APERÇU DE L’HISTOIRE DE L’ÉGYPTE

Depuis les temps les plus reculés jusqu’à la Conquête Musulmane.

 

PÉRIODE PAÏENNE.

 

 

Les rois nombreux qui, pendant la durée de la période païenne, ont successivement paru sur le trône, sont distingués entre eux par groupes qu’on appelle dynasties. Quand la dynastie est indigène, elle prend le nom de la ville qui a été choisie pour siége officiel du gouvernement, et nous avons ainsi des dynasties Memphites, Thébaines, Eléphantines, Tanites, selon que les rois siégeaient à Myt-Rahyneh (prov. de Gyzeh), à Médinet-Abou (prov. de Qéneh), à Gésyret-Asouan (prov. d’Esneh), à Sân (prov. de Charqyeh). Quand, au contraire, la dynastie n’est pas nationale, je veux dire quand elle est venue du dehors et qu’elle a été imposée par la conquête, elle s’appelle alors du nom de la nation qui s’est emparée de l’Égypte, et nous avons des dynasties éthiopiennes, persanes, grecques et romaines. Depuis les premiers âges de la monarchie égyptienne jusqu’à ces derniers jours, on compte TRENTE-QUATRE de ces dynasties. Le point de départ de toute description des monuments comme de tout récit de la période païenne, est donc le partage préalable des rois égyptiens en trente-quatre grandes divisions correspondant à des familles royales et distinguées entre elles par les villes choisies pour être, du temps de ces familles, la capitale de l’Égypte.

Avant de commencer l’histoire de ces trente-quatre dynasties, il convient de jeter rapidement un coup d’œil sur les matériaux dont la mise en œuvre a pour résultat la reconstruction de la période païenne. On en connaît de trois sortes :

Les premiers, par la valeur et la quantité, sont les monuments égyptiens eux-mêmes, temples, palais, tombeaux, statues, inscriptions[1]. Aucune autorité n’a plus de poids, puisque les monuments ont l’avantage d’avoir été les incontestables témoins des évènements qu’ils racontent. Il n’y a pas bien longtemps encore, les monuments étaient, à la vérité, loin de posséder le crédit dont ils jouissent aujourd’hui. En effet, le secret de la mystérieuse écriture qui les couvre était perdu, et il était difficile de voir alors dans une antiquité égyptienne autre chose qu’un objet privé de sa signification propre, et par conséquent sans intérêt. Mais, il y a quarante ans environ, un homme de génie s’est révélé qui a réussi à force de pénétration à faire luire la lumière la plus inattendue sur les ténèbres de l’écriture égyptienne. Cet homme de génie était Champollion. Par lui, les monuments égyptiens jusqu’alors muets ont fait entendre leur voix ; par lui le voile s’est déchiré, et l’ancienne Égypte, célèbre dans toute l’antiquité par sa sagesse et sa grandeur, nous est apparue comme autrefois. Les monuments égyptiens ne sont donc plus aujourd’hui des objets de vaine curiosité ; ils sont des pages de pierre où nous déchiffrons, dans une écriture que nous savons lire, l’histoire dont ils furent les contemporains.

Après les monuments, il est juste de placer une histoire d’Égypte qui avait été écrite en grec, environ 872 ans avant l’hégire[2], par un prêtre égyptien nommé Manéthon[3]. Certes, si ce livre nous était parvenu intact, nous ne posséderions pas de guide plus fidèle : égyptien de naissance et prêtre instruit non seulement dans les mystères de sa religion, mais encore dans les littératures étrangères puisqu’il savait le grec, Manéthon, en effet, était capable d’écrire un livre vraiment complet sur l’histoire de son pays, et la possession de ce livre serait aujourd’hui pour nous un véritable trésor. Mais l’ouvrage du prêtre égyptien a péri avec tant d’autres dans le grand naufrage de la littérature ancienne, et nous n’en possédons plus que quelques fragments conservés par des écrivains postérieurs. Tel qu’il est, Manéthon est encore cependant une (le nos autorités le plus souvent consultées, et on l’appelle avec raison l’historien national.

Derrière Manéthon et les monuments, on placera tous les renseignements de seconde main qu’on trouve épars çà et là dans les historiens grecs et latins. Parmi ces auxiliaires, on citera particulièrement : 1° Hérodote, historien grec qui visita l’Égypte vers l’an 1072 avant l’hégire[4] et qui nous a laissé une intéressante description de ce pays ; 2° Diodore de Sicile, autre voyageur grec qui, vers l’an 630[5], parcourut les bords du Nil, et comme Hérodote consacra à l’Égypte un chapitre spécial de son livre ; 3° Strabon, géographe grec à peu près contemporain du précédent, qui nous a donné les renseignements les plus utiles et les plus précis sur la géographie de l’Égypte ; 4° enfin Plutarque qui, vers 532 ans avant l’hégire[6], écrivit en grec un traité sur Isis et Osiris, que les découvertes de la science nous prouvent tous les jours être un écho fidèle des antiques traditions égyptiennes.

Après ces explications que j’ai crues nécessaires pour montrer tout à la fois, et la solidité de notre point de départ, et le crédit à accorder aux résultats que nous allons enregistrer, je diviserai les 34 dynasties en cinq grandes époques :

L’ANCIEN-EMPIRE, de la Ire à la XIe dynastie ;

Le MOYEN-EMPIRE, de la XIe à la XVIIIe dynastie ;

Le NOUVEL-EMPIRE, de la XVIIIe à la XXXIe dynastie ;

L’ÉGYPTE SOUS LES GRECS, XXXIIe et XXXIIIe dynasties ;

L’ÉGYPTE SOUS LES ROMAINS, XXXIVe dynastie ;

et je commencerai par l’Ancien-Empire l’histoire de l’Égypte pendant la période païenne.

 

CHAPITRE PREMIER. — ANCIEN-EMPIRE.

De Ire à la XIe Dynastie.

L’Ancien-Empire commence à la fondation de la monarchie égyptienne, 5626 ans avant l’hégire[7], et se termine à la XIe dynastie ; il dura 1940 ans.

L’époque où l’Égypte nous apparaît pour la première fois constituée en monarchie est tellement éloignée de nous que l’histoire n’y voit encore que des ténèbres. Par les progrès de la science appuyée sur des faits philologiques d’une incontestable valeur, on sait à la vérité que loin d’être arrivée du Sud en suivant le cours du Nil, la civilisation égyptienne anté-historique est au contraire venue de l’Asie. Mais à quelle époque la race que nourrit encore aujourd’hui le sol égyptien s’y établit-elle ? sous l’action de quelles circonstances se développa cette civilisation qui devait fournir une si étonnante carrière ? Ces problèmes sont probablement à jamais insolubles. Quoi qu’il en soit, toutes les autorités sont d’accord pour faire de Ménès le premier roi de la Ire dynastie égyptienne. Succéda-t-il, comme quelques-uns le pensent, à d’autres rois partiels, et fut-il celui d’entre eux qui, le premier, réussit à placer l’Égypte sous un sceptre unique ? C’est ce que l’absence de documents ne nous permet pas d’affirmer. Ce qui est certain, c’est que Ménès n’est pas un personnage fabuleux, bien que la grande figure du fondateur de la monarchie égyptienne ne nous apparaisse qu’à travers les nuages d’un passé si éloigné de nous qu’il semble appartenir en quelque sorte à l’enfance du genre humain.

Les trois premières dynasties auraient régné, si l’on en croit Manéthon, 769 ans. Les monuments qu’elles nous ont laissés sont rares. En les étudiant, on y remarque une certaine rudesse et une indécision de style qui laissent deviner qu’au moment où ils ont été exécutés, l’Égypte cherchait encore sa voie. Les trois dynasties que nous venons de nommer représenteraient donc cette période d’incubation que toutes les nations nous montrent à l’horizon de leur histoire.

A la IVe dynastie, 4857 avant l’hégire[8], l’histoire d’Égypte commence à sortir de l’obscurité dans laquelle elle a été jusqu’ici enveloppée, »et des monuments assez nombreux nous permettent déjà de préciser des faits. Le personnage qui domine cette époque est le roi qui Hérodote a nommé Chéops, et que les textes contemporains appellent Khoufou. Chéops fut, parait-il, un roi guerrier : c’est lui que les bas-reliefs de Ouâdy-Maghara (presqu’île du Sinaï) nous montrent châtiant les On, bédouins du temps qui inquiétaient les frontières orientales de la Basse-Égypte. Il fut surtout un roi constructeur. La plus grande et la plus remarquable des pyramides que possède l’Égypte est le tombeau de Chéops. Cent mille hommes qui se relayaient tous les trois mois furent, dit-on, employés pendant trente ans au gigantesque travail que ce roi ordonna. Assurément, il n’est pas au-dessus des forces de notre industrie moderne de refaire un monument semblable. Mais le problème difficile à résoudre, même de nos jours, serait de construire des chambres et des couloirs intérieurs qui, malgré les millions de kilogrammes qui pèsent sur eux, conserveraient à travers soixante siècles la plus parfaite et la plus étonnante régularité. — Quant à la place qu’occupe la IVe dynastie dans l’Ancien-Empire, on peut dire sans hésiter qu’elle en marque le point culminant. Au début de la quatrième dynastie se produit en effet un mouvement subit et extraordinaire. L’Égypte est désormais libre d’entraves, et nous voyons éclore tous les prodiges d’une civilisation sans pareille à ce moment dans le monde. Alors la société égyptienne est définitivement constituée. L’art a atteint son plein développement et monte à une hauteur que les plus brillantes époques dépasseront à peine. Des villes sont fondées. De grandes fermes enrichissent les campagnes. On y élève des milliers de tètes de bétail. Des antilopes, des cigognes, des oies sauvages y sont gardées en domesticité. Des moissons abondantes et soignées couvrent le sol. Une architecture élégante embellit les habitations. Là, le maître de la maison vit aimé et respecté des siens. Il cultive les fleurs ; des jeux, des danses sont exécutés devant lui. Il chasse et il pêche dans les nombreux canaux dont la contrée est sillonnée. De grandes barques aux voiles carrées flottent pour lui sur le Nil, instruments d’un commerce sans doute très actif. Partout l’Égypte nous apparaît alors dans l’épanouissement d’une jeunesse vigoureuse et pleine de sève. Cette admirable statue de Chéphren que possède le Musée dont S. A. Ismaïl-Pacha a enrichi la science et dans laquelle, malgré ses six mille ans, on doit voir un des morceaux les plus accomplis de la sculpture égyptienne, n’est-elle pas une œuvre de la IVe dynastie ? Ne sont-ce pas les pyramides qui ont mérité dans l’antiquité d’être rangées au nombre des sept merveilles du monde ?

Sous les deux premières dynasties, Thinis (Harabat-el-Madfouneh, prov. de Girgeh) et Memphis (Myt-Rahyneh) avaient été choisies pour être tour à tour le siége du gouvernement ; sous la Ve dynastie, c’est Éléphantine (Gezyret-Assouan), qui devient la capitale de l’Égypte. Cette famille royale ne se recommande à l’attention par aucun fait historique remarquable. On lui doit cependant quelques monuments qui méritent d’être signalés : le Mastabat-el-Faraoun, à Saqqarah (province de Gyzeh), et, dans la même nécropole, plusieurs tombeaux (l’un fini et d’une conservation admirables récemment découverts pendant les fouilles destinées à alimenter le Musée de Boulaq.

A la mort du dernier roi de la Vrac dynastie, une famille nouvelle parvint au trône. Manéthon la dit originaire de Memphis. Parmi les personnages célèbres qu’elle produisit, je nommerai la reine Nitocris et Apappus. La reine Nitocris, la belle aux joues roses comme l’appelle Manéthon, fut, dit-on, la femme la plus distinguée de son temps. Ayant eu à venger la mort de son frère qui avait péri assassiné, elle attira dans une galerie souterraine les coupables qu’elle voulait punir, et pendant les joies d’un repas, les eaux du Nil introduites secrètement les y noyèrent tous. Quant à Apappus, il fut, comme Chéops, un roi guerrier. A cette époque, les cataractes du Nil (surtout celle de Ouâdy-Halfa), n’offraient pas comme maintenant un insurmontable obstacle à la navigation, et vers le Sud, la frontière de l’Égypte était ouverte aux incursions des Ua-ua, peuplade remuante de nègres : Apappus réduisit ces ennemis à l’obéissance. Une peuplade inconnue de bédouins, celle des Herouscha, fut également soumise par les armes égyptiennes. Enfin, du côté du nord, des tribus hostiles reçurent d’Apappus le châtiment qu’elles s’étaient attirées par leurs agressions contre les ouvriers égyptiens préposés à l’exploitation des mines de cuivre de la presqu’île du Sinaï. Le nom d’Apappus est, d’ailleurs, fréquent sur les monuments égyptiens. On le trouve à Assouan, à El-Kab (province d’Esneh), à Kasr-es-Sayad (province de Qéneh), à Cheykh-Saïd, à Zawyet-el-Maïtin (province de Minyeh), à Saqqarah (province de Gyseh), à Sân (province de Charqyeh) ; on le rencontre aussi sculpté sur les rochers de Ouâdy-Maghara, et à Hamâmat, station de la route qui conduit de Qénch à Qosseir. Comme ce nom signifie en égyptien le géant, il est probable qu’il faut y chercher l’origine de la tradition qui donne à Apappus neuf coudées de taille. Il régna, dit-on, cent ans.

