THIERS — 1797-1877

 

XXV. — LE SECOND EMPIRE.

 

 

Il arrive à Bruxelles le 12 décembre. Il promène par la ville Mignet, fidèle au rendez-vous, lui donne lettres et commissions et le reconduit à la gare. Le bourgmestre de Brouckère se met à sa disposition. Il se présente à Van den Praet, ministre de la Maison du Roi. Léopold s'afflige de ne pouvoir le voir. Plusieurs ministres, les présidents de la Chambre et du Sénat lui rendent visite. Sa femme et Félicie viennent passer deux jours avec lui. Il prend son mal en patience, mais combien cruel d'avoir souffert pour l'ordre en 1848, de souffrir pour la liberté en 1851, et de ne jouir des bienfaits de l'un ni de l'autre ! Duvergier, après trois semaines de captivité, envoie de ses nouvelles : à Sainte-Pélagie, les Montagnards convinrent à peu près qu'ils avaient tué la République. Dufraisse répétait : Ah ! que M. Thiers avait raison : La vile multitude ! Almanach de la vile multitude, tel est le titre dont Emile de Girardin gratifie un Guide pour les élections de 1852. Des témoignages de sympathie consolent l'exilé : de Merruau qui évoque un attachement de vingt ans ; de Mme de Rémusat dont l'indignation s'accroît de sa tendre affection ; de la duchesse d'Orléans qui saisit la première occasion sûre pour écrire à Mme Thiers ; de Victor Cousin à qui Thiers défend catégoriquement toute démarche ayant pour but sa rentrée en France ; de l'ami Borély, et d'autres. Sa mère meurt : il ne peut assister aux obsèques ; Mignet doit le défendre contre des créanciers non apaisés de son père, mort depuis longtemps. Il passe le temps à lire, à visiter des collections, à se promener ; le soir, il reçoit des visites.

A Paris, Guizot triomphe de la chute de Molé et de l'exil de Thiers, et félicite la princesse Mathilde de la belle conduite de son cousin. Dupin court à l'Elysée et se prétend le meilleur ami du Président. Les 7 millions de voix qu'obtiennent les bonapartistes font dire à Roger du Nord : S'il avait fait fusiller quelques-uns de nous, il en aurait eu 10 millions ! La tribune étant muette, les orléanistes entament une campagne dans les salons ; le pouvoir s'en irrite, et, se vengeant par surcroît du soutien qu'ils accordèrent au prince de Joinville, prend un décret, le 9 janvier 1852, qui les éloigne momentanément du territoire, notamment Duvergier, Rémusat, Lasteyrie, Creton, Chambolle dont la situation sera fort difficile à l'étranger. Falloux se réjouit de leur exil ; pour Balabine, ils ont détruit le peu de foi monarchique restée dans le pays, et n'ont que ce qu'ils méritent : l'élu du peuple souverain est le fils de leurs œuvres. Thiers figure sur la liste. Il n'attend pas la notification que Morny lui en fera le 16, et quitte Bruxelles pour l'Angleterre. Léopold ne veut pas le laisser partir sans un mot d'adieu : L'extrême discrétion que vous vous êtes imposée m'a privé de la grande satisfaction d'avoir avec vous une de ces bonnes causeries que les temps passés nous permettaient.

A Londres, Ellice et lady Ashburton lui offrent une hospitalité somptueuse. Il travaille, visite des cathédrales, apprend l'anglais avec ardeur, et place de temps en temps un mot qu'il prononce à l'italienne. Il assiste par faveur à la séance royale, voit le vieux duc de Wellington, accablé par l'âge, les mains tremblantes, tenant l'Epée d'Angleterre au-dessus de la tête de la reine ; un peu plus bas, lord Normanby porte la couronne sur un coussin de velours ; pairs et pairesses arborent le grand costume ; la reine, entre lady Canning, d'une rare beauté, et la duchesse de Sutherland ; la Chambre des Communes attend qu'un messager royal vienne la chercher, mais arrive lentement, pour se faire attendre à son tour. Bousculade à la sortie. Au total, une impression de grandeur, avec le charme personnel de la reine. Il a les larmes aux yeux en comparant l'inutilité de ses trente ans d'efforts pour donner à la France cette monarchie constitutionnelle réalisée ici, et qui est la vraie république. Il commence à tenir à Senior ces conversations qui paraîtront plus tard en volume. Il se rend à Claremont. Rémusat et Lasteyrie viennent de Bruxelles le voir ; Walewski, charmant pour lui, arrive de Paris, porteur de propositions d'accommodement : il refuse toute mesure qui ne profiterait qu'à lui. Il confesse à sa belle-mère que la cuisine anglaise ne l'empêche pas de se bien porter, et qu'il en mange beaucoup, ce qu'il fait toujours quand il s'ennuie. Malgré le tumulte mondain, malgré la gloire et les privilèges de lion dont il jouit dans la société anglaise, la tristesse l'envahit. Ah ! madame, dit-il naïvement à la reine Marie-Amélie, la reine ne sait pas ce que c'est que l'exil ! Depuis trois mois il n'a pas vu ses dames. Le 2 avril, à 10 heures 30, il les attend à la gare : le train n'arrive pas. On annonce un accident, mais pas de blessés. Après trois mortelles heures, ses voyageuses paraissent, saines et sauves. Le 20 avril, elles repartent pour Paris, et lui pour la Belgique. Il traverse Ostende, Liège où il admire l'architecture et déguste avec les chanoines des bouteilles du siècle dernier, monte sur le toit de la cathédrale de Cologne, traverse Bonn, Mayence, Heidelberg, Bâle et Lucerne. Par le Saint-Gothard il atteint Milan. La nuit commençait ; je n'ai donc pu voir ma chère Italie que ce matin à Lugano. Comme toujours, je l'ai trouvée charmante. Elle est déjà toute fleurie. Le temps est ravissant. Les jeunes filles déguenillées ont des flèches d'argent dans les cheveux et les pauvres madones, dans leurs niches des coins de rue, ont une tournure que seuls des ouvriers habitués à voir Raphaël peuvent leur donner. Le jour où tous mes sens seront près de s'éteindre, je n'aurai, pour me rendre le goût de vivre, qu'à me transporter en Italie. A Parme, il étudie le Corrège. A Bologne, il découvre des beautés qui lui échappèrent précédemment. Florence ! Quand l'âge nous a éloignés des vains plaisirs et a mûri notre goût, quand les déceptions de la vie n'ont plus laissé dans notre âme que le culte des nobles choses, c'est ici qu'il faut venir pour contempler la beauté dans les chefs-d'œuvre des génies de tous les siècles... J'ai tout oublié, ici, tout, excepté vous trois qui me manquiez pour partager mon admiration. Après une excursion à Sienne, nouvel accès de tristesse : L'exil m'est cruel, mais le déshonneur me le serait bien davantage. Il y a des moments où, au milieu des enchantements de l'Italie, j'ai les yeux pleins de larmes. Le prince Demidoff lui ouvre ses palais. A son habitude, il prend partout des notes. Par Livourne et Civita-Vecchia, il arrive à Rome. Il aurait voulu embrasser le premier soldat français rencontré ; tout ce qu'il voit le confirme dans l'idée qu'il eut raison d'envoyer les Français à Rome, pour faire contrepoids à la puissance de l'Autriche, mais il s'indigne de la mauvaise exécution de cette idée sage et patriotique, et se promet de le dire au maréchal Vaillant. Pendant deux heures, il admire le miracle de l'ajustage des pierres du Colisée ; il étudie les monuments, visite les Catacombes avec le P. Marchi qui les conserve et les explore depuis douze ans. Le pape le reçoit en audience. Vingt-deux heures de carriole avec arrêt à Velletri, et le voici à Naples : promenades en barque, heures et heures au Musée où il revoit les vases qu'il choisit il y a quatorze ans pour les faire dessiner, et n'en découvre aucun méritant cet honneur parmi ceux qu'il négligea. Maison par maison, il explore Pompéi et reconstitue la vie et la société antiques. Les Holland le reçoivent dans un palais splendide. A Pœstum, un Anglais, Close, l'invite avec Duvergier et Buffet ; bercés pendant huit heures par les eaux du golfe de Salerne, ils voient Nisida, Ischia, Capri, Amalfi. Il relit Suétone avant de retourner à Pompéi. A Paris, Mme Dosne et ses filles font leurs préparatifs de départ. De Turin, le 16 juin, il leur annonce son arrivée à Vevey pour le 21 : rendez-vous à l'hôtel des Trois-Couronnes. Chacun y est fidèle. La famille de Roger du Nord y arrive ensuite ; Chambolle est à Clarens ; Mignet, qui depuis 37 ans ne fut jamais séparé aussi longtemps de son ami, s'annonce pour le milieu de juillet.

Druey, représentant du canton de Vaud et radical avancé, demande l'expulsion immédiate de Thiers et de Chambolle ; le cocher galonné qui conduit la voiture de Thiers, le laquais en cravate blanche et habit noir, ont scandalisé les socialistes du pays. Chambolle va à Lausanne se rendre compte de la situation. Mme Dosne discute violemment avec Vuillemin, l'un des professeurs les plus éminents du canton de Vaud : le matin même, en l'absence de son gendre, elle exigea du commissaire une sommation écrite. Elle accuse le Conseil fédéral de lâcheté et de complicité clandestine avec Louis-Napoléon. Elle presse Thiers de faire atteler et de quitter immédiatement ces lieux inhospitaliers. Vuillemin proteste que ce serait une honte éternelle pour son pays, la supplie de rester, affirme que Druey sera unanimement désavoué. Fazy, représentant du canton de Genève au Conseil fédéral offre l'hospitalité de sa ville au cas où on les inquiéterait. Un beau jour, la bande de Vevey va à Clarens prendre Chambolle pour une promenade au Chatelard et au Bosquet de Julie. L'ardeur du soleil ramène à la maison une partie de la troupe. Ceux qui continuent l'excursion voient bien, à leur retour, assises sur un banc, les dames revenues les premières, mais où donc est Thiers ? Mignet s'avance, et reçoit du deuxième étage la pluie d'un arrosoir qu'en riant l'historien de Napoléon lui déverse sur la tête. Le 7 août paraît le décret qui met fin à l'exil. Le 12, dîner d'adieux à l'hôtel des Trois-Couronnes. La soirée est splendide, les montagnes illuminées de mille feux, les barques pavoisées ; au balcon, Chambolle nomme à Mme Dosne et à Mme Thiers : Saint-Gingolph, la Meillerie... Quoi ! Les roches de Meillerie dont J.-J. Rousseau nous a laissé de si belles descriptions ? Mignet s'approche : N'est-il pas vrai que nul spectacle au monde n'est plus grand que celui-ci ?Que vous avais-je annoncé ? dit Mme Thiers en souriant à Chambolle. Voilà M. Mignet, qui, à l'aspect d'une carrière de pierres et d'un peu d'eau, se pâme d'enthousiasme ! Aux plus belles scènes de la nature, ces dames préfèrent la fontaine de la place Saint-Georges.

Le 20 août, elles la revoient. Le lendemain, Thiers se rend au jardin des Tuileries. Dès qu'il paraît au bout de l'allée qui longe la rue de Rivoli, la foule élégante qui emplit le jardin se porte à sa rencontre. Pas de cris. On le salue avec respect. Véritable ovation, populaire et touchante. Après un ou deux tours, il se retire. Pendant un dizaine de jours, des amis, des inconnus lui apportent leurs témoignages de sympathie. Puis tout se calme, et il se remet au travail. Le 16 octobre, jour de la rentrée du Président après un voyage d'un mois dans les départements, il voit descendre de Montmartre et des Batignolles, et criant : Vive l'Empereur ! la même canaille qui criait en février, en mai, en juin 1848 : Vive la réforme ! Vive la République ! Elle descendait alors sur Paris avec l'espoir du pillage. Le 21 novembre, à la veille de partir pour Londres, il rédige un testament ; à sa famille, à Mignet, il confie sa mémoire si indignement traitée par de lâches et implacables ennemis. En Angleterre, il revoit ses amis Gladstone, Lansdowne, Disraeli, et se crée de nouvelles relations dans le monde politique. Il ne manque pas de rendre visite aux exilés de Claremont.

Loin des agitations de la vie publique, il mène désormais une vie calme, rythmée par son travail, par le cycle des saisons, par les séjours aux eaux ou à la mer, par les réceptions mondaines. Dans le quartier de la rue Blanche, un petit homme rondelet, la redingote boutonnée, le chapeau trop enfoncé, passe presque tous les jours à l'heure du dîner ; la démarche légèrement dandinante, il ne s'impose au regard ni par la distinction, ni par l'originalité, ni par des proportions héroïques ; rarement un passant le remarque : c'est Thiers qui vient de visiter son ami Duvergier de Hauranne. Il regrette parfois de se sentir en pleine possession de forces dont il n'a que faire, heureux cependant de n'être ni radoteur, ni podagre. Un accident, en février 1855, lui casse le bras en deux endroits : il prétend que son refus de garder le lit lui évita la fièvre. Tout Paris, l'empereur compris, lui adresse des condoléances. En octobre 1855, deux journées atroces : il manque perdre sa femme dont la santé reste suspendue à une cuillerée de lait. En août 1861, à Dieppe, il s'embarque avec elle, un vendredi et un 13, et tous deux manquent se noyer. L'hiver suivant, l'excès de travail le rend malade ; il lui faut une force prodigieuse pour supporter le labeur écrasant auquel il s'astreint, comme aux jours de sa jeunesse. Mme Dosne gémit parce qu'il refuse de lui confier le gouvernement absolu de sa santé ; elle parvient à le purger et à le saigner ; en fait, huit jours de repos le guérissent. Le revoici gros et gras, in high spirits, dit Mérimée à Ellice : Il est prédestiné à être brûlé vif quand le père Veuillot fera un autodafé de tous les mécréants philosophiques et autres. Il prétend qu'il a tiré douze perdreaux l'autre jour. Je crains qu'il n'y ait un peu d'exagération, comme dans les histoires de batailles. Le fait est qu'il m'a paru entièrement rétabli.

