THIERS — 1797-1877

 

XVIII. — PRÉSIDENT DU CONSEIL.

 

 

L'hôtel de la place Saint-Georges est fermé. Un gros chien jaune va et vient le long de la grille. Les lorettes qui descendent des hauteurs de Montmartre reconnaissent à ce signe que son maître est ministre. En passant, elles donnent au chien une caresse. Thiers a atteint le double objet de son ambition : présidence du Conseil et portefeuille des Affaires Etrangères, avant le temps prévu et désiré par lui, ce qui l'autorise à dire qu'il a fait un grand sacrifice en acceptant. La duchesse de Dino lui aurait souhaité une marche de plus entre sa position précédente et le sommet où il parvient si rapidement. Suivant l'habitude de sa vie entière de renier ou détruire ce qu'il a fait, Talleyrand proclame et fait proclamer partout qu'il n'a pris aucune part à l'élévation de Thiers ; le voilà en colère contre Paris, contre son âge, contre sa position, et en mauvaise humeur d'avoir quitté Londres. Cela, peut-être parce qu'il avait rêvé possible une présidence sans portefeuille ; de cette idée, Royer-Collard fit honte à Mme de Dino : Y pensez-vous, Madame, vous voulez donc déshonorer les derniers moments de M. de Talleyrand ? Ne voyez-vous pas qu'il peut à peine soutenir une conversation ? Lui faire gouverner la France dans un tel état, mais c'est une dérision ! Il n'en fut plus question. Le prince a beau dire, et décliner toute responsabilité dans la formation du nouveau Cabinet : partout on le voit en compagnie de Thiers ; avec ses cheveux qui le coiffent comme un bonnet de femme, sa vaste cravate, l'ébouriffement de ses dentelles en jabot et en manchettes, et à côté de lui l'allure gamine de son protégé, M. de Talleyrand semble la bonne de M. Thiers ; l'image s'impose et une caricature la fixe pour la postérité.

Parmi les amis, Duchâtel s'abstrait un instant des soins de son imminent mariage pour écrire à Mme Dosne que Thiers aurait trahi un devoir et détourné un capital qui appartient à la France, s'il l'avait privée de son immense talent et refusé de répondre à l'appel précis, caractérisé, de la grande majorité de la Chambre. De Londres, Flahault, heureux de le voir aux affaires, lui promet de soutenir sa politique en Angleterre où tout appui sera utile, car lord Granville continue à s'affliger de son arrivée au pouvoir. A Berlin et à Vienne, on le préfère de beaucoup à son prédécesseur. Metternich montre les meilleures dispositions. Nos ambassadeurs, Bresson et Saint-Aulaire, l'assurent que l'opinion européenne le place très haut. Ecrivez-moi beaucoup, dit le second ; cela est indispensable en commençant pour accorder nos flûtes. De Saint-Pétersbourg, même note du baron de Barante. Thiers leur trace la politique qu'il compte suivre : il restera fidèle à l'alliance anglaise, se conduira en homme prudent et qui aime son pays, et fera tout pour empêcher les saillies intempestives... Puisque les grosses querelles ne sont dans la politique de personne, à quoi bon les petites ? Le comte de Nesselrode résume la situation pour son gouvernement : Thiers fut très adroit, fort habile et heureux ; il n'a pas cherché le pouvoir ; il a laissé le tiers-parti et Dupin dans leur combinaison, ne s'est opposé à aucun mezzo-termine ; toutes les combinaisons ayant manqué, tout le monde l'a prié. Il reste l'ami de Guizot et du duc de Broglie, qu'avant peu il élèvera à la grand croix de la Légion d'Honneur ; le tiers-parti le préfère de beaucoup aux doctrinaires, si intransigeants, qu'ils mettent Mme de Lieven en disgrâce pour avoir osé dire qu'elle trouvait de l'analogie entre l'esprit et le talent de Thiers et ceux de Canning. Au vrai, tout le monde est mécontent, mais il y aura sûrement dans les Chambres une majorité de nécessité pour le ministère. L'autorité personnelle du roi et sa réputation d'habileté y gagneront ; il est prudent, il a du savoir-faire ; on peut prévoir que le président du Conseil ne proposera rien sans l'avoir combiné avec lui. Les journaux, surtout ceux dont les amis ne sont plus ministres, mécontents jusqu'à l'aigreur, ne donnent pas une idée juste de la situation. Voilà les pronostics. Quant aux étrangers, si les ministres ont vu sans peine l'élévation de Thiers, si, personnellement, les ambassadeurs sont bien pour lui, un peu ou beaucoup contre le duc de Broglie, le corps diplomatique élégant, et surtout les dames, ne cachent pas leur désappointement et leurs regrets de ne plus être reçus chez la duchesse de Broglie, remplacée par Mme Thiers.

