THIERS — 1797-1877

 

XXIV. — LA DEUXIÈME RÉPUBLIQUE.

 

 

Thiers se remémore les événements : le sot entêtement de Louis-Philippe, le système absurdement provocateur joint par Guizot à une imprévoyance fabuleuse dans les moyens de défense, la populace qui manqua l'égorger trois heures après qu'elle criait : Vive Thiers ! à tue-tête. Fidèle à ses électeurs d'Aix, il refuse les candidatures qu'on lui offre dans plusieurs départements. Il compte fonder avec ses amis une république raisonnable ; la monarchie lui paraît impossible aujourd'hui ; le gros danger réside dans les fausses idées inculquées aux ouvriers. Il prévoit d'affreuses scènes dans la future assemblée. Dans la rue, il s'en produit qui l'écœurent : Hier, 23 mars, on a traîné sur une charrette, au milieu d'une populace ignoble, le plus respectable de nos généraux, l'illustre, le vénérable général Petit, celui des adieux de Fontainebleau, celui d'Essling, de Wagram et de tant d'autres lieux immortels. Un jour le maréchal Molitor, témoin oculaire, commandant sous Masséna à Essling, me disait en me montrant le général Petit : Ce n'est pas moi, ce n'est pas Masséna qui sommes les héros d'Essling, c'est cet homme que vous voyez là.

Emile Ollivier, que la révolution vient de bombarder préfet de Marseille à vingt-trois ans, soutient la candidature de Berryer et combat ardemment celle de Thiers, qui échoue, le 23 avril. C'est un fait, écrit-il le lendemain à la comtesse Taverna, je suis sacrifié et remplacé dans la députation des Bouches-du-Rhône par des banqueroutiers, des avocats sans cause, des charlatans, etc. Je me console, mais ce n'est pas sans en ressentir quelque amertume. Il se retire à Franconville, chez la marquise de Massa ; il s'occupe à rédiger, un opuscule, De la propriété. L'Assemblée sent combien il lui manque, surtout pour l'étude des questions financières ; elle souhaite son retour. Le gouvernement le désire moins. La commission des Finances se l'adjoint ; il empêchera le cours forcé, l'inflation, et obligera au remboursement 'des bons du Trésor et des rentes non à leur valeur nominale, mais à leur valeur réelle. Bastide, ministre des Affaires Etrangères, l'accueillera presque tous les matins pour en tirer des conseils ; le conseilleur s'indigne de trouver ce gredin dans le cabinet de Guizot, les pieds sur la table et le cigare à la bouche. Il profite de cette situation pour intervenir en faveur de Mignet, indignement traité par Bastide, et tire de Crémieux pour Goschler la promesse d'une place d'archiviste au Louvre.

Il ne restera pas longtemps éloigné du Parlement. Sept ou huit candidatures s'offrent à lui. Il se renseigne avant de choisir. Montalembert le soutient auprès des néo-catholiques ; les conservateurs agissent vivement à son profit, et les républicains ne se montrent pas mal disposés. Mme Dosne, retenue à Paris par la fièvre, se dépense pour le tenir au courant des personnes et des choses : d'un agent qui parcourt la région normande ; de Bois-le-Comte qui lui céderait sa place dans les Basses-Pyrénées ; de Joseph Perrier qui tâte le terrain dans le Nord ; de M. d'Avaux, chef d'une maison de transports à la Villette, qui lui rallierait en Seine-et-Oise les 63.000 voix dont il bénéficia ; d'un autre qui lui procurerait toutes les voix qui nommèrent M. de Remilly ; de Bertin de Vaux qui se met à son service, entraînant le Journal des Débats. Elle le talonne ; il manque d'enthousiasme. Il laisse entendre qu'elle fait répéter autour de lui des inexactitudes pour le décider à se présenter ; à cette insinuation, elle bondit : Ce serait une action indigne, et j'en serais incapable, quel que fût mon désir et surtout ma conviction que vous ne sauriez refuser sans vous amoindrir. Je vous jure sur la tête de mes filles et sur la vôtre que je n'ai rien inventé de ce genre, et que je ne vous ai pas dit même à cet égard tout ce qui m'a été dit. Tout le monde croit que vous ne pouvez absolument pas vous refuser aux nombreuses manifestations dont vous êtes l'objet. M. Goschler vous dira comme je réponds à tous. Je suis juste la conduite que vous me tracez : M. Thiers sera fort reconnaissant en apprenant qu'on pense à lui, il acceptera tous les départements qui lui offriront une candidature avec chance presque certaine de succès, car il ne peut subir un second échec électoral. Elle l'appelle à Paris, combine ses rendez-vous, le documente sur les personnages qu'il doit voir. Lamartine déclare hautement qu'il fera son possible pour empêcher Thiers d'entrer à l'Assemblée. Ce dernier, au lendemain de la journée du 15 mai, écrit à Bugeaud : Vous n'imaginez pas tout ce que fait de vilenies, de sottises, de doubles menées, M. de Lamartine ; c'est lui qui a été cause de tout, ces jours derniers. C'est lui qui a été cause de l'irrésolution des ordres donnés ; il n'avait pas voulu de l'arrestation de Blanqui demandée par Caussidière.

On le porte dans la Seine-Inférieure, la Seine, l'Orne et la Gironde sans compter plusieurs autres candidatures moins sérieuses. Il ne se sent pas sûr de son élection, parce que, dit-il à Bugeaud, je pense et je dirai sur la propriété, sur l'impôt, sur les finances, sur le bon ou le mauvais gouvernement, des choses insupportables au temps présent. Incommode à ses amis, odieux à ses ennemis, il préfèrerait la retraite. Mais on agit vigoureusement pour lui. Cavé, son ancien directeur des Beaux-Arts, lui apporte plusieurs milliers de voix dans l'arrondissement d'Yvetot. Edouard Lebey, régisseur des annonces de la Presse, charge Goschler de lui demander s'il lui conviendrait de faire composer à frais communs, avec Emile de Girardin et Victor Hugo, une liste de candidats que l'on tirerait à 1.500.000 exemplaires, un tiers pour tous les électeurs dont on a l'adresse, et le reste distribué dans la rue. Le 4 juin, il est élu dans quatre départements : Seine, Mayenne, Orne et Seine-Inférieure, où il obtient 60.000 suffrages et remplace Lamartine. Il opte pour ce dernier siège. Son élection réjouit tous ceux qui pensent, comme Barante, que son bon sens sera précieux à un pauvre pays auquel depuis longtemps on a proposé tant d'absurdités. Quant à lui, voici désormais sa vie : à 8 heures, à la Commission des Finances ; à 11 heures, à son bureau ; à 2 heures, à l'Assemblée jusqu'à 7 ; une heure pour dîner ; et, à 8 heures du soir, à la réunion de la rue de Poitiers jusqu'à 11 heures. Victor Cousin se présenta aux élections, confia ses affaires au hasard, fut battu, et s'en prend à Thiers. Brouille entre ces vieux amis. Mme Dosne en est désolée. B. Saint-Hilaire ménage la réconciliation au début de l'année suivante.

Les haines qui couvent éclatent violemment le 15 mai et aux journées de juin. Thiers en récolte sa part. On arrête place Saint-Georges un marchand de gâteaux qui brandissait un drapeau en invectivant le représentant Thiers, puis un bimbelotier qui criait : A bas Thiers ! Fermez les boutiques ! Sortir de Paris ! Ce conseil qu'il donnait à Louis-Philippe en février, il le répète pendant les journées de juin à l'Assemblée qu'il engage à se retirer à Bourges : Si M. Thiers continue à tenir pareils de propos, s'écrie Cavaignac, je le fais fusiller ! Une masse de 4 à 500 personnes se porte place Saint-Georges pour piller et brûler sa maison, et lui avec s'il y avait été. On appelle en hâte 60 gardes nationaux de piquet à la mairie du 2e arrondissement ; d'autres se joignent à eux ; tous ensemble déblaient la place. Les gardes' mobiles arrivent une fois l'affaire finie. On peut toujours craindre une tentative par le jardin. Le marquis d'Aragon et Prosper Chasse-loup-Laubat offrent chacun un asile à Thiers dont la famille reste à Franconville. On cite des traits terribles de la sauvagerie des insurgés : ils infligèrent des traitements barbares à leurs prisonniers ; Mérimée cite une femme qui coupa la gorge d'un officier avec un couteau de cuisine. La comtesse Taverna reçoit ce billet du 6 août : Hier, on m'a tiré le premier des coups de fusil qu'on me destinait. C'est M. Mignet qui l'a reçu. Il entrait chez moi, à 6 heures du soir. On a pris son chapeau gris pour le mien ; on lui a tiré un coup de fusil à vent, qui a ricoché sur la façade de la maison et a blessé une pauvre enfant assise devant la grille. Sept autres balles brisent chez un voisin les vitres d'une fenêtre qu'on prend pour celle de la chambre de Thiers. Ce n'est pas pour l'intimider. Pendant une année entière, il siège avec des pistolets dans sa poche, et la plupart de ses collègues l'imitent. Mais il éprouve une rage à la pensée du désordre moral qui règne. S'il ne peut rien en faveur de la famille d'Orléans dont le gouvernement a saisi tous les biens, il combat avec la dernière énergie les esprits égarés ou pervers qui cherchent la célébrité ou la puissance à travers les ruines de l'ordre social. Il présente le 6 juillet son rapport, au nom de la commission des Finances, sur la proposition de Proudhon qui s'imagine rétablir le crédit en s'emparant du tiers des fermages, loyers, intérêts de capitaux, et en disant aux débiteurs : révélez ce que vous devez, une moitié sera pour le trésor, l'autre pour vous. Avec une lumineuse évidence, il met à nu l'ignorance et l'incapacité de l'auteur de la proposition, l'atteinte à la morale publique, le viol de la propriété, l'encouragement à la délation. L'Assemblée lui donne raison à l'unanimité moins deux voix, celles de Greppo et de Proudhon. Le 2 août, il prouve que l'impôt projeté sur les prêts hypothécaires est en réalité un impôt sur le capital, contraire à la véritable science financière, et un simple expédient.

Il ne craint pas l'impopularité qui s'attache à quiconque soutient les saines théories financières. Sa figure grandit. Sa pensée s'élève. Dans son discours sur le droit au travail, le 13 septembre, il ose jeter à l'Assemblée cette apostrophe : Jamais vous n'avez eu autant besoin d'entendre la vérité ! Et il la dit : après une révolution, rien de dangereux comme de persuader au peuple qu'il existe quelque part un bien que de méchants détenteurs retiennent dans leurs mains et ne veulent pas abandonner. Après un incident avec Flocon, il fonce contre le communisme : Le communisme se base sur la négation de la propriété et de \toute liberté ; il ne fera qu'une société paresseuse et esclave. On peut dire à l'homme : mourez pour la patrie ! mais dites-lui de tisser du fil ou de forger du fer pour la patrie, et vous verrez comment il vous écoutera !... Vouloir décider de toutes les aptitudes, dire : toi, tu seras Bossuet, toi, tu seras Newton, toi, tu seras Raphaël, il y a là autant de présomption que d'oubli de la nature humaine. On veut remédier au chômage par le droit au travail : mais un secours n'est pas un droit, et on en fait une malversation. Un droit que telle classe pourrait exercer, et pas telle autre, j vous appelez ça un droit ? Quand on parle mal la langue et que les expressions impropres peuvent amener les journées de juin, il est permis de réclamer la justesse rigoureuse du langage. Turck et autres veulent asseoir sur les terres le papier-monnaie ; ce projet ruinerait immédiatement le pays ; le 10 octobre, Thiers le combat ; il frappe ses phrases : Le seul moyen d'éclairer beaucoup d'esprits, c'est de faire certaines expériences fâcheuses. — J'ai une aversion insurmontable pour les illusions, parce qu'elles sont la perte de tous les pays qui s'y livrent. Il empêche des erreurs capitales en matière financière. En matière militaire, à propos du remplacement, il reprend le 2 octobre sa chère théorie de l'armée de métier. La société où tout le monde est soldat est une société barbare, sauf en cas de grand danger ou quand l'ordre public est troublé, et le sol menacé d'invasion. Il l'emporte sur La Moricière qui, devenu ministre, ne l'écoute plus.