Son intérieur est d'un bourgeois cossu, au goût du temps : trois salons et la salle à manger tendus de damas vert, garnis de meubles de Boulle, d'un piano en palissandre très orné, d'un dressoir à argenterie en palissandre, de candélabres en bronze doré, de vases de Saxe et de Sèvres, d'une abondance de vases chinois dont beaucoup servent de lampes, de bibelots anciens, les plus précieux et les plus fragiles sous vitrine ; aux murs, des tableaux, des copies, les portraits du duc d'Orléans, de Louis-Philippe, de Mme Dosne, de Mme Thiers, de Félicie. Les appartements de Mme Dosne et de Mme Thiers sont tendus de damas bleu, les tapis sont de moquette blanche. Celui de Mlle Dosne est tantôt de moquette verte ou rouge, de perse ou de damas rouge ; là aussi, de nombreux bibelots, des tableaux, et un portrait en pied de feu M. Dosne. L'appartement de ce dernier et celui de Thiers sont de damas rouge, avec des meubles d'acajou ; aux murs, des portraits de famille, M. Dosne après sa mort, Mme Thiers par Mme Delessert et par Ingres, et trois médaillons de Thiers ; dans sa chambre, il accroche deux copies d'après Murillo. Six domestiques assurent le service. Dans la remise, une berline, une calèche et un coupé à huit ressorts, un britschaw à deux sièges, un petit coupé dit brougham, une sellerie complète. La bibliothèque comprend environ 9.000 volumes et 250 cartes et plans. Tous les soirs, Thiers reçoit dans ce cadre luxueux ses intimes, d'éminentes personnalités étrangères, de rares artistes, et des hommes politiques de partis opposés qui se rencontrent volontiers sur ce terrain. Mme Dosne régente cet intérieur ; elle j'ordonne dit-on ; mais son autorité s'arrête au seuil du cabinet de son gendre ; elle n'en pas la clef ; l'aurait-elle, qu'elle n'oserait pénétrer dans ce sanctuaire. Bien que Thiers soit aujourd'hui président de la Compagnie d'Anzin et ait prouvé quelque compétence en matière financière, c'est elle qui décide de l'opportunité des ventes de terrains ou de valeurs mobilières. Les deux plus intimes amis sont Mignet et Victor Cousin. On se voit sans cesse, on s'écrit quand on ne se voit pas. Vivons amis, voyons-nous souvent, écrit Mme Dosne au philosophe. Après les plaisirs des champs, ceux de l'esprit ne doivent pas être négligés, et lorsqu'ils se réunissent à l'amitié, rien ne saurait être plus agréable. Ils échangent des livres. Cousin donne un magnifique César, grand in-folio, Londres, 1712, dont Thiers est très fier. Le philosophe communique à Félicie Dosne sa passion pour les beaux livres ; il lui en apporte, lui indique les bonnes occasions ; elle devient bibliophile consommée, et constitue une excellente petite bibliothèque qui subsiste, intacte. L'été, Cousin va à Néris, Mignet à Aix-en-Provence, puis on se retrouve dans une des résidences champêtres que les Thiers, qui n'ont pas de propriété à la campagne, louent pour une ou plusieurs saisons. Ils font de fréquents séjours à Franconville chez les Massa. Mignet s'imagine partir pour Cayenne lorsqu'il va à une heure et demie de la rue Notre-Dame-de-Lorette. C'est tantôt à la Jonchère, tantôt à Viry, où, devant y passer quinze jours, Cousin apporte pour tout bagage un livre sous le bras, tantôt au château de Vigny. A peine arrivée, Mme Dosne se lève à quatre heures du matin pour explorer la nouvelle installation. Félicie dort encore, M. Thiers erre comme une ombre dans le parc, M. Mignet travaille. Le lait est très bon. A Passy, rue des Belles-Feuilles, Thiers fait élever un petit pavillon de repos au milieu d'un jardin, vaste terrain orné de fleurs.

Il continue à voir à la fois ses anciens amis et ses anciens adversaires. Il reçoit la visite de Guizot, pour lequel il se montre caressant, aux petits soins. Paul Delaroche vient de peindre le portrait de Thiers. Guizot demande : L'avez-vous ici ?Oui. — Je vous demande à le voir. — Très volontiers. Par malheur, il n'est pas à moi. Ce sont les administrateurs d'Anzin qui l'ont fait faire. Thiers, avait été nommé membre du Conseil de Régie le 23 février 1849, et président en remplacement de Joseph Périer le 22 janvier 1869 ; il eut l'occasion d'écrire une histoire de la Compagnie, un récit attachant et clair, qu'Augustin Cochin demanda à lire pour s'en inspirer, devant en écrire une à l'occasion du deuxième centenaire de la Compagnie de Saint-Gobain ; dans son administration, il se montre prodigue de dividendes, parcimonieux en matière de premier établissement, et, comme il redoute les innovations et les programmes de vaste envergure, il préfère les praticiens médiocres aux grands ingénieurs. Il continue d'expliquer à Guizot : Anzin existe depuis plus de deux cents ans, sous Louis XIV. C'est leur vieil usage d'avoir les portraits des hommes considérables, des personnages qui ont pris part à leurs affaires. Ils en ont sept ou huit. Celui de Casimir Périer était le dernier. Ils ont voulu avoir le mien. Je tâcherai de les engager à me le céder. Je leur en ferai faire une bonne copie. C'est délicat, mais j'en ai bien envie. Votre portrait, par Paul Delaroche, est-il à vous ?Oui, il est chez moi. — Il est très beau. Paul Delaroche a pensé au vôtre en faisant le mien. Vous êtes à la tribune, j'y monte. Je crois que nous nous répondons. Deux pendants. Savez-vous ce que nous devrions faire ? Nous devrions, vous et moi, par notre testament, prescrire à nos héritiers de donner ces deux portraits au Musée. Ils feraient bien là, l'un près de l'autre. Guizot examine le portrait : Il a un peu atténué la mobilité de votre physionomie. — Oui, il a bien fait. Le portrait est toujours au siège de la Compagnie des mines d'Anzin. Lorsque Guizot publie ses Mémoires, Mme Dosne trouve qu'il ne dit pas toujours la vérité, qu'il fait parler adversaires et amis à sa façon, et publie certaines lettres au mépris de toutes les habitudes diplomatiques. De son côté, Guizot apprend à la comtesse Mollien que Thiers et Duvergier lui en ont écrit ou parlé en termes qui lui ont parfaitement convenu. A la fin de l'Empire, on le verra parfois chez Thiers : l'âge n'a pas éteint son ambition politique. Les lauriers récents de son rival doivent lui faire penser qu'il en pourrait cueillir aussi.

Thiers est un des premiers souscripteurs au Cours de littérature de Lamartine. Il lui envoie ses volumes. Lamartine promet une page dans ses Entretiens : J'ai toujours eu pour vous le faible qu'on a pour le génie aimable, le caractère loyal, le cœur bon. Echange d'aménités : Les dissentiments politiques ne m'ont jamais empêché de considérer l'auteur des Méditations comme l'un des plus grands écrivains de notre langue. La page des Entretiens consacrée à Thiers est un dithyrambe. Un jour, Henri de Lacretelle passe avec Lamartine devant l'Hôtel Thiers. Lacretelle demande : Pourquoi n'y montez-vous jamais ?Nous avons été autrefois sur le point d'échanger deux balles au pied de la tribune, et cela me gêne pour aller dire à Thiers ce que je pense de lui. — Je me suis toujours étonné que vous le lisiez tant. Sa manière est si différente de la vôtre !Mon cher enfant, les dissemblances s'attirent... Thiers arrive à la profondeur par la transparence, et quand je plonge une partie de mes nuits dans ses eaux, je voudrais ne pas plus en sortir que de celles du Léman, par un soleil d'été. Thiers, c'est du bon sens métallisé. Tant que la France aura un homme pareil, elle ne sera pas tout-à-fait perdue.

Berryer, affaibli, abattu par la maladie, écrit à Thiers qu'il garde à la tête et au cœur des points d'intelligence et de sensibilité qui lui permettent d'apprécier les témoignages de sympathie de ses amis. La correspondance et les visites d'Ellice, qui s'efforce d'attirer Thiers à Londres, continuent comme par le passé ; Mérimée leur sert d'intermédiaire attentif et bien informé. Thiers maintient le contact avec Panizzi. Walewski, dans l'autre camp, tient compte des recommandations de celui qui lui mit le pied à l'étrier dans la carrière diplomatique. Piscatory reste un ami très proche. Heine, moribond, envoie sa Lutèce : Si je vous ai parfois rudoyé comme ministre, je n'ai jamais manqué de rendre justice en vous à l'homme de bien et de génie. Toujours en termes affectueux avec Lebrun, Thiers aime évoquer le passé : Quel siècle écoulé, quel torrent de choses et d'hommes ! Nous surnageons, pour aboutir sur quelle terre ? Dieu le sait ! Hélas, il en est qui sombrent et que la mort fauche. Pendant l'été de 1857, Thiers, Mignet, Lebrun et Cousin visitent Béranger tous les jours. Savez-vous comment je vous appelle, Béranger ? dit Thiers. Je vous appelle l'Horace français. — Qu'en dira l'autre ? répond le chansonnier. Il meurt le 16 juillet, entouré de ses vieux et fidèles amis, qui pieusement déposent ses restes à côté de ceux de Manuel, comme il en a exprimé le désir. En 1862, disparition de lord Palmerston. Tout s'en va, note Mme Dosne, c'est encore une assez grande figure de moins. A la fin de 1864, le prince Pierre d'Arenberg lui annonce de Vienne la mort à 88 ans de leur excellente amie, la princesse Grassalkovitch. Elle s'est éteinte soudainement, fraîche d'esprit, de caractère, et le cœur chaud en amitié comme une jeune femme. Elle était toute dévouée à M. Thiers.

De nouvelles relations se substituent aux anciennes. Sainte-Beuve vient place Saint-Georges ; il vante l'œuvre de l'historien dans ses articles, quitte à se montrer beaucoup moins élogieux dans sa correspondance privée : J'admire vraiment M. Thiers : ce présomptueux voudrait maintenant nous donner à croire qu'il entend la géométrie et qu'il lit Pascal et Fermat de fade ad jaciem. Que d'esprit ! mais quelle fatuité et quelle faquinerie ! Cela au moment de l'affaire des faux Vrain-Lucas ; Thiers, en bons termes avec Philarète et Michel Chasles, prend parti pour ce dernier. Il discute avec Prosper Faugère, qui publie un Mémoire contre l'authenticité des papiers. Son amitié l'aveugle. Son opinion, écrit Renan à Armand Faugère, provient sans aucun doute d'un amour-propre national aussi mal placé que possible, qui lui fait voir dans les puériles inventions d'un faussaire un titre de gloire pour la France. Il rend service à Pontmartin, critique acidulé ; il reçoit Théophile Gautier ; après le discours d'Emile Ollivier sur la loi de sûreté générale, il manifeste le désir de faire sa connaissance : ils se rencontrent à dîner chez la fille du général Hoche ; dès lors Ollivier, qui regrette de l'avoir combattu en 1848, va souvent le voir le matin. Barthélemy Saint-Hilaire se fait son féal et son dévot.

Son amie de jeunesse, miss Clarke, a épousé J. Mohl, Allemand devenu professeur de persan au Collège de France. En mai 1858, la reine de Hollande se dédommage des hommages officiels de Fontainebleau en déjeunant chez elle, à son 4e étage de la rue du Bac ; pour convives, Thiers, Cousin, Mignet, Villemain, B. Saint-Hilaire ; on dépense beaucoup d'esprit, sans toutefois s'entremanger, accident qui était à craindre. En 1867, autre déjeuner notoire chez Mme Mohl, cette fois pour satisfaire au désir de la reine Victoria qui veut rencontrer Thiers ; les autres invités sont B. Saint-Hilaire, Prévost-Paradol, Léon Say, Beau Stanley et lady Augusta. Thiers fréquente chez Mme de Rothschild. Mérimée le rencontre muguetant chez la princesse Julie Bonaparte, et dîne avec lui à Saint-Gratien chez la princesse Mathilde, en compagnie de Bixio que Thiers tint au bout de son pistolet. Toujours à l'affût de nouvelles piquantes pour nourrir sa correspondance avec la comtesse de Montijo, Mérimée lui conte les potins mondains : la princesse de Beauffremont, nièce de Mme Dosne, a quitté le domicile conjugal avec une femme de chambre et ses diamants ; son mari la battait. Puis : L'autre jour Mme de Rémusat — ou la nouvelle furie blonde — était chez Mme de Boigne où l'on parlait du rapport de M. Bineau sur les finances qu'il représente comme dans un état des plus prospères. Je voudrais bien savoir, a dit Mme de Rémusat, si c'est chez M. Bineau excès d'impudence, ou bien seulement bêtise. — Ma chère, lui répondit Mme de Boigne, tous les ministres ont leur manière de grouper les chiffres. Vous vous rappelez peut-être ce mot de M. ¹∕₃ qui a été le bon ami de cette blonde beauté. Elle a rougi, s'est mordu la lèvre, et est sortie presque aussitôt. Quel charme dans les lettres de Mme de Rémusat à Thiers ! Elle lui écrira quelques années plus tard : Notre affection de jeunesse, notre union dans les chagrins, notre vive amitié de nos vieux ans, voilà, mon cher ami, bien des liens tendres et je vous donne une tendresse que vous daignez me rendre.

