LES MORALISTES SOUS L'EMPIRE ROMAIN — PHILOSOPHES ET POÈTES

 

PRÉFACE DE LA PREMIERE ÉDITION.

 

 

Nous nous proposons, dans ce livre, de tracer le tableau des mœurs et des opinions morales sous l'empire romain. Mais pour ne pas nous perdre dans le détail infini d'un si grand sujet, où la multiplicité des noms et des faits risque d'accabler la curiosité du lecteur, nous n'étudions qu'un certain nombre de moralistes, philosophes ou poètes, qui par la diversité de leurs ouvrages, de leur génie, de leur condition, représentent chacun une face différente de la société antique dans les deux premiers siècles de l'ère chrétienne. Nous les avons choisis, non comme des exceptions brillantes, mais comme des types auxquels beaucoup d'hommes à cette époque ressemblaient et dont les coutumes morales et les idées ont été celles de leur temps, de leur classe, de leur profession. Il y eut à Rome plus d'un prédicateur de morale à la façon de Sénèque, plus d'un patricien qui avait les sentiments de Perse, plus d'un philosophe aussi intrépide qu'Épictète, plus d'un moraliste populaire semblable à Dion Chrysostome, plus d'une âme qui s'ouvrait à la tendresse morale comme Marc-Aurèle, plus d'un citoyen non moins indigné que Juvénal, plus d'un contempteur de la religion et de la philosophie tel que Lucien. En parcourant des ouvrages si divers par la forme et l'esprit, on petit se figurer quels ont été à la fois les grandeurs et les misères morales de cette époque, les besoins des âmes, et dans quel état le christianisme déjà militant rencontra l'empire romain ; étude qui peut-être ne manque pas d'opportunité en ce moment où l'on s'occupe avec passion des origines du christianisme, de sa marche dans le monde, de ses conquêtes.

Bien que dans ce livre, pour faire honneur au stoïcisme et lui rendre justice, nous ayons tenu à montrer que son enseignement se rapproche souvent de la morale chrétienne, nous ne voulons pas insinuer que le christianisme n'a été que le développement et le dernier fruit de la sagesse grecque et romaine. D'autre part, nous sommes loin de penser, avec une certaine école historique, que la philosophie profane a emprunté ses idées les plus pures à un enseignement occulte du christianisme. Saint Paul ne relève pas plus des maures de Sénèque que Sénèque ne relève de saint Paul. Il y eut à cette époque dans le monde deux courants semblables, d'une énergie et d'une pureté bien inégales, l'un venu de l'Orient ; l'autre de l'Occident, qui se rencontrèrent sans se mêler et se heurtèrent avant de se confondre.

Depuis longtemps les mêmes idées morales mûrissaient dans toutes les parties de l'empire romain, et de progrès en progrès la philosophie allait à son insu au-devant de la loi nouvelle. Ainsi se font toujours dans le monde les grandes révolutions morales ; pour s'accomplir il faut qu'elles soient préparées. Ce n'est pas un immense coup de la grâce qui a subitement renversé les consciences. Les témoignages de l'histoire sont sur ce point confirmés par l'autorité des Pères de l'Église, qui reconnaissaient dans la morale païenne de plus en plus épurée une sorte de christianisme anticipé et ne faisaient pas difficulté d'admettre que Dieu avait voulu aplanir ainsi les voies aux vérités chrétiennes. Il est donc permis de louer la morale antique autant qu'elle le mérite, sans inquiéter la foi, et, bien que dans un livre purement historique nous n'ayons à consulter que l'histoire, nous invoquons volontiers l'autorité des Pères, parce qu'en un si grave sujet on est toujours heureux d'aboutir à une conclusion qui ne divise pas les hommes.

Cette préparation des âmes est visible. Le discrédit du paganisme, la croyance philosophique à l'unité de Dieu, à la Providence, de vagues désirs d'immortalité, la science de l'âme, le goût de la méditation intérieure et mystique, les idées nouvelles de fraternité, de pureté, les exercices ascétiques, le dégoût des plaisirs et du monde, un certain besoin de croire et d'adorer, la manie même de prêcher, tant d'autres dispositions presque chrétiennes semblaient appeler une foi nouvelle. Le monde ancien devait la repousser quand elle parut, parce qu'il la méconnut d'abord, mais elle était faite pour lui.

