LES MORALISTES SOUS L'EMPIRE ROMAIN — PHILOSOPHES ET POÈTES

 

LA MORALE PRATIQUE DANS LES LETTRES DE SÉNÈQUE.

 

 

I. — Les philosophes à Rome.

Chez les anciens, la philosophie morale n'était pas, comme de nos jours, une simple analyse du cœur humain. Les philosophes, et en particulier les stoïciens, qui s'attachaient surtout à la morale, agissaient directement sur les mœurs par un enseignement familier dont la gravité avait quelque chose de religieux. Les prêtres du paganisme, qui n'étaient, pour ainsi dire, que des officiers du culte, n'enseignaient pas, et se bornaient à présider aux cérémonies. Comment auraient-ils pu donner une instruction morale sans renier Jupiter, Vénus et tous leurs dieux ? Au contraire, depuis l'établissement du christianisme, la religion seule s'occupe des âmes, tandis que la philosophie n'a qu'une influence indirecte sur les mœurs, en pénétrant peu à peu dans la législation, dans la politique, en un mot, en formant l'esprit public.

A Rome, surtout, où la philosophie devint plus pratique en s'accommodant au caractère romain, les sages ne se contentaient pas de donner au public le fruit de leurs spéculations, mais le plus souvent ils s'attachaient des disciples pour les former à la vertu. Les plus illustres vivaient dans les grandes maisons, devenaient les conseillers de la famille, surveillaient l'éducation des enfants ; et nous voyons, par maint témoignage, que leur autorité n'était pas stérile. Les plus grands hommes de la république emmenaient avec eux, en voyage, à l'armée, dans les provinces, un philosophe qui devenait leur ami, et qui, par ses discours, tempérait la sévérité romaine. C'est par ce commerce journalier avec de graves philosophes que se sont formées les plus grandes âmes, Scipion et Lélius, des hommes divins redevables de leurs vertus à la philosophie autant qu'a leur beau naturel[1] ; Brutus, qui y puisa cette douceur de caractère qu'il ne démentit que pour céder aux obsessions de ses amis politiques ; Cicéron, qui passa toute sa jeunesse sous la direction morale d'un stoïcien fameux ; Caton, qui mérita de devenir le plus beau modèle du Portique ; sans parler d'Auguste, qui logeait dans son palais Athénodore de Tarse, et dont l'autorité devint plus douce quand il eut pris ce philosophe pour conseiller.

On voit, par ces exemples, que ces philosophes ressemblaient aux directeurs de conscience, qui, au dix-septième siècle, étaient attachés aux grandes maisons, pour guider la famille dans le chemin de la perfection religieuse. La corruption et les délustres de l'empire leur donnèrent encore plus d'autorité. Toutes les belles âmes, dégoûtées de la politique, cherchèrent un refuge dans la philosophie, où elles protestaient en silence contre les mœurs du siècle et le despotisme impérial. Elles s'y pénétraient de l'esprit du stoïcisme, qui est d'apprendre à bien mourir ; et il suffit de parcourir les Annales de Tacite, ce livre des beaux trépas, pour se convaincre que la philosophie soutenait le courage des plus nobles victimes et quelquefois même de ces femmes héroïques qui voulaient, en mourant, s'associer à la gloire de leurs époux.

On vit de ces stoïciens, au milieu des perses civiles qui déchiraient l'empire, se donner à eux-mêmes une mission pacifique, courir dans les camps, «charter les soldats, leur prêcher la concorde. Au moment où les légions de Vitellius et de Vespasien allaient en venir aux mains devant Rame, dans une des plus terribles attentes qui aient jamais consterné un peuple, un philosophe, Musonius Rufus, ne comptant que sur son éloquence et la renommée de sa vertu, osa sortir de la ville pour apaiser les assaillants ; et, dans la naïveté de son courage, bravant les risées et les menaces d'une soldatesque avide de sang et de pillage, il ne se retira qu'au moment où il allait payer de sa vie sa morale intempestive. C'est ainsi que, après la mort de Domitien, Dion Chrysostome, plus heureux que Rufus, parvint à faire rentrer dans le devoir les légions révoltées et donna à l'empire les Antonins.

De même dans les afflictions de la vie privée et les malheurs. domestiques, le philosophe vient de lui-même offrir des leçons de constance ou des consolations. On peut lire, dans Sénèque et dans Plutarque, quelques-unes de ces lettres destinées à calmer la douleur. Quelquefois on appelle le philosophe, on lui confie ses peines, on lui ouvre son cœur, on remet entre ses mains son âme impatiente ou endolorie. La femme d'Auguste, Livie, ayant perdu son fils Drusus, sur lequel reposaient tant d'espérances, fit venir Ardus, le philosophe de son mari, philosophum viri sui, leur confident à tous deux, et qui était initié aux plus secrets mouvements de leurs âmes. Ce confident respecté, on pourrait dire ce confesseur, sut apaiser les premiers transports de la douleur maternelle, et Livie déclarait plus tard que ni le peuple romain, ému de ce malheur public, ni Auguste accablé lui-même par la perte d'un si digne héritier, ni la tendresse du seul fils qui lui restait, ni les condoléances enfin des nations et de sa famille n'avaient autant calmé sa peine que les discours du philosophe consolateur[2].

Cet exemple qui, d'ailleurs, n'est pas unique, nous parait d'autant plus remarquable qu'il s'agit d'une femme. La philosophie, oncle voit, ne se renferme plus dans les écoles, elle entre dans l'usage de la vie ; elle exerce une sorte de ministère qu'on invoque dans les grandes crises. Les heureux du jour, les gens frivoles ne se font pas faute sans doute de railler ces sombres personnages dont la parole austère et le grave maintien sont à leurs yeux comme un reproche et une offense ; mais il viendra un moment où, dans leur vie dissipée, ils appelleront la philosophie à leur secours et se jetteront dans ses bras. Quelque temps après Sénèque, un autre sage le disait avec un air de triomphe : t La plupart des hommes ont horreur des philosophes comme des médecins ; de même qu'on n'achète les remèdes que dans une grave maladie, ainsi on néglige la philosophie tant qu'on n'est pas trop malheureux. Voilà un homme riche, il a des revenus ou de vastes domaines, une bonne santé, une femme et des enfants bien portants, du crédit, de l'autorité. Eh bien ? cet homme heureux ne se souciera pas d'entendre un philosophe. Mais qu'il perde sa fortune ou sa santé, il prêtera déjà plus volontiers l'oreille à la philosophie ; que maintenant sa femme, son fils ou son frère vienne à mourir, oh I alors il fera chercher le philosophe pour en obtenir des consolations, pour apprendre de lui comment on peut supporter tant de malheurs[3]. Curieux témoignage qui fait voir clairement quelles étaient les prétentions nouvelles de la philosophie, quelle confiance elle inspirait quelquefois, quelle en était la touchante efficacité.

On rencontre aussi de ces sages impitoyables qui prêchent aux malades la vertu stoïque, qui cherchent à leur inspirer, non pas la résignation, mais le triste courage de se soustraire par une mort volontaire aux souffrances d'une maladie incurable. Un jeune homme désespérant de sa guérison, et, selon la mode du temps, trop sensible à la gloire des résolutions extrêmes, délibère avec ses amis s'il avancera sa mort. Un ami de Sénèque, un sage résolu, plein de foi dans sa doctrine, met fin à toutes les incertitudes du malade par quelques fermes et tranchantes paroles qui nous ont été conservées ; et mêlant des conseils de douce morale à sa farouche éloquence, il engage le jeune homme à récompenser en mourant les services de ses esclaves. Celui-ci leur distribua de l'argent, et, comme ils pleuraient, il les consulta, puis se laissa mourir de faim, disant à ses derniers moments que cette mort n'était pas sans douceur[4].

Des proscrits, qui craignaient de vivre et qui n'osaient mourir, recevaient quelquefois de la philosophie un secours inespéré. A cette époque de violences et de meurtres, elle mettait son honneur à aiguillonner les courages, elle excitait les malheureux non pas seulement à braver la mort, mais à courir au-devant d'elle, se faisant comme un devoir de dérober une proie à la tyrannie. Ainsi, un célèbre général, à la tête des légions d'Asie, Plantin, menacé par les sicaires de Néron, voit venir auprès de lui deux philosophes qui l'engagent à préférer la gloire d'une mort volontaire aux angoisses d'une vie précaire[5].

Souvent la philosophe, comme le prêtre chrétien assistait les mourants et les condamnés, et leur apportait non plus des exhortations viriles, mais les espérances suprêmes. Caton, résolu de mettre son âme en liberté, après avoir lu deux fois un livre de Platon sur l'immortalité, fait sortir de sa chambre ses amis et son fils éploré pour échapper à l'importune surveillance de leur tendresse, et ne souffre près de lui que deux philosophes ; et s'il finit aussi par les éconduire, c'est que ce rude et fier courage, si sûr de lui-même, se croyait au-dessus des consolations. Thraséas, condamné par arrêt du sénat, quitte la noble compagnie des hommes et des femmes qui l'entourent pour s'entretenir à l'écart avec le philosophe Démétrius de la séparation de l'âme et du corps ; et quand il se fait ouvrir les veines, il garde ce sage à ses côtés, et, tout défaillant, tourne vers lui ses derniers regards. Ces entretiens suprêmes avec les philosophes, ce souci d'une autre vie et cette gravité dans la mort paraissent être devenus à cette époque un usage et comme une bienséance tragique ; et l'on s'étonna, à Rome, que l'élégant et frivole Pétrone mourant comme il avait vécu, en épicurien, voulût entendre parler, à ses derniers moments, de chansons et de poésies légères, et non de philosophie et d'immortalité : Nihil de immortalitate animæ et sapientium placitis[6].

On voit, dans Sénèque, un condamné qui, jusque sur le champ du supplice, s'occupe de l'immortalité de l'âme avec son philosophe ; prosequebatur illum philosophus SUUS. Je me propose, disait-il au sage qui l'assistait, d'observer, dans ce rapide passage de la vie à la mort, si je sentirai partir mon âme ; et dans lé cas où je découvrirais quelque. chose sur la vie future, il ne dépendra pas de moi que vous n'en soyez informé. Sénèque a bien raison de s'écrier que jamais homme n'a philosophé plus longtemps, puisque, non content d'apprendre jusqu'à la mort, il a voulu apprendre quelque chose de la mort même[7].

Voilà bien assez. d'exemples qui prouvent que la philosophie n'est plus comme autrefois une simple recherche scientifique, un luxe de l'esprit, une distraction élégante et un exercice d'école. On y cherche un refuge, on lui demande de plus en plus des lumières pour la conduite de la vie, un appui, des leçons de courage, des espérances. Dans les malheurs publics et privés, c'est elle qu'on implore. Le monde, revenu de la superstition païenne, a mis sa foi dans l'humaine sagesse et dans ceux qui la professent dignement. Les âmes d'élite, autrefois si paisibles dans le doute, commencent à ressentir de généreuses inquiétudes et une sorte de curiosité émue devant les grands problèmes de la vie. La désoccupation politique, la tristesse des temps, l'incertitude du lendemain, la satiété des plaisirs, d'autres causes encore ajoutent un nouveau prestige à l'antique autorité de la philosophie. Les sages de profession, se sentant plus écoutés, plus respectés, plus nécessaires, se font un devoir de se charger des âmes, et prennent un certain accent pressant et impérieux. Ils dirigent, ils consolent, ils réprimandent et mettent de plus en plus l'éloquence au service de la morale. La doctrine dominante, dont la fière austérité convenait à une société qui avait surtout besoin de courage, le stoïcisme affecte un ton religieux, établit des dogmes moraux, impose à ses adeptes un maintien, répand ses principes par une active propagande, et fait de son enseignement une sorte d'apostolat. Il ne suffit plus à la philosophie d'éclairer les esprits, il s'agit de former les âmes, de les changer., de les convertir. Comme une religion, elle a sa discipline, ses prescriptions familières, ses conseils appropriés aux diverses situations de la vie, en un mot, sa direction.

 

II. — Théorie de la direction.

On ne lit pas toujours les lettres de Sénèque comme lui-même sans doute aurait désiré qu'on les lût. Au lieu de voir en lui un moraliste prêcheur et, s'il est permis de prendre ce mot dans un sens profane, un directeur spirituel dont l'enseignement varie selon les circonstances et les personnes, on s'obstine souvent à chercher dans ses ouvrages les principes certains et immuables d'un chef d'école. Comme il est une des gloires du Portique et qu'il en est pour nous le plus illustre représentant, on s'attend à trouver chez lui le stoïcisme dans toute son intégrité doctrinale. Or, examiner Sénèque comme un philosophe dont le dogme est bien arrêté, c'est s'exposer à un mécompte. Les anciens ont déjà remarqué le peu d'exactitude de sa doctrine, et ceux des modernes qui eut voulu étudier sen système, pour avoir recherché ce qui n'existait pas, ont toujours été forcés de conclure qu'il n'avait pas de système.

En général, les Romains étaient moins exclusifs que les Grecs ; ils n'eurent jamais le goût de la pure spéculation qui seule donne à l'esprit la rigueur logique et une sorte de foi jalouse, Leur caractère pratique s'accommodait volontiers de toutes les pensées salutaires, sans s'inquiéter de leur origine. En philosophie, comme à la guerre, ils empruntaient à l'ennemi les armes dont ils avaient reconnu le bon usage.

Les stoïciens surtout, quelque intraitables qu'ils parussent, étaient les moins systématiques de tous les moralistes. Sans craindre de porter atteinte à leur métaphysique, ils cherchaient dans les doctrines rivales tout ce qui pouvait inspirer de fortes résolutions. Panétius appelait Platon le plus sage, le plus saint, l'Homère des philosophes, et l'on sait que le plus inflexible des stoïciens, Caton, se tua sur la foi, non pas de Zénon, mais de Socrate.

Mais de tous les stoïciens, le plus conciliant est, sans contredit, Sénèque. Son éducation philosophique a dû lui donner cet esprit de tolérance. Dans sa jeunesse, il est pythagoricien avec Sotion, dont il suit les cours et dont il pratique les maximes. Plus tard, il devient stoïcien avec Attalus : il lit, il admire Platon ; il aime à s'entretenir avec Démétrius le cynique ; il cite sans cesse Épicure. Il ne craint pas de dire notre Démétrius, notre Épicure, comme il dit notre Chrysippe ; et tandis qu'il vante les philosophes les plus éloignés de son école, il réserve ses plus vives épigrammes aux stoïciens qui se renferment dans une doctrine trop étroite. Il faut se rappeler encore que Sénèque n'a point passé sa vie dans les écoles, qu'il a vécu dans le monde et les affaires ; et ce n'est pas à la cour qu'on se fait un système inflexible et un esprit qui ne sait plier.

Si nous possédions ses livres dogmatiques, sou grand ouvrage qui embrassait toute la. philosophie du Portique, ou du moins son manuel qui la : résumait, nous pourrions discuter sa doctrine avec rigueur, en exigeant qu'elle fût toujours conséquente. Mais dans ses traités de morale pratique et dans ses lettres surtout, on ne peut voir qu'un homme indépendant, moraliste par goût, qui communique librement à des amis une sagesse puisée dans des lectures diverses et dans ses propres méditations.

Lui-même se vante de n'avoir ni la prétention d'un chef d'école ni la docilité d'un adepte. Cependant sa liberté n'est pas de la révolte. S'il passe quelquefois dans le camp ennemi, ce n'est point en transfuge, mais en éclaireur. Il ne s'est point obligé à ne rien hasarder contre la doctrine de Zénon et de Chrysippe. En philosophie, comme, au Sénat, si l'avis d'un adversaire lui plaît en partie, il demande la division et vote comme il l'entend. Recevoir le mot d'ordre n'est pas d'un homme politique, mais d'un homme de parti. Il suit le stoïcisme dont il aime les principes austères : mais il veut rester libre ; et s'il rencontre dans Platon et jusque dans Épicure d'utiles vérités, il les adopte, il les rend siennes, sans se mettre en peine de les ajuster au corps de sa doctrine, pourvu qu'elles servent à son dessein qui est de former les mœurs[8].

Que Sénèque ait compromis. dans cet enseignement familier la rigueur des spéculations stoïciennes, on ne le peut nier ; mais il faut admirer du moins sa connaissance du cœur humain et cet esprit de prosélytisme qui le distingue de tous les philosophes de l'antiquité. Or, puisque Quintilien et Aulu-Gelle, qui n'aiment pas le philosophe, ne font pas difficulté de rendre hommage au prédicateur du morale, puisque Sénèque lui-même prétend ne donner que de salutaires conseils, et que d'autre part les chrétiens ont été si frappés du caractère pratique de ses instructions, qu'ils ont voulu faire de ce sage païen un enfant de l'Église, nous avons le droit d'étudier, moins comme des traités dogmatiques que comme des exhortations morales, les lettres de celui dont le nom a retenti aussi souvent dans les chaires chrétiennes que dans les écoles de philosophie.

Cette manière d'étudier les lettres de Sénèque n'est pas arbitraire. Les anciens eux-mêmes reconnaissaient deux méthodes d'enseignement qui répondaient, l'une à la philosophie, contemplative, l'autre à l'active. Qu'and on expose une doctrine, qu'on fixe la nature du souverain bien, qu'on définit les vertus, en un mot, qu'on établit un système, on fait de la philosophie contemplative ou dogmatique. Mais si, descendant de ces hautes généralités et de ces vérités universelles, on enseigne les devoirs particuliers, par exemple, du père, du mari, du maître envers les serviteurs, on ne fait plus que de la morale active ou pratique. L'une fournit les dogmes généraux, l'autre les préceptes particuliers, différents selon les circonstances et la condition des hommes. Il est évident que ces deux enseignements doivent différer entre eux. Le dogme est de sa nature abstrait et doit être d'une entière rigueur ; on n'en peut rien retrancher, on n'y peut rien ajouter, sans trahir tout le système, et l'exactitude est le premier mérite de celui qui l'enseigne. Le précepte, au contraire, est varié ; il se conforme aux circonstances et aux hommes, il importe plus qu'il soit sensible que rigoureux. Et quoique le précepte doive se rattacher à un dogme dont il emprunte son autorité, il faut pourtant reconnaître que, sans être infidèle au système dont il émane, il peut se prêter à toutes les exigences d'un conseil particulier. Le dogme ne s'adresse qu'à la raison ; le précepte, qui tend à la pratique, doit saisir l'homme tout entier, frapper l'imagination, séduire le cœur, revêtir toutes les formes pour convaincre et toucher. Le premier donne la loi, le second exhorte à la remplir ; celui-ci s'adresse à l'intelligence, celui-là prétend entraîner la volonté. La logique domine dans la doctrine, l'éloquence est de mise dans la parénétique ; tandis que le dogme est immuable et froid dans sa fixité, le précepte se pliant à toutes les nécessités de la pratique et aux délicatesses de l'éloquence, se transforme en tant de façons, qu'il ne se ressemble plus et qu'il paraît quelquefois se démentir. La morale de Sénèque est un enseignement de préceptes plutôt que de dogmes. Aussi ne fautif pas lui demander plus qu'il n'a voulu donner. Il a voulu toucher les âmes en les instruisant, tantôt resserrant sa doctrine, tantôt relâchant cette discipline trop sévère, selon les besoins de ses disciples, et ne craignant pas d'être parfois accusé d'inexactitude, pourvu qu'il pût trouver accès près des esprits et leur inspirer la vertu stoïque.

Cependant il ne repousse pas la philosophie dogmatique. Comme les chrétiens qui commencent par apprendre le catéchisme aux néophytes, et leur enseignent le dogme avant de s'occuper de leur direction particulière[9], Sénèque reconnaît que, pour jeter les fondements d'une solide vertu, il faut d'abord faire entrer les hommes dans la philosophie, leur inspirer le goût du bien, leur présenter l'ensemble d'une doctrine qui fixe l'idée de la perfection, où toutes les vertus soient reliées entre elles et se donnent la main, afin que l'âme, connaissant le bien, apercevant le but de ses efforts et pourvue d'une règle certaine, ne s'embarrasse point de préceptes infinis, et qu'elle puisse toujours, lors même qu'elle est sans guide, se reconnaître, agir avec suite et régularité, sans perdre son ardeur ni sa force en hésitations généreuses, mais stériles. Dans les incertitudes et les fluctuations de la vie, il est bon d'avoir l'œil toujours fixé sur les hauts principes d'une doctrine vers laquelle on tourne toutes ses actions et ses paroles, comme font les navigateurs qui se règlent sur certaines étoiles.

C'était une question controversée dans le stoïcisme de savoir si les préceptes spéciaux sont efficaces. Sénèque l'examine longuement comme un homme qui défend une méthode de prédilection. Les adversaires de la direction représentaient que les préceptes n'ont pas de sens pour un esprit encore enveloppé de préjugés ; que c'est indiquer le chemin à un aveugle ; qu'il faut montrer à l'âme les grands principes, l'instruire de ses devoirs, puis la laisser suivre son train ; que, si les dogmes sont clairs, ils suffisent ; s'ils ne le sont pas, il est nécessaire de les prouver, et d'entrer ainsi dans la philosophie générale, qui rend dès lors inutiles les conseils particuliers ; que l'âme est arrêtée par des préjugés ou par des vices, et que la morale dogmatique dissipe les uns et guérit les autres ; enfin, qu'en admettant l'utilité des préceptes, ïl faudrait Tes varier sans cesse, tenir compte des caractères, des circonstances, et par conséquent se perdre dans des détails sans fin[10].

