On a fait quelquefois l'histoire de la médecine depuis les temps les plus reculés ; pourquoi ne ferait-on pas brièvement l'histoire de la science qui prétend offrir des secours à la douleur morale ? L'entreprise semble avoir tenté Lucien, qui écrit en tête d'un de ses livres : Il est curieux d'examiner ce qu'on dit aux hommes pour les consoler[1]. Seulement le satirique se borne à railler avec une légèreté peu décente tout ce qui se dit et se fait dans les cérémonies funèbres. A nous, il semble que ce sujet doit être traité non sans gravité et 'même avec une particulière réserve. Pourquoi montrer à l'infortune par des raisonnements cruels que les soulagements dont elle se contente n'ont pas de valeur logique ? Ne doit-on pas se faire scrupule d'ôter au malheureux ses illusions, si elles sont innocentes ? à le bien prendre, la consolation, quelle qu'elle soit, n'est-elle pas bonne, si elle console ? Que l'on rie de la médecine qui applique sur un membre malade un remède inepte, rien de plus permis ; mais, dans les maladies morales, les remèdes sont ce que le malade veut bien qu'ils soient, et il n'est jamais sot le remède qui soulage une âme endolorie. On doit donc, sans renoncer aux justes libertés de la critique, examiner avec quelque respect les moyens plus ou moins raisonnables et bienfaisants que les anciens ont imaginés pour calmer les chagrins et le désespoir. Sans doute on peut sourire des naïvetés de l'ignorance primitive. Les anciens Grecs, comme il arrive chez les peuples enfants et encore aujourd'hui chez certaines peuplades sauvages, essayaient sur les douleurs morales des remèdes purement physiques. Ainsi Homère vante le Népenthès, plante ou substance salutaire qui avait la vertu de calmer toutes les passions, les ressentiments aussi bien que les chagrins. La célèbre Hélène, qui avait beaucoup voyagé, trop voyagé, avait rapporté de la mystérieuse Égypte un suc merveilleux qui faisait tout oublier et dont on peut croire qu'elle versa quelques gouttes à son époux, puisque celui-ci semble N'avoir plus souvenance de ce qui s'est passé et que nous retrouvons la belle fugitive, après dix ans d'absence, assise de nouveau dans le palais de Mycènes, radieuse et honorée, aux côtés de l'heureux Ménélas., Or un soir, à la table du festin, quand des hôtes héroïques se rappellent les parents et les amis qu'ils ont perdus à la guerre, et que les larmes coulent de tous les yeux, l'idée vient à Hélène, pour ranimer la joie, de jeter dans les coupes le Népenthès, dont le poète vante la vertu en ces termes hyperboliques : Celui qui en boit ne versera pas une larme dans tout le jour ; même si son père, si sa mère avaient expiré devant lui, même si un frère, un fils bien-aimés avaient été égorgés par un fer ennemi, sous ses yeux[2]. Les savants ont beaucoup discuté sur la nature de cette substance ; les uns ont cru y voir l'opium, d'autres le thé, qui fierait venu de l'extrême Orient en Égypte. Le café même a eu ses partisans, car, au XVIIe siècle, on attribuait à cette plante des vertus moralement calmantes, comme en témoigne l'exclamation de cette dame qui, apprenant la mort de son mari tué à la guerre, s'écria dans son désespoir, dans un désespoir prudent : Quel malheur vite qu'on m'apporte du café ! Et elle fut consolée, ajoute le narrateur. Peut-être ne s'agit-il, dans l'Odyssée, que de l'ivresse du vin, d'un vin aiguisé sans doute par quelque substance accessoire. Quoi qu'il en soit, cette foi naïve à un remède physique contre les chagrins n'est pas abandonnée. A la campagne, dans quelques-unes de nos provinces, on donne un repas après la, cérémonie funèbre, pour noyer, dit-on, les soucis, et, dans nos grandes villes, ne voit-on pas aux abords des cimetières une longue rangée de refuges indécemment consolateurs, où les affligés, revenus dune tombe récente, recourent au remède homérique, sans avoir lu Homère. On crut aussi, durant toute l'antiquité, à la vertu de certaines paroles magiques. Les incantations étaient usitées dans les maladies de l'âme somme dans celles du corps. Si Ulysse, dans l'Iliade, a pu arrêter le sang qui coulait de sa large blessure en se récitant un seul vers selon la formule consacrée, si Caton se faisait fort de remettre une jambe cassée avec quelques mots barbares que nous connaissons[3], on pouvait bien espérer d'arrêter par des moyens analogues la violence du désespoir. Il y avait de ces formules pour toutes les passions aussi bien que pour toutes les douleurs. Horace l'a dit : Il est des charmes souverains, il est des paroles puissantes qui guériront votre mal ou du moins l'affaibliront : Sunt verba et voces quibus
hune lenire dolorem Possis, et magnam morbi deponere partem[4]. Tel était le crédit qu'on accordait à de simples mots que, dans toute l'antiquité, de grands hommes, et même, depuis le christianisme, de saintes âmes avaient recours pour calmer leurs chagrins aux moyens les plus bizarres, en se laissant tromper par de fausses étymologies. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, comme le mot grec βαλανεΐον, qui signifie bain, a quelque rapport apparent avec βάλλω, qui veut dire chasser, on s'était mis dans l'esprit que le bain chasse les douleurs de l'âme. C'est comme si aujourd'hui, sous le fallacieux prétexte que le mot bain vient de bannir, les malheureux se conduisaient en conséquence. Pourquoi ne dirions-nous pas que-le plus illustre des Pères de l'Église n'a pas craint de raconter dans ses Confessions qu'après la mort de sa mère, ne sachant comment adoucir l'amertume de son insupportable chagrin, il eut la pensée de se baigner sur la foi de cette étymologie[5]. Il nous confie, avec sa noble ingénuité, que le remède fut inutile et qu'il sortit du bain tel qu'il y était entré. On n'a point de peine à le croire. I Mais de bonne heure en Grèce la philosophie essaya d'apporter à la douleur de meilleurs soulagements d'une efficacité toute morale. Dans l'antiquité, c'est la philosophie qui exerça les délicates fonctions qui, depuis, appartiennent à la religion. Les prêtres païens demeuraient étrangers à la science de l'âme et même n'y prétendaient pas. Ils n'étaient que les officiers du culte, chargés d'offrir selon les rites les hommages tout extérieurs que les hommes adressaient aux dieux, des magistrats de police réglant les rapports entre la faiblesse humaine et la puissance divine, des collecteurs préposés surtout à la rentrée des redevances que la terre devait au ciel. A la philosophie seule revenait le soin d'instruire, d'exhorter et même de consoler. Cette dernière entreprise était assurément de toutes la plus difficile. Dans les autres enseignements, le philosophe est mieux muni et peut espérer un succès. Faire, par exemple, une théorie morale, donner des préceptes sur la vie, ce n'est point une affaire pour un grand esprit ; s'il ne trouve pas toujours la vérité, il rencontre, du moins, des vraisemblances persuasives ; il peut éclairer, toucher et même corriger les passions, parce qu'elles ne sont pas toutes également rebelles et que la plupart se laissent manier. Mais à la douleur physique ou morale, si elle ne veut rien entendre, qu'avez-vous à dire ? Comment trouver accès auprès d'une raison abîmée dans le malheur ? Comment persuader le désespoir ? Peut-être faudrait-il se demander tout d'abord : Y a-t-il des consolations ? Les anciens ont pensé qu'il en existe. Les Grecs, si ingénieux, n'ont point tardé à recueillir, accumuler, classer les raisons plus ou moins spécieuses qu'on peut offrir à toutes les espèces d'infortune[6]. Ils en ont fait des genres et des sous-genres ; ils les ont, pour ainsi dire, étiquetées et rangées comme en des tiroirs philosophiques où l'on pouvait puiser selon l'occasion et le moment, selon le mal qu'il s'agissait de combattre. Ils avaient composé sur les diverses afflictions des traités particuliers, comme pourraient le faire des médecins spécialistes. De plus, pleins de confiance dans leurs moyens de guérison, ils en parlaient presque toujours avec une ferme assurance. La philosophie, disait Cicéron, a pour chaque affliction des remèdes propres que je vous apprendrai quand il vous plaira. Il est vrai que, après les avoir célébrées avec éloquence, le grand orateur, le jour où il perdit sa fille, trouva ces consolations bien insuffisantes. Faudrait-il penser qu'elles n'étaient bonnes qu'à consoler les maux d'autrui ? La foi dans le pouvoir et la vertu de la philosophie donna naissance à toute une science morale fort riche où se rencontrèrent tous les plus grands noms, Démocrite, Platon, Aristote, Théophraste, Épicure et toute la suite des illustres stoïciens. Tous ces sages qui s'occupaient de l'homme et de ses passions ne pouvaient pas négliger la douleur et, même dans leurs ouvrages de pure théorie, étaient amenés à chercher les arguments plus ou moins capables de réprimer les désordres de l'âme. Vint bientôt le moment où un célèbre philosophe de l'Académie, Crantor, eut l'idée d'essayer dans la pratique la vertu de ces prescriptions spéculatives, et, en un