LES MORALISTES SOUS L'EMPIRE ROMAIN — PHILOSOPHES ET POÈTES

 

LA PRÉDICATION MORALE POPULAIRE. — LES SOPHISTES GRECS SOUS L'EMPIRE.

 

 

I. — La renaissance grecque après les douze Césars.

Cette morale profonde et délicate que nous admirons dans les livres de Sénèque, d'Épictète et de Marc-Aurèle, et dont la pureté ne pouvait convenir qu'à des âmes d'élite, ne laissait pas de se répandre de proche en proche dans le peuple, qui, sans la comprendre toujours, l'écoutait avec plaisir et l'accueillait avec des applaudissements. D'innombrables orateurs qui n'avaient qu'une demi-science, d'élégants déclamateurs à la recherche de succès oratoires, souvent aussi des sectateurs ardents de la philosophie, des sages proscrits et chassés de Rome, allaient à travers le monde et jusqu'aux extrémités de l'empire, jetant à tous les vents sur les places, dans les théâtres et les basiliques, les préceptes de la sagesse. Dans l'antiquité, même sous les gouvernements despotiques, la parole était libre, pourvu qu'elle ne parût pas séditieuse, et le premier orateur venu pouvait haranguer la foule. Dans le monde grec surtout les antiques usages de l'éloquence avaient survécu à la liberté. On s'explique ainsi comment les apôtres ont pu prêcher publiquement l'Évangile. Aux yeux des païens ils étaient des déclamateurs, des sophistes, des philosophes, moins sensés que les autres, mais qui avaient le droit, comme tout le monde, de répandre leurs visions. Il n'est pas hors de propos d'esquisser ici en traits généraux ces usages oratoires si peu connus, souvent puérils et ridicules, et qu'il importe de connaître parce qu'ils ont été favorables à la propagation non-seulement de la philosophie, mais du christianisme.

La renaissance littéraire, qui, sous le règne des Antonins, jeta un dernier éclat sur les lettres profanes, et que l'en compare quelquefois aux siècles des Périclès et d'Auguste, ne mérite pas cet excès d'honneur, malgré les grands noms de Marc-Aurèle, de Lucien et de Plutarque. Mais peut-être n'est-il pas dans l'histoire de l'esprit humain une époque qui présente plus de sujets d'études curieuses, qu'on l'envisage en philosophe, en chrétien ou en simple amateur des lettres. C'est le moment où la domination romaine, qui s'étend sur l'univers, a mis en contact tous les peuples et préparé le conflit des trois grandes civilisations antiques de la Grèce, de Rome, de l'Orient. Rome, par son génie politique et la puissance de ses institutions, possède et gouverne le monde ; la Grèce, par les arts, par sa littérature, par sa langue devenue universelle, est la souveraine maîtresse des esprits et de l'opinion, tandis que le souffle religieux du christianisme effleure déjà les âmes et les pénètre quelquefois d'une influence qui ne tardera pas à devenir féconde. Notre dessein n'est pas de décrire cette lutte confuse d'où sortira une société nouvelle et régénérée ; nous avons voulu simplement faire sentir en deux mots quelle espèce d'intérêt l'approche d'une si grande révolution morale peut donner même à un modeste chapitre d'histoire littéraire.

Pour comprendre comment, au deuxième siècle de l'ère chrétienne, l'éloquence grecque refleurit tout à coup, et comment un si grand nombre de sophistes et d'orateurs parut à la fois dans toutes les parties de l'empire romain, il faut se rappeler que l'art de la parole ne fut jamais négligé parles Grecs aux plus tristes époques, de leur décadence. Durant la domination macédonienne et sous la conquête romaine, ils mirent à profit les loisirs de la servitude pour se livrer plus que jamais à des études oratoires, que la chute de leurs institutions libres semblait pourtant rendre inutiles. De citoyens qu'ils étaient, ils se firent hommes de lettres, et, avec l'insouciance d'un peuple qui n'a plus de patrie, ils se répandirent sur le monde, apportant aux nations les plus éloignées leurs arts, leurs mœurs élégantes et surtout leur rhétorique. En effet, les rhéteurs de la Grèce s'emparèrent de l'Asie, à la suite des armées d'Alexandre ; et de l'Hellespont jusqu'à l'Inde et l'Égypte, leur enseignement jeta des semences qui ne furent pas perdues. Sur tout le rivage asiatique de la Méditerranée, il se forma des colonies qu'on pourrait appeler les colonies de l'intelligence, et qui, de proche en proche, finirent par gagner tout l'Orient. D'un autre côté, la conquête romaine ouvrit aux Grecs le chemin de l'Occident. On sait comment les philosophes et les rhéteurs de la Grèce furent reçus à Rome, avec quelle admiration par les uns, avec quelle défiance patriotique par les autres. A la fin de la république, ils sont déjà les maîtres et les confidents des plus illustres personnages romains. Au temps de l'empire, l'oubli des anciennes traditions, la corruption des mœurs, le goût des lettres, les exigences et les caprices du luxe mirent de plus en plus la société romaine sous la dépendance des arecs, qui avaient su se rendre nécessaires par leurs talents sérieux ou frivoles, par la science, par l'éloquence aussi bien que par les mille futilités de leurs arts voluptuaires. Aussi, dès le deuxième siècle, la langue latine est déjà corrompue et porte des traces visibles de la barbarie naissante. Après Tacite, à une époque si rapprochée du siècle d'Auguste, les Romains ne peuvent plus citer dans leur littérature un seul nom digne d'estime, tandis qu'une nouvelle floraison des lettres grecques permet d'appeler le siècle des Antonins une renaissance. Ainsi ce petit peuple vaincu, humilié, souvent méprisé, n'a pas cessé de s'occuper des lettres, qui étaient son meilleur patrimoine. Ne pouvant plus produire des œuvres originales, il étudia du moins les anciens modèles, et fit des efforts pour empêcher que la tradition fût interrompue et que la littérature pérît dans cet interrègne du génie. Il semble comprendre que 'la culture littéraire n'est pas seulement une gloire, mais encore une puissance, et, après bien des siècles d'attente, à travers bien des vicissitudes, il a été récompensé de sa persévérance et de sa religion ; il a vu la langue de ses vainqueurs submergée, engloutie par la sienne, et il a eu ce singulier honneur de prêter à Rome, devenue la capitale du monde, un dernier éclat, comme pour éclairer son triomphe.

Après les règnes de Néron et de Domitien, et les terribles révolutions qui avaient agité l'empire, l'avènement de Nerva et des Antonins fut comme un immense soulagement pour Rome et les provinces. La protection de quelques princes éclairés et justes ranima tout à coup l'éloquence grecque, qui paraissait éteinte. Une feule incroyable d'orateurs apparaît alors et se met en mouvement depuis la Gaule jusqu'à l'Asie. Ils vont de ville en ville, réveillant partout l'amour du beau langage. Les disciples rivalisent avec les maîtres, qui se multiplient chaque jour. Il semble que le monde, si longtemps atterré par une abominable tyrannie, ait retrouvé tout à coup la parole, et qu'il éprouve le besoin d'en abuser, comme pour se dédommager d'un trop long silence. Parmi ces orateurs, communément appelés sophistes, les uns, qui n'ont fait que de l'art pour l'art, méritent leur nom dans son acception injurieuse ; les autres, en mettant leur éloquence au service de la morale, ont droit à plus de respect. Sans prétendre, dans cette étude, tracer toute leur histoire, nous voudrions faire connaître en quelques mots, d'après les témoignages de l'antiquité, leurs mœurs, leurs habitudes, leur caractère et leur talent[1].

 

II. Les sophistes rhéteurs.

Malgré la protection de ces empereurs amis des lettres on ne verra point renaître cette saine et vigoureuse éloquence des anciens temps, qui puise sa force dans un grand intérêt public et qu'animent une conviction profonde et un patriotisme héroïque. Les orateurs peuvent avoir encore de l'imagination, de la facilité, connaître tous les agréments du style et de la diction ; il ne leur manque qu'une chose : la matière même de l'éloquence. L'administration romaine tient l'empire dans une muette dépendance et envoie partout ses magistrats et ses règlements ; les provinces reçoivent des ordres de Rome sans les discuter, et la politique est tout entière dans le conseil du prince. Les tribunaux offriraient encore une belle carrière au talent, si cette vaste centralisation ne faisait point partout le vide, en évoquant toutes les causes qui, par l'importance des intérêts, pourraient agrandir les débats judiciaires. A une pareille époque, une seule espèce d'éloquence pouvait convenir : je veux parler du genre asiatique, qui prit naissance au temps d'Alexandre, au moment de la décadence des Grecs, qui fleurit sous la domination macédonienne, fut de plus en plus en honneur depuis la conquête romaine et qui paraissait inventé tout exprès pour un peuple asservi. En effet, les Grecs, dépouillés de leurs institutions, condamnés à la tutelle de leurs vainqueurs, trouvaient encore, amoureux qu'ils étaient de beaux discours, une ressource et une occupation dans cet art oriental qui consiste à cacher le vide des pensées et la faiblesse des sentiments sous le luxe des images et le faste des paroles. Déjà, au temps d'Auguste, Denys d'Halicarnasse avait jeté un cri d'alarme en voyant les progrès de cette rhétorique impudente et orgueilleuse qui avait remplacé l'ancienne éloquence, semblable à une courtisane qui s'impose à une honnête maison et fait la loi à la mère de famille. C'étaient là sans doute de justes, mais d'inutiles regrets ; les Grecs continuaient à cultiver cet art mensonger qui leur permettait du moins de parler encore, alors qu'ils n'avaient plus rien à dire ; ne voulant pas renoncer à la parole qui jadis avait fait leur gloire, ils cherchaient à se faire illusion à eux-mêmes et aux autres, et, pour n'avoir pas l'air d'être privés de cet antique patrimoine de l'éloquence, il s'attachaient de plus en plus à ce style asiatique qui avait l'avantage de couvrir leur indigence d'un superbe vêtement.