Ne pouvant plus s'entretenir avec ses princes, Thiers leur écrit. ; Sa correspondance avec la famille d'Orléans s'empreint de sympathie. La reine Marie-Amélie, la duchesse d'Orléans écrivent à Mme Thiers lorsque surviennent des accidents, des deuils ou des joies d'un côté comme de l'autre. Le duc d'Aumale envoie, avec un mot flatteur, les volumes qu'il publie : Que j'aie à écrire ou à agir, nulle approbation ne m'est plus précieuse que la vôtre. Tous deux discutent d'ouvrages récemment parus ; jugement à retenir, Thiers trouve des plus remarquables celui du colonel Charras sur la campagne de 1815. Il adresse au duc un courtier fort habile des plus belles curiosités, dangereux pour une petite bourse comme la sienne, peu à craindre et très souhaitable pour une bourse princière. Le duc de Chartres, le duc de Montpensier, le prince de Joinville, le comte de Paris le félicitent à l'occasion des discours qu'il prononce et dont il leur envoie la brochure. Mais sa correspondance avec le duc d'Aumale est la plus nourrie de vues sur la situation politique, intérieure ou extérieure ; elle s'achève à la fin du second Empire sur deux lettres vibrantes lors du double deuil qui frappe si cruellement le prince.

Thiers est en exil lors de l'élection de Berryer à l'Académie française. Le grand orateur légitimiste exprime le regret que son nom n'ait pas été jeté dans l'urne par la main du grand orateur constitutionnel. Ils continuent à s'estimer et à s'aimer. Par contre, dans les luttes électorales du Palais Mazarin, Thiers se retrouve face à face avec son ancien adversaire politique, Guizot. Lorsque Littré pose sa candidature, Dupanloup publie une brochure pour l'empêcher de passer ; Thiers soutient Littré : il ne faut pas, dit-il, briser le pacte de tolérance dont l'Académie est la représentation vivante ; le candidat est nécessaire au dictionnaire ; sa vie est grave, et son caractère pur. Avec tant de bonnes raisons d'être élu, Littré est battu. Un autre candidat, Caro, demande à Thiers son intérêt lorsqu'il se présente à l'Académie des Sciences morales et politiques ; il exalte son spiritualisme ; dans cette voie, vous vous êtes avancé très loin, dit-il : C'est de l'Observatoire de M. Leverrier et du laboratoire de M. Pasteur, c'est de ces deux promontoires qui s'avancent vers ce double infini, l'infiniment petit et l'infiniment grand, qu'on peut espérer apercevoir les premières lueurs de la pensée divine. Et en effet, dans ce domaine scientifique, Pasteur et Leverrier préparent des expériences auxquelles ils convient l'homme d'Etat ; l'astronome met à sa disposition la lunette dite de l'Empereur pour observer une éclipse partielle du soleil. Un cahier est couvert de notes prises par Thiers dans les laboratoires de chimie. Précédemment, il étudia la géologie, avec Alexandre Brongniart. Sa curiosité s'étend jusqu'à la Chine. Stanislas Julien dresse pour lui une liste d'ouvrages chinois qu'en souvenir des bienfaits dont l'ancien ministre combla la Congrégation de la mission dite de Saint-Lazare, le Père Etienne, supérieur général, fait rechercher en Chine : on les retrouvera, quatre-vingts ans plus tard, dans une chambre de domestique de l'hôtel Thiers, enfermés dans une malle chinoise de parchemin durci. ; quelques-uns sont extrêmement rares.

Dans le domaine des Beaux-Arts, le critique s'est mué en amateur ; ses moyens le lui permettent ; il y prend un plaisir extrême. Dans son long cabinet de travail, à la fois bibliothèque et musée, il aime à montrer les copies, qu'il commanda, des principaux tableaux de maîtres, surtout italiens ; il possède cependant quelques beaux originaux, et des marbres, des bronzes et des bois. Songeant à Delacroix, il se vante d'avoir beaucoup fait pour l'art moderne. Il charge Panizzi de lui acheter des Murillo en vente à Londres. Il envoie J.-G. Tourny et sa femme exécuter des copies en Angleterre, en Ecosse, en Belgique, en Italie, en Espagne. De 1858 à 1873, il l'accable des plus minutieuses recommandations, lui fournit du papier bien fin pour que la copie soit plus précise, donne des instructions pour les cadres et pour la mise en place, indique les dimensions que devront avoir les personnages, n'hésite pas à faire agrandir ou diminuer un ciel pour la régularité d'un pendant, et se fâche quand un visiteur n'admire pas suffisamment son goût pour les copies. Il se meurt de regret d'avoir laissé échapper un vase de Chine dont il est amoureux et supplie avec une curieuse intensité de désir un de ses amis de le lui rattraper. Achète-t-il une pièce ancienne et incomplète ? Il la fait restaurer et compléter. Mérimée se moque impitoyablement de ses achats : Il achète des coupes d'ivoire flamandes de 16.000 frs. qui en valent bien 150. A propos d'un César et d'un Charlemagne au geste inspiré, il enjolive de littérature ses conseils à Clésinger, qui sculptera une de ses statues. Une aquarelle d'Eugène Lami le montre, à Chaalis, prenant une pose avantageuse devant Roger et Anatole de Scitivaux, à côté de Mlle Dufresne et de Mme Hainguerlot, dans la bibliothèque du château, au temps de Mme de Vatry. Il se prend de passion pour les estampes, passion que les marchands Guichardot et Vignères exploitent fructueusement. Lorsqu'il s'en aperçoit, il achète à l'Hôtel des Ventes. De méchantes langues prétendent qu'il ne distingue pas toujours la qualité des états ni la bonté des épreuves. Un jour, sans savoir qui pousse aux enchères contre lui, Jean Gigoux dépasse ses ressources pour enlever une eau-forte de Ribeira. Il doit lâcher pied. Son concurrent était Thiers, qui vient à lui avec la précieuse gravure et lui dit : Je veux, je veux que mon jeune ami garde ceci, pour commencer nos bons rapports. Sa collection d'eaux-fortes subsiste à la Bibliothèque Thiers. Rembrandt, Dürer, Paul Potter, Martin Schongauer, Claude Lorrain, Debucourt, etc., y figurent en excellentes épreuves.

L'impuissance est aujourd'hui notre lot, et le seul parti sage et honorable que nous puissions prendre, c'est de nous réfugier dans l'étude. Il n'a pas attendu cette suggestion de Duvergier pour s'y conformer. L'exil n'interrompt pas son grand travail. Il a emporté des caisses de livres. Il existe aux Archives des documents dont il pourra avoir besoin dans l'avenir : Chabrier, parfaitement dévoué, les met à l'abri, et obtient qu'on copie tout ce qu'il demandera. De Bruxelles, il trace la marche du travail à Goschler qui, entré aux Archives, ne travaillera que pour lui, recherchera, analysera, copiera les documents, et reçoit même licence de porter à Bruxelles ceux sur lesquels l'historien veut personnellement prendre des notes. Tantôt il se dit heureux de travailler sans interruption à son œuvre, tantôt il gémit : Ecrire est une pauvre chose auprès de l'action. Je donnerais dix histoires à succès pour une seule session réussie ou une seule campagne. Amertume du pouvoir perdu ! Une fois rentré en France, au cours de ses nombreux déplacements, il continue à diriger les recherches et les copies de Goschler, intelligent et dévoué. Il souffre du tourment de la correction des épreuves et l'inflige à son secrétaire, doublé de deux lecteurs, avec la crainte lancinante de laisser passer quelque ânerie.

L'été de 1856, il part pour la Belgique et l'Allemagne. Somme toute, remarque-t-il, les chemins de fer sont un très bon moyen ; de voir les pays qu'on parcourt. A Francfort, il décline une proposition de la duchesse d'Orléans : elle voulait qu'il emmenât ses fils visiter les champs de bataille de Dresde et de Leipzig. Celui de Bautzen est l'un des plus importants de l'histoire ; l'aspect riant et tranquille de ces beaux lieux contraste avec le souvenir de la lutte sanglante dont ils furent le théâtre. Aucun officier d'Etat-major ne fait de reconnaissances plus consciencieuses que les siennes. Il remarque les boulets soigneusement maçonnés dans les murs des fermes où ils ont pénétré ; les paysans, jeunes et vieux, oublient le mal que leur fit le terrible personnage dont ils content mille histoires : La magie de la gloire est bien grande ! De Dresde, il se rend à Berlin où Humboldt vient de Potsdam à sa rencontre, puis à Hambourg pour y étudier les travaux exécutés par Davout, et à Altona où les deux jeunes princes d'Orléans le rejoignent. Il débarque à Londres en parfaite santé et nullement fatigué. Personne n'est en meilleure situation pour travailler efficacement à maintenir l'union entre le comte. de Paris et ses oncles ; il leur rend visite et trouve la reine Marie-Amélie rajeunie. Il passe quelques heures avec la belle comtesse de Castiglione. On la dit un peu éprise du duc d'Aumale. Elle est fort belle en vérité, et je ne vois pas que le caprice ait jamais revêtu une plus charmante forme humaine. Dieu veuille venir en aide à ceux qui s'attachent à lui plaire ! Ses yeux sont étonnants ; jamais bel oiseau, voltigeant sans but d'une branche à une autre, ne m'a paru plus gracieux, ni plus dénué de motif dans ses jugements. De la comtesse de Castiglione, il passe à un vaisseau en construction à Greenwich, sur lequel on ira en Amérique en cinq jours et demi, puis repasse le Détroit, va à Cauterets et à Biarritz, et se retrouve à Anzin le 21 septembre ; il y apprend la mort de Pimodan qu'il aimait beaucoup. Avoir donné la liberté aux Italiens pour qu'ils nous tuent nos plus braves officiers, c'est à enrager. L'été suivant, au château de Johannisberg, Metternich, le beau Clément, octogénaire, lui ménage une hospitalité charmante. Après de bonnes heures de longues et fructueuses causeries, ils se séparent enchantés l'un de l'autre, au point que la vieille princesse Grassalkovitch engage Thiers à revenir : Un entretien avec vous est une prolongation de vie à ce cher Clément. Maintenant il travaille sous l'empire de la passion de finir ; comme correctif au travail, il marche, chasse, et manque chavirer à Franconville avec un joli canot à voiles ; en août 1861, le naufrage de Dieppe faillit arrêter le grand ouvrage au 19e volume ; heureusement, après deux heures de péril et trempé jusqu'aux os, l'historien se tire du danger et peut couronner l'édifice.

Le succès grandit toujours. On compte 50.000 souscripteurs aux 20 volumes que comportera l'œuvre, soit un million de volumes vendus. En tête du tome II, un Avertissement, discours sur la manière d'écrire l'histoire, exécute une charge à fond contre le romantisme et le romanesque historiques. L'auteur demande avant tout à l'historien d'être intelligent et d'écrire en un style limpide, transparent, simple et vrai. Si l'on voit une glace, c'est qu'elle a un défaut, car son mérite, c'est la transparence absolue. Ainsi est le style en histoire. Pour lui, la vérité est ce qu'il y a de plus beau ; il s'attache à rester impartial ; il lit toutes les lettres et dépêches de Wellington pour lui rendre justice. J'ai pour la mission de l'histoire un tel respect, que la crainte d'alléguer un fait inexact me remplit d'une sorte de confusion. A ses yeux, l'histoire bien comprise, bien présentée, réunit la véritable philosophie, la philosophie pratique, à la poésie vraie, la seule qui puisse toucher les hommes de notre temps ; il donne à une jeune académie d'historiens toulousains les conseils les plus justes sur l'exercice de la critique historique. Cette préface éveille des échos sympathiques. Je me régale de bonne prose, dit Mérimée. Voilà qui va de pair avec le discours de Buffon sur le style, dit Legouvé ; et Merruau : Voilà qui fait justice des histoires poétiques et enluminées, et donne à l'intelligence son véritable rôle. La méthode des vrais historiens se contente de peindre les faits dans leur vérité. Le dénombrement des félicitations à chaque volume paru en souligne la portée : L'étude de cette histoire est la meilleure préparation à tout ce que les événements peuvent me réserver dans le cours de ma vie, lui écrit le comte de Paris. Elle sera bientôt le livre de toute l'Europe, dit le petit-fils du maréchal de Bellune : en fait, elle l'est déjà. Le duc d'Aumale traite l'auteur non seulement en historien, mais encore en écrivain militaire. Les acteurs survivants de l'épopée attestent son exactitude et son impartialité, notamment Metternich, et Flahault qui resta près de l'Empereur pendant la journée de Waterloo. Le docteur Poumiès de la Siboutie, mémorialiste précis, parcourt dans tous les sens le champ de bataille de Montereau, le livre en mains, et s'étonne de l'exactitude des détails topographiques. Un habitant du pays ne trouverait rien à y retrancher, rien à y ajouter. Les intimes, Mignet, Cousin qui a la primeur avant la mise en vente, Goschler, Lebrun s'extasient. Mérimée accompagne la publication de chaque volume d'un long éloge qui n'est pas feint, puisqu'il le répète dans ses lettres à d'autres correspondants. Chaque nouveau volume lui paraît supérieur aux précédents. Etes-vous de ces Français qui souffrent de la perte de la bataille de Poitiers ? Moi, j'en suis, dit-il à La Rochejacquelein ; aussi ne peut-il lire les livres de Thiers sans avoir des démangeaisons dans les poings. Plus d'une fois il m'est arrivé de bondir de mon fauteuil dans une espèce de rage et de faire cinq ou six tours dans ma chambre avant de pouvoir retrouver le calme nécessaire pour continuer ma lecture. L'ensemble des lettres du duc d'Aumale constitue un magnifique éloge. Le plus grand événement du siècle, écrit Chambolle. Un chef-d'œuvre, le plus grand livre du siècle, écrit Changarnier. Le dernier volume paraît en 1862 ; Mérimée en parle à son Inconnue : Si vous aimez le sens commun et les idées, lisez le 20e volume de Thiers, qui est le meilleur de tous. Je l'ai lu deux fois, la deuxième avec plus de plaisir que la première, et je ne dis pas que je ne le relirai pas encore.