livre adressé à un père sur la mort de ses enfants, il offrit à la douleur paternelle tout ce que la, philosophie avait depuis des siècles accumulé sur la vie et sur la mort de considérations calmantes. C'était un petit livre charmant, disent les anciens, un livre d'or, qu'il fallait apprendre mot pour mot[7], plein de substance exquise, où la sagesse était encore parée de grâce attique et platonicienne. On le lisait dans ses propres peines, on le copiait pour ses amis affligés, on y puisait chaque fois qu'on avait soi-même le devoir de consoler, et c'est même pour cela que ce livre aujourd'hui perdu nous est assez bien connu, parce que tous les consolateurs de l'antiquité, Cicéron, Plutarque, Sénèque et d'autres encore, s'en sont servis et l'ont fait connaître, argument par argument et comme par feuillets détachés, à la postérité. Comme l'ouvrage de Crantor résumait tout ce que la sagesse grecque avait produit de plus salutaire, qu'il avait pour ainsi dire capté en un réservoir commun et accessible les sources diverses descendues de toutes les hauteurs philosophiques, il devint une sorte de fontaine publique où l'antiquité allait sans cesse soulager ses douleurs. On peut penser que cette sagesse ne laissait pas d'être bienfaisante, puisque les principales raisons données par le Grec se sont depuis transmises de main en main, même dans les temps modernes, et que nos prédicateurs, tout en ignorant quelquefois leur provenance, ne dédaignent pas de faire descendre du haut de la chaire ces vérités que le temps n'a pas encore décréditées. Sans vouloir énumérer tous ces arguments, on disait que l'homme est destiné à mourir, que la nature a besoin de défaire les êtres pour en produire de nouveaux, que la matière dont nous sommes composés est comme l'argile sous la main du statuaire qui la reprend et la transforme en créations nouvelles, que le défunt est délivré de la prison du corps, que la mort est préférable à la vie, et autres vérités dont l'extrême simplicité ne doit pas faire méconnaître la valeur. Tout cela, neuf encore et bien dit, pouvait agir sur les hommes ; car les pensées morales ont dans leur nouveauté un net relief qui les imprime plus profondément dans les âmes. D'ailleurs chacune de ces vérités produisait plus ou moins d'effet selon le temps, la conjoncture, l'opportunité, et aussi selon l'état général des esprits. Car, il faut bien le reconnaître, même les vérités morales sont plus ou moins sujettes à la mode et peuvent avoir, selon les temps, des séductions et des efficacités inexpliquées, aussi bien qu'une impuissance qui étonne. En morale, bien plus qu'en médecine, on peut dire : Dépêchez-vous de prendre mon remède pendant qu'il guérit encore. Une fois que les principaux arguments furent trouvés, qu'on sut où les chercher et qu'on n'eut plus que la peine d'en faire usage, les consolateurs se multiplièrent. Ce fut même une profession. Des hommes doués de quelque faconde, des orateurs sans emploi, se firent marchands d'émollientes paroles, annoncèrent au, public, par un écriteau, que leur maison était ouverte à l'infortune, qu'on y donnait à qui voulait des consultations non gratuites. Parmi ces orateurs, dont quelques-uns étaient même antérieurs à Crantor, il faut nommer un célèbre avocat d'Athènes, Antiphon, qui le premier, dit-on, écrivit des discours du genre judiciaire. Chassé de sa patrie, relégué à Corinthe et ne sachant à quoi employer son éloquence, il se fit médecin des âmes, et, selon le naïf langage de Plutarque traduit par Amyot, aiant basty une petite maison sur la place, il meit un billet sur la porte, qu'il faisoit profession et avoit le moien de guarir de paroles ceux qui estaient attristez et leur demandant les causes de leurs ennuis, il les réconfortoit et consoloit leurs douleurs[8]. Plutarque ajoute que depuis, ayant estimé la profession trop basse pour lui, il se mit à enseigner la rhétorique. Si Antiphon, de consolateur mercenaire, se fit rhéteur, il ne changea guère de métier. L'exemple était donné et tenta depuis bien des imitateurs en Grèce et plus tard à Rome. Ainsi, quand la fille de Cicéron mourut, de toute part accoururent des philosophes pour calmer le père en proie à une trop impatiente douleur, et sans doute aussi pour avoir la gloire de tenir entre leurs mains une si grande âme et un si beau génie. A la fin de la république, et surtout sous l'empire, il y eut plus que jamais des consolateurs, dont le zèle, noble cette fois et intrépide, était exalté par la tristesse des temps, et qu'on trouve à l'heure de la mort, aux côtés de presque toutes les grandes victimes impériales. Ce n'était pas seulement les illustres personnages qu'ils assistaient à l'heure d'un beau trépas. Dans les malheurs privés et domestiques, on les appelle, on leur demande leurs fortifiantes leçons[9] Ils finirent par se croire si nécessaires qu'ils accoururent même auprès de ceux qui ne les demandaient pas. Ce n'était point une affaire pour ces philosophes, si médiocres qu'ils fussent, de trouver des discours, puisqu'il y avait des thèmes tout faits répondant aux diverses infirmités ou infortunes humaines. On savait d'avance ce qu'il faut dire à un perclus, à un aveugle, à un vieillard malheureux de l'être, à un exilé, à un homme tombé dans l'esclavage, à celui qui avait perdu un parent, un ami, un enfant. Le talent du philosophe faisait le reste. Encore le talent n'était-il pas nécessaire, ni même le bon sens ; car nous voyons qu'un grand nombre de ces sages s'en sont passés et qu'ils recouraient à des raisons qui nous paraissent aujourd'hui d'une faiblesse surprenante[10]. Nous n'avons plus ces traités spéciaux adressés aux perclus et aux aveugles, mais on peut supposer que c'était un argument traditionnel emprunté à la sophistique grecque, celui qu'employa un moine lettré du ive siècle pour consoler un de ses frères frappé de cécité. Il n'y a pas de quoi, disait-il, il n'y a pas de quoi t'affliger, si tu n'as plus les yeux, ces vils organes, que possèdent aussi les souris, les lézards et les moins nobles animaux. Pour donner de pareilles raisons, faut-il avoir le désir de consoler, ou plutôt faut-il en avoir peu le souci ! A ce compte, par un raisonnement analogue quoique inverse, on aurait pu dire à un perclus qu'il pouvait se passer de bras et de jambes, puisque les reptiles s'en passent bien. A lire les consolations antiques, on est souvent tenté de croire que c'était le seul genre de littérature où l'on ne craignit pas le ridicule. Les arguments n'étaient pas toujours aussi faibles et aussi cruellement puérils. Les anciens ont trouvé pour consoler la vieillesse, comme on en peut juger par le délicieux traité de Cicéron, des raisons excellentes, exposées avec une grâce morale qui nous touche encore. Mais sait-on pourquoi ils ont été si persuasifs, pourquoi leur éloquence est en ce sujet si triomphante ? C'est que la vieillesse n'est pas un mal, ou, si c'en est un, il faut convenir que c'est un mal qui a bien des séductions et auquel généralement on aspire. Y a-t-il beaucoup de vieillards qui regrettent de l'être devenus ? ne trouve-t-on pas un certain bonheur à vivre longtemps, et même ne met-on pas une certaine coquetterie permise à vivre plus longtemps que les autres ? Les vieillards sont donc tout consolés d'avance, et c'est pourquoi les philosophes n'ont pas eu de peine à leur persuader qu'ils ne sont pas malheureux. C'est une chose à remarquer, que les consolateurs ne sont jamais plus consolants que s'ils consolent des maux qui n'ont pas besoin de consolations. Qui donc songe à plaindre le vieillard, sa carrière eût-elle été modeste, quand elle a été honorable ? ne sommes-nous pas tentés de le regarder comme un victorieux qui a survécu au combat de la vie par sa force et par sa vaillance ? Et, quand on a parcouru une noble carrière, n'est-ce point une joie de pouvoir la parcourir encore du regard, de se rappeler ce qu'on a fait pour les autres, ce que les autres ont fait pour vous, et même contre vous, de songer aux honneurs qu'on vous a rendus, aux disgrâces souvent non moins douces au souvenir que les honneurs, de se sentir plus de raison et d'expérience, enfin de pouvoir du haut de ses années accumulées embrasser un plus vaste horizon moral ? A de pareils hommes il faut adresser non des diseurs consolatoires, mais des félicitations. Les anciens l'ont compris, et, par un naturel entraînement, Cicéron semble offrir à la vieillesse bien plutôt des hommages que des allégements. Mais, comme il arrive souvent en pareille matière, les anciens, à force de chercher les avantages de la vieillesse, lui en accordent dont celle-ci se passerait volontiers, et quand ils disent, par exemple, que cet âge est entre tous heureux parce qu'il ne connaît plus les passions, est-il bien certain que ce soit là du bonheur ? et, quand ils insistaient particulièrement sur ce fait que l'âge guérit de l'amour, ne devait-il pas arriver, étant donné les mœurs de l'antiquité, que plus d'un répondît : J'aimerais autant la maladie que le remède. Il était un