Le 22 février, le président du Conseil expose son programme devant la Chambre des Députés, et le 23, devant la Chambre des Pairs. Il se montre résolu à ne pas perpétuer la division des esprits ni éterniser les haines, à réprimer par la force et par la loi les excès et les désordres. Pour sauver une révolution, il faut la préserver de ses excès. En somme, un programme que bien d'autres auraient pu signer. Il a visiblement parlé pour ne rien dire. La Chambre le reçoit avec une froideur marquée, heureusement pour lui, pense Mme de Dino, car il risquera moins de se perdre dans l'enivrement. Il se maintiendra malgré les difficultés de sa position, pronostique le duc Decazes. Il va manœuvrer de manière à conquérir non pas une majorité fixe, mais, suivant les cas, cette majorité de nécessité prévue par Nesselrode.

Il donne beaucoup de sa personne, prend la parole sur tous les sujets, s'amuse à prouver sa compétence en toutes spécialités. Il a profité de l'observation de Royer-Collard lorsque la première fois il monta à la tribune ; Sainte-Beuve estime aujourd'hui qu'il exagère et se montre trop prompt à juger sévèrement les hommes et à les déclarer bêtes. Il prononce deux discours sur le classement des chemins vicinaux, qui aboutissent à la création de chemins de grande communication. Dans la discussion sur la responsabilité des ministres et des agents du pouvoir, il explique qu'en France les particuliers sont garantis contre les abus de l'autorité, mais qu'il faut surtout les protéger contre les employés inférieurs. Il fait ajourner le projet de conversion des rentes, en stigmatisant la démagogie de la gauche, qui veut sacrifier les rentiers aux contribuables parce que ces derniers sont les plus nombreux. Il prononce cinq discours dans la discussion de la loi des douanes, soutient la doctrine protectionniste, et discute assez vertement avec Lamartine qui envisage trop exclusivement l'intérêt de son département ; il brosse une histoire détaillée des fers, et, repoussant le projet de la commission qui veut réduire les droits sur les rails étrangers, en profite pour dire que si d'aucuns contestent l'utilité des chemins de fer, pour sa part il apprécie combien il est important d'en doter le pays ; nier l'avenir de la découverte, c'est nier l'évidence... Quant à l'utilité, il faudrait n'avoir pas été témoin de la rapidité merveilleuse de ces communications pour en douter ; il place cette découverte à côté des plus grandes ; son avenir est immense mais il existe à peine dix lieues de chemins de 1er exploitées en France, et l'industrie métallurgique française réclame encore de grands ménagements. On reproche au gouvernement d'avoir laissé se former l'union douanière allemande : il prouve qu'elle fut inéluctable ; même si elle prend un caractère politique, la France ne peut rien dire.