En vingt-deux ans, Thiers a donc documenté et rédigé vingt gros volumes, et corrigé les épreuves, tout en vivant sa vie courante : voyages y compris l'exil, politique militante, relations mondaines, travaux artistiques. Ceci mesure son incroyable faculté de travail. Dans le monde entier, pas un journal important, pas un périodique qui ne lui consacre de longs articles. Jules Janin, bibliophile, entonne un péan, ravi de bénéficier d'un exemplaire sur vélin. Sainte-Beuve publie à la Revue des Deux Mondes une étude serrée, pénétrante, compréhensive et qui fait comprendre ; il touche l'auteur au vif : Si je ne craignais le ridicule de louer un article où je suis loué, je vous dirais tout ce que je pense du vôtre ; mais vous n'avez plus besoin qu'on vous parle des perfections de vos articles de critique, et je me bornerai à vous remercier de me défendre contre les écrivains à effets. Il y a entre ces messieurs et moi un malentendu irréparable. Je ne crois dans les arts qu'à ce qui est simple, et je tiens que tout effet cherché est un effet manqué. Je regarde à l'histoire des littératures, et je vois que les chercheurs d'effet ont eu la durée non pas d'une génération, mais d'une mode, et vraiment ce n'est pas la peine de se tant tourmenter pour une telle immortalité. De plus je les mets au défi de faire lire non pas vingt volumes, mais un seul. C'est une immense impertinence que de prétendre occuper si longuement les autres de soi, c'est-à-dire de son style. Il n'y a que les choses humaines exposées dans leur vérité, c'est-à-dire avec leur grandeur, leur variété, qui aient le droit de retenir le lecteur, et qui le retiennent en effet. Si l'écrivain paraît une fois, il ennuie ou fait sourire de pitié les lecteurs sérieux. J'ai vécu dans les Assemblées, et j'ai été frappé d'une chose, c'est que dès que l'orateur faisait ce qu'on appelle une phrase, l'auditoire souriait avec un indéfinissable dédain, et cessait d'écouter. En histoire il en est ainsi, et je soupçonne qu'il doit en être de même dans les autres genres de littérature.

De maigres critiques se produisent. Foisset, qui a étudié la question religieuse, relève des erreurs d'appréciation, à son sens, dans le récit du Concile de 1811. Une légère polémique avec le colonel Charras prouve simplement que, à quelques nuances près, l'un et l'autre sont d'accord dans leurs conclusions. A Genève, un proscrit, Jules Barni, professe un cours où il attaque l'historien pour atteindre son héros ; il prend à son compte cette appréciation de Fichte : Louis XIV, la plus détestable personnification du caractère français. Un colonel du génie en retraite, G. Paulin, publie un Mémoire rectificatif concernant le récit du passage de la Bérézina. Une brochure de Victor Chauffour-Kestner reproche à Thiers de trop aimer le fracas des batailles, et de n'avoir pas suffisamment tenu compte de ce fait que Chateaubriand, Mme de Staël et Benjamin Constant ont exercé sur les destinées de la patrie une influence qu'on peut, sans trop d'exagération, égaler à celle d'un général de division. Le marquis de Grouchy discute âprement le rôle joué par son père le maréchal du 16 au 19 juin 1815 ; il soutient avec assurance que dans le passage que Thiers consacre à cet épisode, tout est erreur, et que l'inflexible histoire démentira ce roman historique. Quant à de Martel, prétendant rebuté à la main de Mlle Dosne, il proclame l'infamie de Mme Dosne et de son gendre qui empêchèrent, dit-il, son mariage pour ne pas laisser échapper la fortune de Félicie, et consacre de nombreuses années à rassembler les éléments d'un volume, Les historiens fantaisistes, M. Thiers, un extraordinaire fatras où il ne fait pas bon mettre le nez. Le 13 février 1861, Mérimée conte à Panizzi un singulier incident : Il y a à Grasse un prêtre fort zélé nommé le révérend P. Archange. Il y a trois ans, il persuada aux héritiers d'un libraire de lui remettre les livres de leur père, et brûla les mauvais en cérémonie sur la place de l'église. J'eus le désagrément d'être brûlé en compagnie de Thiers et de Mignet. Je trouvai l'intention bonne, et j'aurais voulu que le P. Archange eût des imitateurs, car cela aurait engagé mon éditeur à réimprimer pour alimenter le feu. Thiers disait que c'était un mauvais commencement, et que, des livres aux auteurs, il n'y avait pas grande distance. Ce digne P. Archange a des ennuis en ce moment : il a été surpris en wagon dans les bras d'une femme. La femme a prétendu, par pudeur, qu'on la violait ; un gendarme voltairien, qui était à la portière, a reçu sa plainte, et le P. Archange est honoré de la couronne du martyre. Autre rançon de la gloire : le facteur dépose ce pli chez l'auteur de l'Histoire du Consulat et de l'Empire : Monsieur Thiers, veuillez, je vous prie, me dire quel a été le véritable inventeur de la guillotine. Un pari ayant été engagé à ce sujet, je compte sur votre obligeance pour me faire réponse de suite à l'adresse ci-dessous : Berré, 22, rue des Moineaux, près l'église Saint-Roch.

Le 16 février 1857, Thiers reçoit ces quelques lignes : Le prince Jérôme envoye à M. Thiers l'exemplaire du discours que l'Empereur vient de prononcer : le dernier paragraphe : justice rendue à notre historien national, lui fera plaisir, j'espère, autant qu'il m'en a fait : mille amitiés. Jérôme. Le 16 à 2 heures. Le compliment impérial enchante l'auteur ; il charge Mérimée de dire à l'impératrice combien il en est flatté. Il y a quelque mérite : ses amis s'efforcent de lui persuader qu'il doit prendre le compliment pour une malice. Il n'en fait rien. Du côté bonapartiste, on en conclut qu'il est devenu tout à fait étranger à la politique. En 1861, une autre consécration à son œuvre : l'Académie française a fondé un prix biennal de 20.000 frs. Elle exclut ses [membres du concours. Les candidats sont George Sand, Jules Simon et Henri Martin, dont les tenants ne lâchent pas pied pendant trois tours de scrutin ; mais Thiers obtint une voix au premier tour, 3 au second, 5 au troisième. Alors Falloux et Dupin aîné exposent que le décret d'institution du prix ne contient aucune exclusive contre leurs confrères, et que le seul moyen de tirer l'Académie d'embarras consiste à choisir un lauréat dans son sein ; ils vantent les mérites de l'œuvre de Thiers, à qui vont 18 voix sur 31. Legouvé lui écrit galamment : J'ai combattu tant que j'ai pu pour mon ami Henri Martin, mais il me paraît mille fois plus glorieux pour lui d'être vaincu par vous que vainqueur des autres. Non moins galamment, Thiers reverse à l'Académie le montant du prix, et y ajoute le chiffre voulu d'obligations du chemin de fer de l'Est pour fonder à son tour un prix triennal d'histoire nationale, d'une valeur de 3.000 frs.

Il a pris son succès avec beaucoup de joie et de modestie. L'œuvre achevée, il comptait vivre tranquillement avec ses amis et les grands maîtres, la seule bonne compagnie qu'il y ait au monde. Il se croyait à mille lieues de la politique : elle le guettait. A vrai dire, elle ne l'abandonna jamais complètement. Elle couve sous les phrases de sa correspondance avec les princes d'Orléans et avec le roi Léopold qui lui donne des renseignements souvent confidentiels sur la situation en Belgique ; avec Ellice auquel il prêche une alliance franco-anglaise contre la Russie en Orient, et laisse percer l'amertume de voir la gloire qu'il avait rêvée de ce côté en 1840 cueillie par des aventuriers sans foi ni loi, des chenapans sans talent et sans esprit. Il intervient en faveur d'amis italiens dont il obtient la grâce par l'intermédiaire de Hübner. Chez Mme de Circourt et chez lui, il s'entretient avec Cavour, et en obtient l'hospitalité italienne pour la duchesse d'Orléans et ses enfants. Il bataille auprès de ses amis anglais pour le succès du projet de canal de Suez. Lady Holland, une Anglaise libérale qui éprouve une vive affection pour Napoléon III, tient un salon politique rappelant celui de Mme de Lieven sous Louis-Philippe. Thiers y va presque tous les jours. Elle reçoit : chaque soir dans un somptueux hôtel du faubourg Saint-Honoré, j et consacre deux heures dans la journée à de rares intimes. Thiers critique en termes modérés les actes du gouvernement ; un autre habitué, Maupas, s'élève de même contre le débordement de la spéculation, le défaut de contrôle d'un absolutisme excessif, les mauvais services rendus à l'Empereur par des ministres compromettants. Si bien qu'un jour lady Holland dit à Maupas : Savez-vous que M. Thiers n'est pas si loin de l'Empire qu'on pourrait le penser ?Pourquoi n'essayerions-nous pas de rapprocher M. Thiers de l'Empereur ? D'aller plus loin, même, de le rallier complètement à l'Empire ? M. Thiers aime avant tout le pouvoir, et ferait à coup sûr beaucoup de sacrifices pour le retrouver. La modération de son langage avec vous n'est-elle pas, de sa part, comme une sorte d'invite, et ne croiriez-vous pas possible de pénétrer ses intentions à ce sujet ? Ne pourriez-vous pas savoir, notamment, à quelles conditions il consentirait à accepter un portefeuille, celui, bien entendu, qui aurait ses préférences ? Peu après cette conversation, lady Holland prie Maupas de passer chez elle au plus tôt : Eh bien, j'ai causé, à cœur ouvert, avec M. Thiers, j'ai facilement pénétré ses pensées et ses désirs, je crois connaître le dernier mot de son ambition : M. Thiers ferait volontiers partie d'une combinaison ministérielle, mais il y mettrait une condition : il exigerait, avec le portefeuille des Affaires Etrangères, le titre de Président du Conseil. Ce ne serait point par amour-propre, dit-il, qu'il tiendrait à cette fonction ; on verrait, dans la résurrection de ce titre, comme la définition de l'évolution faite par la politique impériale. Sur ce, Maupas adresse un mémoire à l'Empereur : Je vois à l'écart un homme dont le nom aux affaires serait une bien grande surprise pour tous, une bonne fortune dans un conseil, un coup de massue pour son parti, une conquête réelle pour le pouvoir. Le mémoire examine et détruit les objections, et conseille à Napoléon III un revirement dans sa politique. Quelques jours après, aux Tuileries, à la fin d'un dîner, l'empereur entraîne Maupas dans un salon où ils sont seuls : Ce que vous m'avez écrit, au sujet de M. Thiers, me paraît bien étrange. Je sais ce qui se dit chez lui, et son langage est très acerbe. Son entourage est encore plus violent que lui, et ne le laisserait certainement pas libre de se rapprocher de moi s'il pouvait en avoir la tentation. Mais quelles raisons avez-vous de supposer que M. Thiers accueillera favorablement les ouvertures qui lui seraient faites ? Maupas raconte l'intervention de lady Holland. L'empereur, surpris, lui serre affectueusement la main et le ramène parmi les invités. Il sait les relations familières de Thiers avec Walewski, qu'il charge le lendemain même de tâter le terrain. Thiers reste sur ses positions. L'empereur ne se décide pas à se dessaisir d'une part de son pouvoir, et la négociation en reste là. On se contentera de demander à l'historien un plan de campagne contre les Autrichiens, et on adoptera celui de Jomini.