La même question a été soulevée dans le christianisme, et Fénelon a répondu 'à des arguments analogues dans sa Lettre sur la Direction, qui peut jeter du jour sur les idées de Sénèque : On me dira peut-être : Quelle nécessité de prendre un directeur, puisque la règle est un directeur par écrit ?.... Il est capital de ne vous conduire pas vous-même ; vous serez aveugle sur votre intérêt ou sur une passion déguisée, qui trouble votre paix Vous avez besoin d'être soutenu et encouragé.... Dans tous les cas, rien n'est plus dangereux que de n'écouter que soi-même. Montrant ensuite quel doit être ce directeur, Fénelon veut qu'on n'ait pas égard à la réputation publique, mais que l'on cherche entre mille un directeur plein d'expérience et de piété, en un mot, un homme de Dieu.

Sénèque, devançant Fénelon, répond de semblables objections. Comme lui, il demande un directeur et montre quel il doit être. Il admet l'utilité de la règle écrite, et vante la morale dogmatique qui fournit les principes et trace leurs devoirs à tous les hommes ; mais il estime encore plus cette dilution particulière qui réveille les âmes et applique directement le remède à chaque maladie morale[11].

En donnant les motifs de cette prédilection, il reconnait que, sans les dogmes, les préceptes ne sont point efficaces ; mais ils rafraîchissent la mémoire, ils rendent palpable ce qui est trop général. Il ne suffit point de dissiper les préjugés, il faut encore aiguillonner le cœur, car la plupart des hommes font le mal tout en voyant le bien. Une pensée forte, une sentence vive, un proverbe moral réveille la vertu qui dort dans les âmes. Et n'arrive-t-il pas souvent que l'autorité d'un sage est plus persuasive qu'un long enchaînement de preuves ? D'ailleurs, il faut quelquefois réunir et grouper des principes dont un homme peut avoir besoin dans l'occasion, et que la faiblesse de son esprit ne lui permet pas de lier ensemble. L'adepte même le mieux instruit des dogmes peut-il se passer d'un guide dans une affaire délicate ? Enfin, Sénèque demande si les préceptes et les avertissements familiers, propres à la philosophie pratique, sont inutiles, lorsque nos oreilles sont battues sans cesse par les mauvaises maximes de l'opinion ; et puisque les paroles et les actions de la foule, où nous sommes perdus, font sur nous une impression nuisible, et que chacun passe sa folie à son voisin, il veut un gardien des âmes : Sit ergo aliquis custos[12].

Car Sénèque est convaincu qu'on ne peut s'élever jusqu'à la vertu si personne ne vous tend la main pour sentir du vice. Nous avons besoin d'un homme qui plaide sans cesse devant nous la cause du bien, et qui fasse glisser de salutaires conseils à travers ce concert de fausses opinions dont le monde nous assourdit. Mais, comme Fénelon, il recommande de bien choisir son guide. Il ne veut pas de ces sages nomades comme il en voyait à Rome, qui courent de maison en maison, débitant des moralités banales, mais un de ces hommes dont la conversation descend, sans qu'on y pense, au fond de notre cœur, pour nous faire aimer la vertu, qui vivant bien enseigne à bien vivre, et dont la seule présence est une leçon[13].

Sénèque fait la théorie de cette direction familière avec un tact et une raison qui prouvent son expérience ; et, si on est sensible à la grâce morale et à cette joie pénétrante et calme avec laquelle il s'exprime, on ne peut nier qu'il n'ait profondément médité sur la conduite des âmes et trouvé dans cette occupation obscure le grave plaisir que cet art délicat procure aulx grands esprits.

 

III. — Sénèque est un véritable directeur.

Sénèque n'est donc pas un philosophe de profession qui tient école ; il n'a pas autour de lui et sous sa main une troupe de, disciples enrôlés sous sa doctrine, soumis à un règlement uniforme et marchant à sa suite d'un pas égal et docile. Il ne faut voir en lui qu'un sage qui exerce un certain patronage philosophique sur une clientèle d'amis, de connaissances, d'étrangers qu'il dirige parfois lui-même, auxquels il envoie des instructions par des tiers, qu'il surveille de près ou de loin, et qui souvent profitent de sa sollicitude sans même savoir qu'ils en sont l'objet. Et ce n'est pas pour étendre son influence ou sa renommée qu'il met partout la main sur les esprits et les cœurs. Il croit remplir un devoir civique, une magistrature volontaire, honorable à ses yeux, bien que souvent ignorée. Se rendre utile à tous et à chacun par son talent, sa parole, ses conseils, suppléer par son activité à la disette des bons précepteurs, ramener la jeunesse qui se précipite vers la richesse ou le plaisir, en retarder la fougue si on ne peut l'arrêter, n'est-ce pas, dit-il lui-même, remplir en son particulier une fonction publique[14] ?

De là vient que la plupart de ses livres ne sont que des œuvres de circonstance, appropriées à l'état moral des personnes qui lui confiaient leurs doutes, leurs inquiétudes, leurs défaillances. Les traités sur la tranquillité de l'âme, sur la brièveté de la vie, sur la constance du sage, n'ont pas d'autre origine. Les livres sur la colère, sur la Providence, sur la vie heureuse, paraissent aussi n'avoir été que de longues réponses à des consultations philosophiques. Les consolations à sa mère Helvia et à Marcia, la fille éplorée d'un grand citoyen de Crémutius Cordus, s'expliquent par le titre seul. En admettant même que ces dédicaces à des amis ne soient que de simples fictions littéraires, tons ces ouvrages n'en sont pas moins une suite d'exhortations morales et de véritables sermons. Le traité de la Clémence, écrit dans les premières années du règne de Néron, et adressé à ce prince, prouve encore que Sénèque avait pris au sérieux son rôle de gouverneur, qu'il n'était pas seulement un précepteur, mais un directeur moral, et qu'il avait fait à sa manière, avant Fénelon, pour l'instruction et l'encouragement de son redoutable élève, l'Examen de conscience sur les devoirs de la royauté.

Cet esprit de propagande qui anime Sénèque éclate surtout dans les lettres à Lucilius. Il se plaît à communiquer la vérité ; il n'étudie que pour se mettre en état d'enseigner ; et si on lui offrait, dit-il, la sagesse à condition de la garder pour lui-même, il n'en voudrait pas. Il se donne la tâche de recommander la vertu à tous les hommes, et de poursuivre le vice sans relâche, dût son zèle paraître indiscret. Si les particuliers ne veulent pas accepter ses conseils, il parlera au public, dans l'espoir que ses leçons finiront par être entendues ; en un mot, il s'engage à prêcher le bien avec la persévérance que montrent les hommes à pratiquer le mal[15].

Non-seulement il s'acquitte avec ardeur de cette fonction qu'il s'est donnée, mais encore il recommande à ses amis, et en particulier à Lucilius, de prêcher à leur tour. Son disciple doit répandre la vérité ; que, sans se décourager, il poursuive de ses leçons celui-là même qui les refuse ; qu'il presse avec instance ceux qui résistent, il finira par recueillir le fruit de sa persévérance, parce qu'un discours plein de chaleur pour les intérêts d'autrui ne peut manquer de toucher les âmes. Si elles ne sont pas dociles à la vérité, il faut la leur inculquer avec effort, et ne désespérer qu'après avoir employé les derniers remèdes[16].

Cependant cette ardeur doit être réglée. Un zèle trop hasardeux, qui jette des leçons à tous les vents, ou une liberté indiscrète, qui ne connaît pas de ménagements, affaiblit l'autorité du sage et compromet le bien. Lui-même se reproche quelquefois une chaleur inconsidérée qui blesse loin de guérir. S'adresser aux hommes capables de supporter la vérité, et qu'on a l'espoir de rendre meilleurs, abandonner ceux dont on désespère, après avoir tout essayé, telle est la règle qu'impose ce que Sénèque appelle l'art de la sagesse, c'est-à-dire la direction[17].

Que tout le monde prêche, a dit Bossuet, dans sa famille, parmi ses amis, dans les conversations... Parlez à votre ami en ami ; jetez-lui quelquefois au front des vérités toutes sèches qui le fassent rentrer en lui-même.... Mais, avec cette fermeté et cette rigueur, gardez-vous bien de sortir des bornes de la discrétion[18]. N'est-il pas honorable pour un philosophe païen de montrer autant de zèle et de délicatesse que le plus infatigable défenseur des vérités chrétiennes, et n'est-ce pas une chose digne de remarque que sur ce point Bossuet puisse servir à résumer Sénèque ?

On conçoit qu'un philosophe animé d'une pareille ardeur pour l'amélioration des mœurs, et, si l'on ose dire, poux la conversion des âmes, ait négligé les spéculations de la science pour un enseignement pratique qui allait droit à son but.. Aussi Sénèque est-il si préoccupé de donner à ses instructions une utilité immédiate et directe qu'il se fait scrupule de traiter une question de pure théorie ; et, s'il le tente quelquefois dans ses lettres, il a soin de se justifier en montrant que l'étude des grands principes qui nous éclairent sur l'origine du inonde et de l'âme, illumine de haut notre intelligence sur la nature de nos devoirs.

Il importe ici de montrer à l'œuvre cette propagande active de Sénèque. On voit dans ses lettres, par maint exemple, en quelles circonstances, avec quel zèle discret il tente ces conversions philosophiques. C'est plaisir de remarquer chez le maître la condescendance judicieuse du directeur, et chez les néophytes la diversité des caractères et des dispositions morales. Ces tableaux familiers qui nous présentent les délicates entreprises de la sagesse essayant de corriger, d'encourager, d'amener au bien des âmes rebelles ou dociles, n'ont rien perdu de leur vérité ni de leur fraîcheur. On lei croirait d'une main moderne, si on n'en reconnaissait la date à une certaine âpreté, stoïque. Voici, par exemple, un jeune homme léger, dissipé, spirituel, qui allait voir souvent Sénèque, et qui ne vient plus chez lui que bien rarement, depuis que son sage et vieil ami a laissé voir son intention de le convertir : charmant étourdi qui résistait à la philosophie, qui esquivait les remontrances de Sénèque en se moquant de lui-même, ou lui fermait la bouche en rappelant la chronique scandaleuse des philosophes : Oui, parlez-en de vos sages, disait-il, on connaît leurs belles histoires ; un tel a été surpris en. adultère ; cet autre n'est qu'un pilier de taverne ; tel autre encore fait profession d'austérité dans le palais des princes. Cet aimable sceptique, railleur obstiné, avait réponse à tout, prévenait les objections, faisait parade de sa fâcheuse érudition, et semblait même ne pas épargner les allusions à la vie équivoque de Sénèque vivant à la cour de Néron. Sénèque, voyant que le moment n'est pas encore venu de le ramener à de graves pensées, le laisse dire, sourit à sa pétulance juvénile, et, pour ne pas compromettre son autorité, attend une plus favorable occasion. Il ne désespère pas de ce jeune homme, qui se montre si rétif à ses exhortations. Qu'il cherche me faire rire, je finirai par le faire pleurer[19], s'écrie le maître avec l'accent d'un docteur qui veut convertir un pécheur et lui arracher des larmes de repentir. Il parait, du reste, qu'il ne réussit que trop à le rendre stoïcien, puisque plus tard ce malheureux Marcellinus, attaqué d'une maladie incurable, se laisse mourir de faim sur une exhortation d'un stoïcien distingué qui l'engage à se délivrer de la vie.

Voilà maintenant un autre jeune homme d'un caractère tout opposé, sérieux et grave, un ami de Lucilius, qui pour travailler à sa perfection morale s'est démis de ses charges, renonçant ainsi à un bel avenir. Le monde, qui ne comprend rien à ces renversements subits de la conscience, l'accuse de paresse, lui reproche de perdre son temps à des occupations stériles, et le traite de mélancolique : Qu'il laisse dire le monde, écrit Sénèque, qu'il entre plus avant dans l'étude de la sagesse, pour assurer son bonheur. D'ailleurs, il n'est plus libre de reculer, et ce serait une honte pour lui de ne pas répondre aux belles espérances qu'il a données. C'est ainsi que Sénèque envoie à Lucilius un programme de sermon dont il puisse faire usage dans l'occasion pour encourager son ami et conserver à la philosophie une précieuse conquête[20].

Dans une autre de ses lettres, il apprend à Lucilius la manière dont il entreprend de ramener au bien deux de leurs amis. C'est avec un soin minutieux et délicat qu'il modifie ses leçons selon l'âge et le caractère de ses néophytes. L'un est un jeune homme, honteux quand il fait le mal et dont il faut, dit Sénèque, entretenir la pudeur ; l'autre est un vieux pécheur, veteranus, qu'on doit corriger avec discrétion pour qu'il ne désespère pas de lui-même. Le maître reconnaît qu'il aura de la peine à tenir en tutelle un homme de quarante ans, mais il aime mieux échouer que de manquer à ce devoir[21].

Il semble que Lucilius, fidèle en cela aux prescriptions de Sénèque, cherche à recruter des âmes à la philosophie et qu'il envoie tour à tour à son maître tous ses amis pour les soumettre à ses investigations morales et les confier à son habile direction. Souvent Sénèque les juge dès la première entrevue ou après quelques entretiens. Celui-ci est perfectible malgré son excessive timidité, cet autre ne laisse plus d'espoir. Il est trop endurci dans le mal, ou plutôt il est trop amolli ; il manque de ressort, bien qu'il ait de la bonne volonté et qu'il prétende être dégoûté de ses dérèglements ; mais il n'a pas rompu avec les passions, il n'est que brouillé avec elles et prêt à se réconcilier[22].

Il faut voir ce que, dans ces tentatives de conversion philosophique, Sénèque déploie de sagacité et de délicatesse, pour comprendre qu'il n'est pas seulement un professeur de morale spéculative, qu'il a la prétention de former les cœurs à la sagesse, puisqu'il refuse de se charger d'un homme incapable de pratiquer la doctrine, et si, dans cette dernière occasion, il perdit sa peine et ses sermons, il a eu cela de commun avec bien des prédicateurs de morale.

A l'appui de ces exemples tirés des lettres à Lucilius, rappelons encore ces ouvrages entiers de Sénèque qui ne sont, nous l'avons dit, que des réponses à des consultations morales, réponses diverses où le philosophe semble se contredire parce qu'il donne quelquefois des conseils différents selon l'âge et le caractère de ses correspondants. Ainsi, dans son livre sur la Brièveté de la vie, il recommande à un vieux fonctionnaire de l'empire de renoncer aux charges, et dans son traité sur la Tranquillité de l'âme il conseille à un jeune homme triste et dégoûté de prendre part aux affaires publiques. Ces contradictions naturelles et nécessaires qu'on a souvent reprochées à Sénèque prouvent seulement qu'il savait se plier aux nécessités de la direction et changer le remède selon le tempérament du malade. Sans vouloir étendre notre étude sur tous les ouvrages de Sénèque, il est une de ces consultations dont nous devons dire quelque chose pour faire voir une des plus singulières maladies de l'époque et la profonde pénétration du moraliste directeur.

croirait-pk pas entendre une confession moderne et  quand on lit les plaintes de ce jeune capitaine des gares de Néron, Animas Sérénus, qui écrit à Sénèque pour lui dévoiler sa détresse morale ? Il y avait alors déjà de ces âmes tourmentées parce qu'elles se sentent vides, à la fais ardentes et molles, éprises de la vertu et sans énergie pour se la dentier, inquiètes sans connaître la cause de leur inquiétude, dégoûtées tour à tour de l'ambition et de la retraite, capables d'élan et de généreuse activité, et au moindre obstacle, à la moindre humiliation,. retournant à leur loisir comme les chevaux doublent le pas pour regagner la maison. Dans cette affliction d'esprit, Sérénus s'adresse à Sénèque comme à un médecin des âmes, il vent mettre devant lui son cœur à découvert, il essaye de peindre ce mélange de bonnes intentions et de lâches défaillances qui le remplit d'une indéfinissable tristesse. Il se sent dans un état de malaise et de peine. comme un homme qui n'est ni malade ni bien portant. Son malheur est de ne pencher fortement ni vers le bien, ni vers le mal. Il aime la simplicité ; mais s'il se trouve par hasard dans quelque maison somptueuse, il se laisse éblouir par l'appareil du luxe, il se retire non plus mauvais, mais plus triste, et, rentré dans sa modeste demeure, se demande si le bonheur ne serait pas dans l'opulence. Le voilà qui rêve les honneurs, les faisceaux, et bientôt, découragé par quelque obstacle imprévu, il s'enfonce de nouveau dans la solitude ou s'exaltant par de fortes lectures et de grands exemples, il s'excite à quelque dévouement sublime. Mais ces héroïques résolutions ne tiennent pas devant les difficultés de la vie. Cet état flottant entre l'héroïsme et l'impuissance, les ennuis douloureux qui en sont la conséquence font crier vers Sénèque cette âme noble et faible. Je t'en conjure, écrit-il, si tu connais quelque remède à cette maladie, ne me crois pas indigne de te devoir la tranquillité. Ce n'est pas la tempête qui me tourmente, c'est le mal de mer. Délivre-moi donc de ce mal, quel qu'il soit, et secours un malheureux qui souffre en vue du rivage. Curieuse angoisse d'une imagination généreuse et d'un courage débile.

Avec quelle connaissance du cœur humain et de ses plus profonds secrets Sénèque répond à cet appel désespéré ! Il tente de définir ce mal étrange, il promène, pour ainsi dire, sa main sur toutes ces vagues douleurs pour trouver l'endroit sensible et y porter le remède imploré. De quelle vue perçante il découvre, il saisit, Il arrête au passage, pour les peindre, les fluctuations fuyantes de ce désespoir inconsistant ! Il nous met sous les yeux cette déplaisante de soi-même, ce dégoût, ce roulis d'une âme qui ne s'attache à rien, ces chagrines impatiences de l'inaction où les désirs renfermés à l'étroit et sans issue s'étouffent eux-mêmes, cette mélancolie sombre et la langueur qui l'accompagne ; puis les tempêtes de l'inconstance qui commence une entreprise, la laisse inachevée et gémit de l'avoir manquée. On s'irrite alors contre la fortune, on maudit le siècle, on se concentre de plus en plus, et on trouve un plaisir farouche à couver son chagrin. Pour s'échapper, pour se fuir, on se lance dans des voyages sans fin, on promène sa douleur de rivage en rivage, et sur la terre comme sur la mer on ne fait que s'abreuver des amertumes de l'heure présente. Dans cette défaillance morale on finit par ne plus pouvoir endurer ni peine, ni plaisir, par ne plus supporter sa propre vue. Alors viennent les pensées de suicide pour sortir de ce cercle où on n'a plus l'espoir de rien trouver de nouveau ; la désolante uniformité de la vie, l'insipide permanence du monde vous arrachent ce cri : Quoi ! toujours, toujours la même chose[23] !

Dans cette profonde et saisissante analyse du spleen antique, comme on sent bien que Sénèque ne fait pas une description de fantaisie et qu'il est aux prises avec la plus réelle et la plus indéfinissable maladie morale ! Si à ces angoissa d'une âme qui se dévore elle-même se mêlaient encore des peines d'amour inconnues de l'antiquité, nous oserions dire que Sénèque a voulu éclairer et consoler un Werther ou un René romain.

 

IV. — Conseils à Lucilius.

Après avoir montré que Sénèque est un véritable directeur, entrons dans le détail de ses lettres et voyons quel est le sujet et l'esprit de sa prédication morale.

Les sujets qu'il traite sont empruntés au stoïcisme, mais la manière de les présenter appartient A l'auteur. Il accommode toujours la philosophie de l'école à ms propres goûts, à son humeur, aux circonstances de sa vie ; c'est pourquoi, tout en exposant le dessin principal de ses lettres, nous essayerons d'expliquer, non pas son système, puisqu'il n'en a pas, mais ses idées de moraliste. Car il en est des auteurs comme des hommes en s'arrange volontiers de leurs défauts, quand on eu a découvert la cause.

Ces lettres sont adressées à Lucilius, procurateur en Sicile, élevé par ses talents et de puissantes amitiés au rang de chevalier. C'était un épicurien que Sénèque entreprit die convertir au stoïcisme. Ce n'est pas que le mettre se propose d'exposer régulièrement toute la doctrine du Portique ; il cherche moins à faire de son disciple un pur stoïcien, qu'à le tirer des mollesses épicuriennes, pour lui faire embrasser une morale plus austère. Lui-même, sans étaler la prétention d'un chef d'école, se propose modestement de faire une éducation morale et choisit la forme épistolaire, parce que les pensées familières, tout en faisant moins de bruit, s'insinuent mieux dans les esprits.

En commençant, il cherche, comme ont fait depuis tous les directeurs, à éloigner son disciple des opinions mondaines et lui conseille la retraite, pour le soustraire aux influences étrangères à la véritable doctrine. Il fait les plus grands efforts pour arracher Lucilius à son ambition et eux avantages d'une fortune si bien commencée. Il regrette que le sort ait retiré son ami d'une obscure condition, pour le jeter dans les grandeurs. Les honneurs appellent les honneurs ; l'ambition est insatiable : on ne peut lui faire sa part ; et s'il ne rompt pas avec elle d'un seul coup, que deviendra l'étude de la sagesse ?

