LE POÈME DE LUCRÈCE

 

CHAPITRE III. — ENTHOUSIASME POUR ÉPICURE, FOI, PROPAGANDE ; MEMMIUS.

 

 

Jamais chef d'école n'a reçu d'un disciple pareils hommages, si beaux, si sincères, si simples et d'une naïveté si homérique. Épicure est, aux yeux de Lucrèce, non-seulement le sage par excellence, mais un révélateur au-dessus de l'humanité, et dont la venue a éteint toutes les gloires comme le soleil levant efface toutes les étoiles.

Qui genus humanum ingenio superavit, et omnes

Restinxit, stellas exortus uti ætherius sol. (III, 1041.)

L'enthousiasme religieux des premiers chrétiens pour la parole révélée et divine n'a pas proclamé avec plus de mépris l'inanité de toute la sagesse antique[1]. Ce ne sont point là des transports fugitifs et inconsidérés de poète, ami de l'hyperbole[2] ; ces ravissements se traduisent en langage médité et recommencent dans le poème au début de chaque livre. Assez semblable aux rapsodes qui, dans leur dévotion naïve, avant de chanter prononçaient le nom de Jupiter, Lucrèce reprend quelquefois haleine pour invoquer Épicure et comme pour lui demander l'inspiration. Sa reconnaissance est si vive et si grave qu'elle ressemble à de la piété ; ces chants lyriques de la science impie ont un accent religieux et la grandeur d'un langage sacré, et le poète lui-même, en attaquant les divinités, fait penser au délire d'un hiérophante qui rend les oracles de son dieu.

Ces hymnes redoublés ne sont pas des redites ; ils célèbrent les bienfaits divers qu'Épicure apporta au genre humain. D'abord, dans le premier livre, le poète exalte en vers puissants le courage d'esprit qu'il a fallu au fondateur de la doctrine pour oser le premier regarder en face le monstre de la superstition, pour le braver, le combattre, le mettre sous ses pieds. Plus loin, au début du troisième livre, son admiration s'adresse à l'inventeur d'une science nouvelle. Pour Lucrèce, étudier la physique de son maitre, c'est assister à la subite révélation des plus profonds secrets de la nature et à des spectacles dont la grandeur jusqu'alors inconnue le remplit de volupté divine et de saints frémissements.

Dans le beau morceau qui ouvre le cinquième livre, auquel on peut joindre le début du sixième, Lucrèce ne parle plus que de la morale, mais en des termes qui ne peuvent être surpassés. Il compare à un dieu[3], deus ille fuit, deus, celui qui le premier a su trouver une sagesse plus qu'humaine et faire succéder le calme et la lumière à l'orage et aux ténèbres. Ce langage n'est pas pour lui une hyperbole poétique, mais une vérité qu'il va prouver en mêlant le raisonnement à son délire. Rappelant les anciennes découvertes qu'on attribue aux divinités, il fait voir qu'il n'en est pas de si précieuse qui mérite d'être comparée à celle d'Épicure. On prétend, dit-il, que Cérès fit connaître aux hommes les moissons et Bacchus la vigne ; mais le genre humain ne pourrait-il pas subsister s'il n'avait reçu ces présents ? On nous parle des travaux d'Hercule et des monstres qu'il a domptés ; eh ! comment aujourd'hui pourraient-ils nous nuire et aurions-nous besoin d'un dieu pour nous en débarrasser ? Mais si une saine doctrine n'a purifié nos cœurs, que de combats à livrer en nous-mêmes ! quels ravages ne font pas en nous l'orgueil, la débauche et toutes les passions ? n'est-il pas plutôt un dieu celui qui a détruit ces monstres bien autrement redoutables, non avec une massue, mais avec les armes de la raison ? On voit, par ce long raisonnement que je résume, jusqu'où s'emporte l'enthousiasme du poète. Mais il ne faut pas méconnaître ce qu'il y a de vrai dans ce langage. Dans l'antiquité païenne, à mesure que la morale s'élève, la religion déchoit, parce que la mythologie, créée par des imaginations dans l'enfance, ne répond plus aux besoins nouveaux des intelligences cultivées. Qu'à l'origine des sociétés, les hommes aient divinisé ceux qui les avaient délivrés de certains fléaux et qui leur avaient appris les premiers arts, on le conçoit sans peine, mais on comprend aussi qu'après des siècles on n'ait plus apprécié des services qui paraissaient si faciles fi rendre. Aux yeux d'un philosophe, un Socrate, un Platon, un Épicure était assurément un personnage plus respectable qu'Hercule et que Bacchus, et Lucrèce pouvait, sans trop d'exagération, proposer de rendre à son maître des hommages divins qu'on avait prodigués à un tueur de bêtes féroces et à l'inventeur du vin[4].