Lorsqu'il écrivait à Metternich, Thiers ne lui cachait pas son opinion sur les relations de l'Autriche et de la France : il est absurde qu'elles ne s'unissent pas pour contenir les nationalités nouvelles. La nécessité pour le gouvernement impérial de faire quelque chose, surtout après l'élection des Cinq, le décide à l'aventure italienne, début de l'ère des difficultés. Il lâche du lest. Le décret du 24 novembre 1860 marque un grand pas dans la voie nouvelle qui remettra la France en possession de discuter franchement et utilement ses affaires. A Buffet, à Dupin aîné, il paraît important d'user de ces droits qu'on leur rend. Thiers reste persuadé que le personnel aux affaires rendra le décret lettre-morte, ou à peu près, et que l'empereur ne saisit pas la portée exacte des mesures prises : s'il s'imagine être quitte par une discussion annuelle après laquelle la volonté impériale restera la seule dirigeante de l'Etat, si d'autre part on met la pointe de la vérité sur la poitrine des ministres, qu'arrivera-t-il ? Pour sa part, profondément dégoûté de la vie publique, heureux de l'otium cum dignitate qui est le sien, il se tiendra éloigné des événements, à moins de crise extrêmement grave qui lui ferait un devoir d'intervenir, comme il y fut poussé en 1848 par la rage qui le prit à la vue du désordre menaçant. Le prince Napoléon, violemment démocrate et anticlérical, tente une démarche indirecte par l'entremise du républicain Asseline pour attirer Thiers dans son parti. La réponse précise la position que prendra l'ancien ministre de Louis-Philippe dans le nouvel état des choses ; entre les deux camps opposés, le despotisme démagogique d'un côté et de l'autre la liberté, seul refuge des grands intérêts économiques, politiques, sociaux et religieux du pays, il n'hésite pas ; aucun esprit honnête et élevé n'hésiterait. Il faut avoir le vrai dans sa barque, et puis ne pas tenir compte de la tempête. Il sait qu'il risque l'impopularité, car le gouvernement poussera les masses contre lui et son parti. Peu importe ! Il ne sera pas plus l'écho du prince Napoléon que de Jules Favre et de Billault, des cyniques non plus que des hypocrites du parti absoluto-démocratique. Pendant dix ans, sous Louis-Philippe, et bien qu'on le fît passer pour un étourdi parce qu'il conseillait une politique un peu moins timide au dehors, en 1848 et en 1852, il ne fut pas ministre parce qu'il refusa de servir une cause qui ne lui paraissait ni juste, ni vraie, et cet éloignement du pouvoir ne changea rien à sa conduite. Il en sera de même aujourd'hui. En vain Bismarck, ambassadeur de Prusse à Paris, lui dit : Je veux vous réconcilier avec l'empereur. La bouderie n'est pas une politique. Laissez-moi faire, et nous ferons ensuite de la bonne besogne en Europe. Il tient ferme. Il n'est l'ami ni l'ennemi de l'empereur, il ne boude que la manière dont on gouverne. Dans cette position dont il ne se départira plus, sa figure va grandir ; son opposition, ardente au fond, modérée dans la forme, l'affirmera comme l'un des hommes d'Etat les plus clairvoyants de son temps, le conseiller le plus courageux, le plus sensé, le plus lucide de son pays.

Des élections sont prévues pour 1863. Mme Dosne et Mme Thiers trouveraient fou de rentrer dans la bataille quand on a obtenu une place honorable aux Invalides. Mais Thiers n'évitera pas son destin. A la fin de 1862, on lui offre un siège à Lille. Le préfet du Nord vient lui annoncer que le gouvernement appuiera sa candidature. Mais il répugne à prêter serment à l'Empire, et refuse. En vue des élections de 1863, une réunion d'hommes de tous les partis décide qu'il devra accepter les candidatures qu'on lui offrira. Plus la situation est ingrate et difficile, et plus elle est à votre taille, lui écrit Audren de Kerdrel. Tout le monde dit : Ah ! si M. Thiers était là ! Il se présente dans la 2e circonscription de Paris. Cette fois, le gouvernement commet une faute : il le combat de la façon la plus discourtoise et la plus impolitique. Persigny publie une lettre furieuse : En face de cette France qui n'est devenue si glorieuse que depuis que M. Thiers et les siens ne sont plus aux affaires, le suffrage universel n'opposera pas au gouvernement qui a tiré le pays de l'abîme, ceux qui l'y avaient laissé tomber. Morny a une vive altercation avec Persigny : il lui reproche la maladresse avec laquelle il conduit les élections ; il ne fallait pas combattre un homme aussi éminent que M. Thiers. Vous connaissez mal ce pays-ci, dit Persigny ; il a besoin d'être régi par la force. Or, sa lettre excite l'opinion et rallie l'opposition au candidat qu'il veut abattre. On dit dans Paris : Persigny mourra sur la paille, parce qu'il a déjà sali Thiers (sa litière). Emile Ollivier surprend Thiers arpentant son cabinet à grands pas, hors de lui : Ah, les coquins ! Ils me le paieront en janvier. Je sais par où les prendre ; je les écraserai... Avant les inconcevables manœuvres de M. de Persigny contre moi, j'étais disposé à me faire faire un uniforme du Corps législatif pour le porter comme mes collègues chez l'empereur, lorsque j'y serais invité, mais depuis les diffamations du ministre j'ai changé d'avis, je ne me suis pas fait faire d'uniforme, et je n'irai point chez l'empereur. Il est élu le 31 mai. Le succès le calme, mais on l'a irrité alors qu'on eût pu s'en faire un utile auxiliaire.

Désireux de s'informer sur place de la situation en Europe centrale, il part fin juin pour Vienne. Par Strasbourg et les bords du Rhin, il gagne Munich et visite le musée. A mon âge, écrit-il, les rêves d'avenir se restreignent chaque jour davantage. Jadis, quand je voyageais, je dévorais toutes choses avec l'espérance de pouvoir m'en servir ; mais aujourd'hui, j'ai devant moi, tout au plus, quelques discours à faire, et je ne sais si les connaissances que je recueille encore ne seront pas d'inutiles souvenirs, amassés dans une mémoire près de s'éteindre. Pourtant, il reste la curiosité désintéressée : moins ardente, il est vrai, que la curiosité ambitieuse, qui néanmoins a sa douceur. C'est d'elle que je vais vivre pendant 25 jours. A Vienne, la bourgeoisie, l'aristocratie, le gouvernement, les diplomates le reçoivent merveilleusement. Il dîne dans l'intimité de l'empereur d'Autriche, avec cinq ou six personnes qu'on l'a prié de désigner. L'empereur le consulte-sur la politique : il répond modestement qu'il ne peut qu'admirer son ministre d'Etat M. de Schmerling. Au retour, il sait ce qu'il avait besoin de savoir pour pouvoir toucher avec prudence et d'une manière utile aux affaires de son pays.

Mérimée prend à tâche de le rallier à l'Empire, ou tout au moins de le neutraliser. Il agit directement sur lui, ou indirectement par Victor Cousin. Il a, pendant le séjour de Thiers à Vienne, une conversation d'une heure avec Napoléon III et vante sa sagesse. Il y a longtemps, dit l'empereur, que j'admire M. Thiers. Je pourrais dire que je l'aime, mais je ne le connais pas assez pour cela. Quant au retour complet et immédiat au gouvernement parlementaire, surtout en ce qui concerne la responsabilité ministérielle et le gouvernement par la Chambre, dans l'état de la France, avec une minorité rouge qui s'agite toujours pour faire une République, et le grand nombre d'imprudents qui aident à cela par leur indifférence ou leur goût pour la critique, c'est un parti dangereux, et je crois que M. Thiers n'en aperçoit pas assez tous les risques. Par des notes de presse et par ses actes, il affirme sa volonté de gouvernement personnel, annulant les efforts de Cousin et surtout de Mérimée. Thiers, faisant allusion aux tentatives de Mérimée, dit de son côté : L'empereur est un cerveau creux ; peut-être pas cruel : il rêve. Il demande un concours ? Quelle plaisanterie ! Quels conseils veut-il que je porte dans son cabinet, puisqu'il n'écoute même pas ceux que je lui donne à la tribune ? Et il reste ferme sur ses positions : Rétablir peu à peu le régime constitutionnel, empêcher les guerres folles, voilà tout mon dessein ; la liberté régulière qu'on ne peut plus refuser, la politique qui ne mène pas à Waterloo, voilà ce que je veux, et pas autre chose. Personnellement, il met son orgueil à ne désirer rien, à ne rien accepter, à faire entendre une voix sage, ferme, et indépendante. Mérimée s'apercevra bientôt de la vanité de ses efforts de conciliation ; alors, son amitié pour l'impératrice obnubilera devant cette subtile intelligence la vision juste des hommes et des choses. Il prendra de parti pris, et à l'encontre de tout bon sens, le contrepied des idées et des gestes de Thiers ; à l'encontre de toute évidence, il amoindrira, jusqu'à parler de fiasco éclatant, l'effet immense produit sur la Chambre et le pays par les discours de l'orateur ; il s'amoindrira lui-même au point que l'éditeur de ses Lettres à Panizzi supprime cette phrase, venant après un passage qualifiant d'impertinence et de faute — car pour lui Thiers commet faute sur faute, — l'annonce de son absence à la séance d'ouverture de la session : Je ne puis voir là que du jésuitisme et de la niaiserie. Absurdes et malencontreuses, les propositions de Thiers parle-t-il d'aller à Londres ? Ce ne peut-être que pour faire sa paix avec les princes d'Orléans, si bien qu'après avoir prétendu d'abord se poser en arbitre entre l'empereur et le pays, il s'est rabattu sur le rôle de chef de l'opposition, pour finir par une conspiration niaise et anodine. Par une étrange contradiction, Mérimée insiste ardemment auprès de Sainte-Beuve pour que Thiers soit nommé de la commission qui publie la correspondance de Napoléon Ier, sans quoi personne ne tiendra cette publication pour vraie, et en même temps il annonce que le prestige de Thiers décroît, qu'il devient républicain, que ses discours sont un tambour sonore et creux, et qu'il ne sortira de la voie déplorable où il est engagé que par une catastrophe. Parlant de l'admiration des orléanistes, des légitimistes et des républicains pour les discours de Thiers, il s'écrie naïvement : Ce que c'est que la passion ! Il aboutit, le 18 juillet 1866, à cette prophétie : Thiers et ses amis vont dire que nous avons laissé créer en Allemagne une puissance nouvelle qui va tout dévorer. Pour moi, je crois plus probable que d'ici à longtemps la Prusse aura besoin de repos pour digérer ce qu'elle vient de dévorer, et s'il arrive un jour que nous ayons maille à partir avec elle, nous aurons avec nous toute l'Allemagne du Sud.

Un hasard plus ou moins calculé amène en novembre 1863 une rencontre entre Thiers et Morny ; ils échangent de captivantes impressions en face de toiles merveilleuses, après quoi la conversation continue. Elle ne change rien à l'attitude de Thiers. La bataille de sept années qu'il va livrer à l'Empire, commence. Autant de discours, autant de coups de bélier dans l'édifice. Il reparaît à la tribune le 24 décembre 1863 pour critiquer l'inflation de la dette flottante, que l'expédition du Mexique a, en deux ans, portée à un milliard. Simple discours d'affaires, mais qui porte. L'orateur n'est pas fatigué, se sent fort en train, calme et d'aplomb : aucune altération dans sa voix après tant d'années de repos. Il se retrouve, et le public le retrouve, tel qu'il était. Le 11 janvier 1864, il prononce son fameux discours sur. les libertés nécessaires à la France : J'ai vu se succéder les choses, les hommes, les opinions, les affections même, et au milieu de ce torrent qui semblait tout emporter, les principes seuls ont survécu, les principes sociaux sur lesquels repose la société moderne. Ce n'est pas que, dans certains jours, ils n'aient paru singulièrement menacés. Nous avons vu des moments où l'ordre semblait tellement ébranlé qu'on se demandait comment la société pourrait se rasseoir. Plus tard, c'était l'idée de la liberté qui semblait effacée de l'esprit humain, et cependant l'ordre s'est rétabli, et la liberté est prête à renaître. Elle est un besoin de la raison humaine. Il définit les libertés nécessaires : sécurité du citoyen contre la violence individuelle et contre l'arbitraire du pouvoir ; liberté mais non impunité de la presse, c'est-à-dire liberté d'échanger les idées d'où sort l'opinion publique ; liberté électorale ; liberté de la représentation nationale, l'opinion publique, constatée par sa majorité, dirigeant la marche du gouvernement. Ces libertés que le pays demande aujourd'hui d'un ton déférent, un jour, peut-être, il les exigera. Les transports de l'auditoire se propagent indéfiniment au dehors. Jamais la modération ne fut plus puissante. La réplique de Rouher, violente, produit un mauvais effet. La foule se précipite place Saint-Georges avant même que l'orateur y soit revenu. Trois jours plus tard, Thiers combat les candidatures officielles et réclame le respect des convenances et de la loi. Il dit en toute indépendance : Dans la position que mon âge m'a faite, je n'ai besoin de flatter aucun pouvoir sur la terre... ce que je veux, ce n'est pas menacer, c'est avertir. Le 26 janvier, il soutient l'amendement qui préconise l'abandon du Mexique ; il pointe les fautes commises : on ne peut pas plus reprocher à un pays ses mœurs que son climat ; il fallait se rappeler qu'en d'autres temps les Etats-Unis nous ont prouvé que leur mémoire est courte ; en passant : Dieu n'a donné à l'homme qu'une baguette magique : le travail et la patience. Il a le courage et la sagesse de préconiser un arrangement avec Juarez, et la fin des sacrifices. La réplique de Chaix-d'Est-Ange paraît faible ; une intervention de Rouher, fait rejeter l'amendement par 201 voix contre 47. Combien la tribune eût perdu si Thiers eût persisté dans son désir de retraite définitive ! dit le public. Mme Dosne convient qu'elle eut tort de l'y pousser. Ce n'est pas seulement la gloire de l'orateur qui le récompense, dit Jules Favre, mais la conviction de l'immense service qu'il rend à la liberté.

Après avoir, le 18 avril 1864, fait voter par voie d'amendement une détaxe sur les sucres coloniaux pour donner du fret à notre marine marchande, il pose, le 6 mai, les principes d'une saine et sage politique financière, seul capable d'asseoir l'influence d'une nation parmi les autres, et trace un puissant résumé de ; l'historique de la gestion financière en France depuis 1852. Il montre l'énorme accroissement de dépenses provenant des guerres, soutenues souvent à de grandes distances, de l'éclat du pouvoir, des villes démolies et reconstruites, des empires fondés au-delà des mers. Les recettes ne suffisent plus. Tous les ans on emprunte pour équilibrer le budget. Il lance un nouvel avertissement. J'ai vu quelquefois que la fortune choisissait juste pour s'en aller le moment où la sagesse arrivait. Pendant l'été, nouveau voyage en Allemagne ; ces Allemands sont fous : villes et villages pavoisent à cause de ce pauvre petit Danemark ; Dupanloup eut tort d'intervenir en faveur des Polonais : l'Allemagne est plus à craindre que la Russie, et seule une guerre générale pourra relever la Pologne. La belle saison s'achève à Viry avec Cousin et Mignet : dès 5 heures du matin, Thiers se promène et se délecte à respirer l'air pur ; il mange assez bien, joue aux échecs et aux dames, mais travaille trop et ses yeux s'injectent de sang, au grand désespoir de sa belle-mère.