'Mais Lucilius craint de faire accuser son oisiveté et se retranche derrière les préceptes du stoïcisme qui recommande la vie active. Sénèque lui montre alors, qu'en se retirant des affaires il suit, sinon les préceptes des stoïciens, du moins leur exemple. En effet, on comprend que, sous le règne de Néron, ceux qui faisaient profession de philosophie se soient tenus éloignés des fonctions publiques. D'ailleurs, ne restera-t-il pas citoyen de la grande république du monde, la seule digne d'un sage ? Loin de s'abaisser par ce renoncement, il s'élève, en comprenant combien sont petits les honneurs de la chaise curule. Jamais le sage n'est plus occupé que lorsqu'il traite des choses divines et humaines. Que Lucilius imite son maître, qui prépare pour la postérité des remèdes moraux dont il a éprouvé la salutaire influence dans ses propres maladies[24] ; cela ne vaut-il pas mieux que de figurer dans un procès ou dans un testament, et de voter au Sénat de la voix et du geste ? La véritable gloire est celle que procurent la noblesse du cœur et la grandeur de l'esprit. Dans sa sollicitude pour Lucilius, Sénèque va jusqu'à lister dans son ami cette ambition qu'il combat. Qu'il renonce à cette gloire mondaine et fragile, il en recevra une plus belle en échange ; le maître peut associer le disciple à son immortalité ; et dans un élan d'enthousiasme, dont l'effet est prémédité, il s'écrie avec Virgile :

Fortunati ambo, si quid mea carmina possunt

Nulla dies unquam memori nos eximet ævol

Sénèque ne parvient pas d'abord à briser cette ambition de Lucilius, mais du moins il ne cesse de lui conseiller la retraite qui protège contre les maximes des gens du monde les convictions incertaines d'un néophyte. Avant tout il importe de fuir la multitude et de lui soustraire son cœur encore mal assuré dans le bien. Montrant les dangers d'un commerce frivole, il nous fait saisir toutes les nuances de cette contagion qui passe de l'un à l'autre dans les conversations mondaines ; il la décrit avec l'ingénieuse fécondité du philosophe qui observe et la finesse du courtisan, qui, pour avoir étudié sur lui-même les effets de cette corruption insensible, peut retourner en tous sens cette pensée de Bossuet : Ce maître dangereux n'agit pas à la mode des autres maîtres. Il enseigne sans dogmatiser. Il a une méthode particulière de ne prouver pas ses maximes, mais de les imprimer dans te cœur sans qu'on y pense[25].

Le monde n'est pas seulement à craindre parce qu'il justifie nos passions, réveille nos vices assoupis et ensanglante nos plaies, comme dit Nicole, mais encore parce qu'il attaque ouvertement la philosophie. De là ces maximes : La sagesse et la justice ne sont que de vains mots ; boire, manger, dépenser son patrimoine en galant homme, voilà la vie, et mille autres banalités dangereuses. De là ces attaques contre les philosophes : moquez-vous, disent ces voluptueux et ces incrédules, moquez-vous de ces gens austères et arrogants qui censurent, la vie des autres, tourmentent la leur et morigènent le public[26]. Il faut donc se retirer de cette corruption, vivre avec soi-même, et prendre ce principe pour règle de conduite : admettre dans sa compagnie ceux qui peuvent vous rendre meilleur et ceux qu'on peut rendre meilleurs.

Mais lorsque Sénèque a montré qu'il faut vivre dans la retraite et qu'il a mis Lucilius en garde contre les conversations dangereuses, comme les chrétiens qui se plaignent aussi du monde et de ses sarcasmes contre la religion et ses ministres, il prend encore des précautions infinies pour bien définir la retraite qu'il recommande La solitude est périlleuse pour les méchants et les ignorants, parce qu'elle irrite leurs passions, ; pour la conseiller à Lucilius, il faut qu'il ait déjà bon espoir dans ses progrès. En effet, le disciple a fait entendre de si nobles paroles, si convaincues, si rassurantes que le maître s'écrie : Cet homme n'est pas un homme ordinaire, il ne songe qu'à son salut, iste homo non est unus e populo ; ad salutem spectat. Qu'il ne craigne donc plus de se retirer da monde, et que, du fond de sa solitude, il adresse aux dieux des prières pour obtenir la santé de l'âme et celle du corps[27].

Quitter les hommes pour se retrouver, éviter les chemins battus pour suivre la voie étroite du petit nombre, esquiver les entretiens dangereux parce qu'ils sont frivoles, se hâter d'entrer dans la philosophie comme si on était poursuivi par des ennemis, élever son âme vers les grandes choses, jouir de soi-même, sentir son néant, tel est le sujet principal des premières lettres. Sénèque le présente sous toutes les formes, tantôt insistant sur les embarras de la grandeur, tantôt sur les folies du monde, tantôt sur les douceurs de la retraite ; et, quand il croit son ami persuadé, il lui fait l'éloge de la vie philosophique et de ses joies sans cesse renouvelées, dans un charmant tableau qui est la péroraison de cette longue série de discours sur la vanité des grandeurs[28].

Mais, avec une discrétion qui n'appartient pas d'ordinaire aux. stoïciens, il lui conseille de ne pas rompre brusquement avec le monde, de se retirer doucement et sans éclat, solvas potius quam abrumpas[29]. Il ne veut pas qu'on se cache dans une retraite par vaine gloire, comme les mécontents d'alors qui boudaient là république au fond d'une solitude de Naples ou de Tarente, sous le prétexte honorable qu'ils s'occupaient d'eux-mêmes, mais en réalité pour intéresser à eux l'opinion publique. Sénèque combat souvent cette manie de dénigrement ; maladie des stoïciens, qui protestaient avec ostentation contre les vices du siècle[30]. Il veut que, sans faire le procès à son voisin, on ne s'occupe que de ses propres faiblesses ; et qu'on se sépare du monda pour se rendre meilleur, pour guérir ses passions, s'étudier et mourir au. moins dans la sagesse, sans condamner les autres hommes : Nihil damnavi nisi me[31].

Lucilius doit donc se retirer du monde simplement, sans éclat, sous prétexte de fatigue et de mauvaise santé : tirer gloire de sa retraite, c'est une espèce d'ambition, Il doit encore éviter l'originalité de ces philosophes qui cherchent moins à faire des progrès dans la sagesse qu'à se distinguer par une mise négligée, une barbe inculte et d'éternelles déclamations contre la vaisselle d'argent. Que notre cœur ne ressemble en, rien à celui des autres hommes, mais que notre extérieur soit le même[32] : On vit à peu près comme les autres, sans affectation, sans apparence d'austérité, d'une manière sociable et aisée, mais avec une sujétion perpétuelle à tous ses devoirs[33]. C'est l'avis de Fénelon aussi bien que de Sénèque. Cette simplicité est souvent de la prudence. Plus d'un s'est compromis pour avoir étalé sa philosophie avec trop d'arrogance[34]. Et pourquoi faire tort à la philosophie qui déjà n'excite que trop d'aversions, même quand on la professe avec modestie ? Loin de nous séparer des hommes, elle a pour objet de nous en rapprocher[35]. Sénèque pousse si loin cette facilité et cette discrétion, pour rendre la vie simple et commode, qu'il va jusqu'à conseiller à Lucilius de célébrer les saturnales comme tout le monde, seulement avec la tempérance qui convient au philosophe[36]. On aime à voir chez le stoïcien ces prudentes concessions à l'opinion mondaine, que ne craignait pas de faire non plus saint François de Sales, pour rendre le commerce plus aisé et la religion plus aimable, sans toutefois en compromettre les saintes austérités.

Pour enlever Lucilius à toutes les espérances de haute fortune qui retardent ses progrès dans la philosophie, et pour rompre les liens qui l'attachent au monde, Sénèque fait souvent le plus pompeux éloge de la pauvreté, et, par une exagération stoïcienne, prêche le renoncement absolu. On conçoit cette doctrine chez un chrétien qui place au delà de cette vie les honneurs et la gloire, et qui, sacrifiant le présent à l'avenir, ne fait qu'ajourner son bonheur. On la conçoit encore dans le Manuel d'Épictète, où l'esclave fait de nécessité vertu et se venge de la richesse qui l'écrase, en la méprisant. Mais, dans la bouche de l'opulent philosophe, ces déclamations convenues, dont le fonds est tiré sans doute de la doctrine stoïque, manquent d'à-propos et d'autorité. Laissons donc ces histoires de Diogène et de son tonneau, de Cléanthe et de son puits, et tous ces exemples de pauvreté antique, qui pouvaient apprendre aux élèves de Sénèque le père, comment on rajeunit un lien commun, mais qui ne devaient pas inspirer à Lucilius l'esprit de renoncement. Nous ne voulons voir ici que ce qui est juste et sincère, ce qui est donné à la direction morale, sans nous arrêter à ces souvenirs surannés des écoles de philosophie et de déclamation.

Mais, si l'auteur s'exprime quelquefois à ce sujet avec une rigueur de convention, et montre une jactance d'humilité qui fait tort à ses prédications, le plus souvent il est simple et sensé. La philosophie, dit-il, n'interdit pas les richesses ; c'est même une faiblesse de ne pouvoir les supporter. S'il est vrai qu'on doit vivre conformément à la nature, n'est-ce pas désobéir à ses volontés que de mettre son corps à la torture et de se nourrir des plus vils aliments ? La philosophie recommande la frugalité, mais la frugalité n'exclut pis une certaine élégance. Il est grand celui qui se sert de vases d'argile comme s'ils étaient d'argent ; il n'est pas moins admirable celui qui se sert de vases d'argent comme s'ils étaient d'argile. Seulement, il faut posséder les richesses sans qu'elles nous possèdent, et ne pas tellement nous les incorporer qu'on ne puisse nous les arracher sans nous faire une plaie vive[37].

Au milieu de ces concessions raisonnables, Sénèque est évidemment préoccupé des murmures qu'on élevait à Rome contre son opulence. De là ces recommandations sur la pauvreté volontaire, de là ces apologies détournées où il insinue qu'il n'est pas l'esclave de ses richesses et qu'il apprend chaque jour à s'en passer. C'est pourquoi il parle sans cesse de ses exercices de pauvreté : si le pauvre est plus tranquille, le riche montre un grand cœur en vivant comme s'il était pauvre ; il faut rendre la pauvreté facile en s'y préparant[38].

Il peut paraître étrange de voir l'opulent philosophe, au milieu de ses palais, de ses jardins, de ses statues et de ses mosaïques, faisant, pour ainsi dire, les honneurs à la pauvreté. Sans doute l'imagination d'un riche blasé pouvait se complaire dans ces rêves d'humilité ; mais des raisons plus sérieuses donnent du prix à ces méditations plus sages qu'elles ne paraissent. Dans une société aussi peu stable que celle de l'empire, il est naturel qu'un philosophe opulent, averti par les vicissitudes des palais, s'impose des privations, pour n'être pas pris au dépourvu, et comme le dit Sénèque lui-même, imite la recrue romaine, qui apprenait à faire les armes contre un mannequin[39]. Cette manière de s'amuser avec un malheur imaginaire, mais possible, est au moins spirituelle ; il y entre même un peu de prudence. Sénèque se familiarisait d'avance avec la pauvreté, qu'il pouvait connaître un jour malgré son grand fige. Il vivait à la cour de Néron, il était riche, en crédit, éloquent : c'est plus qu'il n'en fallait pour prendre ses mesures afin de n'être pas surpris.

Mais, en s'exerçant à la pauvreté, il ne veut pas qu'on imite ces riches qui, pour obéir à un mode de temps et après avoir épuisé toutes les recherches de l'ostentation, s'amusent à jouer à la pauvreté[40]. A cette époque, la fatigue du luxe avait établi à Rome un usage bizarre. Les riches, dans leurs magnifiques demeures, se ménageaient un réduit qu'ils appelaient la chambre du pauvre, où ils se retiraient à de certains jours, pour y manger à terre, dans des vases d'argile, pour y goûter, en quelque sorte, les délices inconnues de la privation et de la misère. Était-ce pour rendre, par le contraste, du prix à l'opulence, ou plutôt n'était-ce pas la dernière fantaisie de la satiété et de l'ennui aux abois ? Sénèque veut que cet exercice soit une expérience et non pas une imitation de la pauvreté. Lucilius doit se réserver de temps en temps trois ou quatre jours et quelquefois davantage, pour coucher sur un grabat véritable, se nourrir de la plus chétive nourriture, afin de pouvoir se dire avec assurance : Voilà donc ce qui faisait l'objet de mes craintes. C'est ainsi qu'on amortit les coups du sort et qu'on dérobe, pour ainsi dire, ses armes à la fortune[41].

Ce n'est pas sans ingénuité que le maître nous met sous les yeux tous les détails de sa pauvreté factice. Il s'exerce non-seulement à ses privations, mais encore à la mauvaise honte qui l'accompagne. Ainsi, il se rend à sa campagne sur une misérable charrette traînée par des mules étiques et dirigée par un muletier à pied et sans chaussure. Il est heureux de cette équipée, et cependant il nous confie qu'il rougissait, quand il était rencontré par les petits-maîtres de Rome, qui faisaient voler des flots de poussière sous leur char précédé de coureurs numides et emporté par des mules appareillées[42]. Sans doute, cet exercice n'est pas aussi sérieux que l'exercice chrétien. Cette humiliation volontaire du riche qui se fait pauvre n'est souvent qu'un détour de l'amour-propre, une nouveauté piquante, une recherche d'élégance, un souvenir de l'antique pauvreté romaine. Mais à Rome, sous l'empire, à une époque où le culte de la richesse était une véritable idolâtrie, ces épreuves morales, dont il ne faut pas exagérer l'importance, ne sont pas sans valeur, quand elles ne seraient qu'une protestation sensible en faveur des principes austères de la philosophie.

Si, en d'autres endroits, Sénèque foule aux pieds les richesses avec une fureur ambitieuse, ce n'est pas toujours pour étaler ses sentiments stoïques, mais parce qu'il sent ce que l'opulence lui a coûté. Ne fait-il pas un triste et involontaire retour sur lui-même quand il s'écrie : Ah ! si ceux qui désirent les richesses et les honneurs allaient consulter les riches et les ambitieux parvenus au faite des dignités ! Et quand il ajoute : La philosophie ne te laissera jamais de repentir[43]. Ce n'est qu'un cri, un cri mal comprimé. Il ne pouvait en dire davantage, sans offenser l'empereur, dont il tenait son opulence. Mais, par cet accent de douleur, il nous marque que ces richesses ont coûté cher à son bonheur.

Pour prouver encore que ce n'est pas un vain étalage de maximes stoïques, faut-il rappeler que Sénèque offrit à l'empereur de lui restituer les richesses qu'il tenait de lui et qui n'étaient point légères à porter ? Et quoique des raisons diverses aient pu engager le philosophe à rentrer dans la retraite, au prix de son opulence, il faut convenir du moins qu'il se sentait assez de courage pour pratiquer ses maximes de pauvreté.

On attaque souvent les violentes sorties de Sénèque contre le luxe de son siècle, et l'on trouve sa morale inutile, parce qu'elle est outrée. Mais de grands moralistes chrétiens ne vont-ils pas plus loin encore ; quelques-uns ne poussent-ils pas la rigueur jusqu'à châtier le corps par les plus tristes macérations ? Au lieu de permettre, comme Sénèque ; de satisfaire aux exigences de la nature, ils se font gloire de la tuer. Est-ce à dire qu'on ne peut trouver dans leurs ouvrages de grandes idées et de belles résolutions ? Nous les admirons au contraire, nous les goûtons parfois avec délices. On se sent plus fort et plus grand en les méditant. Cette protestation trop vive de l'esprit contre le corps, cette lutte pénible et hardie nous touche et nous élève. Quand l'opinion, l'habitude et mille sentiments se liguent avec la convoitise naturelle, et quand les hommes n'ont à leur opposer que des lueurs de raison et une volonté vacillante, faut-il s'étonner que les prédicateurs de religion et de morale nous arment d'une discipline rigoureuse, qu'ils emploient des expressions violentes pour nous ramener sans cesse au combat ; en un mot, qu'ils mesurent leur effort à la résistance ?

Dans presque toutes les lettres de Sénèque il est question de la mort. Philosopher, c'est apprendre à mourir[44] ; et Sénèque était fidèle à ce principe du stoïcisme. Tout en reconnaissant que le mépris de la mort était le sujet favori des déclamateurs dans les écoles, comme l'auteur en convient lui-même, cependant je suis disposé à le croire sur parole, quand il ajoute : Ce n'est pas pour exercer mon esprit que je ramasse tous les exemples de courage[45]. Il faut se rappeler que Sénèque était d'une santé faible, que plus d'une fois il fut tenté de sortir de la vie pour échapper à ses souffrances, et qu'il ne fut retenu d'abord que par la vieillesse de son père, et plus tard par les soins touchants de sa jeune épouse. Aussi trouve-t-on, dans ces longues réflexions sur le suicide, l'histoire des plus secrètes et des plus douloureuses pensées du philosophe.

Rien n'est plus nécessaire, dit-il, que la méditation de la mort. Tons les autres exercices peuvent être superflus : Vous avez préparé votre âme à la pauvreté ? Mais peut-être vous conserverez vos richesses. Vous vous êtes armé contre la douleur ? Mais une ferme santé pourra ne pas mettre votre courage à l'épreuve. Vous vous êtes fait une loi de supporter avec constance la perte de vos amis ? Mais la fortune vous laisse les objets de votre affection. La mort seule est inévitable. Ces pensées générales n'ont point pour Sénèque un vif intérêt, et couvrent des préoccupations personnelles qui se font jour malgré lui. Ce qui s'agite sous ces réflexions, c'est la question du suicide, qui n'est pas un crime aux yeux du stoïcien, et qui devait être une ressource pour un vieillard accablé de maux et pour un ministre menacé d'une disgrâce prochaine. L'auteur n'expose pas un point de doctrine ; il pose des cas de conscience, et l'on sent que c'est pour son propre usage. Il s'excite, il se retient ; il fait des demi-confidences qu'il n'ose achever. Ce n'est pas la philosophie qui parle par sa bouche, mais mille sentiments souvent contraires, la crainte de la douleur, l'espérance d'une fin paisible, la peur de l'ignominie, l'amour d'un beau trépas. De là dans ces méditations je ne sais quel accent pathétique qui fait oublier qu'on lit un philosophe. On entend un personnage de tragédie, mais cette tragédie est de l'histoire.

Sénèque reconnaît lui-même ses contradictions[46]. Deux choses surtout le préoccupent, la décrépitude et la cruauté de Néron. Il ne faut point, par une mort volontaire, esquiver les maux naturels de la vieillesse, tant qu'elle vous laisse intacte la meilleure partie de vous-même Mais si elle commence à ébranler l'âme, à la démolir, on peut abandonner cet édifice ruineux. Qu'on se garde bien cependant de se soustraire par le suicide ami douleurs d'une maladie qui respecte votre intelligence ; mourir ainsi serait une défaite[47]

Mais ce ne sont là que des réserves pour l'avenir qui n'ont pas un intérêt présent. Voici des dangers plus menaçants, les supplices et l'ignominie. Ici Sénèque réclame avec force, et non pas sans trouble, le droit de disposer de sa vie. Dans cette question plus que dans tout autre, dit-il, nous ne relevons que de nous-mêmes. Entre deux morts, l'une cruelle, l'autre facile, noua pouvons opter plus pour la douce. Sans doute, il est des philosophes qui condamnent le suicide, mais ils ne voient pas qu'ils ferment ainsi le chemin à la liberté.

Qu'on meure plus tôt on plus tard, qu'importe ? Bien ou mal mourir, voilà le point véritable. Or, bien mourir, c'est éviter le danger de mal vivre. Si donc il arrive au sage des disgrâces qui troublent son repos, il se met en liberté, non pas seulement quand la nécessité le commande, mais aussitôt que la fortune lui devient suspecte, le jour même, si de mûres réflexions lui en font un devoir. Quelquefois le sage fera mieux d'attendre le supplice qu'on lui prépare. A quoi bon prêter les mains au bourreau ? Qu'il vienne, on l'attend[48].

Ces incertitudes sur ses résolutions futures, ce tumulte

de pensées contraires, ces arguments si divers qu'il accumule autour de lui, semblent prouver que Sénèque se fortifie de toutes parts contre l'ennemi, et qu'il se ménage une retraite honorable. Quelquefois même, par une sorte de tactique généreuse, il défie la tyrannie pour la désarmer et marche au-devant de la mort pour la faire reculer.

En résumé, Sénèque' muse ceux qui cherchent dans le suicide un refuge contre les maux de la vie ; il glorifie ceux qui, par une mort volontaire, sauvent leur dignité en frustrant la cruauté des tyrans ; mais il condamne ces mélancoliques et ces dégoûtés qui ne cèdent qu'à une sombre fantaisie[49]. On s'étonne de ces longues méditations sur la mort et le suicide, et, au lieu de renverser simplement ce principe de la doctrine stoïque, on raille sans indulgence cette tristesse dont on suspecte même la sincérité. Mais, si l'on songe aux mœurs et aux lois de l'empire[50], si on se représente les scènes de carnage qui souillaient chaque jour les places publiques et le foyer domestique, si on rappelle enfin le temps de Tibère et de Néron, où depuis le sénateur qui lisait son arrêt dans les yeux de l'empereur jusqu'au plus obscur citoyen enveloppé dans une conspiration inventée à plaisir, jusqu'aux esclaves expirant dans les tortures légales et aux gladiateurs tombant chaque matin dans le cirque, tout tremblait sans cesse sous une menace de mort, pourrait-on s'étonner qu'un philosophe, exposé plus que tout autre aux coups de la tyrannie, ait exercé son courage dans ces tristes méditations, qu'il ait traité si souvent un sujet qui devait être pour tous les Romains la conversation de chaque jour, et qu'il ait résolu de prévenir par une mort éclatante les outrages d'un centurion ?