Le 12 novembre, l'Assemblée vote la nouvelle Constitution. Converti au suffrage universel, Thiers a déclaré : Puisque nous avons la République, il faut s'abandonner franchement au cœur populaire. Qui la présidera ? Les partis agitent la question depuis quelque temps. Mignet écrivait à Mme Dosne : Le président deviendra un dictateur, autrement on tombera dans l'anarchie. Mme Dosne conseille son gendre : Attaquer la République en ce moment serait donner un avantage de plus à ceux qui ont de mauvais projets, car ils diraient : On veut détruire notre œuvre, nous avons le droit de la défendre en attaquant ceux qui voudraient ramener la monarchie... Laissez la République s'user ou se perfectionner, car vous seriez bien embarrassé si elle tombait aujourd'hui. Il y a trop de prétendants, et le comte de Paris  est trop jeune. Si la République dure, vous la dirigerez un jour ; si elle tombe, pour qu'elle ne revienne pas, il faut qu'elle ait assez duré pour que tout le monde en ait reconnu les inconvénients. Bugeaud se montre bon prophète : Les républicains font la grande conquête du suffrage universel, et ils vont probablement recueillir l'Empire, moins la gloire.

Intrigues et ambitions se déchaînent. Le parti de Claremont imagine de porter toutes les voix modérées et conservatrices sur le nom de Molé, pour éviter l'élection du prince Louis-Napoléon. Vous voulez encore de vieux portraits de famille, répond Thiers à Jules de Lasteyrie qui tente auprès de lui une démarche de la part de Montalivet, agent des d'Orléans. Le marquis de Mornay, représentant de l'Oise et féal de la duchesse d'Orléans, n'imagine pas qu'on puisse même nommer un président. Changarnier ne craint pas de se porter contre le maréchal Bugeaud et contre Cavaignac, actuellement chef du pouvoir exécutif. Et Thiers ? En juin, Hortense Allart témoignait ses préférences pour lui. Maupas, au contraire, l'écarté parce qu'il représente à ses yeux l'idée révolutionnaire et que l'homme qui alluma les premiers feux ne paraît guère propre à les éteindre. Mme Dosne se dépite : des hommes qui ne sont pas du tout premier rang préfèrent un étranger à un ami politique capable de l'occuper : elle cite Rémusat et Duvergier, et ne sait plus à quel président se vouer. Thiers ne perçoit pas nettement ses chances. Il résiste à ceux qui l'engagent à se présenter. Cavaignac manœuvre pour l'écarter. Les républicains auraient lieu de se féliciter de son élection, car il aurait pris au sérieux un si grand devoir ; il eût perfectionné la République et en aurait rendu l'établissement durable, bien qu'un jour il se soit amusé à prouver à Michel de Bourges que la République est le gouvernement des nations dans l'enfance. Mais il se persuade que la plupart des électeurs qui voteraient pour lui subissent l'entraînement de Louis-Napoléon. S'il échouait, l'échec serait grave pour les idées d'ordre qu'il représente, et deux candidats modérés diviseraient sûrement le parti. Il tergiverse. Il s'offenserait que, à part Louis-Napoléon, et Guizot écarté, le parti modéré hésitât entre lui et qui que ce soit. Au fond, cette présidence paraît une magistrature bâtarde, dans une constitution bâtarde, il n'a pas envie de l'exercer, et le pamphlet hostile de Georges Dairnvaell, qui signe Satan une Histoire édifiante et curieuse de M. A. Thiers, auteur des lois de septembre, n'exerce sur lui aucune influence.

Le représentant Reillard lui présente Louis-Napoléon à l'Assemblée. C'est leur première rencontre : un bout de conversation courte et convenable, et c'est tout. Il ménage sa liberté d'allures en espaçant ses rapports avec le prince Jérôme et ses enfants. Tandis que Molé plaide pour Louis-Napoléon, au cercle de la rue de Poitiers et au Constitutionnel on demande à Thiers quel parti prendre. Sans tenir compte de la proposition d'une vice-présidence que lui fait Hetzel de la part de Cavaignac, il se décide ; en présence des chances croissantes du prince dans les campagnes, le Constitutionnel déclare que Thiers eût été son candidat préféré ; et conseille aux hommes d'ordre de voter pour Louis-Napoléon : fâcheuse extrémité ! Mais entre deux maux, l'autre étant Cavaignac, il faut choisir le moindre. Voyant en Louis-Napoléon son précurseur, Thiers règle en conséquence son attitude envers le futur gouvernement : il n'acceptera pas d'en être le ministre, mais lui accordera son appui, si ce gouvernement donne l'ordre et la sécurité. Achille Fould ne réussit pas à le décider à entrer dans un cabinet avec Barrot, lequel, d'ailleurs, traite à la fois avec Cavaignac et avec le prince. Ce dernier pose sa carte place Saint-Georges, et apporte ses œuvres littéraires. Chabrier vante ses mérites, et se fâche que Thiers refuse une invitation à dîner avec son candidat favori. Dans l'ombre, les clubs complotent ; ils veulent enlever Thiers, Changarnier et quelques autres.

Bugeaud s'étant désisté en faveur de Louis-Napoléon, l'heure sonne de publier un manifeste. Chabrier se charge de faire accepter par le prince un texte rédigé par Thiers. Que le prince montre d'abord le sien, répond Thiers. Lecture le 17 novembre. De toute évidence, il faut arranger ce mal fagoté. Le 18, l'arrangement ne satisfait ni Thiers, ni Molé. On confie la rédaction à Merruau, sous l'inspiration de Thiers. Molé lit ce nouveau texte et Chabrier le remet au prince qui, au cours de ces pourparlers se montre doux, bon, et d'esprit cultivé mais chimérique. Le 20, réunion chez Chabrier ; le prince Louis, le prince Jérôme et Vieillard attendaient Thiers seul : il arrive avec Molé. Le prince Louis refuse le texte de Merruau, tire de sa poche celui qu'il a lu précédemment, assaisonné de quelques phrases tirées de celui de Merruau. Thiers et Molé estiment que leurs inspirations méritaient plus de considération, et se retirent. On veut les retenir. Chabrier court vainement après eux jusque dans l'escalier. Le lendemain, Chabrier, Vieillard, Barrot et le prince Jérôme apportent un manifeste amendé, mais parfaitement plat, à Thiers qui le compare avec le texte ayant servi de base à la rédaction de Merruau : Barrot s'étonne que le prince l'ait refusé ; Chabrier et lui manquent déchirer le manuscrit en voulant l'arracher des mains de Thiers. Chabrier finit par l'obtenir, le 23, de celles de Mme Dosne. Nouvelle réunion à laquelle assiste le prince, nouveaux tiraillements. Son manifeste est lu, commenté, moqué, trouvé pitoyable. Il paraît le 30. A la stupéfaction des critiques, le public le trouve fort bon !

Les chances du prince augmentent. La communication des listes de récompenses nationales provoque un tumulte à la Chambre ; Guinard apostrophe Thiers qui le remet vertement à sa place. Cet incident enlève des voix à Cavaignac. Quel pavé vous est tombé sur la tête ! dit Dufaure. Les amis du général commencent à craindre sérieusement pour sa candidature. En attendant le grand jour, Thiers et Molé, qui refusent tout portefeuille, préparent la distribution qu'en fera le futur président. Thiers, indécis quant au titulaire du ministère de l'Agriculture et du Commerce, charge sa belle-mère de lui en trouver un : habilement, elle choisit de Tracy, dont l'acceptation peut rompre l'unité de la coterie dont il fait partie. Changarnier et Bugeaud s'agrègent à ce conseil privé, qui entre souvent en lutte contre la camarilla des amis personnels du prince. Après la désignation des ministres, celle des ambassadeurs ; Mignet, s'obstine à refuser de l'être. Pour la Maison du Président, Thiers conseille la plus stricte simplicité : pas d'uniforme, mais l'habit noir, pas d'aides-de-camp, mais des attachés de cabinet faisant fonction d'officiers d'ordonnance ; comme résidence, l'Elysée plutôt que les Tuileries. A dîner, le 8 décembre, le-prince parle de faire quelque chose de grand, de réunir tous les partis, de diminuer l'armée de 200.000 hommes : Mais, prince, s'écrie Thiers, vous n'y pensez pas ! On dirait à vous entendre que vous êtes un Bourbon ayant vécu dans l'exil, et non le neveu de l'Empereur !

Le dimanche 10 décembre, les bulletins Cavaignac, déchirés, jonchent les rues de Paris ; ceux du prince tombent dans l'urne. Le soir, grand dîner chez les Thiers : Louis-Napoléon, Chabrier, Changarnier, la princesse Mathilde, le prince Napoléon, Duvergier de Hauranne, Mignet, le baron et la baronne Roger du Nord. Le cuisinier se distingue ; les domestiques, flattés d'une pareille assistance, servent avec zèle. Aucune gêne dans la conversation ; on parle élections, histoire, romans. Le prince s'exprime avec modération, sans éclat, comme un homme qui a lu. Singulière rencontre ! Des princes exilés pendant trente ans, chez un ex-ministre de Louis-Philippe, sous la République, et parmi ces princes le futur président de la République élevé grâce au renversement d'un roi dont ce prince fut huit ans le prisonnier, à la suite d'une conspiration ourdie sous le ministère de Thiers qui en mit l'auteur en prison ! Ce soir-là, le sort en est jeté : le nom de Louis-Napoléon va sortir des urnes avec une imposante majorité. Triomphe du parti modéré, pense Thiers, qui s'occupe de replacer ses amis déplacés par la révolution. Faites donc un tel préfet, dit-il à Léon Faucher. — M. Thiers, il y a des objections. — Tiens ! C'est justement ce que le Président de la République m'a répondu quand je lui ai dit : Faites donc M. Faucher ministre !

Toujours alerte et bien portant, il écrivit à Franconville ce petit livre, De la propriété, où il réfute avec sa vigueur et sa netteté habituelles les erreurs et les utopies sociales qui pénètrent l'esprit d'hommes appelés aux affaires, et dont la révolution récente provoqua une abondante floraison. Le livre paraît dans le Constitutionnel, puis en librairie au mois de novembre. Gros succès. Les félicitations pleuvent. De Molé : Vous êtes d'une nature si riche et si féconde que plus elle produit et plus on en espère. Du roi Léopold : Que nous soyons venus au beau milieu du XIXe siècle pour défendre une des principales bases de l'existence politique des sociétés et de la famille est une de ces circonstances qui feraient croire aux folies épidémiques des peuples, comme nous voyons le choléra et la peste les affliger d'une autre manière. De Sainte-Aulaire : Vous êtes admirable de talent, de courage et de bons sens. Je ne comprends pas comment vous avez pu donner autant de charme et d'intérêt à un sujet pareil. Hercule n'avait pas tant de bonne humeur à balayer les étables, et Pascal n'avait pas la main plus ferme en fouettant les jésuites. Je suis inquiet de vous, mon cher ami, prenez-y garde, ces brigands sont capables de vous assassiner. Ils le tenteront. Enfin, de Mme de Rémusat : Vous avez ajouté encore bien d'autres choses à ces sentiments d'affection que je garde toujours pour vous. Vous nous sauvez par votre talent qui grandit chaque jour, par ce courage si infatigable et toujours au service des bonnes et saines idées... Chaque famille en France vous doit quelque chose. Je suis bien fière de vous. Louis Blanc riposte par une Réponse à M. Thiers, factum sans autre portée que celle d'une manœuvre électorale, et Eugène Sue par un violent pamphlet, De quoi vous plaignez-vous ? où les injures tiennent lieu d'arguments.