Ce triple enthousiasme, irréligieux, scientifique, moral, dont nous venons de marquer les caractères, anime Lucrèce dans sa vaste et laborieuse entreprise. Jamais ce souffle puissant ne cessera un seul moment d'enfler sa voile. Comme on sait peu de chose sur le poète, il faut ici recueillir, çà et là, dans ses vers les moindres vestiges qui peuvent faire connaître l'état de son âme et la plénitude de sa foi. Il se nourrit de toutes les paroles d'Épicure, il en épuise le suc, comme l'abeille qui, dans ses avides recherches, ne passe point une fleur.

Florigeris ut apes in saltibus omnia libant,

Omnia nos itidem deparcimur aurea dicta. (III, 14.)

C'est pour lui un bonheur de consacrer à la doctrine ses veilles durant le calme des nuits sereines.

Noctes vigilare serenas. (I, 142.)

Bien plus, même dans le sommeil, sa pensée appartient encore au système ; les rêves ramènent à son esprit les problèmes de la nature.

In somnis. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nos agere hoc autem, et naturam quærere rerum

Semper. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (IV, 966.)

Cette obsession le charme ; aucun travail ne lui coûte pour trouver des tours heureux, des expressions poétiquement lumineuses qui feront éclater aux yeux, dans toute leur splendeur, les mystères les plus reculés de la nature.

Quærentem dictis quibus, et quo carmine demum

Clara tuæ possim præpandere lumina menti,

Res quibus occultas penitus convisere possis. (I, 144.)

Cependant la tâche est rude. Mettre en vers la physique d'Épicure, vouloir prêter des ornements à un système si fort ennemi de l'imagination et qui consiste en démonstrations scientifiques et en raisonnements rigoureux, c'était assurément une entreprise difficile, et le seul courage de l'avoir tentée montre assez combien les convictions de Lucrèce étaient ardentes et fermes. Si, de plus, on se rappelle qu'alors la langue latine n'avait pas encore été façonnée à l'expression des vérités philosophiques, qu'elle manquait de la précision que la science exige, qu'elle ne fournissait pas même les termes les plus nécessaires, que, par conséquent, il fallait d'abord créer les mots indispensables et leur donner ensuite un certain lustre poétique, on comprendra mieux encore quelle était la témérité de ce poète novateur. Pour la langue, Lucrèce s'en plaint lui-même, et plus d'une fois il s'arrête dans la pénible exposition de son système pour constater cette disette de mots[5], cette indigence incapable de mettre dans un beau jour les profondes révélations de la Grèce, si neuves pour des Romains :

Nec me animi fallit Graiorum obscura reperta

Difficile inlustrare Latinis versibus esse

(Mea novis verbis præsertim cum sit agendum),

Propter egestatem linguæ et rerum novitatem. (I, 137.)

Mais, après ces courtes plaintes, il poursuit son travail à la recherche de ses précieuses découvertes avec la foi d'un mineur qui, ayant un moment gémi sur son trop lourd instrument, de nouveau pousse en avant, certain de trouver à chaque coup de l'or.

Cette lutte contre une langue rebelle l'excite sans l'irriter. Il sent que l'obstacle fortifie son génie, que l'effort lui assure mieux ses conquêtes. Jamais il ne doute du succès, et, au milieu de ses peines, il laisse échapper comme des cris d'espérance et de triomphe. Il dit lui-même et redit, précisément dans les passages les plus arides du poème, que ce pénible travail lui est doux. Ainsi, quand il traite des atomes, de leurs mouvements, de leur prétendue couleur, et qu'il est aux prises avec le sujet le plus réfractaire à la poésie, il ne peut contenir sa joie :

Nunc age, dicta meo dulci quæsita labore

Percipe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (II, 730.)

