THIERS — 1797-1877

 

XXI. — L'HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE.

 

 

Il va le prouver d'une façon plus décisive.

Son Histoire de la Révolution est un gros succès de librairie. Elle a grandement contribué à la célébrité de son auteur. Tandis que le vieux Barrère traite l'une et l'autre avec un égal dédain, elle inspire à certains lecteurs des sentiments violents. En Tocqueville, elle éveille contre Thiers une horreur, une antipathie très vives, qui, de son aveu, ne s'atténueront que lorsqu'il l'aura connu personnellement. Pour Chateaubriand, leurs positions respectives n'empêchent pas le plaisir qu'il éprouve à se rencontrer avec Thiers sur ce qui convient à la grandeur et à la sécurité de la France, et à lui rendre une éclatante justice dans son Congrès de Vérone. D'une manière générale, l'Histoire de la Révolution et la position où Thiers s'établit politiquement lui valent une réputation de révolutionnaire qu'il ne dément pas. La bonne compagnie ne se scandalise pas trop lorsqu'il loue le Comité de Salut public de son énergie à défendre le territoire ; elle lui reproche moins sa partialité envers les terroristes que son indifférence apparente pour les escroqueries de toute espèce ; elle sourit de la réclamation d'un M. de Loizerolles que Thiers fait guillotiner par le tribunal révolutionnaire, qui vit toujours, et qui demande qu'après l'avoir tué comme historien, le ministre daigne lui accorder une petite pension pour le faire vivre. Les libraires constatent un énorme chiffre de vente, qui atteindra en 1845 le total de 85.000 exemplaires en 10 volumes, soit 850.000 volumes. Voilà de quoi les allécher.

Schubart en 1826, Lecointe en 1827, lui ont demandé la suite. Il a traité avec le premier pour une histoire de l'Empire, avec le second pour une histoire du Consulat. Les événements l'ont contraint à résilier ces contrats. Il n'en continue pas moins à réunir des documents, bien certain qu'un jour ou l'autre il écrira l'ouvrage. Depuis 1836, il a poussé très activement ses recherches pour une histoire de Florence, et il a déjà recueilli presque tous les matériaux nécessaires, lorsqu'un jour il se laisse aller à promettre verbalement à Paulin une histoire du Consulat et de l'Empire, dont il lui céderait la pleine propriété. L'accord se précise. La garantie de Paulin ne lui paraît pas suffisante ; il exige la constitution d'une société, avec, pour gérants, Paulin et Alphonse Cerfbeer, propriétaire. Le 6 juin 1839, les parties signent le traité : Thiers s'engage à écrire 10 volumes in-8°, de la même étendue que les précédents ; Paulin et Cerfbeer lui verseront 500.000 francs, plus 10.000 francs pour achat d'ouvrages, frais de recherches et copies, etc. ; ils l'indemniseront s'ils lui demandent des remaniements. En fait, il dépassera les délais fixés pour la livraison du manuscrit, mais donnera 20 volumes au lieu de 10. Et voilà l'histoire de Florence abandonnée.

Il s'interrompt de son travail le temps de sa présidence au Conseil. Après la chute du ministère, il déclare qu'il ne reviendra au pouvoir que sous un nouveau règne, et se voue à l'histoire et au dilettantisme artistique. Il achète des tableaux de Madrazo beaucoup plus cher qu'ils ne valent, dit Mérimée, et oblige despotiquement ses amis à les admirer. Cela, c'est sa distraction. L'histoire l'absorbe bien autrement. Il va fournir, comme toujours, une somme de travail énorme. Mérimée se montrera sans doute mauvaise langue lorsqu'il dira en 1844 : M. Thiers travaille beaucoup à son histoire de Napoléon. C'est ce qu'il fait toujours lorsqu'il n'a pas l'espoir ou l'envie d'entrer au ministère.