Il reprend la parole le 28 mars 1865 pour défendre les libertés politiques ; il dénonce la manœuvre du gouvernement qui qualifie de libertés de simples réformes administratives, et réclame encore la liberté de la personne, de la pensée, de la plume, du vote, la liberté pour la France de se gouverner elle-même. Les 13 et 15 avril, il traite de la question romaine ; favorable à l'indépendance de l'Italie, il ne l'est pas à la formation du royaume d'Italie, prélude certain de l'unité allemande qui serait fatale à la France. On violerait la liberté de conscience des catholiques en enlevant Rome au Saint-Siège. A ceux qui lui opposent que l'Italie sera pour nous une alliée utile et dévouée, il répond qu'il n'en croit rien : L'histoire future de l'Italie est écrite dans l'histoire de la maison de Savoie qui, à toutes les époques, entre la France et l'Autriche, s'est toujours décidée suivant son intérêt du jour. Emile Ollivier défend l'unité italienne, Rouher attaque Thiers personnellement et lui reproche de n'avoir pas été toujours bon prophète ; Thiers riposte que s'il usait du même procédé, il pourrait faire des citations gênantes pour le ministre, mais il se refuse à user de tels moyens : J'ai la mémoire de ma vie, M. le ministre, et vous avez sans doute la mémoire de la vôtre. Vous devez comprendre que dans ma bouche il y a des réticences qui ne sont pas sans quelque modération. Il flétrit la spoliation scandaleuse d'un souverain légitime et reconnu ; le principe des nationalités entraînerait un démembrement des Etats de l'Europe, et celui de la conformité de langue est simplement puéril. En violant le droit de l'Italie, on a rendu inévitable le sacrifice du Danemark. Il ajoute pour le baron de Barante : Je désire avoir été utile à la cause de la liberté religieuse si méconnue en cette triste et grande affaire, et du gouvernement de l'Eglise catholique que je crois le meilleur pour la fin à laquelle il a été destiné. Peu lui importe l'impopularité de la cause qu'il défend ; Louis Veuillot, si souvent son adversaire, lui fait honneur de ce noble sentiment.

Les 2 et 6 juin, nouveaux discours sur les finances. Il décortique le budget ; on est en plein déficit, on court à la banqueroute. Après la séance, il étonne le jeune rédacteur Claveau qui doutait de quelques-uns de ses chiffres, en étalant devant lui ses papiers sur une table ; il sort de sa poche une petite bouteille d'encre rouge, la débouche soigneusement, et rectifie les chiffres de Claveau, auquel il transmet comme un flambeau le principe reçu jadis du baron Louis : Jeune homme, rappelez-vous qu'on ne sait rien en politique tant qu'on n'a pas étudié à fond les deux grands ressorts, la finance et l'armée. Ce jour-là, Paulin Limayrac, rédacteur-en-chef du Constitutionnel, retourne par punition la statuette de Thiers, en habit, plantée sur sa cheminée, et la menace du doigt, comme il le fait chaque fois qu'ils ne sont pas d'accord. Par contre, dans le Temps et plusieurs autres journaux, Jules Ferry, depuis que Thiers a repris sa place au Parlement, le soutient vigoureusement. De grandes batailles s'annoncent pour 1866. Une caricature de la Vie parisienne porte cette légende : Petit bonhomme vit encore. Le premier ténor de la Chambre. Le 23 février, Saint-Hilaire annonce à Cousin : M. Thiers se prépare à parler ; c'est un immense service qu'il rend au public. Il n'y a que sa parole d'autorisée ; nos affaires en ont bien besoin. A l'annonce de ses discours, le palais du Corps législatif est en émoi. On lui donne autant de billets qu'il en veut. On offre la loge présidentielle à Mme Thiers, qui l'occupe avec sa sœur ou le général Changarnier : Sextius Aude apporte de chez lui le café froid qu'il boit à la tribune, soigneusement préparé par Mme Thiers ou Mlle Dosne, et que les garçons de bureau reçoivent avec un empressement superstitieux. S'il ne le boit pas, les secrétaires-rédacteurs s'en chargent. La séance finie, un service de nuit se tient en permanence dans la salle des Conférences pour lui permettre de corriger ses épreuves, ce qu'il fait longuement et avec soin. Un soir, Ludovic Halévy lui fait remarquer que deux phrases, placées à la suite, répètent la même idée sous une forme différente : Je le sais bien, répond-il, c'est exprès. Il faut se faire comprendre par tout le monde. La première fois, c'est pour les gens intelligents, et la deuxième, pour les imbéciles qui sont en majorité en dehors de la Chambre... et même en dedans ! Quand Walewski est président, on ne les porte pas chez lui ; on l'installe dans le cabinet présidentiel, et les domestiques de la Présidence reçoivent la consigne de se tenir à ses ordres.

Première passe d'armes le 26 février : le discours du Trône s'oppose aux réformes libérales, sinon lentes et à longue échéance ; Thiers s'appuie sur l'article 1 de la Constitution de 1852, qui reconnaît et garantit les principes de 1789, pour réclamer à nouveau les libertés nécessaires. On s'efforce de le fatiguer par des clameurs et des interruptions. Le dangereux esprit de M. Thiers, dit Rouher, qui doit, devant les protestations de la Chambre, retirer le mot ; il s'excuse auprès de Thiers, qui ne lui refuse pas la main. Le 2 mars, protestation contre le silence de l'Adresse en réponse au discours de la Couronne qui préconisa la neutralité en présence de la violation du droit commis par l'Allemagne en Danemark. Les 10 mars, 14 et 18 avril, Thiers traite de l'agriculture et de la marine marchande avec une sûreté qu'admirent les spécialistes. Vient la journée, du 3 mai : La question est si grave, dit Thiers à ses intimes, que je sortirais de ma bière pour montrer le danger qui menace la France. Le Tout-Paris des grandes premières parlementaires envahit les tribunes. La salle, vibrante, halète de curiosité. La petite voix grêle et pincharde qui, habituellement, monte en flûte jusqu'aux combles, emprunte à la gravité du sujet un caractère exceptionnel de solennité et de profondeur. On est à la veille de la guerre entre la Prusse et l'Autriche. Rouher cherche à justifier son détachement de la question du Danemark. Thiers défend le droit et la paix. En un raccourci saisissant, il dévoile le jeu de la Prusse : le Danemark avait un territoire fertile, qui pouvait convenir à un voisin avide ; un beau port, celui de Kiel ; un grand canal, celui de l'Eider, qui peut réunir la Baltique et la mer du Nord... On lui a pris ces beaux duchés au nom de la Confédération germanique, et après on les a gardés pour soi ; après les avoir pris de moitié avec l'Autriche, on lui dit : Laissez-les moi, ou je fais la guerre. Conséquences : l'Allemagne conquise et unifiée par la Prusse, un nouvel Empire germanique reconstitué avec son siège non plus à Vienne, mais à Berlin, qui serrerait de près notre frontière, et au lieu de s'appuyer comme jadis sur l'Espagne, s'appuierait sur l'Italie. La France a le droit de s'y opposer. La salle frémit d'enthousiasme, et l'enthousiasme se répand au dehors, dans les clubs, les cafés, et sur les boulevards. Lorsque l'orateur traverse la salle des Pas-Perdus, la foule se presse sur son passage et se découvre. Pereire lui serre les mains en versant des larmes. Pendant deux jours, les complimenteurs défilent place Saint-Georges. L'orateur remercie Jules Ferry pour un chaleureux article : Votre talent d'écrivain grandit tous les jours, et je vous engage à vous en servir beaucoup dans le Temps. C'est une puissance qu'une plume, et qui est bonne à employer avant qu'on puisse se servir de la langue. Cousin, comme John Lemoine et les Débats, voit dans l'avènement de la Prusse la fin de la coalition européenne contre la France ; Thiers n'a pas de peine à lui prouver à quel point il s'abuse, et quelle faute irréparable ce serait que de mettre 50 millions d'Allemands dans la main de la Prusse, et 25 millions d'Italiens dans celles du Piémont. Guizot voit clair, et écrit à son ancien rival : Vous avez sauvé l'honneur de l'esprit politique en France.

Ce succès provoque chez l'empereur, le 6 mai, une explosion de mauvaise humeur au comice agricole d'Auxerre ; Thiers sourit : J'ai fait parler un homme qui ne dit jamais rien, et je lui ai fait dire une bêtise. Lorsqu'il reprend la parole au moment décisif, on lui ferme la bouche en inaugurant le système d'interruption des couteaux de bois. Il annonce au prince Napoléon, qui, dans un entretien privé, prévoit le triomphe de l'Autriche sur l'Italie et la Prusse : Je suis vieux, mais au train dont vont les choses, j'irai peut-être encore vous serrer la main dans l'exil. Le 3 juillet, la bataille de Sadowa lui donne cruellement raison. De Trouville, il envoie ces directives à Jules Ferry : La médiation est le plus ridicule avortement qui se puisse imaginer, et nous avons abouti au résultat inévitable et que je n'avais que trop prédit, de la France descendant au second rôle. Même note à Saint-Hilaire : Je suis désolé d'avoir inutilement et toute ma vie prêché un peu de courage aux Bourbons, un peu de prudence aux Bonaparte... une politique qui avait pour elle l'évidence. La France vraiment libre, c'est-à-dire affranchie du gouvernement personnel, se serait sauvée. Le pouvoir personnel exploitant des majorités faibles, peu clairvoyantes, et surtout plates, aura perdu notre pays. Duvergier, Casimir Périer abondent dans son sens. A Charles de Lacombe, pour lequel il professe une particulière estime, il dit aussi : Quel chemin la France a fait depuis trois mois, dans la voie de l'amoindrissement où elle s'est mise avec la doctrine des nationalités ! De Trouville, il s'arrête au milieu d'août chez le duc de Broglie, et finit la belle saison à Franconville. Il y reçoit le duc de Beauffremont, venu lui conter sa récente entrevue avec Bismarck, qui lui donna de curieux renseignements sur sa tentative d'entente avec Napoléon III en 1865. En novembre le diplomate belge Dechamps, se rendant à Vienne, promet de recueillir pour lui tous renseignements utiles.

Le 14 mars 1867, pourquoi donc cette queue de voitures ? — C'est M. Thiers qui donne une séance de musique de chambre La Vie parisienne plaisante. Thiers, un peu agité, va parler ; il craint que ses forces ne le trahissent. Lorsque la gloire de mes enfants se joue sur cette carte de la parole, note Mme Dosne, je souffre comme si je les savais au milieu d'un danger. Depuis le 19 janvier, l'Adresse est supprimée ; reste le droit d'interpellation, avec assentiment préalable. A la suite d'un discours de l'empereur, le 15 février, rassuré parce qu'il voit se créer la confédération d'Europe prévue par Napoléon Ier, Thiers obtient l'autorisation d'interpeller. Avec une singulier hauteur de vues, une prescience exacte des événements, un rare bonheur d'expression, il reprend et développe ses arguments sur la politique des nationalités, sur la lourde erreur des guerres d'Italie et du Mexique ; -il flétrit la politique qui consiste à se ranger du côté des ambitieux, et préconise celle qui consiste à se mettre, pour assurer la paix, à la tête de tous les intérêts menacés. Je ne suis occupé que de l'intérêt du pays et de ma mémoire, car j'approche du terme de l'existence. La France n'a plus d'alliés en Europe : l'Autriche est brisée, l'Italie cherche des aventures, l'Angleterre se sépare systématiquement du continent, la Russie s'en tient à son intérêt personnel et, du côté de l'Espagne, jamais les Pyrénées n'ont été aussi hautes. L'alliance anglaise s'impose, et le ralliement des petits Etats : politique modeste comme le bon sens. Et ce dernier avertissement, coup de tonnerre longuement répercuté dans le monde : Il n'y a plus une faute à commettre. Il réplique le 18 mars à Garnier Pagès, Emile Ollivier et Rouher, pour conclure à une politique conservatrice au dehors, libérale au dedans.