Il ne serait pas juste d'attribuer uniquement à leur abaissement politique la frivolité des exercices oratoires que nous essaierons de décrire. De tout temps, ils ont fait volontiers de la parole un amusement et un spectacle. Même aux plus beaux jours de la démocratie, ils aiment déjà les disputes inutiles, les artifices de la pensée et du style, lés surprises de la dialectique. Le succès de Gorgias, de Protagoras et des autres sophistes contemporains de Socrate, montre assez combien les Grecs estimaient les futilités brillantes et difficiles. Aussi, quand la conquête romaine leur permit de se livrer entièrement à leur goût littéraire, on voit qu'ils se rejettent avec plaisir et sans effort sur les plus minces bagatelles qui peuvent leur offrir un sujet de discours. Comme les intérêts et les passions de la vie publique leur sont interdits et ne fournissent plus rien à leur faconde naturelle, ils ont recours à la fiction. Ils transportent leur imagination dans ces temps heureux où Périclès et Démosthène parlaient du haut d'une véritable tribune ; ils aiment à s'enchanter, dans la servitude, de ces souvenirs patriotiques. Ils se figureront, par exemple, qu'ils vivent à l'époque des guerres médiques ; ils prendront le rôle d'un orateur populaire et poursuivront de leurs invectives, à cinq siècles de distance, Darius ou Xerxès. Les noms des fameuses victoires remportées sur les Perses retentissaient si souvent dans leurs discours, que les Grecs eux-mêmes riaient quelquefois de cette indignation surannée à propos d'événements si lointains et donnaient à l'un de ces sophistes le sobriquet de Marathon[2]. C'étaient là leurs sujets favoris qui produisaient toujours le plus d'effet, et pour lesquels ils réservaient leurs plus beaux mouvements d'éloquence. Dans le genre judicaire, ils inventaient des causes fictives aussi bizarres que possible, assez romanesques pour piquer la curiosité, assez embarrassantes pour donner à tous les auditeurs l'envie de chercher le mot d'une énigme ; par exemple : l'auteur d'une sédition doit être puni de mort, celui qui l'apaise a droit à une récompense ; l'auteur de la sédition l'apaise lui-même et demande la récompense[3]. Il s'agissait de plaider pour ou contre cet accusé imaginaire. Ou bien on remontait jusqu'aux temps fabuleux et on faisait parler quelque héros d'Homère : discours de Ménélas quand Hélène vient de lui être ravie ; ce qu'a pu dire Hector en apprenant que Priam s'est assis à la table d'Achille. Il est inutile de distinguer ici toutes les variétés de ces déclamations plus ou moins ingénieuses et presque toujours puériles. Qu'il nous suffise de savoir que la singularité du sujet et du titre était le plus sûr moyen d'éveiller l'attention. Allécher les curieux par une amorce nouvelle, annoncer une histoire impossible, proposer un problème qui n'a point de solution raisonnable, faire voir ainsi d'avance les difficultés que l'orateur s'engage à surmonter, c'était déjà se donner un iman prestige : une faconde élégante, émaillée d'atticismes, ou relevée par toutes les enluminures du style asiatique, faisait le reste.

Les diverses espèces de panégyriques fournissaient surtout une ample matière aux discours. On faisait l'éloge des dieux, des héros, des empereurs, des magistrats, des villes, éloges faciles dont la monotonie ne rebutait personne, parce que. la flatterie, pour être goûtée, n'a pas besoin d'être exquise et qu'on pouvait toujours lui donner un nouveau prix par l'excès de l'adulation. Cependant ces orateurs n'étaient jamais plus admirés que lorsqu'ils avaient le bonheur de trouver un sujet où la louange fût un tour de force. Célébrer Jupiter ou Achille, ce n'était point merveille, les moins habiles pouvaient le tenter et s'en tirer avec honneur. Mais ne fallait-il pas un rare génie pour faire le panégyrique de la fièvre, de la goutte ou pour chanter le vomissement ? Il faut remarquer que ce n'étaient point les orateurs médiocres et méprisés, mais les plus grands talents de l'époque, qui s'engageaient dans ces belles entreprises[4]. Ils pensaient que c'étaient là d'excellents exercices, que l'art éclate d'autant plus que la matière est plus vile, et, comme on disait alors, que plus la terre est ingrate et rebelle, plus il y a de mérite à en faire sortir des fleurs. Ils suivent à la lettre ce principe d'Isocrate : que le discours a naturellement la vertu de rendre les choses grandes petites, et les petites grandes. Aussi cette mode, qui n'était pas nouvelle dans l'histoire de la sophistique, excitait l'émulation des orateurs, qui se mettaient en quelque sorte au défi, et composaient à l'envi des panégyriques dont les objets allaient toujours en décroissant. Le chantre de l'âne fut bientôt éclipsé par celui de la souris ; celui-ci dut se déclarer vaincu en entendant célébrer le hanneton. A l'époque dont nous parlons, on en était à la mouche, au cousin, à la puce. Où se seraient-ils arrêtés s'ils avaient connu le microscope ?

Ces choses, et d'autres encore, n'étaient pas seulement des exercices de style, destinés à tomber dans l'oubli. Au contraire, un public, avide d'émotions littéraires, attendait avec impatience ces merveilles oratoires, que le sophiste se chargera bientôt de déclamer lui-même sur la place publique, dans un théâtre, dans une basilique on bien encore dans la salle spacieuse qu'un riche amateur des lettres met à la disposition d'un auditoire choisi. Deux jours à l'avance, des esclaves ont parcouru la ville pour avertir les invités, des banquettes sont louées, l'estrade est élevée et le fauteuil est couvert d'un coussin moelleux. L'heure est venue où l'on entendra ce discours dont l'indiscrétion de quelques amis a déjà révélé les beautés. Le sophiste paraît, portant avec grâce son manteau de pourpre ; ses cheveux sont parfumés, ses joues brillantes de fard, et sur sa tête on admire une couronne de fleurs ou de laurier artificiel, dont les baies sont autant de rubis. Après le compliment d'usage, adressé à l'auditoire avec un sourire insinuant et bien étudié d'avance, il entre en matière et ajoute aux charmes de son discours par la douceur de sa prononciation, par l'élégance de ses poses nonchalantes et le mouvement calculé de ses mains, où étincellent des pierreries. Nous savons avec quel art les sophistes récitaient, par quel débit charmant ils faisaient valoir les choses les plus indifférentes, comment ils caressaient l'assemblée de la voix et du geste, comment enfin ils amollissaient la langue grecque, qu'ils trouvaient trop rude malgré son harmonie, et faisaient à peine sentir les consonnes pour donner encore plus de suavité à leur diction, On trouve dans les auteurs du temps bien des traits et des détails qui, réunis et rapprochés, peuvent servir à composer le portrait naturel du sophiste élégant. Mais il y a plus d'une manière de se singulariser. D'autres, qui aiment mieux déclamer dans la rue que dans les demeures opulentes, et qui, plus particulièrement adonnés à la philosophie, veulent attirer l'attention par une autre bizarrerie non moins raffinée, par l'ostentation de l'austérité ; ceux-là marchent pieds nus et laissent voir, avec non moins d'orgueil, leur chevelure hérissée, leur barbe inculte, les trous de leur manteau et leurs ongles menaçants. L'éloquence était devenue une représentation théâtrale, dont la mise en scène n'était point négligée, où l'orateur prenait le costume de son rôle, et par la beauté de son ajustement ou par l'horreur de ses haillons, par sa voix mielleuse ou la rudesse de son accent, s'emparait à la fois des yeux et des oreilles pour obtenir plus sûrement ce qu'il cherchait surtout, les applaudissements.