Quand on lit dans Rousseau la lettre de ce jeune homme qui, dans un désespoir d'amour, vent sortir de la vie et raisonne sur le suicide, on prend en pitié le sophiste ; mais ce n'est qu'avec un attendrissement viril qu'on relit ces fortes pages, où le philosophe, le Romain appelle à son secours toutes les ressources de son esprit, pour se préparer à une catastrophe inévitable.

D'ailleurs, en se rappelant dans les Annales de Tacite la fin de Sénèque, qui fut plutôt un meurtre qu'un suicide, on est heureux de voir qu'il prépare d'avance son courage, et on lui pardonne ses pensées trop stoïques sur la mort, puisqu'il l'a supportée avec la constance dont il se fait honneur dans ses écrits[51].

Ce mépris de l'opinion, de la fortune et de la mort remplit le livre de Sénèque et ceux des plus 'fameux stoïciens, d'Épictète et de Marc-Aurèle. Tous trois exposent la même doctrine, mais avec des caractères différents. Épictète l'esclave, avec un calme impassible, se retranche volontairement le goût de tous les biens dont la fortune l'a déjà privé ; Sénèque, qui vit à la cour, s'escrime d'avance contre le malheur, avec l'esprit d'un homme du monde et l'emphase d'un maître d'éloquence ; Marc-Aurèle, au faite de la puissance humaine, n'ayant à redouter que ses passions, et ne trouvant au-dessus de lui que l'immuable nécessité, surveille son âme et médite surtout sur la marche éternelle des choses. L'un est l'esclave résigné qui ne craint ni ne désire ; l'autre, le grand seigneur qui peut tout perdre ; le troisième, enfin, l'empereur, qui ne relève que de lui-même et de Dieu.

Telles sont les principales idées qui animent les lettres de Sénèque, et dont nous avons essayé de montrer l'intérêt et de présenter l'excuse. Si on n'y trouve pas toujours la doctrine stoïque, on en respire partout l'esprit, tempéré, il est vrai, par l'ami de Lucilius ou exagéré par le maître d'éloquence, ou ennobli parfois par le lecteur de Platon. Loin de nous plaindre de cette inexactitude remarquée déjà par Quintilien, nous oserons en faire un mérite au moraliste pratique. S'il eût été plus stoïcien, plus systématique, on l'aurait relégué parmi les livres à consulter pour l'histoire de la philosophie, sans le lire, et on dirait de lui ce qu'Horace a dit de Chrysippe et de Crantor[52].

En faisant à Sénèque un mérite d'avoir transformé le stoïcisme, nous ne voulons pas faire l'éloge de l'inconséquence philosophique, ni rien dire non plus qui diminue le respect pour cette grande école qui, malgré son matérialisme métaphysique, sa dialectique subtile, son orgueil importun, n'en fut pas moins la plus héroïque de l'antiquité. Dans un temps d'externe relâchement et de despotisme illimité où la conscience risquait de périr par la corruption et la peur, où pour résister à toutes les défaillances du dedans et tous les assauts du dehors, l'homme avait besoin de ramener en soi toute son énergie, elle a tendu tous les ressorts de la logique et de la morale pour rendre les âmes capables d'un effort surhumain. En dénaturant l'homme, en le dépouillant de ses passions, même des plus légitimes, en le réduisant à la seule liberté, elle a tenté de mettre les cœurs hors de prise. Ses dogmes hyperboliques sur l'invulnérabilité du sage, qu'il est facile de railler, ne sont pas méprisables, puisqu'ils ont obtenu la foi de quelques héros, et que ces martyrs de la doctrine, en essayant de prouver par leur exemple la vérité de cette chimère, sont morts en même temps pour l'honneur de la dignité humaine ; je ne méconnais pas même l'utilité de ces formules étroites dont l'exagération fastueuse de sa concision semble un défi jeté à la raison. Tout système de morale a besoin de ces formules dont la sécheresse impérieuse s'impose à l'esprit et à la mémoire, sert de ralliement, réunit les hommes sous une même discipline, et les soutient les uns par les autres. Mais le stoïcisme doctrinal, qu'on pourrait appeler la folie de la sagesse humaine, a été trop chimérique pour n'être point périssable. Le système, considéré dans sa rigueur, a perdu tout son intérêt ; ses hauteurs abruptes découragent même la curiosité, et l'on ne se soucie plus aujourd'hui d'aborder cette roide doctrine que du côté où elle descend vers nous par la pente adoucie de ces vérités plus modestes par lesquelles la raison pratique des moralistes l'a rapprochée de la nature humaine.

Selon nous, ce qui fait tort aux lettres de Sénèque, c'est plutôt qu'elles sont encore trop remplies de formules stoïciennes. Nous partageons les sentiments de l'un de ses disciples les plus sensés qui désirait le plus ardemment entrer dans la doctrine pour y trouver un refuge contre les troubles de son âme, mais qui se laissait arrêter aux abords, ne pouvant entendre sans impatience les formules ambitieuses et vaines de l'école. Ce capitaine des gardes de Néron, dont nous avons-vu les angoisses morales, disait parfois à son maître, avec la franchise d'un soldat exaspéré par ces paradoxes sur l'invulnérabilité da sage : Laissez donc là ces grands mots qui compromettent l'autorité de vos préceptes. Vous nous dites avec emphase que le sage ne peut être atteint par l'injure. Qu'entendez-vous par là ? qu'il souffrira l'offense avec courage ? Mais alors ce n'est qu'une banalité. Prétendez-vous assurer, au contraire, que personne ne tentera de lui faire une offense ? A la bonne heure, c'est un bel avantage, ajoutait-il ironiquement, et du coup je me fais stoïcien. Vous dites encore que le sage n'est jamais pauvre ; et, quand on vous presse, vous reconnaissez qu'il pourra bien manquer de vêtement et de nourriture. Est-ce bien la peine de nous renverser l'esprit par une affirmation hautaine, incroyable, et de se guinder si haut pour retomber dans une vérité vulgaire en changeant seulement le nom des choses[53]. Nous aussi nous trouvons que ces lettres seraient plus utiles si l'auteur avait parlé plus souvent avec son bon sens et moins d'après l'école. Ainsi, il n'est point présenté quelquefois à l'imitation de son disciple le modèle du Portique, ce sage abstrait qui n'a ni passions, ni besoins, que la douleur ne peut atteindre, et qui trouve son bonheur et sa gloire dans l'impassibilité la plus absolue. Sans doute il ne faut pas prendre à la lettre ce type du stoïcisme, dont Malebranche a montré tous les ridicules. Ce n'est qu'une sorte d'exemplaire philosophique, une abstraction faite homme, qu'on ne peut atteindre, mais dont il faut se rapprocher ; et les Caton, les Tubéron, les Socrate, les Decius, tous ces sages et ces héros politiques, consacrés par la philosophie ou le patriotisme romain, dont les noms sont l'ornement obligé de ces lettres, forment, pour ainsi dire, la légende de cette sorte de religion.

Cependant, malgré certaines réserves, il faut avouer que cette impassibilité et cette morgue stoïciennes sont fastidieuses, qu'elles ne peuvent servir à l'amélioration des mœurs, et, si on ne trouvait dans Sénèque que de ces tirades surhumaines, personne ne s'aviserait de montrer combien son outrage peut servir à une éducation morale.

Que le divin modèle du christianisme est plus humain et plus accessible ! Jésus n'est pas impassible, il est soumis aux maux de l'humanité ; il en a les tentations et les défaillances. Il a une mère, des amis, des disciples ; s'il ne succombe pas à ses faiblesses, il les ressent. Il souffre, il est pauvre, humilié, mis en croix ; il meurt pour ressusciter, mais il meurt. C'est un modèle qu'on ne peut atteindre, parce qu'il est Dieu ; c'est un modèle qu'on peut imiter, parce qu'il est homme[54].

Celui du stoïcisme n'a point de passions, loin d'avoir des faiblesses ; il n'est pas au-dessus de l'humanité, mais en dehors. C'est une abstraction sortie des écoles, qui ne pouvait attirer la foule plus avide de préceptes consolateurs que de subtiles inventions ; modèle vague et triste, qui ne servait qu'à alimenter les disputes dans les écoles, et qui pouvait tout au plus tenter quelques âmes orgueilleuses par la gageure d'une perfection impossible[55].

Heureusement Sénèque, infidèle à l'école, on tempérant la rigueur du Portique, fait souvent de la vertu un portrait réel, sans vaine jactance, sans ostentation doctrinale. L'idéal du stoïcisme le fatigue, et l'importune lui-même. Il aime parfois à se détendre l'esprit en des peintures morales purement raisonnables. Bien plus, à ce sage impassible, à cet exemplaire abstrait, produit de la scolastique stoïcienne, il refuse sa foi, et il ose le dire[56]. Il en parle comme d'un être fabuleux, comme du phénix qui n'existe que dans l'imagination des hommes. Combien il est plus intéressant quand laissant là, comme il le dit lui-même, le langage absolu du stoïcisme dogmatique, il ne parle plus que la langue modeste de la raison commune[57], quand il se plaît à peindre non-seulement la majesté de la vertu, mais ses grâces ; qu'il la montre sous ses faces diverses, dans son élégance aussi bien que dans sa force, dans son affabilité et sa justice, enfin dans son humanité, non moins digne d'amour que de respect. C'est alors un soulagement pour nous de voir l'altier philosophe ne plus présenter à notre admiration que ce sage de second ordre, seconde note, modèle difficile à imiter sans doute, mais dont la perfection n'est pas hors de la portée humaine.

Sénèque voudrait passer pour un pur stoïcien, mais il ne dépend pas de lui de le rester toujours. S'il pousse la liberté jusqu'à combattre certains dogmes stoïciens qui choquent sa raison, s'il se moque quelquefois des. exaltés et des charlatans son école qui froncent le sourcil pour en imposer au public par leur austérité de commande, s'il va jusqu'à se moquer de Zénon lui-même, il faut remarquer que le plus souvent il cherche à se mettre d'accord avec le stoïcisme et se défend toujours d'être un transfuge. Mais il est curieux de voir comment, malgré son goût pour la discipline, il se débat quelquefois dans ces dogmes étroits, et comment il s'en échappe malgré lui. On devine qu'il est souvent dans l'embarras, ne sachant comment concilier les exigences de l'école avec les inspirations de son bon sens et les réalités de la vie.

C'est ainsi qu'après avoir montré que le sage sera heureux au milieu dès plus affreuses tortures, il mitige ses principes, fait des concessions raisonnables, et, pour se mettre à l'aise, se contredit. Après avoir prêché le renoncement et la pauvreté, il vante la médiocrité, reconnait que la philosophie ne doit pas mettre le corps au supplice, que, si la frugalité est une vertu, elle peut n'avoir rien de repoussant, qu'il faut s'accommoder de tout état de fortune, et que c'est faiblesse de ne pouvoir supporter l'opulence[58].

Lorsque, avec les stoïciens, il demande l'impassibilité, et que, voulant extirper les passions, il réfute les péripatéticiens qui se contentent de les modérer, il se perd dans des distinctions où il fait voir qu'il penche du côté de ses adversaires, et qu'il ne cherche à tuer la sensibilité que pour ôter aux hommes la tentation de lui trop accorder[59]

Il en est de même quand il soutient que la perte d'un enfant, d'un ami, n'ôte rien au bonheur du sage. Il parle alors avec une inconséquence qui choque l'esprit, mais qui soulage le cœur. On aime à le voir donner de mauvaises raisons, s'entêter sur les mots, se faire violence pour fermer les yeux à l'évidence, et bientôt, vaincu par la vérité et par ses propres sentiments, reconnaître qu'en effet le sage pâlira, qu'il sera frappé de stupeur, sans admettre pourtant que ce sera un mal pour lui. Sénèque est visiblement mal à son aise lorsque, contrairement à la voix de son cœur, il se fait un devoir de ne pas abandonner les rigueurs du Portique[60].

Malgré ce grave défaut qui compromet quelquefois l'autorité du moraliste pratique, et que nous avons essayé d'excuser en l'expliquant, il ne faudrait pas condamner sans indulgence le philosophe pour avoir parlé avec cette rigueur indiscrète, pas plus qu'on ne condamne nos prédicateurs qui présentent souvent à notre admiration et à notre piété l'histoire de quelques saints tellement au-dessus de la nature humaine que leurs vertus paraissent impossibles à pratiquer.

Pour résumer ce que nous avons dit du stoïcisme de Sénèque, loin de blâmer le moraliste de l'inexactitude de la doctrine, sachons-lui gré d'avoir gardé sa liberté, et de n'avoir pas étouffé son bon sens et sa sincérité. Ce qui est mort, inanimé dans son livre, c'est le dogme stoïcien ; ce qui est durable, vif et pénétrant, c'est ce qu'il ne tire que de son esprit et de son cœur, ce qui est humain, simple, uni, en un mot, ce que son amitié pour Lucilius lui inspire de vérités accommodantes et pratiques.

Oui, ce qui rend le stoïcisme de Sénèque persuasif, c'est que, sous l'austérité du philosophe, on trouve un homme. Il suffit de parcourir le commencement de toutes ses lettres, où l'on rencontre toutes les sollicitudes de l'amitié, et cette grâce du sentiment qui ajoute l'autorité du cœur à celle de la doctrine, pour se convaincre que Sénèque n'était pas un stoïque impassible. Cela touche, réjouit et donne de la confiance au lecteur. On aime à voir encore comment, malgré sa morgue stoïcienne, il comprend et explique les sentiments humains et les affections sensibles, tout en les combattant. On les voit d'ailleurs paraître et percer à travers le manteau stoïque dont il se pare trop souvent[61]. On ne trouve pas chez lui Ce renoncement absolu et ce goût de la perfection impossible qui paraît dans Épictète. A Dieu ne plaise qu'on en fasse un crime à cet esclave qui avait connu toutes les tortures physiques et morales de sa condition, et qui, par une sorte d'héroïsme nécessaire qui n'enlève rien à sa gloire, se retranchait aveuglément toutes les passions, tous les désirs qu'il ne pouvait satisfaire. Mais aussi on sait gré au grand seigneur, philosophe de profession, d'être resté lui-même dans ses écrits, de n'avoir pas étalé plus de rudesse pour se faire pardonner sa haute fortune, et de nous prouver sa sincérité en se montrant dans ses livres tel qu'il paraissait, lorsque, entouré d'honneurs et d'amis, il conversait avec urbanité dans ses beaux jardins[62].

Et ce qui prouve encore que Sénèque n'était pas na déclamateur, c'est le ton persuasif et plein d'onction qu'il prend sans effort quand il dépeint les plaisirs de la vertu et le calme d'une âme bien réglée[63]. Alors il est pénétrant et prouve par l'abondance, la grâce et la justesse de ses expressions qu'il a connu et goûté toutes les délices de la sagesse. C'est le sujet qu'il préfère ; de temps en temps il le traite avec amour, et l'on sent que c'est pour lui une occupation d'élite de décrire les paisibles et fortes joies de la véritable philosophie.

 

V. — De la scolastique stoïcienne dans les lettres de Sénèque.

Nous n'avons pas fait difficulté de reconnaître que Sénèque s'est parfois trop étroitement attaché, pour un philosophe pratique, à certains dogmes outrés du stoïcisme et qu'il a vanté avec une emphase inefficace et importune l'idéal surhumain et chimérique de l'école. Et pourtant nous voudrions maintenant le défendre contre ceux qui lui reprochent d'avoir adhéré aveuglément aux erreurs les plus puériles de la doctrine. Qu'on ne se hâte pas de nous accuser nous-mêmes de contradiction. Quand on veut écrire avec justesse et mesure sur cet esprit si divers, tantôt indépendant, tantôt asservi, qui porte parfois sa chaîne avec orgueil, mais qui sait la rompre, qui passe de l'entêtement doctrinal aux libres effusions de son cœur et de sa raison, on risque fort de paraître se démentir.. On a l'air de flotter entre la censure et l'apologie. Mais il faut prendre sen parti de ces contradictions apparentes auxquelles vous expose l'étude d'un philosophe qui n'est pas toujours semblable à lui-même, qui passe tour à tour de la servitude à la liberté, qui parcourt tous les tons de la morale, qui par intempérance de langage tombe souvent dans les défauts qu'il prétend éviter, et qui, non-seulement dans l'ensemble, mais dans le détail même de son système, manque de rigueur et de fixité. Si nous paraissons vaciller sur cette doctrine mouvante, C'est que nous sommes obligé d'en suivre les ondulations. Ainsi, à peine venons-nous de blâmer Sénèque d'avoir été trop fidèle à certaines habitudes stoïciennes gus nous allons le louer pour avoir, sur certains points, ouvertement rompu avec elles.

On a souvent, reproché à Sénèque son goût pour les paradoxes et les subtilités de l'école, grave reproche, qui ferait tort au moraliste pratique, s'il était mérité, et dont il est juste d'examiner la valeur. La Harpe, pour répondre à l'admiration intéressée de Diderot, a déchiré Sénèque avec l'acharnement d'un ennemi personnel et 10 fanatisme d'un nouveau converti, comme si le philosophe romain était complice des impiétés de son trop fougueux admirateur, Il le raille surtout de son amour pour les subtiles inepties de la scolastique stoïcienne ; et, dans l'égarement de sa haine, il ne voit pas que Sénèque ne soulève ces questions et ne traite ces paradoxes que pour donner à son disciple l'ensemble de la doctrine, ou pour le mettre en garde contre ces subtilités, sans adhérer pourtant à ces laborieuses folies. C'est ainsi qu'il explique à Lucilius plusieurs dogmes stoïciens : si le bien est corps, si les vertus sont des êtres animés, et quelques autres formules fort bizarres qu'on discutait dans les écoles.

Nous avons beaucoup de peine à comprendre de pareilles questions, aujourd'hui que la raison moderne plus pratique nous a débarrassés de ces arguties qui semblent un défi jeté au bon sens. On s'étonne qu'une si noble doctrine ait compromis sa gravité dans la recherche de semblables problèmes. Nous oublions trop vite qu'à bien des époques et surtout au moyen âge on a plus d'une fois agité des questions aussi peu sensées et avec une ardeur belliqueuse qui allait jusqu'à verser le sang. L'oisiveté, l'abus de l'esprit, les entraînements de la dialectique, n'ont-ils pas souvent donné naissance à des discussions aussi violentes que puériles ? Les Grecs qui conversaient beaucoup, qui philosophaient en se promenant, qui traitaient les questions les plus épineuses sur la place publique et dans les écoles, où l'on pouvait interpeller le maître, ont dû s'exercer de bonne heure à ces artifices de langage et de raisonnement qui finissaient par se transformer en dogmes. L'envie d'avoir raison, la mauvaise foi dont il est difficile de se défendre dans une discussion orale, le plaisir, encore nouveau, qu'on trouvait dans le jeu du mécanisme logique, tout contribuait à perfectionner cet art de la dispute captieuse. Faut-il rappeler les Gorgias, les Hippias, qui se vantaient de n'avoir jamais été vaincus ? Socrate lui-même fut obligé de mettre le sophisme au service de son bon sens pour réduire ces charlatans qui échappaient toujours aux plus solides raisons et qu'il ne put prendre que dans les filets de leur propre dialectique. Le génie subtil des premiers stoïciens grecs avait établi dans la doctrine un certain nombre de ces paradoxes qui reposaient souvent sur une équivoque, mais qui consacrés par le temps et l'autorité des maîtres avaient pris racine dans l'enseignement du Portique. Bien que l'esprit plus pratique des Romains répugnât tout d'abord à ces singulières propositions, il fallait bien, si on voulait passer pour un stoïcien instruit, les connaître et les examiner, soit pour en sonder la mystérieuse profondeur, soit pour en découvrir l'inanité.

Les détracteurs de Sénèque n'ont pas voulu voir que s'il s'aventure parfois dans cette sophistique, c'est uniquement pour complaire à Lucilius, qui, en adepte encore naïf, sollicite des explications sur ces vaines formules qu'il prend pour des article de foi. Mais Sénèque déclare qu'en mettant la main à ces bagatelles difficiles il ne fait que céder à la demande formelle de son ami[64]. Bien loin d'aimer ces arguties, il les condamne. Selon lui, elles peuvent aiguiser l'esprit, mais elles ne manquent jamais de gâter le cœur par la vanité. Au risque de rompre avec les stoïciens, il ne craint pas de répéter sans cesse que ces subtilités importunent sa raison et la révoltent. Tantôt il s'en moque, tantôt il s'en indigne, et sur ce point son esprit et sa mauvaise humeur ne tarissent pas[65]. Quand il a pris sur lui d'exposer un de ces paradoxes, pour répondre à un vœu de Lucilius et pour compléter son instruction stoïcienne, il a soin de répéter, à la fin de sa lettre, qu'il faut laisser ces frivolités ana oisifs et entrer résolument dans le fond et l'esprit de la doctrine. Non-seulement on a tort de reprocher à Sénèque son goût pour les subtilités de l'école, mais encore il faut reconnaître que tous les adversaires de la scolastique, c'est lui qui en a fait le mieux justice et qui s'en est moqué avec plus de finesse et de grâce.