Thiers ne veut pas du pouvoir apparent. Il exerce son action dans la coulisse. L'amiral Baudin, de Corcelle, le duc d'Harcourt, le prince Scordia, l'informent personnellement des événements d'Italie, à Rome, à Palerme, à Naples ; son ami Ellice lui communique l'impression produite dans les hautes sphères anglaises par la conduite de la France dans les affaires de la péninsule. Un autre de ses informateurs, Kisselef, ministre de Russie, lui donne connaissance, d'ordre de son gouvernement, de certaines dépêches avant de les remettre au ministre des Affaires Etrangères. Dûment averti, il agit de concert avec Léopold Ier. Il décide le ministre Drouyn de Lhuys à envoyer Lagrenée à Bruxelles pour représenter la France à la conférence où les envoyés de l'Angleterre et de l'Autriche traiteront de la médiation en Italie. Lagrenée, peu sûr des renseignements de son Département, prie Mme Dosne de lui envoyer ceux que recevra son gendre sur cette affaire. Le Piémont délègue officiellement Ricci, et officieusement Tofetti, le dernier des Vénitiens inscrits au Livre d'Or, porteur d'une lettre de Charles-Albert pour le roi des Belges ; de la réponse peut dépendre la paix du monde. Au même messager Thiers confie la lettre où il supplie Léopold de dire toute la vérité à Charles-Albert : si le Piémont fait la guerre, il sera écrasé ; si la France ne s'engage pas, le Piémont sera traité en vaincu, deux fois vaincu ; si la France intervient, le monde sera bouleversé. Sûrement la Russie se tient derrière l'Autriche ; en cas de conflit, l'Allemagne s'y adjoindrait. Thiers n'admet pas que la France brave une telle éventualité pour une question d'influence. Tofetti rapporte la réponse du roi des Belges : Charles-Albert croit que pour se sauver à l'intérieur il lui faut porter la guerre hors de ses Etats ; s'il ne peut se tirer d'affaire, il dit qu'il provoquera une conflagration générale ; tous les deux nous lui prouverons que s'il recommence la guerre, on le laissera seul, et il périra seul... Les Italiens s'imaginent qu'ils crieront jusqu'à ce qu'ils auront forcé les Français à venir à leurs secours, que ce secours une fois donné, les Français paieront les frais d'une guerre des plus graves avec leurs succès, sans demander des sécurités dont ils auraient vraiment à juste titre besoin, et que la France restera ainsi à la libre disposition des anarchistes de l'Italie. Il faut leur prouver que s'ils attaquent, ils seront seuls. Charles-Albert n'écoutera rien. Il sera détruit en deux jours.

Le 31 mars 1849, Thiers développe à la tribune les arguments de sa lettre à Léopold Ier, en réponse à Ledru-Rollin qui voudrait lui voir soutenir les mêmes opinions que lors de l'occupation d'Ancône. Mais les circonstances ne sont plus les mêmes ; aujourd'hui, il ne faut pas intervenir, mais négocier. Sans s'arrêter à l'apostrophe du représentant Buvignier qui le traite de ridicule perturbateur et d'agitateur de bas étage, Thiers conclut : seuls sont puissants au dehors les Etats qui ne souffrent pas de désordres à l'intérieur.

Lors de l'échec du général Oudinot devant Rome, Ledru-Rollin demande la mise en accusation du Président et des ministres, et la communication de toutes les pièces concernant cette affaire. Le 12 juin, Thiers, membre de la commission, répond : il est inexplicable que ceux qui ont signé l'acte d'accusation demandent à être éclairés davantage ; nous sommes allés à Rome, non contre la véritable liberté de l'Italie, mais contre la démagogie, et, ce faisant, nous avons empêché les Autrichiens d'y aller. Un vif débat s'engage : vous êtes du parti des Cosaques et non de la République, dit Ledru-Rollin ; le pays, répond Thiers, jugera s'il y a entre vous et les insurgés de juin un lien plus intime qu'entre nous et les Cosaques ; j'ai accepté la République sans arrière-pensée, mais la République dans laquelle les majorités font la loi, décident souverainement, et non pas la République dans laquelle les minorités mécontentes ont le droit d'appeler aux armes... Ce que nous ne voulons pas, c'est que sous prétexte de combattre les Cosaques, on les ramène en France. La violence des Montagnards dépasse tout ce qu'on peut imaginer. Pour que Thiers puisse parler, il faut que deux huissiers gardent la tribune. Il l'emporte par 377 voix contre 88. Le lendemain, Ledru-Rollin provoque une insurrection ; Changarnier la réprime. Puis, incident de la lettre du Président à Edgar Ney, où il dit que la restauration du pouvoir temporel du Pape devrait s'accompagner d'une large amnistie, du code Napoléon et d'un gouvernement libéral ; Barrot ne saisit pas l'importance de ce factum. Ma femme, dit Thiers, qui a dix fois plus de tact politique que lui, s'écrie : Voilà une belle étourderie et une belle insolence ! Qu'en dira le Pape ? Et l'Europe ? Au Président, piqué que Thiers n'en ait pas parlé dans son rapport, il répond : Si on n'en parle pas, elle sera vite oubliée. Il prouve, en rapportant le 12 octobre le projet de loi relatif à des crédits extraordinaires pour l'expédition de Rome, que dans l'intérêt français, catholique et libéral, il fallait y aller. Pour le pontificat, il n'y a d'indépendance que la souveraineté même. La France a fait, et bien fait, ce qu'elle devait.

Il lui faut la paix. Ceux qui donneront la guerre à la France dans ce moment sont des gens désastreux. Folle témérité, l'union projetée de la France et de l'Angleterre pour protéger la Turquie contre la Russie et l'Autriche qui lui réclament les Hongrois et les Polonais réfugiés sur son territoire. Espérant gagner l'assentiment de Thiers, le Président le fait dîner avec Normanby. Il répond brusquement : Quelle folie de partir en guerre pour un pareil motif ! Si c'eût été pour chasser les Autrichiens d'Italie ou les Russes de Hongrie, à la bonne heure ; mais entrer en guerre pour un polisson comme Kossuth, et simplement pour empêcher un barbare de tirer sur un autre, c'est comme si l'Angleterre avait plaisir à mettre le continent en feu. Les convives se demandent pourquoi il parle et gesticule avec tant de véhémence. Le Président l'entraîne dans un autre salon et, de fort mauvaise humeur, se plaindra d'avoir été traité avec fort peu de cérémonie. Cependant, ce qui me console, c'est que Thiers a traité Normanby encore plus mal. Néanmoins, la mercuriale produit son effet, et le Président, convaincu, refuse de se laisser entraîner. Drouyn de Lhuys fait observer que l'Angleterre a l'habitude de nous pousser ou de nous suivre, et souvent s'arrête en nous laissant continuer seuls, dans les entreprises hardies.

Les difficultés pendantes entre les républiques américaines ne sont pas encore résolues. Le 5 janvier 1850, Thiers plaide en faveur du crédit de 2.300.000 frs demandé par la commission pour payer le subside dû à l'Uruguay. Depuis dix ans, il soutient cette cause, celle des Français pillés et égorgés par Rosas, et affirme la nécessité de tenir ouvertes les bouches de la Plata. Le président de la république de Montevideo et les résidents français lui expriment chaleureusement leur reconnaissance.

Dans l'état alarmant de l'Europe, sa personnalité constitue un élément pondérateur. Léopold Ier le lui écrit, proteste de sa vive affection pour lui, voit sa position plus belle et plus importante que celle de tout autre homme politique de l'Europe, grâce à sa vaste expérience politique et à sa haute intelligence toujours active. Le roi exprime toujours un regret pour les grandes choses que tous deux auraient pu faire en 1836. Il lui recommande de bien se soigner. L'Europe attache une immense importance à votre conservation. Il admire lé talent et le courage dont brillent ses discours. Un point noir à l'horizon : la Prusse, qui profite de la confusion des Etats allemands pour instaurer sa prépondérance dans la Confédération. La vieille politique de la France étant de protéger les petits Etats, l'Allemagne va être un voisin peu commode. A son tour, Thiers proclame que la politique envahissante de la Prusse tournera contre elle et contre son roi ; Hübner en informe Schwarzenberg ; cette prépotence de la Prusse s'établit malgré et contre l'Autriche. En octobre 1850, Thiers effraie l'Autrichien : on a raison d'être inquiet ; la France suit son penchant en poussant à la guerre ; il ne faut pas se fier au ministère ; le Président n'a qu'un but : l'Empire. Pour y arriver, il veut faire quelque chose, et pense à la guerre étrangère. Là est le danger. Ses rêves, ses instincts l'y poussent. Il est anglais parce que les Anglais le flattent, prussien parce que la Prusse, J c'est le désordre, et que le désordre est son élément. Pour ma part, je suis autrichien pour le motif que voici : les intérêts de l'Autriche se concentrent dans le Midi, en Italie, où nous ne nous contrarions plus aujourd'hui. Dans le Nord, elle est parfaitement désintéressée, et elle serait, le cas échéant, c'est-à-dire dans le cas d'une guerre provoquée par la Prusse, et dans laquelle avec notre aide elle serait restée victorieuse, elle serait bien plus généreuse envers nous que la Prusse. On est assez niais à Berlin de penser que la France se contentera de la reconnaissance de M. Bonaparte comme empereur — ce qui serait peut-être pour nous un motif de faire la guerre à la Prusse —. La France voudra, comme prix de son concours, une augmentation territoriale, c'est-à-dire elle voudra la frontière du Rhin. Or, ce prix, la Prusse devrait le tirer de son sang, tandis que quant à l'Autriche, nous plumerions le canard ensemble après l'avoir tué. C'est pour ce motif que je serais autrichien, si l'Autriche, dans le conflit allemand, ne défendait pas, comme elle le fait, la cause anti-révolutionnaire. Hübner en conclut que Thiers est tout à fait décidé à agir à l'Assemblée nationale dans un sens contraire à la politique prussienne.

Voilà pour l'extérieur. A l'intérieur, Thiers a pour principal moyen d'influence le cercle de la rue de Poitiers, groupe compact et discipliné de 300 députés pris parmi les plus éminents. Son organe, le Constitutionnel, n'est pas le seul journal où il puisse s'exprimer. Un témoignage comme celui de Jules Favre mesure son influence sur ses adversaires : Il y a quelque chose de pis que le respect humain, ce sont les nécessités politiques : elles seules peuvent me contraindre à ne point aller à vous. D'autres membres de la gauche estiment, non sans apparence de raison, que son instinct, son sentiment intime reste libéral et démocratique et comptent s'appuyer sur lui pour s'opposer à ceux qui voudraient donner à la République des institutions monarchiques.

La journée du 13 juin montre le désordre incapable de l'emporter par la force. La tranquillité matérielle paraît assurée pour longtemps. Reste la besogne épineuse, difficile, de faire des lois. Notre Constitution est absurde, nos lois électorales désastreuses. Thiers aborde la lutte en mauvaises conditions ; le 6 avril, le choléra enlève son beau-père, un excellent homme, habile et probe. Il avait travaillé toute sa vie pour assurer une fortune à ses enfants, et il a vu cette odieuse révolution de 1848 en détruire une partie. Les soucis de cette année l'ont livré sans forces aux coups du choléra. Il nous laisse un avoir très modique, mais suffisant pour nous soustraire à toute dépendance. Après ces lignes à Flahault, celles-ci à la comtesse Taverna : Depuis un an, les malheurs fondent sur moi, et j'apprends ce que c'est que la vie quand il n'y a plus ni illusion, ni goût, ni espérance, ni confiance dans l'avenir. A 50 ans, il n'y a plus rien qu'une longue attente de la fin, et je ne sais à quoi servent les dix ou vingt années qui restent à vivre. Peu après : Je suis dévoré de soucis, de chagrins de tout genre, malade, tiraillé en tous sens, comme je ne l'ai jamais été. Le choléra continue à frapper : Mme Récamier succombe ; Thiers envoie cet affectueux billet à J.-J. Ampère : Je sympathise fort avec votre chagrin, qui doit être profond : car je sais que Mme Récamier était pour vous toute une famille. A notre âge, les douleurs sont amères : il n'y a plus cet avenir infini où l'on place tant de choses quand on est jeune. Mais faisons comme les bons soldats qui serrent leurs rangs à mesure que la mort y fait des vides. Serrons-nous donc, venez nous donner le temps que vous ne donnez plus à vos amis perdus. Vous trouverez auprès de nous des idées et des sentiments conformes aux vôtres, et un grand désir de vous posséder tout à fait. En juin, la lutte politique fait rage, et cependant : Nous mourons ici comme des mouches... Je me porte mal et je ne sais pas si je traverserai jusqu'au bout cette affreuse situation. Le maréchal Bugeaud est mort ; il ne pouvait arriver un plus grand malheur. Je ne pouvais pas perdre un meilleur ami. J'ai l'âme déchirée. Eugène Leroux est mort. Cette perte nouvelle met la douleur dans ma famille. Cette détente intime de son ressort habituel ne va pas au-delà de quelques pages de confidences ; par ailleurs, il reste en pleine action.