mal plus cruel, plus impatiemment supporté, le mal de l'exil, contre lequel, de tout temps, les philosophes anciens se sont escrimés de leur mieux et non sans raison. En effet, dans l'antiquité, l'exil était un accident aussi fréquent que terrible et douloureux. Sans parler des malheureux qui, sous l'empire, étaient relégués aux extrémités du monde, dans des contrées barbares, chez les Sarmates, comme Ovide, et qui se sentaient, même au fond de ces sauvages solitudes, sous les yeux et sous la main de leur impérial ennemi tout-puissant et présent partout, que pouvait faire un Athénien loin d'Athènes, un citoyen privé de ses occupations civiques, qui étaient toute sa vie, perdu dans une foule étrangère, loin de toutes les, délicatesses attiques ? Aussi, pour combattre et soulager les douleurs de l'exil, les philosophes ont épuisé leurs plus ingénieux raisonnements. De beaucoup d'ouvrages et de discours composés sur ce sujet, il nous reste encore un traité de Plutarque qui résume les opinions de ses devanciers, et une belle et longue lettre que Sénèque, exila en Corse, adressa à sa mère Helvia. La lettre de Sénèque surtout est intéressante, non seulement par son éloquence, mais par la situation originale, unique, où se trouve l'auteur : ici, ce n'est pas un philosophe qui console un exilé, c'est l'exilé lui-même qui console autrui de son propre malheur, qui prouve que l'exil n'est point un mal et qui, par conséquent, mériterait une particulière créance, si l'on était certain que ses raisons fussent aussi sincères qu'elles sont ornées. Les anciens qui ont traité ce sujet réduisent toutes les misères de l'exil à ces trois points : la pauvreté, l'ignominie, le changement de lieu, et c'est contre ces trois malheurs successivement envisagés qu'ils dirigent leur ardeur et leur subtile dialectique. Sur le point de la pauvreté, on n'était pas en peine de trouver des arguments ; on vantait la simplicité compagne de la vertu ; on déclamait contre le luxe inutile, ou bien plus finement, comme fait Sénèque, on montrait que le pauvre est aussi gai que le riche, que celui-ci souvent en voyage, à l'armée, est obligé de se priver de bien des douceurs et de vivre en pauvre. On n'oubliait qu'une chose, la seule qui fût vraiment en question, à savoir comment on peut être insensible au brusque changement qui, de riche que l'on était, fait de vous un misérable. Du reste, Sénèque en parle bien à son aise ; durant son exil en Corse, il jouissait déjà d'une immense fortune ; il avait emmené des amis, des clients, presque une cour ; il ne connut jamais d'autres privations que celles qu'il s'imposait volontairement à lui-même par esprit stoïque, et, quand il nous assure qu'il ne souffre pas . de la pauvreté, on ne le croit que trop pour être touché de ses raisons. Contre l'ignominie, Sénèque donne encore des raisons de grand seigneur. On vous méprise ; eh bien, opposez le mépris au mépris ; imitez Socrate, Caton, Aristide ; la honte dont on prétend couvrir un grand homme, dit-il encore, est comme la couronne dont on pare la victime et qui dès lors la rend sacrée. Du reste, Sénèque ne traite le point de l'ignominie que pour suivre tout le programme traditionnel de la philosophie consolatrice ; car peut-on penser qu'un si grand personnage se crût méprisé parce qu'il était en exil ? Non, il savait bien que lui qui avait été déjà dans les honneurs, lui, le premier écrivain de son siècle, le stoïcien renommé pour sa vertu, n'était ni méprisé ni oublié ; qu'il était présent à l'esprit des Romains, précisément parce qu'il n'était pas à Rome ; que son image s'agrandissait vue à travers le brouillard de la distance et du malheur, que souvent l'admiration croit avec l'éloignement, et qu'un rocher dans la mer est en tout temps un magnifique piédestal. Sénèque peut donc se donner le plaisir de braver insolemment les humiliations de l'exil qui ne l'atteignaient pas, mais qui pouvaient bien accabler d'autres infortunés de moins haut parage, ceux qui erraient sans nom dans le monde, couverts de haillons, ceux qui étaient obligés de se condamner pour vivre à des travaux serviles, à tirer l'eau des puits, ou, pour citer un plus éclatant exemple, un roi de Syracuse, contraint dans son exil de se faire maître d'école à Corinthe, sous les yeux d'une maligne république. Je ne sais si de pareils malheureux auraient été touchés des arguments de Sénèque ; toujours est-il que lui-même n'en fut pas touché longtemps et qu'il ne parait pas leur avoir accordé toute la valeur qu'il s'efforçait de leur donner dans ses beaux discours. En effet, il ne tarda point à plier sous son malheur. Il s'était écrié avec jactance : C'est moi qui vous dis que je ne suis pas malheureux ; j'ajouterai pour vous tranquilliser que je ne puis le devenir. Promesse vaine ! L'exil lui pesa ; pour en sortir, il écrivit à l'affranchi Polybe une lettre adulatrice peu digne d'un si fier contempteur des humiliations qu'il déclarait impossibles ; il n'obtint pas son rappel qu'il avait humblement demandé et, s'il ne rencontra pas l'ignominie dans l'exil, il ne put échapper à cette autre ignominie que par sa honteuse faiblesse il s'était infligée à lui-même. Ainsi donc, sur ce point, la philosophie ne trouve rien à dire à la plupart des exilés ; elle ne donne que le conseil de se draper dans son orgueil, sans se soucier des humbles, pour qui n'est pas fait un si fastueux manteau. . Reste le troisième point, le changement de lieu, qui est de tous le plus important, puisqu'il contient à lui seul toutes les douleurs de l'exil. On pouvait à la rigueur prendre son parti de la pauvreté et de l'ignominie ; mais comment ne pas regretter amèrement la patrie ? Aussi c'est sur ce point que les philosophes portaient leur principal effort, parce que là ils rencontraient chez les malheureux le plus dé résistance. Il faut penser qu'en pareil sujet les bonnes raisons sont difficiles à trouver, puisque les sages les plus éloquents n'en ont trouvé que de mauvaises. On ne sait ce qu'il faut le plus admirer, ou la patience des malheureux qui avaient le courage d'écouter de si étranges consolations ou l'imperturbable audace de ceux qui osaient les offrir. Quoi ! à un infortuné pleurant sa patrie, en proie à un mal généreux qui va parfois jusqu'à troubler la raison, jusqu'à dévorer à la longue tout l'être moral, jusqu'à dégénérer en mal physique et mortel, on ose dire : Tu te crois chassé de ton pays, c'est une pure erreur, une fausse apparence ; n'es-tu pas citoyen du monde ? Par nature, il n'y a pas de pays distinct ; les mathématiciens nous démontrent que la terre n'est qu'un point qui n'a nulle dimension au regard du firmament ; il n'y a pas de distance sur un point indivisible, tu es donc toujours dans le même pays ; tu ne peux pas t'estimer banni ou étranger là où il y a un même feu, une même eau, un même air, les mêmes lois, le solstice d'été, le solstice d'hiver, l'équinoxe, un même roi qui est Dieu. La nature a voulu que nous fussions à l'aise, c'est nous qui nous mettons à l'étroit par je ne sais quel attachement insensé qui fixe notre cœur aux bords du Céphise et de l'Eurotas et qui rend pour nous le reste de la terre inhabitable. On avait le courage d'ajouter : Ne vois-tu pas d'ailleurs que dans la même ville les habitants ne demeurent pas tous dans le même quartier et n'en sont pas plus malheureux pour cela. Voilà les raisons que donne Plutarque[11], qui mérite vraiment cette fois d'être appelé le bon Plutarque, tant sa bonne volonté brave ingénument le ridicule. Chose à peine croyable, on se passait ces arguments de main en main, car nous les retrouvons dans plus d'un livre avec d'autres qui ne sont pas plus raisonnables. Tel philosophe dira à un exilé : S'éloigner de sa patrie n'est rien, si l'on ne s'éloigne pas de la justice. Diogène à son tour : Qu'importe de mourir sur la terre étrangère, tu trouveras toujours un chemin vers le tombeau, comme si la peine de l'exilé était de ne pouvoir mourir. Tous ces sages, on le voit, n'ont qu'une ressource ; c'est de sortir odieusement de la question, ressource ordinaire des consolations impuissantes. Épictète s'écrie : Partout où j'irai, ne trouverai-je pas un ciel, un soleil, une lune et des étoiles ? Ces sortes de vérités qui affichent la prétention d'être évidentes n'ont même pas le mérite d'être des vérités ; elles sont fausses moralement. Non, le soleil et les étoiles ne seront pas les mêmes pour celui qui les verra à travers le voile de sa douleur, et, pour nous, nous préférons à tous ces vains raisonnements de la philosophie le juste sentiment qui faisait dire à un Athénien exilé : En vérité, je soutiens que la lune d'Athènes est plus belle que celle de Corinthe[12]. Sénèque, plus judicieux que Plutarque, présente des considérations moins choquantes et qui vont un peu plus au fait : Si vous voulez bien regarder autour de vous, vous verrez que presque tout le monde est expatrié. Cette multitude qui remplit Rome, de quoi est-elle composée ? De gens qui par ambition, pour le plaisir, pour les études, sont