La discussion est vive. Rouher, doué d'un talent d'imitation remarquable, exaspère Thiers en reprenant son argumentation, mot par mot, geste par geste, intonation par intonation. Debout à son banc, Thiers le menace du poing, et la gauche l'empêche de parler. Rouher se retourne vers le président Walewski et lui demande énergiquement de faire respecter la liberté de la tribune. Walewski, mollement : J'engage l'honorable M. Thiers à se calmer. Rouher, furieux : Mais présidez donc, n... de D..., ou venez à la tribune défendre le gouvernement, si vous en êtes capable. — M. Thiers, je vais être obligé de vous rappeler à l'ordre. — Je m'en f... pas mal. Entre deux démissions, l'empereur choisira celle de Walewski. Claveau lit sur la physionomie de l'auditoire : incontestablement, Thiers a pour lui la majorité des consciences, associées, bon gré, mal gré, à ses regrets patriotiques. Son discours achevé, il griffonne, encore dans le feu de l'action, des billets hâtifs, froissés, maculés de taches d'encre, qu'il expédie d'urgence à sa femme et à sa belle-mère : Je suis bien content, Berryer m'a embrassé en pleurant. J. Simon était transporté. Les modérés de la majorité m'ont comblé. Mais j'ai eu des forces jusqu'au bout, ce dont je doutais d'abord. Mes forces sont entières. Tout à vous. Je suis vraiment soulagé. A. T. Chez lui, la foule des grands jours le félicite. En province, on s'arrache les journaux à l'arrivée du courrier. Le facteur apporte un abondant courrier : Entre votre discours et celui de Jules Favre, Rouher, si gros qu'il soit, est resté plat comme une punaise. Il a fait son métier de gladiateur de la parole, écrit Duvergier. D'Augustin Cochin : Ce n'est plus seulement la politique, c'est l'Histoire qui parle par vos lèvres. De Liedekerque-Beaufort : Je ne sais s'il est un plus beau spectacle que celui qu'offrent la raison et la confiance de l'homme relevant par un sublime effort la cause de la vérité et du droit, et restituant aux saines traditions politiques leur légitime empire. De Piscotory : Vous aurez beau faire, mon cher ami, vous ne grandirez plus. De Falloux : Vous venez d'écrire une page à la Bossuet. Montalembert se désole de ne plus pouvoir l'entendre. Du duc d'Aumale, du prince de Joinville, de Sébastiani, d'un commis de comptabilité de la Marine, d'un major de recrutement de la Moselle, d'un étudiant en Droit, l'enthousiasme s'exprime en termes élevés ou touchants. On le supplie de ne plus parler du terme de son existence, de vivre longtemps dans l'intérêt du pays ; on exalte son pur patriotisme et sa perspicacité. Les Goncourt ne partagent pas l'engouement général, et font valoir que le public ne sait même pas les titres des ouvrages de Thiers. Flaubert écrit à George Sand : Peut-on voir un plus triomphant imbécile, un croutard plus abject, un plus étroniforme bourgeois ! Non, rien ne peut donner l'idée du vomissement que m'inspire ce vieux melon diplomatique, arrondissant sa bêtise sur le fumier de la bourgeoisie ! Ces romanciers ne tiraient pas à un million de volumes, comme l'historien.

Brillant épisode de la fête impériale, l'Exposition universelle de 1867 attire à Paris la foule des souverains. Thiers s'entretient avec le nouveau roi des Belges, et en garde un souvenir médiocrement favorable. L'été venu, la mort de Maximilien lui donne encore une fois raison. Le 9 juillet, il fait le procès de la politique gouvernementale : les Anglais, bien renseignés par leurs agents, ont refusé d'aller au-delà du littoral mexicain ; les Espagnols ont suivi ; au contraire, le gouvernement français, documenté par des émigrés, eut le tort d'engager l'affaire dans cette vue simpliste de contenter l'Autriche une fois l'Italie constituée, et celui de persévérer ; une fois réparé l'échec de 1863. Le contrôle parlementaire aurait empêché ces fautes. Pendant deux heures, la Chambre l'écoute religieusement, sans une interruption. Pour Mme Dosne ou Mme Thiers : On dit que j'ai surpassé tout ce que j'ai jamais fait comme difficulté. Soyez donc contentes, et très contentes. Le lendemain, il démontre l'inexactitude des chiffres fournis par Rouher, et fixe à plus de 900 millions le coût de l'expédition. Il n'y a rien à changer dans votre récit et dans votre jugement, lui dit Guizot.

L'été, quelques incidents électoraux : le duc de Broglie et Ch. de Lacombe succombent sous la pression gouvernementale. Thiers leur recommande de réunir en un dossier les détails de leur élection. L'opinion publique s'est visiblement réveillée partout et nous promet de bons résultats aux élections politiques prochaines. L'anxiété règne dans le public ; il entrevoit la guerre, il en a horreur, et n'ignore plus les causes et les auteurs de la mauvaise position faite à la France ; toutes les échéances arrivent à la fois : Mexique, Rome, Allemagne. Avant l'ouverture de la session et le coup de feu parlementaire, Thiers, à son habitude, donne quelques dîners où il réunit ses intimes et des députés modérés ou de gauche, tels Picard, Favre, Jules Simon, Pelletan, tous décidés à combattre. Garibaldi ayant obligé l'armée française à rentrer à Rome, le gouvernement demande la réunion d'un congrès européen. La discussion s'engage le 2 décembre ; on attend bien un discours de Thiers, on n'en prévoit pas la franchise. Il parle le 4. Votre politique manque de clarté, dit-il au ministre de Moustier. Entre le pape qui dit : je dépose ma souveraineté si on me prend Rome, et l'Italie qui dit : vous avez fait mon unité qui n'est pas possible sans Rome, quel est votre terme de conciliation ? Après la fausse politique des nationalités, vous n'avez plus de politique du tout. Se faire le complice d'une immense perturbation religieuse serait une dangereuse folie. On a commis la faute irréparable de laisser se constituer deux unités qui se tendent la main par-dessus les Alpes. La France a dépensé 50.000 tués et 400 millions pour le prétendu droit de l'Italie, et la maison de Savoie nous abandonna toujours au premier intérêt qu'elle eut à le faire. Si l'on reste dans l'équivoque, si l'on n'agit pas, ce sera au profit de la Prusse et de l'Italie. Ayez la franchise de dire : sachez bien que dans aucun cas je ne vous abandonnerai le pape, et n'allez pas à une conférence où l'on dirait que vous vous abritez derrière l'Europe protestante pour consommer la ruine de l'Eglise catholique. Rouher s'écrie : Vous avez raison ! Acclamation unanime. A partir de ce moment, l'orateur tient la Chambre suspendue à sa parole ; jamais il n'exerça pareil ascendant ; un irrésistible courant d'émotion l'en rend maître : adhésion absolue, retentissante, à une politique qui touchait au fond même de la conscience humaine. Quand il a fini, Berryer et lui prennent Rouher sous le bras pour l'obliger à monter à la tribune et à accentuer son adhésion. Le 9, Ollivier attaque Rouher : la majorité semble dire à Thiers, qui jubile : Est-ce que vous n'allez pas nous débarrasser de ce fâcheux ? A ce moment précis, le fâcheux prête le flanc en présentant sous un jour paradoxal jusqu'au défi l'ancienne et classique politique de toute la vieille monarchie française. Il risque, sans rire, que Henri IV avait voulu fonder la République universelle. Thiers n'y tient plus, et lui crie : Je sais, M. Ollivier, que vous êtes un élève studieux, mais vous a-t-on bien expliqué la politique de Henri IV ? On rit, mais l'émotion l'emporte quand il monte à la tribune : De tous côtés on conquiert autour de nous, et loin de conquérir, nous n'osons même pas dire : arrêtez-vous ! Le pape lui exprime sa reconnaissance par Dupanloup, et Falloux triomphe : Quelle victoire pour vous et quel triomphe pour l'ordre moral dans l'Europe tout entière !... Vous avez gagné trois batailles à la fois : celle de la Papauté, de la paix, de la liberté. D'humbles desservants le louent d'avoir sacrifié sa popularité : Chaque jour à l'autel, je place votre belle âme sur une patène d'or, à côté de Pie IX et de Montalembert. P.-F. Dubois, vieilli, la main tremblante, l'écriture presque illisible, tient à lui exprimer sa vieille et fidèle affection.

Jusqu'à la nuit qui précède la discussion, le Gouvernement ne sait s'il présentera son projet de loi sur la liberté de la presse. Du 30 janvier au 22 février 1868, Thiers prononce six discours sur cette sauvegarde de l'homme et de la Société ; il faut la demander à la monarchie pour échapper à ce qu'il y a de plus dangereux, le gouvernement d'un homme ; à la république pour échapper à ce qui n'est pas moins dangereux, le gouvernement d'une faction. Dînant à côté de la princesse Julie Bonaparte, l'empereur se penche à son oreille : Voyez-vous toujours M. Thiers ?Peu, maintenant, Sire. — Que pense-t-il de la loi de la presse ?Sire, à la manière dont il parle à la tribune, il a l'air très convaincu de sa nécessité. Si Votre Majesté l'entendait, elle en jugerait comme moi. — Je ne l'ai point entendu, mais je l'ai lu, et je trouve qu'il a raison... Nous serons peut-être obligés d'arriver à ses idées.

Le 13 mai, parlant du régime économique de la France, il préconise un protectionnisme opportuniste, et veut nous affranchir des traités qui nous lient à l'étranger. En juillet, discussion financière où il est sur son terrain : il s'inquiète des dépenses votées sans la préoccupation des ressources correspondantes, et des budgets doués d'une forte croissance. On pourvoit au découvert par des emprunts ou des aliénations du domaine de l'Etat ; une fois, passe, mais cela dure depuis seize ans. Les économies proposées sont de ; purs ajournements. Si l'on ne dit pas certaines vérités aux gouvernements, elles les détruisent. Tous les gouvernements me sont indifférents, je ne m'attache qu'aux conditions qui peuvent assurer la bonne gestion des affaires du pays. Il voudrait bien se reposer, mais chaque jour les fautes du gouvernement augmentent sa besogne. Combien il préfèrerait s'absorber dans les études scientifiques qui le passionnent en ce moment ! Les prophètes lui disent : Vous êtes bien grand, Monsieur, et cependant vous êtes destiné à monter encore plus haut. Le rideau tombé sur la comédie parlementaire, il s'installe à Saint-Germain-en-Laye. Déjà pointe la préoccupation des prochaines élections générales, et il regarde avec une extrême inquiétude ce qui se passe en Espagne.

Au début de la session de 1869, il reproche au gouvernement de restreindre le cercle des interpellations après avoir supprimé l'Adresse. Il dénonce les fantaisies financières qui de 50 millions sous Rambuteau font passer à 250 millions le budget de la Ville de Paris sous Haussmann, lequel se procure 461 millions sans ; s'adresser aux pouvoirs publics, violant ainsi la lettre et l'esprit de la loi. Il dénonce l'insuffisance de la loi sur la presse, les vices du système électoral, l'absence de garanties parlementaires, la nécessité de la responsabilité ministérielle. La liberté signifie ceci, que la France ne s'éveillera pas un matin surprise par l'ordre donné à ses enfants de courir à la frontière pour y verser leur sang. La politique intérieure a le devoir d'imposer un frein au gouvernement pour qu'il ne commette pas de nouvelles fautes à l'extérieur.

Le gouvernement prépare de longue main le terrain électoral. Il remanie les circonscriptions. Thiers en est le premier patient : i on lui retire son quartier Saint-Georges et on le gratifie des Tuileries, des Ecuries impériales du Louvre et de la Préfecture : le régiment des gendarmes de la Garde, les sapeurs-pompiers et les i sergents de ville voteront contre lui. Son ancien concurrent, le chocolatier Devinck, battu en 1863, lui enlèvera les voix gouvernementales ; on suscite la candidature socialiste du comte d'Alton-Shée qui le rognera sur sa gauche, et, pour mieux diviser les voix, celle d'un modéré, Berrier-Fontaine. Devinck flatte les intérêts particuliers en demandant la participation de tous les commerçants aux élections pour le tribunal de Commerce, et l'augmentation des traitements des petits fonctionnaires. Pure démagogie ! Thiers, au contraire, n'hésite pas à heurter les intérêts particuliers au profit de l'intérêt général et se vante de s'être opposé aux folles dépenses de Paris. Les réunions électorales se déroulant sous l'œil du commissaire de police en tenue, il s'en tient aux réunions privées, au siège de son comité présidé par Dufaure, dans l'appartement de la rue Neuve-des-Petits-Champs que Berryer habita 45 ans ; il ne veut pas de réunions publiques en présence des agents de l'autorité disposés à laisser la parole à tout autre que lui. Barrot le dit : il lui faut triompher du machiavélisme de la police et de la démagogie. Le petit lion est très monté, et se déclare implacable. Il se présente aussi à Marseille, contre Gambetta et de Lesseps. Gambetta, élu au premier tour à Paris, obtient le plus de voix à Marseille, où Thiers se désiste. Il refuse à d'Alton-Shée un cartel en vue du ballotage, qui se produit : Thiers, 13.333 voix ; Devinck, 10.404 ; d'Alton-Shée, 8.721 ; divers, 225. Tristesse générale pour les gens de bien, note mélancoliquement Mme Dosne. Dans son quartier, Thiers a voté pour le républicain Ernest Picard. Le gouvernement redouble d'intrigues, de manœuvres, de libelles, et intensifie ses pressions. Les amis de Thiers ne décolèrent pas. Le 7 juin, émotion intense : Mme Dosne, chargée de 76 ans, anxieuse, palpitante, et Félicie doutent ; Mme Thiers croit au succès. Dans sa chambre, Mme Dosne consigne ses impressions sur le papier ; à 4 heures, elle pose la plume et descend au salon où arrivent les premiers résultats du scrutin. Thiers est élu par 15.909 voix contre 9.802 à Devinck et 5.561 à d'Alton-Shée. A son comité, j congratulations ; Dufaure prononce un discours ; le vainqueur, ému, la voix tremblante, se lève : Je ne puis parler, je ne puis parler, mais sachez que je me conduirai toujours en honnête citoyen. Il écrit à Ch. de Lacombe : Pris entre deux feux, j'ai vaincu l'ennemi, mais ma victoire ne me vaut que la prolongation d'un fardeau écrasant. Des ballotages de Thiers, de Favre et de Garnier-Pagès, Edgar Quinet conclut que la vieille opposition devra faire un pas. Les gauches cherchent à s'entendre ; Jules Ferry prétend qu'on ne réussit pas à refaire un grand centre gauche parce que Thiers s'en voyait le chef, mais préféra rentrer sous sa tente plutôt que figurer comme un simple appoint de la vraie gauche.