Comme pour son Histoire de la Révolution, il se documente auprès des survivants de l'épopée. Victor Hugo entend chez lui Marchand, le valet de chambre de l'Empereur, conter maintes anecdotes savoureuses et maints détails de la vie courante du grand homme. Devant l'ancien président du Conseil s'ouvrent largement les dépôts publics ; il y puise à pleins bras. Mignet dirige les copistes, signale la publication à l'étranger des ouvrages susceptibles de l'intéresser, et le tient au courant des travaux en préparation ; il piste les budgets de l'administration française en Prusse, de 1806 à 1808, et en indique la cachette. A côté des sources officielles, les sources privées : Charles de Rémusat lui confie les mémoires inédits de sa mère, le général Jomini lui communique une lettre importante du duc d'Elchingen sur Ligny, et sa propre correspondance avec Mounier au sujet de ses démêlés non avec l'Empereur, mais avec Berthier ; il l'engage vivement à se mettre en rapport avec le baron Mounier : C'est une bibliothèque bipède, surtout pour les événements de 1807 à 1815 ; il lui envoie les paroles textuelles de l'Empereur à Sainte-Hélène, pleine justification des attaques dont il fut l'objet. Le général Oudinot extrait pour l'historien, des cartons de son père le maréchal, des papiers inédits sur la campagne de Wagram, sur 1809, sur l'occupation de la Hollande en 1810, sur la guerre de Russie et la campagne de Leipzig. L'ex-roi Jérôme met à sa disposition plusieurs centaines de lettres de l'Empereur, de 1800 à 1814, et demande pour lui à son frère Joseph, au prince Eugène et aux autres membres de la famille, les matériaux qu'ils possèdent. La duchesse d'Auerstaedt lui fait porter les papiers du maréchal. A Flahault, qui fut acteur à Waterloo, il demande des précisions sur la bataille, et son entremise pour poser à l'archiduc Charles un véritable questionnaire. Méneval, sans le connaître personnellement, lui adresse un paquet de notes et publie une Lettre à M. Thiers sur quelques points de l'histoire de Napoléon et sur la mort du duc d'Enghien (Paris, 1839, in-8°), que suivent des souvenirs sur Marie-Louise. A propos du duc d'Enghien, on trouve dans les papiers de Thiers, cette note écrite de sa main : Duc d'Enghien. J'ai vu la pièce le 8 juin 1844 en compagnie avec M. de Menneval. Elle est écrite tout entière de la main de M. de Talleyrand et signée de lui. C'est l'exemplaire destiné et remis au Premier Consul. M. Périer et un autre secrétaire de M. de Talleyrand chargé de détruire ces pièces aux Archives, les ont conservées. A. Th.