Ce vers lui échappe encore en joyeux refrain, quand il discute sur la nature de l'âme :

Conquisita diu, dulcique reperta labore. (III, 420.)

Voilà bien l'esprit du sectaire qui trouve des délices jusque dans les sécheresses de la doctrine, parce que les principes renferment des conséquences désirées, car il ne s'agit point pour Lucrèce de spéculations oisives, de démonstrations qui ne sont que curieuses ; il sait, il ne perd point de vue que de la théorie physique découle la morale ; que la destinée de l'homme, ses devoirs, son bonheur sont engagés dans ces problèmes ardus sur l'origine des choses. Le chemin mal aisé de la science le mène au séjour de la sérénité.

La foi de Lucrèce paraît encore dans l'impatience que lui causent les objections faites à sa doctrine. Sans les discuter, il les repousse avec insolence d'un mot : Desipere est[6]. Dédaigneux et tranchant quand il réfute, il laisse voir une assurance hautaine quand il affirme. Aux vérités qu'il apporte, il ose donner le nom réservé aux arrêts du destin, il les appelle Faut. Ses propres paroles, dit-il encore, sont plus sacrées et plus sûres que les oracles de la Pythie, couronnée de lauriers sur le trépied d'Apollon[7],

Sanctius, et muito certa ratione magis, quam

Pythia quæ tripode e Phœbi, lauroque profatur. (V, 442.)

Bien plus, il est telle découverte d'Épicure qui lui semble d'une grandeur si extraordinaire, qu'il n'ose pas l'annoncer aux hommes sans précaution et sans ménagement, de peur de les accabler par la surprise et par l'admiration. Il craint que la nouveauté de ces enseignements ne renverse les esprits. Il prévient qu'à la longue l'accoutumance, en nous les rendant familiers, les fera paraître moins merveilleux. Singulier scrupule que celui qui hésite à proclamer une vérité parce qu'elle est trop belle ! c'est que pour le poète, ces vérités, comme il dit, risquent de produire sur les âmes la ravissante et terrible impression que pourrait faire sur des hommes qui n'ont jamais vu que les ténèbres la première apparition du soleil et des corps célestes :

. . . . . . . . . . ut cœli clarum purumque colorem

Lunæque et solis. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Omnia quæ si nunc primum mortalibus adsint. (II, 1033.)

En effet, l'épicurisme n'est-il pas la vraie, l'unique lumière ?

Aussi, avec quelle joie il propage la doctrine ! Dans l'ardeur de son prosélytisme[8], il s'exalte à la seule pensée que le premier il apporte[9] aux Romains de si belles vérités. Le poêle d'ordinaire si impérieux rencontre alors des paroles pleines d'une condescendance charmante et d'une sollicitude presque maternelle pour l'ignorance qu'il prétend instruire. faut ici le suivre dans une de ces effusions où à l'ivresse de l'orgueil se mêle la grâce du bonheur :

Des Muses je parcours les chemins non frayés

Qu'aucun homme avant moi n'a touchés de ses pieds,

Je veux, je veux goûter une source nouvelle

Où jamais n'a trempé nulle lèvre mortelle,

Et ces fleurs dont jamais les Muses de leurs mains

N'avaient paré le front des vulgaires humains,

A mon front je les tresse en couronne éclatante.

Et d'abord il est grand le sujet que je chante,

Et puis je fais tomber sous mon savant mépris

Les fers religieux dont les cœurs sont meurtris,

Enfin pour éclairer une obscure matière

Aux vers j'ai demandé leur grâce et leur lumière.

Il le faut : quand l'enfant, rebelle au médecin,

Craint un breuvage amer qu'on lui présente en vain,

D'un miel qui rit aux yeux une coupe entourée

Peut attirer sa lèvre à la liqueur dorée,

Et l'enfant jusqu'au fond du vase détesta

Dans son erreur candide aspire la santé.