Ce qu'on peut sans injustice reprocher à Sénèque, c'est qu'il ait jugé ces paradoxes dignes d'être réfutés. Oubliant ses spirituelles sorties contre la dialectique puérile, il se donne la peine d'expliquer, tout en les combattant, certains dogmes inutiles et tombe sous le coup de ses propres épigrammes. Il a du reste la bonne foi de le reconnaître et ne craint pas de convenir qu'il imite parfois ceux-là même dont il se raille[66]. Il cède à la tentation de montrer que lui aussi pourrait faire preuve d'adresse dans cette escrime de l'école. Même, on relèverait facilement quelques endroits de ses lettres où le maître parle en écolier non encore désabusé de certaines formules stoïciennes consacrées dans les cahiers de philosophie. Comment un si grave moraliste a-t-il pu s'engager quelquefois dans ces divisions et ces distinctions qui ne disent rien ni au cœur, ni à l'esprit ? C'est que ces questions si vaines ne paraissaient pas :aussi indifférentes à cette époque. Elles occupaient une grande place dans l'enseignement de la philosophie[67]. La polémique des écoles rivales leur avait donné de l'importance. Toute école de philosophie qui a des adversaires se fait une scolastique pour attaquer et se défendre. On vit en sécurité au centre d'un dédale dont l'ennemi ne connaît pas les détours. Ne voulant pas se laisser battre, on s'entête, on subtilise, pour conserver un dogme intact ; par respect pour les principes, on admet les plus futiles conséquences, les mots même deviennent sacrés et prennent la valeur des choses ; et, pour ne pas trahir la doctrine dont on est le défenseur, on finit, dans la discussion, comme à la guerre, par adopter se principe : Deus an virtus, quis in hoste requirat ?[68]

Le lecteur étranger à ces questions trouve ces disputes indignes des grands esprits qui les ont soutenues, parce qu'il n'entend point retentir à ses oreilles ces formules d'une autre époque. Leur nouveauté pour nous rend leur absurdité palpable. Et cependant ces subtilités que nous méprisons avec justice, couvrent souvent de grandes idées aussi bien que d'ardentes passions. Tous ces fils, déliés finissent par former la trame d'une doctrine, quand ils ne servent pas à tresser un nœud pour étouffer un adversaire.

Sénèque se donne la peine d'exposer et de combattre ces paradoxes de récole, tout en les méprisant, parce que ces puérilités faisaient illusion de son temps, que de graves personnages les étudiaient en fronçant le sourcil et la mine rébarbative, comme il dit lui-même en se moquant[69] ; enfin, parce qu'il veut faire entrer Lucilius l'épicurien dans le stoïcisme, en dirigeant ses études, en lui faisant embrasser toute la doctrine, mais aussi en le mettant en garde contre la sophistique de l'école. Il faut louer Sénèque d'avoir conservé son indépendance et rempli le devoir du véritable philosophe, quand il avertit les esprits curieux qui se perdent dans ces dédales de raisonnement, et qu'il les ramène aux solides méditations.

En résumé, bien qu'il soit arrivé quelquefois à Sénèque de s'arrêter, plus qu'il ne fallait, dans une de ces questions inutiles, pour prouver sans doute, comme Socrate, qu'il savait battre les dialectiques avec leurs propres armes, il est à remarquer cependant qu'il évite ces curiosités de l'école[70], que d'ordinaire il reste moraliste, et qu'il a le bon sens et le bon goût d'accommoder, autant que les principes stoïciens le permettent, la morale à la nature humaine, jugeant directement les actions à la lumière du sens commun, expliquant les faiblesses, donnant le remède des maladies morales, montrant le bien et le mal en homme sensé, qui tient moins à faire tomber l'esprit dans les pièges de la dialectique, qu'à l'éclairer par les préceptes d'une expérience appuyée encore sur les principes d'une forte doctrine.

Selon lui, il ne faut pas profaner la majesté de la philosophie par des disputes sans dignité et sans but moral[71]. Au lieu de la compromettre par des tours d'adresse qui peuvent embarrasser les ignorants ou amuser les délicats, il faut songer uniquement à réformer les mœurs. Prouver par les choses et non par les mots, agir sur l'imagination et l'esprit par des peintures éloquentes et des pensées lumineuses, toucher le cœur et l'entraîner par des maximes dont on apprécie immédiatement la vérité et que le bon sens accepte, telle est la tâche du véritable philosophe, de celui qui veut rendre les hommes meilleurs[72]. C'est là l'unique préoccupation de Sénèque ; c'est elle qui lui donne cette apparence de directeur et lui fait répéter si souvent, sous tant de formes diverses, cette humble et morale pensée qui semble empruntée à la pratique chrétienne : Ces sortes de questions font des hommes habiles et non des gens de bien. La sagesse est une science plus ouverte et plus simple[73].

 

VI. — Sénèque comparé avec les directeurs chrétiens.

Pour prouver mieux encore combien l'enseignement moral de Sénèque est pratique, il convient de montrer comment dans ses lettres il a rencontré souvent les idées du christianisme, et presque son langage[74]. Aussi les chrétiens ont-ils revendiqué le philosophe païen. Le concile de Trente le cite comme il ferait un Père de l'Église, et saint Jérôme le place au nombre des écrivains ecclésiastiques et l'appelle notre Sénèque.

Sans doute il ne faut pas attacher un trop grand prix à ces hommages rendus au philosophe par saint Jérôme, Tertullien, et d'autres autorités chrétiennes, parce qu'on croyait alors qu'il avait été le disciple de saint Paul et qu'il tenait ses lumières de l'apôtre. C'était moins à sa profonde sagesse qu'à son prétendu christianisme qu'on faisait honneur. Mais il est d'autres témoignages plus désintéressés et plus précieux, ceux de Lactance, par exemple, qui, tout en sachant que Sénèque n'est qu'un païen, tout en déclarant qu'il est étranger à la véritable religion, ne laisse pas de reconnaître avec admiration que sur Dieu il a parlé comme les chrétiens[75].

Cependant, sur les grandes questions religieuses et morales, Sénèque ne fait que reproduire les idées de Platon, que Cicéron avait déjà répandues et popularisées, en leur enlevant les grâces subtiles de l'imagination grecque. Or si, sans avoir rien inventé, il a frappé davantage les chrétiens, c'est qu'il a fait descendre des hauteurs de la métaphysique, et entrer dans l'usage ces grandes idées renfermées autrefois dans les écoles, et qu'en les appliquant à la conduite particulière des hommes, il a trouvé ces nuances délicates qui vivifient la morale, en la rendant plus persuasive, et rencontré souvent les prescriptions que la religion chrétienne, si familière et si pratique, devait découvrir et ordonner. Nous devons examiner cette conformité de Sénèque et.des directeurs chrétiens, pour montrer jusqu'à quel point le philosophe païen a pénétré dans ce que la morale a de plus intérieur. Ici Bossuet pourra nous servir encore de commentaire.

Quoique Sénèque se contredise parfois, partagé qu'il est entre le panthéisme stoïcien et la philosophie de Platon, cependant il est évident qu'il admet un Dieu unique, dont la providence gouverne le monde, veille sur le genre humain et s'enquiert même des hommes en particulier. Le culte qu'il faut rendre à la divinité doit être tout moral. Il l'honore, celui qui la connaît, qui croit à sa toute-puissance, ainsi qu'à sa bonté[76]. Bossuet, dans un sermon sur le Culte dû à Dieu, ne fait que développer les idées de Sénèque dans le, même ordre : On adore Dieu, dit-il, en connaissant qu'il est une nature parfaite, souveraine et bienfaisante ; telle est la division de son discours.

Selon Sénèque, on honore Dieu en l'imitant, en s'efforçant de lui ressembler[77]. Soyons des dieux, s'écrie Bossuet, il nous le permet par l'imitation de sa sainteté[78]. Ce ne sont pas les richesses ni les honneurs qui peuvent nous rendre semblables à Dieu ; Dieu est nu, Dieu est pauvre[79]. Combien tous les arguments sont-ils éloignés de la force de ces deux mots : Jésus-Christ est pauvre, un Dieu est pauvre[80].

Le Dieu de Sénèque n'est pas relégué au fond des cieux, il vit avec les hommes, il est avec nous, il est en

1. Deum colit qui novit... Prunus est Deorum cultes, Deos credere ; deinde reddere illis molestaient suam, reddere bonitatem sine qua nuits majestas est ; scire illos esse qui prusident mundo, qui universa vi sua temperant, qui humani generis tutelarn gerunt, interdom curiosi singutorum. 2. Satis illos coluit quisquis imitatus est. Ibid.3. 5. 60            LA MORALE PRATIQUE

nous, il voit nos plus secrètes pensées[81]. Il nous traite comme nous le traitons. Sans lui on ne peut arriver à la vertu, ni surmonter la fortune. C'est lui qui nous envoie les bonnes résolutions, qui nous garde, nous soutient, et quelquefois nous abandonne. Il n'est pas d'honnête homme sans le secours de Dieu. On voit que Sénèque a presque rencontré la grâce chrétienne. Dieu nous donne la main pour nous élever ; bien plus, il descend jusqu'à nous[82] ; ou, pour résumer les idées du philosophe, disons avec le docteur chrétien : Encore que Dieu soit éloigné de nous par ses divins attributs, il descend quand il lui plaît par sa bonté, ou plutôt il nous élève[83].

Sur la prière, le langage du philosophe est encore celui d'un chrétien[84]. Il ne faut pas adorer Dieu de la posture du corps et du mouvement des lèvres[85] ; on doit prier Dieu en esprit et avec confiance, et ne lui demander que la santé de l'âme et puis celle du corps[86] : Viens demander à Dieu la conversion de ton cœur, expose-lui toute fois avec confiance les nécessités même corporelles[87]. Ces paroles de Bossuet sont aussi de Sénèque. Enfin, le philosophe fait une vive Sortie contre ceux qui adressent à Dieu des prières intéressées et honteuses pour lui demander la satisfaction de leurs grossiers désirs[88], et réprimande avec vigueur ceux que l'éloquent docteur apostrophait ainsi : Vous prétendez que Dieu et les saints épousent vos intérêts et favorisent votre ambition[89].

Sur l'immortalité de l'âme, Sénèque n'est pas toujours d'accord avec lui-même. Sans doute, il ne croit pas aux fables du paganisme, il craint même d'énoncer une pauvreté en disant qu'il n'y croit pas. Mais, pour ce qui est de l'autre vie, tantôt il raisonne en stoïcien, admet le dogme de l'anéantissement et le développe avec une sécheresse et une bravade insupportables, bien différent alors de Socrate, qui cherche du moins à décorer la mort d'un beau nom, en l'appelant un sommeil ; tantôt il aime à s'enchanter d'une belle espérance ; il ne fait plus le brave, et, appelant de tous ses vœux une autre vie, il rencontre les accents d'un chrétien. Il parle avec joie de ce jour où son âme, délivrée de la prison du corps, pourra revenir aux dieux dont elle émane ; pour lui la vie terrestre n'est que le prélude d'une vie meilleure ; la mort n'est qu'un enfantement à l'immortalité. Toutes ces expressions sont chrétiennes. Sans doute les idées de Sénèque sont moins précises que celles de nos docteurs ; ce ne sont point des croyances arrêtées, mais les aspirations sont grandes et pleines de ce calme religieux qui prouve la sincérité[90].

Il imagine ensuite pour les grandes âmes une sorte. de paradis où les secrets de la nature leur seront dévoilés, où toutes leurs ténèbres seront dissipées, où elles jouiront d'une sérénité sans fin. Mais ce qui est plus chrétien encore, il exhorte son ami, pour mériter le bonheur de l'autre vie, à se nourrir de ces méditations sur l'immortalité qui épurent nos pensées, à considérer les dieux comme des témoins, à leur faire agréer ses actions et à se préparer à l'éternité, en l'ayant sans cesse présente à l'esprit[91].

Dans toute cette belle méditation sur l'autre vie, où les expressions sont e sereines et le ton si pénétrant, on voit bien que Sénèque faisait usage pour lui-même de ces grandes idées de Platon, et que pour lai elles n'étaient pas seulement un texte de spéculation, mais encore une nourriture de l'âme[92].

Je reconnais que pour Sénèque, comme pour Tacite, ce bonheur de l'autre vie n'est réservé qu'aux grandes ému ; ce ciel est fermé aux petits et aux infirmes, et la gloire céleste ne fait que couronner la terrestre. Mais du moins a-t-il bien vu par quels efforts et par quelles vertus on peut mériter cette immortalité, quand, plaçant dans le ciel Scipion l'Africain, non pas pour avoir conduit de grandes armées, mais à cause de sa modération et de sa piété, il fait, pour ainsi dire, une épigraphe à l'oraison funèbre du grand Condé[93].

En effet, il recommande souffla toutes les vertus pacifiques, et s'élève quelquefois jusqu'à la conception d'une espèce de charité. Ce sentiment, que Cicéron appelait déjà caritas, est développé par le stoïcien, qui se considère comme citoyen du monde entier.

Il regarde tous les hommes comme tellement solidaires, qu'il compare l'humanité à une voûte dont toutes les pierres se soutiennent. Nous sommes tous les membres d'un seul corps, les hommes sont tous piments, puisqu'ils Gela même origine et la même destination. Cent la nature elle-même qui nous inspire un sentiment d'affection mutuelle et nous rend sociables. Aussi, est-ce un plus grand mal de faire que de recevoir use injure. C'est un petit mérite de ne pas nuire aux hommes, quand le devoir commande de les servir. Bien plus, tendre la main au naufragé, indiquer le chemin au voyageur égaré et partager son pain avec le misérable, ce ne sont là que les éléments de la morale[94].

Gelai qui avait conçu de pareilles idées sur là charité devait reconnaître l'égalité. Selim Sénèque, tons les hommes sont égaux devant la philosophie. Nous sortons taus d'une même origine, qui est Dieu, et la vertu seule établit une différence parmi les hommes. La sagesse est à tous ; elle peut tomber dans l'âme d'un chevalier, d'an affranchi, d'un esclave, vains noms inventés par l'ambition et le mépris[95]. Aussi n'est-il pas étonnant qu'inspiré par de pareils Sentiments, Sénèque ait condamné avec éloquence, longtemps ayant imita Augustin, les combats de gladiateurs[96], ni qu'il ait écrit, sur la manière de traiter les esclaves, une lettre tellement remplie de ce sentiment de la solidarité humaine, qu'on croirait lire le discours d'un tribun, tant son indignation est imprudente, tant est vif le sentiment des droits humains méconnus[97].

Ce sont, sans doute, ces admirables passages, remplis d'un esprit presque chrétien, qui font dire encore aujourd'hui à des adversaires de Sénèque qu'il avait emprunté sa morale à saint Paul, supposition gratuite qui ne fait que rehausser le mérite du philosophe païen, puisque ses détracteurs eux-mêmes semblent ainsi rendre hommage à la beauté de sa morale, tout en voulant lui en dérober la gloire.

Je ne fais point difficulté de reconnaître que toutes ces grandes idées de Sénèque ne sont qu'entrevues, qu'elles ne sont le plus souvent que les nobles aspirations d'un libre esprit qui s'élève un moment au-dessus de sa propre doctrine, et qu'on n'y rencontre pas le sentiment vraiment chrétien de l'humilité. Cette vertu n'était pas familière aux stoïciens. Ils font profession de braver la fortune, de provoquer le malheur et de s'égaler aux dieux. Ce langage, dont le sens est moins arrogant qu'il ne parait, montre cependant les prétentions de la secte

Toutefois, on trouve chez les stoïciens une sorte d'humilité. Se soumettre sans murmurer aux lois éternelles, céder à la volonté de la nature de Dieu, reconnaître sa faiblesse et son peu d'importance dans ce monde, voilà une espèce d'humilité qui souvent inspire Sénèque et qui remplit le livre de Marc-Aurèle. Mais à l'égard des hommes ils sont fiers et roides, et, s'ils supportent sans se plaindre la nécessité immuable, ils ne sont point endurants pour l'humanité.

On sait que les philosophes stoïciens, comme les chrétiens, étaient regardés de mauvais œil par les empereurs, qui les soupçonnaient. de vouloir troubler l'État. Vespasien alla jusqu'à les chasser de Rome. Ces soupçons ne manquaient pas de fondement ou du moins de prétextes. La morale stoïcienne devait paraître provocante à des maîtres ombrageux, et tout prouve d'ailleurs que les stoïciens étaient audacieux dans leur langage, et que quelques-uns aspiraient à une sorte de martyre civique[98].

Sénèque, plus humain, témoigne, comme les chrétiens, de son respect pour les puissances, et justifie le stoïcisme en déclarant qu'il n'y a point de secte plus paisible et plus amie de l'humanité ; il montre que les philosophes recherchant avant toute chose la paix que recommande la philosophie, ils sont pleins de reconnaissance pour ceux qui leur assurent cette sécurité à laquelle ils aspirent[99]. Épictète se défend à son tour, mais plus vivement : Que nous importent vos palais, vos clients, vos habits magnifiques, vos joueurs de flûte ? Est-ce que nous vous les disputées ? Là-dessus nous vous cédons, mais cédez-nous en retour sur la science et la morale que nous connaissons mieux que vous[100].

Rapprochement singulier qui fait honneur aux stoïciens ! Les chrétiens, en butte aux mêmes soupçons et à de plus cruelles persécutions, se défendaient de la même manière, et, pour prouver l'innocence de leurs intentions, ils déclaraient qu'ils renonçaient aux biens de se monde et qu'ils ne demandaient qu'à adorer avec un esprit pacifique le Dieu de leur religion.

Par ce qui précède, on voit que les idées du philosophe sont quelquefois si pures et si religieuses, qu'elles semblent empruntées à quelque Père de l'Église. Mais, si nous entrons plus avant dans l'étude de ces lettres, nous trouverons encore des sentiments et des prescriptions qui nous permettent d'appeler Sénèque un directeur de conscience.

Ainsi, son amitié pour Lucilius n'est pas une amitié ordinaire et mondaine. C'est une sorte d'union religieuse où les deux amis ne font qu'un seul cœur en philosophie. Le langage de Sénèque est celui d'un père spirituel : Lucilius est son enfant ; ayant vu ses généreuses dispositions, il a mis la main sur lui, il l'a exhorté, il a guidé ses premiers pas ; il ne cesse de le surveiller. Quand il apprend que son disciple devient meilleur et qu'il fait des progrès dans la pratique, le maître se réjouit, il l'encourage, il va jusqu'à le supplier de persévérer. Le vieux philosophe se sent renaître dans son ami comme le père reverdit dans la jeunesse de son fils. Il vit en esprit avec Lucilius, il l'entoure tellement de toute sa sollicitude qu'il assiste, pour ainsi dire, à toutes ses actions ; en un mot, il est avec lui, tecum sum[101].

Le langage de Sénèque est encore celui d'un directeur moral, quand il donne des instructions sur la manière d'enseigner la philosophie. Qu'on nous permette de dire que Sénèque a fait une excellente théorie du sermon moderne. Les Romains de cette époque, nous l'avons dit, avaient transformé l'enseignement de la morale, et les philosophes, renonçant à la forme didactique de la philosophie spéculative des Grecs, faisaient souvent de véritables homélies devant les hommes de toute condition et de tout âge qui se pressaient autour de leur chaire. Dans ces discours animés, dans ces harangues morales, qu'on appelait des Exhortations, l'auteur n'exposait pas une doctrine, il prêchait dans toute la force du terme, tantôt avec une conviction éloquente, tantôt avec une certaine ambition littéraire et mondaine. Il faut entendre l'accent indigné ou railleur de Sénèque quand il parle de ces vains orateurs qui ne voient dans la morale qu'une matière à d'élégants discours, qui ne songent qu'à leur réputation et cherchent l'applaudissement ; non pas qu'il dédaigne l'éloquence, il l'admire, au contraire, quand elle est naturelle et sincère, quand elle n'est parée flue de sa force virile, quand c'est le cœur qui la rencontre et non l'esprit qui la cherche. Quoi ! vous pensez à vous faire admirer devant des malades qui implorent votre secours, vous n'offrez que des phrases à des désespérés qui tendent les bras vers vous. Apportez-nous la lumière de la vérité, exhortez-moi à supporter les difficultés de la vie, parlez-moi de piété, de justice, de tempérance, de chasteté ; je n'ai que faire de vos gentillesses oratoires. Que je remporte quelque leçon salutaire, quelque résolution généreuse, et qu'en rentrant chez moi je sois meilleur ou plus capable de le devenir. Le philosophe doit réformer les mœurs, préparer les âmes avec art, puis les pousser avec vigueur, sans s'amuser à des arguments subtils, sans rechercher les délicatesses de l'esprit, et songer toujours que le discours le plus sensible et le plus profitable est celui qui ne s'attache qu'au remède et n'a pour but que le bien des auditeurs[102]. En un mot, Sénèque demande comme Bossuet : Non un brillant et un fin d'esprit qui égaye, mais des éclairs qui percent, un tonnerre qui émeuve, un foudre qui brise les cœurs[103].