La demande d'un crédit de 4.580.000 francs au-delà des 100 millions précédemment votés pour l'achèvement des monuments de la capitale provoque une discussion. Jaubert, rapporteur de la commission, propose une réduction de 800.000 francs, soutenu par Salverte et Garnier-Pagès qui demandent la nomination d'une commission d'enquête ; il va presque à une accusation de péculat, accusation assurément fort injuste et très imméritée, dit Dupin. Pour sa défense, Thiers énumère les 350 lieues de routes royales, les 350 lieues de routes stratégiques en Vendée, soit 700 lieues exécutées en trois ans et demi, sans crédits nouveaux. Il décline la responsabilité des imprévus résultant des changements d'affectation de certains monuments et des augmentations de travaux votés par la Chambre elle-même. En fait, dira la Revue des Deux Mondes, il a tenu plus qu'il n'a promis.

La discussion devient pénible. Le président y met fin en proposant d'office l'ordre du jour que la Chambre vote aussitôt. Mais Thiers s'en montre affecté, malgré le bon accueil de la Chambre des Pairs. Talleyrand le console : Savez-vous bien, mon cher, que j'ai été l'homme le plus moralement discrédité qui existe en Europe, depuis quarante ans, et j'ai toujours été tout-puissant, dans le pouvoir, ou à la veille d'y rentrer. Une note plus gaie lors de la discussion de la subvention aux théâtres : Thiers lit le rapport de la commission : ... autant elle insistera auprès de Votre Excellence... — Voix à gauche : Votre Excellence !... — M. le président du Conseil : C'est dans le rapport. (On rit.) Je ne veux pas faire perdre à la discussion le sérieux dont elle a besoin, sans quoi j'expliquerais à une personne qui ne paraît pas le savoir pourquoi le mot est resté dans le protocole.

En discutant le budget de l'Algérie, le président du Conseil soutient énergiquement le système d'extension territoriale et de colonisation, d'accord en cela avec Clauzel, quoique l'esprit de rapine du maréchal jusque dans les plus petites affaires l'irrite ; Yousouf, au moins, distribue aux uns ce qu'il prend aux autres et, par ailleurs, obtient des résultats remarquables. Thiers correspond surtout avec Bugeaud, que lui-même nomma en Algérie : il en reçoit les renseignements les plus détaillés sur les opérations, sur les troupes ; leur accord est complet : Votre joie de mes succès m'a touché aux larmes et m'a prouvé l'excellence de votre cœur pour la millième fois. Vous aviez doublement raison de vous réjouir, car vous étiez pour beaucoup dans la victoire ; et Bugeaud ne lui en veut pas de l'avoir grondé rudement pour avoir dit trop haut son opinion sur ce qui se passe en Afrique. Thiers s'attache irrévocablement à l'idée de l'occupation de l'Algérie ; si nous l'abandonnions, l'Angleterre, les Etats-Unis, la Russie, ou les pirates, s'en empareraient et le commerce de la Méditerranée perdrait toute sécurité ; l'occupation réduite serait un non-sens, mieux vaudrait l'abandon absolu ; avec quelque persévérance, la France obtiendra un succès incontestable. Guizot appuie cette politique. Thiers ne regrettera pas la perte de quelques hommes si l'avenir qu'il entrevoit doit se réaliser, l'Afrique devenant le berceau d'une magnifique nation voisine de nos rivages. Il termine sur cette vision prophétique : Notre gloire sera de créer un peuple nouveau.