accourus dans une ville où les grandes récompenses sont décernées aux vertus et aux vices. Ils sont pour la plupart dans un pays qui n'est pas le leur. Il en est ainsi de beaucoup d'autres villes. Même dans les lieux incultes, à Sériphe, à Gyare, on rencontre des étrangers qui, y demeurent pour leur agrément. Considérez encore les migrations de peuples entiers, voyez les Grecs établis sur le Pont-Euxin et dans les lointaines contrées de l'Inde[13]. Voilà des arguments auxquels un écrivain éloquent peut donner du crédit, bien qu'ils ne soient point d'une parfaite justesse. En effet, pour tous ces hommes qui ont quitté le sol natal par intérêt ou. par plaisir, l'exil n'est pas l'exil, puisqu'il est volontaire. La douleur de l'exil véritable est dans la violence qu'on vous a faite, dans le déchirement subit qui vous arrache au sol, aux affections, à la société, et qui, en un mot, vous déracine. Présenter à l'exilé l'exemple de ceux qui volontairement changent de pays, c'est comme si l'on disait à un malheureux précipité du haut d'un pont par des malfaiteurs : De quoi vous plaignez-vous, n'y a-t-il pas des gens qui se jettent dans l'eau la tête la première pour se rafraîchir ? Nous ne parlerons pas des consolations offertes à la douleur physique. La science en aucun temps n'a rien trouvé qui soit préférable aux paroles que le bon sens, la circonstance, l'amitié inspirent à une âme compatissante. J'aime à croire, pour l'honneur des philosophes, qu'ils ne faisaient guère usage dans la vie des beaux raisonnements qu'ils célébraient dans les écoles. Peut-on penser qu'un stoïcien fût assez infatué de sa doctrine, assez insensible, pour aller dire à un malade cloué sur son lit de misère : Tu dois savoir que ta douleur n'est pas un mal, ou qu'un épicurien eût le courage de lui tenir ce discours doctrinal : Si ta douleur est forte, elle sera courte ; si elle est longue, elle est supportable. Si jamais philosophe a usé de ces raisonnements et d'autres pareils qui avaient cours dans les écoles, ce dut être pour le malade une aggravation de supplice d'être ainsi en proie à une impitoyable logique, de subir des dilemmes, de se sentir sous la pointe de cette chirurgie sophistique ; car, parmi les maux que l'on supporte avec le moins de patience, il faut assurément compter les consolations ineptes, surtout si elles sont savantes et subtiles[14]. Nous ne parlerons pas non plus des arguments par lesquels on prétendait calmer la crainte de la mort ; ce serait vouloir faire tenir en quelques lignes toute la philosophie morale de l'antiquité ; car tout aboutit à cette question, et, selon le mot d'un ancien, toute la philosophie n'est que la méditation de la mort. On peut d'ailleurs deviner plus ou moins les raisons qui découlent de chaque système. Le matérialiste épicurien n'avait d'autre ressource que de vanter la douceur de l'éternel sommeil, le stoïcien panthéiste prêchait l'obéissance aux lois de la nature, le platonicien laissait entrevoir l'aurore d'une vague immortalité. Seulement, comme la crainte de la mort était de toutes les craintes la plus universelle et la plus enracinée, s'il faut en croire les anciens eux-mêmes, comme elle prenait selon les hommes des formes diverses, les philosophes, pour ne rien oublier de ce qui pouvait avoir accès dans les cœurs, employaient quelquefois tous ces arguments à la fois, au risque de se contredire, pensant que, si l'un n'agissait pas, l'autre ne serait point perdu, et ils étaient ainsi amenés à composer avec ces principes, souvent incompatibles, un mélange confus qui paraîtrait peu acceptable à l'exactitude moderne, mais dont la simplicité antique s'accommodait sans peine. Plutarque et Sénèque sont les deux médecins qui ont su le mieux composer ces sortes de breuvages moraux, où les ingrédients les plus divers étaient fondus ensemble et comme édulcorés par une agréable rhétorique. Où la philosophie risquait le plus de rester court, à ce qu'il semble, c'est quand elle devait calmer la douleur causée par la perte d'un parent aimé, d'un enfant. Comment saisir une douleur si vive, si profonde, si délicate, si fuyante, si ennemie de tout raisonnement et qui est si digne de respect qu'on craint même de l'approcher, qui repousse tout d'abord la main secourable et dont la blessure saigne au plus simple contact. Hors de la présence des affligés, au fond des écoles, dans leurs considérations purement spéculatives sur la vie humaine, les anciens ont trouvé des raisons qui pouvaient avoir quelque valeur théorique, mais qui ne devaient pas être d'un grand usage dans la vie. Avec la précision déliée et subtile qui est le caractère de la philosophie grecque, et le désir de toujours ramener tout à un principe unique, chaque doctrine avait adopté une pensée maîtresse, une pensée génératrice de tous les discours consolateurs. Le stoïcien Cléanthe se bornait à enseigner froidement, sous des formes diverses, que ce qu'on croit un mal n'en est pas un. Les Péripatéticiens, moins rigoureux ou plus humains, prétendaient seulement que ce n'est pas un grand mal. Épicure voulait qu'on détournât les affligés de l'idée de leur perte, en dirigeant leurs pensées du côté des plaisirs ; l'école de Cyrène se proposait de leur faire comprendre qu'il ne leur était arrivé rien d'inopiné. Chrysippe ne combattait que le préjugé commun qui, selon lui, fait croire que l'affliction est un des plus raisonnables devoirs de la vie. D'autres employaient tous ces principes à la fois, et Cicéron nous apprend qu'après la perte de sa fille, dans la consolation qu'il écrivit pour lui-même, il rassembla tous ces arguments[15], essayant sans doute de suppléer à leur force par leur nombre. Il se montra éclectique jusque dans son désespoir. Tout cela en effet pouvait n'être pas inutile à un philosophe dissertant sur sa propre douleur pour s'occuper et se distraire ; il s'empressait d'offrir un travail à son esprit tournant à vide dans le désespoir, comme on se hâte de verser du blé sous la meule, de peur qu'elle ne se brise. Encore une fois, nous ne nions pas absolument la vérité et la sagesse de ces principes que les philosophes ont dégagés à l'envi, établissant entre eux comme un concours et une gageure à qui trouverait la raison la plus forte, mais nous pensons que ces principes ne pouvaient guère servir dans la réalité. Qu'on se ligure un moment une de ces mères qu'Euripide fait parler d'une manière touchante dans ses tragédies, celle par exemple qui parait dans les Suppliantes et qui s'écrie : Hélas ! qu'est devenu le fruit de mes entrailles, où est le prix de mes veilles et les peines de l'éducation maternelle et les embrassements d'un fils, doux rapprochement de ses joues contre les miennes ? — Faites maintenant approcher Anaxagore, qu'il lui dise pour la consoler : Tu savais bien que tu n'avais enfanté qu'un mortel ; voici venir un épicurien qui lui proposera de se distraire en se rappelant les plaisirs maternels que l'enfant lui a donnés, ou bien un stoïcien qui lui prouvera doctement que sa douleur tient à une fausse idée et qu'elle ne souffre que d'un mal d'opinion[16], ou bien encore faites venir Plutarque avec l'argument qu'il trouvait bon entre tous, puisqu'il l'a donné à sa propre femme après la mort de leur fille : Pourquoi pleurer, tu n'étais pas affligée quand tu n'avais pas encore d'enfant ; maintenant que tu n'en as plus, tu en es au même point. On trouve ainsi dans les livres des consolateurs une foule de raisons plus ou moins philosophiques, mais qui ne sont de nul emploi et qui, présentées à des malheureux, paraîtraient odieuses. Les anciens, du reste, le sentaient eux-mêmes. Chaque école se moquait des arguments de l'autre, et il faut convenir qu'en cela, en cela seulement, elles avaient toutes raison. Nous venons de mettre la philosophie consolatrice aux prises avec la douleur maternelle, pour éprouver la vertu des principes par cet exemple fictif ; mais nous devons ajouter bien vite que cette fiction, si permise qu'elle soit, n'est pas en tout conforme à la vérité historique. La philosophie, en Grèce surtout, durant des siècles, ne s'occupait pas des femmes ; elle les dédaignait, et elle aurait craint de perdre sa peine en offrant le secours de la science à un sexe ignorant et dont les vives passions paraissaient devoir échapper toujours à une persuasion savante. Les femmes étaient nulles devant la philosophie comme devant l'État. Voyez dans la grande solennité où Périclès fait l'oraison funèbre des guerriers morts dans la guerre du Péloponèse, comment l'illustre orateur console les pères, les fils, les frères des héros tombés pour la patrie, et avec quel dédain, se tournant tout à coup du côté des mères, des épouses, des filles, il se contente de leur dire : Quant à vous, vous contenir dans les devoirs de votre sexe, telle est votre plus grande gloire. Sans doute Périclès, s'il avait parlé de moins haut, avec une majesté moins impérieuse, s'il avait prononcé quelques paroles émues, aurait risqué de provoquer parmi toutes ces femmes une explosion de