L'admiration du public ne faisait point défaut à ces artistes de l'éloquence. L'orateur prenait toutes les peines du monde pour assurer son succès, et l'auditoire y mettait assez de complaisance pour ne pas l'en priver. Les louanges, les interruptions flatteuses, les battements de mains ne paraissaient que des témoignages trop ordinaires d'une satisfaction modérée, qui ne suffisaient ni à l'ambition de l'orateur, ni à l'enthousiasme de l'assemblée. Le sophiste n'était content que lorsque, après un mot d'un effet inattendu, après une tirade enlevée avec une impétuosité irrésistible, il entendait des acclamations, des cris, quand il voyait les auditeurs s'agiter sur leurs bancs, se livrer aux transporta d'une fureur bachique, secouer, leurs vêtements, quelquefois se lever et courir comme des insensés. Je n'entrerai pas dans le détail des formules admiratives, dont la liste serait longue ; qu'il nous suffise de savoir que le public criait : Des couronnes ! des couronnes ! Aussi, le sophiste vraiment habile, qui connaissait le prix de la gloire et qui était assez riche pour la payer, ne manquait pas de s'adresser à des entrepreneurs de succès oratoires. Ceux qui se respectaient le plus, et qui avaient assez d'amis pour mettre en branle l'admiration de l'auditoire, avaient grand soin de les convoquer et ne s'en cachaient pas. Marc-Aurèle, passant à Smyrne, demanda au célèbre rhéteur Aristide quand il aurait le plaisir de l'entendre. Celui-ci lui répondit : Proposez-moi un sujet aujourd'hui et je parlerai demain je ne suis pas de ceux qui n'ont qu'à ouvrir la bouche pour en jeter des phrases ; j'ai besoin de méditation. C'était assez modeste pour un sophiste ; mais avec quelle candeur il ajouta aussitôt : Vous voudrez bien, seigneur, permettre à mes amis d'assister à la séance. L'empereur y consentit. Vous leur permettrez aussi d'applaudir et de se récrier de toutes leurs forces. Marc-Aurèle sourit et répondit finement : Oh ! cela dépend de vous[5].

Les applaudissements et les démonstrations furieuses d'un enthousiasme, véritable ou simulé, étaient d'un usage si général, que, plus tard, on les entendait retentir, même dans les temples chrétiens. En lisant les homélies des Pères de l'Église, on s'aperçoit souvent qu'ils sont interrompus par des cris d'admiration ; et ces orateurs sacrés, qui avaient renoncé à la gloire et dont le zèle était tout apostolique, respectent ordinairement ces anciennes coutumes et ne songent pas à les condamner. On trouve dans les sermons de saint Augustin bien des preuves de cette tolérance, qui paraissait alors toute naturelle. Un jour, prêchant sur la concupiscence, il fit une si vive peinture, que le peuple couvrit sa soin d'applaudissements et de cris ; le grand docteur se contenta de reprendre son discours en disant : Pourquoi vous récriez-vous, si ce n'est parce que vous vous êtes reconnus ?[6] Tout le monde a lu dans Fénelon ce récit d'une naïveté sublime où l'évêque d'Hippone raconte lui-même que, dans un sermon sur les jeux sanglants du Cirque, il remporta la véritable victoire de l'éloquence, qui est de convertir les âmes : Je crus, dit-il, n'avoir rien gagné pendant que je n'entendais que leurs acclamations ; mais j'espérai quand je les vis pleurer. Les acclamations montraient que je las avais instruits et que mon discours leur faisait plaisir ; mais leurs larmes marquèrent qu'ils étaient changés[7]. Voilà une éloquence dont les sophistes ne se doutaient pas, l'éloquence des larmes, qui. devait bientôt jeter dans le plus profond mépris toute cette rhétorique inutile et indécente. Dans les temples latins, ces témoignages d'admiration, qui nous semblent aujourd'hui indignes de la majesté du lieu, ne manquaient pas d'une certaine dignité ; mais les Grecs, même au sein du christianisme, conservèrent encore leurs manières extravagantes et ces usages chers aux sophistes. Saint Jean-Chrysostome a réprimé plus d'une fois ose désordres d'un enthousiasme trop profane : Dans les églises, je ne condamne point les louanges, mais je ne puis souffrir ces mouvements de pieds, ces cris discordants, mes mains que vous agitez dans les airs, cette gesticulation indiscrète et tous ces usages impies et honteux que vous apportez des cirques et des théâtres[8]. Les Grecs étaient incorrigibles et demeuraient fidèles à ces étranges coutumes. Le christianisme changeait les cœurs et les mœurs, mais ne changeait pas les manières de ce peuple, que Juvénal a eu raison d'appeler la nation comédienne.

Nous n'avons vu jusqu'ici le sophiste que dans les réunions particulières et choisies. Mais ce n'était là qu'un petit théâtre pour les débutants, les caractères timides, les faibles voix ou les modestes ambitions. La grande gloire, il fallait la chercher sur les places publiques, au milieu de tout un peuple assemblé. Quand ces orateurs nomades avaient fait quelque part une ample récolte de couronnes et d'argent, ils se gardaient bien de prolonger leur séjour, de peur de laisser l'enthousiasme se refroidir, et se hâtaient de chercher ailleurs de nouveaux honneurs et d'autres avantages. Ils étaient presque toujours reçus avec une curiosité impatiente. Quand le bruit se répandait qu'un sophiste allait arriver, la vie était en quelque sorte suspendue, toute une population courait à sa rencontre, les ouvriers mêmes désertaient les ateliers et les jeunes gens surtout s'attachaient à lui, selon l'énergique expression d'un ancien, comme le fer à l'aimant[9]. S'il n'y avait point dans la ville un autre sophiste célèbre, le nouveau débarqué se contentait de prononcer un de ces discours d'apparat où entrait nécessairement le panégyrique de la cité, où il prouvait longuement que la ville avait été fondée par Hercule ou par quelque autre dieu. Mais si la place était déjà occupée par un orateur en renom, l'étranger, selon l'usage, le provoquait à une sorte de tournoi oratoire. Refuser la lutte était impossible, c'était se déclarer vaincu d'avance, détruire soi-même la bonne opinion qu'en avait donnée de son talent, et se couvrir de honte. Aussi, quelle angoisse pour un vieil athlète obligé de se mesurer avec un jeune homme et de, risquer dans une bataille décisive son ancienne renommée ! Honneurs, réputation, fortune, il faut tout livrer aux hasards d'une improvisation aventureuse. Malgré la futilité de ces luttes singulières, le spectacle était émouvant et dramatique. Plus d'une fois on vit un sophiste, en entendant les brillantes nouveautés de son adversaire, les frémissements de la foule, ses applaudissements, ses clameurs, en sentant que sa propre gloire, si lentement amassée, allait lui échapper en un moment, perdre contenance, chercher avec effort une réponse embarrassée, et, comme étouffé par l'émotion et la rage de l'impuissance, pâlir, chanceler et tomber mort sur la place[10]. Mais aussi, quel triomphe pour le vainqueur ! On le reconduisait en grande pompe jusqu'à sa demeure ; le magistrat romain lui faisait cortège à la tête de ses soldats ; on l'appelait un rossignol, une sirène ; on lui donnait le titre de prince, de roi, et les plus fanatiques l'entouraient avec amour et baisaient avec dévotion ses mains, ses pieds, sa poitrine, comme la statue d'un dieu[11].

On se figure aisément avec quel art et quels soins les sophistes devaient se préparer de pareils triomphes, quand on sait que ces témoignages bizarres de l'enthousiasme en délire n'étaient pas stériles et rapportaient autant d'argent que de gloire. Cependant le plus sûr moyen de s'enrichir était de réunir autour de sa chaire une foule de disciples qui recueillaient avidement les paroles du maitre peur se rendre dignes à leur tour de si grands honneurs, et qui payaient largement ce noviciat de l'éloquence. C'était à la fois le profit et la marque de la supériorité. Aussi les plus grands orateurs étaient-ils fiers de ce nombreux cortège qui les accompagnait en public et les suivait même quelquefois dans leurs voyages. Il n'est serte de ruses qu'ils n'aient inventées, afin de se procurer des disciples, et, pour grossir leur auditoire, ils ne se faisaient pas scrupule de débaucher celui d'un rival par des flatteries, des cadeaux et d'autres moyens encore plus ingénieux. On raconte l'histoire d'un sophiste débutant, sans talent, mais non pas sans esprit, qui, désirant à tout prix se faire un nom, s'avisa de prêter de l'argent sans intérêt à tous ceux qui voulaient bien lui en emprunter, à la seule condition qu'ils seraient assidus à ses déclamations ; l'absence était considérée comme une banqueroute, et le débiteur insolvable livré à la rigueur des lois. Mais les plus illustres de ces sophistes n'avaient besoin que de leur réputation pour attirer un concours incroyable de jeunes gens de tous les pays ; et Scopélien, par exemple, qui déclamait à Smyrne, voyait autour de lui tout un peuple de disciples accourus de la Grèce, de l'Assyrie, de la Phénicie, de l'Égypte. Malheureusement ils ne pouvaient pas toujours, dans leurs courses vagabondes, traîner à leur suite tous ces satellites dévoués ; mais leur esprit inventif leur fournissait, dans une occasion solennelle, le moyen de se faire un cortège honorable : témoin ce sophiste voyageur, qui, débarquant à Rhodes pour donner une grande fête oratoire, pensa qu'il était de sa dignité de se montrer avec son escorte ordinaire, et, trouvant sur le port des rameurs et des matelots de loisir, il les enrôla, acheta des costumes, et après les avoir habillés comme des amateurs de la belle éloquence, il fit dans l'assemblée une entrée magnifique à la tête de cette armée navale[12].