Au début de juillet, Mme Dosne doit s'aliter. On loue une campagne avenue d'Eylau où on la transporte. Elle ne se relèvera plus, et s'éteint le 27 août, au matin, dans sa 77e année. Quelque temps avant sa mort, elle disait à La Guéronnière : Oh ! Rappelez-vous cette crainte qui m'obsède ; vous verrez les Prussiens à Paris ; moi, je n'y serai plus : l'invasion et le siège de Paris sont la conséquence de ce gouvernement de carnaval et de fantasmagorie. La douleur de Thiers est déchirante. Il se confie à Hilaire de Lacombe : Mon ami, cette âme si noble, que vous avez pu voir et juger, nous a quittés hier, et nous a laissés anéantis. Je ne vis plus, je ne veux plus vivre !... Je n'ai plus qu'un désir, s'il m'en reste un après le coup qui m'a frappé, c'est de l'entourer de la considération qu'elle méritait à tant de titres, et mes amis, en la lui témoignant, me procureront la seule consolation qui dépende d'eux. Il conduit le deuil le 2 septembre. Le surlendemain, Lacombe et Duvergier le trouvent en camp-volant dans la maison de l'avenue d'Eylau. A chaque instant, il éclate en sanglots. Aux condoléances de Guizot, il répond : Comme vous, j'ai connu tous les extrêmes de la vie, mais je ne connaissais pas encore la vraie douleur. A Cannes, au début de novembre, Mérimée, qui ne l'a pas vu depuis deux ans, déjeune avec lui chez le docteur Maure et le trouve très vieilli et toujours très affligé.

A la rentrée du Corps législatif, il siège aux confins de l'extrême-gauche, près de Jules Favre et d'Emile Ollivier dont il disait : Ollivier ? Eh bien ! Il est jeune, il a du charme, des dons ; et avec cela, il ne prendra jamais ni âge, ni caractère. Bientôt, le jugement qu'il porte alors sur Prévost-Paradol va recevoir une tragique confirmation : Le pauvre Paradol, croyez-vous, il part à moitié convaincu, le malheureux ! Je le plains. On a des besoins, il faut vivre, mais pas comme cela, pas à ce prix. Quand il verra qu'il se trompe, il ne se le pardonnera pas. Dans ses discours il réclame le rétablissement de l'Adresse, passe en revue nos industries et demande la dénonciation du traité de commerce avec l'Angleterre et le retour au protectionnisme. Depuis le 2 janvier 1870, Emile Ollivier, rallié à l'Empire libéral, est ministre ; son collègue aux Affaires Etrangères, le comte Daru, presse Thiers d'accepter une mission à Rome pour y porter le mémorandum exposant la politique française, au moment où le Concile se réunit pour déclarer l'infaillibilité du pape : bien que ce soit à la demande des évêques opposés à l'infaillibilité, Thiers refuse. Après le plébiscite du 8 mai qui assure à l'Empire sa dernière victoire, le peintre Courbet refuse la croix de la Légion d'Honneur ; Thiers, qui ne comprend pas qu'un artiste soit républicain, le reçoit chez lui pour le complimenter ; curieuse entrevue : Courbet se vante d'avoir, dès l'âge de dix ans, cherché la solution de la question sociale en de longues causeries avec sa grand'mère ; cette solution, les républicains, dit-il, l'apporteront bientôt. Thiers lui fait les honneurs de sa collection ; en art comme en politique, les deux hommes se heurtent. Courbet emporte de sa visite le souvenir précis des richesses artistiques qu'il vient de contempler.

A quelques semaines du drame, l'inquiétude gagne les partisans de la dynastie, qui va se précipiter dans l'issue si souvent prédite par Thiers. L'action se noue le 30 juin 1870. La Chambre discute le projet de loi relatif à un appel de 90.000 hommes sur la classe de 1870. Peu auparavant, le maréchal Lebœuf est venu chez Thiers avec une lettre de l'Empereur, qui compte sur son concours pour défendre les intérêts de l'armée, bien qu'il le sache ennemi. Ni ami, ni ennemi, mais étranger au gouvernement, répond-il. Il s'y ralliera si l'on donne les libertés nécessaires, et une autre direction à la politique extérieure, comme il se rallierait à tout gouvernement servant les intérêts nationaux. Il approuva en 1867 les armements du maréchal Niel avec lequel il prit contact ; aujourd'hui, il aurait donné son concours sans qu'on le lui demandât. Ce faisant, il se sépare de ses amis politiques. Il leur dit qu'ils se trompent. Garnier-Pagès s'illusionne en s'imaginant assister en Allemagne à une lutte ardente pour la diminution des armements et choisit mal son moment pour bouleverser nos institutions militaires. Le gouvernement accepte une réduction de 10.000 hommes sur le chiffre habituel du contingent : cette invite au désarmement n'est pas comprise au dehors ; nous n'aurons la paix que si nous sommes forts ; l'Autriche fut battue parce que des réductions imprudentes la mirent dans l'impossibilité de faire face aux besoins de la guerre ; la Prusse a doublé sa puissance militaire depuis Sadova. Le système purement défensif proposé par Jules Favre est une erreur, comme la continuation d'une opposition vigoureuse à des ministres pris dans l'opposition. Certes, la philosophie et la civilisation ont progressé ; la facilité des communications influe sur les rapports des peuples entre eux : mais ces sentiments éteignent-ils l'ambition au cœur d'une nation forte ? Non ! Il ne faut pas dépendre absolument de la sagesse d'autrui. La formidable Allemagne militaire d'aujourd'hui a remplacé l'Allemagne fédérale impuissante de jadis. Thiers adjure la Chambre de ne pas réduire le contingent. Ollivier, donnant une preuve de plus de cet aveuglement que l'on retrouve à chaque page de sa correspondance avec le prince Napoléon, affirme que jamais la paix ne fut plus assurée en Europe. On vote. L'amendement qui veut ramener le contingent à 80.000 hommes est repoussé.

La candidature Hohenzollern posée, Thiers y voit une de ces entreprises intolérables par lesquelles il prédisait que la Prusse contraindrait la France à tirer l'épée. Il pense qu'une diplomatie avisée peut suffire à parer le coup. Lorsqu'il arrive à la Chambre, le 6 juillet, le duc de Gramont vient de lire une déclaration longuement délibérée en conseil. On se précipite vers lui : Vous savez ce qui se passe ?Quoi donc ?La guerre. — Comment ! La guerre ?Oui, la guerre ! Il n'en croit ni ses oreilles, ni ses yeux. Il s'explique avec Emile Ollivier. Consterné, il ne récrimine pas. La Prusse s'est mise dans son tort ; si la France lui facilite un mouvement de retraite, l'Angleterre et la Russie sauvegarderont la paix. Ollivier paraît heureux de cette perspective, et entre dans ces vues. Mme de La Ferronnays reçoit du général de Rochebouet, commandant à Metz, et lit à haute voix dans son salon une lettre si inquiétante qu'on juge devoir la communiquer à Thiers ; son amie, la duchesse de Galliera, s'en charge. La simple lecture du budget l'a déjà amplement renseigné. Patriotiquement, il veut faire savoir confidentiellement à l'empereur que l'armée n'est pas aussi prête qu'on le dit en haut lieu, et qu'il appuiera la demande des crédits militaires pour obtenir un vote unanime. Il charge Philippe de Massa d'informer de ses dispositions une cousine de l'empereur, Anna Murat, duchesse de Mouchy, qui en parlerait à l'impératrice. La duchesse part pour Saint-Cloud, et rencontre l'empereur dans le parc. Faites-lui répondre que sur les bancs de l'opposition aussi bien qu'au ministère, l'empereur compte sur le patriotisme de l'historien du Consulat et de l'Empire. Napoléon III a compris que Thiers voulait un portefeuille ministériel, alors qu'il offrait ses avis désintéressés.

Dans les couloirs, le 11, Thiers riposte avec vivacité à ceux qui prétendent ne pas se contenter d'une reculade escomptée de la Prusse ; il y croit ; Ollivier ne l'espère plus, au moment même où elle se produit. Maintenant, lui dit Thiers, il faut nous tenir tranquilles. — Soyez rassuré, nous tenons la paix, nous ne la lâcherons pas. Le 12, les influences de cour, les bonapartistes qui n'espèrent reprendre leur ascendant que par une guerre, agissent sur l'empereur : dans le but avoué d'humilier le roi de Prusse, on décide la demande de garantie. Le 13, Thiers croise Emile Ollivier et le duc de Gramont à la grille du Palais-Bourbon ; il leur recommande la prudence, et un effort pour provoquer la médiation de l'Angleterre. Il entraîne cinq ministres dans un bureau, et les adjure de ne pas se laisser influencer par les criards, de s'opposer à une guerre pour laquelle ils n'ont pas d'alliances et ne sont pas prêts ; jamais il ne fit pareil effort pour persuader des hommes ; il est haletant, baigné de sueur ; les uns silencieux, les autres émus aux larmes, lui promettent d'être peu exigeants. Il fait une campagne parmi les députés du centre ; plus de cent ; lui promettent de le suivre s'il donne le signal de la paix. Il revoit des ministres. Plichon et Chevandier de Valdrôme donnent leur démission pour ne pas prendre la responsabilité de la guerre. Le 14, se produit le coup de la dépêche d'Ems ; des bandes de gens de police crient sur les boulevards : A Berlin ! Le public de l'Opéra réclame la Marseillaise. Le gouvernement demande, le 15, les crédits nécessaires pour la Guerre, la Marine, et la garde nationale mobile. Ollivier lit au Corps législatif une communication sur la rupture des négociations avec la Prusse. Ne vous en mêlez pas, dit Thiers à ses collègues ; laissez-moi faire. Poussé par un mouvement dont il n'est pas le maître, il jaillit de sa place, prêt à tout braver. Des cris furieux l'accueillent. Cinquante énergumènes lui montrent le poing, l'injurient, lui crient qu'il déshonore ses cheveux blancs. Il ne recule pas. Il est impossible que le roi de Prusse, ayant cédé sur le fond, ait voulu outrager la France. Sûrement, il y a tromperie. Que l'on gagne 24 heures et la paix sera sauvée. Il bondit à la tribune et demande la production des pièces que l'on prétend outrageantes. Les interruptions hachent sa parole. On entend : S'il y a eu un jour, une heure, où l'on puisse dire sans exagération que l'Histoire nous regarde, c'est cette heure et cette journée, et il me semble que tout le monde devrait y penser sérieusement... Soyez convaincu que quand on a vécu 40 ans au milieu des agitations et des vicissitudes politiques, et qu'on remplit son devoir, et qu'on a la certitude de le remplir, rien ne peut vous ébranler, rien, pas même les outrages... Vous rompez sur une question de sensibilité... Je suis tranquille pour ma mémoire, je suis sûr de ce qui lui est réservé pour l'acte auquel je me livre en ce moment. — Vous êtes la trompette antipatriotique du désastre, hurle le marquis de Piré ; allez à Coblentz !Vous saisissez mal l'occasion de la réparation de Sadova que vous désirez et que je désire comme vous.

Ollivier refuse de donner connaissance des pièces qui prouveraient la réalité de l'insulte, et, sans souci de la responsabilité qu'il assume, prononce le mot qui fulgure, imprimé au fer rouge sur sa mémoire : Nous l'acceptons d'un cœur léger !Nous devrons la guerre à une faute du Cabinet, reprend Thiers... Vous aviez obtenu le fond, et un avantage considérable. Mathieu, Cassagnac, Belmontet interrompent ; le marquis de Piré revient à la charge : La Chambre est indignée, quand il s'agit de l'honneur de la France, qu'on vienne à la tribune faire tourner devant, nous le moulin de Sans-Souci. Le comte de Leusse jette : Vendu !La violence que vous me ferez, c'est sur vous qu'elle retombera. — Il faudrait, dit le baron Jérôme David, beaucoup de bataillons prussiens pour faire à la France autant de mal que vous lui en faites involontairement. — Ceux qui ont fait du mal à la France, ce sont les auteurs du Mexique et de Sadova... Soit, Monsieur, appelez-moi un ami du roi de Prusse... Oui ! oui ! dites-le ! Je désire que le Journal officiel reproduise toutes vos interruptions : le pays jugera entre vous et moi. — Assez ! Assez !C'est par la faute du Cabinet que nous avons la guerre... Dans notre siècle, on ne peut plus faire la guerre capricieusement... Il faut avoir l'opinion du monde avec soi, et il convenait d'attendre que la Prusse, se livrant à de nouvelles usurpations, nous donne pour alliées et les nations menacées, et le monde indigné. Séance diabolique ! Devant cette folie criminelle, l'indignation de Thiers est si grande que ce qu'on appelle son courage ne lui coûte rien du tout. Son cœur se soulève : ceux qui en 1866 l'empêchèrent de parler et refusèrent d'arrêter le mal à son origine, en précipitent aujourd'hui les conséquences au risque de les rendre définitivement mortelles. Le public élégant des tribunes l'apostrophe. Emile de Girardin hausse les épaules avec un air de défi. Un journal imagine une lettre de félicitation du roi de Prusse à son fidèle serviteur Thiers. Des misérables veulent piller son hôtel. Le ministre de l'Intérieur lui offre sa protection : Je vous remercie, mon cher collègue, c'est inutile. — Mais Mme Thiers est sans doute chez elle ; elle va être très émue. — Mme Thiers est une femme de courage et de sens ; elle pensera, comme moi, que c'est un grand honneur pour nous si notre maison est pillée parce que j'ai défendu le sang de nos soldats. Rue Lafayette, des militaires ivres l'injurient. La foule jette des pierres contre son hôtel. Un ouvrier crie : A bas Thiers ! A bas le Prussien ! A bas le vendu ! La Chambre ne le nomme pas membre de la commission des crédits militaires. La session close, il n'a plus rien à faire à Paris, et part pour Trouville.