De la fin de la VIe dynastie au commencement de la VIIe, 436 ans s’écoulent, pendant lesquels les monuments sont à peu près muets. L’Égypte subit-elle une invasion de peuples encore inconnue à l’histoire, et Manéthon n’a-t-il tenu compte que des familles légitimes alors reléguées dans leurs capitales ? Sans doute, quand il s’agit de l’Égypte, l’idée d’une invasion doit être plus qu’autre part facilement admise. Par sa position géographique plus encore que par ses admirables ressources, l’Égypte a toujours attiré les regards du monde, et c’est pour elle une éternelle gloire, comme un éternel malheur, d’avoir été dans tous les temps convoitée. Mais quand les preuves nous font absolument défaut, il serait téméraire d’affirmer que l’espèce d’éclipse soudaine qui se manifeste dans la série des monuments, immédiatement après la VI dynastie, n’eut pas pour cause, soit une de ces crises de défaillance par lesquelles la vie des nations, comme celle des hommes, est quelquefois traversée, soit plutôt notre ignorance des lieux où les souvenirs des quatre dynasties qui nous occupent peuvent se rencontrer. On voit par là que le problème est un de ceux dont nos fouilles futures doivent se proposer la solution.

Ici se termine la période de dix-neuf siècles à laquelle le nom d’Ancien-Empire a été donné. Le spectacle qu’offre à ce moment l’Égypte est bien digne de fixer l’attention. Quand le reste de la terre est encore plongé dans les ténèbres de la barbarie, quand les nations les plus illustres qui joueront plus tant un rôle si considérable dans les affaires du monde sont encore à l’état sauvage, les rives du Nil nous apparaissent comme nourrissant un peuple sage et policé, et une monarchie puissante, appuyée par une formidable organisation de fonctionnaires et d’employés, règle déjà les destinées de la nation. Dès que nous l’apercevons à l’origine des temps, la civilisation égyptienne se montre ainsi à nous toute formée, et les siècles à venir, si nombreux qu’ils soient, ne lui apprendront presque plus rien. Au contraire, dans une certaine mesure, perdra, car, à aucune autre époque, elle ne bâtira des monuments comme les pyramides.

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — MOYEN-EMPIRE.

De la XIe à la XVIIIe Dynastie.

Le Moyen-Empire commence à la XIe dynastie[9], et se termine à la XVIIIe, après une durée de 1361 ans.

On n’a pas oublié le tableau que nous avons présenté de l’Égypte, lorsque après Apappus et Nitocris la VIe dynastie s’éteint. A ce moment, un temps d’arrêt aussi soudain qu’imprévu se produit dans la marche de la civilisation égyptienne, et pendant 536 ans (de la VIe dynastie à la XIe), l’Égypte semble avoir disparu du rang des nations.

Quand avec les Entef et les Mentouhotep de la XIe dynastie, on la voit se réveiller de ce long sommeil, les anciennes traditions sont oubliées. Les noms propres usités dans les familles, les titres donnés aux fonctionnaires, l’écriture elle-même, et jusqu’à la religion, tout en elle semble nouveau. Thinis, Eléphantine, Memphis ne sont plus les capitales choisies : c’est Thèbes, (Médinet-Abou, province de Qéneh) qui, pour la première fois, devient le siège de la puissance souveraine. L’Égypte est en outre dépossédée d’une partie notable de son territoire, et l’autorité de ses rois légitimes ne s’étend plus au-delà d’un canton limité de la Thébaïde. L’étude des monuments que nos dernières fouilles ont mis au jour, confirme ces vues générales. Ils sont rudes, primitifs, quelquefois grossiers, et à les voir, on croirait que l’Égypte, sous la XIe dynastie, recommence cette période d’enfance qu’elle avait déjà traversée sous la IIIe.

Après les rois obscurs qui composent cette famille royale, les Osortasen et les Amenemha, rois puissants de la XIIe dynastie, montent sur le trône.

A la XIIe dynastie, nous entrons tout à coup dans l’une des belles époques de l’histoire égyptienne. Au nord, l’Égypte possède, dès le règne d’Osortasen Ier, ses frontières naturelles qui sont la Méditerranée et la presqu’île de Sinaï. Au sud, elle combat déjà pour cette grande politique qui va être la sienne pendant trente siècles et qui le poussera sans cesse à revendiquer comme un patrimoine toutes les terres qu’arrose le Nil. A cette époque, s’étendait au-delà de la première cataracte presqu’au fond de l’Abyssinie, un état qui était à l’Égypte ancienne ce que le Soudan est à l’Égypte moderne : c’est le Pays de Cousch, ou l’Ethiopie. Sans limites bien précises, sans unité d’organisation ou de territoire, l’Ethiopie nourrissait des populations nombreuses, diverses d’origine et de race ; mais le gros de la nation était formé par les Couschites, peuple de sang chamitique qui, à une époque inconnue à l’histoire, avait franchi le détroit de Bab-el-Mandeb, et s’était emparé du Haut Nil. Or, les Couschites paraissent avoir été sous la XIIe dynastie les, vrais ennemis de l’Égypte ; c’est vers le Soudan qu’alors toutes les forces de la nation sont tournées ; c’est contre les Couschites que sont élevées de chaque côté du Nil, au-delà de la deuxième cataracte, les forteresses de Kumneh et de Semneh, qui marquent la limite méridionale à laquelle s’était alors arrêté l’empire des Pharaons. Quel qui ait été à ce moment l’état politique des autres parties du Inonde, l’Égypte, sous la XIIe dynastie, ne s’est donc pas éloignée des rives de son fleuve sacré. Pendant les luttes qui ont donné au nom des Osortasen et des Amenemha, un lustre qui ne s’est jamais effacé, l’Égypte se fortifiait à l’intérieur par l’élan vigoureux qu’elle imprimait à toutes les branches de la civilisation. Une formidable invasion dont nous parlerons tout à l’heure, à la vérité, a fait table rase de tous les grands édifices que la XIIe dynastie avait élevés, et nous n’axons pour juger des constructions monumentales de cette époque que quelques pyramides isolées et l’obélisque de Matarieh, près du Caire. Mais à défaut des palais et des temples, nous trouvons dans les seuls hypogées de Beni-Hassan (province de Minyeh), la preuve de la vérité du fait que nous avançons. Il résulte, en effet, des mille détails reproduits avec un art si délicat sur les murs des tombeaux de Beni-Hassan, que la XIIe dynastie fut pour l’Égypte, plus encore que la IVe, une époque de véritable prospérité. Un de ces tombeaux, celui qui a servi à la sépulture d’un nommé Améni, à la fois général et moudyr de la province dont Beni-Hassan faisait partie, mérite surtout d’être cité. Là, l’Égypte de la XIIe dynastie est en quelque sorte prise sur le fait. D’un côté, ce sont les bestiaux qu’on engraisse, c’est la terre qu’on laboure avec des charrues construites sur le modèle de celles dont l’Égypte se sert encore aujourd’hui, c’est le blé qu’on récolte, c’est le grain qu’on fait dépiquer par des animaux qui en foulent les gerbes aux pieds. D’un autre côté, c’est la navigation du Nil, les grandes barques qu’on construit ou qu’on charge, les meubles élégants qu’on façonne dans des bois précieux, les vêtements qu’on apprête. En un coin du tombeau, Améni lui-même prend la parole et raconte sa vie. Comme général, il a fait une campagne dans le Soudan, et fut chef d’une caravane escortée de 400 hommes de troupes qui ramena à Qeft (province de Qéneh), de l’or provenant tics mines de Gebel-Atoky. Comme mondyr, il mérita les louanges du souverain par sa bonne administration. Toutes les terres, dit-il, étaient labourées et ensemencées du nord au sud. Rien ne fut volé dans mes ateliers. Jamais petit enfant ne fut affligé, jamais veuve ne fut maltraitée par moi. J’ai donné également à la veuve et à la femme mariée, et je n’ai pas préféré le grand au petit dans tous les jugements que j’ai rendus. — Un dernier exemple plus illustre va servir à montrer quel degré de force intérieure l’Égypte avait atteint sous les Osortasen et les Amenemha : je veux parler du lac Mœris. On sait ce qu’est le Nil pour l’Égypte. Si son débordement périodique est insuffisant, une partie du sol n’est pas inondée, et, par conséquent, reste inculte ; si le fleuve, au contraire, sort avec trop de violence de son lit, il emporte les digues, submerge les villages, et bouleverse les terrains qu’il devrait féconder. L’Égypte oscille ainsi perpétuellement entre deux fléaux également redoutables. Frappé de ces inconvénients, un roi de la Mime dynastie, Amenemha III, conçut et exécuta un projet gigantesque. Il existe à l’ouest de l’Égypte une oasis de terres cultivables (le Fayoum) perdue au milieu du désert et rattachée par une sorte d’isthme à la contrée qu’arrose le Nil. Au centre de cette oasis s’étend un large plateau dont le niveau général est celui des plaines de l’Égypte ; à l’ouest, au contraire, une dépression considérable de terrain produit une vallée qu’un lac naturel de plus de dix lieues de longueur (le Birket-Qéroun) emplit de ses eaux. C’est au centre du plateau qu’Amenemha III entreprit de creuser, sur une surface de dix millions de mètres carrés, un autre lac artificiel. La crue du Nil était-elle insuffisante, l’eau était amenée dans le lac et comme emmagasinée pour servir à l’arrosement non seulement du Fayoum, mais de toute la rive gauche du Nil jusqu’à la mer. Une trop forte inondation menaçait-elle les digues : les vastes réservoirs du lac artificiel étaient ouverts, et quand le lac à son tour débordait, le trop plein des eaux était rejeté par une écluse dans le Birket-Qéroun. Les deux noms que l’Égypte  a donnés à l’admirable création d’Amenemha III ont du reste mérité de rester populaires. De l’un, Méri, c’est-à-dire le lac par excellence, les Grecs ont en effet tiré le nom de Mœris, mal appliqué par eux à un roi, tandis que l’autre nom Pi-om, mot de la langue antique qui signifie la mer, est devenu, dans la bouche des Arabes, l’appellation de la province tout entière (Fayoum) que le génie de l’un des rois de la XIIe dynastie avait dotée de ce précieux élément de fécondité. — On voit, par ces détails, l’intérêt qui s’attache à la famille des Osortasen. On peut dire que cette famille est une des plus illustres de celles qui occupèrent successivement le trône de Ménès et qu’elle est au Moyen-Empire ce que les Chéops et les Chéphren sont à l’Ancien.

La XIIIe dynastie, dans laquelle les Nofréhotep et les Sebekhotep dominent, ne nous est connue que par les monuments. Manéthon lui donne 60 rois qui régnèrent ensemble 463 ans ; mais il ne nous fait pas connaître les noms de ces rois. Aucun édifice de la XIIIe dynastie n’est d’ailleurs venu jusqu’à nous. Nous savons cependant par les statues et les stèles que nous avons trouvées à Sân et Abydos (Harabat-el-Madfouneh)[10], que l’Égypte, sous ces nouveaux Pharaons, n’avait rien perdu de son ancienne prospérité. Quant aux guerres que les rois de cette époque entreprirent, le silence des monuments ne nous permet que des conjectures. De nos travaux à Sem et de la présence d’un colosse de la XIIIe dynastie dans une île située près de Dongolah (île d’Argo), on conclura pourtant que l’Égypte avait encore élargi, sous la XIIIe dynastie, les frontières qu’elle possédait sous la Mme. Une particularité curieuse qui se rapporte à cette période mérite d’être notée. Il existe au-dessus de Ouady-Halfa, près du village de Semneh, des rochers situés à pic sur le fleuve, et qui portent, à 7 mètres au-dessus des plus hautes eaux actuelles, des inscriptions hiéroglyphiques. Or, de la traduction de ces inscriptions, il résulte que, sous la XIIe et la XIIIe dynastie, le Nil, dans sa plus grande hauteur, s’élevait jusqu’au point où ces légendes sont tracées. Il y a 40 siècles, le Nil montait donc, à la deuxième cataracte, à environ 7 mètres plus haut qu’il ne monte aujourd’hui. Il y a là un problème digne d’attention, et que la science n’a pas encore résolu. Le changement de niveau du Nil à la seconde cataracte est-il dû aux grands travaux d’hydrographie entrepris par les rois du Moyen-Empire, dans le but, soit de régulariser les inondations de ce fleuve impétueux, soit d’élever un rempart naturel entre l’Égypte et ses plus redoutables ennemis en rendant cette cataracte impraticable aux navires qui descendaient du Soudan ? C’est ce que je ne pourrais dire.

