SYNÉSIUS[1]. Une monographie bien faite sur un personnage célèbre, quand elle n'est pas un panégyrique, mais une œuvre de critique solide, est toujours une attachante lecture, qui promet des révélations nouvelles. La grande histoire, nécessairement cérémonieuse ou trop rapide, néglige des détails importants dont la ténuité lui échappe ou qui ne peuvent pas entrer dans le plan d'une vaste composition. C'est en interrogeant la vie d'un homme, ses sentiments, ses opinions, ses habitudes, qu'on pénètre, par mille petits chemins inconnus, jusqu'au cœur d'une société disparue. On la voit plus familièrement, on l'aborde par tous les côtés à la fois, on la juge de plus près. Ce sont souvent les détails particuliers qui font le mieux ressortir les principaux caractères d'une époque, et il n'est pas nécessaire d'invoquer ici l'exemple de Plutarque pour prouver qu'une biographie composée avec art peut devenir un grand tableau d'histoire générale qui nous présente avec les mœurs et les coutumes l'état moral de tout un siècle. Par les vicissitudes de sa vie et de ses opinions, par le rôle qu'il a joué comme citoyen, comme ambassadeur, comme philosophe et comme évêque, Synésius, dont M. Druon vient de publier l'intéressante histoire, nous dépeint dans ses divers ouvrages, et mieux qu'un autre peut-être, le commencement du Ve siècle de l'ère chrétienne, et le fait d'autant mieux connaître qu'il n'est pas un historien, qu'il n'écrit le plus souvent que pour lui-même, pour ses amis, au jour le jour, avec une passion naïve qui, à cette époque de sophistique, ne laissait pas de s'accorder avec la prétentieuse parure du style. Que de renseignements imprévus il nous fournit sans y penser, sur l'état de l'empire, sur sa faiblesse politique, sur les écoles, les doctrines, la littérature, et, en général, sur ce monde moitié chrétien, moitié païen, où les mœurs sont si différentes des opinions, les dogmes encore mal définis, les croyances disparates, où les plus saintes vérités empruntent le langage à la mode des sophistes ! En toutes choses, la lumière et les ténèbres sont, pour ainsi dire, confondues dans ce monde bizarre dont la grandeur morale égale les misères, où non seulement les nations sont partagées par les croyances, mais où le même homme est souvent double aussi, chrétien par le cœur, païen par l'esprit, et qui présente enfin ce singulier spectacle d'une société qui fait effort pour sortir de sa frivole corruption, frappée déjà à son sommet par le rayon divin, engagée encore dans le vieux limon, société raffinée et brutale à la fois, qui dispute, qui prêche, pendant que le cercle dont les barbares étreignent l'empire se resserre chaque jour et menace cette vieille civilisation qui n'a plus de soldats et ne songe pas à se défende. Nous voici dans Au milieu de toutes ces misères, on n'oubliait pas la poésie, l'éloquence, la littérature. Il faut suivre ce jeune et vaillant soldat volontaire d'une pauvre cité d'Afrique, épris des belles études, quittant sa patrie, qu'il trouvait trop rebelle à la philosophie, et allant chercher en Égypte des lumières nouvelles. Alexandrie n'était pas seulement l'entrepôt du commerce d'Orient, le réceptacle de tous les vices, mais le foyer de la science grecque, ville des voluptés grossières et des plaisirs élégants, remplie de marchands, de matelots, de bateleurs, de courtisanes, mais aussi de sophistes, d'orateurs, où, sur les places et dans les rues, on vit des portefaix prêcher la philosophie à la multitude, où à une foule de disciples accourus de toutes parts s'ouvraient de riches bibliothèques, de célèbres écoles : ici, le modeste Didascalée réservé à l'enseignement chrétien ; là le somptueux Musée, vrai palais de la science païenne, fréquenté par tout un peuple avide de savoir et de beau langage. C'est là