Sénèque avait entendu, dans sa jeunesse, les plus célèbres de ces orateurs nouveaux qui s'étaient si vivement emparés des âmes. Il nous les peint avec une certaine complaisance émue et souvent avec la plus lumineuse précision. L'éloquence de ces sages fait penser à celle de nos grands sermonnaires, et quelquefois on est tenté de placer un nom moderne au-dessous de ces portraits romains. Voici, par exemple, Sextius qui a vraiment les apparences d'un Bossuet. Il entrainait l'assemblée par sa parole hardie, pleine de mouvements imprévus et de comparaisons magnifiques. Même en lisant ses discours, Sénèque s'écriait encore : Grands dieux ! quelle vigueur et quelle âme ? il est au-dessus de l'homme ; il me renvoie toujours plein d'assurance et de foi. Dans l'enthousiasme qui me transporte, je défie la fortune et voudrais me mesurer avec elle. Si haut qu'il place le souverain bien, il ne le rend pas accessible à nos efforts, et en excitant en nous l'admiration de la vertu, il ne nous ôte pas l'espoir de la conquérir.... Croyons donc Sextius quand, joignant le geste à la parole, il nous crie : C'est par ici que l'on monte au ciel ; la frugalité, la tempérance, la constance, voilà les chemins. Les deux Sextius, le père et le fils, et Attalus, nous donnent l'idée d'une prédication sublime, inspirée et populaire[104].

Maintenant, si on veut voir un Fénelon antique, qu'on regarde ce portrait du philosophe Fabianus : Il y a je ne sais quelle grâce et une beauté particulière dans celte abondance facile et paisible où tout coule sans déborder. Ses paroles sont choisies et ne sont pas recherchées, brillantes quoique empruntées au langage ordinaire. Ses pensées, bien que nobles et grandes, ne sont pas resserrées sous une forme sentencieuse. Vous trouverez peut-être qu'il manque de véhémence oratoire, d'aiguillons, d'éclairs.... Il est vrai, chacun de ses mots ne portera pas coup. Mais on se laisse charmer par tant de lumière, et on parcourt sans ennui ces vastes espaces. On sent qu'il est persuadé de tout ce qu'il dit ; il n'a en vue que les bons sentiments et le progrès de la vertu.... En un mot, si les détails du discours ne se font pas remarquer, l'ensemble est plein de grandeur[105].

Il ne faudrait pas croire que Sénèque, en homme amoureux de belles paroles, n'exalte ces orateurs que pour leur talent. C'est de leur vertu surtout qu'il rend témoignage, de leur sincérité persuasive, de l'empire qu'ils exercent sur les âmes. Il mesure leur mérite, non à l'éclat, mais à l'efficacité de leur éloquence. En effet, ces sages austères et convaincus parlaient de la vertu avec un enthousiasme si communicatif, ils lui rendaient par leur exemple hommage si touchant que plus d'un auditeur, ému jusqu'au fond de l'âme, prenait la résolution de changer sa vie, de renoncer à l'ambition, au plaisir, enfin de dépouiller le vieil homme. Au sortir d'une leçon d'Attalus, Sénèque, jeune encore, fit le vœu, auquel il resta toujours fidèle, de s'abstenir à jamais de certains raffinements du luxe et de la sensualité. Dans sa vieillesse il se rappelle avec bonheur ces jeunes transports suivis d'une espèce de conversion durable ; et s'il aime à raviver en lui ces beaux souvenirs, c'est moins pour célébrer les triomphes de l'éloquence que les victoires de la philosophie[106].

Après avoir tracé le devoir du maître, Sénèque n'oublie pas celui du disciple. L'un et l'autre ne doivent avoir qu'un but, le profit moral[107]. Il ne faut suivre les leçons des philosophes que pour se rendre meilleur, et pour emporter chez soi quelques vérités salutaires et pratiques. On pourrait, sans trop de scrupule, ranger tout cet ensemble remarquable de préceptes sous le titre que porte, l'opuscule de Nicole : De la manière d'étudier chrétiennement. Montrant dans quel esprit il faut recevoir la vérité morale, Sénèque, en fin observateur, avec une gravité railleuse, passe en revue les divers caractères des auditeurs qui apportent aux leçons de la sagesse des, dispositions plus ou moins. frivoles, Il nous fait voir les mondains qui viennent pour entendre, non pour apprendre, qui se soucient fort peu, de se délivrer d'un vice, de prendre quelque règle de conduite, pour qui l'école est un lieu de divertissement où l'on va comme au théâtre se faire caresser l'oreille par une belle voix. Il y a les gens à tablettes, les preneurs de notes, dont le zèle serait respectable s'ils marquaient la substance des discours, mais qui ne saisissent au vol que des paroles pour les débiter à d'autres qui n'en feront pas plus de profit ; vous en voyez qui paraissent fort touchés, qui reflètent sur leur visage tous les sentiments de l'orateur, se laissent allumer par son feu, mais s'éteignent en sortant ; enfin, des hommes graves, plus ravis par la beauté des pensées que des paroles, prennent sur place de bonnes résolutions, mais incapables de les porter bien loin, ils les perdent en route avant d'être rentrés chez eux. Pour bien faire, le disciple doit écouter le maître sans préoccupation étrangère à la philosophie. Qu'il ne soit pas délicat sur la forme, qu'il ne remarque ni les métaphores vicieuses, ni les expressions hors de mode[108]. Sénèque ne parle pas autrement que Bossuet, qui disait : Il ne faut pas ramasser son attention au lieu où se trouvent les périodes, mais au lieu où se règlent les mœurs[109]. Qu'on se borne donc à recevoir les leçons utiles, et qu'on s'en remplisse le cœur de manière à convertir le discours en actions : Quæ fuerunt verba, sint opera.

Les prescriptions de Sénèque sur la lecture ne sont pas moins pratiques. Il recommande à Lucilius de ne lire que des livres choisis, et de se contenter de ceux qui se rapportent aux mœurs[110]. Lui-même est si scrupuleux sur ce point qu'il s'excuse de lire la métaphysique de Platon, et qu'il se croit obligé de montrer que ces hautes spéculations ne sont pas sans profit moral, puisqu'elles nous apprennent Il mépriser le corps, à révérer notre âme[111]. Il ne veut que des lectures simples, éloignées des moindres subtilités, bornées aux choses d'une pratique sensible, comme dit Fénelon[112]. Il faut apporter à ces lectures des dispositions sérieuses, et recevoir les grandes vérités à cœur ouvert, avec foi, de manière à les garder et à les approfondir, non pas seulement les classer dans sa mémoire, mais encore les digérer, les rendre siennes et les mettre en ordre pour les retrouver dans la pratique[113]. Il ne suffit pas, dit Nicole, qui semble résumer Sénèque, de savoir ces vérités d'une manière spéculative, ni qu'elles soient cachées dans quelques recoins de notre mémoire ; il faut qu'elles soient vives et présentes à notre esprit, et qu'elles se présentent lorsqu'il est question de les mettre en pratique ; ce qui ne se peut faire si nous n'avons soin de les imprimer non-seulement dans notre mémoire, mais aussi dans notre cœur[114].

La méditation doit faire entrer dans le cœur ce que la lecture donne à l'esprit. Comme les directeurs chrétiens, Sénèque recommande de recueillir quelque pensée salutaire dans sa lecture du jour, et d'en faire un texte de réflexions morales. Tous les jours il faut se fortifier ainsi contre la pauvreté, la mort ou tout autre épouvantail de l'humanité[115]. Lui-même donne l'exemple de ces méditations, et souvent dans ses lettres il retourne en tous sens quelque grave pensée d'Épicure, apprenant ainsi à Lucilius comment on peut profiter de ses lectures et s'édifier le cœur.

Tant de prescriptions sur la culture morale ne suffisent pas à la sollicitude si attentive de Sénèque. Ce n'est point assez de recueillir l'éloquente parole des sages, de se nourrir de bonnes pensées par la lecture, de s'en pénétrer par la méditation journalière. L'âme n'est pas encore assez protégée contre elle-même, puisque dans la retraite la plus philosophique les passions ne laissent, pas de mettre notre vertu en péril et d'ébranler nos plus fortes résolutions. Ici nous rencontrons une recommandation dont l'extrême délicatesse prouve que certains philosophes anciens, dans leurs préceptes, tenaient à ne rien oublier de ce qui peut assurer la perfection intérieure, augmenter la vigilance sur soi-même et faciliter le progrès moral. Sénèque engage son disciple à mettre, pour ainsi dire, son esprit sous la garde de quelque sage illustre des anciens jours, dont la mémoire vénérée devienne l'objet d'un culte, qui soit à la fois un exemplaire de vertu auquel on s'efforce de ressembler, et une sorte de témoin qu'on craint d'offenser. Faites-vous un portrait de son esprit et de son visage, vivez comme en la présence et sous le regard de ce surveillant invisible dont l'autorité sanctifiera vos plus secrètes pensées. Choisissez ainsi pour modèle et pour gardien celui dont vous admirez le plus la conduite et les maximes, Caton, par exemple ; ou si son austérité effraye votre faiblesse, prenez Lélius ou tel autre dont vous préférez l'esprit plus doux et la vertu plus indulgente. Sans vouloir faire une comparaison forcée et profane, il nous semble que l'âme chrétienne qui se place sous la garde d'un saint homme béatifié, qui en fait l'objet d'une dévotion particulière, qui se propose surtout de l'honorer en l'imitant, suit la recommandation de Sénèque, en ajoutant, il est vrai, à cette pratique froidement raisonnable de la philosophie le soutien de la prière, et les délices d'un commerce mystique[116].

Il serait étonnant que dans ces préceptes si nombreux sur la surveillance morale, Sénèque n'eût pas rencontré l'examen de conscience. Non-seulement il le recommande, mais il le définit avec précision et le peint, avec complaisance, en homme qui trouve une singulière douceur dans cette utile pratique. Selon lui ce qui. nous perd, c'est que nous ne songeons jamais à passer en revue nos actions. Lui-même nous apprend qu'il ne manquait pas à ce devoir de chaque jour, vantant le dos : sommeil qu'il goûtait après cet examen scrupuleux, qui soulageait son cœur. Il faut citer ce passage bien, connu,. mais si plein d'effusion et de grâce morale, qui nous permet d'ailleurs de pénétrer dans la vie intime du philosopher et d'assister à ses. plus secrets sentiments : Nous devons tous les jours appeler notre âme à rendre ses comptes. Ainsi faisait Solfias. Sa journée terminée, avant de se livrer au repos de la nuit, il interrogeait son âme : De quel défaut t'es-tu. aujourd'hui guérie ? Quelle passion as-tu combattue ? En quoi es-tu devenue meilleure ?... Quoi de plus beau que cette habitude de repasser ainsi toute sa journée ! Quel sommeil que celui qui succède à cette revue de soi-même ! Qu'il est calme, profond et libre, lorsque l'âme a reçu ce qui lui revient d'éloge ou da blâme, et que soumise à sa propre surveillance, à sa propre censure, elle informe secrètement contre elle-même ! Ainsi fais-je, et remplissant envers moi les fonctions de juge, je me cite à mon tribunal. Quand on a emporté la lumière de ma chambre, que ma femme, par égard pour ma coutume, a fait silence, je commence une enquête sur tante ma journée, je reviens sur toutes mes actions et mes paroles. Je ne me dissimule rien, je ne me passe rien. Eh ! pourquoi craindrais-je d'envisager une seule de mes fautes, quand je puis me dire : Prends garde de recommencer, pour aujourd'hui je te pardonne[117]. Quelle attention sur soi-même, quel accent de joie paisible et quelle gravité charmante dans cette confidence ! Outre la beauté morale de ces scrupules, on aime à contempler ce tableau domestique où un philosophe païen en face de lui-même, à côté de sa femme silencieuse, se confesse avec sincérité, s'absout à condition de ne plus retomber dans les mêmes fautes, et se juge enfin, non point, il est vrai, avec la terreur religieuse d'une âme qui rend compte à Dieu, mais avec cette attention indulgente qu'un homme qui ne relève que de sa conscience se doit à lui-même quand il ne veut pas se décourager dans la pratique du bien.

Sénèque n'est pas la premier auteur de ces préceptes, depuis longtemps recommandés par la philosophie. Tel de ces conseils a été donné déjà par Épicure, tel autre, nous venons de le voir, par Sestius. Nous le disons pour qu'on ne soit pas tenté d'attribuer à de prétendus rapports de Sénèque avec les premiers chrétiens cette sagesse qui peut paraître nouvelle. La gloire de Sénèque est d'avoir recueilli dans toutes les doctrines ces prescriptions éparses, d'en avoir compris l'utilité, d'en avoir fait usage pour lui-même, et, en les réunissant dans ses ouvrages comme il les pratiquait dans sa vie, d'avoir enrichi la science morale et l'art de conduire les âmes.

Dans cette comparaison de Sénèque avec les chrétiens, qui manque nécessairement de rigueur, puisque le dogme fondamental n'est pas le même, il ne faut pas vouloir énumérer toutes les ressemblances, de peur de soulever imprudemment des objections faciles et de forcer par trop d'insistance la vérité du rapprochement. En pareille matière, la raison et le goût littéraire vous commandent également de ne pas entreprendre un parallèle trop exact, d'indiquer les rapports les plus frappants, en se gardant bien d'employer l'appareil d'une démonstration régulière qui risquerait fort de ne paraître qu'un laborieux paradoxe. Notre dessein, en effet, n'est pas de confondre la doctrine stoïque avec le christianisme, mais de montrer simplement que la philosophie, au temps de Sénèque, était devenue si pratique, si attentive aux besoins les plus délicats de l'âme, si amoureuse de perfection intérieure, que son enseignement, malgré la diversité des dogmes, mérite l'honneur d'être rapproché de la direction chrétienne. Aussi, sans vouloir épuiser notre sujet, nous nous bornerons à signaler rapidement quelques points de ressemblance, ne fût-ce que pour éviter le- reproche de les avoir omis.

On pourrait inscrire en tête de bien des lettres de Sénèque à Lucilius les titres que présentent souvent les lettres spirituelles de nos directeurs, sur le bon emploi du temps, sur les occasions et les tentations, sur la présence de Dieu, sur la mauvaise honte, sur les conversions lâches, sur la persévérance et l'impénitence finale, sur les maux attachés à un état de grandeur, sur la solide gloire, sur la préparation à la mort pour la rendre digne et courageuse. Il est arrivé plus d'une fois que des âmes chrétiennes un peu simples, peu versées dans la connaissance de l'histoire et des doctrines, ont trouvé dans certaines lettres de Sénèque un sujet d'édification et un aliment à leur piété, sans même soupçonner qu'elles étaient en commerce criminel avec un païen.

De pareilles méprises sont naturelles quand les sujets, le langage, l'accent contribuent également à l'illusion, Il n'est pas jusqu'à l'orgueil stoïque qui ne disparaisse quelquefois pour faire place à une résignation confiante et à une touchante humilité. Ainsi, sur les misères de la vie, Sénèque enseigne à se soumettre à la volonté de Dieu. La vie est rude, pleine de disgrâces, non est delicata res vivere ; dans ce chemin pénible tout homme chancelle, fléchit et tombe ; mais on doit supporter sans murmurer les nécessités de sa condition, recevoir les ordres de Dieu et s'abandonner à lui[118]. C'est dans cet esprit qu'il adresse à Lucilius malade une lettre sur le bon usage des maladies, où il montre que les souffrances sont une épreuve et une gloire pour la vertu[119]. Lui-même il donne l'exemple et se fait un honneur non pas seulement d'obéir à Dieu qui lui envoie ses maux, mais d'acquiescer à ses ordres rigoureux, sans tristesse, du fond de son cœur[120], disant comme Fénelon, avec une confiance moins éloquente sans doute : Je baise la main qui m'écrasa j'adore le bras qui me frappe[121].

lion moins sévère que les Pères de l'Église et les &atours modernes, Sénèque condamne les spectacles, qui ; pour lui, sont la perte des mœurs. Il montre que dans ces représentations périlleuses le vice se coule dans les cœurs sous des formes aimables, et que le théâtre développe en nous tous les germes de l'avarice, de l'ambition, de la concupiscence, de la cruauté, prévenant ainsi Nicole et Bossuet, dont les Maximes et réflexions sur la comédie ne font que présenter sur toutes ses faces la pensée du stoïcien[122].

Sans parler de beaucoup d'autres ressemblances qu'il y aurait un scrupule puéril à vouloir relever trop curieusement, on pourrait montrer Sénèque écrivant des lettres de consolation, faisant dans son traité des Bienfaits un recueil de cas de conscience sur la bienfaisance, et dirigeant contre les stoïciens relâchés qui lavaient les scrupules avec des distinctions corruptrices, une sorte de lettre provinciale[123].

Le stoïcisme avait ses faux adeptes, qui affectaient d'en pratiquer les austères maximes, et ses sophistes, qui essayaient d'en faire fléchir les principes. Les doctrines philosophiques ne sont pas plus que les religions exemptes de ce mal inévitable dont ni les unes ni les autres ne doivent être rendues responsables. Les hypocrites devaient être assez nombreux dans une secte qui avait adopté certaines marques extérieures, un costume, un maintien dent la dignité sévère imposait le respect à la foule. Une robe longue, des cheveux coupés ras, la pâleur de l'insomnie, une parole courte et rare, une démarche grave, un visage où se lisait la vertu[124], tel était l'extérieur d'un stoïcien, sous lequel se cachaient souvent des débauchés et des traîtres dont Tacite, Juvénal et Lucien ont fait justice. Sénèque ne parle point de leurs turpitudes, comme l'ont osé faire les satiriques ; mais il n'épargne ni le faux zèle des uns, ni la sagesse banale des autres, ni surtout les dangereux sophismes de ces dialecticiens corrupteurs qui, sous l'autorité de la doctrine stoïque, fournissent aux vices des excuses, et enveloppent dans les formules sacrées de la philosophie leurs détestables maximes, enseignent, par exemple, que le sage seul sait faire l'amour, que seul il possède l'art d'être bon convive et de bien boire. Sous prétexte de ne refuser au sage aucune qualité, conformêment à la doctrine, ils lui accordaient même la perfection dans le vice, et lui permettaient ainsi de satisfaire ses passions sans abjurer sa foi philosophique, et de pécher honnêtement. Le malade, dit Sénèque, est hors d'espérance de guérir quand le médecin lui conseille de faire la débauche[125]. On croit entendre Bossuet s'écriant : Ô Seigneur, faites-nous justice contre ces ignorants médecins qui, pour trop épargner le membre pourri, font couler le venin au cœur[126]. Il faut les comparer, dit encore Sénèque, à ces empiriques dont l'enseigne annonce des remèdes, et dont les tiroirs sont pleins de poisons[127]. Hâtons-nous d'ajouter que ces sophismes étaient à Rome une importation étrangère, et que cette dépravation subtile des Grecs échoua devant la droiture romaine, comme la casuistique espagnole devant le bon sens français.

Cette conformité de la doctrine stoïcienne et du christianisme ne va pas toujours au fond des choses, et l'on aurait tort de trop s'étonner que Sénèque ait prévenu les chrétiens sur quelques points de direction, qu'il ait décrit et combattu les mêmes maladies morales. Si les sujets de ses lettres sont quelquefois les mêmes que ceux des lettres spirituelles, c'est que les hommes ont toujours les mêmes maux et ont besoin des mêmes remèdes. On ne s'étonne pas que les livres d'Hippocrate aient quelque ressemblance avec les livres des médecins modernes. Tout ce que nous voulons prouver par ce parallèle qu'on pourrait prolonger encore, c'est que le philosophe païen avait assez pénétré dans les consciences et dans la morale intérieure pour rencontrer quelques prescriptions et quelques habitudes chrétiennes, et pour nous mettre en droit d'appliquer à sa morale ces mots de Tertullien : C'est le christianisme de la nature, le témoignage de l'âme naturellement chrétienne : Testimonium animæ naturaliter christianæ[128].

Si je me suis plu à noter les conformités, je dois aussi remarquer les différences. On ne trouve point dans les lettres à Lucilius l'âme de la direction chrétienne, ni ces sentiments si purs et si désintéressés que le dévouement religieux peut seul inspirer. Ainsi la véritable humilité, la simplicité, l'abandon, la mort à soi-même, tous ces sentiments qui inondent l'âme de Fénelon et qui pénètrent même l'altier génie de Bossuet, manquent entièrement au moraliste romain.

Comme directeur et propagateur des idées morales, Sénèque n'a pas non plus le caractère que le christianisme a donné à quelques-uns de nos docteurs. La douceur, selon Bossuet, est le principal instrument de la conduite des âmes, et elle porte avec elle trois vertus principales : la patience, la compassion et la condescendance[129]. Ces vertus ne se rencontrent pas toujours dans Sénèque ; s'il a de la patience, il n'a guère de compassion, car il plaint moins les vices qu'il ne les frappe et ne les raille. Pour la condescendance, qui consiste à se faire petit avec les petits, infirme avec les infirmes, tous à tous, afin de les sauver tous, cette vertu ne pouvait appartenir à un stoïcien qui ne s'adressait qu'aux esprits cultivés, et comptait pour rien la multitude.

C'est là, outre les dogmes qui différant, le principal caractère qui sépare le moraliste de nos directeurs. Tandis que Fénelon se fait doux et simple, pour trouver accès auprès des cœurs, et s'insinue jusqu'à la racine du mal, tandis que Bossuet s'efface pour ne faire sentir que l'autorité de la parole divine, Sénèque se fait honneur de sa vertu, vante la philosophie avec une sorte d'orgueil personnel qui provoque la résistance plutôt que la soumission. Il aime à s'appesantir sur les folies humaines ; il n'a pas cette indulgence et cette pudeur qui ne montrent les vices que pour engager les hommes à les fuir. Lui, il se plaît à les sonder, il les étale devant nous. Il éprouve un secret plaisir à les peindre, et à son horreur pour ces vices se mêle une certaine satisfaction de les avoir si bien démêlés et décrits. Il ne gémit pas, il raille ; c'est un la Bruyère et non pas un Fénelon ; et, quand il cherche à guérir ces plaies morales, il aime mieux employer le fer de la satire que le baume de la charité. Constatons, à l'honneur de la direction chrétienne, cette différence capitale, et puisque nous avons eu l'occasion de citer souvent Bossuet à la gloire de Sénèque, empruntons encore, pour être juste et mettre le philosophe à sa place véritable, ces paroles du grand docteur parlant des pharisiens : Ce n'était pas la compassion de notre commune faiblesse qui leur faisait reprendre les péchés des hommes ; ils se tiraient hors du pair ; et, comme s'ils eussent été les seuls impeccables, ils parlaient toujours dédaigneusement des pécheurs[130]. Dur reproche que Sénèque, sans doute, ne mérite pas toujours, mais auquel il s'expose souvent par sa jactance stoïque, sa dureté romaine et son mépris fastueux pour la multitude et l'humaine faiblesse.