Nous ne savons absolument rien de la XIVe dynastie. Selon quelques auteurs modernes, elle aurait régné dans la Basse-Égypte pendant que les rois de la XIIIe régnaient dans la Haute. Mais cette assertion est contredite par les statues du musée de Boulaq qui représentent des rois de la XIIIe dynastie, et qui ont été trouvées à Sân. Il est évident que si les rois de la XIIIe dynastie avaient été relégués dans la Haute-Égypte, ils n’auraient pas orné de leurs images les temples placés sous la domination d’une dynastie rivale.

Au rapport de l’un des abréviateurs de Manéthon (Eusèbe), les deux dynasties suivantes (la XVe et la XVIe) furent originaires de Thèbes. Pendant que ces familles royales faisaient de la ville des Entef la capitale de leur empire, l’Égypte  du nord était le théâtre d’un des plus terribles évènements dont les annales égyptiennes aient gardé le souvenir. Sous les derniers rois de la XIVe dynastie, l’œuvre de civilisation s’accomplissait, et tout fait présumer que le pays marchait paisiblement dans les voies du progrès. Tout à coup, des peuples sans gloire que Manéthon appelle des Hycsos ou Pasteurs, envahissent du côté de l’Asie les frontières du Delta, massacrent les populations, pillent les temples, et imposent leur joug par le fer et le sang aux provinces septentrionales de l’Égypte. Pendant quatre siècles, les rois relégués dans la Thébaïde eurent ainsi pour voisins, et probablement pour maîtres, ces barbares envahisseurs. Dire ce qu’à ce moment l’Égypte eut à subir de bouleversements est impossible. Le seul point qu’il nous soit permis de donner comme certain, c’est que pas un monument de cette époque désolée n’est venu jusqu’à nous pour nous apprendre ce que devint, sous les Hycsos, l’antique splendeur de l’Égypte. Nous assistons donc, sous la XVe et la XVIe dynastie, à un nouveau naufrage de la civilisation égyptienne. Si vigoureux qu’il ait été, l’élan donné par les Osortasen s’arrête subitement ; la série des monuments s’interrompt, et l’Égypte nous instruit, par son silence même, des calamités dont elle fut frappée.

La période qui suit ne peut être bien étudiée que dans les monuments du musée de Boulaq. Là l’Égypte se montre, sous la XVIIe dynastie, partagée, comme sous les deux dynasties précédentes, entre des rois rivaux. Mais à la nuit profonde qui vient, pendant si longtemps, de couvrir le pays de ténèbres, succèdent des jours plus sereins. Dans la Haute-Égypte, les fouilles toujours infructueuses, quand on leur demande des monuments de la XVe et de la XVIe dynastie, commencent à être moins rebelles à nos efforts, dès qu’il s’agit de monuments de la XVIIe, et parmi les personnages dont les tombes de Qournah conservent les restes, on distingue de nouveau toute une hiérarchie de fonctionnaires qui trahit un état policé. Dans la Basse-Égypte, une autre dynastie de pasteurs s’élève à Tanis (Sân), rameau détaché de cette confédération de peuples adorateurs de Sutekh qui, sous le nom de Khétas, habitaient les plaines voisines du Taurus. Mais cette fois les Hycsos ne sont plus les dévastateurs que Manéthon nous dépeint. Loin de là, les monuments du musée nous les font voir, vainqueurs de l’Égypte, se laissant à leur tour envahir par la civilisation des vaincus. L’Égypte réagit ainsi par ses arts, par sa religion, par sa gloire, contre ses oppresseurs. Elle les force à orner le temple de Sân de sphinx égyptiens taillés à leur image. Elle leur impose son écriture. Elle les amène peu à peu à devenir Égyptiens et véritables Pharaons, à se faire appeler comme eux les fils du Soleil. À la vérité, les Pasteurs de la XVIIe dynastie, tout en faisant de Sân la ville de Sutekh par excellence, avaient placé ce dieu au sommet de leur panthéon ; mais comme ils n’avaient ni renversé, ni proscrit le culte des dieux égyptiens dont ils étaient également les adorateurs, on ne doit voir dans ce fait que l’hommage d’un peuple devenu égyptien, à la divinité qui fut celle de ses ancêtres. Les traditions violentes de la XVe et de la XVIe dynastie sont donc ici interrompues. Sous les nouveaux Hycsos, l’Égypte renaît à des jours meilleurs. Manéthon d’un côté, les monuments (le l’autre, nous conservent les noms de ces rois dont la postérité n’eut pas à détester la mémoire. Bien plus, quatre cents ans plus tard, un des grands conquérants de l’Égypte, Ramsès II, à la suite d’un traité de paix qu’il venait de conclure avec les Khétas eux-mêmes, célébrera à Sân le quatrième anniversaire séculaire de l’avènement de la XVIIe dynastie, et par courtoisie décernera à Saïtès, son premier roi, le titre d’aïeul de sa race. En résumé, au nord comme au sud, sous ses rois nationaux comme sous ses maîtres asiatiques, l’Égypte sort du long engourdissement dans lequel elle vient d’être plongée, et nous voyons s’élever le long des rives du Nil des monuments qui, tout en portant la trace encore trop évidente de la conquête, attestent cependant des jours moins agités.

Nous venons de voir Ramsès II, à quatre cents ans de distance, réédifiant Sân, c’est-à-dire la ville de Sutekh, et rendant hommage au roi Pasteur qui le premier introduisit le culte de ce dieu en Égypte ; mais on conçoit que sous la XVIIe dynastie, les princes exilés dans la Thébaïde n’avaient pas les mérites ménagements à garder envers ceux qui ne pouvaient être que leurs rivaux. En effet, une guerre courte mais acharnée éclata bientôt. Ce rut le signal de la déroute des Pasteurs. Assiégés jusque dans leur capitale par un roi illustre entre tous, Ahmès ou Amosis, les Asiatiques furent enfin vaincus. Le gros de la nation passa l’isthme et s’enfuit en Asie. Aux autres, Amosis permit de garder, pour les cultiver, une partie des terres dont leurs ancêtres s’étaient emparés. Ainsi finit la douloureuse période qui marque une page si sanglante dans les annales de l’Égypte. Par les victoires d’Amosis, le sceptre antique de 3Iénès revint aux trains de ses possesseurs légitimes. Une fois sortis du pays qu’ils avaient usurpé, les Pasteurs n’y reparurent plus, et si l’Égypte doit les rencontrer encore, ce sera sur les champs de bataille où ils porteront les armes, confondus avec les Khétas. Quant à ceux que la politique d’Amosis attacha au sol qui les avait si longtemps nourris, ils formèrent dans l’orient de la Basse-Égypte une colonie étrangère tolérée aux mêmes titres que les Israélites. Seulement ils n’eurent pas d’Exode, et, par une destinée singulière, ce sont eux que nous retrouvons dans ces étrangers aux membres robustes, à la face sévère et allongée, qui peuplent encore aujourd’hui les bords du lac Menzaleh. N’oublions pas d’ajouter que de fortes présomptions tendraient à faire croire que le patriarche Joseph vint en Égypte sous les Pasteurs et que la touchante histoire racontée dans la Genèse eut pour théâtre la cour de l’un de ces rois étrangers. Joseph n’aurait, donc pas été ministre d’un Pharaon de sang national. C’est un roi Pasteur, c’est-à-dire un roi Sémite comme lui que Joseph aurait servi, et l’élévation du ministre hébreu s’explique d’autant plus facilement qu’il aurait été accueilli par un souverain de la même race que lui.

Nous arrivons ici à la fin du. Moyen-Empire. Pendant les 1361 ans que nous venons de parcourir, bien des évènements traversèrent la fortune de l’Égypte. Inauguré sous la XIe dynastie, le Moyen-Empire nous montre à son origine l’Égypte hésitante et troublée, comme si elle se réveillait d’une invasion, et, à sa fin, c’est encore en présence d’une invasion, cette fois trop certaine, que nous nous rencontrons. Le lac Mœris, les hypogées de Beni-Hassan et de Syout, les colosses de Sân et d’Abydos, les obélisques de Matarieh et de Begig nous prouvent qu’heureusement, entre ces deux périodes agitées, l’Égypte connut des jours de véritable grandeur.

 

CHAPITRE TROISIÈME. — NOUVEL-EMPIRE.

De la XVIIIe à la XXXIe dynastie.

L’expulsion des Pasteurs est à peine consommée que l’Égypte se relève, dès les premiers jours de la XVIIIe dynastie, plus puissante que jamais[11]. C’est là, en effet, le trait distinctif de cette époque remarquable entre toutes. En quelques années, l’Égypte a reconquis les cinq siècles que l’invasion ses Hycsos vient de lui faire perdre. De la Méditerranée à Gebel-Barkal, les deux rives du Nil sont ornées de temples. Des voies nouvelles sont ouvertes au commerce ; l’agriculture, l’industrie, les arts, prennent un essor considérable. Le rôle politique de l’Égypte, à ce moment, devient immense. Elle envoie au Soudan des vice-rois pour gouverneurs généraux, et au nord elle met des garnisons égyptiennes jusqu’en Mésopotamie, aux bords de l’Euphrate et du Tigre.

Nous avons déjà nommé le premier roi de cette illustre famille : c’était Amosis. L’élan rapide qui allait porter l’Égypte au comble de sa puissance se fait sentir dès le règne de ce prince. Non content d’avoir purgé le sol national de la présence des Pasteurs, Amosis conduit une armée en Palestine, et au sud pénètre jusqu’au cœur de la Nubie. En même temps, il relève les temples abattus et prouve sa piété envers les dieux par la construction de sanctuaires nouveaux. Mais la rapidité avec laquelle l’Égypte a cicatrisé ses plaies est surtout apparente dans les admirables bijoux qu’Amosis fit exécuter pour orner la momie de sa mère, la reine Aah-hotep. Au nombre de ses richesses, le Musée de Boulaq ne possède pas de monuments qui témoignent d’une industrie plus avancée, et à voir la longue chaîne d’or, le pectoral découpé à jour, le diadème et ses deux sphinx d’or, le poignard rehaussé d’ornements en or damasquiné, on a peine à croire qu’au moment où ces précieux objets sortaient de l’atelier des bijoutiers de Thèbes, l’Égypte était à peine débarrassée d’une longue et douloureuse invasion.

A Amosis succéda Aménophis Ier. Sous ce prince, les tendances de l’Égypte à étendre ses frontières, vers le sud et le nord continuent à se faire jour, et les monuments nous prouvent qu’Aménophis visita les armes à la main la Syrie et le Soudan.

Le successeur d’Aménophis fut Thoutmès Ier. Ici encore l’Égypte a les yeux tournés vers l’Éthiopie qu’elle convoite, et Thoutmès Ier ne craint pas de faire passer les cataractes à ses armées qui reviennent victorieuses de cette campagne. Au nord, une entreprise plus hardie encore illustre le nom du roi successeur d’Aménophis. Au-delà de la Palestine et de la terre de Chanaan, au milieu des plaines qui s’étendent entre l’Euphrate et le Tigre, florissait alors une confédération de peuples que les inscriptions hiéroglyphiques appellent les Rotennou. Ce que nous avons dit des Couschites peut se répéter de ces nouvelles populations. Les Rotennou n’ont ni territoire bien défini, ni unité de race bien constante. Ils possèdent déjà des villes puissantes connue Ninive et Babylone, mais plusieurs de leurs tribus sont encore errantes sur les limites indécises de la confédération. Leur pays n’a même pas d’appellation bien distincte : quoique formé de la Mésopotamie, de la Babylonie et de l’Assyrie, il reçoit cependant d’une manière plus générale le nom de ce dernier royaume. Quelle pensée guida Thoutmès Ier, et le porta à franchir les déserts qui séparent l’Assyrie de l’Égypte ? Nous ne le savons pas. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’alors l’Assyrie, comme le Soudan, sentit le poids des armes égyptiennes, et que sur l’Euphrate aussi bien que sur le Haut-Nil, Thoutmès laissa des stèles commémoratives de ses victoires. Le règne de Thoutmès Ier marque donc un nouveau pas en avant dans la voie où le pays est désormais engagé. Dès le règne de ce Pharaon, l’Égypte a déjà repris tout son essor, et de conquise elle est devenue subitement conquérante.