Si le christianisme s'était offert au monde quelques siècles plus tôt, il n'aurait pas été compris. Qu'on se figure saint Paul prêchant dans Athènes au temps de Périclès, à Rome, à l'époque des guerres puniques et de Caton l'ancien, n'est-il pas évident que le patriotisme encore ardent, la religion païenne solidement établie, l'orgueil intraitable d'une société élégante ou forte. satisfaite d'elle-même, auraient repoussé l'étranger sans se laisser entamer ? Sous l'empire, la lutte devait être vive encore, tristement sanglante, mais du moins l'héroïsme chrétien pouvait espérer la victoire.

Mais ce sont là de bien grandes questions à propos d'un livre plus descriptif que dogmatique, où nous avons voulu peindre tout simplement l'état des esprits et des âmes sous l'empire romain. Il n'est pas entré dans notre dessein de faire l'exposition philosophique des doctrines et des systèmes, qui a été faite souvent dans ces derniers temps avec beaucoup de science et d'autorité. Seulement il nous a paru qu'on pouvait dire quelque chose qui ne fût pas sans nouveauté sur les caractères pratiques de la philosophie à cette époque, sur la propagande intime ou populaire des idées morales, sur ce que les anciens appelaient la parénétique et que les chrétiens ont appelé la prédication et la direction de conscience. Sénèque, Perse, Dion Chrysostome, Épictète et Marc-Aurèle font entendre les divers accents de ce stoïcisme prêcheur, tandis que Juvénal et Lucien, en découvrant l'état social, politique et religieux du monde ancien, font comprendre pourquoi cette noble philosophie a été impuissante. Ce livre ne renferme donc qu'une suite de tableaux sur la société romaine, que nous avons tâché de rendre clairs et simples. Nous en avons écarté tout appareil d'érudition. A force d'écrire pour les seuls savants, on a fait de la philosophie et de la littérature antiques une sorte de domaine réservé, interdit aux profanes. Comme la connaissance des idées morales et de leur histoire nous parait convenir à tout le monde, et comme il est possible d'être exact sans être trop didactique, nous avons renoncé aux dissertations spéciales, qui souvent ne sont utiles qu'à quelques-uns et qui rebutent le grand nombre.

Nous croirions n'avoir pas perdu nôtre peine si nous inspirions à quelques personnes peu familiarisées avec l'antiquité le désir de lire ces beaux livres de morale que nous examinons. Elles y trouveraient un sujet d'étonnement, peut-être même d'édification. Je sais bien qu'aujourd'hui la faveur n'est plus à ce, méditations morales où se plaisaient nos pères au dix-septième siècle surtout, alors qu'on se nourrissait de Sénèque et de Marc-Aurèle aussi bien que de Nicole. Aujourd'hui les dispositions des esprits ne sont plus les mêmes. Les uns trouvent que les traités de morale chrétienne, si fort goûtés autrefois, ne sont plus faits pour notre temps ; les autres estiment que la morale païenne est fausse et dangereuse. Les attaques se croisent et vont discréditant la littérature religieuse et la sagesse profane. Je ne sais ce que le monde y gagnera quand on lui aura souvent répété qu'il ne faut écouter ni les saints, ni les philosophes. Les indifférents seront les seuls sages. Bernardin de Saint-Pierre raconte qu'un écrivain disait un jour à J. J. Rousseau qu'il s'occupait du projet de démontrer la fausseté des vertus des grands hommes du paganisme, en représailles de ce que les philosophes modernes attaquaient celles des grands hommes du christianisme. Vous allez rendre, lui dit Rousseau, un grand service au genre humain ! il va se trouver entre la religion et la philosophie comme ce vieillard dont deux femmes de différents Aises se disputaient le cœur ; elles dépouillèrent sa tête.

Pour nous, nous croyons mieux servir la morale en montrant que les grands esprits de tous les temps peuvent être rapprochés et se donner la main, et qu'ils sont le plus souvent d'accord sur la nature de nos devoirs et sur les grands problèmes de la vie. Ce travail, nous l'avons fait surtout pour nous-mêmes et pour notre propre satisfaction. Aussi, de quelque manière qu'on le juge d'ailleurs, nous espérons qu'on le trouvera honnête et sincère ; car en offrant ce livre au lecteur nous lui dirions volontiers avec Sénèque : Hoc unum plane tibi approbare vellem ornnia me illa sentire quæ dicerem, nec tantum sentire, sed amare.

1865.