Bien que le bruit qui se faisait autour de leur nom fût l'ouvrage de cette habileté dans la mise en scène autant que de leur éloquence, ils ne laissaient pas de prendre leur gloire au sérieux, et se plaçaient naturellement au-dessus de tous les hommes. Un jour, un empereur proposait à l'un d'eux de l'élever aux plus hautes dignités ; celui-ci répondit avec un orgueil candide qu'il n'aspirait pas à descendre et qu'il resterait sophiste[13]. Un autre, envoyé en ambassade auprès d'Antonin, et mortifié de ce qu'on ne l'avait pas encore remarqué au milieu des courtisans, s'écria : César, fais donc attention à moi. Le prince, irrité de cette insolence, lui répartit : Je te connais ; tu es cet homme qui soigne si bien sa chevelure, ses dents et ses ongles[14]. Même devant leur auditoire qu'ils ménageaient, nous l'avons vu, avec la délicatesse la plus raffinée, il leur. arrivait parfois d'étaler une jactance qui passe les limites de l'audace et du ridicule ; on peut s'en faire une idée par cet exorde de Polémon : Athéniens, on dit que vous êtes de bons juges en éloquence ; je saurai tout à l'heure si vous méritez votre réputation[15]. Enfin leur vanité était si susceptible, si connue, si facilement pardonnée, qu'un de ces orateurs aimés du public, apercevant dans l'assemblée un auditeur endormi, osa descendre de son estrade, pompeusement, à pas comptés, et, avec la dignité qui convient à un grand homme outragé, il réveilla l'attention de l'innocent dormeur par un majestueux soufflet[16].

Comment n'auraient-ils point perdu l'esprit, ces enfants gâtés de la mode et ces favoris de la popularité, quand ils voyaient accourir au-devant d'eux la foule ignorante et lettrée, quand les princes leur envoyaient de l'argent, des esclaves, des chevaux ; lorsque, dans quelque désastre public, les villes les choisissaient comme ambassadeurs pour défendre leurs intérêts ; quand ils savaient que des rois indiens écrivaient des extrémités du monde à un roi d'Occident pour le prier de leur faire cadeau d'un sophiste[17] ; quand des règlements et des lois leur conféraient des prérogatives et des immunités ; quand de pieux admirateurs de l'art oratoire leur offraient parfois des libations comme à des dieux ; quand enfin on élevait à l'un d'eux une statue colossale avec cette inscription : Rome, reine du monde, au roi de l'éloquence[18]. Ils étaient à la fois étourdis et enivrés par la fumée de la gloire et celle de la richesse. Dans leur maison, en voyage, ils étalaient un faste royal. Polémon ne sortait que sur un char magnifique attelé de chevaux phrygiens ou gaulois, suivi d'une troupe de valets et d'une meute de chiens ; et quand Adrien allait déclamer, ses auditeurs admiraient d'abord le frein d'argent de ses coursiers et les pierres précieuses qui couvraient l'orateur.

Nous ne disons rien de leurs mœurs, on peut les deviner. Le cœur est trop près 'de l'intelligence pour que la corruption de l'une ne passe point à l'autre ; il n'était point possible de se livrer tout entier à ces jeux frivoles de l'esprit, à ces recherches minutieuses de la vanité, sans renoncer à la véritable estime de soi-même et à la fierté d'un honnête homme. Aussi leurs dissensions, leurs jalousies, leur avarice sont aussi célèbres que leur arrogance, et leur vie voluptueuse a été telle qu'elle a donné naissance à un proverbe : Vivre comme un sophiste.

Si nous avons emprunté à Philostrate, à Eunape, et en général aux auteurs de l'époque les détails les plus singuliers, ce n'est point pour faire croire que tous les sophistes fussent au même degré déraisonnables, mais uniquement pour montrer, par des exemples frappants, quel était le caractère de cette éloquence. On voit ce qu'elle était devenue, faute de sujets : une vaine déclamation, un jeu théâtral, avec des poses d'histrion et des costumes éclatants, un chant efféminé, enfin le digne amusement d'une société oisive et servile. Rien de grand, rien de sensé ne pouvait sortir de ces pûtes intéressantes sans doute, parfois tragiques et pourtant ridicules, parce que le prix de la lutte n'était que la satisfaction d'un amour-propre et que la lutte elle-même n'était que le combat de deux vanités. Le style valait les pensées et ne pouvait être qu'un assemblage ingénieux de vieilles métaphores rajeunies, d'expressions détournées de leur sens ordinaire pour leur donner un air de nouveauté, de mots poétiques semés avec art, comme les rubis sur le manteau de l'orateur, et une harmonie toujours également musicale dont la fadeur est bientôt un tourment pour l'oreille. Mais on est tenté d'avoir de l'indulgence pour ces défauts odieux, quand on songe que les Grecs de cette époque ont eu du moins le mérite de rester fidèles à leurs traditions littéraires, qu'ils n'ont pas renoncé, malgré le malheur des temps, au culte de l'éloquence, qu'ils ont essayé, n'importe comment, de l'honorer encore avec une persistance qui est plus respectable que les ouvrages qu'elle a produits. Ne faut-il pas compatir aux efforts de cette passion toujours vivante qui leur fait chercher partout, dans la mythologie, dans l'histoire, dans les lieux communs de la morale, une matière à des discours ? S'il était permis d'emprunter le langage emphatique de l'époque et d'expliquer notre pensée par une comparaison que le sujet autorise et qui est dans le goût des sophistes, nous dirions que les Grecs de la décadence ressemblent à ces animaux industrieux que leur instinct pousse à construire des ponts sur les lacs et les rivières, et qui, alors même qu'ils sont en captivité, continuent encore à rassembler tons les débris, tous les objets qu'ils rencontrent, comme des matériaux d'une inutile construction ; ou bien pareils à ces quadrupèdes agiles et charmants qui sautent de branche en branche dans les libres forêts, et qui, prisonniers dans une cage étroite, trompent ce besoin de mouvement qui est leur nature, en faisant tourner sans cesse une roue mobile ; ainsi les Grecs, dans la servitude, pour satisfaire encore cet instinct de l'éloquence, ont cherché de tous côtés une matière solide sans pouvoir la trouver, et par des exercices puérils donné le change à leur activité naturelle. Est-ce de leur faute si la conquête romaine leur a enlevé, avec la liberté, les véritables éléments du discours oratoire, et ne doit-on pas les plaindre en voyant la grâce et la gentillesse de leur esprit tourner sans repos dans le même cercle de phrases élégamment banales, en voyant condamnés à ce travail stérile les fils dégénérés de Périclès et de Démosthène ?

 

III. — Les sophistes philosophes.

Parmi ces orateurs errants qui remplissaient le monde de leur parole et de leur gloire, il en est un petit nombre qui ont fait de l'éloquence un noble usage en répandant partout les préceptes de la morale. Il faut remarquer ici qu'aux plus tristes époques de l'histoire ancienne, c'est la philosophie seule qui soutient encore les esprits et les âmes, et résiste à cette lente dégradation morale qui menace de tout envahir. Pendant que la politique est impuissante, que les princes ne peuvent rien ou ne tentent rien pour relever les mœurs, pendant que le -monde se plonge de plus en plus dans la corruption ou s'amuse à des futilités sophistiques, quelques philosophes, à la faveur de ces usages qui permettaient au premier venu de prendre la parole dans les assemblées, se glissent au milieu de la foule tumultueuse et font entendre, non sans péril parfois, quelques leçons de sagesse. C'est la philosophie qui est la dernière gardienne de la raison et de la dignité dans les sociétés antiques. Elle survit aux lois, aux institutions, aux mœurs ; elle échappe même à la tyrannie, parce qu'elle peut se réfugier dans l'invisible sanctuaire d'un cœur honnête. La matière ne lui manque jamais, puisque l'âme humaine étant le sujet de ses études, elle porte avec soi le sujet de ses méditations. Bien plus, le malheur des temps ne fait souvent que raviver sa force, la corruption des mœurs l'irrite, la dégradation des caractères l'anime d'une ardeur plus généreuse, et la vue de la servilité lui fait sentir tout le prix de la liberté intérieure. Aussi ne faut-il point s'étonner ailes dernières paroles sensées, éloquentes, sortent de la bouche des philosophes.