Thoutmès Ier régna 21 ans et mourut en laissant la couronne à son fils Thoutmès II. Cette fois le Soudan est enfin soumis, et sur les rochers d’Assouan on commence à lire les noms des Princes Gouverneurs des pays du Sud, titre accordé alors aux fonctionnaires qui allaient de l’autre côté des cataractes représenter l’autorité des Pharaons. Il ne paraît pas d’ailleurs que Thoutmès II ait été un roi guerrier. Il fut remplacé par son frère Thoutmès III.

A son avènement au trône, Thoutmès III était probablement encore enfant. Sa sœur Hatasou, qui avait déjà joué un certain rôle dans les affaires publiques sous le roi défunt, se chargea de la tutelle du jeune prince. Mais sa régence fut une véritable usurpation, et, en effet, pendant les 17 ans que dura son gouvernement, Hatasou s’attribua toutes les prérogatives de la puissance royale. Son règne fut du reste éclatant. L’histoire d’Égypte ne connaît pas de roi qui, déjà grand par ses conquêtes et son influence politique, n’ait laissé après lui des preuves de son goût pour les arts et les monuments magnifiques. Hatasou fut de ce nombre. Parmi les œuvres principales dues à l’initiative de cette reine, on notera les deux grands obélisques dont l’un est encore debout au milieu des ruines de Karnak. Les inscriptions nous apprennent que la reine avait élevé ces deux obélisques en souvenir de son père Thoutmès Ier. Les légendes horizontales gravées sur le bas des quatre faces de l’obélisque resté en place font connaître quelques particularités dignes d’être rapportées. On y voit, par exemple, que la partie supérieure des obélisques devrait être recouverte d’un pyramidion formé de l’or enlevé aux ennemis. En un autre passage, l’inscription nous apprend que l’érection du monument tout entier, depuis son extraction de la montagne d’Assouan, n’avait duré que sept mois. On juge, par ces détails, des efforts qu’il a fallu faire pour transporter et mettre debout une masse qui a 30 mètres de hauteur et qui pèse 374.000 kilogrammes. Le temple de Deir-el-Bahari à Thèbes est un monument dû à la magnificence d’Hatasou. Les exploits guerriers de la reine sont l’objet des représentations gravées sur les murs de cet édifice. Là, de grands bas-reliefs sculptés avec une hardiesse et une largeur de ciseau qui étonnent, nous font assister à tous les incidents d’une campagne entreprise par la reine contre le pays de Pount, région qui occupe la partie méridionale de la Péninsule Arabique. Les mutilations à jamais regrettables qu’a subies le monument ne nous permettent malheureusement pas (le découvrir en quels combats s’illustra la valeur égyptienne. Nous savons cependant par les représentations gravées sur les murs de deux chambres récemment découvertes que la victoire couronna les efforts de la reine. Ces représentations nous montrent en effet le général égyptien recevant le chef ennemi qui se présente en suppliant. Celui-ci à la peau d’un brun foncé ; ses cheveux sont longs et tombent en mèches tressées sur ses épaules. Il est sans armes. Derrière lui s’avancent sa femme et sa fille. Toutes deux, chose singulière, présentent des traits repoussants que l’artiste égyptien a rendus avec une incroyable habileté. Leurs chairs pendantes, leurs jambes gonflées, les excroissances  difformes qui se remarquent en certaines parties du corps, semblent accuser quelque horrible maladie. Ailleurs, les bas-reliefs nous font voir les vaincus embarquant sur les vaisseaux de la flotte égyptienne le butin pris après la bataille. Ici ce sont des girafes, des singes, des léopards, des armes, des lingots de cuivre, des anneaux d’or ; là ce sont des arbres entiers, probablement d’une espèce rare, dont les racines sont enfermées dans de grandes caisses pleines de terre. Les vaisseaux eux-mêmes méritent notre attention. Ils sont grands, solidement bâtis, et manœuvrent indifféremment à la rame ou à la voile. Un équipage nombreux couvre le pont. Grâce au soin que l’artiste égyptien a pris d’indiquer la disposition des mâts, des voiles et jusqu’aux nœuds des cordes compliquées qui relient ensemble les diverses parties du bâtiment, on a une idée complète de ce qu’était, il y a 4,000 ans, un navire de la marine égyptienne. Dans une autre chambre du même temple, nous assistons à des scènes d’un intérêt aussi grand. Les régiments égyptiens s’avancent au pas gymnastique et rentrent en triomphe à Thébes. Chaque soldat a une palme dans la main gauche ; de la droite, il tient la pique ou la hache. Des trompettes sont en avant ; et sonnent des fanfares. Des officiers portent sur l’épaule l’étendard surmonté du nom de la régente victorieuse. En résumé, Hatasou fut la digne sœur des Thoutmès, et n’occupe pas une des moindres places dans la série des souverains illustres qui, sous la M’aime dynastie, ont laissé leurs pas si profondément marqués sur le sol égyptien. Nous savons déjà que pendant 47 ans elle s’attribua la puissance royale. Mais l’avènement de son frère Thoutmès III ne fut pas encore pour elle un motif de retraite. Comme sous Thoutmès II elle prit de nouveau sa part dans les affaires publiques. Elle mourut enfin, laissant celui dont elle avait usurpé le pouvoir maitre définitif de l’Égypte.

De tous les Pharaons qui ont successivement guidé l’Égypte vers l’accomplissement de ses destinées, il n’en est vraisemblablement pas un qui mérite plus que Thoutmès III le titre de grand. Sous son règne, l’Égypte est à l’apogée de sa puissance. A l’intérieur, une prévoyante organisation des forces du pays assure partout l’ordre et le progrès. A Ouady-Maghara, à Héliopolis (Matarieh, aux environs du Caire), à Memphis, à Thèbes, à Ombos (Kom-Ombo, prov. d’Esneh), à Eléphantine, en Nubie s’élèvent des édifices nombreux et magnifiques. A l’extérieur, l’Égypte devient par ses victoires l’arbitre du monde. Ses conquêtes dans le Soudan sont encore agrandies, et nous possédons une liste nombreuse des vice-rois qui, au nom de Thoutmès, exercent sur cette province éloignée l’autorité souveraine. Pendant ce temps, des flottes égyptiennes s’emparent de Pile de Chypre, et, après des combats sans cesse renouvelés pendant 18 ans, Thoutmès soumet à ses armes toute l’Asie occidentale. Sous ce règne glorieux, l’Égypte, selon l’expression poétique du temps, pose ses frontières où il lui plaît, et son empire s’étend sur l’Abyssinie actuelle, le Soudan, la Nubie, l’Égypte proprement dite, la Syrie, la Mésopotamie, l’Irak-Arabi, le Kurdistan et l’Arménie. Après un règne de 47 ans qu’il compte de la mort de son frère Thoutmès II, Thoutmès III mourut laissant à son petit-fils Aménophis II l’Égypte plus forte, plus influente, plus redoutée qu’elle ne l’avait jamais été.

Aménophis II qui régna 10 ans, Thoutmès IV qui régna 31 ans, lui succèdent. Toute la politique de ces princes fut de conserver et de maintenir les conquêtes de leur glorieux prédécesseur. Il faut dire à leur louange qu’ils y réussirent.

L’époque des grandes luttes renaît avec Aménophis III. On peut lire encore aujourd’hui, sur les architraves du temple de Louqsor, les éloges que ce prince se décerne à lui-même : Il est l’Horus, le taureau puissant, celui qui domine par le glaive et détruit tous les barbares ; il est le roi de la Haute et de la Basse-Égypte, le maître absolu le fils du soleil. Il frappe les chefs de toutes les contrées. Aucun pays ne tient devant sa face. Il marche et il rassemble la victoire, comme Horus fils d’Isis, comme le soleil dans le ciel. Il renverse leurs forteresses elles-mêmes. Il obtient pour l’Égypte les tributs de toutes les nations, par sa vaillance, lui le seigneur des deux mondes, le fils du soleil. L’histoire dira que ces louanges ne sont pas exagérées. Aménophis III fut en effet un roi aussi redouté dans la guerre que sage dans la paix. Sous sou règne, l’Égypte ne perdit rien du prestige de ses armes, et une légende gravée sur quelques gros scarabées dont le Musée de Boulaq possède un exemplaire, nous apprend que, de son temps, l’empire s’étendait de la Mésopotamie au pays de Karo, en Abyssinie. — En même temps qu’Aménophis III consolidait ainsi l’œuvre des rois qui l’avaient précédé sur le trône, il couvrait les rives du Nil de monuments remarquables par leur grandeur et la perfection des sculptures dont ils sont ornés. Au Soudan, le temple de Gebel-Barkal est l’œuvre d’Aménophis III, et, près de la troisième cataracte, Soleb montre un autre temple qui est dû également à ce prince. A Assouan, à Eléphantine, à Gebel-Silsileh (prov. d’Esnelt), à El-Kab, à Tourah (près du Caire), au Sérapeum de Memphis, à Serboutel-Hadim, (presqu’île du Sinaï), se rencontrent des souvenirs de ce roi. C’est lui aussi qui ajouta des constructions considérables au Temple de Karnak et qui fit bâtir toute la partie du temple de Louqsor ensevelie sous les maisons du village qui porte ce nom. Enfin Aménophis III aurait édifié, sur la rive gauche du Nil et en face de Louqsor, un autre édifice religieux qui a dû être un des plus considérables de l’Égypte. Détruit de fond en comble par des causes inconnues, il n’en reste aujourd’hui que les deux immenses colosses qui en précèdent l’entrée et que les Arabes appellent Sûnamat. Jusqu’à l’an 593 avant l’hégire[12] ces colosses, images du roi Aménophis lui-même, ne fixèrent pas plus que d’autres l’attention publique. Mais à cette époque un tremblement de terre ayant fait tomber la partie supérieure de l’un d’entre eux, on s’aperçut bientôt que la base restée en place, quand elle avait été mouillée par la rosée du matin, rendait au lever du soleil un son prolongé. Les Grecs et les Romains voyageaient alors beaucoup en Égypte. Il n’en fallut pas plus pour exciter l’admiration de ces étrangers, et bientôt la statue d’Aménophis devint pour eux l’image du roi Memnon qui saluait au lever du soleil sa mère divine l’Aurore. C’est à cette poétique légende que se rapportent les innombrables inscriptions grecques et latines que l’on voit aujourd’hui gravées sur les jambes du colosse.

Aménophis III fut remplacé sur le trône par son fils Aménophis IV. Celui-ci suivit l’exemple de ses prédécesseurs, et les bas-reliefs sculptés dans les tombeaux de Tell-el-Amarna (prov. de Minyeh) nous le font voir, debout sur son char et suivi de ses sept filles qui combattent avec lui, foulant aux pieds de ses chevaux les Asiatiques vaincus. Malheureusement, Aménophis IV ne reçut pas de la nature une sagesse égale à son courage. Un fanatisme aveugle le guida trop souvent, et le premier peut-être, depuis le commencement de la monarchie égyptienne, il osa porter sur la religion la main d’un réformateur. Ammon, le dieu suprême (le Thèbes, fut proscrit, et Aménophis substitua au culte de ce dieu si longtemps respecté celui d’Aten (le disque rayonnant) qu’on n’a peut-être pas comparé sans raison à l’Adonaï des religions sémitiques. Lui-même changea son nom qui, traduit littéralement, signifie la paix d’Ammon, et prit sur les monuments celui de Khou-en-Aten (la splendeur du disque). Les effets de cette atteinte portée aux dogmes furent désastreux pour l’Égypte. Les temples où le nom du dieu proscrit se rencontre furent mutilés, et par la construction d’une ville (Tell-el-Amarna) qui fut la nouvelle capitale de l’Égypte, Thèbes perdit une partie de son ancienne splendeur. Il paraîtrait que la mère de Khou-en-Aten, longtemps vivante dans l’esprit de son fils comme nous le montrent les hypogées de Tell-el-Amarna, ne fut pas étrangère à ce brusque changement dans l’opinion religieuse de l’Égypte. Or cette reine n’était pas égyptienne : à Thèbes (vallée d’Abou-Hamed), elle a les chairs peintes en rose comme les femmes des races septentrionales ; sur le scarabée dont nous avons parlé, elle est citée comme issue d’un père et d’une mère qui, non seulement n’étaient pas de sang royal, mais devaient être aussi d’origine étrangère, puisque leurs noms n’ont aucune racine dans la langue égyptienne. En dressant des autels à un dieu que l’Égypte n’avait pas connu jusqu’alors, Aménophis IV se serait donc trop souvenu du sang qui coulait dans ses veines. Il fit pour Aten ce que les Hycsos avaient fait pour Sutekh. Avec lui un certain parti étranger triompha, et c’est peut-être par là que peuvent être expliqués les bas-reliefs de Tell-el-Amarna qui nous montrent ce prince sous des traits qui n’ont rien d’égyptien, entouré de fonctionnaires auxquels les artistes ont donné une physionomie tout aussi singulière que la sienne.