Le maréchal Gérard, à qui les Prussiens volèrent en 1814 la plupart de ses papiers avec les armes que lui donna le Directoire, en a cependant sauvé quelques-uns concernant Bautzen, l'affaire de Goldsberg, Bernadotte le jour de la bataille d'Iéna, et les lui communique. Joly, attaché au Dépôt de la Guerre, dresse un itinéraire de Napoléon et le lui envoie ; il reçoit du maréchal Molitor un rapport sur ses combats de 1799 contre les Austro-Russes dans la vallée de Glaris ; du général Trézel, des renseignements sur l'inexactitude de ceux que se procurait le gouvernement anglais relativement aux secrets du cabinet impérial ; du lieutenant-général vicomte Jacques-Marie Cavaignac, par le canal du comte d'Argout , un précis de son rôle comme aide-de-camp de Murât ; du duc de Fezensac, aide de camp de Ney, l'itinéraire de son corps d'armée en 1806-1807, et son journal de la campagne de Russie ; du maréchal de Castellane, divers passages de son journal ; du baron Dalesme, diverses pièces relatives à la souveraineté de Napoléon Ier sur l'île d'Elbe ; du comte Bouët-Willaumez, des renseignements sur la carrière de son père, l'amiral ; de la princesse d'Eckmühl, tous les documents en sa possession ; de di Petri Santa, procureur du roi à Bastia, le récit d'incidents napolitains. Thiers harcèle Mérimée, qui harcèle la comtesse de Montijo pour en tirer des précisions sur son beau-frère, le comte de Montijo, lequel joua un grand rôle dans les affaires de 1808. Cambacérès le renseigne sur le comte Regnault en 1807. Marmont lui envoie des documents sur la campagne de 1809 ; le duc d'Elchingen, des correspondances ; Berriat Saint-Prix, les mémoires de son père ; Boulay de la Meurthe, une série de notes sur l'ajournement du Corps législatif au 31 décembre 1813, le conseil du 28 mars 1814 où fut discuté le départ de l'impératrice, la dernière nuit de Napoléon à la Malmaison en 1815. Le maréchal Vaillant fait calquer pour lui des plans de batailles et des cartes. Boucher de Perthes, de son propre mouvement, lui écrit ce qu'il a vu de la cérémonie du Champ de Mars en 1815, et du désarmement des fédérés que l'Empereur avait armés. Le capitaine Frantz lui conte comment les deux corps francs de la Moselle, organisés par lui en 1815, et commandés par les colonels Viriot et Yung, réussirent le coup de main qui força l'ennemi à lever le siège de Longwy. Des inconnus se révèlent enthousiastes de l'œuvre et apportent leur pierre : Larigaudière, une lettre de Bonaparte au dey d'Alger en 1802 ; Charles Le Sénécal, des documents sur 1815 ; et des étrangers, Belges et Hollandais, et d'autres encore.

Non content d'interroger les personnes et les pièces d'archives — il estimera avoir vu plus de 30.000 lettres de Napoléon —, il interroge aussi les lieux ; il attache une importance de premier plan à l'étude de la géographie, de la topographie, qui illustrent et éclairent les textes.