que Synésius entendit, connut, aima la savante Hypatie, cette jeune fille mathématicienne et philosophe qui expliquait le néoplatonisme à une foule de respectueux adorateurs de son génie et de sa beauté. C'est une aimable et tragique apparition dans l'histoire que celle de cette vierge éloquente, consacrant son âme à la philosophie, son corps à la chasteté, qui inspira -tant d'amour sans que le plus léger soupçon eût jamais effleuré sa vertu, qui tint les esprits distingués et le peuple même sous l'innocent empire de sa grâce et de sa parole, jusqu'au jour où cette belle inspirée, en se rendant à son école, fut arrachée de son char par une populace fanatique, et que cette noble élève de Platon, entraînée dans une église, dépouillée de ses vêtements, fut déchirée au pied d'un autel chrétien par des mains chrétiennes . J'ignore sur quel texte s'est appuyé M. Druon pour affirmer que Cyrille, patriarche d'Alexandrie, pleura sur le crime de son furieux troupeau, qui déshonorait son Église. Sans prétendre, avec quelques historiens, que Cyrille fut l'instigateur de ce mouvement populaire, la vérité nous oblige à dire que la mort d'Hypatie fut regardée par la communauté chrétienne et par son chef comme une victoire et qu'on pensait bien plutôt à célébrer le triomphe qu'à regretter la victime. Il faut se rappeler que, dans ce christianisme militant des premiers âges, la foi, loin d'apaiser toutes les passions, exaspérait quelquefois les rivalités et les haines, que la mansuétude n'était pas encore une vertu commune, et, si l'on veut laisser à l'histoire du temps son rude caractère, et ne pas prêter nos scrupules délicats aux violents défenseurs d'une religion longtemps opprimée, il faut reconnaître que le fougueux patriarche ne fut point affligé par un accident heureux qui lui paraissait une revanche et une juste humiliation pour les ennemis de l'Église, et qu'il fut loin de vouloir effacer avec ses larmes le sang de la vierge philosophe, de cette muse pudique si outrageusement immolée à un Dieu de miséricorde. Le goût de Synésius pour les sévères études et sa tendre admiration pour Hypatie, alors dans l'éclat de la jeunesse et de la gloire, ne l'empêchèrent pas de quitter Alexandrie. Un véritable amateur d'éloquence et de philosophie se devait à lui-même d'aller visiter Athènes, la patrie, comme on aimait à le redire, de Démosthène et de Platon. Pour paraître savant, il fallait avoir vu l'Académie, le Lycée, le Portique, et tous ces temples de la sagesse antique qui avaient conservé de loin tout leur prestige, bien que la philosophie les et désertés et qu'ils ne fussent plus habités que par la sophistique. La mode voulait qu'on et traversé au moins ces célèbres écoles, pourtant si déchues de leur ancienne splendeur. Celui qui revenait d'Athènes pouvait parler avec plus d'autorité, se donner le droit de mépriser tous ceux qui n'avaient pas touché cette terre privilégiée. On accourait encore à Athènes moins pour s'instruire que pour y être allé, et c'était une belle présomption de sagesse et une gloire que d'en être revenu. Mais ce fut un grand désenchantement pour le grave disciple d'Hypatie de voir la stérile activité de ces écoles dégénérées, où des maîtres vieillis, gâtés par le luxe et la mollesse, ne pensaient qu'à grossir leur auditoire en attirant les élèves par l'appât des petits cadeaux ; où les élèves, par amour-propre, par vanité, pour appartenir au maitre le plus suivi, recrutaient des auditeurs, enrôlaient les nouveaux venus et travaillaient avec tant de zèle à la renommée de leur sophiste, que ces puériles cabales se changeaient quelquefois en luttes sanglantes. Tout ce mouvement et cette vaine agitation des écoles d'Athènes ne firent pas illusion à Synésius, et, après avoir visité avec une sorte de respect religieux les lieux consacrés par de grands souvenirs, il se hâta de quitter une ville qui n'avait plus rien d'auguste que des noms autrefois fameux, et que, dans sa mauvaise humeur, il compare à une victime consumée dont il ne reste plus que la peau pour retracer aux yeux un être naguère vivant. Une ambassade de Synésius nous conduit à Constantinople,