Après quelques autres règnes qui ont laissé des traces insignifiantes, parait Horus. La série des princes légitimes recommence avec lui, mais avec lui se produisent de violentes réactions contre les réformes du fanatique Aménophis IV. Les noms des rois qui venaient d’être détrônés sont, en effet, partout martelés ; les édifices élevés par eux sont jetés à terre ; bien plus, la ville capitale qu’ils avaient fondée à Tell-el-Amarna est démolie de fond en comble avec un soin si patient qu’il n’en reste plus aujourd’hui une pierre debout. Horus, toutefois, fut un roi prudent qui sut garder à l’Égypte le rang quelle avait acquis, et lui conserver ces lointaines frontières que Thoutmès III, selon l’obélisque de Constantinople, avait reculées jusqu’aux extrêmes stations de la Mésopotamie. Il fut le dernier Pharaon de cette XVIIIe dynastie qui, pendant les 241 ans qu’elle occupa le trône, avait porté si haut la gloire de l’Égypte.

Sous la XIXe dynastie, la fortune de l’Égypte  se maintient avec un certain éclat ; mais, à travers les lueurs que jettent sur cette époque quelques rois guerriers, on commence à apercevoir divers symptômes qui présagent une dislocation prochaine. Autrefois si menaçante, l’Égypte va devenir maintenant presque toujours menacée.

Le prince qui commence cette nouvelle série royale est Ramsès Ier. Nous avons peu de monuments de son règne. On sait cependant qu’il fit une campagne au nord de la Syrie, dans la vaste contrée située entre la rive gauchie de l’Euphrate, le Taurus et la mer. C’est là que nous retrouvons le dieu Sutekh et ses adorateurs ; c’est là qu’habitent les Khétas, tribu puissante placée comme les Rotennou, ses voisins, à la tète d’une confédération de peuples. Si l’on en croit une inscription de Karnak, Ramsès aurait été le premier qui soit allé au-devant des Khétas jusque sur les bords de l’Oronte. Peu de faits d’armes signalèrent d’ailleurs son passage sur le trône. Il eut pour successeur Séti Ier, le Séthos de la tradition grecque.

Nous avons vu tout à l’heure jusqu’à quelles limites éloignées Thoutmès III avait reculé les frontières de l’Égypte. Si l’on étudie à Karnak les guerres qu’eut à soutenir Séti Ier, on voit ce prince recommençant les campagnes de son illustre aïeul, soumettant de nouveau les Schasou et les habitants de Pount, combattant la Syrie et y plaçant des garnisons égyptiennes, luttant contre les Khétas et les Rotennou, attaquant Ninive et Babylone, et portant même jusqu’en Arménie ses armes victorieuses. Déjà, dès le second règne de la XIXe dynastie, l’Asie occidentale proteste donc par des révoltes contre la suzeraineté de l’Égypte, et l’on devine que, pour peu qu’ils se fortifient, l’Égypte trouvera des ennemis redoutables et peut-être des maîtres, dans ces peuples que, jusqu’à présent, elle traite en vassaux insoumis. Ces guerres lointaines que Séti Ier conduisit en personne ne l’empêchèrent pas d’ailleurs de se livrer aux travaux de la paix, et, sous son règne, la prospérité intérieure de l’Égypte se soutint par des constructions qui font encore aujourd’hui l’étonnement du voyageur. C’est d’abord la salle hypostyle de Kanak, l’un des chefs-d’œuvre de l’architecture égyptienne ; c’est le grand temple d’Abydos, dont nos fouilles récentes ont rendu à la lumière les incomparables sculptures ; c’est le tombeau du roi, à Bal-el-Molouk (Thèbes), monument souterrain qu’on admire parce qu’on ne comprend pas qu’un architecte ait même osé en concevoir le plan. N’oublions pas d’ajouter que Séti est le premier roi qui joignit par un canal la Mer Rouge au Nil, et qui, au, moyen d’un puits artésien creusé clans la montagne, rendit praticable pour les caravanes le chemin qui de Radasich (prov. d’Esneh) conduit aux mines d’or de Gebel-Atoky.

Ramsès II, son successeur, régna 67 ans ; il eut 170 enfants dont 59 princes. Ici, nous avons affaire au roi constructeur par excellence. Il est pour ainsi dire impossible de rencontrer en Égypte une ruine, une butte antique sans y lire son nom. Les deux magnifiques temples d’Ibsamboul, le Ramesseum de Thèbes, le petit temple d’Abydos, sont de lui ; il éleva aussi des édifices considérables à Memphis, au Fayoum et à Sem. Ramsès H dut à son long règne d’avoir pu réaliser tant de travaux importants ; il le dut aussi à ses guerres qui lui livrèrent un nombre considérable de prisonniers qu’il employa, selon l’usage égyptien, aux constructions publiques. A ces causes, ajoutons encore la présence sur les bords du Nil de tribus nombreuses de race étrangère que la fertilité du sol et sans doute la politique du gouvernement attiraient des plaines de l’Asie. Par les ouvriers qu’ils fournissaient aux travaux des temples, à l’édification des villes, au curage des canaux, ces étrangers rendaient à l’Égypte l’hospitalité qu’elle leur prêtait, et C’est ainsi que, sous ce même Ramsès II, la Bible nous montre les Israélites occupés dans l’est du Delta à la construction d’une ville qui s’appelait Ramsès comme le roi. L’étude des guerres entreprises par Ramsès II donne raison aux pressentiments que nous avait déjà fait concevoir l’état politique de l’Égypte depuis le commencement de la XIXe dynastie. Le temps n’est pas loin en effet où l’Égypte cessera d’être l’arbitre des destinées du monde. Une réaction nécessaire va se produire. Au Sud, au Nord, à l’Ouest, tous les peuples que les Thoutmès et les Aménophis avaient domptés, se soulevèrent contre leurs anciens maîtres. Le Soudan s’agite, et les murs des temples sont couverts des représentations de toutes les victoires que les princes d’Ethiopie remportent sur ces vassaux révoltés. En même temps, des déserts situés à l’occident du Delta,un flot de nomades aux yeux bleus et aux cheveux blonds (les Libyens) descendu des îles de la Méditerranée sur le continent africain menace les provinces du Nord, et n’est contenu qu’avec de grands efforts par les armées égyptiennes. En Asie, même travail de réaction contre l’Égypte. Là, les Khétas, peuple belliqueux qui combat sur des chars, ont formé de nouveau avec vingt autres peuples une formidable alliance. Mais, après dix-huit ans de lutte, Ramsès II ne réussit à les vaincre que pour conclure avec ceux qu’hier encore il appelait la vile race des Khétas, une paix aussi honorable pour eux que pour lui. C’est pendant cette longue campagne que Ramsès II donna devant toute son armée une preuve de courage personnel qui fut le sujet d’un poème historique qu’on trouve gravé sur l’un des murs extérieurs de Karnak et sur la face nord du grand pylône du temple de Louqsor[13]. C’était dans la cinquième année de son règne, au mois d’épiphi, Ramsès et son armée s’avançaient vers la ville d’Atesch. Trompé par des Bédouins que le prince des Khétas employait comme espions, Ramsès tombe dans une embuscade, et se voit tout à coup entouré par l’armée des confédérés tout entière. Les Égyptiens surpris prennent la fuite et Ramsès reste seul. Alors, dit le poète qui a célébré la gloire de son maître, Sa Majesté à la vie saine et forte, se levant comme le dieu Month, prit la parure des combats... Lançant son char, il entre dans l’armée du vil Khéta ; il était seul, aucun autre avec lui. Cette campagne, Sa Majesté la fit aux yeux de toute sa suite. Il se trouva environné par deux mille cinq cents chars, et sur son passage se précipitèrent les guerriers les plus rapides du vil Khéta et des peuples nombreux qui l’accompagnaient : Aradus, Masou, Patasa, Kaschkasch, Oelon, Gazonatan, Chèrobe, Aktor, Atesch et Raka.

Chacun de leurs chars portait trois hommes, et le roi n’avait avec lui ni ses princes, ni ses généraux, ni les capitaines des archers ou des chars. Dans cette position périlleuse, Ramsès invoque en ces termes le dieu suprême de l’Égypte : Mes archers et mes cavaliers m’ont abandonné ! pas un d’entre eux n’est là pour combattre avec moi !... Quel est donc le dessein de mon père Ammon ? Est-ce un père qui renierait son fils ?... N’ai-je pas marché sur ta parole, ô mon père ?... Ta bouche n’a-elle pas guidé mes expéditions, et tes conseils ne m’ont-ils pas dirigé ?... Ne t’ai-je pas célébré des fêtes éclatantes et nombreuses et n’ai-je pas rempli ta maison de mon butin ?... Le monde entier se réunit pour te consacrer ses offrandes. J’ai enrichi ton domaine, et je t’ai immolé trente mille bœufs avec toutes les herbes odoriférantes et les meilleurs parfums... Je t’ai construit des temples avec des blocs de pierre et j’ai dressé pour toi des arbres éternels. J’ai amené des obélisques d’Eléphantine et c’est moi qui ai fait apporter des pierres éternelles. Les grands vaisseaux voyagent pour toi sur la mer, ils transportent vers toi les tributs des nations... Je t’invoque, ô mon père ! Je suis au milieu d’une foule de peuples inconnus, et je suis seul devant toi ; personne n’est avec moi. Mes archers et mes cavaliers m’ont abandonné quand je criais vers eux ; aucun d’eux ne m’a écouté quand je les appelais à mon secours. Mais je préfère Ammon à des milliers d’archers, à des milliers de cavaliers, à des myriades de jeunes héros, fussent-ils tous réunis ensemble ! Après ces plaintes éloquentes, l’auteur du poème met dans la bouche du dieu la réponse suivante : Tes paroles ont retenti dans Hermonthis, ô Ramsès !... Je suis près de toi, je suis ton père, le soleil ! ma main est avec toi, et je vaux mieux pour toi que des millions d’hommes réunis ensemble... Les 2.500 chars, quand je serai au milieu d’eux, seront brisés devant tes cavales... Les cœurs de tes ennemis faibliront clans leurs flancs, et tous leurs membres s’amolliront. Ils ne sauront plus lancer leurs flèches et ne trouveront plus de cœur pour tenir la lance. Je vais les faire sauter dans les eaux, comme s’y jette le crocodile ; ils seront précipités les uns sur les autres, et se tueront entre eux. Je ne veux pas qu’un seul regarde en arrière ; celui qui tombera ne se relèvera plus. — Pendant ce temps, l’écuyer de Ramsès, debout à côté de son maître, voyait les rangs ennemis s’épaissir autour d’eux. A son tour, il adresse la parole au roi : ô mon bon maître, roi généreux, seul protecteur de l’Égypte au jour du combat, nous restons seuls au milieu des rangs ennemis ; arrête-toi et sauvons le souffle de nos vies. Que pouvons-nous faire, ô Ramsès, mon bon maître ?... Courage, raffermis ton cœur, ô mon écuyer, répond le roi. Je vais entrer au milieu d’eux, comme se précipite l’épervier divin ; renversés et massacrés, ils tomberont dans la poussière... Ramsès alors lance son char, six fois se précipite au milieu d’eux, et six fois abat les principaux d’entre leurs guerriers. Le roi rassemble alors autour de lui les généraux et les cavaliers qui n’avaient pas pris part au combat. Vous n’avez pas, leur dit-il, satisfait mon cœur ; est-il un seul d’entre vous qui ait bien mérité du pays ? Si votre seigneur ne s’était pas levé, vous étiez tous perdus... Vous êtes restés dans vos demeures et dans vos forteresses, et vous n’avez donné aucun avis à mon armée. Je les envoie chacun dans leur contrée en leur disant d’observer le jour et l’heure du combat, et voilà que tous ensemble vous avez mal agi... Une faute énorme est commise par mes soldats et mes cavaliers : elle est plus grande qu’on ne peut la dire, car j’ai montré ma valeur, et ni les archers ni les cavaliers ne sont venus avec moi. Le monde entier a donné passage aux efforts de mon bras, et j’étais seul, aucun autre avec moi... Après ces paroles, le récit nous transporte à l’heure du soir. L’armée de Ramsès arrive... Ils trouvèrent toute la région où ils marchaient, continue le texte, couverte de cadavres baignés dans leur sang... et le pied ne pouvait trouver de place, tant les morts étaient nombreux. C’est alors aux généraux d’adresser à leur tour la parole au roi : Bon combattant, au cœur inébranlable, tu fais l’œuvre de tes archers et de tes cavaliers. Fils du dieu Toum, formé de sa propre substance, tu as effacé le pays de Khéta avec ton glaive victorieux. C’est toi, ô mon guerrier, qui est le seigneur des forces, il n’est pas de roi semblable à toi qui combatte pour ses soldats au jour de la bataille. C’est toi, roi au grand cœur, qui es le premier dans la mêlée ; c’est toi qui es le plus grand des braves devant ton armée, à la face du monde entier soulevé contre toi... Ramsès répond : Aucun de vous n’a bien agi, en m’abandonnant ainsi, seul au milieu des ennemis. Les princes et les capitaines n’ont pas réuni leurs mains à la mienne. J’ai combattu, j’ai repoussé des milliers de nations, et j’étais seul. Les chevaux qui me portaient étaient Puissance en Thébaïde et Repos à la région supérieure. C’est eux qu’a trouvés ma main quand j’étais seul au milieu des ennemis... Je veux qu’on leur serve des grains devant le dieu Phra, chaque jour, quand je serai dans mes pylônes royaux... Le lendemain, continue le texte, quand la terre s’éclaira, Ramsès fit recommencer la bataille, et s’élança au combat comme un taureau qui se précipite sur des oies... Les braves, à leur tour, entrèrent dans la mêlée, comme l’épervier qui fond sur sa proie... Le grand lion qui marchait auprès des chevaux du roi combattait avec lui ; la fureur enflammait tous ses membres, et quiconque s’approchait tombait renversé. Le roi s’emparait d’eux, et les tuait sans qu’aucun pût s’échapper. Taillés en pièces devant ses cavales, leurs cadavres étendus ne formaient qu’un seul monceau de débris sanglants. Quelques lignes de texte achèvent ce long récit. Dans une mêlée générale, les Khétas sont mis en pleine déroute, et la paix qui se signe entre les deux souverains met fin provisoirement à la lutte. — Le rôle guerrier de Ramsès II ressort suffisamment de ces détails. De Gebel-Barkal, à Nahr-el-Kelb, près de Beyrouth, des inscriptions attestent la grandeur de celui dont les Grecs, sous le nom de Sésostris, ont célébré les exploits. L’histoire impartiale, éclairée par le témoignage des monuments, dira cependant que l’étendue des conquêtes de Sésostris est exagérée, et que les écrivains de la tradition classique ont peut-être attribué au seul Ramsès II tous les faits d’armes qui ont rendu non moins illustres les noms de Thoutmès de Séti Ier et de Ramsès III.