L'accord avec Guizot sur cette question n'empêche pas la division que le roi et les partis provoquèrent entre eux de s'accentuer. Barrot s'attache à faire ressortir leurs disparates. Decazes gémit de cette hostilité, et n'est pas le seul. Eux et leurs amis sont à couteau tiré. Thiers ne serait pas éloigné d'une réconciliation et se demande quel poste notable et confortable confier à son adversaire pour s'en débarrasser. Il réussira l'opération avec Loève-Veimar, qui continue ses attaques avec un acharnement, une mauvaise foi, une perfidie rares, sans épargner davantage Talleyrand. Sébastiani, méchamment biographié par le brillant métèque, s'oppose à sa nomination au poste de directeur de l'Opéra ; Thiers transige, et lui permet d'y prendre un intérêt que le directeur, Duponchel, lui monnaie 100.000 francs pour être quitte du personnage. Pour le reste, Talleyrand en personne mène la négociation. A la suite d'une lettre plus outrageante, plus sanglante que les autres, le prince envoie chercher Loève-Veimar, le reçoit cordialement, et conclut la paix dont Thiers exécutera les conditions : Loève-Veimar reçoit une mission à Saint-Pétersbourg, la croix et le titre de baron. Decazes, Molé, Thiers lui-même, mettent le baron de Barante en garde. Il a mission d'un entrepreneur de politique littéraire, dit Thiers qui ne veut pas laisser dire à Paris et à Saint-Pétersbourg que Loève-Veimar a une mission de lui. C'est un rattaché, fort spirituel, fort capable de bien écrire, et qu'il est bon de maintenir dans une meilleure voie. Mais que Barante s'en méfie et soit prudent ! Sa mission achevée, Loève-Veimar n'obtient pas le poste d'attaché à l'ambassade de Constantinople qu'il réclame, mais celui de consul à Bagdad ; destitué en 1848, fardé, usé, ridé, remis en selle, il ira consul général à Caracas, et mourra le 7 novembre 1854 à Paris, au moment de rejoindre un nouveau poste à Lima. Depuis le traité conclu avec Talleyrand, il n'a cessé, après une évolution savante, de chanter les louanges du président du Conseil.

En juin, à la fin de la session, ce dernier se trouve en excellente posture. En vain Guizot prédit-il ce qu'il désire : les difficultés dont il aperçoit le germe et qui grandiront jusqu'à renverser le x gouvernement. En attendant, tout le monde constate que le ministère est consolidé, et que son chef a grandi, même comme orateur. Sébastiani, ambassadeur à Londres, dit le bien immense que ses succès de tribune valent à son administration dans l'opinion anglaise. Guizot avoue : Il a eu du talent, du savoir-faire, de la mesure ; il s'est rapproché des centres. Sa position à lui, dans la Chambre, a gagné quelque chose. Il cherche des réconciliations et des conciliations. Duvergier de Hauranne lui tend la main. Il tend la sienne à Dumon ; après une discussion vive avec Bertin de Vaux à un dîner chez Talleyrand, il ouvre la voie à un rapprochement. Lui et Berryer manifestent ouvertement leur estime réciproque ; ils se rencontrent chez Mme de Dino : Je ne crois pas, dit-elle, qu'on puisse avoir assisté à une conversation plus animée, plus piquante, plus spirituelle, plus inattendue, plus obligeante, plus sincère, plus libre, plus vraie, plus dégagée de tout esprit de parti que celle qui s'est établie tout de suite entre ces deux hommes, si bien et si différemment doués. L'amitié de Talleyrand et de sa nièce se fait plus tendre et plus pressante. Le sachant triste et malade après l'attentat d'Alibaud, Mme de Dino s'inquiète. Le prince le félicite de sa belle fin de session. Nous l'admirions l'autre jour avec M. Voyer : vous avez été merveilleux. Mme de Dino vous fera demander pour moi quand vous viendrez nous voir. Elle trouve un peu ridicule que vous ne connaissiez pas Valençay où habitent certainement vos meilleurs amis. Tous deux insistent pour qu'il vienne s'y reposer. Talleyrand adresse une invitation spéciale à Mme Thiers et à Mme Dosne. Il est question que Mme de Dino vienne à Paris, peut-être, écrit assez indiscrètement le comte Molé au baron de Barante, pour demander à M. Thiers de ses cheveux qu'elle joindrait à ceux du médaillon qu'elle a de ceux de M. de Talleyrand.