Fin juin 1841, il accomplit une randonnée en Hollande, jusqu'au milieu de juillet. Il achète des livres et des bibelots. Il étudie le pays, sous tous ses aspects, depuis sa structure géologique jusqu'à ses musées. Il revient toucher barre à Lille. Le 3 août, il envoie un mot d'adieu à Victor Cousin ; il désire s'abstenir de toute politique ; le passé détache beaucoup du présent et de l'avenir, surtout quand le présent est laid, et l'avenir impénétrable. Le 4, il se met en route pour l'Allemagne avec sa femme. Voilà sa curiosité en action : Je dévore, dit-il, tout ce que je vois, avec cette avidité d'esprit que vous me connaissez.... Le plaisir de voir est le plus grand pour moi. Il vit dans la joie de s'instruire. Il n'est jamais si content que lorsqu'il peut noter sur ses tablettes qu'il a beaucoup appris ce jour-là, et dans tous les ordres d'idées et de faits. Il se réjouit de recueillir pour ses travaux un grand fruit de la vue des lieux. Par elle, les choses se montrent à l'esprit d'une tout autre façon, et s'expliquent bien mieux que sur les plans les plus parfaits. Les opérations de Napoléon, si claires parce qu'elles sont admirablement conçues, ont, sur le terrain, une bien autre signification que les meilleurs plans. Il passe ses journées à voir, ses soirées à prendre des notes, où il accumule les renseignements sur les musées, les chemins de fer, les filatures, le charbon, les porcelaines, l'histoire, les monuments, les finances, l'agriculture ; à Vienne, il est frappé par les pavés de bois, sciés en octogones. Il commet les mêmes excès de veille et de travail que dans sa jeunesse, sans en éprouver trop de fatigue. Il s'achemine par Liège, Aix-la-Chapelle, Cologne, Coblentz, Mayence, Francfort et la Thuringe, la Saxe, Weimar et Erfurt, jusqu'à Iéna et Auerstaedt. Il visite le champ de bataille en compagnie du maître d'école qui, âgé de seize ans lors de la bataille, y assista d'une hauteur. De là à Lutzen, à Berlin où il dîne plusieurs fois à l'ambassade chez Bresson. Le 18 août, visite de Potsdam : Tout Frédéric est là ; on le comprend là mieux que partout ailleurs ; ses goûts, son esprit, ses prétentions, tout repose là, avec une piquante vérité. Le 19, il revêt son costume de député, les plaques de ses décorations belges et espagnoles, et de la grand' croix de la Légion d'Honneur : le roi de Prusse le reçoit en audience. Après Berlin, Dresde, dont il étudie le champ de bataille. Il monte au village de Rœcknitz, où Alexandre prit position. De là, on domine presque tout le champ de bataille. Cependant, on a à côté de soi les maisons du village de Rœcknitz qui vous empêchent de le voir tout entier. En montant quelques pas encore, on se trouve au-dessus de Rœcknitz, et on voit alors tout le demi-cercle où on combattait. On comprend l'anecdote de la mort de Moreau. L'empereur Alexandre était à la position inférieure, très exposé et voyant mal. Moreau le fit changer de position, et l'amena sur le point plus élevé, où un boulet lui coupa les deux jambes. C'est là que se trouve le monument. Il a été élevé par le prince Repnine, lorsqu'il gouvernait la Saxe pour les alliés, après la retraite de Napoléon sur Leipsick. Le monument est simple et de très bon goût. Mais déplorable pour la mémoire de Moreau. C'est un bloc de granit, carré, avec un casque en bronze, de forme antique, une épée passée dans une couronne de lauriers. Le monument porte cette inscription : Moreau, || le héros || der Held || fiel hiere || tomba ici à côté || d'Alexandre || le 27 août 1813. Moreau tombé à côté d'Alexandre, et en face de Saint-Cyr, de Ney, ses lieutenants de l'Armée du Rhin ! Trois chênes plantés à l'époque du monument, et déjà assez forts, car ils ont l'âge de 1813, ombragent le monument qui domine tous les environs. On a enseveli dans ce monument les jambes de Moreau, auquel on avait fait l'amputation, un peu en arrière du village de Rœcknitz ; elles avaient été jetées dans un fossé couvert de planches où elles furent découvertes plus tard par l'intendant du Cercle, auquel j'ai parlé, et qui avait montré les routes à Napoléon. Cet intendant avait conservé et montre encore la chaussure de Moreau ; c'est un débris de brodequin, en cuir, lacé sur le devant du coup de pied.