Cependant il faut reconnaître que l'enseignement philosophique était bien déchu. Il s'est fait simple et modeste, et, renonçant aux grandes idées et aux problèmes savants qu'il agitait autrefois, il ne donne plus que des préceptes de conduite. Ce n'est plus le temps où de puissantes écoles établissaient, chacune à sa manière, les règles de la morale, et fondaient de vastes systèmes dont les principes et les conséquences étaient défendus avec une sorte de foi jalouse. Les hautes études de la philosophie se sont affaiblies ; on n'aime plus les recherches abstraites ni les déductions rigoureuses, et même on peut dire que les disciples ne comprennent plus la parole du maître. Les doctrines rivales de Platon, d'Aristote, de Zénon, d'Épicure, qui alors se partagent les esprits, se sont fait tant d'emprunts et de concessions réciproques, qu'on a de la peine à distinguer, dans les ouvrages du temps, ce qui appartient aux unes et aux autres. Les philosophes se disent encore de telle ou telle école, ils en portent le nom et souvent le costume, mais ils ne s'aperçoivent pas qu'ils sont infidèles à la doctrine qu'ils enseignent. Celui-ci se croit stoïcien et adopte les idées de Platon sur l'âme et l'immortalité ; celui-là, voulant s'éloigner un peu des sévérités du Portique, glisse à son insu dans les molles délices d'Épicure. Tous ces compromis et ces transactions entre les diverses écoles amènent le discrédit de la philosophie dogmatique. Quand les doctrines ne s'affirment pas fortement elles-mêmes, quand elles ne sont pas exclusives, quand elles pactisent avec l'ennemi, elles ne peuvent plus compter sur des adeptes dévoués. Aussi, soit affaiblissement général des études, soit indifférence, soit tolérance excessive, presque tous les bons esprits de ce siècle s'abstiennent de traiter les hantes questions de la métaphysique et de la morale, ou, s'ils le tentent quelquefois, ils confondent tous les systèmes et ne laissent voir trop souvent que leur légèreté et leur ignorance. La philosophie aspire à devenir populaire, elle s'abaisse, elle se fait toute à tous, et, pour être comprise et acceptée, elle puise ses idées non plus à la source élevée du dogme, mail dans le réservoir commun qu'on appelle le bon sens public ; elle se rapproche de plus en plus de la pratique, et se contente de donner des prescriptions salutaires et incontestables, qu'elle rédige en maximes et qu'elle décore d'ornements littéraires. De là une nouvelle espèce d'éloquence qui n'est pas sans portée ni sans mérite, celle de ces orateurs philosophes qu'on appelle aussi des sophistes, et qui seraient dignes d'un nom plus honorable. Pour faire connaître leur caractère, leurs mœurs et leur rôle, nous choisirons comme exemple Dion Chrysostome, qui touche à l'époque des Antonins, et qui attire, plus que tout autre, l'attention par la singularité de sa vie, par ses talents et sa vertu. D'abord sophiste, puis philosophe, jeté dans l'exil à la suite d'une imprudence glorieuse, pendant quelques années errant et misérable, reçu plus tard dans la familiarité de deux empereurs, il ne se démentit ni dans la bonne ni dans la mauvaise fortune, et, en donnant partout sur son passage des leçons aux particuliers, aux villes, aux souverains, il nous fera voir quel était alors l'enseignement populaire de la morale.

Nous ne voulons pas tracer ici toute l'histoire de cette philosophie active et militante qui, dans l'affreuse dégradation de la décadence antique, tenait les consciences en éveil, et, avant le christianisme, offrait quelque soutien à la dignité humaine. Qu'il nous suffise de faire en peu de mots, pour Dion Chrysostome, ce que nous avons fait avec plus de détail pour Sénèque, et de montrer dans ses discours les principaux caractères de cette propagande morale. Ces deux philosophes, dont la destinée a été aussi différente que le génie, ont rempli chacun le rôle qui convenait à son éducation, à sou genre de vie, à la nature de son éloquence. L'ingénieux et brillant Sénèque, l'homme des pensées profondes et des nobles compagnies, nous fait voir le directeur de conscience parlant aux âmes d'élite, instruisent les particuliers et retenant sous sa discipline volontairement acceptée une sorte de clientèle patricienne. Dion, l'homme du peuple, le pauvre, l'exilé, l'orateur errant de ville en ville, de province en province, nous représente le prédicateur populaire. Et puisque dans ce livre nous avons eu souvent l'occasion de comparer l'enseignement de la morale profane à celui de la religion chrétienne, disons que si Sénèque rappelle les grands directeurs du dix-septième siècle ouvrant les trésors de leur doctrine et de leur expérience à des âmes choisies capables de les comprendre, Dion fait penser aux moines mendiants allant de contrée en contrée évangéliser les multitudes[19].

Il naquit à Pruse, petite ville de la Bithynie, où, jeune encore, il se fit un nom par son éloquence. Le peuple ayant tenté, pendant une émeute, de mettre le feu à sa maison, il abandonna sa patrie, à laquelle il avait déjà rendu des services comme premier magistrat, et vint à Rome chercher une plus haute renommée. Là il eut la hardiesse de venger, par un violent pamphlet, un noble personnage que Domitien avait fait mourir. Proscrit, menace du dernier supplice, il s'enfuit et disparut dans l'exil. Jusque-là il n'avait été qu'un sophiste amoureux de lui-même et de la gloire ; maintenant le malheur l'a changé en philosophe. Pendant ses longs voyages, il ne porte sur lui qu'un dialogue de Platon et un discours de Démosthène, et, couvert d'un manteau qui annonce la pauvreté, il gagne sa vie par des ouvrages serviles. Mais s'il cachait son nom, il ne put cacher son éloquence ; et il arriva plus d'une fois que les particuliers et le peuple en foule entouraient ce pauvre et ce mendiant, et demandaient à l'entendre. C'est ainsi que, fuyant toujours le ressentiment impérial, il parvint jusqu'aux limites de l'empire romain, dans le pays des Gètes, apportant les lumières de la philosophie à une colonie grecque perdue dans ces contrées barbares, lorsqu'on apprit tout à coup la mort de Domitien et l'élection de Nerva. Les légions romaines, campées dans les environs, irritées de cette mort, se préparaient à la révolte et voulaient refuser le serment au nouvel empereur, lorsque Dion s'élança sur un autel, et, après avoir jeté ses haillons, se fit connaître aux soldats, leur raconta son histoire, ses malheurs, leur peignit la cruauté de Domitien, les vertus de son successeur, et, par sa vive éloquence autant que par la surprise de ce coup de théâtre, les fit rentrer dans le devoir. C'est alors que finit l'infortune de Dion, qui put revenir à Rome, où il vécut dans les bonnes grâces de Neiva et de Trajan. Ce n'est là que le cadre de sa vie, que nous allons remplir en esquissant l'image de ce philosophe pratique qui ne promène pas son éloquence par le monde uniquement pour se faire admirer, mais encore pour instruire les peuples, que nous allons voir prêchant la sagesse chez les Grecs, les barbares, à Rome, à Athènes, à Rhodes, en Égypte, en Asie, se donnant à lui-même une sorte de mission philosophique.

Nous avons vu que Dion ne fut d'abord qu'un sophiste, non moins extravagant que-les autres. Je ne sais s'il poussa aussi loin que ses rivaux l'oubli de la décence et de la modestie, mais on peut affirmer que, dans le choix de ses sujets, il ne montra pas plus de raison, et qu'il s'est distingué par l'audace de ses paradoxes, par l'appareil de son style et par ces jeux d'esprit qui n'avaient que le mérite de la difficulté vaincue. La sophistique avait ses habitudes, et, pour ainsi dire, ses modes. Attaquer, par exemple, les grands hommes et surtout les philosophes les plus respectés, c'était se signaler par une hardiesse qui mettait toujours en relief un jeune orateur ; Dion se fit une gloire de déclamer contre Socrate et Zénon, de leur lancer des invectives grossières, et d'appeler leurs disciples des pestes publiques et la ruine des cités. Une autre mode fort goûtée voulait qu'on étalât dans des pièces descriptives toutes les magnificences du style et le luxe inutile de l'imagination ; Dion, suivant l'usage, déploya les riches couleurs de son éloquence dans ses descriptions fastueuses. Enfin, pour prouver la souplesse de son talent, il avait composé de ces petites merveilles de langage que nous avons décrites, et célébré le perroquet et la puce. Rien ne manquait à sa renommée de sophiste, et peut-être eût-il continué à poursuivre cette gloire frivole, si les loisirs douloureux de l'exil ne l'avaient rappelé à de plus sérieuses pensées.

Devenu philosophe, il changea non-seulement son langage, mais son genre de vie. A cette époque, la philosophie était une espèce de religion qui imposait à ses adeptes au moins l'extérieur de la vertu. Les sophistes se reconnaissaient à leurs mœurs licencieuses et à leurs manières arrogantes, les philosophes à la dignité de leur conduite et de leur maintien. On entrait dans la philosophie par une sorte de conversion édifiante ; on ne pouvait en sortir que par une apostasie scandaleuse. C'est ce que prouve, et l'heureux changement qui s'est opéré dans la vie de Dion, et l'exemple contraire d'un certain Aristoclès, péripatéticien grave et modeste qui, dans sa vieillesse, s'avisa de se faire sophiste. Il parcourut tous les théâtres de l'Italie et de l'Asie pour prendre part aux luttes de déclamation, et, adoptant les mœurs de sa nouvelle profession, affligea les honnêtes gens par l'éclat de ses désordres[20].