désespoir malséante, mais cette dure apostrophe jetée en passant n'en prouve pas moins qu'aux yeux des Grecs ces femmes présentes, pourtant si dignes de compassion dans cette cérémonies funèbre, ne méritaient pas les honneurs d'une consolation. Plus tard seulement, quand des mœurs nouvelles auront permis aux femmes de s'élever à la culture, elles seront moins méprisées par les sages, qui auront la condescendance de les consoler. Encore ces femmes auxquelles on adresse des épîtres sont-elles presque toujours des parentes de philosophés, familiarisées par des conversations journalières avec les enseignements de l'école. Ainsi Métrodore console sa sœur et Plutarque sa propre femme. Alors on adoucit les aspérités de la science, on remplace les principes par des exemples[17], les leçons austères par des exhortations affectueuses et des grâces poétiques. Le dédain pour les femmes explique un fait qui au premier abord peut paraître singulier : c'est que la philosophie, si attentive à consoler les veufs, n'a jamais rien tenté sur les veuves, d'où il ne faudrait pas conclure avec une légèreté moderne que les maris grecs n'étaient pas regrettables ou que les femmes étaient d'avance toutes consolées. Le faste doctrinal des consolations et les raisonnements surhumains paraîtront dès lors moins inopportuns à qui se rappelle que ces principes ne s'adressent qu'à des hommes, de plus, à des esprits façonnés par l'étude, à des courages chaque jour éprouvés par la guerre ou par les luttes de la politique, dans un temps d'ailleurs où les affections domestiques avaient peu de prix, où tout était indifférent de ce qui ne touchait pas à la patrie, où enfin une certaine insensibilité plus que virile était l'idéal de la vertu civique. Mais, même après avoir fait la part des circonstances historiques, les prétentions consolatrices de certains philosophes anciens paraissent encore excéder la nature et la vérité. Sans énumérer tous les excès de cette ambition morale, une chose entre toutes nous choque et nous parait déplaisante : c'est la fausse idée que la douleur est une faiblesse. Les stoïciens avaient donné le ton à tous les philosophes, qui se firent un devoir de discréditer la douleur. Pour eux, l'homme le plus parfait était le plus insensible, et lorsque, par condescendance pour l'infirmité humaine, ils permettaient le chagrin, ils ne manquaient pas d'ajouter que le plus court est le meilleur. Sous prétexte de montrer quelles sont les véritables exigences de la nature, ils proposaient à l'homme l'exemple des animaux : Voyez, disait Sénèque, les bêtes sauvages qui, après avoir suivi la trace de leurs petits perdus, ne tardent pas à déposer leur fureur ; les oiseaux, après avoir voltigé quelque temps autour de leur nid dévasté, s'apaisent bientôt et reprennent leur vol accoutumé ; si l'homme conserve plus longtemps le regret de ses enfants, c'est qu'il s'afflige non pas à proportion, de ce qu'il sent, mais de ce qu'il veut sentir. Singulier exemple à proposer aux hommes que celui des brutes ! Mais c'est précisément la grandeur de l'homme de pouvoir souffrir plus longtemps et de tenir à sa souffrance. L'homme le plus grand n'est pas le plus insensible, mais bien plutôt celui qui unit à un haut esprit la sensibilité la plus délicate ; l'âme la plus ferme n'est point celle qui repousse la douleur, mais bien celle qui est assez consistante pour la conserver. Les anciens prétendent toujours nous interdire la douleur comme indigne de nous, quand elle est au contraire une partie de notre dignité. Quel est l'homme que nous estimons, celui qui reste indifférent à la perte d'une personne qui lui a été chère, ou celui qui lui consacre de longs et douloureux regrets ? Bien plus, nous enlever nos regrets, ce serait non seulement nous dégrader, mais nous faire changer de malheur. Notre regret est tout ce qui nous reste de la personne aimée, et c'est pourquoi nous aimons notre blessure. Si un dieu nous proposait d'effacer en nous notre peine, nous repousserions avec horreur ce prétendu bienfait. Vous voulez enlever à l'exilé ses poignants souvenirs, mais il y tient comme à la seule chose qu'il ait emporté de sa patrie. Une mère ne se croirait-elle pas déshonorée, ne serait-elle pas épouvantée si elle s'éveillait subitement un jour avec le sentiment qu'elle ne regrette plus l'enfant qu'elle a perdu ? La plus humiliante affliction ne serait-elle pas de n'être plus affligé ? Si donc on peut louer la philosophie antique d'avoir contenu les emportements de l'âme, il est permis de mépriser les conseils injurieux pour la nature et la dignité humaines, par lesquels elle nous invite à l'oubli et à une insensibilité qui ne serait qu'un égoïsme infidèle. Ce n'est pas à la raisonnable philosophie qu'il appartient d'opprimer en nous les plus respectables mouvements du cœur ; il faut laisser faire cela à l'inintelligente et. fatale puissance du, temps, qui se charge jour par jour, et comme flot par flot, de submerger les humaines douleurs. Quand on a longtemps vécu au milieu de cette philosophie prétendue consolatrice et qu'on a parcouru tous les préceptes outrés, pointilleux, inhumains, on se sent l'esprit tout rafraîchi chaque fois qu'on rencontre sur son chemin de simples et naturelles paroles, comme il en échappe souvent aux malheureux qui ne veulent pas se laisser consoler. Combien la nature est non seulement plus charmante, mais encore plus vraie, mieux avisée, plus logique que les plus forts logiciens ! De même que l'enfance souvent, par une réponse ingénue, déconcerte les plus savants discoureurs, ainsi la douleur trouve quelquefois à l'encontre de la philosophie le mot le plus juste et qui ne souffre pas de réplique. Sans le vouloir, sans le savoir, l'affliction naïve saisit le défaut des plus beaux raisonnements, et la malice souvent est moins redoutable. Je voudrais bien savoir ce que répliqua à Sapho le sage qui lui démontrait que la mort vaut mieux que la vie et auquel la poétesse répondit : Mais pourquoi donc alors les dieux se sont-ils réservé l'immortalité ? L'impatience aussi peut trouver le mot vrai ; à un stoïcien qui montrait à l'orateur Hérode Atticus affligé par la -mort de sa femme tous les mérites de l'impassibilité, qu'on appelait en termes d'école l'apathie, celui-ci répondit : Avec votre apathie, vous voulez donc faire de moi une souche insensible. Qu'y avait-il à répondre à un pauvre Laconien se défendant contre une gronderie philosophique et disant : Ce n'est pas moi qui volontairement verse des larmes, c'est la nature qui me les arrache. Voici un mot plus profond de Solon, qui était, lui, un philosophe, mais un philosophe non encore desséché par la prétendue sagesse des écoles. Après la mort de ses enfants, un sage lui reprochait de pleurer, ajoutant que cela ne servait à rien ; il répondit : C'est précisément parce que cela ne sert à rien que je pleure. Mais le plus beau mot, qui réduit le mieux à néant les froides objurgations de la philosophie antique, est celui d'Euphratès s'écriant : Ô philosophie, que tu es tyrannique ; tu m'ordonnes d'aimer, et, quand je perds ce que j'aime, tu me défends de pleurer ! La nature, on le voit, se charge toute seule de réfuter les systèmes qui lui font violence ; elle n'oppose pas toujours des raisons à des raisons ; elle réfute en résistant. Les plus savantes contraintes ne peuvent rien sur elle ; heureuse indocilité sans laquelle depuis longtemps elle eût été déformée ou étouffée par les indiscrètes entreprises de tous les dogmatismes. Mais on a beau faire peser sur elle d'étroites et impérieuses formules, elle les rompt et passe au travers, comme le brin d'herbe disjoint le rocher qui l'accable. C'est ainsi qu'elle a défendu ses, droits à la douleur, se montrant en cela non seulement plus forte, mais plus sage que les philosophes ; car, pour supprimer la douleur, il faudrait d'abord supprimer la sympathie, l'amitié et tous les sentiments qui sont le lien de la société humaine. II Quand on a relevé les erreurs et les excès de cette littérature consolatrice, le faste doctrinal, les raisonnements outrés, les subtilités inopportunes et toute cette chimérique espérance qui se flatte de prendre la douleur dans les filets de la dialectique, il faut se hâter de mettre en lumière ce qu'il y eut de grand, de délicat, d'efficace dans cette entreprise des philosophes, de toutes la plus difficile et qui mérite plus qu'une autre l'indulgence, parce qu'il n'en est pas où la nature des choses oppose à la persuasion de plus invincibles obstacles. Le désespoir ne serait pas le désespoir s'il cédait aisément à des discours, et le malheur ne serait plus le malheur, si l'on pouvait le dédommager par de l'éloquence. Aussi n'est-ce pas sans injustice qu'on reproche à la sagesse antique de n'avoir apporté à la douleur que des consolations impuissantes. Elle pourrait répondre que ce n'est point sa faute s'il est sur la terre des douleurs inconsolables et qu'on ne peut lui savoir mauvais gré d'avoir tenté l'impossible. Si la destinée humaine est souvent