siège du gouvernement, où Revenu dans Notre dessein ne peut pas être, dans ces quelques pages,
d'analyser les œuvres philosophiques du futur évêque, son traité sur Quelles que soient l'honnêteté, la décence, la gravité des ouvrages philosophiques de Synésius, nous croyons avoir le droit de l'appeler sophiste, dans le sens le moins défavorable et purement littéraire du mot, c'est-à-dire un habile décorateur de pensées communes. Presque tous les hommes de lettres à cette époque étaient des sophistes ; mais, pour être juste, on doit reconnaître qu'ils ne l'étaient pas tous de la même façon. Les uns, les moins honnêtes, non pas les moins vantés, font de l'éloquence un spectacle et un commerce, vont de ville en ville, donnant des représentations oratoires, et avec un appareil indécent, des gestes d'histrion et les grâces empruntées à l'art des courtisanes, ne cherchent à recueillir que de lucratifs applaudissements : virtuoses errants de l'éloquence, qui exploitent la curiosité populaire et le goût général du temps pour les artifices de la parole. D'autres, qui ne valent pas mieux et qui tendent au même but par des moyens contraires,' au lieu de revêtir la pourpre et de poser sur leur tête la couronne de fleurs, se jettent dans un autre excès de l'ostentation, l'ostentation de l'austérité, et promènent sur les places et dans les rues leur manteau troué, leur barbe inculte et leur gueuserie insolente. Ce sont les sophistes plus particulièrement adonnés à la philosophie, disciples dégénérés de Diogène, écornifleurs de repas, redoutés par l'indiscrétion cynique de leurs remontrances morales, sachant donner les apparences d'une intraitable sagesse à leur mendicité menaçante. Ce n'est pas, nous n'avons pas besoin de le dire, à ces deux classes de sophistes qu'appartient Synésius. Il est un grand seigneur indépendant par sa fortune, et non pas un homme de lettres cherchant à vivre de sa profession. Lui-même il se place au-dessus de ces charlatans de haut et de bas étage ; il se défend contre leur jalousie, il attaque leur ignorance, leur verbeuse facilité, et couvre de son mépris ces orateurs de théâtre, véritables esclaves du public qui les paye. Parler pour la foule, ô le misérable métier ! dit-il avec la morgue de l'opulence et la dignité de l'homme qui se respecte. Comme il fait sentir sa supériorité à ces pauvres gens, orateurs mercenaires, et avec quelle hauteur patricienne il marque la distance qui les sépare de lui quand il leur dit encore, non sans grâce : Moi, je ne chante que pour mon plaisir ; tandis que je m'adresse aux arbres, le ruisseau qui coule devant moi poursuit sa course sans jamais se tarir ; ce n'est pas comme l'eau de la clepsydre, que d'une main avare mesure pour vous l'appariteur public. Je puis chanter quelques instants seulement ou pendant des heures entières, qu'importe ? de m'arrête quand je veux, et le ruisseau coule encore, et il continuera de couler jour et nuit, et l'année prochaine et toujours. Ce sont là de charmantes paroles, qui révèlent le vrai caractère de Synésius écrivain. Il est un sophiste qui n'écrit que pour son plaisir, disons un sophiste amateur. La littérature est pour lui une distraction, un divertissement, et souvent aussi, il faut l'avouer, une bien frivole occupation. S'il affecte la gravité d'un sage, s'il en prend quelquefois le ton sincère, s'il fait passer sur sa lyre ou sous sa plume les redites de la philosophie alexandrine, c'est que les grandes