Thiers a de graves raisons pour ne pas quitter Paris, Il s'installe pour l'été dans la jolie résidence de Saint-James, non loin du roi. Le 25 juin, l'attentat d'Alibaud rend un sinistre son de cloche. Comme pour Pépin et Fieschi, Thiers assiste à l'interrogatoire. D'une autre envergure, cette fois, l'assassin, fanatique, froid, passionné, impressionne par sa vanité sauvage et l'assurance doctorale avec laquelle il confesse la férocité de sa haine. Une lettre de Bussière, à Dresde, décrit au ministre l'attitude de la Branche aînée : Charles X et les siens manifestent de tels sentiments que l'évêque d'Hermopolis dit à Choiseul-Gouffier : Je ne comprends pas qu'on puisse communier avec de tels sentiments dans le cœur. Une circulaire confidentielle de Thiers raffermit et uniformise le langage de ses agents diplomatiques. Des lettres personnelles à l'amiral Roussin, à Sainte-Aulaire et autres chantent la même gamme : la confiance que son fatalisme lui inspire dans l'étoile du roi : Je le sais si heureux, je crois tant à de certaines destinées, je sais si bien que les grandes utilités achèvent leur carrière, que je ne suis, pour mon compte, pas ébranlé du tout. Il montre moins d'assurance à Mme de Dino, à la pensée du danger continuel et immense qui menace la vie du roi. Or, pour l'anniversaire de la révolution de Juillet, le roi doit inaugurer l'Arc de Triomphe de l'Etoile et passer une grande revue. Plus le moment approche et plus la police donne des avis inquiétants : des assassins sont partis de Naples, de Corse, de Suisse, puis d'Allemagne et d'Angleterre ; Armand Marrast et Cavaignac, condamnés d'Avril, ont quitté Londres pour Bruxelles. Les conciliabules entre les ministres, les membres de la famille royale se succèdent dans la crainte et dans l'indécision. Le 19 juillet au matin, le duc d'Orléans vient tout ému voir Thiers à Saint-James : dans la nuit, le roi rédigea son testament et fit appeler son fils ; tout brave et résigné qu'il est, il vit dans la persuasion que cette fois il n'échappera pas aux coups des assassins. L'idée obsédante se traduit par ces mots répétés à plusieurs reprises à son président : Nous nous en tirerons peut-être encore cette fois ! On combine la disposition des tribunes de l'Arc de Triomphe de manière que le roi ne puisse être visé par derrière ; reste la crainte que les assassins ne revêtent des uniformes de la garde nationale et ne le tirent quand il passera devant eux. On répartit la famille royale sur différents emplacements pour diviser les risques. On convient que le président du Conseil et plusieurs ministres serreront leurs chevaux contre celui du roi pour préserver le monarque. Thiers monte tous les matins un cheval assez vif auquel on tire des coups de pistolet aux oreilles et qu'on envoie à la parade au bruit du canon. Sur ces craintes se greffe un moment celle d'un mouvement populaire aux obsèques d'Armand Carrel, mort le 24 juillet des suites de son duel avec Emile de Girardin ; heureusement il ne se passe rien. Mais la police signale de nouveaux dangers : la Société des Familles, suite de la Société des Droits de l'Homme, tient ses assises dans une maison proche de l'Arc de Triomphe ; elle projette une attaque à force ouverte pour se défaire du roi, du duc d'Orléans, de Thiers et de Montalivet. Le préfet de Police envoie un poste de six hommes garder la nuit la maison de Saint-James ; les précautions habituelles contre les menaces ordinaires paraissent insuffisantes. On place des sentinelles dans le jardin, dans la cour ; deux municipaux font des rondes dans le parc. Mme Dosne, femme de tête, énergique et de sang-froid, engage son gendre à fermer ses portes et ses volets pour n'être pas surpris pendant son sommeil. La nuit, elle rôde dans la maison, prête à faire une bonne défense en cas d'attaque ; elle ne se couche qu'à la pointe du jour.