Ainsi, puisqu'en mes vers la raison salutaire

Offense les regards de l'ignorant vulgaire,

Et qu'effrayé d'abord et reculant d'horreur

Il n'ose de mes chants sonder la profondeur,

Pour tromper son dégoût, mon innocente ruse

A versé sur mes vers le doux miel de la Muse. (IV, 1.)

Ce fier et gracieux transport est d'autant plus remarquable qu'il était plus insolite dans l'école d'Épicure. En général, la propagande épicurienne était calme, et, bien qu'elle pût être obstinée, elle ne recourait pas à l'éloquence et ressemblait peu à celle des stoïciens, par exemple. Ceux-ci, du moins au temps de l'empire, faisaient en tous lieux, dans les écoles, dans le monde, quelquefois sur la place publique, de véritables sermons, non sans véhémence, et mettaient l'éloquence au service de la philosophie. Ils ne se contentaient pas d'exposer leurs principes, mais cherchaient à exalter, à entraîner les âmes. Leur morale virile, assez conforme au vieil esprit romain, pouvait se produire au grand jour sans causer d'étonnement. Elle ne blessait pas les idées reçues sur les mœurs et la religion. L'épicurisme, au contraire, se prêtait peu à l'éloquence et à la prédication publique, d'abord parce que la doctrine avait été réduite par Épicure lui-même en un petit nombre de règles et de canons, ensuite parce que des idées si particulières sur la religion et la morale risquaient d'offenser bien des oreilles. D'ailleurs, la doctrine qui ne recommandait en tout que l'indifférence et le repos ne devait pas se montrer souvent impétueuse. On ne s'échauffe guère pour apprendre aux hommes à se tenir tranquilles. L'épicurisme, sans doute, répondait trop bien au scepticisme contemporain pour n'avoir pas quelquefois frappé les esprits par la simplicité dogmatique de ses leçons ; mais il n'a pas dû essayer souvent, comme le stoïcisme, d'enlever les cœurs par une vive prédication. de me figure qu'en général il s'est recruté, homme par homme, disciple par disciple, dans le secret des entretiens privés. Car l'école formait partout une société choisie qui avait ses réunions, ses célébrations réglées, une sorte de rituel philosophique, ses fêtes intimes, auxquelles on ne pouvait associer le premier venu. N'est-ce pas l'amitié[10] qui devait ouvrir la porte de ces petites églises profanes ?

Aussi, bien que le Poème de la Nature s'adresse à tous les hommes, il est plus particulièrement consacré à la conversion d'un ami, de Memmius, ainsi que le poète le déclare lui-même : Ta vertu et l'espérance charmante de contenter ton amitié, qui fait ma joie, m'engagent à supporter toutes les fatigues de mon entreprise.

Sed tua me virtus tamen, et sperata voluptas

Suavis amicitiæ, quemvis perferre laborem

Suadet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (I, 444.)

Quel est ce personnage qui parait à Lucrèce digne de son poème ? Il convient de n'en dire ici que ce qui intéresse notre sujet[11].

C. Memmius Gemellus, d'une famille illustre, fils et neveu d'orateurs connus, lui-même orateur distingué et fâcheux à rencontrer dans les luttes du Forum, parut de bonne heure dans la vie publique et dans les honneurs. Nommé gouverneur de la Bithynie, il emmena dans sa province le grammairien Curtius Nicias et le poète Catulle, selon la coutume des personnages politiques, qui, pour leur utilité, par vanité ou par goût de l'esprit, tenaient à se faire un cortège de lettrés qui servaient comme de parure à leur autorité. A son retour il fut accusé par César, se défendit avec violence par des allusions flétrissantes aux mœurs de son adversaire et fut probablement absous. Souvent accusateur à son tour, il s'attaqua au célèbre L. Lucullus, le vainqueur de Mithridate, dont il voulut empêcher le triomphe, et fit voir ainsi, par l'importance de ses adversaires, quelle fut son importance à lui-même. Après avoir été questeur et préteur, il disputa le consulat à trois prétendants dans une lutte si ardente qu'il fut, avec les autres candidats, accusé de brigue et condamné à l'exil, où il mourut.