idées se prêtent aux ornements de la rhétorique et peuvent devenir un sujet d'amplifications littéraires, d'autant plus méritoires que les philosophes, en général, ne cherchaient pas la gloire du style. Mais, à le bien prendre, ce profond rêveur aime beaucoup les futiles exercices du temps. Il s'amuse à faire des pastiches, imitant la langue des grands écrivains de l'antiquité. En lisant une tragédie ou une comédie, il intercale des passages de sa façon qui ne font pas disparate, c'est lui-même qui le dit : On me croirait l'égal, tantôt de Cratinus, tantôt de Diphile ou de Philémon ; il n'est aucun mètre, aucun genre de poésie où je ne puisse porter mes tentatives, soit que j'oppose un ouvrage à un ouvrage, soit que je lutte contre un fragment. On reconnaît là et les exercices et aussi la vanité des sophistes. Synésius se vantait comme les sophistes, mais sa vanité était plus naïve, plus innocente ; il se vantait en famille, dans ses lettres à ses amis avec une candeur et une sincérité parfois plaisantes. Il s'admire, il s'étonne de lui-même, il a quelque peine à comprendre qu'un homme puisse avoir tant de facilité et d'esprit. Si dans un cercle on le prie de lire un livre, il ajoute, tout en lisant, un passage de son invention, et cela, dit-il, sans effort, j'en prends à témoin le dieu de l'éloquence. De tous côtés s'élèvent un murmure flatteur et des applaudissements qui s'adressent non pas à l'auteur du livre, mais aux additions improvisées. Toutes ces merveilles, il les raconte dans un ouvrage destiné à son fils qui n'est pas encore au monde. L'enfant repose encore dans le sein de sa mère, et déjà on l'entretient de rhétorique, de succès littéraires ; on lui ménage la surprise d'une glorieuse naissance. On ne pouvait s'y prendre de meilleure heure pour lui donner une haute idée des talents paternels. Pourquoi, écrit Synésius, n'instruirais-je pas mon fils, ce fils dont le ciel m'a promis la naissance dans quelques mois et que je crois déjà voir ? car je veux qu'il sache un jour discourir[3]. Surprenant progrès de la rhétorique ! Trois siècles auparavant, Quintilien commençait l'éducation du futur orateur quand celui-ci était encore entre les bras de sa nourrice. Nous jugeons aujourd'hui que le bon rhéteur était trop pressé. Synésius, plus impatient, semble trouver que vouloir façonner un orateur quand il est déjà à la mamelle, c'est s'y prendre un peu tard. En lisant ce long ouvrage si plein de sollicitude paternelle et oratoire, on n'ose se figurer l'affreuse déception que l'auteur aurait pu éprouver en découvrant après quelques mois que ce fils attendu, prédestiné et si bien préparé à l'éloquence, était une fille. Qu'on se rassure : la fortune complaisante permit que ce fût un fils. Il ne faut pas trop s'étonner qu'un noble esprit, ayant
l'instinct de la grandeur, capable de sérieuses pensées, attache à des
bagatelles de rhéteur une importance comique. Il ne pouvait en être autrement
dans ce monde païen si usé, qui n'avait plus ni la passion politique, ni le
sentiment religieux, ni le juste discernement des doctrines philosophiques,
et qui, de toute cette Sévère et forte antiquité dont il avait reçu
l'héritage, ne savait plus estimer que la rhétorique. Les grandes passions
qui inspiraient jadis les œuvres immortelles de Les lettres de Synésius sont, sans contredit, la partie la
plus précieuse et la plus vivante de ses œuvres. C'est en recueillant, avec
un choix judicieux, dans ces écrits plus libres et plus vrais des détails
piquants, jusqu'ici négligés, que M. Druon a pu composer une biographie
nouvelle. Sans prétendre, avec les contemporains et les Grecs du Bas-Empire,
que ces lettres sont des merveilles de style, on doit reconnaître qu'elles
nous révèlent un esprit vraiment ingénieux et surtout un excellent caractère.