Ramsès II eut pour successeur son treizième fils, que les monuments appellent Ménéphtah. C’est sous son règne que les Israélites, après les prodiges que la Bible raconte, quittèrent 1’ Égypte sous la conduite de Moïse. Ménéphtah aurait donc été le Pharaon qui périt dans la Mer Rouge. Sou tombeau est cependant de ceux qu’on voit encore dans la vallée de Babel-Molouk. Après trois autres règnes qui ne méritent pas d’être rapportés ; la XIXe dynastie s’éteignit. Elle avait duré 174 ans.

La XXe dynastie s’ouvrit sous les plus brillants auspices. A sa tête apparaît un roi qui se montre le digne successeur de ses illustres ancêtres : on le nomma Ramsès III. Médinet-Abou à Thèbes est le panthéon élevé à la gloire de ce nouveau Pharaon. Chaque pylône, chaque porte, chaque chambre, nous y raconte les exploits qu’il accomplit. Pount est encore une Ibis soumise, et Ramsès lui impose des tributs. Kousch reçoit le châtiment que lui attirent ses fréquentes révoltes. A l’ouest, les Libyens paraissent de nouveau sur les frontières égyptiennes, et le roi guerrier leur fait subir de sanglantes défaites. Enfin au nord, la guerre se poursuit cette fois par terre et par mer. Les Khétas déjà vaincus sous Ramsès II, ont repris les armes sous Ramsès III. Divers peuples de la côte de Syrie, tels que le Zakkaro et les Philistins, se joignent à eux. L’île de Chypre elle-même fournit son contingent à l’armée confédérée. Sur les bords de la mer, près d’une ville inconnue, les flottes ennemies se rencontrent. On combat corps à corps, et les bas-reliefs de Médinet-Abou nous représentent les ennemis des Égyptiens culbutés clans les flots qui les engloutissent. Pendant ce temps, Ramsès III resté sur le rivage repousse les attaques de l’armée des alliés. Comme Ramsès II, il a près de son char un lion privé qui combat pour lui et dévore les ennemis que son maître a renversés. Les commencements de la XXe dynastie furent donc heureux, et sous Ramsès III l’antique gloire de l’Égypte sembla renaître. Mais les timides successeurs du héros de Médinet-Abou ne surent pas conserver intact ce glorieux dépôt, et c’est en vain que Ramsès III aura, par l’éclat de ses victoires, un instant arrêté l’Égypte sur le bord de l’abîme où elle va tomber. Cette fois, les temps sont venus. Bien qu’elle ait encore des gouverneurs en Syrie, la dépendance de ce pays devient de plus en plus fictive. Par son contact prolongé avec les Asiatiques, l’Égypte perd, en outre, cette unité qui jusqu’ici a fait sa force. Elle a laissé des mots sémitiques s’introduire dans sa langue. Des (lieux étrangers ont fait invasion dans ses sanctuaires jusqu’alors inaccessibles. Pendant cette période de défaillance générale, une autre cause d’affaiblissement se produit. Les grands-prêtres d’Ammon, à Thèbes, profitant de l’inertie des derniers rois de la XXe dynastie, minent peu à peu la puissance royale et aspirent à renverser les rois légitimes. L’Égypte paie ainsi l’ambition des conquérants de la XVIIIe dynastie. Humiliée autant qu’elle a été superbe, elle va voir bientôt son sol foulé encore une fois par les étrangers, et après avoir dominé à la fois sur les Couschites, les Libyens et les Asiatiques, elle recevra d’eux des rois. C’est pour n’avoir pas su rester sur le terrain qui est véritablement le sien, c’est-à-dire sur les bords du Nil, aussi loin qu’ils se prolongent vers le Sud, c’est pour avoir essayé de l’imposer là où mille questions de race et de climat compromettent son autorité, que son empire trop vaste va se démembrer. Telle, en effet, sera la fin de la plus belle période de l’histoire d’Égypte. Impuissant à faire face à tant de dangers, l’empire de Ménès, après Ramsès III, marche douloureusement vers sa décadence. Au Nord comme au Sud, ses conquêtes lui échappent une à une, et au moment où, sous le dernier roi de la XXe dynastie, les grands-prêtres placent enfin sur leur tète la couronne des Pharaons, nous voyons l’Égypte réduite à ses plus petites frontières et entourée d’ennemis désormais plus puissants qu’elle.

La XXIe dynastie (1732 avant l’hégire[14]) donne au monde le spectacle de l’Égypte partagée par ses divisions intestines en deux royaumes. A Thèbes, gouvernent les rois sortis de la caste sacerdotale ; à Tanis (Sân), s’élève la dynastie que Manéthon admet dans ses listes comme légitime. L’Égypte, à ce moment, a perdu toute sa prépondérance en Asie. A certains symptômes, on commence à voir qu’au contraire l’influence de l’Asie grandit de plus en plus sur les bords du Nil : les rois Thébains choisirent pour plusieurs de leur fils des noms sémitiques, et les rois de Sain envoient une princesse égyptienne au harem de Salomon.

La XXIIe dynastie (1602 avant l’hégire[15]) a son siège officiel à Tell-Basta prov. de Charqyeh. Il ne paraît pas que cette dynastie ait donné à l’Égypte beaucoup de conquérants. Le premier de ses rois, le Sésac de la Bible et le Scheschonk des monuments, conduit cependant ses armées en Palestine, assiège Jérusalem et enlève les trésors du temple. Si l’on jette les yeux sur le tableau des personnages qui composent cette famille royale, on s’étonnera d’y voir que la plupart d’entre eux portent des noms assyriens : Nemrod, Tiglath, Sargon. On remarquera en outre que le régiment préposé spécialement à la garde de la personne des rois est composé, non d’Égyptiens, mais de Maschouasch, peuplade Libyenne que Ramsès III avait repoussée tant de fois des frontières du Delta. Ces renseignements fournis par les monuments découverts pendant les fouilles du Serapeum, donnent la clef de l’histoire sous la XXIIe dynastie et les suivantes. Autant l’Égypte tendait autrefois à se répandre au dehors, autant elle se concentre maintenant en elle-même ; autant elle imposait ses lois aux nations voisines, autant elle subit maintenant celles des peuples étrangers. Désormais, plus de dynasties Thébaines, ni Memphites. L’Égypte, comme attirée par l’Asie, n’aura plus dorénavant de capitales que dans ses provinces du Delta. Dès la XXIIe dynastie, l’Égypte, d’ailleurs, ne s’appartient déjà plus ! Sous les grandes familles Thébaines, comme nous le voyons par les Israélites, elle a pu impunément, sûre de les dominer par le seul prestige de sa grandeur, ouvrir ses portes et céder une portion de son territoire à certaines tribus étrangères. Mais au temps où nous sommes, les rôles ont bien changé. Ce sont maintenant ces marnes tribus qui se lèvent contre elle. Bien plus, ce sol que jusqu’alors elles n’ont occupé qu’à titre d’hôtes, elles aspirent à s’en rendre les maîtres. Une fois encore l’Égypte subit ainsi son éternelle destinée, et la XXIIe dynastie n’est effectivement que l’avènement au trône d’une de ces familles non égyptiennes qui peuplaient alors les frontières orientales du Delta.

Des événements bien inattendus signalèrent la XXIIIe dynastie. Sous l’influence de causes encore inconnues, l’Égypte se divisa profondément, et, au Nord, nous la trouvons partagée, non pas en un royaume unique comme sous les Pasteurs, mais en plusieurs petits Etats auxquels commandent une dizaine de rois sortis pour la plupart des rangs des Maschouasch, véritables janissaires qui probablement avaient peu à peu escaladé les marches du trône. Au Sud, un ordre de choses encore plus imprévu trahit les discordes intestines de la malheureuse Égypte. -Le Soudan jusque-là soumis à la puissance des Pharaons nous apparaît tout à coup organisé en royaume indépendant. Plus de Gouverneurs du Sud, plus de Princes d’ Ethiopie exécutant au-delà des cataractes les ordres partis de Thèbes ou de Memphis. Non seulement le pays de Cousch est libre, mais, sous la XXIIIe dynastie, la Haute-Égypte, presque jusqu’à Minyeh, semble n’être plus qu’une province du Soudan.

La XXIVe dynastie se composa, selon Manéthon, d’un seul roi, Bocchoris, qui régna six ans. Ce prince réussit-il à expulser les Couschites de la Haute-Égypte, ou fit-il seulement celui des rois partiels du Nord qui plaça la Basse-Égypte sous un sceptre unique ? L’histoire est jusqu’ici muette. Ce qu’il y a de certain, c’est que Bocchoris occupait à peine le trône depuis quelques années qu’un roi du Soudan, Sabacon, descendit les cataractes, s’empara de l’infortuné Bocchoris qu’il fit brûler vif, et cette fois étendit sa domination jusqu’à la Méditerranée. Que nous sommes loin ici des grandes batailles de Thoutmès, et de ces tributs imposés par le Pharaon vainqueur à la vile race des Cousch C’est Cousch maintenant qui traite l’Égypte en pays vaincu et vient régner dans ces palais tout pleins de la gloire des Aménophis et des Ramsès. — La domination Ethiopienne ferme la XXVe dynastie et compte pour cinquante ans (de 1337 à 1287 avant l’hégire[16]) dans les annales égyptiennes.

Le dernier roi de cette XXVe dynastie fut Tahraka. Il avait régné 26 ans, quand douze chefs égyptiens se réunissent, expulsent les Ethiopiens des provinces septentrionales, et partagent ce qu’ils peuvent reprendre du territoire national en douze gouvernements dont ils se proclament les rois. Chose singulière ! à la fin de la domination éthiopienne, l’Égypte se montre à nous précisément ce qu’elle était quand, pour la première fois, elle subit le joug du Soudan. Au Nord, c’est une dodécarchie composée d’Égyptiens confédérés, ou peut-être même encore de Maschouasch ; au Sud, c’est la Thébaïde réduite une seconde fois à l’état de province du Soudan sous le gouvernement de l’éthiopien Piankhi et de cette reine Ameniritis, dont le Musée possède une si admirable statue. Fatiguée de la domination des étrangers, l’Égypte revient ainsi sur ses pas, et quand Psammitichus, le premier roi de la XXVIe dynastie, monte sur le trône, elle semble reprendre son histoire à la fin de la XXIIe.