Cette vie agitée n'est pas celle d'un tranquille épicurien qui pratique la doctrine, et Memmius avait bien besoin des préceptes de Lucrèce. Je croirais volontiers que si Lucrèce parle si souvent avec des accents si passionnés, dans un peine sur la physique, de l'ambition, de ses misères, de ses déconvenues, c'est pour l'instruction de son ami. Une fois rejeté de la vie publique, Memmius parait ne s'être plus occupé que de lettres et de plaisirs. Il supporta son malheur avec une certaine bonne grâce, se rendit il Athènes où il avait étudié dans sa jeunesse et où nous le voyons engagé dans un procès obscur et singulier avec la secte d'Épicure. Il s'était fait concéder par l'aréopage une partie des fameux jardins d'Épicure, pour y bâtir. Était-ce une maison ou une sorte de chapelle ? On l'ignore. Le philosophe Patron, qui était alors le chef de l'école, revendiqua ce terrain, qui avait été légué expressément à la secte par le fondateur de la doctrine à perpétuité. Cicéron employa, en faveur de Patron, ses bons offices auprès de Memmius[12]. Il est assez naturel que l'ami de Lucrèce ait tenu à posséder, à embellir peut-être une terre qui fut le berceau sacré de la doctrine célébrée par le grand poète.

Memmius paraît avoir été un épicurien, non pas dans le sens dogmatique et sévère du mot, mais selon le monde. Il était indolent et la paresse nuisit même à son éloquence. Cicéron dit que cet orateur ingénieux, à la parole séduisante, fuyait la peine, non-seulement de parler, mais encore de penser[13]. Il avait sans doute de beaux réveils et redevenait à ses heures citoyen actif. Comme les autres raffinés du temps, il admirait surtout la Grèce, ses élégances et sa littérature, où il était passé maître, et dédaignait fort les lettres latines un peu rudes encore. Lucrèce semble s'excuser de lui offrir des vers latins. La paresse et plus tard l'exil lui ayant fait des loisirs, il s'amusait à composer des vers, qui étaient négligés et durs, comme le sont d'ordinaire les vers d'amateur, et qui s'étaient fait remarquer surtout par des licences qui n'étaient pas seulement des licences poétiques. Chez les anciens, ni la morale, ni le goût ne réprouvaient les jeux impudiques de la Muse. Les mœurs de Memmius n'étaient pas moins légères, et son nom pourrait figurer dans une histoire de la galanterie romaine. En amour, comme en politique, il eut des succès et des revers assez éclatants pour que le souvenir s'en soit conservé. Il semble avoir mis sa gloire à faire des conquêtes difficiles, car il adressa ses hommages précisément à la dame romaine qui passait pour aimer le plus son mari, à la femme de Pompée. Celle-ci, en vraie fille de César, pensant qu'une femme ne doit pas même être soupçonnée, montra le billet doux à son vieil époux chéri, qui interdit désormais sa maison au messager d'amour, Curtius Nicias[14]. Les grammairiens attachés aux grandes maisons rendaient, on le voit, à leur patron, des services qui n'étaient pas toujours littéraires. Un autre esclandre lit plus de bruit encore, car il empêcha le peuple romain de célébrer une fête publique, la fête de la Jeunesse, à laquelle Memmius devait présider sans doute. Nous laissons parler Cicéron, qui raconte le fait avec grâce : Memmius a fait voir d'autres mystères à la femme de M. Lucullus. Le nouveau Ménélas, ayant mal pris les choses, a répudié son Hélène. L'ancien Pâris n'avait offensé que Ménélas, mais le Pâris du jour a tenu à blesser encore Agamemnon[15]. Ce dernier trait est une allusion au discours par lequel Memmius s'était opposé au triomphe du grand Lucullus frère du mari supplanté. Pour la famille des Lucullus, Memmius fut aussi dangereux ami qu'adversaire incommode au Forum[16].