Dion lui-même a raconté sa conversion avec une ingénuité intéressante. Pendant son exil, on le regardait presque toujours comme un vagabond et un mendiant, mais quelquefois aussi on le prenait pour un sage. Il se laissa donner ce titre pour ne pas résister au public, et ce nom, d'abord accepté à la légère, finit par lui porter bonheur. Une fois qu'il eut la réputation d'un philosophe, tout le monde venait le consulter sur des cas de conscience, si bien qu'il fut obligé, pour n'avoir pas l'air d'un ignorant, de réfléchir sur les devoirs moraux. En y songeant, il s'aperçut bientôt que tous les hommes n'étaient que des fous occupés d'argent, de vanités, de plaisirs ; mais il se hâte d'ajouter, avec une véritable humilité de sophiste vaincu par la philosophie, qu'il vit alors pour la première fois sa propre folie[21]. Dans cet enseignement nouveau, il sentait si bien son inexpérience qu'il se contentait, dit-il ; de débiter les maximes et de refaire les discours de Socrate, et, longtemps encore après son retour à Rome, il n'osait exprimer ses propres pensées, tant il était persuadé de son ignorance. Ces aveux de Dion ont du prix quand on sait qu'ils ont été faits devant le peuple d'Athènes : touchante confession, dont l'extrême simplicité peut surprendre de la part d'un sophiste naguère enflé de lui-même.

Pour Dion, la morale n'est pas une vaine spéculation, mais un ensemble de préceptes qui n'ont de valeur que dans la pratique. Il ne suffit pas de se proclamer philosophe, il faut prouver par ses actions qu'on mérite ce titre. Que penseriez-vous, s'écrie-t-il, d'un homme qui vous dirait : Je suis laboureur, et qui, sans posséder ni champ ni instruments de travail, passerait sa vie au milieu des voluptés de la ville ? Vous auriez le droit de lui répondre : Tu n'es qu'un oisif[22]. C'est ainsi que la philosophie a sa besogne, son genre de vie et son costume, enfin sa discipline. Elle impose le respect de soi-même et le culte des dieux. Si vous observez ces règles salutaires, vous êtes un philosophe ; mais si vous vivez comme le vulgaire, vous avez beau vous décorer d'un nom honnête, vous ne serez qu'un arrogant, un insensé, un voluptueux : Savez-vous ce qu'est un sage ? dit-il en faisant un retour sur sa vie de sophiste et en brûlant ce qu'il avait adoré : c'est l'homme qui ne se soucie ni de la richesse, ni de la gloire, ni des couronnes olympiques, ni des inscriptions flatteuses gravées sur les colonnes ; c'est celui qui, toujours grand et magnanime jusque dans la pauvreté, garde avec soin la dignité de son âme et la liberté de sa langue. Oui, l'indépendance de la parole est nécessaire au philosophe s'il veut remplir tous ses devoirs. C'est beaucoup, sana doute, que de rester fidèle à la vertu et de la cultiver pour soi-même ; mais ne faut-il pas encore rappeler les hommes à la sagesse par des exhortations persuasives, et si elles ne suffisent, par les plus durs reproches ? Et il ne s'agit pas seulement d'instruire les particuliers, mais aussi le peuple, la multitude turbulente, pourvu que l'occasion soit favorable[23]. Ce qui est nouveau dans les maximes de Dion, c'est l'énergique recommandation de la propagande populaire. La philosophie n'est plus, comme autrefois, une science patricienne ni le partage d'un petit nombre d'initiés. Il faut la mettre à la portée de tout le monde sans se laisser rebuter ni par les obstacles, ni par les injures et les railleries. Si l'on se moque de vous en voyant votre renoncement, votre modeste appareil et vos humbles sentiments, si l'on vous couvre d'ignominie, eh bien ! soyez philosophe jusqu'au bout, et répandez vos innocentes leçons avec la bienveillance d'un père, d'un frère et d'un ami[24].

Ces préceptes, que nous avons recueillis ça et là dans les discours de Dion, prouvent que la philosophie aspirait à devenir une sorte de ministère. Le sophiste converti veut convertir à son tour, et nous verrons tout à l'heure avec quelle fermeté et quelle persévérance. Bien plus, il console le malheur ; on l'appelle auprès des malades et des affligés, comme il parait dans ce passage remarquable :

La plupart des hommes ont horreur des philosophes comme des médecins ; de même qu'on n'achète. les remèdes que dans une grave maladie, ainsi on néglige la philosophie tant qu'on n'est pas trop malheureux. Voilà un homme riche, il a des revenus ou de vastes domaines, une bonne santé, une femme et des enfants bien portants, du crédit, de l'autorité, eh bien cet homme heureux ne se souciera pas d'entendre un philosophe ; mais qu'il perde sa fortune ou sa santé, il prêtera déjà plus facilement l'oreille à la philosophie ; que maintenant sa femme, ou son fils, ou son frère vienne à mourir, oh ! alors, il fera venir le philosophe, il l'appellera pour en obtenir des consolations, pour apprendre de lui comment on peut supporter tant de malheurs[25].

On aime à penser que Dion pratiquait cet art délicat de relever le courage et de consoler l'affliction. Il serait possible de noter, dans ses discours et ses dissertations morales, bien des endroits qui n'auraient pas été déplacés dans une exhortation privée et familière ; mais, après avoir fait connaître le néophyte de la philosophie, hâtons-nous de suivre l'orateur sur les places publiques, dans les assemblées, à la cour des empereurs, pour voir comment, fidèle à ses principes de propagande, il instruit les peuples et les souverains.

Dans le palais de Trajan, qui aimait à l'entendre, Dion prononça plusieurs discours sur les devoirs de la royauté. Le rôle que prit le philosophe à la cour est aussi digne que modeste : Comment pourrais-je, dit-il, trouver des paroles assez efficaces et touchantes, moi qui ne suis qu'un homme errant, accoutumé au travail des mains et qui n'ai fait de la philosophie que pour moi-même, comme les ouvriers en travaillant sifflent ou chantent à demi-voix, sans faire profession de chanteurs ? Après s'être concilié la bienveillance de l'empereur par cette humilité qui parait sincère, il prend pour texte ce vers d'Homère :

C'est Jupiter qui donne les trônes[26],

il le développe en montrant que le bon roi doit être pieux, bienfaisant, inspirer le respect plutôt que. la terreur, en un mot, imiter la nature divine qui ne fait pas seulement sentir au monde sa majesté mais encore sa providence. Ce qu'il faut admirer dans ce discours, ce n'est pas ce lieu commun, bien qu'on puisse dire qu'après le règne de Domitien, ces banales maximes avaient dû reprendre tout l'intérêt de la nouveauté, mais c'est la dignité avec laquelle l'orateur évite l'adulation. Il était facile, et plus d'un courtisan pouvait, dire qu'il était nécessaire de glisser dans le discours d'agréables flatteries. Dion se hôte de dévoiler son caractère et de marquer le ton de sa parole : Ne craignez pas, dit-il, que je veuille vous flatter ; il y a longtemps que j'ai donné des preuves de mon indépendance. Autrefois, quand tout le monde se croyait obligé de mentir, moi seul je n'ai pas craint de dire la vérité au péril de ma vie ; et maintenant qu'il m'est permis de parler avec liberté, je serais assez inconséquent pour renoncer à ma franchise alors qu'on la tolère Et pourquoi mentir ? pour obtenir de l'argent, des louanges, de la gloire ? Mais de l'argent, je n'ai jamais consenti à en recevoir, bien qu'on m'en eût souvent offert, et ma fortune elle-même, je l'ai partagée, je l'ai dissipée pour les autres, connue je ferais dans la suite encore si j'avais quelque chose à donner[27].

Aussi n'est-ce point en son propre nom qu'il prend la parole ; il a reçu une sorte de mission divine. S'il vient annoncer que la royauté dérive de Jupiter, s'il impose aux rois la nécessité de la justice et de la bienfaisance, il ne tient ce langage que pour obéir à un devoir religieux et pour exécuter les ordres de la Divinité. Que l'éloquence de l'orateur ne soit pas celle de Platon, que les idées n'en soient pas toujours nouvelles, ni l'expression originale, qu'importe Mais en considérant le caractère de Dion, qui fait de haut la leçon aux princes avec autant de modestie que de liberté, en entendant cette parole grave et ferme, en se rappelant que ce n'est point par accident, mais en plus d'une occasion, et toujours avec solennité, que Dion présente les devoirs de la royauté dans un discours oratoire, en présence de l'empereur et de sa cour, on est tenté de l'appeler, faute d'un mot antique, le prédicateur ordinaire de Trajan[28].