rude, s'il est des malheurs qui n'admettent pas de soulagements, si enfin, après comme avant les plus beaux discours, les choses restent ce qu'elles sont en effet, la philosophie n'en est pas responsable, ne pouvant changer en douceurs les amertumes de la vie, quand Dieu et la nature ont voulu que ces amertumes ne pussent être corrigées. Reprocher à la philosophie de n'offrir au malheur que des paroles vaines est aussi peu juste que la traiter de haut, comme on fait souvent, parce qu'elle n'a pas encore résolu le problème de l'univers. Si l'univers est difficile à pénétrer, la science n'est pas ridicule de le mal comprendre ; si les douleurs sont inconsolables, elle est excusable de les avoir mal consolées. Elle a fait ce qu'elle a pu faire et n'a péché que par un excès de zèle qui l'aveuglait sur la valeur des arguments dont s'armait son impuissance. Serait-ce se montrer trop indulgent pour la philosophie de reconnaître même que, dans ses travaux séculaires, elle a fait effort pour tirer complaisamment le meilleur parti de ce qui est, dans le monde physique et dans le monde moral. Bien loin de se faire l'accusatrice des apparents désordres de l'univers et de l'humaine destinée, elle a cherché le plus souvent, avec une respectueuse débonnaireté, tout ce qui pouvait témoigner en faveur d'un ordre raisonnable et bienfaisant ; elle n'a guère fait ressortir que les raisons d'admirer, d'obéir, d'adorer ; elle a mis sa gloire à pallier les duretés de la nature, allant dans ses complaisantes explications jusqu'à nier quelquefois le malheur des hommes, pour qu'ils ne fussent pas tentés de s'en irriter. Sachons donc respecter même les inutiles entreprises de la philosophie sur la douleur, comme on respecte le zèle du médecin qui essaye encore son art sur un mal incurable. Il est équitable aussi de remarquer en passant que la subtilité dans les consolations n'est pas un défaut propre aux anciens, et que bien souvent les philosophes modernes n'ont pas trouvé des raisons meilleures. Nous ne citerons qu'un exemple, le plus illustre que nous puissions choisir. Descartes voulant consoler un ami, un militaire jadis mutilé à la. guerre, qui venait de perdre un frère tendrement aimé, lui démontre dans une lettre consolatoire, en bonne forme logique, qu'ayant autrefois supporté sans se plaindre la perte d'une main, il peut, à plus forte raison, supporter celle d'un frère, et il ose lui faire le beau raisonnement que voici : Il y a, ce me semble, beaucoup de rapport entre la perte d'une main et d'un frère : vous avez ci-devant souffert la première sans que j'aie jamais remarqué que vous en fussiez affligé ; pourquoi le seriez-vous davantage de la seconde ?... Il est certain que vous la pouvez mieux réparer que l'autre, en ce que l'acquisition d'un fidèle ami peut autant valoir que l'amitié d'un bon frère. Bizarre raisonnement qui fait bien voir combien est vraie la grande maxime de Descartes : Ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Est-il donc plus difficile de consoler que de faire le Discours de la méthode[18] ? Il ne faudrait pas croire non plus que les anciens fussent toujours aussi froids et tranchants qu'ils le paraissent dans leurs raides théories sur la douleur et dans leurs fastueux principes. En morale, les principes toujours semblent durs, parce qu'ils sont absolus, qu'il est dans leur nature de ne tenir compte ni des personnes ni des circonstances. A force de vouloir tout y condenser, on leur donne une rigidité blessante. Mais dans la pratique de la vie, l'esprit trop concentré de ces formules, quand il était délayé dans le langage ordinaire, n'avait plus la même âpreté. La bienveillance, la compassion, l'amitié, et, à défaut de ces sentiments, le simple bon sens, savaient mesurer la dose de philosophie que pouvait supporter le malheureux. Les anciens, les Grecs surtout, étaient hommes ; rien de ce qui est bienséant ne leur était inconnu, et, s'ils n'ont pas eu leurs pareils pour les subtilités de l'esprit, on n'a rien à leur apprendre non plus sur les délicatesses du cœur. Cicéron, leur interprète, disait : Comme dans les plaidoiries nous n'assujettissons nos discours ni aux mêmes règles ni à la même disposition, mais que nous les accommodons aux temps, aux personnes, et à la nature des affaires, ainsi dans les consolations des affligés il faut voir quel remède chacun d'eux peut supporter[19]. Certains principes n'avaient cours que de philosophe à philosophe ; il en était d'autres plus acceptables, qu'on pouvait, en les noyant dans de douces paroles, faire admettre aux moins savants. La méthode, disait Sénèque[20], doit être subordonnée au caractère des personnes. Il y avait donc bien des nuances à observer que les Grecs n'ont pas méconnues. D'autre part, ils ne se méprenaient pas sur la valeur de leurs discours et modestement offraient à la douleur, non un remède, mais une diversion[21]. Enfin ils épiaient l'occasion favorable, et, malgré toute la foi qu'ils avaient en leur sagesse, ils la déclaraient impuissante si elle n'était opportune. Le plus souvent, on laissait passer la première tempête de la douleur. Ainsi Sénèque attend trois ans avant de rien tenter sur l'opiniâtre douleur d'une mère, de Marcia, la fille de l'illustre Crémutius Cordus ; de même, Plutarque ne se hâte pas d'adresser sa lettre à son ami Apollonius, qui avait perdu son fils, parce que, dit-il, il n'eust pas esté à propos, sur l'heure mesme de son trespas, aller devers toy pour te presi cher lors que et ton corps et ton âme estoient de tout point accablez soubs le faix d'une calamité si estrange. Mais en revanche, quand lui-même perd sa fille, il écrit aussitôt sa célèbre consolation à sa femme, parce que dans cette occurrence il eût été aussi malséant d'attendre qu'il eût été indiscret dans l'autre cas de n'avoir pas attendu. La philosophie savait donc choisir son moment ; elle avait ses précautions, ses accommodements, la crainte d'importuner. Il faut savoir gré à cette rude grondeuse d'avoir souvent mêlé la bonté à la brusquerie et surtout de n'avoir présenté la coupe au malade que dans l'instant favorable où celui-ci offrait les lèvres. Les anciens, sans accorder à leurs ingénieux raisonnements plus de confiance qu'ils n'en méritaient, ont senti que ce qui importe le plus dans la consolation, c'est de parler à la douleur qui aime qu'on la plaigne. Ils savaient que les raisons sont moins touchantes que les condoléances de l'amitié. Quand les philosophes nourris dans les écoles ne l'auraient pas su, ils l'auraient appris des personnages de théâtre qui, dans les pièces d'Euripide et même dans celles de Ménandre, répètent si souvent, au milieu de leurs plaintes, que dans le malheur douces sont les paroles d'un ami comme est doux un visage bienveillant, et qu'il faut à l'affligé un ami, comme au malade un médecin. Si fréquentes étaient ces maximes au théâtre que Stobée a pu en faire tout un chapitre de son Florilegium sous ce titre : que les infortunés ont besoin de condoléances. Aussi, quand Cicéron 'répond à l'éloquente lettre de Sulpicius, il déclare à plus d'une reprise qu'il a été surtout sensible aux paroles qui prouvent que le consolateur partage sa douleur et à la manière dont il est entré dans sa peine, societas ægritudinis. C'est pourquoi il est bien inepte le langage de certains philosophes, stoïciens pour la plupart, qui pour rester fidèles à ce grand principe de l'école, à savoir que la pitié est une faiblesse, viennent dire au malheureux, avec une docte puérilité cachée sous un front d'airain, qu'ils viennent le guérir et non le plaindre[22] ; et je ne sais si jamais orateur a fait un plus sot exorde que le philosophe Aristippe commençant ainsi un discours consolateur : Ne va pas croire au moins que je veuille ajouter ma douleur à la tienne[23]. L'histoire ne dit pas comment ce discours a été reçu, mais chacun sent comment il aurait dû l'être, et, si l'affligé n'a point tourné le dos à cet impertinent pédantisme, ce fut de sa part une preuve méritoire de politesse attique. La compassion, voilà la plus sûre des consolatrices ; les paroles qui échappent à la pitié, si peu étudiées qu'elles soient, sont celles qui vont le plus avant dans le cœur. La douleur ne souffre pas qu'on la méprise, qu'on la gronde, encore moins qu'on la nie ; elle veut être comprise, flattée, caressée même ; surtout elle ne laisse pas opprimer sous un appareil logique. Les démonstrations savantes, les arguments pointus ne font que l'irriter et l'irritent justement, car la plupart de ces arguments, à les bien considérer, reviennent à dire : Êtes-vous fou d'être malheureux ? Aussi de toute cette éloquence consolatoire rien ne devait plus toucher l'affligé et rien ne touche plus le lecteur aujourd'hui encore, que les paroles simples par lesquelles l'auteur quelquefois s'associe au deuil d'un ami, paroles qu'on ne peut ni louer ni citer, précisément parce qu'elles sont trop simples. Tous ces grands écrivains si fiers de leur science et de leur style ne se doutaient pas que leurs plus efficaces