On y voit, à travers les artifices littéraires et la grâce étudiée du
langage, quels étaient les sentiments de l'homme, sa mansuétude, qui ne le
rendait pas incapable de fortes résolutions dans les périls, sa bonté
prévenante et officieuse, sa passion désintéressée pour les lettres, et ce
quiétisme poétique qui lui faisait préférer aux richesses, aux honneurs, les
tranquilles plaisirs de l'étude solitaire. Il ne faut pas beaucoup de peine
ni de pénétration pour découvrir ces qualités, qui se montrent d'elles-mêmes.
Synésius a soin de se peindre en faisant valoir tous ses avantages, sans
craindre que le portrait ne soit trop flatté, et avec cette complaisance
discrète qui parait ajouter à tous les autres mérites celui de la modestie.
Il est le Pline le Jeune du Ve siècle, sachant faire les honneurs à sa
personne, mais à la grecque, c'est-à-dire avec une circonspection moins
méticuleuse, une réserve moins habile et un amour-propre plus ingénu. Il faut
se rappeler qu'à cette époque la maladie littéraire de l'ostentation avait
envahi même les lettres familières. On écrivait à un ami pour être lu par le
public. Le moindre billet bien soigné faisait le tour d'un cercle, d'une
ville, d'une province ; l'heureux correspondant le copiait et l'envoyait aux
beaux esprits de sa connaissance. Tu as reçu,
écrit Synésius à son cousin, le talent de dicter des
lettres destinées à être montrées et applaudies. Un autre ami,
l'avocat Pylémène, vient d'écrire à Synésius, qui lui répond : Maintenant, de bouche en bouche, dans toutes nos cités
vole le nom de Pylémène, le créateur de cette lettre divine. Aussi
n'était-ce pas une petite affaire de composer une lettre et de risquer sa
gloire sur un billet qui sera lu dans l'assemblée
générale de Pendant que Synésius, partagé entre la culture des lettres et l'éducation de ses trois enfants, se livrait tranquillement, dans les intervalles de la paix, à une vie de beaux loisirs, au moment où, entouré du respect de ses concitoyens qu'il avait plus d'une fois servis par son courage à la guerre, il goûtait encore toutes les douceurs de ses succès littéraires, il fut tout à coup troublé dans son bonheur par cette gloire même : il fut fait évêque. En lisant sa biographie, le lecteur éprouve quelque chose de la surprise que dut éprouver à cette nouvelle le philosophe bel esprit et père de famille. Était-il donc chrétien ? Comment, à quelle époque l'était-il devenu ? C'est là un problème historique souvent agité et difficile à résoudre. Les conjectures les plus complaisantes ne permettent pas d'affirmer qu'il avait renoncé à ses doctrines et entièrement adhéré à la foi nouvelle. Sans doute nous savons que six années auparavant, Synésius retournant à Alexandrie attiré par les chères leçons d'Hypatie, établit, on ignore comment, des relations avec le patriarche Théophile. On peut supposer que cet ardent propagateur de la religion chrétienne, qui poussait quelquefois le zèle du prosélytisme jusqu'à la violence, n'a pas dû négliger l'occasion qui lui était offerte de gagner à l'Église un homme aussi considérable par sa naissance, sa fortune, son crédit et ses talents. N'était-ce pas dans l'espérance de faire cette précieuse conquête qu'il donna au philosophe païen une épouse chrétienne ? Ces sortes de mariages mixtes, si on peut les appeler ainsi, entre gentils et chrétiens, n'étaient pas rares, et, loin d'être condamnés par l'Église, paraissent avoir été favorisés par les évêques, qui faisaient ainsi doucement entrer le christianisme dans les familles païennes. La femme, comme le dit M. Druon, était alors une sorte d'apôtre attaché au foyer domestique. Que depuis ces entretiens avec Théophile et depuis ce mariage Synésius ait incliné au christianisme, nous avons d'autant moins de peine à le croire que par sa vie honorable, la pureté de ses sentiments et même par son