Avant d'aller à Dieppe passer le mois d'août, il prononce, le 24 juillet, un grand discours lors de la discussion du projet de loi relatif à la presse. Désormais, sa pensée s'élève en des généralisations plus hautes, où s'expriment, avec la sérénité de la certitude, avec la justesse des vues et la clarté de l'exposé, son expérience grandissante, sa philosophie mûrie par les faits et par la douleur. Indépendamment des formes de gouvernement, il y a des principes de conservation nécessaires aux républiques comme aux monarchies, et auxquels il faut revenir si l'on veut vivre. Pour répondre à Jules Favre opposé aux mesures répressives : La liberté illimitée, c'est la société barbare. Là où il y a un plus fort qui opprime les autres, ce plus fort a une liberté illimitée... Quand les hommes, par des expériences réitérées, se sont aperçus que la société devient ainsi un échange de violences, on pose des limites à la liberté de chacun. La liberté de l'un a pour limite la liberté de l'autre, les lois naissent, et la société civilisée avec elles. Insensé qui tolère la provocation à la guerre civile, et surtout à la plus redoutable de toutes, la guerre de classes ! Depuis deux ans, chaque fois que ceux qui combattent le projet ont voulu défendre la société, ils durent démentir tout ce qu'ils dirent pendant dix-huit ans. Personne n'a dans la main le moyen de réaliser à l'instant le bonheur des nations... N'annoncez pas que vous êtes capables de donner ce bien suprême sans tenir parole, car vous seriez accusés de n'avoir été que des imposteurs en promettant au peuple ce que vous n'avez pas à votre disposition.

Le vicomte de Melun a obtenu la création d'une grande commission d'assistance et de prévoyance publiques, pour améliorer la condition matérielle et morale du peuple. Thiers en fait partie, et saisit cette nouvelle occasion d'exprimer quelques idées sociales. Ses collègues le chargent du rapport. Il écrit un volume, et le présente à l'Assemblée le 26 janvier 1850. La commission, dit-il, aurait voulu réaliser cette fraternité si souvent annoncée mais toujours d'autant moins pratiquée qu'elle a été plus fastueusement promise. La suppression de la misère n'est qu'une promesse mensongère adressée à l'anarchie. Le nouveau communisme : tend à fondre les individus dans le tout, le tout dans les individus, à ôter à chacun le soin de sa vie pour s'en charger, à confondre ; les existences individuelles, à détruire la liberté de l'homme, à supprimer l'emploi de ses facultés. Il trace ce programme : pour l'enfance, recueillir et allaiter l'enfant délaissé par sa mère, créer des crèches et des salles d'asile, empêcher qu'on abuse de ses forces, ne pas permettre que la correction soit l'occasion d'une corruption plus grande, le patronner quand il commence à travailler. Pour l'âge mûr, la commission écarta les moyens chimériques, droit au travail, systèmes de crédit avec ou sans le concours de l'Etat, et s'attacha à étudier les sociétés de secours : mutuels. Elle a préparé une loi sur les logements ouvriers, cherché des remèdes au chômage, envisagé la colonisation. Nous n'admettons pas pour la France la prétendue incapacité de coloniser, dit le rapporteur, qui formule sur nos possessions africaines des prévisions étonnamment justes. Pour la vieillesse, la commission étudia les caisses d'épargne et les caisses de retraites, pour lesquelles elle n'admet pas la contrainte, par respect de la liberté individuelle. Elle reconnaît la nécessité des hospices. Ce rapport produit un gros effet sur l'opinion ; l'Assemblée ne trouve pas le temps de s'en occuper.

Thiers prend une part prépondérante à l'élaboration et à la discussion de l'une des lois les plus importantes votées par la Législative, celle de l'Instruction publique. Déjà, en avril 1848 pour Malleville, en mai pour Madier de Montjan, il fixa ses idées dans une lettre rendue publique. Il y pose les principes qui guideront aujourd'hui son action. Je ne ferai pas le sacrifice d'une seule de mes façons de penser à la multitude électorale. Je suis quelquefois dépité en voyant les sottes opinions que me prêtent plusieurs de vos amis à l'égard du clergé ; il me semble qu'après avoir lu ce que j'ai écrit sur le concordat, ils devraient être plus éclairés sur mes sentiments vrais. J'ai toujours cru qu'il fallait une religion positive, un culte, un clergé, et qu'en ce genre ce qu'il y avait de plus ancien était ce qu'il y avait de meilleur, comme c'était ce qu'il y avait de plus respectable. Aujourd'hui que toutes les idées sociales sont perverties, et qu'on veut nous donner, dans chaque village, un instituteur jacobin, je regarde le curé comme un indispensable rectificateur des idées du peuple. Il lui enseignera, au moins, au nom du Christ, que la douleur est nécessaire dans tous les états, qu'elle est la condition de la vie, et que, quand les pauvres ont la fièvre, ce ne sont pas les riches qui la leur envoient. Sans salaire, il n'y a pas de clergé. Beaucoup de prêtres catholiques se trompent à cet égard, et s'imaginent qu'en renonçant au salaire, ils seront affranchis de l'Etat. Ils ne seront affranchis ? que de la peine de toucher leur argent, voilà tout. Le joug sera de fer pour eux comme pour nous tous, et ils mourront de besoin dans leur servitude aggravée. Qu'on soit bien convaincu ! que, dans les neuf dixièmes de la France, on laisserait mourir de faim les prêtres... Quant à la liberté d'enseignement, je suis, changé. Je le suis, non par une révolution dans mes convictions, mais par une révolution dans l'état social. Quand l'Université représentait la bonne et sage bourgeoisie française, enseignait nos enfants suivant les méthodes de Rollin, donnait la préférence aux vieilles et saines études classiques sur les études physiques et toutes matérielles des prôneurs de l'enseignement professionnel, oh ! alors, je lui voulais sacrifier la liberté de l'enseignement. Aujourd'hui, je n'en suis plus là. Et pourquoi ? Parce que rien n'est où il était. L'Université tombant aux mains des matérialistes et des jacobins prétend enseigner à nos enfants un peu de mathématiques, de physique, de sciences naturelles, et beaucoup de démagogie. Je ne vois de salut, s'il y en a, que dans la liberté de l'enseignement. Je ne dis pas qu'elle doive être absolue et sans aucune garantie pour l'autorité publique... Je suis tout ce que j'étais ; mais je ne porte mes haines et ma chaleur de résistance que là où est aujourd'hui l'ennemi. Cet ennemi c'est la démagogie, et je ne lui livrerai pas le dernier débris de l'ordre social, c'est-à-dire l'établissement catholique. Cette lettre lui vaut, lors de son élection à l'Assemblée nationale, la chaude approbation du cardinal de La Tour d'Auvergne, doyen de l'épiscopat français.

En décembre, le Président veut l'entrée au ministère du comte de Falloux, qui se récuse. Ce refus inciterait le Président à se tourner vers la gauche, et à confier le portefeuille de l'Instruction publique à Jules Favre. Molé, le Père de Ravignan, Montalembert pressent Falloux d'accepter. Montalembert l'entraîne chez Thiers. Il y avait du monde. Falloux s'assied sur une petite table de la salle à manger et dit à Thiers : Les prêtres m'envoient vers vous. Mais je n'accepterai le ministère que si vous me donnez votre parole de faire avec moi la loi d'enseignement et l'expédition de Rome. Autrement je n'accepterai pas, même quand les prêtres me l'ordonneraient. Thiers promet. Nous avons fait fausse route sur le terrain religieux, mes amis libéraux et moi, nous devons le reconnaître franchement. Il porte au Président l'acceptation de Falloux, Montalembert court rassurer Molé, et Falloux rentre se coucher.

Ministre, Falloux est de droit président de la commission extraparlementaire chargée de préparer la loi de l'Enseignement ; il assiste rarement aux séances, et, quand il y vient, se borne à écouter. Thiers, vice-président, dirige les débats, du haut bout de la table en fer à cheval. Une grande cordialité règne entre les membres de la commission. Thiers rit toujours en interpellant le pasteur Coquerel : l'abbé Coquerel ! Une attraction réciproque s'établit entre lui et Dupanloup. Lorsque, assis à l'extrémité de la table, l'abbé parle, Thiers opine de la tête et du geste, et parfois, quittant sa place et longeant le mur derrière ses collègues, entre dans le fer à cheval, et se tient debout en face de Dupanloup, pour recueillir plus attentivement ses paroles. L'abbé apaise un léger différend surgi entre Thiers et son ami Cousin. A la suite d'une grande discussion, Thiers, convaincu, dit au philosophe : Cousin, Cousin, avez-vous bien compris la leçon que nous avons reçue là ? Il a raison, l'abbé ; nous avons combattu contre la justice, contre la vertu ; nous lui devons réparation. Reconduit place Saint-Georges par Montalembert et Corcelles, il interrompt la conversation : Oui, décidément, l'abbé Dupanloup a raison. Les travaux préparatoires terminés, il écrit à l'abbé le 10 août 1849 : Vous savez quels sentiments m'attachent à vous depuis que j'ai eu l'honneur de vous rencontrer dans la commission au ministère de l'Instruction publique. Je vous assure que sans vous j'aurais bien des fois perdu patience, tant j'ai peu retrouvé chez vos amis vos hautes lumières, votre raison impartiale, votre caractère sûr et conciliant... J'aurais voulu vous satisfaire en tout, mais c'était impossible... Quand je serai battu, je me consolerai toujours si c'est à votre profit. A la fin du mois, tous deux se retrouvent à Dieppe. L'homme d'État donne rendez-vous au prêtre, un matin sur la plage ; là devant la mer et le ciel, de neuf heures à midi, il parle avec une verve intarissable sur l'enseignement, l'importance sociale de la religion, le génie du Premier Consul établissant le Concordat, la nécessité d'une bonne harmonie entre la société et l'Eglise. Quand l'abbé, par discrétion, veut mettre fin à l'entretien : Non, non, causons encore, nous n'avons pas tout dit. Dupanloup écrit à Montalembert : Il a été admirable.

Au cours de la discussion, Thiers s'affirme hostile à la gratuité et à l'obligation de l'enseignement, applications du système communiste. Un membre objecte : A vous entendre, il faudrait avoir dix mille livres de rentes pour apprendre à lire. Au sortir de l'école, répond-il, l'enfant refusera d'aller à la charrue : C'est mettre du feu sous une marmite vide que d'instruire le pauvre. Il s'épouvante de 37.000 instituteurs socialistes et communistes, anti-curés, curés de l'athéisme et du socialisme. Il trouve détestable, et Cousin excellent, qu'on leur donne des livres qui développent en eux non seulement la dignité personnelle, mais surtout l'orgueil. Les passions s'éveillent et s'excitent mutuellement dans les Ecoles normales. Comme récompense à leur science, on offre aux élèves 400 frs et le village : comment s'étonner que l'esprit démagogique les envahisse ? Ils deviennent des mécontents. Le prêtre se résigne, le laïc pas. Il va jusqu'à vouloir pour le clergé le monopole de l'enseignement primaire, dont Dupanloup ne veut pas. S'il réclame pour les masses des vérités imposées, il demande pour les classes moyennes la libre discussion philosophique. Dupanloup rétorque que la religion est aussi bonne pour les classes riches que pour les classes pauvres. Thiers provoque la colère de Montalembert en attaquant les jésuites : Ç'a été, ce sera toujours pour moi une grande douleur de savoir qu'à Fribourg, par exemple, on peut enseigner à de jeunes Français la haine contre le gouvernement de leur pays ! Ce qu'on accorderait aux jésuites, il faudrait l'accorder aux clubs. Il finit cependant par céder. Il combat les écoles professionnelles : C'est le genre d'établissement que je déteste et que je méprise le plus au monde. Les écoles professionnelles, animées d'un esprit détestable, ne sont bonnes qu'à faire des petits Américains de leurs élèves ; écoles polytechniques au petit pied, elles en auront tous les défauts, même en les exagérant, sans les compenser par des avantages. Les belles-lettres, suivant moi, seront toujours les bonnes lettres... J'aime mieux qu'on ait parlé pendant trois ans à un enfant de Scipion et de Caton que de triangles et d'équerres.