Dans les assemblées populaires, Dion se montra plus grand orateur et philosophe plus intrépide. Là, il s'agissait d'abord de conquérir le silence à force d'habileté et de courage, de dominer une multitude grossière, insensible aux préceptes de la morale, de supporter les railleries et les interruptions, et d'affronter tous les périls de l'éloquence. Les précautions que prend l'orateur pour se faire écouter, les tours et les retours de sa parole, son insistance, ses artifices nous laissent deviner les divers mouvements de la foule capricieuse. Ce ne sont plus seulement des discours, mais aussi des scènes de mœurs, des tableaux animés qui représentent vivement la curiosité, l'enthousiasme, l'indifférence, la colère du peuple, et toutes les agitations de la place publique. Enfin, nulle part on ne voit mieux le caractère et le personnage de ce philosophe prêcheur. Nous le rencontrons d'abord sur les rives du Borysthène, dans le pays des Scythes, où, devant une colonie grecque à demi barbare, il explique, dans un temple de Jupiter, l'origine du monde, de ce ton religieux qu'il affecte quelquefois avec une certaine grandeur. Plus tard on le retrouve aux jeux Olympiques, où la Grèce assemblée célèbre la fête du Maître des dieux. Pendant les jeux et les spectacles, tout à coup on entoure Dion, parce qu'on soupçonne que sous ses haillons se cache lui grand orateur. La foule accourt et tourbillonne autour de lui, comme les petits oiseaux, dit-il, voltigent autour d'un hibou. On l'encourage, on le presse, on veut l'entendre. Il finit par céder à cette curiosité si flatteuse, et se fait voir à tout le peuple. Mais de quoi parlera-t-il ? Il n'est rien, il ne sait rien, il n'a pas d'éloquence, il n'est qu'un pauvre exilé qui revient du pays des Gètes. Doit-il parler de ses voyages, on bien du dieu dont on célèbre la fête ? Il y a dans cet exorde une maladresse volontaire et sans doute préméditée, qui devait exciter l'attention et la sympathie de l'immense auditoire. Mais après ces longues hésitations, il prononce un discours admirable sur les attributs de Jupiter, dont la statue faite, dit-on, par Phidias, est sous ses yeux, et dans un, commentaire poétique il interprète la pensée du grand artiste et montre toutes les, vertus du dieu qui respirent dans sa sublime image. C'était un spectacle bien fait pour saisir les âmes, que l'apparition de cet inconnu, de ce mendiant qui, devant tout un peuple, déroulait dans un langage splendide les beautés de l'art et de la religion[29].

Mais l'occupation la plus constante et la plus pénible de Dion, ainsi qu'il le déclare lui-même, a été d'apaiser les tumultes populaires et les séditions si fréquentes en Orient. Les villes grecques de l'Asie Mineure, toujours jalouses les unes des autres, se disputaient la prééminence, chacune voulant devenir la métropole de la province. Voici à quelle occasion ces jalousies dégénéraient en émeute : Comme le préteur romain rendait la justice tour à tour dans les principales villes de son gouvernement, et que ces grandes assises, accompagnées de fêtes religieuses, attiraient tous les habitants de la contrée, Il y avait souvent des rencontres fâcheuses entre les citoyens de deux villes rivales. Dés rhéteurs et des sophistes ne manquaient pas d'attiser les haines et les querelles. On s'injuriait dans les rues ; on en venait aux mains, et telle était la turbulence ordinaire de ces réunions fédérales que les Romains, sans y faire plus d'attention, haussaient les épaules en disant : Que voulez-vous ? ce sont des Grecs ! Au milieu de ces tumultes, Dion se présente comme un médiateur qui porte le caducée ; il ne se range d'aucun parti et prêche la concorde en puisant dans la philosophie ces lois éternelles sur la société humaine qui doivent présider à l'union des citoyens. Il s'élève bien au-dessus de ces mesquines dissensions et atteint quelquefois à une haute éloquence, trop haute pour être comprise, lorsque montrant le bel ordre qui règne dans la nature, le cours inoffensif des astres qui vivent en paix, pour ainsi dire, il s'écrie : Voyez ces corps gigantesques qui se meuvent, sans se blesser, dans une majestueuse amitié, et vous qui habitez une petite ville, sur un coin de la terre, vous ne pouvez vous tenir tranquilles ![30]

C'est dans Alexandrie que Dion eut à braver la plus forte tempête. Cette ville, le port le plus commode de l'Orient, était le réceptacle de tous les vices de l'Europe et de l'Asie. Romains, Grecs, barbares, y apportaient les mœurs les plus étranges et toutes les corruptions de l'univers. Le grand nombre de matelots, de courtisanes, de sophistes et de charlatans de toute espèce, qui remplissaient la ville de cris indécents, ne permettait pas de prononcer, dans les assemblées, une parole raisonnable. Les philosophes étaient conspués, et quand il en paraissait un dans les rues avec sa longue barbe et sa chevelure négligée, on le poursuivait de huées, on le tirait par le manteau, et s'il n'avait pas l'apparence d'un homme capable de se défendre, on allait même jusqu'aux mauvais traitements. An milieu de cette multitude désordonnée, un jour de fête, pendant que la foule contemple les courses des chars et les tours des saltimbanques, Dion demande le silence. Les cris, les plaisanteries, les injures ne l'empêchent pas d'annoncer à cette populace grossière et frivole qu'il se propose de la rappeler à la décence. Il se fait écouter parce qu'il mêle heureusement à des leçons morales l'éloge de la ville. Une lois maitre de l'attention, il ajoute aux exhortations pressantes les plus sévères reproches, et, grâce à ce mélange habile de louanges et de critiques, grâce à sa propre modestie, à son langage insinuant, aux histoires curieuses dont il sème son discours, aux vers des poètes dont il orne ses réprimandes, il arrive sans encombre à sa péroraison, en conservant jusqu'au bout la contenance et la liberté d'un philosophe militant[31].

C'est qu'il n'est pas, il s'en vante lui-même, il n'est pas de ces sages de cabinet qui ne sont sages que dans les petites réunions, et qui, désespérant de corriger le peuple, ou redoutant ses clameurs, se forment tout doucement, avec un soin infini, un auditoire choisi et favorable ; mais il n'est pas non plus de ces cyniques de carrefour qui, dans les rues et sous les portiques s'amusent à taquiner les passants, attroupent autour d'eux des matelots et des esclaves, harcèlent la foule de leurs impertinences, et livrent ainsi à la risée des ignorants la sainteté. de la philosophie. Il ne fera pas non plus comme ces sages à la fois timides et insolents, qui, au milieu d'une assemblée, hasardent quelques leçons de morale d'un ton chagrin, excitent les colères de la multitude par l'indiscrète hardiesse de leur langue, et, après avoir provoqué une sorte d'émeute, quittent la place et disparaissent dans la foule. Dion qui fient toujours à n'être pas confondu avec des sophistes avides et vaniteux, définit son rôle avec une simplicité noble et courageuse en disant à cette populace impatiente qui le harcèle de ses quolibets : Écoutez-moi, vous ne trouvez pas tous les jours un homme qui vous apporte de libres vérités avec un cœur pur et sincère, sans souci, ni de gloire, ni d'argent, sans autre mobile que sa bienveillance et sa sollicitude pour autrui, et résolu à supporter s'il le faut, les moqueries, le tumulte, les clameurs du peuple[32]. Cependant, quelles que soient la fermeté et la modestie de cet orateur philosophe, nous ne voudrions pas exagérer sa valeur. Il reste encore en lui quelque chose du sophiste, et, malgré sa conversion éclatante, il n'a pas entièrement dépouillé le vieil homme. On le sent au luxe de son style et à l'abondance souvent stérile de ses préceptes moraux, qui ne sont pas soutenus par une forte doctrine et qui partent plutôt de sa mémoire que de son cœur. Ce qui nous intéresse en lui, ce que nous avons voulu mettre en lumière, ce n'est point son talent, ni sa philosophie, mais ce rôle singulier de sermonnaire païen.

Bien qu'on doive blâmer ces jeux de la parole que nous avons décrits, et qu'il soit permis de dédaigner la faiblesse inefficace dé la morale populaire à cette époque, il faut se garder d'être trop sévère, et rendre justice même aux sophistes : La bizarrerie de leurs mœurs, leurs vices et leurs ridicules ne nous feront pas oublier qu'ils ont propagé la culture littéraire, entretenu l'amour du beau langage, recommandé l'étude des modèles qu'ils savaient mieux admirer qu'imiter Comme il ne leur était plus donné d'être de véritables orateurs, Ils furent du moins de bons maitres de rhétorique et de philosophie. Entre l'éloquence politique des républiques anciennes, qui n'était plus, et l'éloquence religieuse, qui n'était pas encore, ils ont été des intermédiaires utiles en transmettant de l'une à l'autre les belles formes oratoires qui méritaient de ne pas périr. Sans doute ils ont fatigué la langue, mais, en la tourmentant, ils l'ont conservée. Que le christianisme vienne la mettre au service d'une doctrine, d'une foi et de nobles passions, elle reprendra sa vigueur et son accent. Bien plus, pendant que les plus frivoles de ces sophistes amusent les imaginations et empêchent le peuple d'oublier les plaisirs de l'esprit, les plus sérieux, tels que Dion, en répandant la morale, préparent la multitude à entendre des homélies. Enfin il est certaines habitudes de la sophistique qui ont contribué indirectement à la propagation du christianisme. Ces usages du discours public, ce droit pour le premier venu de prendre la parole dans les cirques, les théâtres, les assemblées, ce droit même de dire des injures au peuple, toutes ces libertés dont les païens avaient tant abusé, permettaient aux premiers. chrétiens de haranguer la foule sans l'étonner. On pouvait couvrir leurs discours de huées, railler la simplicité incomprise de leur éloquence, les traiter d'insensés et d'impies ; mais enfin, grâce à l'usage établi, on les écoutait. Si les cœurs étaient encore fermés à la religion nouvelle, les oreilles étaient ouvertes.