Bossuet, dans ses sermons, fait quelquefois des allusions directes à Sénèque, et n'en parle jamais qu'avec une impatience hautaine. On dirait qu'il a redouté pour ses contemporains le prestige de cette doctrine en apparence si voisine du christianisme, et qu'il s'est fait un devoir de l'accabler en toute rencontre. Pour nous, au risque de paraître abandonner un moment le philosophe à la sévérité de ces condamnations, souvent trop rigoureuses, nous devons citer ici quelques-uns de ces jugements, ne fût-ce que pour faire une sorte de réparation au grand évêque, que, par une licence qui l'eût choquer, nous avons si souvent rapproché de Sénèque, et que nous avons rendu comme malgré lui le complice de nos admirations profanes. Ne l'entendons-nous pas qui proteste contre notre entreprise et révolte d'avance contre nos indiscrètes comparaisons : Laissez votre Sénèque avec ses superbes opinions.... Ce philosophe insultait aux misères du genre humaine par une raillerie arrogante[131]. Avec quel éloquent dédain il adresse ces apostrophes aux chimériques maximes sur l'invulnérabilité du sage : C'est le prendre d'un ton bien haut pour des hommes faibles et mortels. Mais, ô maximes vraiment pompeuses ! ô insensibilité affectée ! ô fausse et imaginaire sagesse, qui croit être forte parce qu'elle est dure, et généreuse parce qu'elle est enflée ! Que ces principes sont opposés à la modeste simplicité du Sauveur des âmes, qui, considérant dans notre Évangile ses fidèles dans l'affliction, confesse qu'ils en seront attristés : Vos autem contristabimini[132]. Ailleurs il écarte de son discours ces maîtres délicats qui louent la pauvreté parmi les richesses ou qui prêchent la patience dans la mollesse et la volupté[133]. Son amère raillerie rie recule pas même devant un jeu de mots quand il peint les satisfactions intérieures de la sagesse sterne, qui ne sont, selon lui, que les contentements profonds de l'orgueil : N'est-ce pas l'orgueil qui a retiré tant de philosophes du milieu de la multitude ? Nous voulons, disaient-ils, vaquer à nous-mêmes : et, certes, ils disaient vrai ; c'était en eux-mêmes qu'ils voulaient s'occuper à contempler leurs belles idées, à se contenter de leurs beaux et agréables raisonnements, à se former à leur fantaisie une image de vertu de laquelle ils faisaient leur idole[134]. Admirons les beaux emportements de cette éloquence sans souscrire à tous les arrêts de cette justice irritée. Que la direction morale de Sénèque n'ait pas été aussi douce et compatissante que la charité pastorale, que le stoïcien ce soit proposé un idéal au-dessus de la fragilité humaine, que sa vertu ne soit pas exempte de contentements superbes, nous le reconnaissons avec Bossuet, sans nous laisser toucher par ce courroux plus rigoureux que juste. N'y pas, en effet, une excessive rigueur à condamner, chez des païens, au nom d'une perfection plus haute, ce bel effort de perfection philosophique ? Est-il équitable de railler les sages anciens pour s'être formé eux-mêmes une image de vertu dont ils ont fait leur idole ? Puisqu'ils n'avaient pas reçu une loi morale toute faite, ne devaient-ils pas se la faire à eux-mêmes ? Et si, par la pureté de leurs intentions, la force de leur esprit et leur bonne volonté souvent héroïque, ils sont parvenus à se tracer et à pratiquer des préceptes, sinon de tous points admirables, du moins dignes de respect, faut-il leur imputer à crime de n'avoir pas connu des vérités non encore révélées et des vertus que Dieu réservait à la foi nouvelle ? Le christianisme primitif était plus clément, bien qu'il eût le droit de se montrer rigoureux au sortir des persécutions et qu'il fût encore tout ému de la lutte qu'il soutenait contre l'ancienne philosophie. Il reconnaissait dans la sagesse profane une sorte d'inspiration divine ; il considérait les sages comme des précurseurs utiles de la religion ; il osait parfois les proposer en exemple aux chrétiens eux-mêmes, et ne croyait pas que leur vertu ne fût que la parure de l'orgueil qui s'admire ou veut se faire admirer. Aussi bien le stoïcisme, malgré son faste, n'est pas toujours une morale de théâtre ; il a aussi ses simplicités et ses abnégations, et à ceux qui lui reprochent de n'avoir travaillé que pour la gloire, Sénèque

s oppose cette déclaration de principes modestement cachée sous la forme d'un vœu : Qu'on m'apprenne combien est sacrée la justice, qui ne regarde que le bien d'autrui et ne désire autre chose que d'être utile à tout le monde ; qu'elle n'ait rien à démêler avec l'ambition et la renommée, et qu'elle se suffise à elle-même. Que chacun se dise Je dois être juste sans récompense.... Il est indifférent que le monde connaisse ta justice. Quoi ! tu ne veux pas être juste sans gloire ? gais, par les dieux, tu seras souvent obligé de l'être avec infamie ; et alors, si tu es vraiment sage, tu trouveras même une douceur secrète dans un déshonneur qui s'est attaché à tes bonnes actions[135]. Le stoïcisme, on le voit, connaît aussi le prix des vertus ignorées, des sacrifices gratuits et de ces immolations qui n'ont pour témoin que la conscience.

 

VII. — Vie morale de Sénèque.

Cette propagande morale a-t-elle été aussi sincère qu'elle est éloquente ? ou bien Sénèque ne fut-il qu'un brillant déclamateur, un hypocrite de vertu et un fanfaron d'héroïsme ? Si telle était notre opinion, nous n'aurions pas entrepris l'étude de ses lettres, nous sentant peu de goût pour des exercices de rhétorique. Nous croyons, au contraire, qu'il fut un moraliste convaincu, timide et faible, si l'on veut, mais plein d'ardeur pour le bien, auquel il doit être beaucoup pardonné, parce que les fautes de sa vie sont de celles qui méritent moins d'indignation que de pitié. Je me contente d'en appeler aux souvenirs de ceux qui connaissent la vie de Sénèque. Quel philosophe fut jamais soumis à de si pénibles, de si délicates épreuves, mêlé à de si terribles conflits, et fut plus excusable de n'avoir point conservé toute la fermeté de son jugement ? S'il est encore permis de parler, selon l'usage antique, des jeux cruels de la Fortune, ne paraît-elle pas avoir pris plaisir à déconcerter la sagesse du philosophe, à le désarmer même de son courage ? Elle lui ouvrit le chemin des honneurs et de la puissance, en offrant à sa vertu la tentation honorable d'élever, pour le bonheur du monde, un jeune prince de belle espérance ; elle l'enchaîna à ce devoir par l'honneur, la reconnaissance, le sentiment du bien public ; puis, quand elle l'eut attaché à ces grandeurs par les liens les plus difficiles à rompre, elle dévoila peu à peu l'effrayant caractère de ce royal élève ; elle fit au précepteur devenu ministre une obligation civique de ne pas abandonner le souverain à ses sauvages emportements ; elle obscurcit et troubla la conscience du sage en le plaçant entre des devoirs divers imposés d'un côté au philosophe, de l'autre au politique, et, par l'espoir qu'elle lui laissa longtemps de vaincre une nature indomptable, en ménageant toujours dei excuses plus ou moins plausibles à la faiblesse, elle entraîna sa prudence d'abord à des concessions permises, ensuite à des complaisances coupables ; enfin, quand elle eut ainsi compromis sa vertu, entaché sa renommée, elle le força de demeurer malgré lui au faîte de ces grandeurs. qui faisaient son supplice, lui infligeant toutes les angoisses d'une disgrâce sans lui en laisser les consolations, lui refusant à la fois la ressource de fuir dans la retraite, l'espérance de vivre, l'occasion de mourir utilement, et le réduisit à la triste nécessité d'attendre de jour en jour son arrêt de mort, et de perdre même la gloire qu'il eût obtenue par un moins tardif trépas. Pour comble d'infortune, par une fatalité qui est la conséquence naturelle de cette vie équivoque, et qui s'attache encore à sa mémoire, le philosophe ne trouve pas auprès de la postérité toute l'indulgente justice qu'il mérite, parce que les défenseurs reculent souvent devant une apologie qui pourrait préparer des excuses aux complaisants futurs d'un sanglant despotisme, et craignent, en plaidant la cause du moraliste, de paraître offenser la morale.

Et pourtant Sénèque a d'autant plus de droits à notre sympathie que son nom et sa mémoire ont été de tout temps en proie à une foule d'ennemis intéressés à les noircir. Comme il a excité l'envie par sa puissance et ses richesses, qu'il a été d'abord l'homme de confiance d'un prince redouté, et plus tard son conseiller importun et disgracié, il a été successivement exposé à la haine des adversaires et des courtisans du pouvoir impérial. Déjà, de son vivant, un célèbre délateur, orateur dangereux par son effronterie et son talent, se chargea de recueillir toutes les calomnies qui circulaient à Rome contre Sénèque, et dressa un acte d'accusation plein de malignité et de fureur, qui a immortalisé certains crimes prétendus du philosophe. Bien qu'il faille tenir pour suspects les témoignages violents de cet orateur vénal, il en est resté quelque chose, parce que les contradictions apparentes ou réelles qui existent entre la conduite et les maximes de Sénèque ont donné quelque vraisemblance aux plus odieuses accusations. Aujourd'hui encore, comme de son vivant, tout conspire à propager ces vieilles calomnies. D'abord les esprits honnêtes et droits, mais peu versés dans l'histoire, et qui n'ont pas pris la peine d'examiner les circonstances de sa vie, aiment à faire remarquer que ce stoïcien, tout en prêchant la pauvreté, a possédé des richesses royales, qu'il a vécu dans les sanglantes intrigues des palais tout en vantant les douceurs de la retraite, et que ce sage, qui prétend régenter le genre humain, a été le précepteur d'un Néron. D'autre part, de trop indiscrets défenseurs de Sénèque, en célébrant sa philosophie avec le désir visible d'humilier le christianisme, en compromettant ce sage païen dans leur polémique irréligieuse, ont soulevé coutre lui la piété des fidèles, et par leur enthousiasme provocant ils ont fait croire que son discrédit et son déshonneur importaient à la religion. Les publicistes, pour mieux faire la leçon aux serviteurs. du pouvoir, sont intéressés à ne pas ménager le ministre d'un tyran ; les hommes de goût qui l'accusent d'avoir corrompu les lettres latines l'abandonnent volontiers à sa mauvaise renommée ; même les innocents amateurs de l'antithèse miraient manquer une belle occasion de montrer leur esprit, s'ils ne répétaient en vers et en prose que le rigide stoïcien n'était qu'un voluptueux qui buvait le falerne dans l'or. On comprend qu'à travers ces haines anciennes, ces passions récentes et ces injures commodes accumulées depuis des siècles, la renommée de Sénèque nous soit parvenue souillée et couverte d'ignominie.

Il n'entre point dans mon dessein de faire la biographie de Sénèque, ni son apologie. Je ne discuterai pas le témoignage d'une Messaline, qui l'accuse d'adultère, ni d'un Suilius, qui déclame contre son avarice. Que, du fond de son exil, il se soit humilié devant un affranchi pour obtenir son rappel, et qu'il ait persiflé un empereur imbécile auquel il devait sa grâce aussi bien que son malheur, j'en tombe d'accord, en regrettant qu'il n'ait pas eu la force de supporter sa disgrâce, ni la générosité de la pardonner. Mais, sans entrer dans les détails, j'aime à voir que Tacite, qui le traite partout avec honneur, nous le montre à la tète des gens de bien dans une cour abominable, retenant la jeunesse de Néron sur la pente du crime, déjouant l'ambition d'Agrippine, reculant la mort de sa plus implacable ennemie ; et si, le crime consommé, il mit dans la bouche d'un furieux, dont il était le secrétaire d'office, l'explication de ce meurtre impie, ce n'était pas du moins pour faire sa cour par une bassesse, mais pour épargner au monde de nouvelles fureurs et couvrir la majesté impériale[136].

Il serait étonnant qu'un philosophe renommé pour sa vertu, sans cesse attaqué par des ambitieux jaloux de sa puissance et des délateurs avides de ses richesses, ne nous eût pas laissé une réputation souillée par l'envie, les médisances journalières des palais et ces mille bruits perfides qui, dans une cour impure, s'élèvent toujours contre l'honnête homme en crédit.

Mais, sans insister sur sa vie politique, il n'est.pas hors de propos de pénétrer dans sa vie privée pour nous assurer qu'il pratique ses maximes et qu'il est digne de, diriger les âmes vers la vertu.

Dès sa jeunesse, pendant ses études, il arrive le premier à l'école d'Attelus, il en sort le dernier ; il poursuit même de ses questions son maître chéri jusqu'à la promenade. Il ne va pas au cours, comme ses condisciples, pour entendre une belle parole, mais pour y chercher des leçons dont il puisse faire usage. Le maître vante la pauvreté, Sénèque veut être pauvre ; la tempérante et.la chasteté, Sénèque sera chaste et tempérant. Et ce n'étaient point là de vaines résolutions inspirées par une ardeur juvénile. Il nous apprend qu'il garda son vœu en bien des choses, que dès lors il renonça à tous les raffinements du luxe, aux huîtres, aux parfums, aux bains chauds qui entretiennent la délicatesse. Au cours de Sotion, le pythagoricien, il promet de s'abstenir de viande ; il se tient parole à lui-même[137], et pendant plusieurs années, il suit ce régime, qu'il n'aurait point quitté, s'il n'avait dû céder aux instances de son père qui craignait pour son fils la persécution. dirigée alors contre les sectes d'Orient suspectes à Tibère.

Et plus tard, quand il est au comble de la puissance, si nous le suivons dans cette opulence qu'on lui a tant reprochée, et qui fait sa gloire, puisqu'elle rehausse sa tempérance, nous le voyons s'arranger une sorte de pauvreté factice, ne boire que de l'eau, ne vivre que de fruits[138], dormir sur une couchette qui ne garde point l'empreinte de son corps[139], se rendre à sa villa dans un équipage, plus que modeste et non point par vanité de philosophe. Puisqu'il rougit de son appareil de campagnard quand il est rencontré par de brillants équipages, il nous prouve qu'il est de bonne foi dans sa simplicité[140].

S'il est permis de le croire sur parole, il traite ses esclaves avec douceur, leur parle comme à des hommes et ne craint pas de souper avec eux, violant ainsi les usages du beau monde[141]. Quand même Tacite ne vanterait pas l'honnêteté de son commerce, ni son attachement pour Burrhus et cette union si rare entre deux hommes.qui se partagent l'autorité, je croirais volontiers qu'il eut de véritables amis, celui.qui sut écrire sur l'amitié avec une grâce si pénétrante. Jeunes et vieux, il cherche à les rendre meilleurs, les dirige dans l'étude de la sa. gesse, avec quelle sollicitude nous le voyons par les lettres à Lucilius. Enfin, faut-il rappeler le dévouement de sa jeune épouse, si honorable pour un vieillard, la tendresse presque paternelle du philosophe pour cet enfant qui veut mourir avec lui, et peut-on douter encore des qualités aimables de Sénèque et de ses vertus privées, quand on a vu dans les Annales couler le sang de Pauline ?

Je veux aller plus loin encore, et pénétrer jusque dans l'esprit de celui qui recommande à l'honnête homme de penser comme si le cœur avait un témoin[142]. Je le vois sans cesse occupé de morale, à table avec ses amis, à la promenade dans ses beaux jardins, sur son lit où le retient sa mauvaise santé. Il va jusqu'à rendre grâces à la maladie qui le défend contre les distractions[143]. Au milieu du monde, il porte avec lui quelque pensée morale dont il se nourrit en secret[144]. Il vit en présence de Dieu et dans la compagnie invisible de quelque sage des anciens temps, dont il porte limage dans son cœur et dont il sanctifie ses pensées[145]. Ni le bruit du cirque voisin de sa maison, ni les délices de Baies, ce séjour du luxe et de l'élégance romaine, ne peuvent le distraire[146]. Et ce n'est pas de spéculations morales qu'il s'occupe ; il ne cherche qu'à se rendre meilleur, il ne s'entretient qu'avec son âme, il se gourmande, il s'encourage[147]. Si devant le public il étale parfois une vertu arrogante, dans les confidences de l'amitié il nous dévoile ses faiblesses. Il appartient, nous dit-il lui-même, à la classe de ces sages incomplets guéris de leurs vices, non de leurs passions. Mais il fait des progrès tous les jours ; il ne s'amende pas, il se transfigure[148]. Tous les soirs, quand on lui a retiré la lumière, à côté de Pauline, qui respecte son recueillement, il fait son examen de conscience, revoit toute sa journée et se pardonne ses fautes à condition de ne plus y retomber. Dans sa jeunesse, il songe à bien vivre, dans sa vieillesse, à bien mourir[149]. Il repasse sans cesse dans son esprit le souvenir des plus nobles trépas, pour apprendre à braver la douleur, mais surtout il purifie son âme de ses passions, voulant finir, non-seulement comme un Romain, mais encore comme un sage. Aussi quand le centurion lui apporte l'ordre de mourir, il est prêt, et après avoir consolé ses amis qui savent comment il a vécu, il peut leur dire : Je vous lègue ce que j'ai de plus beau, l'image de ma vie[150].

 

VIII. — Style de Sénèque.

Je voudrais arrêter ici cette étude sur Sénèque, s'il était possible de parler d'un si grand écrivain sans dire quelque chose de son style. Pour la langue et la diction, je renvoie à Quintilien, en cette matière juge excellent[151]. Je ne veux voir dans Sénèque que les habitudes de sa pensée. Étudier le style d'un philosophe, c'est encore observer la tenue de son esprit : Non potest alius esse ingenio, alias animo color.

Ces lettres paraissent avoir été composées vers l'an 59, l'année de la mort d'Agrippine. Le crédit de Sénèque était déjà affaibli ; bientôt on voit mourir Burrhus, et les courtisans de l'empereur s'empresser pour accuser et perdre le philosophe désormais sans appui. Il pouvait donc déjà prévoir sa fin, et se dire, comme il fit en mourant : Après le meurtre de son frère et de sa mère, il ne reste plus à Néron qu'à faire mourir son précepteur. Cette date peut expliquer le découragement qu'on remarque dans ces lettres, et les longues méditations sur la retraite, sur la pauvreté et sur la mort.

Il est évident que dans ces lettres l'auteur n'a pas voulu« donner un enseignement suivi et régulier. Cependant il ne se livre pas non plus à tous les hasards d'une correspondance familière. Tantôt il reprend un défaut de son ami et lui fait toutes les remontrances capables de le corriger, tantôt il attaque un vice de l'époque, pensant que Lucilius pourra profiter pour lui-même de ces réprimandes générales. Telle lettre n'est, à ce qu'il semble, qu'un feuillet détaché qu'il n'a pu faire entrer dans son grand ouvrage, aujourd'hui perdu, sur la philosophie morale ; telle autre, qu'un assemblage de pensées décousues qui n'ont pas trouvé place dans ses μελετήματα. Mais quel que soit le sujet qu'il traite, qu'il fasse une description, une satire ou sa propre apologie, qu'il parle de physique ou de littérature, il ne manque jamais de terminer par une exhortation morale.

Le style de ces exhortations est souvent emphatique. D'où vient que Sénèque, qui montre partout son indépendance philosophique, et qui d'autre part est si raisonnable quelquefois, si humain, si sincère, semble aimer cette enflure stoïcienne, et proclame les principes les plus outrés avec l'intempérance d'un adepte à peina sorti des écoles ? Comment le public romain pouvait-il goûter ces méditations surhumaines, ces provocations indiscrètes et ces audaces de visionnaire luttant contre je ne sais quelle puissance occulte qu'on ne nomme jamais ? Il parait que ce défaut tient encore plus à mue mode, littéraire qu'à l'esprit de Sénèque. Nous voyons que toute la littérature de l'empire est stoïcienne. Lucain, Perse, Juvénal, Sénèque le tragique, Tacite, Martial même quelquefois, et d'autres encore y le prennent sua ce -ton austère, et proclament tantôt avec mesure, tantôt avec un faste insupportable, les principes de l'école. Cette arrogance et cette enflure n'auraient pas été si générales, si l'opinion n'avait pas été flattées par cette sévérité poussée parfois jusqu'au ridicule. Cette mode s'explique : c'était une sorte de protestation contre le gouvernement corrompu et despotique des empereurs, un souvenir de l'ancienne république — car les stoïciens étaient disciples de Brutus et de Cassius aussi bien que de Zénon —. On pourrait citer bien. des preuves de cet engouement mi-stoïcien, mi-républicain. Un des personnages du Dialogue des orateurs, Maternus, a composé une tragédie de Caton, dont toute la ville s'entretient et dont on aime surtout l'audace. Ce n'est que par cette mode de stoïcisme qu'on peut expliquer la littérature du temps. Dans Sénèque le tragique, par exemple, Astyanax, sans attendre la mort, et après avoir tourné de tous côtés des yeux farouches, se précipite lui-même du haut de la tour, invention ridicule qu'un homme d'esprit n'eût pas hasardée dans une tragédie, s'il n'avait été sûr que le public applaudirait le suicide de ce petit stoïcien.