La foi, qui est commune à toute la secte, et le prosélytisme de l'amitié ne suffisent point à expliquer la constante éloquence du poêle. Il est une passion personnelle qui soutient et anime sans relâche son génie. Lucrèce défend l'asile où s'est refugiée sa raison. Ne le prenez pas pour un de ces disciples récemment éblouis de vérités nouvelles et qui les proclament avec la chaleur légère d'un premier transport, ni pour un de ces poètes épris de la difficulté vaincue, comme on en a vu quelquefois, qui s'amusent à mettre en vers un système en renom, avec l'espoir qu'on admirera leur talent plus encore que leur doctrine. Lui, il tient à la sagesse épicurienne comme à son bien, il s'attache à ces dogmes solidement enchaînés qui l'abritent contre les frayeurs de la vie et de la mort. C'est pourquoi, en exposant la doctrine, il semble lutter pour son propre intérêt et plaider pour lui-même. De là vient qu'une simple exposition de vérités physiques ressemble à une suite de harangues ; et s'il est vrai que l'absence d'une conviction véritable se reconnaît au style déclamatoire, on ne peut mettre en doute la sincérité de ce poète orateur, qui est certainement le moins déclamateur de tous les orateurs romains.

La passion du philosophe se reconnaît encore à la rare obstination qu'il met à dompter une matière qui résiste, à l'intensité sans exemple de l'effort poétique. On peut dire que Lucrèce pèse sans cesse sur son sujet de toute la force, de tout le poids de son génie. Il n'est pas un de ces auteurs complaisants pour eux-mêmes qui, par tiédeur pour leur doctrine, laissent en quelque sorte reposer leurs facultés l'une après l'autre, qui renvoient leur imagination quand ils dissertent et leur raison quand ils chantent. Il est toujours en possession de toute sa vigueur ; il y a de la passion dans le détail de son raisonnement, comme il y a de la logique dans toutes les effusions de son enthousiasme. Ce mélange de dialectique et d'inspiration a frappé les anciens. Stace dit excellemment : Docti furor arduus Lucreti[17]. Tant de patience unie à une fougue qui se contient à peine est le signe certain d'une profonde conviction et aussi le plus sûr moyen de la faire partager aux autres. Si la doctrine d'Épicure n'était pas si discréditée, si nous pouvions encore être trompés par des erreurs évidentes, nous apprendrions, par l'effet que produirait sur nous l'éloquence de Lucrèce, que la plus grande puissance de persuasion tient précisément à cette alliance de la logique et de la poésie. C'est à ces deux forces réunies que la plupart des grands réformateurs ont dû leur triomphe. Quand la dialectique a ébranlé les préjugés, ruiné lentement le fondement des opinions contraires, enfin, quand elle a ouvert la brèche, il est facile à la furie poétique de passer au travers.

Pourquoi tant de passion dans un simple traité de physique ? Lucrèce est-il donc à ce point curieux de science que la découverte des moindres mouvements de la matière doive lui causer tant de joie ? Non, ce qui le ravit, nous l'avons déjà fait pressentir : ce sont les conclusions implicites de la doctrine. Tout système a un but, avoué ou non, vers lequel tout converge : une grande idée motrice en pousse tous les ressorts. Ainsi, toute la science épicurienne, même dans ses principes les plus lointains, prépare, accumule des arguments contre la religion païenne, qui repose sur cette croyance que rien n'est réglé d'avance dans la nature, que tout marche selon le caprice de dieux terribles. Toute explication raisonnable et scientifique d'un phénomène naturel sera donc une conquête précieuse et comme une prise sur la superstition. En assistant au concours des atomes, au vaste et sourd travail de l'univers se formant de lui-même, le poêle s'assure que l'intervention des dieux est inutile. Dès lors, plus de vengeances célestes, plus de craintes religieuses, plus de troubles d'esprit. La paix est rendue à la superstition tremblante. Voilà ce qui enflamme et soutient Lucrèce dans son étonnant labeur, voilà le secret de son enthousiasme, de son obstination, de son prosélytisme véhément, secret qu'il ne tarde pas à laisser échapper, nous l'allons voir, dès le début de son poème.