La domination des douze rois alliés fut de quinze ans. Un oracle avait prédit que l’Égypte entière finirait par appartenir à celui d’entre eux qui boirait dans un vase d’airain. Un jour que les douze princes étaient sur le point de faire des libations, le grand-prêtre leur présenta des coupes d’or dont ils avaient coutume de se servir. Mais s’étant trompé sur le nombre, il n’en apporta que onze pour les douze rois. Alors, celui que nous avons nommé tout à l’heure, Psammitichus, voyant qu’il n’avait point de coupe comme les autres, prit son casque qui était d’airain et s’en servit pour les libations. Un prompt exil dans les marais du Delta fut la conséquence de cette action dont les autres rois s’étaient aperçus. Quant à Psammitichus, résolu de se venger de l’outrage qui lui était fait, il envoya à son tour consulter l’oracle. Il lui fut répondu cette fois qu’il serait vengé par des hommes d’airain sortis de la mer. D’abord, il ne put se persuader que des hommes d’airain vinssent à son secours ; mais peu de temps après des Grecs qui avaient fait naufrage sur les côtes descendirent à terre revêtus de leurs armes. Un Égyptien courut en porter la nouvelle à Psammitichus dans les marais, et comme jusqu’alors cet Égyptien n’avait jamais vu d’hommes armés de la sorte, il lui dit que des hommes d’airain sortis de la mer pillaient les campagnes. Le roi, comprenant par ce discours que l’oracle était accompli, fit alliance avec les Grecs et les engagea par de grandes promesses à prendre son parti. Puis, avec ces troupes auxiliaires et les Égyptiens qui lui étaient restés fidèles, Psammitichus se mit en campagne, détrôna les onze rois, renversa les Ethiopiens, et rendit à l’Égypte son ancien territoire de la Méditerranée à la première cataracte. — La nouvelle dynastie dont Psammitichus fut le premier roi, correspond, comme on le sait déjà, à la XXVIe de Manéthon : les ruines que l’on aperçoit près du village moderne de Sâ-el-Hagar marquent le site de la ville que cette famille royale avait choisie pour siége officiel du gouvernement.

Certains indices donnent à penser que Psammitichus n’était pas Égyptien, et que l’histoire a quelque droit de voir en lui un de ces Maschouasch introduits, quelques siècles auparavant, dans les corps d’élite de l’armée égyptienne. La XXVIe dynastie aurait donc été Libyenne. — Malgré son origine étrangère, elle donna à l’Égypte 138 ans de prospérité. A la vérité, elle ne fut pas toujours heureuse dans ses entreprises extérieures. Psammitichus tenta la conquête de la Syrie, et fut arrêté par une ville qu’il assiégea pendant vingt-neuf ans. L’un de ses successeurs, Néchao, essaya de son côté de faire revivre les anciennes prétentions de l’Égypte sur les plaines qu’arrosent l’Euphrate et le Tigre, et, battu à Karkémich par Nabuchodonosor, ne trouva son salut que dans la fuite. Enfin, un autre roi, Apriès, essuya de sanglantes défaites dans la Cyrénaïque où il avait envoyé ses armées. L’astre guerrier de l’Égypte qui, mille ans auparavant, avait rayonné sur le monde entier, pâlissait donc sous les rois Salles. Mais la XXVIe dynastie racheta l’insuccès de ses campagnes par son amour des arts, par les soins qu’elle prit de restaurer les anciens sanctuaires et d’en bâtir de nouveaux. A Saïs, elle éleva des portiques qu’Hérodote place au-dessus de tous ceux qu’il a vus en Égypte, et qui, malheureusement, comme cette ville célèbre elle-même, ont disparu sans retour. Comme symptôme de l’élan donné à la civilisation par les successeurs de Psammitichus, on notera aussi les efforts tentés par ces princes pour ouvrir au commerce et à l’industrie du pays des voies nouvelles en Arabie, en Grèce, en Syrie et sur les côtes orientales de la Méditerranée. n est :rai que Néchao échoua dans son entreprise de rouvrir le canal autrefois creusé par Séti Ier entre la Mer Rouge et le Nil ; mais l’histoire saura toujours gré à ce roi de sa tentative si hardie pour l’époque de faire partir de la Mer Rouge une flotte qui, à travers des mers alors inconnues du monde entier, franchit le cap de Bonne-Espérance, longea les côtes occidentales de l’Afrique, traversa le détroit de Gibraltar, et après une périlleuse navigation de deux ans vint aborder en Égypte. — Quant à la politique générale de la XXVIe dynastie, elle est tout entière dans le soin que prirent les Pharaons de cette époque d’ouvrir l’accès de l’Égypte aux peuples étrangers et particulièrement aux Grecs, d’admettre dans les écoles des jeunes Grecs auxquels on apprenait l’Égyptien ; en un mot, de permettre à ce grand courant d’idées libérales dont la Grèce se faisait déjà l’instigatrice de se répandre jusqu’à elle. Les Saïtes crurent par ces mesures vivifier l’Égypte et rendre un peu de jeune sang à la vieille monarchie fondée par Ménès. Mais, sans le savoir, ils avaient introduit sur les bords du Nil un nouvel élément de décadence. Merveilleusement douée par la durée et l’immobilité, l’Égypte ne pouvait que perdre au contact direct de cet élément de civilisation qu’on appelle le progrès. Les Grecs avaient à peine un pied en Égypte que déjà on devait prévoir qu’ils n’en sortiraient plus, et qu’une fois les deux principes en présence, l’un finirait tôt ou tard par effacer et absorber l’autre.

Mais une catastrophe soudaine allait reculer pour quelque temps encore le moment où la Grèce viendrait à son tour régner sur l’Égypte. En effet, de ces mêmes plaines de la Mésopotamie, autrefois si ardemment convoitées, accourait alors un peuple à demi-sauvage qui, après avoir soumis Suze et Babylone, après avoir forcé la Syrie elle-même à lui payer tribut, se trouvait, six mois seulement après l’avènement du dernier roi de la XXVIe dynastie (Psammitichus III), aux portes de l’Égypte. A ces armées innombrables que les Perses entraînaient avec eux, Cambyse, fils de Cyrus, commandait. En vain Psammitichus jusqu’à Péluse au devant du flot qui se précipitait sur l’Égypte. Ses efforts furent inutiles, et bientôt l’Égypte, ravie par Cambyse à ses maîtres légitimes, ne fut plus qu’une province de l’empire des Perses[17]. Les premières années du règne de Cambyse furent paisibles. Il honora les dieux de l’Égypte, suivant une statue du Vatican dont les inscriptions ont été traduites par M. de Rongé ; bien plus, il se fit instruire dans les sciences qui faisaient la renommée des prêtres égyptiens. Cinq ans se passèrent ainsi, après lesquels des revers multipliés vinrent accabler tout à coup les armes jusqu’alors victorieuses de Cambyse. Une première expédition avait été dirigée contre les Carthaginois : l’armée de Cambyse fut vaincue. Une seconde campagne avait pour but la prise de possession de l’oasis d’Ammon, située dans le désert occidental de l’Égypte : trahis par des guides infidèles, mal fournis de vivres et de provisions, les soldats que Cambyse avait envoyés s’égarèrent dans le désert, et pas un ne revint pour raconter la catastrophe qui avait englouti une armée tout entière. Enfin, à la tête de troupes nombreuses, Cambyse lui-même s’était mis en route et marchait de sa personne vers le Soudan. Mais ici encore l’imprévoyance du vainqueur de l’Égypte porta ses fruits, et cette troisième armée s’était à peine engagée de quelques journées dans les déserts qui séparent l’Égypte du Soudan que, manquant de tout, elle fut obligée de revenir sur ses pas. En présence de ce triple désastre la colère de Cambyse ne connut pas de bornes. D’Assouan à Thèbes et de Thèbes à Memphis, il marqua, dit-on, sa route par des ruines. Les temples furent dévastés, les tombes des rois furent ouvertes et pillées. Le jour où Cambyse arriva à Memphis était précisément un jour de fête. Cambyse crut que par les transports bruyants d’allégresse qu’il entendait autour de lui, les Égyptiens se réjouissaient de sa défaite, et sa fureur n’alla qu’en augmentant. L’Égypte vit ainsi se rouvrir une ère de calamités et de larmes. Heureusement Cambyse mourut. Mais si cet évènement mit un terme aux dévastations ordonnées par le farouche conquérant, il fut loin d’affermir l’autorité persane en Égypte. En vain un roi sensé, Darius Ier, essaya-t-il par une sage administration de faire oublier aux Égyptiens le joug qui pesait sur eux : les ruines entassées par Cambyse parlaient en quelque sorte d’elles-mêmes, et des révoltes venaient à chaque instant prouver que l’Égypte n’oubliait pas les injures qu’elle avait à venger. Cette soumission apparente, ces soulèvements toujours comprimés durèrent 121 ans. Enfin un effort plus heureux donna la victoire aux Égyptiens, et les Perses durent s’enfuir de l’Égypte rendue à ses maîtres légitimes. Ce fut la fin de la XXVIIe dynastie.

Pendant les 67 années qui suivirent (XXVIIIe, XXIXe et XXXe dynasties), l’Égypte essaya de réparer les désastres de l’occupation étrangère. La Perse, de son côté, n’attendait qu’une occasion de ressaisir une proie qu’elle n’avait lâchée qu’à regret. Comme deux ennemis irréconciliables, les deux pays se livraient à l’envi aux plus formidables préparatifs. Un choc était inévitable.

Mais la fortune allait encore trahir les armes égyptiennes. En vain dans une première bataille, Nectanebo Ier (XXXe dynastie) chassa-t-il des frontières du Delta les généraux persans qui s’en étaient emparés. Vaincu successivement à Péluse, à Bubastis, à Memphis, Nectanebo II dut enfin céder à la force et s’enfuit au Soudan laissant les Perses maîtres pour la seconde fois de l’Égypte. Avec lui s’éteignit, pour ne jamais reparaître, l’antique race des Pharaons.

L’histoire a peu de chose à dire de cette seconde dynastie persane qui fut la XXXIe des listes de Manéthon. Elle régnait à peine depuis huit ans, que sous Darius III, Alexandre paraît. Que pouvait l’Égypte déjà plus qu’à moitié vaincue contre le héros Macédonien ? Fatiguée du joug toujours plus pesant des Perses, elle lui ouvrit ses portes comme à un libérateur, et c’est ainsi que tour à tour Ethiopienne avec la XXVe dynastie, Libyenne avec la XXVIe, Persane avec la XXVIIe et la XXXIe, l’Égypte devint Grecque sous les nouveaux maîtres que la fortune de la guerre venait de lui donner. Ici se termine le Nouvel-Empire ; il avait duré 1371 ans.

 

CHAPITRE QUATRIÈME. — ÉPOQUE GRECQUE.

XXXIIe et XXXIIIe Dynasties.

Alexandre le Grand commence la XXXIIe dynastie[18]. Son règne fut court. Il eut le temps cependant de jeter les fondements de la ville qui à travers les siècles a conservé son nom. Il put surtout, dès son arrivée sur les bords du Nil, inaugurer cette politique de tolérance et de modération qui allait, aux époques désolées que l’Égypte venait de traverser, substituer 275 ans de paix et de tranquillité. Laisser aux vaincus leur religion, leurs coutumes, leurs arts, leur langage, leur écriture, telle fut, en effet, la règle de conduite qu’au jour même de la commute Alexandre s’imposa. On sait déjà comment le héros succomba au milieu de ses victoires : on sait aussi comment le fils qui naquit après sa mort (Alexandre II) le remplaça sur le trône, et comment, jusqu’à la majorité du jeune prince, l’Égypte eut pour régent le frère du conquérant, Philippe Aridée. Enfin, on se rappelle comment ces éphémères royautés n’empêchèrent pas les généraux d’Alexandre de se partager l’empire, et comment, dans ce partage, Ptolémée, l’un d’entre eux, obtint l’Égypte. Avec Ptolémée cesse donc la dynastie Macédonienne et commence la dynastie qui du nom de son fondateur est appelée Ptolémaïque. C’était la XXXIIIe.