amour pour un certain mysticisme métaphysique, il n'était pas fort éloigné sinon des dogmes, du moins de certaines habitudes chrétiennes. Mais nous ne pouvons dire qu'il était converti et qu'il avait changé de religion. Non seulement il n'est point baptisé, mais encore il ne tonnait pas les livres sacrés ; c'est lui-même qui l'affirme[4]. Pourquoi ne point s'en rapporter à lui quand, repoussant l'épiscopat, il déclare que sur des points importants ses opinions philosophiques ne sont point conformes aux dogmes de l'Église ? Faut-il croire que cette déclaration n'était qu'une ruse pour échapper à d'austères devoirs et qu'il feignit d'être resté philosophe, comme fit saint Ambroise, qui, pour ne pas accepter l'archevêché de Milan, voulut se faire soupçonner de meurtre et d'adultère ? Non, pour préciser la véritable situation morale de Synésius, il faut admettre qu'il n'était pas chrétien, mais capable de le devenir. Après son élection, comme dit Photius on le baptisa encore chancelant dans la foi, mais on avait la ferme espérance que la grâce viendrait aussitôt achever l'œuvre commencée. Nous ne voulons pas établir ici que l'Église ait fait fléchir sa loi, qu'elle ait volontairement transigé avec un païen, qu'elle ait permis expressément à un évêque de garder une doctrine condamnée ; mais nous prétendons qu'elle appela Synésius à l'épiscopat avant qu'il fût entièrement changé, qu'elle espérait dans sa naïve piété que la consécration ferait de l'évêque un homme nouveau, et sans se demander, dans son aveugle reconnaissance, si le changement était accompli déjà elle rendit aux services et aux vertus d'un philosophe l'hommage qui nous paraît devoir être réservé à l'intégrité de la foi. Après sept mois entiers d'hésitations, de murmures, de luttes douloureuses, Synésius fit un suprême et sincère effort pour adhérer à des dogmes qui n'étaient pas les siens, et ce ne fut qu'au dernier moment, quand il ne lui fut plus possible d'éviter l'épiscopat, après avoir épuisé la résistance, qu'il déposa ses opinions et se rendit, non pas comme un néophyte illuminé soudain qui court au-devant de la vérité qui l'appelle, mais comme un grand citoyen qui se soumet aux devoirs onéreux d'une charge imposée, ou plutôt encore comme un vaincu qui capitule[5]. En ces temps de trouble, de misères et d'anarchie où les populations, lâchement abandonnées par le pouvoir politique, étaient forcées de veiller elles-mêmes à leur propre défense, la république chrétienne — l'Église avait alors ses élections populaires, ses comices — appelait souvent à l'épiscopat non le plus saint. mais le plus vaillant homme, celui qui par ses richesses, son crédit, son courage, paraissait pouvoir devenir l'énergique protecteur de la cité. Le peuple, en accordant cette espèce de magistrature et de puissance tribunitienne, regardait moins, dans ses choix, à la pureté de la doctrine qu'à la force du caractère. Aussi combien cet honneur périlleux était redouté, et qu'il en coûtait souvent à ces hommes profanes, mal préparés à de saints devoirs, de quitter, du jour au lendemain, la vie du monde, leurs plaisirs et leurs opinions ! Mais il fallait céder à la violence de la faveur populaire. Touchante naïveté de ces temps apostoliques, qu'il faut savoir comprendre et respecter ! Ce Synésius, demi-païen, sophiste élégant, grand chasseur, devra renoncer à ses armes, à ses chevaux, à ses chiens chéris. Ce père de famille, cet époux sera obligé de sacrifier à la discipline ecclésiastique sa femme et l'espoir d'avoir d'autres enfants ; ce poète philosophe, qui connaît mieux Platon que l'Évangile, qui n'a pas reçu le baptême, sera condamné par les rigoureuses exigences du dogme chrétien à faire un sacrifice plus cruel encore et moins facile, à étouffer en un seul jour dans son esprit ses vieilles et chères doctrines. Quoi qu'en aient dit