 

 

 



[1] Ainsi parle Bossuet : Sitôt que la croix a commencé de paraître en ce monde... tout ce que l'on adorait dans la terre a été enseveli dans l'oubli. Le monde a ouvert les yeux... et s'est étonné de son ignorance. Sermon sur la vertu de la croix.

[2] Tous les épicuriens parlent de même en prose, dans la conversation, mais avec une foi plus tranquille. Torquatus dit de son maître : Quem ego arbitror unum vidisse verum... illo inventore veritatis. Cicéron, de Finib., I, 5 et 10. Ce sont presque les mots de Lucrèce : Rerum inventor, III, 9. Qui princeps vitæ rationem invenit, V, 9. Primus graius homo, I, 66. Qui primus potuisti, III, 2. Toutes les autres doctrines étaient non avenues.

[3] C'est le ton de l'école. Velleius a de la peine à se défendre de révérer Épicure comme un dieu. De nat. Deor., I, 16. Pour Torquatus la doctrine est descendue du ciel : Quasi delapsa cœlo regula. De Fin., I, 19. Le sceptique Lucien lui-même appelle Épicure : Cet homme vraiment sacré, divin, qui, seul, a réellement connu la vérité et l'a transmise à ses disciples dont il est devenu le libérateur. Alex., 64. Colotès alla plus loin ; il embrassa les genoux d'Épicure et voulut l'adorer. Plutarque ajoute qu'Épicure fut si flatté qu'il contre-adora Colotès, et que rien ne fut plus plaisant que la scène où ces deux hommes se prosternèrent l'un devant l'autre. L'historiette est bien contée, mais suspecte. Contre Col., 17.

[4] Ce raisonnement paraissait si juste que le grave Épictète l'emprunte à Lucrèce, en le tournant à la gloire de son maître à lui, de Chrysippe : Eh bien ! les hommes ont élevé des autels à Triptolème, parce qu'il leur a donné une nourriture plus douce ; et celui qui a trouvé la vérité, non pas sur les moyens de vivre, mais sur les moyens de vivre heureux, est-il quelqu'un de vous qui lui ait construit un autel ? Entretiens, I, 4.

[5] Il recule même devant une partie de son sujet, faute de termes :

rationem teddere aventem

Abstrahit invitum patrii sermonis egestas. (III, 260.)

Voir encore liv. I, 830. Ces plaintes étaient légitimes surtout dans la bouche d'un poète. La langue latine, même en prose, se sentait impuissante devant les idées grecques ; elle n'était pas prête, elle avait été comme surprise par la subite introduction de la philosophie. Cicéron éprouve le même embarras : In omni arte, cujus usus vulgaris communisque non sit, multam novitatem nominum esse. De Fin., III, 4. Près d'un siècle plus tard, Sénèque voulant exposer un point de Platon, répète la plainte même de Lucrèce : Quanta verborum nobis paupertas, imo egestas sit.... Lett., 58.

[6] Lucrèce se livre à ce mouvement d'impatience quatre fois en employant le même mot, III, 362, 803 ; V, 466, 1042. Remarquons aussi que si le poète prend quelquefois des précautions, ce n'est jamais pour se couvrir lui-même contre le reproche d'impiété, mais pour rassurer son lecteur engagé avec lui dans une entreprise hardie : Peut-être que, retenu encore sous le joug de la religion, tu regardes comme une impiété semblable à celle des Titans, etc., V, 114. Dire que c'est un crime d'attaquer cette croyance, c'est tout simplement de la folie. V, 157. Il parle des scrupules du lecteur avec ironie et, sans se défendre, riposte avec l'insolence de la foi.

[7] Le fier Achille ne parle pas autrement, quand il dispute Iphigénie aux dieux et s'écrie dans Racine :

Les dieux auront en vain ordonné son trépas :

Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas !

(Acte III, scène VII.)

Du reste les disciples donnaient le nom d'oracles à certaines sentences d'Épicure : Quasi oracula edidisse sapientim dicitur. De Finib., II, 7. Cicéron se moque de l'air de confiance des épicuriens, qui ne craignent rien tant que de paraître douter et parlent comme s'ils revenaient à l'heure même de l'assemblée des dieux. De nat. Deor., I, 8.