Le 18 janvier 1850, il monte à la tribune pour défendre le projet de loi. Il y joue de ces deux cordes : l'ordre, la Constitution, et défend magistralement l'œuvre de la commission, la sienne pour beaucoup. Il termine en adjurant la Chambre de se bien conduire, de garder les belles mœurs du pays, de cesser de s'outrager, de discuter les affaires utilement, et glisse cette allusion à un coup d'Etat possible : Cela vaut mieux que toutes les résistances que nous pouvons préparer à je ne sais quel événement obscur de l'avenir ; conduisons-nous bien... Nous préparerons l'inviolabilité du gouvernement représentatif.

Magnifique discours, dit Montalembert ; enthousiasme de Falloux : Mon cher Thiers, je suis si profondément touché de reconnaissance, d'admiration, de respect, que je ne puis résister à la tentation de compléter toutes ces jouissances en vous en remerciant. Lacretelle, de l'Académie française, est lyrique : Le discours que je viens de lire, mon illustre confrère, est une pluie continuelle et délectable d'esprit, de raison et de franchise, une de ces pluies de printemps qui rouvrent le sein de la terre durcie ou dévastée par des vents furieux et le disposent à une fécondité, à une grâce nouvelle.

Le 13 février, deuxième grand discours, cette fois pour défendre l'article 7 du projet, relatif aux conseils académiques départementaux. Il est moins ombrageux aujourd'hui à l'égard du clergé, à cause des dangers que court la société, tel ce phénomène moral le plus répandu dans la jeunesse et chez les pères de famille : une ambition extraordinaire de parvenir, sans les deux conditions qui légitiment toutes les ambitions, le temps, et le travail, et sans lesquelles il n'est pas de succès valable et mérité. Les instituteurs sont une des causes de ce mal secret qui nous travaille. Je crois que l'Université, composée d'hommes jeunes, instruits, ayant l'ambition que l'instruction donne, et appelés à une situation médiocre dans l'Etat, renferme, à un certain degré, ce vague mécontentement, ces fâcheux instincts, ces instincts chagrins, qui sont un danger pour la société. Combien ne reçoit-il pas de lettres de jeunes gens qui lui demandent sa recette pour arriver vite ! Partisan de la République, gouvernement qui nous divise le moins, il combat la liberté illimitée, chute prochaine de la vraie liberté. Le 23 février, il prend deux fois la parole ; il fait repousser l'amendement de Lasteyrie, qui voulait supprimer la philosophie dans l'enseignement secondaire, puis l'amendement Savatier-Laroche, qui voulait exclure de l'enseignement tout membre d'une congrégation religieuse non reconnue par l'Etat. Il dit à ses adversaires : Si la République dure, vous ne la gouvernerez pas, et elle ne durera qu'à cause de cela... Elle n'a fait de progrès que quand elle s'est rapprochée de nos principes pour s'éloigner des vôtres. Tandis qu'il parle, Lamartine, à côté de Hugo, marmonne entre ses dents : Petit drôle ! La loi est votée, Dupanloup dit à Montalembert : Souvenez-vous que vous et M. de Falloux, comme chrétiens, et moi comme prêtre et évêque, nous ne devons jamais, après ce qui s'est passé entre nous, abandonner M. Thiers. Nous devons l'aimer avec tendresse et compassion de cœur. Et l'évêque d'Orléans à Mme Thiers : Je n'oublierai jamais ce qu'il a fait pour nous, dans les deux plus grandes choses qui se soient accomplies en ces derniers temps, la loi de l'enseignement et l'expédition de Rome.

Le 24 mai 1850, Thiers lance un mot historique que ses ennemis exploitent contre lui. Il s'agissait de parer au danger des élections avancées. Un moyen : modifier la loi électorale. La Constitution donnait le droit de vote à tout Français majeur et jouissant de ses droits civils. Une loi antérieure voulait qu'en plus il payât l'impôt personnel égal à trois journées de travail. Thiers propose d'interpréter une loi par l'autre, c'est-à-dire de subordonner l'exercice du droit à l'accomplissement du devoir. La moitié de ceux qui devraient payer la taxe y échappent, arguant de leur pauvreté, ou menant une vie errante pour échapper au percepteur. Le ministre Baroche nomme une commission de 17 membres, les fameux Burgraves ; Broglie, Molé, Berryer, Montalembert adoptent l'idée de Thiers. Changarnier, appelé en consultation, estime probable la soumission du peuple, sinon il est prêt à l'écraser par la force. Mais la Chambre ? Si, dit Thiers, la gauche se composait de parlementaires éprouvés, conduits par de bons chefs, elle serait certainement capable d'empêcher la loi de passer. Mais nous dirons que notre but est d'exclure non les classes pauvres, mais la vile multitude. Ces mots mettront la Montagne en fureur, le parti modéré en perdra la tête de peur, et notre loi passera dans une bourrasque. — Et qui se dévouera à assumer sur lui la haine furieuse des rouges en prononçant le mot de vile multitude ?Je m'en charge. Il le fait comme il le dit. Ses premières paroles déchaînent des interruptions insultantes. Il crie qu'il faut démasquer les hypocrisies, et définit trois sortes de socialismes ; des bourdonnements montent à l'extrême-gauche pour couvrir sa voix. Alors, il lâche le grand mot : la vile multitude ; il a beau spécifier qu'il entend par là les vagabonds, cette tourbe qui à Rome faisait et défaisait les empereurs ; il a beau distinguer le peuple de la multitude : le vacarme éclate. Exactement comme il l'a prévu, les modérés prennent peux. Ils acclament sa péroraison : Le suffrage universel n'est simple ? ment qu'un esclave que vous entendez tenir à votre volonté, à qui vous voulez faire faire ce qui vous plaît, que vous respectez quand il est de votre avis, que vous ne respectez pas quand il n'est plus de votre avis. La loi passe par 433 voix contre 241.

A travers ces épisodes, un grand drame se joue, de 1848 à 1852 : la lutte entre le Président et l'Assemblée. Thiers y remplit un rôle de premier plan. En faisant campagne pour Louis-Napoléon, les modérés pensaient l'absorber et s'en servir. Ils en ont une piètre opinion. Quoique sensé, dit Mignet, il n'est pas prévoyant. Il faut avoir un esprit supérieur au sien pour l'être. C'est une affaire entendue : le prince, ayant toujours vécu en exil, ne connaît rien aux choses ni aux gens de France. Thiers écrit crûment à Disraëli : C'est un homme absolument nul. Le pouvoir du prince lui paraît passager ; on s'en débarrassera avec un peu d'habileté et de patience. Il dit en 1848 : Je vois en lui un nouvel Auguste ! et cependant il s'imagine le diriger, lui fournir des ministres, et, refusant tout portefeuille, exercer la réalité du pouvoir.

Véron est le directeur d'affaires du Constitutionnel, Merruau le directeur politique, sous l'inspiration de Thiers, qui, avec ses amis, a mis 100.000 frs dans le journal. Pendant que le Constitutionnel fait campagne pour la candidature de Louis-Napoléon à la présidence, pendant que Thiers et Molé travaillent à former le premier ministère du prince sous la présidence de Barrot, Véron négocie en sous-main la vente du journal au Président, qui se promet de tenir Thiers, privé de ce moyen d'action. Petite perfidie. Fould, Walewski, Persigny, Chabrier, Morny et Mosselmann, le banquier, père de la comtesse Le Hon, trempent dans cette intrigue qui dure un an. Thiers commence à s'apercevoir que le prince a mille petits souterrains. Le Président ne peut trouver les 130.000 fr. qu'exige Véron, il veut les emprunter sur les fonds secrets ; Malleville, ministre de l'Intérieur, s'y oppose. Véron, après une brouille et un arrangement, cherche de nouvelles chicanes. Fould dit au Président : Je vous donnerai le Constitutionnel, et Morny, en rivalité d'influence : Je vous le maintiendrai. Nouvel arrangement au moment des élections de 1849. Le 31 octobre, Véron promet au Président de défendre son Message dans le Constitutionnel, après avoir remboursé de leurs 100.000 frs Thiers et ses amis. La rupture est complète.

Thiers ne s'est pas inquiété d'une démarche de Berryer auprès de Léopold Ier, qui s'empressa en décembre 1848, de lui en donner connaissance ; il s'agissait de la fusion des deux partis monarchistes, dont on machinerait le retour au pouvoir avec l'aide de Molé, Broglie, Montalembert et Thiers. Il dîne souvent, avec les intimes, chez le Président, qu'il conseille. De là une affluence inusitée de visiteurs, le soir, place Saint-Georges. Mais il ne tarde pas à s'apercevoir qu'il prêche dans le désert. Le prince refuse de s'appuyer sur le parti modéré : Je ne veux pas être l'homme d'un parti. Décidément, il a de la finesse, de l'entêtement, mais aucune franchise. Ce prince est fourbe. J'ai bien peur, dit Thiers à Mme Dosne, que nous n'en soyons qu'à une escale, et non au port... Toutefois, nous ne devons rien faire paraître. Il se fait tirer l'oreille pour dîner à l'Elysée. A peine proclamé Président de la République, dans cette fameuse séance de la Chambre où Thiers accorda quelques bravos de consolation à Cavaignac dont, cependant, il n'avait guère à se louer, Louis-Napoléon donne des ordres si désinvoltes au préfet de Police que ce fonctionnaire, abasourdi, consulte Thiers. Mais comment ne pas maintenir le Président après avoir contribué à l'établir ? Il faut en passer par ses procédés pas très bons. Les espérances fondées sur lui s'évanouissent. Sur des injonctions trop brutales, Malleville démissionne ; le prince Jérôme demande à Mme Dosne de le calmer : elle refuse, irritée des propos malveillants de la princesse Mathilde, indignée que cette princesse se compromette ostensiblement avec Nieuwerkerque. Décidément, Louis-Napoléon rêve l'Empire. L'inquiétude renaît. On parle de complots et de machines infernales. Morne réception à l'Elysée le 1er janvier 1849. A l'Opéra, un ennui indéfinissable se dégage du visage du prince, de son œil terne. On conte qu'après la revue du 24 décembre, il rompit un long silence chez sa maîtresse, Mme Howard, par un violent éclat -de colère, sur ce que ses ministres auraient pris des mesures pour qu'il ne fût pas proclamé empereur ce jour-là. Thiers lui prêche l'ordre et la modération, le détourne de ses idées de grandeur, soudaines et vaines améliorations sociales, de ses idées de guerre, double marotte pour éblouir le peuple. Il faut plus de deux heures de discussion pour empêcher le Président d'envoyer sur l'heure une armée au-delà des Alpes, le jour où on apprend la bataille de Novare. Thiers sait que des allusions obligeantes cachent mal le désir de le voir éloigné du pouvoir. On manœuvre pendant les dîners ministériels, de semaine en semaine. Dans les bureaux de la Chambre, un incident surgit, le 27 janvier ; on discutait assez aigrement la proposition Billault. La politesse s'en va de nos Assemblées, dit Thiers. — M. Thiers est bien susceptible, marmotte Ulysse Trélat derrière lui. Il s'étonne d'un sourire lorsqu'il parle du budget. C'est cependant une bien petite punition pour le mal qu'il a fait au pays. — A la tribune, Monsieur, nous pouvons tout supporter les uns des autres, mais dans la vie privée, je ne saurais accepter un tel langage, et j'en veux sur l'heure avoir raison sans bruit, sans éclat. Il fait jour. Le bois de Boulogne n'est pas loin. Cela se peut terminer immédiatement. Il constitue pour témoins Bugeaud et Heeckeren, athlétique, bourru mais fin, à l'accent germanique marqué. Trélat choisit Grévy et Recurt. Les témoins de Thiers acceptent les excuses que donnent ceux de son adversaire.