Ce qui excuse encore l'enflure de Sénèque et la vigueur outrée de son style, ce sont les vices de l'époque. Je n'entends point parler ici de la contagion du mauvais goût. Mais quand on songe aux mœurs de Rome, qui n'avait conservé de la république que la rudesse, aux crimes monstrueux de la politique, è. la cupidité romaine qui épuisait le monde ; quand on se représente ces festins où les riches blasés étalaient tout ce que la vanité en délire pouvait inventer ; quand on se rappelle enfin ce que les historiens les plus véridiques et les plus froids nous racontent de cette époque unique dans l'histoire, il ne faut pas s'étonner qu'un moraliste ne trouve pas d'expressions assez violentes pour combattre de pareilles monstruosités ; et il faut se garder de prendre pour de l'exagération ce qui n'est souvent que la vive peinture d'horreurs ou d'extravagances véritables.

Il en est de même quand il traite un autre de ses sujets favoris et qu'il dépeint l'inconstance de la fortune. Aujourd'hui, abus la protection de nos lois et de nos mœurs, le lecteur paisible est tenté de prendre pour des exercices de style ces éternelles redites sur la fragilité des grandeurs. Mais à Rome les révolutions journalières des palais et de la place publique qui livraient le monde en proie à d'horribles affranchis, et le génie, la vertu, la richesse à la rage des délateurs, donnaient à ces tableaux des vicissitudes humaines un à-propos douloureux auquel n'était point insensible la multitude innombrable des exilés. Sans entrer dans plus de détails, qu'on se rappelle seulement les premiers chapitres des Histoires de Tacite, ce récit succinct de tant de catastrophes de la nature et de la politique.

Un défaut plus grave qui tient à l'esprit même de l'auteur, c'est le manque de suite et d'exactitude. Sa manière de raisonner impatiente parfois le lecteur le plus dévoué. Il promet un beau sujet, votre curiosité s'éveille ; mais à peine l'a-t-il effleuré, qu'il s'esquive ; il revient sur la difficulté, vous le suivez de nouveau et il vous échappe encore. C'est un leurre charmant qui vous épuise. Il n'a pas de plan tracé d'avance, les mots l'entraînent ; il se détourne de sa route pour cueillir une belle pensée, pour lancer un trait de satire.

Ce qui fait que Sénèque raisonne avec peu de rigueur, et que ses lettres sont remplies de ces demi-contradictions qui en rendent le résumé si difficile, c'est que son bon sens est en lutte avec sa doctrine et qu'il n'a pas le courage de suivre entièrement le stoïcisme, ni celui de s'en séparer. Un moment il enfle sa pensée ; un instant après un trait vif et net fait crever le ballon. Il a trop d'esprit, d'abondance et de raison pour suivre uniment la doctrine du Portique. Dans une même page il est doux, austère, simple, outré, raisonnable et surhumain ; le lecteur déconcerté ne sait s'il doit admirer, s'il doit blâmer, et dans son incertitude et son trouble il arrive, selon son humeur, qu'il admire avec trop d'entrains-ment ou qu'il blâme avec trop de rigueur.

D'ailleurs, comme il ne donne pas une instruction suivie et qu'il développe ordinairement sa. morale à propos d'un événement, d'un homme ou d'une chose qui l'a frappé, il a souvent de la peine à lier ce lait particulier aux conséquences philosophiques qu'il en veut tirer et aux idées générales qui règnent dans son esprit. De là, des sermons hors de propos, des tirades indiscrètes qui fatiguent à force d'étonner ; de là des transitions qui n'en sont pas pour la raison et qui arrêtent le lecteur trop prudent pour s'engager sur ces ponts fragiles jetés trop commodément sur un abîme

L'observation la plus fine qu'on ait faite sur le style de Sénèque est de Malebranche : il ressemble, dit-il, à ceux qui dansent, qui finissent toujours où ils ont commencé. Cette remarque est digne d'un cartésien amoureux des belles démonstrations et de cette lumière pure qui éclaire et qui persuade par évidence. Mais dans la morale pratique les fortes impressions valent miens que les raisons lumineuses. Les raisons sont dans notre cœur ; il faut les éveiller et secouer rudement le sommeil de la conscience. Voici comment Sénèque lui-même repousse les démonstrations peu cartésiennes, il est vrai, des stoïciens : Satius est expugnare affectus quam circumscribere. Si possumus, fortius loquamur, si minus, apertius.

Oserai-je hasarder une réflexion que m'a suggérée quelquefois la lecture de Sénèque. Ces redites, ces évolutions autour d'un sujet trahissent rembarras du philosophe. Il y a des idées dangereuses — et tout le stoïcisme n'est-il pas une sourde révolte ? —, il y a des hardiesses que Sénèque veut et n'ose mettre en lumière. Il avance et recule, tourne autour de son idée, peur y attirer notre attention, non pas en la plaçant résolument sous nos yeux, mais en la touchant du doigt à plusieurs reprises pour nous faire voir ce qu'il n'ose montrer. Sous la tyrannie il y a deux méthodes de dissimulation, celle de Tacite, qui condense sa pensée jusqu'à l'étouffer, et qui laisse à chaque lecteur le soin de l'interpréter dans la mesure de son audace ; celle de Sénèque, qui étourdit par son intempérance, brouille sa voie, et par mille retours dépiste le soupçon.

Mais quand on a relevé dans Sénèque les défauts qui tiennent à son esprit ou à son temps, son arrogance stoïque, son goût pour la déclamation qu'il semble emprunter à son père, son imagination trop hardie qui force les idées aussi bien que la langue, on ne peut plus qu'admirer ces pensées fortes et courtes qui s'attachent à l'esprit et qui sont comme les aiguillons de la morale. Si l'auteur ne vous réduit point par une démonstration pressante, si sa dialectique est quelquefois puérile, si le torrent de son esprit l'emporte sans cesse hors de la vérité qui l'occupe, du moins on rencontre partout de ces mâles résolutions qui honorent le philosophe, de ces mots rapides et profonds qui sont comme les cris de la conscience et de ces éclairs qui illuminent d'un seul coup tous les recoins de la morale. Aucun philosophe ne donne à l'esprit de si rudes secousses. De tous les moralistes de l'antiquité, c'est lui qui a le mieux connu et démêlé la conscience humaine, qui a le mieux saisi les raisons secrètes et subtiles qui nous gouvernent et tout ce jeu délié, insaisissable des passions qui se mêlent, se combattent, sans se détruire.

D'autres ont tracé d'une main plus sûre le plan de la morale universelle ; mais il faut arriver jusqu'aux écrivains chrétiens du dix-septième siècle, auxquels la charité et la confession ont donné des lumières nouvelles sur les âmes, pour trouver cette vue claire et pénétrante dans les choses de la conscience.

 

 

 



[1] Cicéron, Pro Archia, 24.

[2] Sénèque, Consolation à Marcia, c. 3 et 4.

[3] Dion Chrysostome, discours 27.

[4] Sénèque, Lettre LXXVII.

[5] Tacite, Annales, XIV, 59.

[6] Tacite, Annales, XVI, 19.

[7] Sénèque, De la Tranquillité de l'âme, 14.

[8] Lettres II, XXI, XLV, LXXX, etc. — Du Loisir du Sage, 30.

[9] On commençait par les catéchèses, après quoi les pasteurs enseignaient de suite l'Évangile par des homélies. Cela faisait des chrétiens très-instruits de toute la parole de Dieu. Fénelon, Dialogues sur l'éloquence.

[10] Lettres XCIV, XCV.

[11] Lettre XXII.

[12] Lettre XCIV.

[13] Lettre LII.

[14] De la Tranquillité de l'âme, 3.

[15] Lettre LXXXIX.

[16] Lettre XXVII.

[17] Lettre XXIX.

[18] Sermon sur la Charité fraternelle.

[19] Lettre XXXVI.

[20] Lettre XXXVI.

[21] Lettre XXV.

[22] Lettres XI et CXII.

[23] De la Tranquillité de l'âme, ch. I et II.

[24] Lettre VIII.

[25] Bossuet, Serm. sur la véritable conversion. — Nicole, Dangers des entretiens, ch. III et IV. — Fénelon, Manuel de piété, ch. XXI. — Voy. Sénèque, Lettre VII.

[26] Lettre CXXIII.

[27] Lettre X.

[28] Lettre XXIII.

[29] Lettre XXII. — Je ne demande pas que vous rompiez d'abord sans aucune mesure avec tous vos amis, et avec toutes les personnes avec lesquelles une véritable bienséance vous demande quelque commerce, Fénelon, Lett. Spir., 31.

[30] Lettre LXVIII.

[31] Lettre LXVIII.

[32] Lettre V.

[33] Fénelon, Instructions et avis, II.

[34] Lettre CIII.

[35] Lettre V.

[36] Lettre XVIII.

[37] Lettre V.

[38] Lettres XVII, XVIII, XX.

[39] Lettre XVIII.

[40] Lettre XVIII. — Consol. ad Helv., 12.

[41] Lettre XVII.

[42] Lettre LXXXVII.

[43] Lettre CIV.

[44] Montaigne, I, ch. XIX. — Cicéron, Tusculanes, I, 30.

[45] Lettre XXIV.

[46] Lettre LXX.

[47] Lettre LVIII.

[48] Lettre LXX.

[49] Lettre XXIV.

[50] Cf. Pline, Hist. nat., liv. I, 22. — Du reste, sous quelques empereurs le suicide était, pour ainsi dire, encouragé, puisqu'on ne confisquait pas les biens des condamnés politiques qui s'exécutaient eux-mêmes et se tuaient sur un ordre.

[51] Lettre XXVI.

[52] Épîtres, liv. I, 2.

[53] Sénèque, De la Constance du Sage, ch. III.

[54] Avec quelle audace de langage Bossuet nous met sous les yeux ce caractère du modèle chrétien. Il n'y a rien qui me touche plus dans l'histoire de l'Évangile, que de voir jusqu'à quel excès le Sauveur Jésus a aimé la nature humaine : il n'a rien dédaigné de tout ce qui était de l'homme : il a tout pris, excepté le péché, tout jusqu'aux moindres choses, tout jusqu'aux plus grandes infirmités. Que j'aille au jardin des Olives, je le vois dans la crainte, dans la tristesse, dans une telle consternation qu'il sue sang et eau dans la seule considération de son supplice. Je n'ai jamais oui dire que cet accident fût arrivé à une autre personne qu'à lui : ce qui m'oblige de croire que jamais homme n'a eu les passions ni si délicates ni si fortes que mon Sauveur. Quoi donc, O mon maure, vous vous êtes revêtu si franchement de ces sentiments de faiblesse, qui semblaient même indignes de votre personne : vous les avez pris si purs, si entiers, si sincères ! 2e sermon sur la Compassion de la sainte Vierge.

[55] Jésus diffère beaucoup des autres docteurs qui se mêlent d'enseigner à bien vivre : car ceux-ci ne seront jamais assez téméraires pour former sur leurs actions les règles de la bonne vie ; mais ils ont accoutumé de se figurer de belles idées ; ils établissent certaines règles, sur lesquelles ils tachent eux-mêmes de se composer. Bossuet, 2e sermon sur la Compassion de la sainte Vierge.

[56] Lettre LXXI.

[57] Lettre XIII.

[58] Lettres V, XIV.

[59] Lettre CXVI.

[60] Lettre LXXIV.

[61] Lettre LXIII.

[62] Lettre LXXV.

[63] Lettres XXIII, XCII, CXV, CXX. — Cette joie dent je parie est sévère, chaste, sérieuse, solitaire et incompatible. Bossuet, 4e sermon sur la Circoncision.

[64] Lettres CVI, CIX, LXXXV. Voy. Lettres LXVII, LXXXII, CXIII, CVII, etc.

[65] Lettres CXIII, LXXXII, CXIII, CVI, etc.

[66] Lettre CXVII.

[67] Lettre CVI.

[68] Virgile, Énéide, II, 390.

[69] Lettre CXIII. — Lettre XLVIII.

[70] Lettre CII.

[71] Lettre CII.

[72] Lettre CIX. — Lettre XLVIII.

[73] Lettre CVI.

[74] Nous n'indiquons ces rapports qu'au point de vue particulier de la direction morale. Il n'entre pas dans notre plan de relever toutes les ressemblances plus ou moins réelles qu'on a souvent signalées entre la doctrine stoïque et le christianisme. Cette comparaison a été faite dans bien des livres dont les conclusions sont fort diverses, entre autres dans l'ouvrage de M. Fleury, Sénèque et saint Paul, on l'auteur entreprend de prouver que le philosophe a connu l'apôtre. Mais nous aimons mieux renvoyer au livre de M. Aubertin sur les rapports supposés de Sénèque et de saint Paul, où il est démontré, d'une manière, selon nous, irréfutable, que ces ressemblances de doctrine sont toutes fortuites. Ce livre remarquable et trop peu connu annonce à la fois un érudit et un écrivain.

[75] Lactance, Divin. inst., II, 14. — I, 4.

[76] Lettre XCV.

[77] Lettre XCV.

[78] Fragment d'un sermon sur la Nativité.

[79] Lettre XXXI.

[80] Bossuet, Sermon sur la Nativité.

[81] Lettre XLI.

[82] Lettre LXXXIII. — Lettre LXXIII.

[83] Bossuet, fragm. d'un sermon sur la Nativité.

[84] Lettre XLI.

[85] Bossuet, Sermon du Culte dû à Dieu.

[86] Lettre X.

[87] Bossuet, Sermon du Culte dû à Dieu.

[88] Lettre X.

[89] Bossuet, sur le Culte dû à Dieu.

[90] Lettre CII.

[91] Lettre CII.

[92] Lettre CII.

[93] Lettre LXXXVI.

[94] Lettres XCV, XLVIII, CIII.

[95] Lettre XXX. — Lettre XLIV.

[96] Lettre XCV.

[97] Ce qu'il y a de plus hardi, c'est un parallèle des maîtres et des esclaves où Sénèque montre que ceux-ci sont souvent supérieurs à ceux-là, parce que, du moins, ils ne sont pas esclaves volontairement. Ces idées étaient d'autant plus dangereuses qu'il y avait à Rome des esclaves d'un grand mérite. Montrer le mérite des classes opprimées, c'est les appeler au droit commun. C'est là l'origine de toutes les révolutions sociales. Aussi Sénèque reconnaît son imprudence, sans pourtant en redouter les suites : dicet nunc aliquis me vocare ad pileum servos et dominos de fastigio suo dejicere. Lettre XLVII.

[98] Tacite, Agricola, 42.

[99] Sénèque, De la Clémence, II, 5, 2. — Lettre LXXIII.

[100] Épictète, Dissert., I, 29, 9 ; IV, 7, 33.

[101] Lettre XXXII. — Lettre XXIV. Voy. Lettres II, IV, V, XIX, XX, XXXI, etc.

[102] Lettre CVIII. — Lettre LII. — Lettre XLVIII. — Lettre CVIII et passim.

[103] Sermon sur la parole de Dieu.

[104] Lettres LIX, LXIV, LXXII.

[105] Lettre C.

[106] Lettre CVIII.

[107] Lettre CVIII.

[108] Lettre CVIII.

[109] Sermon sur la parole de Dieu.

[110] Lettre LXXXIX

[111] Lettres LVIII, LXV.

[112] Instructions et avis, II.

[113] Lettre LIX. — Lettre LXXXIV.

[114] Nicole, Manière d'étudier chrétiennement, fin.

[115] Lettre II. Voy. Lettres XLV, LIX, etc.

[116] Lettres XXV, CIV. — Remarquons en passant que ce précepte de la philosophie et de. la religion peut être efficace aussi en littérature. Racine, qui poursuivait la perfection de l'art comme d'autres aspirent à la perfection morale, avait imposé cette règle à sa conscience littéraires : De quel front oserais-je me montrer, pour ainsi dire, aux yeux de ces grands hommes de l'antiquité que j'ai choisis pour modèles ?... Voilà les vrais spectateurs que nous devons nous proposer ; et nous. chions sans cesse nous demander : que diraient Homère et Virgile, s'ils lisaient ces vers ? Que dirait Sophocle, s'il voyait représenter cette scène ? Préface de Britannicus.

[117] De la Colère, III, 36. Voy. Lettre LXXXIII.

[118] Lettre CVII.

[119] Lettre LXXVIII.

[120] Lettre XCVI.

[121] Fénelon, Méditation pour un malade.

[122] Lettre VII. — Toutes leurs pièces ne sont que de vives représentations de passions, d'orgueil, d'ambition, de jalousie, de vengeance, etc. Nicole, de la Comédie, ch. VI.

[123] Lettre CXXIII.

[124] Juvénal, II, 15 ; III, 115. — Perse, III, 54. — Tacite, Annales, XVI, 32.

[125] Lettre CXXIII.

[126] Sermon sur la Satisfaction.

[127] Medicos, quorum tituli remedia habent, pyxides venena. Fragments.

[128] Apologétique, 17.

[129] Panégyrique de Saint François de Sales.

[130] Sermon sur les jugements humains.

[131] Sermon sur la loi de Dieu.

[132] Sermon sur la Providence.

[133] Sermon sur la loi de Dieu.

[134] Sermon sur la loi de Dieu.

[135] Lettre CXIII.

[136] Sénèque ne s'en est pas moins déshonoré par cette lâche faiblesse, si peu digne d'un stoïcien. Mais on ne peut l'accuser d'avoir conseillé le crime. Schœll (Hist. de la litt. rom.) et d'autres critiques paraissent ne pas comprendre le récit trop concis de Tacite. Après la première tentative de parricide, Néron, fou de terreur, fait venir Sénèque et Burrhus, et leur déclare qu'il est perdu s'ils n'avisent à le sauver. Ils comprennent aussitôt qu'on leur demande un conseil meurtrier. Long silence, ils n'osent parler de peur de n'être pas écoutés. Enfin Sénèque, qui avait l'habitude de parler le premier, jette un regard significatif à Burrhus, le chef de l'armée, et lui adresse une question habile, tournée de manière à provoquer une réponse négative : Peut-on ordonner le meurtre ? Burrhus saisit l'intention de Sénèque et répond qu'il ne faut pas songer au meurtre, que les prétoriens sont trop attachés à la maison des Césars. C'était un refus caché sous les apparences du respect. Rien ne montre mieux comment les deux conseillers s'entendaient d'ordinaire dans ces conjonctures difficiles ; il leur suffit d'un regard pour se concerter. Néron ne comprend que trop bien ce regard, la portée de cette question, et fait sentir son mécontentement par un mot amer. Qu'on relise le passage de Tacite, qu'on se représente cette scène mystérieuse et l'on verra que Sénèque et Burrhus non-seulement ne sont pas complices du crime, mais qu'ils ont fait preuve d'un certain courage en résistant à un violent désir de Néron.

[137] Lettre CVIII.

[138] Tacite, Ann., XV, 45.

[139] Lettre CVIII.

[140] Lettre LXXXVII.

[141] Lettre XLVII.

[142] Lettre LXXXIII.

[143] Lettres LXIV, LXV, LXVI, LXVII.

[144] Lettre LXII.

[145] Lettre XI.

[146] Lettres LI, LVI, LXXVI, LXXXIII.

[147] Lettre LXI, voy. Lettre XXVII.

[148] Lettres LXXV, VI.

[149] Lettre LXI.

[150] Tacite, Ann., XV, 62.

[151] Un esprit encore plus délicat que Quintilien a jugé la diction de Sénèque, c'est Sénèque lui-même. Sa critique du style est exquise, toute morale, étrangère aux raffinements de la rhétorique, et les expressions les plus sensibles y donnent du corps aux remarques les plus déliées.

Mais par une bizarre méconnaissance de lui-même, qui prouve au moins son bon goût, Sénèque vante dans autrui toutes les qualités qu'il n'a pas, et blâme tous les défauts qui sont les siens. Le lecteur qui veut apprécier le style de l'auteur ne peut mieux faire que de lui emprunter ses jugements si fins et si solides.

Ainsi, en parlant de la corruption de l'éloquence, il marque, sans le savoir, ses propres défauts : Quare alias sensus audaces et fidem egressi placuerint, alias abruptæ sententiæ et suspiciosæ, in quibus plus intelligendum est quam audiendum ? Quare aliqua ætas fuerit quæ translationis jure uteretur inverecunde ? Lettre CXIV.

S'agit-il de ces pensées qui n'ont que de l'apparence et qui ne sont que des amorces au lecteur ? Lui-même nous fournira de spirituelles expressions ; il suffit de retrancher la négation : Non habemus ista oculifera, nec emptorem decipimus, nihil inventurum quum intraverit præter illa quæ in fronte suspensa sunt. Lettre XXXIII.

On voit, par ces citations, qu'on pourrait multiplier, que la critique la plus délicate du style de Sénèque se trouve dans Sénèque lui-même, et qu'il suffit de recueillir ses expressions pour marquer toutes les nuances de ses défauts. — Voy. Lettres, XL, LIX, XCV,C, CXIV, etc.