pensées étaient celles qui ne demandent pas de talent et qu'une bonne âme peut trouver. C'est là sans doute une conclusion bien modeste, quand il s'agit d'un genre de littérature illustré par de beaux génies, mais cette conclusion a du moins le mérite de ne décourager personne, car, si l'éloquence est le privilège du petit nombre, la bonté est à la portée de tous. La condoléance n'était pas le seul adoucissement qu'apportaient les lettres consolatrices. N'était-ce pas aussi un sujet de triste et légitime orgueil pour un affligé de recevoir d'un écrivain renommé une épître où son malheur était orné, où l'on jetait sur son deuil comme des fleurs funéraires avec tous les parfums de la poésie et de la rhétorique. Les anciens n'avaient pas comme nous le cœur fermé aux grâces apprêtées du langage. Pour eux, pour les 3 Grecs surtout, la rhétorique avait encore des charmes et des surprises. Outre que l'affligé pouvait être fier des grandes et nouvelles pensées qu'il avait inspirées, il se laissait distraire, ne fût-ce que par la musique des périodes harmonieuses. Son esprit s'éveillait et sortait de sa torpeur, comme l'enfant qui souffre ouvre les yeux au bruit du hochet argentin. Peut-on penser, par exemple, que Marcia fut insensible à la lettre où Sénèque avait entassé pour elle les plus rares nouveautés de son éloquence, et, à supposer même que la réserve de cette matrone souffrît de voir sa discrète douleur étalée dans un écrit aux yeux de tout l'empire, ne devait-elle pas éprouver quelque lugubre plaisir à voir retracer, dans un si beau langage, l'héroïsme de son père et les jeunes vertus du fils qu'elle pleurait ? De même, quand Helvia reçut de son fils, alors exilé, la belle lettre où il cherchait à la consoler de son propre exil, elle fut sans doute moins touchée de ses raisons que de son talent, et les meilleures consolations, on peut le croire, furent celles qu'elle trouva dans son orgueil maternel. Tel était, dans l'antiquité, le charme secret du style, que de grands écrivains ne trouvèrent rien de mieux, dans leur douleur, que de recourir à leur propre éloquence, et parvinrent à calmer leur désespoir en le dépeignant. Le poète Antimaque, après la mort de sa femme, dans une élégie composée pour lui-même, recueillit toutes les illustres adversités les plus semblables à la sienne, trouvant sans doute un triste plaisir à bercer ainsi sa douleur en vers mélodieux. C'est à sa propre éloquence plus qu'à sa philosophie que Cicéron demanda un secours efficace après la mort de sa chère Tullia. Ce malheur domestique, survenu après tous les malheurs de là patrie, avait accablé cette âme délicate dont le désespoir toucha à la folie. Il rêva de rendre à sa fille des honneurs divins, il lui prépara une apothéose, il choisissait déjà un emplacement où il pût lui élever mieux qu'un sépulcre, un temple ; mais ni ses projets de pieuse magnificence, ni les lettres de ses amis, ni celles de ses ennemis, ni les exhortations empressées des philosophes ne l'avaient calmé, lorsque la pensée lui vint d'écrire sur sa propre douleur, d'embellir pour son usage les raisons données, par les sages antiques, d'élever ainsi à sa fille un monument plus durable que le marbre de Sicyone qu'il avait déjà commandé, de jeter enfin sa douleur hors de lui, pour pouvoir la contempler dans son expression exquise, sous ces formes oratoires admirées de tous, mais qui ne paraissaient à personne plus admirables qu'à lui-même. Ainsi, dans ces lettres consolatoires, la rhétorique avait autant de bienfaisant pouvoir que la philosophie. Non seulement elle rendait le malheur plus supportable en le décorant, mais encore, par le soin qu'elle prenait de célébrer le défunt dans un langage qui paraissait devoir être immortel, elle offrait à la douleur la plus douce satisfaction et la plus flatteuse espérance, parce que la douleur est toujours ambitieuse pour l'objet de ses regrets. Tout n'était pas inefficace dans ces discours consolateurs qui, entre autres effets, ont contraint l'affliction à se montrer décente. Les philosophes n'ont pas eu tort de blâmer l'expression désordonnée et furieuse de la douleur. Ici, il faut se figurer le caractère des populations antiques et méridionales, si sensibles, si déraisonnables, si tragédiennes. Dans l'Iliade, les héros affligés se roulent dans la poussière, poussent des cris sauvages et s'arrachent les cheveux. On regardait comme un strict devoir de se mettre en sang, d'offrir aux morts comme une partie de soi-même. Les plus modérés et les plus prudents, pour obéir à l'usage, se croyaient obligés de mettre en pièces au moins leurs vêtements. Dans les tragédies d'Euripide, on entend souvent des vers tels que ceux-ci : Déchirez votre visage, faites ruisseler le sang de vos joues, tels sont les honneurs que les vivants doivent aux morts. On peut aussi se faire une idée de ces violences en se rappelant certaines coutumes mensongères imitant les véritables. Dans les funérailles, on avait des pleureuses à gages dont le métier consistait à s'arracher les cheveux avec quelque vraisemblance et à pousser, selon le prix donné, des lamentations plus ou moins perçantes. En un mot, la douleur la plus méritoire était celle qui atteignait la démence ou celle qui imitait la démence. Quelquefois, un peuple tout entier allait jusqu'à la folie. Ainsi le jour où l'on apprit la mort de Germanicus, la foule lapida les temples, renversa les autels ; plusieurs jetèrent dans les rues leurs dieux lares et exposèrent les nouveau-nés pour n'avoir plus rien à démêler avec le ciel[24]. Souvent il en était de même dans les catastrophes privées. Si grand fut le mal que partout les législateurs firent effort pour interdire les démonstrations d'un deuil exagéré. Les Lyciens avaient même fait une loi qui défendait de pleurer les morts autrement qu'en habits de femme. Mais ni les lois de Solon, ni celle des Douze-Tables à Rome[25] ne purent corriger les fausses idées que le peuple s'était faites sur les bienséances funéraires. C'est la philosophie qui par de mâles leçons, en répétant que la douleur est une faiblesse, en montrant, par exemple, que les femmes sont plus faibles que les hommes, les barbares que les Grecs, parvint à introduire des usages plus décents, et par le soin particulier qu'elle a pris d'insister sur ce point qu'une douleur modérée, contenue, bienséante fait plus honneur au défunt, elle discrédita les lamentations. Quand elle n'aurait apaisé que les gestes et les cris, elle n'aurait pas fait peu pour apaiser les âmes. Cette littérature consolatrice eut une autre efficacité en quelque sorte préventive. Si elle ne consolait pas le malheur présent, elle préparait les hommes à mieux recevoir le malheur futur. En répandant une foule de pensées graves sur la vie, et sur la mort, en les présentant non pas dans leur froide généralité, mais à propos d'un fait particulier plus ou moins dramatique qui rendait ces pensées plus compréhensibles et plus touchantes, la philosophie accoutumait les hommes à réfléchir sur la condition humaine, à se familiariser avec ses fatales nécessités, à se rendre ainsi capables de faire bonne contenance, le moment venu. La légèreté des Grecs avait besoin de ces salutaires avertissements. Ce peuple jeune, vif, enivré de plaisir et de politique, tout aux joies de la vie, risquait toujours d'être accablé par le malheur, pour n'y avoir point pensé d'avance. La religion ne s'étant point chargée de son éducation morale, c'était aux sages à faire d'utiles et communes admonestations sur les tristesses de la vie. Les poètes mêmes, les poètes tragiques surtout, quelquefois les comiques, faisaient entendre sur la scène les enseignements qui, dans les temps modernes, descendent de la chaire. En Grèce, tout le monde prêchait, précisément parce que personne n'en avait la mission. Pour ces sortes de prédications sur l'humaine destinée, il n'était pas d'occasion meilleure que ces lettres adressées à un affligé, adressées aussi au public, où l'on entassait, sous forme de consolation, tout ce que la sagesse des écoles avait trouvé de bons conseils et de fortes résolutions, où le philosophe, renonçant aux discussions savantes, se faisait populaire et, par une méthode plus persuasive, ajoutait aux bons principes de beaux exemples, soit en racontant les catastrophes illustres, soit en proposant pour modèles ceux qui les avaient noblement supportées. Mais le principal but de la philosophie était d'accoutumer les hommes à de sérieuses méditations, à réfléchir sur leur condition, pour leur épargner non pas le malheur, mais la surprise du malheur. Elle voulait, pour employer un mot de Montaigne, ôter à la mort son étrangeté et se la domestiquer à force d'y penser. Les philosophes faisaient devant un peuple léger ce que Bossuet n'a cessé de faire au milieu d'une cour dissipée où, selon ses propres expressions, l'amour désordonné des douceurs que goûtent les grands dans une vie pleine de délices, détournant leurs yeux de dessus la mort, fait qu'ils tombent entre ses mains sans l'avoir