L'antagonisme de la Chambre et de l'Exécutif s'accentue. On parle de coups d'Etat. C'est le moment où on tire sur Mignet, le prenant pour Thiers. Paris se garnit de troupes. Le 28 janvier, on prévoit une journée pour le lendemain. Vers minuit, un homme accourt place Saint-Georges ; il prévient Mme Dosne : cette nuit même, on tentera d'enlever Thiers, Bugeaud et Changarnier. Elle fait lever sa fille Félicie, déjà couchée, et l'expédie dehors avec Mme Thiers. Elle passe une robe de chambre, ordonne à ses. gens de rester debout, et attend l'émeute dans le jardin une partie de la nuit. Le 29 au matin, on bat le rappel, en prévision de mouvements insurrectionnels. Les artilleurs insurgés de la garde nationale comptent massacrer Thiers, piller et brûler sa maison. Mme Dosne et ses filles se réfugient chez les Massa. Thiers appelle j Merruau qui l'accompagne à l'Elysée. Pouvons-nous compter sur vous et le Constitutionnel ?Sans nul doute, mais de quoi s'agit-il ? Une partie de l'Assemblée veut voter une mise en accusation ; il faudra disperser par la force les conspirateurs. Si vous en venez là, ce sera un 18 Brumaire, et après, l'Empire ? Je n'y ai pas d'ailleurs d'objection. — Cela n'est peut-être pas aussi certain que vous le pensez. Toutefois, s'il le faut, on s'y résignera, plutôt que de subir de nouveau l'oppression révolutionnaire. Si l'Empire est inévitable, eh bien, ce sera une nouvelle page d'histoire à tourner ! Vers 10 heures, à l'Elysée, Thiers, le Président, Broglie, Molé, Chargarnier discutent. Le moment est-il venu d'en finir avec l'Assemblée ? Le Président, assis, anxieux et réservé ; Molé, irrésolu ; Chargarnier, impatient ; Broglie, mal à l'aise. Thiers va et vient : Laissez crier l'Assemblée ; Barrot est aussi criard qu'elle. Il est fait pour ça. C'est son métier, et il le fait bien. Quel mal font ses absurdités, ses violences, ses interruptions, sauf à lui-même ? Elles peuvent discréditer le Législatif, elles renforcent l'Exécutif. Si elle attaque l'Exécutif, abattez-la ; si elle met les mains sur le sceptre, coupez-les lui ; mais ne gâchez pas l'héroïque et douloureuse opération d'un coup d'Etat avant que le mal ne soit assez tenace et assez dangereux pour justifier un remède. La figure du Président s'éclaire. Changarnier dit à l'oreille de Thiers : Avez-vous vu la mine du Président ? Après tout, c'est un... A cette heure, 30.000 hommes encerclent l'Assemblée. Ordre est donné de faire feu au premier pavé levé. Les meneurs reculent, et donnent contre-ordre à leurs troupes. Partis de Londres, Caussidière et Louis Blanc s'arrêtent à Boulogne, et font demi-tour. Une compagnie de 100 hommes du 9e léger occupe l'hôtel Thiers. Mme Dosne veille à leur installation. Le soir, toute la famille dîne chez les Massa, et, ainsi gardée, rentre coucher chez elle. L'émeute n'a pas éclaté. L'Assemblée prend en considération la proposition Rateau. Le préfet de Police procède à de nombreuses arrestations. Les 30 et 31, de nombreuses patrouilles continuent à circuler. La situation se détend. Les modérés conviennent qu'en cette crise la conduite du Président fut sage et ferme.

Il tâche de séduire Thiers par sa famille. Avec beaucoup de douceur et de tact, il l'accueille et la flatte. Mme Dosne reproche à l'Elysée de manquer de cette majesté qui parait le vieux palais ; des rois de France. Bals, concerts, ressemblent fort à ceux de l'ancienne cour ; les rafraîchissements dans les mêmes tasses, et les mêmes banquettes qu'aux Tuileries. L'aristocratie qui bouda Louis-Philippe s'y montre, mêlée à toutes les nuances de la Chambre et aux diplomates étrangers. Une société plus choisie hante des réunions restreintes. Le Président donne le bras à Mme Thiers, ou à Mme Dosne pour la mener souper ; elle nomme les personnes qu'il ne connaît pas ; il l'interroge sur leurs opinions et leurs entours. Mme Thiers, foncièrement orléaniste, reçoit froidement ses avances. De ce côté, faillite complète. Mme Dosne est plus diplomate ; elle accueille bien Persigny qu'on lui présente, en dissimulant une grimace intérieure. Elle constate que l'on se courbe devant le Président plus bas que jadis devant Louis-Philippe. Va-t-il au bal de l'Hôtel de Ville ? On se range sur son passage ; la princesse Mathilde tient une petite cour. Décidément, depuis le 29 janvier, il gagna beaucoup dans l'esprit des gens d'ordre, et même du peuple.

La Constituante décide de se séparer le 27 mai. On prépare les élections. Thiers forme un comité avec Molé et Berryer. Avec eux trois agira un sous-comité de 15 membres, pris parmi les 72 du comité central. Il s'appuie beaucoup sur le duc de Broglie et sur Chambolle. Le 15 mai, Thiers, Changarnier et Molé discutent avec le Président la composition d'un futur cabinet. Thiers refuse toujours le pouvoir, pour lui et pour Molé, qui en est un peu piqué. Le Président n'a pas plus envie de l'un que de l'autre. Le 25, nouvelle consultation entre le Président, Bugeaud, Molé, Barrot, La Redorte, Falloux et Thiers, sans conclusion.

La Législative se réunit le 22 mai. Les cafés voisins de la Chambre s'emplissent de meneurs socialistes. La foule encombre les entours du Palais-Bourbon. Thiers s'est attardé dans son bureau jusqu'à six heures un quart. Il sort avec deux de ses collègues, Germonières et un autre, qu'il ne nomme pas. La troupe a déblayé les abords jusqu'à la place de la Concorde. Une haie de soldats ferme le pont. Thiers la dépasse, voit les groupes, et ne veut pas ; reculer. L'un de ses compagnons fait demi-tour ; Germonières ne l'abandonne pas. On le reconnaît aussitôt : Ha ! Voilà le citoyen Thiers ! Le citoyen Thiers pense : Bon, me voilà pris au trébuchet ! On le presse. On veut qu'il crie : Vive la République démocratique et sociale ! Il répond d'un ton irrité : Non ! D'autres crient : Vive la République ! Il ne dit pas non, mais ne crie pas. Ce bougre-là ne criera pas ! La foule s'anime, devient dangereuse. Des commissaires hèlent une voiture de place. Les deux députés y montent. Le cocher met son cheval au galop. La foule les poursuit jusqu'à la Madeleine. Là, le danger est conjuré, et M. de Germonières, ému, serre son collègue dans ses bras.

Les jours suivants, nouveau conciliabule entre Thiers, Barrot, Rémusat, Passy, Molé et le Président, qui dit : J'écoute les conseils de M. Thiers, car j'ai plus à me louer de ceux qu'il me donne que des autres. Il ne les écoutera pas longtemps. Il n'attendra pas la prorogation des pouvoirs que Thiers et les modérés lui préparent. Sa lettre à Edgar Ney au sujet de Rome, son attitude dans l'affaire Kossuth, son dessein d'envoyer la flotte française dans l'Archipel, autant de signes avant-coureurs de ses véritables projets. Une foule de petits sots, tels que MM. Victor Hugo, de la Moskowa, etc., excitent son amour-propre au sujet de la lettre. La rupture semble imminente avec le parti modéré ; il la craint, et comme Thiers omit délibérément de parler de cette lettre dans son rapport, il charge Changarnier de lui dire que la rupture n'est pas dans ses intentions. Querelle entre Thiers et sa belle-mère qui lui écrit de sa bonne encre : Il est évident, lorsqu'on a lu les journaux, que tous les partis veulent vous rendre responsable du déchirement, de la rupture du parti modéré. Mais de grâce, je vous le demande à genoux, ne vous laissez pas prendre au piège. L'orage gronde contre le parti légitimiste qui a tout perdu depuis deux mois, vous le savez bien. Ne vous laissez pas englober avec. Vous avez votre personnalité, gardez-la. Soyez vous, sage, modéré pour tous. Ne vous laissez emporter ni dans la discussion, ni dans la conversation. Tout le monde, tous les partis vous abandonneront si l'affaire tourne mal. Comme le plus fort, on vous prêtera mille desseins que vous n'avez pas. Toutes les mauvaises solutions vous seront attribuées, et enfin vous porterez la responsabilité des fautes des bonapartistes, des orléanistes, des légitimistes. Isolez-vous, rentrez dans votre tente, je vous en supplie. Thiers, cependant, vers le 17, a une entrevue avec le Président. Quand il arrive à l'Elysée, les aides de camp lui font cette mine embarrassée de la valetaille, quand elle reçoit des gens en brouille avec leur maître. La discussion, courtoise, dure près de deux heures. La bonhomie apparente du Président ne cache pas assez sa fausseté. Il ne publiera pas sa lettre, mais enverra la flotte dans l'Archipel. Thiers lui dit : Ce serait une impertinence que de vous demander votre secret, mais je vais vous le dire. Prince, vous ne voulez pas, à l'expiration des pouvoirs, quitter la place qui vous a été donnée le 10 décembre. Que bien plutôt il atteigne son but par la voie la plus sûre, qu'il patiente et attende l'effet de la reconnaissance publique et de la satisfaction du parti modéré. Le prince est-il touché ? Désormais, on parle couramment de projets de coup d'Etat. Persigny et Vaudrey annoncent la création de grandes charges, avec d'énormes appointements. Thiers s'en moque : il salue en Molé un futur archi-chancelier, Molé salue en lui en futur archi-trésorier, et en Changarnier un futur connétable. Me voyez-vous, dit Thiers, avec un chapeau orné d'un plumet, avec un bel habit doré ? Dans les réunions du parti modéré, on discute le projet du prince Napoléon demandant le rappel des membres de la Maison de Bourbon... On décide l'ajournement, avec des considérants qui blessent le Président. A la Chambre, Bixio parle de certain propos tenu par Thiers à cette occasion. Thiers se lève : Je ne l'ai pas tenu. — Vous l'avez dit devant moi. Sans bruit, Heeckeren et Piscatory demandent à Bixio de constituer immédiatement des témoins. On va chercher des pistolets. A 4 heures, on arrive au Bois de Boulogne. Les deux adversaires s'alignent. Thiers tire le premier et manque son homme. Le pistolet de Bixio fait long feu ; il le réarme, et tire. Les témoins déclarent l'honneur satisfait. A 5 heures, de retour à la Chambre, Thiers est très entouré.

Le parti modéré le sollicite en vain de prendre le pouvoir ; le Président n'est pas moins résolu à ne lui confier aucun portefeuille. Il engage la majorité à ne pas renverser un ministère dont le Président souhaite se débarrasser pour avoir ses coudées plus franches. Le 28 octobre, Morny et Flahault passent la soirée chez lui. L'air est tellement au coup d'Etat qu'on joue cartes sur table. On s'anime. Le coup d'Etat en faveur de l'Empire paraît à Morny et à Flahault la solution la plus simple aux difficultés présentes. Mme Dosne assiste à la conversation. Une insolence à l'adresse de l'opposition provoque sa colère, et elle éclate. Avec véhémence, elle jette ce qu'elle pense à la face de Morny : Vous ne savez pas ce que le Président a perdu dans la confiance et l'estime des honnêtes gens aujourd'hui... Toutes ses fautes tourneront au profit des rouges. La discussion se prolonge jusqu'à 2 heures du matin. Mme Dosne compte que le Président apprendra sa violence, vraie et calculée à la fois. Pour finir, on s'apaise, et on se quitte en se détestant et en se serrant la main.