[8] Le prosélytisme de Lucrèce emploie des expressions d'une vivacité singulière. Ce n'est pas seulement le ponte qui est ardent à persuader ; il lui semble que les idées elles-mêmes ne peuvent se contenir, qu'elles brûlent de s'échapper pour s'offrir aux oreilles et aux yeux de Memmius :

Nam tibi vehensenter nova res molitur ad aures

Accidere, et nova se species ostendere rerum. (II, 1023.)

Nous aurions pu relever d'autres sentiments qui entrent dans l'enthousiasme de Lucrèce. l'amour de la gloire, I, 923, la douceur qu'il trouve à faire des vers, IV, 8, — II, 528 et passim, la compassion pour ceux qui errent, II, 14, enfin, la plénitude de son esprit et de son cœur qui lui permet de verser des flots de vérités (I, 412).

[9] Il le dit lui-même avec joie :

Denique nature hæc rerum, Ratioque reperta

Nuper, et hanc primus cum primis ipse repertus

Nunc ego sum, in patrias qui possim vertere voces.

(V, 326.)

Lucrèce pouvait parler ainsi, parce que ses devanciers, Amafinius, Rabirius et Catius, étaient de pauvres écrivains . Nulla arts adhibita, de rebus ante oculos positis vulgari sermone disputant. Acad., I, 2. — Mali verborum interpretes. Cicéron, Lett. fam., XV, 49. — Inculte quædam et horrida, de malis Græcis latine scripts deterius. De Fin., I, 3.

[10] La lettre de Cicéron à Trébatius offre l'exemple d'une conversion faite par un ami. Épicure avait toute une théorie sur la direction et l'art de convertir ; il distinguait ceux qui vont tout seuls à la sagesse, ceux qui ont besoin d'un guide, ceux qu'il faut pousser et violenter, quibus non duce tantum opus sit, sed adjutore et, ut ita dicam, coactore. Sén., Lett., 52.

Il parait même que la doctrine avait des secrets et des mystères qu'on ne révélait pas à tout le monde. Cicéron reproche aux épicuriens de ne pas tenir le même langage en public et en particulier : Sententiam, aliam domesticam, aliam forensem, ut in fronte ostentatio sit, intus veritas occultetur. De Fin., II, 24.

[11] M. Patin a fait sur Mummius une notice spirituelle et complète.

[12] Lettres fam., XIII, 1, 2, 3 ; A Atticus, V, 11.

[13] Brutus, 70.

[14] Suet., de Illustr. Gramm., XIV.

[15] Lettres à Atticus, I, 18.

[16] On a dit finement que Lucrèce lui-même fait une allusion aux bonnes fortunes de son ami, lorsque, dans son Invocation à Vénus, il assure que Memmius a reçu de cette déesse tous les dons :

Mammites nostro, quem tu, Dea, tempore in omni

Omnibus ornatum voluisti excellere rebus. (I, 28.)

Cela nous parait plus ingénieux que juste. Un si grave poète, ennemi de l'amour et de ses désordres, aurait-il fait une allusion flatteuse à un dérèglement de mœurs ? Je propose une explication nouvelle de ces vers sur lesquels on a discuté. Je crois que Lucrèce faisait de Memmius un protégé de Vénus, parce que cette déesse était l'objet d'un culte particulier dans la famille Memmia. En parcourant, en effet, la collection des médailles consulaires, on remarque quo la plupart des monnaies au nom de Memmius portent au revers une tète de Vénus que couronne Cupidon. Il y en a cinq de cette espèce et deux autres où Vénus est représentée sur un bige (Descript. générale des monnaies de la répub., par Cohen). On voit dort que Lucrèce en invoquant Vénus, la mère des Romains, Æneadum genitrix, et la divinité protectrice des Memmius, faisait une allusion doublement délicate au culte national des Romains et au culte domestique de son ami. Tout cela est comme entraîné et fondu dans la grande allégorie philosophique qui a été souvent si mal comprise.

[17] Silves, II, 7.