Questions personnelles : Thiers informe Mme Dosne que Elise pleure et réclame sa mère. Mme Dosne regarde la langue et tâte le pouls de Félicie, il faut bien qu'elle paie pour trois, autrement, dit-elle, je perdrais l'habitude de la médecine. Avec ses tapis, ses fauteuils, ses lampes, son argenterie, et la jeune sœur, elle passe la saison à Ems, où Mme Thiers, trop fatiguée par le voyage, les rejoint. Lui, continue sa route. Il se loue de l'hospitalité allemande, mais se plaint que malgré ses efforts pour cacher son nom, on le devine, et, quoique très polie, la curiosité dont il est l'objet devient gênante. Par contre, quelle joie de trouver de vieux militaires restés fidèles au souvenir de notre armée dans laquelle ils ont servi, et dont la mémoire reste garnie des détails les plus importants et les plus curieux ! Un vieux général saxon, qu'il avait accueilli à Paris, lui fait parcourir une seconde fois, dans sa voiture, le champ de bataille de Dresde. Il traverse la Bohême, visite Prague, et s'arrête à Vienne. Là, il prend une voiture du pays, et passe dix heures sur le champ de bataille fameux qu'il désirait tant connaître. Crainte d'oublier, il a noté ce qu'il veut voir : la redoute suédoise, le plateau entre Schaplanitz et Girzikowitz, le Santon et Borenitz, le ravin de Bœnitz, la plaine entre deux ; Kruch, Blaziowitz et Kzernowitz ; Voir si la chute du côté de Kzernowitz. est bien marquée ; puis, Pratzen et le ravin du même nom ; le sommet du plateau, la descente vers Angezd, la chapelle Saint-Antoine ; Kobelnitz, Sokolnitz ; examiner à Sokolnitz et distinguer le village et le château ; observer le terrain en arrière — examiner la forme du terrain en arrière du ruisseau, depuis Pomtowitz jusqu'à Mœwitz ; les lacs, la chaussée qui les sépare ; examiner le terrain qui servait d'appui aux Russes pour couvrir la retraite entre Pilnitz et le tour du lac de Satezem ; il semblerait, d'après Langeron, que le terrain forme une espèce d'épaulement circulaire, enveloppant le tour du Lac, sur lequel furent placées les batteries russes. Un paysan parlant l'allemand et le slave l'aide à identifier les vrais noms des villages, défigurés souvent dans les rapports français. Il parcourt à pied, en compagnie de troupeaux d'oies et de moutons, les lacs aujourd'hui desséchés où Soult dit avoir jeté les Russes à lui tout seul. Il n'y a pas un coin que je n'aie vu et que je ne sache par cœur... Je n'ai plus un doute maintenant sur aucun point, et je trouve mon personnage plus admirable quand on sait tout son secret, c'est-à-dire quand on a découvert, sur les lieux mêmes, les motifs de ses déterminations. A son secrétaire Martin il écrit : Cette étude a été pour moi une des plus intéressantes de ma vie. On ne comprend bien ces grandes scènes que sur les lieux mêmes ; on ne juge surtout le tact, la sûreté d'esprit de Napoléon qu'en voyant les lieux qui ont déterminé sa conduite. Cela est frappant surtout à Austerlitz ; un quart de lieue en avant, ou en arrière, et tout était perdu, au lieu d'être merveilleusement gagné.

En août 1843, il visite le champ de bataille de Zurich, admirable à contempler. Au printemps de 1845, il songe aux champs de bataille napoléoniens en Espagne. Il est devenu décidément le plus grand tacticien de l'époque, dit ironiquement Mérimée. Lord Hardinge lui rendra justice en déclarant que, comme militaire, il considère que Thiers a plus de puissance et de connaissance administrative de ce qui est nécessaire à une armée en campagne que n'importe quel autre homme en Europe. Il se met en route le 27 août avec Walewski et Eugène Leroux, le fidèle Louis, son valet de chambre, et celui de Walewski qui sert à merveille. Il part, nanti des recommandations de sa belle-mère : Je n'aime pas cette manie que vous avez de voyager sur les chemins de fer, le dimanche... Surtout, n'oubliez pas qu'au moindre accident vous m'avez promis de me prévenir. Portez-vous bien et ne faites pas d'imprudences... Pensez donc qu'au train dont je vais, je ne serai plus là pour vous soigner quand vous aurez vieilli, et qu'il faudrait me laisser emporter la consolation que tous mes enfants auront une santé consolidée. Le fait est que Thiers résistera beaucoup mieux à la fatigue que Walewski, lequel aime le repos d'une façon comique, en dépit des auberges affreuses, de la malpropreté, de la mauvaise nourriture, de la chaleur, de la dureté des routes, des diligences où l'on rebondit jusqu'au plafond. Non loin de Madrid, les voyageurs sont assaillis par un violent orage qui abat les arbres, renverse les maisons, détruit les ponts, transforme les ruisseaux en torrents, et les rivières en fleuves, qu'il faut passer à gué. On attelle à leur voiture douze mules montées par autant d'hommes qui les invectivent et les éperonnent. On leur fait enfourcher à chacun une mule, qu'un violent coup de fouet envoie d'un bond au milieu du torrent. Partout, l'impudicité de la misère écœure Thiers ; lui qui vide facilement son porte-monnaie dans la main d'un pauvre a plutôt envie, ici, de leur donner des coups de bâton. C'est, écrit-il à la jeune comtesse Taverna avec laquelle il va correspondre pendant de longues années, l'Italie barbare, avec moins de richesses sous le rapport des arts, mais avec une nature au moins égale, quant à la grandeur des aspects. Ce que nous appelons, dans le langage de l'école, le paysage historique, ce que Poussin a mis partout dans ses beaux et nobles paysages, se trouve ici à chaque pas... Le peuple est sauvage, non pas spirituel comme les Italiens, mais fier et courageux, du moins en apparence. Son Don Quichotte à la main, il constate la ressemblance exacte du présent avec le passé.