Le 31 octobre, message insolent du Président, chute de Barrot et crise ministérielle. Les journaux fulminent. Les fausses nouvelles circulent. Les têtes se montent. Mme Dosne tient à Chabrier des propos vifs et durs contre le Président et se plaint amèrement de la conduite de Vieillard envers Thiers. Deux heures après, Vieillard vient s'excuser. Le Président se perd, dit Mme Dosne. Il est fou, insensé, jaloux des hommes importants qui auraient pu lui servir de base. A la réunion des modérés, Thiers conseille d'éviter une allure agressive contre le ministère et de lui poser des conditions. Il refuse de retourner à l'Elysée. Une ruse de la grande-duchesse Stéphanie le met en présence du Président, qui lui prend les mains, le supplie de le sauver des rouges et de lui amener les chefs des modérés. Il est venu à nous par peur, dit Thiers. Les défiances réciproques grandissent. En avril, le prince dit à lord Malmesbury : Il y a en ce moment un complot à la tête duquel sont Thiers et le général Changarnier pour m'enlever et me mettre à Vincennes.

Au milieu de juin 1850, Thiers, sa femme, Mme Dosne et Félicie s'embarquent pour Saint-Léonard, petite plage voisine de Hastings. Là, dans une auberge dont la famille royale occupe une partie, Louis-Philippe, à 76 ans passés, s'achemine vers une fin prochaine. Je ne me serais jamais pardonné, écrit son ancien petit président, de le laisser mourir sans le visiter. Toute cette famille est admirable. Une petite pièce de l'auberge. Louis-Philippe, les yeux hagards, les lèvres contractées, la physionomie éteinte, à demi-étendu dans un fauteuil, est mis avec le soin qu'il voua toujours à sa toilette. Sa famille l'entoure. La reine ne le quitte jamais. A l'entrée de Thiers, il a peine à lever les bras, à les tendre vers lui. Mon ami, mon bon ami ! Il le serre sur son cœur, les larmes aux yeux. Vous m'avez toujours aimé, je vous ai aimé, nous n'avons pas toujours été d'accord, mais qu'est-ce que cela fait ? Il parle politique avec une grande lucidité, en roi. Il est favorable au duc de Bordeaux. Ce n'est que Chambord qui soit possible en France. Thiers n'insiste pas pour qu'il se prononce dans un sens contraire à la fusion, que la duchesse d'Orléans repoussait. De Saint-Léonard, les voyageurs vont à Londres. Ces dames verront le Parlement. Palmerston y fait asseoir Thiers, affecte une grande intimité, et comme l'homme d'Etat français ne veut pas se donner en spectacle ni servir de preuve ambulante à la continuation de l'entente cordiale, il lui prend le bras d'autorité, ne le lâche plus, et le promène pendant deux heures dans les salles et les couloirs.

Fin juillet, Thiers va à Bruxelles voir un autre exilé : Metternich, installé dans une petite maison bâtie par Bériot, mari de la Malibran. L'ex-chancelier, très sourd, lui vante son Johannisberg. La princesse, sa beauté noyée dans la graisse, le ventre énorme, l'accueille parfaitement. En trois jours, l'historien et le prince conversent huit ou dix heures sur l'Empire. L'historien tient la preuve que le prince ment sciemment. La princesse, qui déteste Louis-Philippe, affecte de ne pas se mêler à la conversation lorsque son mari prononce l'éloge du vieux roi. Le ministre des Affaires Etrangères de Belgique invite Thiers à se rendre au palais. Le soir même, longue conversation avec Léopold. Le lendemain, dîner à Laeken. La reine déroge à sa coutume de prendre le bras du roi pour passer dans la salle à manger, et prend celui de son invité. Hostile à la fusion, elle souhaite que, le moment venu, le comte de Paris succède à Louis-Napoléon ; elle montre un attachement marqué à la duchesse d'Orléans, à qui le prince de Joinville pourrait être d'un très grand secours. Enchanté de son séjour à Bruxelles, Thiers gagne Bade avec sa famille. Là, réceptions, dîners, thés et soirées, chez la grande-duchesse Stéphanie, tante du Président ; chez la grande-duchesse de Bade où il cause longuement avec le roi de Wurtemberg et sa fille, la reine de 'Hollande, fort peu dissimulée dans ses opinions et ses impressions ; chez la grande-duchesse Hélène de Russie, où viennent le prince de Wurtemberg et la princesse Frédérique de Prusse, qui a les lèvres trop pincées pour n'aimer pas à dire d'un ton mielleux les choses qui peuvent le plus déplaire aux gens lorsqu'elle ne les aime pas, et passe pour avoir eu plusieurs aventures, l'une, entre autres, avec Bresson. Les légitimistes enragent de voir Mme Thiers se pavaner dans un carrosse de la reine de Hollande.

A Bade, Thiers apprend la mort de Louis-Philippe, survenue le 26 août. Il l'annonce à Goschler : Je viens d'apprendre la mort de mon pauvre roi et j'en suis tout ému. Voilà donc où mène l'esprit sans prudence ! Aurait-on imaginé que l'auteur du système de l'inaction finirait comme l'auteur du système de l'action perpétuelle, Napoléon ? Ainsi Dieu confond toutes choses, et apprend qu'il n'y a que la vraie modération qui soit sagesse. Du reste, si la France est juste, elle éprouvera un profond regret pour un prince qui avait de grandes qualités, et qui, à du mal, mêla beaucoup de bien. Moi, je n'ai pas pu me défendre de l'aimer. Il veut dans les 24 heures des vêtements de deuil. Il a très bien fini, dit Mignet à Mme Dosne. S'il avait un peu mieux compris son temps, il aurait pu mieux finir encore. Il serait mort aux Tuileries. D'Ostende, le 7 septembre, la reine Louise remercie Thiers de ses témoignages de sympathie ; le 11 octobre, elle meurt à Laeken. Marie-Amélie, si durement éprouvée, venait d'envoyer à Thiers un portrait de Louis-Philippe peint par une élève de Mme de Mirbel et retouché par elle, et le prince de Joinville, ce billet : Il vous aimait tant et il savait si bien que de tous les hommes politiques de notre époque, c'était vous qui lui rendiez le plus justice et qui l'appréciiez le mieux.

Thiers s'est choisi à Bade une charmante retraite ; il y travaille paisiblement ; il prend beaucoup d'exercice, mais n'évite pas une crise d'aphtes qui lui tapissent la bouche. Il lui faudrait se reposer, mais comment ? La mort me serait moins odieuse que l'oisiveté. Je vois tous les jours que la médecine n'est pas plus puissante que la politique. Il rêve d'un voyage en Orient : voyager est le plaisir qui lui reste ; ces confidences vont à la comtesse Taverna, avec un paquet contenant l'Imitation de Jésus-Christ et les Contes de la reine de Navarre.

Il rentre à Paris au début d'octobre, en même temps que Berryer et Changarnier, tous deux décidés à refuser la prorogation des pouvoirs du Président. Le général provoque un conflit avec le gouvernement, s'efforce d'y impliquer Thiers, le pousse avec Barrot et Molé à convoquer la commission de permanence pour qu'elle réunisse l'Assemblée, dicte des notes à Chambolle qui les publie croyant que le général tiendra bon, dit au préfet de Police : Etes-vous homme à m'aider à mettre ce ... là à Vincennes ? Le Président ne se laisse pas intimider, ne cède pas, et Changarnier reçoit le soufflet. Le soir de sa reculade, il court chez Thiers, le rejoint à l'Opéra, et s'installe dans sa loge, face à celle du Président. Sur le devant, Mme Thiers, Mlle Dosne, la princesse Grassalkovitch, la comtesse Meuray portent le deuil de Louis-Philippe ; en arrière, Thiers, Chambolle et Changarnier. La lorgnette de Louis-Napoléon s'arrête à plusieurs reprises sur ce groupe qui semble réuni là pour le narguer.

Le général Neumayer ayant détourné ses soldats de crier : Vive l'Empereur ! et Changarnier ayant interdit ce cri, le gouvernement retire son commandement au premier et destitue le second. D'où grande séance à la Chambre, le 17 janvier 1851. Baroche défend le ministère. Thiers réplique : il s'est engagé à soutenir le pouvoir, mais résiste dans la limite de ses devoirs lorsque des prétentions personnelles se font jour ; il s'en est abstenu jusqu'ici dans l'intérêt de la paix publique. Il rappelle ses conseils au prince : des hommes nouveaux, la paix au dehors, l'ordre au dedans, et, en cas de nécessité, des changements mûrement réfléchis dans la législation. Il énumère les sacrifices consentis par la majorité au pouvoir, qui n'a cessé de le combattre. Pour n'être pas soupçonné d'accomplir un acte clandestin, il prit soin d'annoncer au Président son départ pour Saint-Léonard. J'y voulais aller pour donner, autant qu'il était en moi, l'exemple, qui n'est pas tellement banal qu'on eût raison de l'empêcher, d'honorer le malheur, d'honorer la vieillesse, d'honorer l'exil. Il combat les mesures prises contre Neumayer et Changarnier. Quant à lui, à son âge, avec sa vie, aucun gouvernement ne peut rien pour lui. Le parti au pouvoir est celui qu'il faut surveiller avec la plus grande attention. Des deux pouvoirs, le législatif et l'exécutif, si le premier cède lorsque le second empiète sur lui, il n'en restera qu'un, et quand il n'y aura qu'un pouvoir, la forme du gouvernement sera changée. Soyez-en sûrs, les mots viendront plus tard. Quand ? Je ne sais, peu importe, le mot viendra quand il pourra ! L'Empire est fait ! Le ministère est battu par 417 voix contre 278. Thiers n'a pas voulu empêcher le Président de gouverner ; il a voulu rendre l'Empire impossible. Un nouveau Cabinet, mis en échec par la Chambre sur une nouvelle dotation demandée pour le Président, démissionne. Thiers promet de soutenir le Cabinet à venir : le Président lui fait répondre que ne voyant pas de raisons pour changer de ministres, il ne peut utiliser ni ses conseils, ni ses offres, et refuse la démission offerte.

Entre temps, Thiers conseille aussi la famille d'Orléans. La duchesse d'Orléans conforme ses projets à ces avis. Le roi Léopold, appréciant hautement sa position politique, lui dit que cette famille, très unie, ne fera, ne dira rien sans le consulter. De là un échange de courriers chargés de messages verbaux, puis une longue note que Thiers termine par ces Maximes de la situation : L'Empire se fait à chaque instant. On ne peut l'empêcher que par une candidature, celle du prince de Joinville. Sans cette candidature, la monarchie de Bonaparte est certaine, pour un temps que personne ne peut calculer d'avance. La candidature du prince de Joinville le condamnerait à être président de la République de bonne loi. S'il était au bout de quatre ans obligé de s'en aller, il aurait ajouté quatre années aux dix-huit dues à la famille d'Orléans. Si des événements imprévus le dégageaient de sa parole en faisant tomber la République, il serait présent au lieu d'être absent sur le théâtre où se donnerait la couronne... Cette situation serait la meilleure imaginable. Pour arriver à la présidence de M. le prince de Joinville, il faut le rappeler en France. Pour cela, il faut 360 voix. Il est possible un jour de les avoir... Il faut prendre à droite, comme à gauche... Si on fait la fusion, qui sera connue, on acquiert la droite mais on perd toute la gauche. Je ne dis pas qu'il faille condamner pour cela l'idée de fusion. Là gît la difficulté. Il demande le secret. La reine Marie-Amélie le remercie chaudement, et promet. La famille d'Orléans conclut à une politique d'abstention absolue.

Après avoir revu et corrigé en mai un discours de Changarnier, Thiers visite l'Exposition de Londres. Il prend assez de notes pour documenter un discours concluant sur le libre-échange. Il découvre à chaque pas des vérités utiles. Il se réjouit du succès des Français. Cela nous soutient et nous sauve du déshonneur de notre politique. Nos fabricants, enchantés d'être écoutés et compris, acclament le seul homme d'Etat français venu les voir. Les Anglais le comblent de prévenances. Curieuses gens : si simples en temps ordinaire, ils se surpassent lorsqu'ils se chamarrent d'or ! Les principaux personnages du monde politique et de l'aristocratie le reçoivent. Après une visite à Claremont, il rentre en France. Mme Dosne et Félicie partent pour Vichy. La séparation leur pèse : Il faudra nous arranger pour ne plus nous quitter, car je vois que nous ne pouvons vivre les uns sans les autres. On s'entretient de politique : Le plus triste c'est que ces fous de Montagnards font un empereur en voulant l'empêcher. Quelle faute, de faire craindre au pays l'éventualité d'une agitation ! On sert ainsi les prétentions dictatoriales du médiocre dictateur qui nous est destiné. Félicie s'en mêle : J'embrasse cette colombe frénétique, écrit son beau-frère, et je dis tout de suite, en cas que cette lettre aille à la postérité, que je l'appelle ainsi parce qu'elle joint à sa charmante nature, une vivacité d'opinions politiques qui contraste avec sa douce et jolie figure. Une parenthèse de Mme Dosne signale à Vichy des roses qui rabattraient le caquet horticulteur de M. Thiers.