Nous ne suivrons pas dans tous les détails de leur règne les rois qui composèrent cette famille royale. Tous s’appelèrent Ptolémée comme leur aïeul commun, et l’on ne voit guère parmi les femmes d’autres noms en usage que ceux de Cléopâtre, de Bérénice et d’Arsinoé. Du reste, l’histoire de l’Égypte sous ces rois étrangers n’offre plus ce puissant intérêt que l’on éprouve à suivre l’Égypte pharaonique dans sa marche à la tête des nations. Tantôt au Sud, tantôt au Nord, les Pharaons combattaient pour une civilisation dont ils étaient en quelque sorte l’incarnation. Sous les Ptolémées, l’Égypte est descendue de ce rang suprême. Ce n’est plus elle qui se montre la première entre tous les peuples ; ce n’est plus elle qui conduit l’humanité comme aux temps des Thoutmès. Sous les successeurs de Ptolémée la scène a changé en se rapetissant. L’histoire de l’Égypte se traîne dès lors derrière l’histoire de la Grèce. Quant aux évènements politiques qui marquent cette période, ils se résument tous dans des compétitions au trône, dans des rivalités de femmes, dans des luttes presque sans gloire pour la possession de la Syrie et des îles orientales de la Méditerranée. — Malgré cet état relatif d’infériorité, les Ptolémées ont cependant bien mérité de l’Égypte, et leur nom tient une place honorable parmi ceux de tous les rais qui ont successivement régné sur ce pays. Cette popularité, les Ptolémées l’ont due en premier lieu à l’extrême tolérance dont nous avons déjà parlé. Loin d’imposer aux vaincus des usages étrangers qui n’auraient fait qu’entretenir chez eux des germes de rébellion, les Ptolémées, au contraire, maintinrent les antiques coutumes, et sans cesser d’être Grecs se firent Égyptiens, en s’honorant de l’être. Edfou, bâti tout entier par les Ptolémées, n’est-il pas à lui seul la plus magnifique preuve que nous puissions donner de cette sage modération ? N’est-ce pas aussi un Ptolémée qui, après une campagne infructueuse sur le Tigre, rentra en Égypte rapportant avec lui plus de 25.000 statues égyptiennes enlevées autrefois par Cambyse ? Une seconde cause, non moins efficace, a contribué à la renommée que les Ptolémées se sont acquise. A leur nom se rattache un grand mouvement intellectuel qui a eu son centre à Alexandrie, et qui, longtemps encore après eux, a exercé la plus décisive influence sur les destinées de l’Égypte. On sait déjà que c’est un Ptolémée qui a ordonné à Manéthon d’écrire en grec les annales historiques de son pays ; c’est aussi sous un Ptolémée que fut faite la traduction grecque des livres sacrés des Hébreux connus sous le nom de version des Septante. D’autres créations plus importantes encore ont rendu célèbre la mémoire des Ptolémées. Cette splendide bibliothèque qui contenait, dit-on, dans 400.000 volumes, toute la littérature romaine, grecque, indienne et égyptienne, fut fondée. Sous les Ptolémées parut aussi le Musée qu’on regarde, à juste titre, comme la première académie du monde. Enfin, en faisant de leur capitale le rendez-vous de tous les grammairiens, de tous les savants, de tous les philosophes, de tous les esprits éclairés de leur temps, les Ptolémées jetèrent les premières bases de cette grande école d’Alexandrie qui, quelques siècles plus tard, disputera le monde au christianisme naissant. Comme on le voit, autant le rôle des Ptolémées a été modeste dans la politique et dans la guerre, autant ces princes se sont illustrés par cet amour des lettres et des sciences qui fut pour ainsi dire le génie, de leur race. Malheureusement, le temps n’est plus loin où l’un de ces princes, Ptolémée Alexandre, mourant sans enfants, disposera de l’Égypte comme d’une ferme, et par testament léguera la patrie de Ramsès au peuple romain. Les ruses de la belle et artificieuse Cléopâtre reculeront en vain de quelques années l’exécution du contrat fatal. César et Antoine, subjugués par les charmes de la trop fameuse reine, prêteront en vain leur appui à celle qui peut encore faire revivre le sang des Ptolémées. Cléopâtre meurt, et après elle, le testament de Ptolémée Alexandre doit avoir son plein effet. En l’an 652 avant l’hégire[19], l’Égypte n’est donc plus même un royaume, et désormais elle ne comptera parmi les nations que comme une province de cet immense empire dont Rome était la capitale.

 

CHAPITRE CINQUIÈME. — ÉPOQUE ROMAINE.

XXXIVe Dynastie.

Une fois maîtresse du Nil, Rome s’appliqua à conserver, par tous les moyens, sa plus précieuse conquête. Elle laissa à l’Égypte sa religion, ses arts, son écriture, sa langue, ses coutumes. Quelques temples furent rétablis par elle, et des sanctuaires élevés aux dieux du pays. Edfou, Esneh, Denderah, Erment, commencés par des Ptolémées, furent achevés sous les Empereurs. A Cheykh-Abâdeh (province de Minyeh), Adrien fonda une ville et bâtit des monuments magnifiques en l’honneur de son favori Antinoüs. A Kalabscheh, à Debout, à Dandour (Nubie), des chapelles furent construites ; à Philæ de nouveaux édifices ajoutèrent à la grâce et à la beauté de cette reine du Nil. Sûre d’avoir enlevé au peuple, par cette habile tolérance, son prétexte le plus habituel de mécontentement, Rome voulut que les villes égyptiennes ne reçussent par d’autres garnisons que ses légions, et à la tète de l’administration générale du pays elle plaça un fonctionnaire romain qui, sous le nom de Préfet Augustal, réunissait tous les pouvoirs et gouvernait sans contrôle au nom de l’Empereur lui-même. En même temps qu’elle essayait de se substituer presque sans transition aux maîtres légitimes du pays, Rome s’armait ainsi puissamment contre la révolte. Il est vrai qu’elle se réservait le droit de surveiller à son tour ces tout-puissants Préfets : leur administration était toujours de courte durée, et des fautes même légères étaient punies de bannissement ou de mort ; en outre, une loi de l’empire voulait que les Préfets d’Égypte ne pussent être choisis ni parmi les sénateurs, ni parmi les patriciens de marque. Mais ces mesures prouvent bien moins l’indifférence de Rome pour l’Égypte vaincue et humiliée, que sa crainte de voir le prestige d’un beau royaume à prendre tenter l’ambition d’un de ces délégués de l’Empereur aux mains desquels les circonstances la forçaient de mettre un pouvoir si redoutable.

L’Égypte, sous les Empereurs, n’offre d’ailleurs pas d’autre spectacle que celui d’un pays dont la vie politique est éteinte, et qui jouit en paix de l’abondance que lui procure l’administration prudente et économe de ses maîtres. Si quelques guerres signalent encore cette époque, si un Préfet, Pétronius, conduit son armée en Arabie, si le même Préfet va châtier jusque clans Gebel-Barkal, alors capitale de l’Ethiopie, la reine Candace qui avait osé venir occuper Assouan et ravager,la Thébaïde, on doit reporter la gloire de ces expéditions, non à l’Égypte qui y resta probablement indifférente, mais aux légions romaines qui seules y prirent part. Peut-être des révoltes partielles feraient-elles penser que l’Égypte, asservie au joug impérial, n’avait point oublié la gloire de ses anciens jours ; tantôt c’est un Syrien d’Alexandrie levant une armée avec les bénéfices de sa seule fabrique de papyrus et s’insurgeant contre Rome ; tantôt c’est un certain Achillée profitant du pouvoir que lui donne sa charge de Préfet d’Égypte, se faisant proclamer empereur par ses troupes, et forçant Dioclétien à venir lui-même assiéger pendant huit mois Alexandrie qu’il mit à feu et à sang. Mais dans ces révoltes l’Égypte n’entre pour rien ; que les ambitieux qu’elle abrite réussissent dans leurs desseins, et elle aura donné à Rome des maîtres nouveaux sans avoir fait elle-même un pas vers sa propre indépendance. En deux seuls points l’Égypte fait encore preuve de quelque vitalité. Qui ne sait ce que, depuis le jour où avec Saint-Marc le christianisme avait paru en Égypte, les adeptes du nouveau culte essuyèrent de persécutions ? Qui ne sait l’énergie qui se dépensa de part et d’autre, ici pour étendre la nouvelle religion, là pour en arrêter la marche ? D’autre part, qui ne sait le rôle que jouaient encore sous l’administration romaine les Écoles d’Alexandrie ? On peut dire avec vérité qu’à ce moment l’Égypte règne encore par l’esprit qui est en elle sur la Grèce et sur Rome, et que, sans autre levier que la puissance des idées, elle étend au loin son influence. Néanmoins, malgré ces vives clartés, on sent que le rôle de l’Égypte est fini et que sa déchéance est consommée. Thèbes, Abydos, Memphis, Héliopolis, ne sont plus que des ruines ; Alexandrie elle-même descend au rang de chef-lieu de province, et 1’ Égypte, tout entière aux soins de son agriculture, ne cherche guère d’autre gloire que celle de mériter d’être appelée le grenier de Rome.

Mais un évènement qui eut une influence considérable sur l’avenir du monde vint donner subitement un nouveau cours aux destinées de l’Égypte. L’empire romain, trop vaste, se démembra à son tour. Partagé l’an 258 avant l’hégire[20] entre deux empereurs, Fun conserve à Rome le siége de son autorité, tandis que l’autre va établir son trône à Constantinople. Dans cette division l’Égypte penche du côté de l’orient et voit désormais son maître dans le souverain qui règne sur le Bosphore. Ce fut là sa fin. Depuis quelque temps déjà, le christianisme avait jeté ses premières racines, et gagnant de proche en proche s’était étendu jusqu’à Constantinople. L’Égypte de son côté s’était déjà donnée en grande partie à la nouvelle religion, mais elle ne la reconnaissait pas encore comme officielle. En 244 avant l’hégire[21], régnait à Constantinople l’empereur Théodose. C’est lui qui promulgua le fameux édit par lequel la religion chrétienne était déclarée désormais la religion de l’Égypte ; c’est lui qui ordonna la fermeture de tous les temples et la destruction de tous les dieux que la piété des Égyptiens y vénéraient encore. L’anéantissement de l’Égypte païenne fut ainsi consommé. Quarante mille statues, dit-on, périrent dans ce désastre ; les temples furent profanés, mutilés, détruits, et de toute cette brillante civilisation il ne resta rien que des ruines plus ou moins bouleversées et les monuments dont les Musées recueillent aujourd’hui les restes.

Ainsi finit, deux siècles et demi seulement avant la venue de Mahomet, l’empire fondé cinq mille quatre cents ans auparavant par Ménès. Une durée aussi prolongée est sans aucun doute un spectacle bien fait pour exciter notre étonnement. Mais l’Égypte dut sa longue existence, moins à ses propres forces qu’à l’état du monde au milieu duquel nous venons de la voir exerçant une si notable influence. L’Égypte, comme la Chine, était en effet organisée pour l’immobilité, nullement pour le progrès. Tant que les évènements n’ont mis sur sa route que des peuples stationnaires comme elle, elle a su admirablement durer. Mais le jour où la Grèce et Rome introduisirent dans la vie des nations la loi du progrès, nous la voyons peu à peu s’affaisser et disparaître. C’est que les peuples, comme les hommes, ne vivent pas seulement de pain, et qu’il est pour eux comme pour nous une sorte de loi de la nature qui, sous peine de décrépitude, les oblige à s’améliorer sans cesse.

 

 

 



[1] Voyez à l’APPENDICE le détail des monuments principaux.

[2] 250 ans avant J.-C.

[3] Voyez à l’APPENDICE le Tableau des Dynasties Égyptiennes selon Manéthon.

[4] 450 ans avant J.-C.

[5] 8 ans avant J.-C.

[6] 90 ans après J.-C.

[7] 5004 ans avant J.-C.

[8] 4235 ans avant J.-C.

[9] 3686 ans avant l’hégire : 3064 avant J.-C.

[10] Harabat-el-Madfouneh est aussi appelé Thinis (voyez plus haut).

[11] 2325 ans avant l’hégire ; 1703 avant J.-C.

[12] L’an 27 avant J.-C.

[13] Ce poème est connu dans la science sous le nom de Poème de Pen-ta-our. On doit à M. de Rougé l’excellente traduction dont nous reproduisons ici les principaux passages.

[14] 1110 avant J.-C.

[15] 980 avant J.-C.

[16] De 715 à 665 avant J.-C.

[17] 1149 ans avant l’hégire ; 527 avant J.-C.

[18] 954 avant l’hégire ; 332 avant J.-C.

[19] 30 ans avant. J.-C.

[20] 364 après J.-C.

[21] 381 après J.-C.