A Tolosa et Vittoria, la sottise de nos généraux est frappante quand on voit le terrain de la bataille. Après Burgos, il arrive le 4 septembre à Madrid où il assiste à un grand dîner chez M. de Miraflorès, qui propose un toast en souvenir des services rendus par lui à la cause espagnole ; puis à une course de taureaux, spectacle étrange, horrible, indigne d'une nation civilisée. A Aranjuez, il s'entretient avec le gardien, un témoin de la terrible journée de 1808 où il vit le prince de la Paix arraché sanglant des mains de la populace. Il couche à Ocana, et là encore visite le champ de bataille. Il passe à Tolède, Grenade, Cordoue, Séville où la colonie française lui fait donner une sérénade par l'orchestre du grand théâtre, ce que le gouvernement avait interdit à Madrid, crainte d'émeute. A Gibraltar, le gouverneur, sir Robert Wilson, le comble de prévenances et lui montre tout, quoiqu'il ne montre que rarement ses merveilles et ses canons... Leur prévoyance m'a fait faire sur nous-mêmes un retour bien pénible. Tandis que nous négligeons nos places, ils ne cessent d'entreprendre ici de nouveaux travaux. Ils ont 600 bouches à feu en batterie, toutes les munitions sont à côté des pièces ; leur garnison superbe est au grand complet ; ils pourraient ouvrir le feu dans une heure. Un paquebot anglais le conduit à Cadix, à Lisbonne et à Londres. Il descend à l'hôtel Mivart, où sa femme et M. et Mme Dosne l'ont précédé de quelques heures. Dîners et réceptions, chez le comte et la comtesse de Jarnac, à Bowood chez le marquis de Lansdowne, à La Grange, dans le Hampshire, chez lord Ashburton. Panizzi, émigré italien devenu directeur du British Museum, le conduit chez lord Palmerston, l'homme le plus opiniâtre et le plus dangereux qu'il y ait, d'après Duvergier de Hauranne. Thiers regagne Paris par le Havre et Rouen, avec toute l'amitié de lord Palmerston ; il a aussi son entente cordiale, observe le baron de Barante à Anisson du Perron.