Il comptait passer avec sa femme la fin du mois de juin à Stains. Ils n'iront pas. Le libre-échange en est la cause. Il prépare un grand discours, très attendu et qui sera fort beau. Il le sera au-delà de ce qu'on imagine, par les vastes résultats et les démonstrations concluantes qu'il contiendra. C'est Mignet qui l'annonce à Mme Dosne. Les presses du Moniteur sont retenues à l'avance pour en tirer des milliers d'exemplaires que l'on répandra dans les manufactures. Le 27 juin, Sainte-Beuve appuie ses propositions par l'exemple de l'Angleterre en matière de libre-échange et d'impôt sur le revenu. Thiers répond ; il prouve, chiffres en mains, que les exportations anglaises ont presque doublé, et les exportations françaises plus que doublé : donc, notre système n'est pas si mauvais. Pour l'impôt, nous avons devancé l'Angleterre ; pour le libre-échange, puisse la France ne jamais l'adopter ! Il faut plus de sûreté, plus de pénétration, plus d'étendue d'esprit, plus d'expérience surtout, pour bien observer les faits, qu'il n'en faut pour arrêter des principes théoriques. Il raille messieurs les économistes, littérateurs d'une nouvelle espèce, inventeurs, je leur en demande pardon, de la moins divertissante des littératures. Ils ont créé non pas une science, mais une littérature, et une littérature ennuyeuse. Il étudie successivement les questions du blé, du bétail, de la houille, du fer, du coton, en Angleterre, en Amérique et en Russie. Il s'attarde à un éloge de l'aristocratie anglaise, auteur de la liberté de l'Angleterre ; si elle n'existait pas, le lest de ce grand vaisseau disparaîtrait, et le vaisseau sombrerait peut-être. Si nous ne commettons pas de fautes, l'Angleterre sera notre alliée dans les grands événements dont le monde est peut-être menacé. Le lendemain 28, réplique à la réfutation de Sainte-Beuve dont il relève les erreurs de fait ; en réalité, sans nos tarifs, nous aurions été inondés et ruinés deux ou trois fois depuis 25 ans. Ses deux discours bourrés de chiffres paraissent au Moniteur émaillés de fautes : trop fatigué, il ne peut corriger les épreuves dans la nuit. La brochure paraît, bien au point, avec un complément d'arguments et d'informations, et une préface qu'éclaire cette phrase hautaine : Oui, j'ai, voulu de la liberté comme on la pratique en Angleterre, et, quant aux utopies administratives et sociales de mon temps, il n'y en a pas une que je n'aie combattue, et contribué à éloigner, quand elle avait quelque chance d'être essayée. J'ai ainsi soulevé contre moi, outre les ennemis politiques qui m'étaient dus, les esprits chimériques de tous les partis, et il m'est arrivé d'être fort maltraité, même quand j'avais le bonheur de rendre quelque service, de l'être dans mon propre parti, par des hommes qui me devaient au moins des égards.

Succès complet, écrit-il à sa belle-mère, je vous l'annonce sans vanité d'auteur. J'ai parlé pendant trois heures, et j'ai vu l'attention, l'enthousiasme, les larmes même couler, quand j'ai ; parlé de la France, et Jules Favre s'est écrié : Voilà l'homme qu'il faudrait faire Président de la République ! Droite, gauche, Elysée même — les ministres exceptés — m'ont comblé. Goschler, qui avait assisté à la séance, m'a dit : Que Mme Dosne et Mlle Félicie ne sont-elles ici ! Beaucoup de monde, le soir, place Saint-Georges. Le sentiment général est que je me suis surpassé. Jules Favre écrit une lettre. Heeckeren a vu Charras pleurer. Je suis satisfait plus que je n'ai jamais été. Me rendre utile à mon pays, en acquérant un lustre qui rejaillisse sur vous trois, voilé ma plus grande ambition ! Par courrier, Mme Dosne écrit à sa fille Elise : J'espère que tu es fière et charmée du discours de M. Thiers. Je suis bien joyeuse de ce succès, quoique je regrette de n'y avoir point assisté. Je cours après les journaux, je n'ai encore pu attraper que ce dindon de Constitutionnel qui sous le nom de Cucheval-Clarinette, donne une leçon à M. Thiers. L'opinion publique loue sans restriction. Lord Derby admire la belle et franche exposition des principes de la protection que contient ce discours.

Sitôt après, le ménage part pour Anzin. Nous allons passer ici six jours, comme des tourtereaux, malgré nos 18 ans de mariage. Mais là, Mme Dosne s'inquiète : Mon cher gendre, soyez sobre, je vous en prie. Point de gigot à l'ail, point de cette bonne salade que fait si bien M. Périer, ni de ces belles écrevisses... Enfin, vous voilà pour un temps, pour quelques mois, quinze jours peut-être, à l'état de grande coquette, recherché par tous, sollicité d'accorder votre cœur, votre main, votre génie, oui, mon cher gendre, et je ne cherche pas à vous flatter puisque vous m'avez toujours permis de vous dire crûment la vérité. Mais lorsque je considère au loin de sang-froid tout ce que votre tête peut produire à la fois, économie politique, guerre, morale, etc., etc., je ne crois pas trop vous accorder en vous donnant du génie, et avec cela de la bonté, de l'indulgence, quand le coup de boutoir rie vous emporte pas. Il ne vous manque que d'être beau comme Adonis pour toucher à la perfection. Michel de Bourges lui adresse en séance un autre compliment : M. Thiers, il viendra à nous, de plus en plus, car il est Français, il est révolutionnaire au fond et plus qu'il ne le veut et plus qu'il ne le dit. — Hilarité bruyante, dit le Moniteur, à laquelle M. Thiers prend part.

En août, il semble que les d'Orléans vont se décider à poser la candidature de Joinville. Ph. Delarbre publie une brochure de propagande, De la candidature du prince de Joinville à la présidence de la République. Une lettre de Thiers apporte un réconfort à Jonville, au moment, dit le prince, où toute l'artillerie des partis est dirigée contre nous et nous confond dans une même haine. La situation reste indécise, l'attitude du prince également. Duvergier de Hauranne, qui s'est lancé dans l'entreprise avec son ardeur habituelle, demande si on l'abandonne définitivement. Depuis deux mois, une sorte de contrat intervint ; il trouverait fort mauvais qu'après les avoir autorisés à soutenir sa candidature, Joinville les plantât là, de même que Joinville aurait droit de se plaindre si l'on adoptait un autre candidat après s'être servi de son nom. Duvergier, peu favorable au début, n'hésite pas à écrire vingt articles, à se brouiller avec les légitimistes et avec les bonapartistes et se plaint vivement de la carence des d'Orléans. II faut donc chercher un autre candidat. Par bonheur, lui et ses amis ne cessèrent pas de prôner la République.

Les événements se précipitent : le 17 novembre, on discute le droit de réquisition directe de l'Assemblée. Thiers soutient la proposition des questeurs que repousse Saint-Arnaud. La gauche, aveuglée sur ses propres intérêts, par crainte des royalistes pousse des clameurs lorsque Thiers défend ce principe dont dépend l'indépendance même de l'Assemblée. Ses forces ne lui permettent pas de dominer le vacarme. Comment suivre un raisonnement dans de pareilles conditions ? Je demande à l'Assemblée et au pays, acte de ce que, voulant éclaircir ici, entre le pouvoir et nous, le grand principe de la réquisition directe, dans l'intérêt de l'indépendance de l'Assemblée, vous n'avez pas voulu m'écouter. 408 voix contre 300 repoussent la proposition des questeurs.

Le 30 novembre, à l'Opéra, le Président dévisage en face de lui Thiers et Roger du Nord. En reconduisant la princesse Mathilde jusqu'à sa voiture, il lui dit : Je n'ai pu m'empêcher d'attacher longtemps mes yeux sur ces personnages, qui entretiennent la pensée de me précipiter du pouvoir, de me jeter à Vincennes, et qui dans deux jours, seront peut-être en prison. — Vous allez donc faire quelque chose de grave ?Oui, avant peu, tout sera perdu en France si je n'agis point. Un silence. La princesse ne pose pas d'autre question.

Le mardi, 2 décembre, à six heures un quart du matin, armé d'un mandat du préfet de Police, le commissaire Hubault aîné pénètre dans la chambre à coucher de Thiers, inculpé de complot. Avec une volubilité qui ne permet pas au commissaire de placer un mot, il s'écrie qu'il ne veut pas mourir, qu'il n'est pas un criminel, qu'il ne conspire pas, qu'il restera désormais étranger à la politique, qu'il se retirera à l'étranger si l'on veut. Cette agitation un peu calmée, le commissaire lui persuade que sa vie ne court aucun danger. Alors le naturel reprend le dessus. Assis sur son lit, Thiers pérore comme s'il était simple spectateur des événements. Il ne se lève, ni ne s'habille. En chemise, il se dirige vers un meuble où sont des pistolets. Si je vous brûlais la cervelle ? Savez-vous que je suis armé et que je serais très excusable de vous traiter comme un malfaiteur ? Le commissaire montre qu'il est armé lui aussi. Il n'est plus question de pistolets, que pour saisir ceux du meuble, effectivement armés de leurs capsules, en même temps que six lettres et 24 notes et adresses politiques. Il faut une grande insistance pour qu'enfin Thiers s'habille et monte dans la voiture qui le mène à Mazas. Là, il reprend peur : Vous allez me fusiller. Je vois bien qu'on me mène à la mort. Rassuré, il promet de considérables libéralités pour obtenir de s'évader. En prison, il tombe dans un complet accablement. A 9 heures, il écrit un premier billet à sa femme, à 5 heures du soir un deuxième, et un troisième le lendemain matin. Mme Dosne avait la fièvre : la douleur et l'indignation la lui coupent. Elle reçoit le 6, à 9 heures du matin, les policiers chargés de perquisitionner. Ils récoltent un fusil de munition, deux cannes à épée, douze paquets de cartouches, mais aucun papier : Mme Dosne a brûlé les plus compromettants. Le soir, elle reçoit ce billet de Morny : Après un douloureux devoir rempli, je suis bien heureux de pouvoir vous annoncer que M. le Président vient de me donner l'ordre de mettre en liberté M. Thiers. J'espère que ce triste et humide séjour n'aura pas altéré sa santé. Chez la princesse Mathilde, il faut que Nieuwerkerque aille chercher à la présidence confirmation de la nouvelle pour qu'on y croie : tout le monde en reste abasourdi et découragé. Au dehors, les bourgeois, qui rirent sous cape de l'arrestation, lisent le 8, dans le Moniteur, que le Président ayant appris que Thiers était malade à Mazas et n'y pouvait recevoir de soins, donna l'ordre de le ramener chez lui pour y être maintenu sous la surveillance de la police. Certains prétendent que ce fut le résultat d'une convention. Le 8 décembre, signification de l'ordre de départ. Il proteste : Je déclare que c'est contre ma volonté que je quitte mon pays et que je ne cède en m'éloignant qu'à la contrainte exercée sur moi par un gouvernement qui dispose de la force. Il fait ses paquets quand Chambolle et Benjamin Delessert viennent le voir. Il se plaint sans amertume de quelques abandons. Un officier de police l'accompagne. A Nancy, à Strasbourg, des gendarmes empêchent le public d'approcher sa voiture. Le 9 au soir, il arrive à Kehl, transi de froid, mais en très bonne santé, et le moral moins bon que le physique. Il demande que Mignet vienne le -rejoindre à Bruxelles, avec la correspondance de Cicéron tout entière : C'est le seul livre qui puisse me captiver en ce moment.