Villemain et Chateaubriand, nous croyons, persuadé que nous sommes par l'exacte discussion de M. Druon, que Synésius évêque ne garda ni sa femme ni ses opinions philosophiques et qu'il s'immola tout entier ; mais après quels combats, quelles révoltes mêlées de larmes, quelles prières pour demander à Dieu la mort plutôt que l'épiscopat ! nous n'avons pas à peindre ici les occupations multiples des évêques de ce temps, leurs luttes contre l'arbitraire féroce des petits Verrès exploitant une pauvre province, ces excommunications redoutées, cette vigilante surveillance de l'hérésie alors sans cesse renaissante, cette médiation laborieuse d'un métropolitain dans les querelles de prêtres et d'évêques, et ces terribles préoccupations d'un pasteur se souvenant qu'il a été soldat et cherchant à réveiller le courage de son troupeau sans cesse harcelé par les barbares. L'épiscopat gémissait de tant d'affaires et aurait voulu se dérober du moins aux soucis temporels. Le pouvoir politique aux abois eût laissé volontiers aux chefs de l'Église les ennuis et les labeurs de la puissance civile, et ceux-ci se plaignaient amèrement qu'on voulut les distraire de leurs travaux spirituels. Le gouvernement des choses terrestres allait de lui-même à eux ; ils le repoussaient, ces âmes ferventes qui croyaient se devoir uniquement à leur ministère sacré. Entendons Synésius protester contre les prétentions de ceux qui veulent faire de l'épiscopat une sorte de magistrature temporelle : Vouloir joindre l'administration des affaires publiques au sacerdoce, c'est prétendre unir ce qui ne peut s'unir. Dans les premiers âges, les mêmes hommes étaient prêtres et juges tout à la fois. Longtemps les Égyptiens et les Hébreux obéirent à leurs pontifes ; puis, quand l'œuvre divine commença à s'opérer par des moyens humains, Dieu sépara les deux existences : l'une resta religieuse, l'autre politique. Il abaissa les juges aux choses de la terre, il s'associa les prêtres : les uns furent destinés aux affaires, les autres établis pour la prière. Pourquoi donc voulez-vous revenir aux temps anciens ? Pourquoi réunir ce que Dieu a séparé ? Vous avez besoin d'un défenseur : allez trouver le magistrat ; vous avez besoin des choses de Dieu : allez trouver le prêtre. Dès que le prêtre se dégage des occupations terrestres, il s'élève vers Dieu. Telles étaient aussi les plaintes de saint Augustin regrettant de passer sa vie à régler les démêlés des plaideurs, de saint Jean Chrysostome jugeant que c'était trop d'avoir à s'occuper des affaires de l'Église, de la cité et de son âme tout à la fois. Quelque opportunes que puissent paraitre aujourd'hui ces citations, il répugnerait cependant à notre impartialité historique de laisser croire qu'on tranchait alors déjà une grave question de politique moderne et qu'on prétendait établir expressément la séparation de la puissance civile et de l'autorité spirituelle. N'allons pas si loin et contentons-nous de mettre en lumière la sainteté scrupuleuse de ces illustres évêques qui, malgré leur héroïque activité, ne croyaient pas pouvoir, selon le mot de Synésius, servir deux maîtres à la fois. L'histoire nous présente quelquefois de singuliers retours, et ce n'est pas une médiocre surprise pour le lecteur d'aujourd'hui de voir alors des princes sans énergie, des peuples sans tutelle, imposer le fardeau de la puissance temporelle à cet apostolat primitif qui s'obstine à le décliner. Quand on parcourt les nobles et simples pages écrites par Synésius depuis sa conversion et pendant son épiscopat, on voit combien, au cinquième siècle, le christianisme pouvait tout à coup élever l'esprit d'un lettré païen. La littérature profane, en effet, était devenue stérile, pour ne savoir plus à quoi se prendre. Depuis longtemps avait disparu l'activité civique sous un gouvernement à la fois absolu et impuissant. Le