Comment ces libertés profanes de la rhétorique ont préparé la carrière à l'apostolat chrétien, nous le voyons par le plus illustre exemple. Quand saint Paul paraît dans Athènes, on s'empresse de le mener à l'aréopage, sur la colline de Mars, non pas, comme on le répète à tort, pour le forcer à se défendre, mais au contraire pour que de ce lieu élevé tout le peuple puisse entendre l'éloquent étranger. On espère une belle fête oratoire et des nouveautés piquantes ; on prend l'apôtre pour un de ces philosophes à figure austère, pauvres, errants, qui ne manquaient pas de passer par Athènes pour consacrer leur gloire devant les juges les plus délicats de l'éloquence. Il est sollicité à publier sa doctrine, comme plus tard, aux jeux Olympiques, Dion Chrysostome, malgré ses haillons, sera contraint par les instances du peuple à prononcer un discours sur les attributs de Jupiter. On écoute d'abord, non sans faveur, ce philosophe prêcheur de nouvelle espèce annonçant le Dieu inconnu avec une véhémence si peu étudiée ; on parait même sensible à la beauté de ses divins emportements. Mais quand il vient à parler de la résurrection des morts, les assistants, désappointés, se moquent, et disent : Que nous veut ce discoureur ? Ainsi la plus belle des scènes chrétiennes n'a été pour les Athéniens qu'une représentation oratoire manquée. A leurs yeux saint Paul n'était qu'un sophiste voyageur, de tous les sophistes le plus étrange[33].

Jusqu'ici, dans nos études sur les moralistes de l'empire, nous avons pris plaisir à contempler le noble effort de la philosophie qui aspirait à régénérer les âmes, mais dont malheureusement les entreprises et les conquêtes 'étaient enfermées dans de fort étroites limites. Car, bien que la doctrine sterne renonçât de plus en plus ana démonstrations savantes, et qu'elle affectât même la simplicité d'un enseignement religieux, elle ne parlait ni à l'imagination ni au cœur, elle n'offrait au peuple que des préceptes et non pas des espérances ou des consolations. Le stoïcisme n'avait de prise que sur les esprits élevés qui se sentaient une grande ambition morale. Aussi cette belle lumière ne frappait pour ainsi dire que les cimes du monde romain, et quand elle descendait jusqu'à la multitude, ses rayes affaiblis, selon l'exquise comparaison de Marc-Aurèle, ne pouvaient percer le corps opaque qui lui faisait résistance. Si nous voulons maintenant connaître les obstacles que rencontra la philosophie, il faut quitter les hauteurs où nous nous sommes longtemps arrêtés, et nous placer au milieu da misères d'une société non moins brutale que raffinée, frivole, horriblement corrompue, sceptique, et qui allait au hasard se plongeant chaque jour davantage dans les ténèbres de la superstition et de l'incrédulité. L'histoire des sophistes nous a montré déjà quelle était la futilité des exercices et des plaisirs littéraires ; Juvénal nous fera voir la hideuse décadence des mœurs publiques et privées, tandis que Lucien nous peindra l'état des esprits. La philosophie, qui recrute les âmes une à une, ne pouvait relever le monde de cette universelle déchéance. Pour purifier cette vaste et profonde corruption, il fallait un souffle plus puissant et comme une tempête religieuse et morale.

 

 

 



[1] Nous devons prévenir le lecteur que les traits servant à poser le tableau qui va suivre ne sont pas tous empruntés à la même époque. Mais il n'y a pas d'inconvénients à confondre ici les temps, parce que les usages de la sophistique n'ont pas sensiblement varié.

[2] Philostrate, Vie des Sophistes, II, 15.

[3] On peut être curieux de savoir comment le sophiste a résolu la question : Lequel des deux a précédé, de la révolte ou de la tranquillité ? Reçois d'abord la punition de la première, et prends, si tu peux, la récompense due à la seconde. Philostrate, I, 26.

[4] Lucien a fait l'éloge de la mouche, Fronton de la poussière, de la fumée, de la négligence, Dion Chrysostome de la chevelure, du perroquet, etc. Au cinquième siècle, Synésius, qui fut un grand évêque, fera le panégyrique de la calvitie, long ouvrage où toutes les sciences sont mises à contribution pour apprendre aux hommes ce qu'il y a non-seulement de bonheur, mais aussi de mérite à être chauve.

[5] Philostrate, II, 9.

[6] Sermons, XLV.

[7] De doct, christ., liv. IV.

[8] Homélies sur Isaïe, II.

[9] Thémistius, Orat., IV.

[10] Niger, malade, ayant une arête de poisson dans la gorge, courut se mesurer avec un sophiste voyageur qui passait par la ville ; il déclama et mourut. (Plutarque, Préceptes de santé, 32.)

[11] Eunape, Vie de Prohæresius.

[12] Diogène Laërce, Vie de Bion.

[13] Eunape, Vie de Libanius.

[14] Philostrate, II, 5.

[15] Philostrate, I, 25.

[16] Philostrate, II, 8.

[17] Athénée, XIV.

[18] Eunape, Vie de Prohæresius.

[19] Dion a bien conscience de son rôle ; il reproche aux autres philosophes de ne pas s'adresser à la foule, ils désespèrent, sans doute, de pouvoir la rendre meilleure, dit-il, Disc., XXXII. — Du reste, les stoïciens, autrefois si dédaigneux pour le peuple, comprennent de plus en plus qu'il faut prêcher tout le monde, même les femmes et les esclaves. Senserunt hoc stoici qui servis et mulieribus philosophandum esse dicebant. Lactance, Instit. div., III, 23.

[20] Synésius, Dion. — On pourrait citer plus d'une conversion pareille à celle de Dion. Le sophiste Isée, l'Assyrien, avait passé sa jeunesse dans la débauche la plus raffinée. Tout à coup il devint sage. Quelqu'un lui montrant une femme et lui demandant s'il la trouvait belle, Isée répondit : Oh ! mon cher, je n'ai plus mal aux yeux. Philostrate, I, 20.

[21] Disc. XIII, p. 424. Édit. Reiske.

[22] Discours LXX sur la philosophie.

[23] Disc. LXXVIII.

[24] Disc. LXXVIII. — Qu'on se rappelle Épictète s'écriant avec son accent la plus héroïque : Il faut que, battu, il aime ceux qui le battent, parce qu'il est le père et le frère de tous les hommes.

[25] Disc. XXVII, p. 529.

[26] On rencontre déjà chez les philosophes certaines formes oratoires consacrées depuis par la prédication chrétienne. Ainsi Dion prêche sur un texte qu'il emprunte au livre par excellence, à E Homère. Avant d'entrer dans son sujet, à la fin de l'exorde, il invoque la Persuasion, les Muses et Apollon, comme les orateurs chrétiens implorent le secours d'en haut. Il ne faut pas trop s'étonner de ces ressemblances. Le christianisme se conformait aux usages, en animant, il est vrai, d'un esprit nouveau, plus sincère et plus religieux, ces vieilles formes oratoires et poétiques.

[27] Disc. I.

[28] Nous sommes en droit d'employer de ces mots empruntés à l'éloquence chrétienne, parce que nous les trouvons déjà dans les philosophes. Dion prétend faire de l'éloquence sacrée, πρόρρηστε ίεράν (Disc. XVII, p. 464) ; il appelle le philosophe prêcheur l'interprète véridique de la nature immortelle, προφήτης τής άθανάτου φύσεως άληθέστατον (XII, p. 397), il est un messager divin (I, p. 63). Dion a bien le rôle des prédicateurs que Bossuet appelle les ambassadeurs de Dieu. Saint Paul disait : legatione fungimus tanguam Deo exhortante per nos. (Corinth., II, 5, 20.) Nous ne faisons ces rapprochements que pour montrer la gravité religieuse de l'enseignement philosophique.

[29] Disc. XII.

[30] Disc. XL.

[31] Disc. XXXII.

[32] Disc. XXXII.

[33] Les Actes des Apôtres (ch. XVII) présentent avec une vive couleur historique même le côté païen de ce tableau :

19. Là-dessus ils le prirent et le menèrent à l'aréopage....

20. Car vous nous dites des choses dont nous n'avons jamais entendu parler....

21. Or, tous les Athéniens, et les étrangers qui demeuraient à Athènes, ne passaient tout le temps qu'à dire et à écouter quelque chose de nouveau....

32. Lorsqu'ils entendirent parler de la résurrection, quelques-uns s'en moquèrent, et d'autres dirent : Nous vous entendrons là-dessus une autre fois.

33. Ainsi Paul sortit de leur assemblée.

34. Quelques-uns néanmoins s'attachèrent à lui et crurent.

Le christianisme, on le voit, se répandait à la faveur de ces usages bizarres et souvent frivoles que nous venons de décrire. On accourait pour entendre un sophiste, et on était converti par un apôtre.