prévue. De là dans les consolations antiques tant de lieux communs, alors nouveaux, sur la misère humaine, sur la nécessité d'y penser, tant d'images semblables à celle où l'on représente Prométhée formant l'homme d'un limon détrempé avec des larmes ; de là ces conseils, pour nous un peu trop simples, où il est recommandé de regarder autour de soi les afflictions d'autrui, d'écouter le bruit de tous les coups du sort qui frappe à côté de nous et nous avertit de ce qui nous menace. Pour tout dire en peu de mots, la philosophie faisait à sa manière ce que fit un jour Solon, qui conduisit un de ses amis au haut de la citadelle d'Athènes, et lui montrant de la main les maisons de la ville lui dit : Songe ce qu'il y a eu déjà de chagrins en ces demeures, combien il y en a encore en ce moment. C'est par ces considérations et d'autres pareilles que les consolateurs essayaient d'émousser d'avance les traits de la fortune et la pointe de la douleur. Enfin le mérite suprême de la philosophie consolatrice a été do proposer à la douleur physique ou morale, avec une éloquence souvent sublime, le remède par excellence, celui qu'aucun autre ne remplace, sans lequel tous les autres ne peuvent avoir de vertu, je veux dire la patience. Elle est, pour le malheur, sinon la seule ressource, du moins l'indispensable refuge. Que peut-on opposer à la nécessité, si ce n'est la résignation ? Toutes les autres raisons données par la philosophie ne servent qu'à couvrir cet argument unique. Tout le reste n'est que brillant accessoire et que fleurs. Quand un sévère examen a effeuillé toute cette décevante floraison de l'éloquence et de la poésie, vous n'avez plus dans la main que cette tige qui peut être un soutien. Le mérite de la philosophie n'a pas été sans doute de
trouver cet argument qui n'était point difficile à rencontrer, puisqu'il n'en
est pas beaucoup d'autres ; le mérite est de l'avoir accrédité, de l'avoir
fait bien comprendre et, par des explications tantôt savantes, tantôt
simplement persuasives, de l'avoir fait aimer. Chacun, selon sa doctrine, prêcha
la soumission soit à la loi du destin, soit aux ordres de Dieu. On en vint
même à considérer le malheur comme une épreuve de la vertu, comme une faveur
céleste, un privilège que La patience alla plus loin encore ; elle eut ses ivresses d'obéissance et de soumission à l'ordre divin. Elle marcha au devant du malheur, elle l'appela ou se plaignit de n'être pas assez éprouvée. Le philosophe Démétrius, frappé d'un coup imprévu, disait : Dieux immortels, je n'ai contre vous qu'un sujet de plainte : c'est de ne m'avoir pas fait connaître plus tôt votre volonté. J'aurais eu la joie de prévenir vos ordres, que maintenant je ne fais que suivre. Voulez-vous prendre mes enfants ? c'est pour vous que je les ai élevés. Voulez-vous quelque partie de mon corps ? choisissez Voulez-vous ma vie ? il ne me coûtera pas de vous rendre te que je tiens de vous. J'aurais mieux aimé vous l'offrir. Qu'est-il besoin de ravir ce que vous pourriez accepter ? mais quoi, on ne ravit qu'à celui qui résiste. Contre moi, il ne peut y avoir ni contrainte ni violence. Je ne suis pas l'esclave de Dieu, j'adhère d'avance à sa volonté[27]. L'ardeur de l'obéissance s'exalte ici jusqu'aux reproches. Singulier état de l'âme qu'on ne peut dépeindre qu'avec des mots qui semblent se contredire : La patience s'impatientait de ne pouvoir déployer toute la bonne grâce de sa vertu. Cependant, il est naturel qu'avec le temps on ait peu à peu démêlé la faiblesse de ces raisons consolatoires et que la plupart aient de siècle en siècle perdu de leur crédit. Autrefois, leur nouveauté plus ou moins surprenante pouvait donner à l'esprit une salutaire secousse ; mais, quand l'accoutumance les eut émoussées, elles glissèrent sur les âmes sans les pénétrer. On les connaissait trop pour s'en laisser charmer encore. Outre que les philosophes errants les avaient colportées avec un .zèle qui n'était pas toujours discret, les rhéteurs, dans leurs traités didactiques, avaient compromis l'art de consoler en révélant ses artifices. Nous avons encore quelques-uns de ces traités où sont rangés par ordre les lieux communs auxquels un orateur peut recourir selon que le défunt est un enfant, un jeune homme, un vieillard, où l'on fournit même des moyens évasifs : si vous avez peu de chose à dire de la personne, étendez-vous sur la noblesse de sa famille ou sur les beautés de sa ville natale. Le rhéteur va jusqu'à enseigner au consolateur quel style convient à telle ou telle partie de son discours : ici soyez simple, là brillant, plus loin sublime ; ici ne manquez pas de donner à vos regrets une vivacité croissante. Tout cela est si minutieusement classé, si bien rangé par paragraphes qu'un lecteur lettré savait d'avance exactement ce que le consolateur lui dirait un jour ; le malheur venu, l'affligé aurait pu réciter au philosophe ce que celui-ci venait lui dire[28]. L'art n'eut plus de pouvoir quand il fut devenu une routine prévue ; la douleur fut défiante quand elle sut qu'il y avait des préceptes pour la tromper. En un mot, la vieille médecine morale ne guérissait plus, parce que ses remèdes étaient éventés. Aussi, sous l'empire, Pline le Jeune, plongé dans le deuil et demandant des secours à un ami, lui déclare qu'il ne veut pas de ces réflexions communes qui courent le monde, qu'il lui faut des raisons qu'il n'ait pas entendues ni lues dans un livre : Donnez-moi de hautes pensées, des pensées nouvelles, nova aliqua sed magna[29]. Au moment où Pline exprimait ses dégoûts en demandant des pensées nouvelles, son vœu, sans qu'il s'en doutât, était déjà rempli autour de lui par le christianisme naissant qui, sans répudier entièrement les idées antiques, sans renoncer aux usages de la rhétorique traditionnelle, ranimait la vertu mourante des anciens préceptes par une ardeur inconnue et en apportait de nouveaux. Le christianisme primitif simplifia l'art de consoler. L'image de la croix le dispensait de tous les raisonnements sur la douleur. Par cela qu'il méprisait le néant de tous les biens terrestres et la vanité des attachements humains, il n'eut pas la peine de subtiliser, comme autrefois les philosophes, pour prouver que le malheur est tolérable ; n'attendant rien de la vie, il n'avait point à en justifier les misères ; enfin en faisant resplendir le dogme de, l'immortalité jadis vaguement entrevu, il fit de la douleur présente le gage de la félicité future et trouva dès lors un plus facile accès auprès de toutes les âmes, pour avoir remplacé le raffinement logique par la simplicité de la foi, les raisons par des espérances et les arguments par des promesses. |
[1] Le deuil, ch. 1.
[2] Odyssée, IV, 220.
[3] De re rustica, 160.
[4] Épîtres, I, 1, 34.
[5] Saint Augustin, Confessions, IX, 12.
[6] Cicéron, Tusculanes, III, 34.
[7] Aureolus... ad verbum ediscendus libellas. (Cicéron, Académ., II, 44.)
[8] Vies des dix orateurs, I.
[9] Un homme heureux ne se souciera pas d'entendre un philosophe... mais que sa femme, ou son fils, on son frère vienne à mourir, oh ! alors, il appellera le philosophe pour en obtenir des consolations. (Dion Chrysostome, Discours, XXVII).
[10] Voir quelques-unes de ces raisons dans Cicéron, Tuscul., V, 38-41, et dans Sénèque, fragments, De remediis fortuitorum, XII, édit. Haase, Teubner.
[11] De l'exil.
[12] De l'exil, ch. 6.
[13] Consol. à Helvia.
[14] Sénèque semble le reconnaître lui-même : Partem mali audire solatia. (Consolation à Marcia, 5.)
[15] Omnia in consolationem unam conjecimus. (Tusculanes, III, 31.)
[16]
Un lecteur attentif n'aurait pas de peine à retrouver ces arguments divers dans
[17] Ainsi fait Sénèque s'adressant à Mercie. Il n'oserait, dit-il, lui offrir une consolation philosophique, si elle n'était pas plus qu'une femme : Nisi te scirem longe ab infirmitate bris animi... (Ch. I.) Mais, bien qu'elle ait un cœur viril, dit-il encore, comme elle est femme, il commencera par des exemples. (Ch. 2.)
[18] Voir aussi la lettre de Pascal à sa sœur sur la mort de leur père, édition de M. Havet, t. II, p. 235.
[19] Cicéron, Tusculanes, III, 33.
[20] Sénèque, Cons. à Marcia, 2 : aliter cum alio agendum est.
[21] Ad alia
mentem traducere. (Tuscul., III, 31.)
[22] Ou bien, comme dit Sénèque : Tu attends des consolations ; je t'apporte des reproches. (Lettre 99.)
[23] Élien, Var. hist., VII, 3.
[24] Suétone, Caligula, 5.
[25] Mulieres genas ne radunto. (Voir De legibus, II, 23.)
[26] Cette idée, devenue chrétienne, ne fut pas toujours aussi bien accueillie par les chrétiens que par les anciens philosophes. Un bon religieux dit un jour au malheureux Scarron : Je me réjouis avec vous, monsieur, de ce que le bon Dieu vous visite plus souvent qu'un autre. — Eh ! mon Père, répondit Scarron, le bon Dieu me fait trop d'honneur.
[27]
Voir Sénèque, De
[28] Verba nota. (Ovide, Epist. ex Ponto, IV, II, 12). Scio pertritum esse. (Sénèque, lettre 63). Je rougirais de te donner de ces leçons bonnes pour le vulgaire. (Julien, lettre 37).
[29] Pline le Jeune, Lettres, I, 12.