culte n'était plus qu'un vieux décor poétique devant lequel on s'inclinait par habitude, mais qui ne parlait plus même à l'imagination. Les noms de Jupiter, d'Apollon, des Muses, qui reviennent si souvent dans les discours, n'étaient plus que des ornements de la phrase ; la philosophie abstruse de certaines écoles n'avait pas de prise sur les cœurs ; la morale elle-même ne se composait que de préceptes dont la vertu s'était évaporée en perpétuelles redites. Il ne subsistait presque rien du génie grec, qui s'était évanoui à la longue, à peu près comme ces substances parfumées qui avec le temps se consument à force de se répandre. Le peu qui restait de vigueur et de talent s'était concentré dans la rhétorique, le plus grand des arts, selon l'opinion du temps, l'art unique, mais qui par malheur n'avait plus d'objet. De là pour les écrivains le besoin et le désir d'agrandir les plus minces sujets, de les enfler pour avoir la joie de pouvoir s'enfler eux-mêmes. On donna de l'importance à des bagatelles vulgaires ; la banalité, pour n'avoir pas l'air banal, se fit mystérieuse ; la futilité prit un ton sacré ; la puérilité même voulut être pathétique. Partout, dans l'ensemble et dans le détail des ouvrages, on remarque cette agaçante disproportion entre la matière et le style. Vous pouvez encore rencontrer çà et là de la force ou de la grâce, mais rien n'est à sa place ni à son degré. A toute cette littérature manquent surtout la justesse et le bon sens. C'est que l'esprit humain, quand il est vide, se déforme. Le monde païen n'avait plus ni passion, ni doctrine, ni vie véritable. Or, pour les sociétés comme pour les individus, le désœuvrement amène les petites manies, l'affectation, les grimaces, les enthousiasmes ridicules et tous les faux jugements qui méconnaissent la valeur relative des choses. Mais donnez tout à coup à l'un de ces hommes une doctrine à soutenir, un intérêt à défendre, aussitôt son esprit reprendra sa vigueur native et son juste équilibre ; car les grands devoirs inspirent les grands sentiments, et ceux-ci entraînent un naturel langage. Le monde littéraire, on le voit, comme le monde moral, avait besoin d'une profonde et vaste rénovation. Sans parler ici de ce qu'on nomme la vertu surnaturelle de la foi, le christianisme offrait enfin comme une pâture à ces esprits affamés, à ces cœurs oisifs, qui s'agitaient dans leur langueur ; il appelait les plus vaillants à des luttes qui, pour n'être pas celles de l'antique forum, n'en étaient pas moins ardentes ; il leur proposait de saintes magistratures, plus imposantes que celles des Césars, parce qu'elles embrassaient les intérêts du ciel comme ceux de la terre, et sans chasser la rhétorique séculaire, dont le monde chrétien lui-même demeura épris, il fournit du moins à cette rhétorique de grands sujets, la science de l'âme, qui s'était perdue, et la science de Dieu, qui paraissait être la plus sublime des nouveautés. FIN DE L'OUVRAGE. |
[1] Œuvres de Synésius, évêque de Ptolémaïs, traduites entièrement pour la première fois en français et précédées d'une étude biographique et littéraire, par M. H. Druon. Paris, Hachette, 1878. Ce livre ne renferme pas seulement une biographie complète et un examen approfondi des ouvrages de Synésius, mais encore bien des discussions nouvelles et un appendice savant, où M. Druon a classé dans un ordre chronologique les nombreuses lettres de son auteur, dont il est si utile de pouvoir fixer les dates.
[2] Ces ressemblances ont été curieusement relevées par M. Druon, page 182.
[3] Dion, 18.
[4] Vous qui connaissez les saintes Écritures, vous avez placé à votre tête un homme qui les ignore. (Lettre 136.)
[5] Synésius, déjà évêque, écrit aux prêtres : Je n'ai pu vous résister ; c'est en vain que j'ai employé toutes mes forces, toutes les ruses pour éviter l'épiscopat. (Lettre 112.)