grecs, par le prestige de leurs arts et leur habileté insinuante, s'emparent des classes élevées et imposent aux vainqueurs leurs mœurs, leur langue et leur littérature. Dans les bas-fonds, les Asiatiques, les juifs, les chrétiens, propagent leurs croyances méconnues et préparent obscurément l'avenir. La multitude des pauvres, mécontente du présent, murmure, se plaint -et proteste contre cette société épuisée qui ne sait rien faire pour eux. Enfin les esclaves comptent pour quelque chose et sont au moins réhabilités par la pitié. Il se fait partout un sourd et vaste travail de lente transformation. L'institution politique seule demeure, mais sous ce solide édifice qui abrite tant de pensées hétérogènes et d'éléments disparates, tout se mêle, se confond, aspire à l'unité, se nourrit d'inquiètes espérances. Même en lisant le satirique Juvénal, on sent que le monde ancien troublé éprouve de vagues tressaillements et qu'il porte dans ses flancs les germes d'une doctrine et d'une société nouvelles.

 

 

 



[1] Satires, I, 1.

[2] I, 7.

[3] I, 18.

[4] I, 149.

[5] I, 150-171.

[6] ....Experiar quid concedatur in illos,

Quorum Flaminia tegitur cinis atque Latina. (I, 170.)

[7] M. Despois vient de traduire Juvénal et Perse avec beaucoup d'esprit, de vigueur et non sans réserve, là où elle est nécessaire.

[8] Panégyrique, ch. XLV.

[9] Panégyrique, ch. XLVIII.

[10] Panégyrique, ch. LIII.

[11] Satires, V, 37.

[12] Panégyrique, ch. LV.

[13] Panégyrique, ch. LXIX.

[14] Satires, VII, 1-7.

[15] Satires, VII, 20.

[16] Satires, VII, 151.

[17] Satires, II, 77.

[18] Qu'on se rappelle, par exemple, la peinture si vivante et si horriblement comique de ce qu'on peut appeler la Terreur sous Tibère (Sat., X, 56-89), et la parodie d'une délibération du sénat (Sat., IV).

[19] Salluste, Jugurtha.

[20] VIII, 1-12.

[21] Ce tableau existe en effet dans la galerie du Luxembourg. M. Couture parait avoir eu sous les yeux les vers de Juvénal quand il représentait une orgie romaine à l'époque des Césars. Une troupe de convives, hommes et femmes, épuisés par les plaisirs, étourdis par les vapeurs du vin, à demi plongés dans le sommeil, essaye encore de ranimer la joie qui ne peut renaître. Un lourd ennui pèse sur tous ces fronts patriciens aussi flétris que les fleurs qui les couronnent. Dans la salle splendide du festin se dressent d'espace en espace de blanches statues, images des vieux Romains, qui semblent contempler dans l'immobilité du marbre et de l'impassible vertu leur méprisable postérité. Le peintre n'a fait que développer, à l'aide du pinceau et dans les conditions que demande la peinture, ces vers du poète :

Si coram Lepidis male vivitur. . . . .

. . . . . . . . Si luditur alea pernox

Ante Numantinos.

Et l'on pourrait écrire sous forme de légende, au bas de cette grande page d'histoire, ces autres vers de Juvénal empruntés à la même satire :

Incipit ipsorum contra te stare parentum

Nobilitas, claramque facem præferre pudendis.

[22] I, 88-93.

[23] VIII, 54-55.

[24] Suétone, Néron, 22. Tacite, Ann., XIV, 14.

[25] VIII, 146-154.

[26] Suétone, Néron, 26. Tacite, Ann., XIII, 25.

[27] Juvénal va nous ouvrir un de ces refuges nocturnes de malfaiteurs, où s'entasse la population interlope des grandes villes, où les jeunes Romains allaient étudier les Mystères de Rome.

[28] Satires, VIII, 171-182.

[29] I, 100.

[30] VIII, 186-194.

[31] M. Gérome l'a mise sous nos yeux dans un tableau fort remarqué à une des dernières expositions.

[32] VIII, 199-209. — Les femmes mêmes descendent dans l'arène. Voy. Sat., I, 22 ; VI, 251.

[33] Lettres, VI, 34.

[34] III, 153-158.

[35] I, 99-112.

[36] Pallas n'a pas été moins adulé que Séjan dont un chevalier romain osait dire en plein sénat : Janitoribus ejus notescere pro magnifico accipiebatur. Tacite, Ann., VI, 8.

[37] III, 29-33.

[38] III, 34-40.

[39] I, 24.

[40] I, 158-162.

[41] I, 26-29.

[42] IV, 5 ; VII, 180 ; XIV, 91 ; IV, 23-33.

[43] Ann., XV, 44.

[44] Sat., VI, 298.

[45] III, 60-66.

[46] Pro Flacco, I, 28.

[47] VI, 292-297.

[48] VI, 16.

[49] XIV, 240.

[50] X, 176-178.

[51] III, 70-80.

[52] III, 81-85.

[53] III, 86-89.

[54] III, 100-103.

[55] Eunuque, acte III, sc. II.

[56] III, 104-106.

[57] III, 119-124.

[58] XIII, 38-52.

[59] II, 149-151.

[60] VIII, 175.

[61] VI, 511-541.

[62] Delphis oracula cessant. VI, 555.

[63] Tacite, Hist., I, 22.

[64] VI, 553-591. — Divitibus responsa dabit Phryx augur et Indus.

[65] XIV, 100-104.

[66] XIV, 105.

[67] XIV, 94.

[68] III, 13-16.

[69] VI, 542-547.

[70] V, 8 ; IV, 117 ; XIV, 301 ; VI, 34 ; V, 11.

[71] I, 101.

[72] Dicere vix possis quam multi talia plorent. XIV, 130.

[73] III, 182.

[74] VI, 348.

[75] XI, 43.

[76] Voir sur la misère des classes lettrées toute la septième satire.

[77] VIII, 275.

[78] XIV, 16.

[79] VI, 219-222.