Thiers, historien, pousse donc à l'extrême la conscience, le souci de la documentation. Son manuscrit livré à l'éditeur, la fabrication commence. La correction des épreuves l'horripile ; il s'en tire assez mal ; mais il faut bien en passer par là. Du matin au soir je suis devant des feuilles d'imprimerie, courant après des fautes de langue ou d'impression avec une persévérance qui commence à me lasser. C'est là une sotte partie du métier d'écrivain, à laquelle il faut se soumettre, car il y a une sotte partie dans tous les emplois de la vie. Les premiers volumes paraissent en 1845. Succès immense et foudroyant : dès avril, on compte 20.000 exemplaires vendus des trois premiers volumes. Les lettres de félicitations pleuvent. Le roi Léopold admire que l'auteur ait eu la force de volonté de mener à bien une œuvre aussi remarquable, malgré le gaspillage du temps qui distingue le régime constitutionnel. L'amiral de Mackau approuve son récit de la bataille de Trafalgar. Walewski parcourt le champ de bataille de Marengo le livre de Thiers à la main : Il est impossible d'être plus exact. Même réflexion à propos du siège de Gênes. Humboldt lit l'ouvrage à son roi, vivement impressionné par la profondeur des vues politiques, la noblesse du style, et cette délicatesse des sentences qui fait voiler de grandes fautes et diminue l'amertume d'illustres infortunes. Le vieux Marmont, fixé à Hambourg, lit un volume en quatre jours : Toutes les fibres de ma mémoire et de mes anciennes sensations se sont réveillées. Je me suis reporté à quarante ans en arrière. Le plaisir que j'en ai éprouvé, je ne puis vous l'exprimer, mais je puis vous peindre la douleur et l'affliction que j'ai ressenties en me reportant au temps présent, et voyant disparaître cette atmosphère lumineuse qui un moment avait apparu à mes yeux et venait de s'évanouir comme un songe. Le général Magnan lui décerne ce certificat : Je ne connais personne au monde capable de juger comme vous un fait militaire. Mérimée monte à l'enthousiasme. Lamartine distingue la tribune de l'Académie et de l'histoire : Personne n'a plus de goût que moi pour la lumière grecque et pour l'intelligence attique de votre esprit et de vos ouvrages. Les éloges s'empilent sur le bureau de l'historien, émanant des survivants des temps héroïques ou de leurs descendants, et de ses plus notoires contemporains. Quelques réserves de Molé, de Barante, de Sainte-Aulaire se glissent dans les lettres qu'ils s'écrivent les uns aux autres.

Avant la mise en vente, Thiers communique aux principaux critiques bonnes feuilles et renseignements, sans toutefois réussir à donner entière satisfaction à Buloz, fort exigeant sur ce chapitre. A la Revue des Deux Mondes, Sainte-Beuve parle du livre et de l'auteur à sa manière incisive, aiguë, remontant aux origines, disséquant les premières œuvres, même le recueil d'articles du National dont Thiers lui prête son exemplaire avec celui des Tablettes universelles. Voyant la sympathie naître entre le critique et l'auteur, Hortense Allart s'efforce d'influencer défavorablement le premier contre le second : Thiers a publié une histoire qui, comme homme politique, il me semble, le déshonore... C'est Jules Janin transformé en historien... Béranger ne voit dans ce livre qu'un mauvais style... J'ai trop aimé Thiers, je l'ai cru trop éclairé. Béranger me dit que c'est moi qui me suis trompée, mais que Thiers n'a trompé personne. Vous subissez le charme que j'ai subi, prenez donc garde à vous. Elle a cependant transmis les éloges du marquis Capponi à Thiers, qui en fait grand cas. Le marquis s'est moqué des critiques formulées par Hortense. Elle n'influence pas Sainte-Beuve, que Thiers appelle : Mon cher Aristarque. Fort peu de rectifications se produisent : Poussielgue met au point quelques détails relatifs à l'expédition d'Egypte ; la princesse de Canino, veuve de Lucien Bonaparte, s'adresse aux journaux pour se plaindre d'insinuations et d'omissions, et annonce une brochure de réfutation complète, avec une apologie de son mari, le tout sans aucune portée. Molé conteste les motifs de l'Empereur tels que Thiers les expose, lors de la création des maîtres des requêtes du Conseil d'Etat. Véron prétend que Thiers réussit à empêcher la publication au Journal des Débats d'un article où Royer-Collard relevait sévèrement des erreurs de dates et de noms propres. Au total, peu de chose au regard de l'immensité de l'œuvre. Tous les grands journaux, tous les grands périodiques français et étrangers consacrent de longues études, d'importants articles à l'ouvrage, et ce mouvement ne cessera de s'amplifier depuis les volumes du début jusqu'aux derniers. Le succès ne fera que s'affirmer et grandir.