Après la tentative d'Alibaud, Thiers accourt à Neuilly. Le roi .est à table. Sire, cet affreux attentat ne nous fera pas demander des lois de répression aux Chambres, mais nous en profiterons pour sauver Votre Majesté d'un nouveau danger, et nous ne ferons pas de revue de juillet cette année. La nouvelle se répand. Elle mécontente les officiers de la garde nationale qui ne veulent pas perdre une occasion de parader en uniforme. Il faut tenir compte de ce sentiment des plus fermes soutiens du régime : le conseil des ministres décide la revue. Mais le danger devient trop évident : il y aurait folie à le défier. Le roi des Belges, dont la bravoure n'est pas suspecte, combat vigoureusement le projet de revue. Il dit à Thiers : En Europe, on vous croit hardi, téméraire. Si vous laissez la revue se faire, vous serez responsable d'un malheur. On ne dit pas tout à Madame Adélaïde, qui montre de l'humeur. Le roi gémit : Ha ! les caractères ! Avez-vous vécu avec les mauvais caractères ? Moi, j'y ai passé ma vie ! Thiers, personnellement intéressé dans la décision, ne vote pas, par point d'honneur, lorsque le conseil renonce unanimement à la revue. Un grand dîner de 300 couverts aux Tuileries la remplace. Le roi, s'est montré simple, sans exagération de courage ; il accepta la résolution prise par ses ministres après l'avoir discutée avec résolution et bon sens ; il a cédé avec une répugnance visible, plus préoccupé d'agir sagement que d'après une inclination personnelle. Au dîner, il chapitre les officiers mécontents : C'est une singulière manière de me prouver son dévouement, que de blâmer mon ministère de ne m'avoir pas encore une fois exposé aux coups des assassins. Il s'anime, va de l'un à l'autre ; à la fin de la soirée, il interpelle son cher petit président : Etes-vous content de moi ? Je ne sais en quel état est votre chemise, mais la mienne est mouillée, et j'en vais changer.

Ils se plaisent ensemble. Familier, le roi se réjouit avec le ministre de la facilité de parole du duc d'Orléans, prince digne de lui succéder ; il l'embrasse lorsque, lui ayant annoncé l'arrivée de tableaux d'Espagne valant 800.000 francs, le ministre suggère : Nous trouverons bien moyen de demander à la Chambre quelque chose pour cela ; il faut bien faire quelque chose pour notre pauvre roi qui se sacrifie pour tout le monde. — Savez-vous que je suis endetté de 14 millions ? Et ce pauvre Louis-Philippe, s'il venait à mourir, qui paierait ses dettes ?L'Etat. — Ha bien, oui ! L'Etat ! Pauvre Louis-Philippe, on paierait joliment tes dettes. Il mime comiquement ce qu'il dit. Ces apparences de franchise, de laisser-aller et d'amitié contrastent avec une singulière découverte que fait Thiers dans les affaires de son département ministériel : Louis-Philippe correspond avec les ministres des cours étrangères, qui le bourrent de suggestions hostiles au gouvernement représentatif ; par-dessus la tête de son ministre, il envoie des instructions contraires à ses ambassadeurs, notamment à Sébastiani, à Londres- , Molé a prévenu Barante que tout ce qui part du cabinet des Affaires Etrangères est lu, et qu'il existe une corruption habilement organisée pour ouvrir les lettres qui en valent la peine avant qu'elles soient mises à la boîte. Lors de l'affaire Jackson, le roi va jusqu'à faire dire à ce personnage par un vice-consul de ne rien craindre et de ne pas faire attention à la note que lui transmet le gouvernement français. Thiers employa en 1832 un agent très habile dans l'affaire de la duchesse de Berry ; il recourt de nouveau à lui ; cet homme organise une surveillance si bien dirigée que le double des dépêches du roi et de Sébastiani parvient à Thiers, avec une merveilleuse exactitude.

Les informateurs ne lui manquent pas, en tête le roi des Belges qui lui signale les espions allemands et les menées des comités orangistes à Paris ; son ami Edward Ellice le tient au courant des fluctuations de la politique anglaise et des péripéties des crises ministérielles ; Mme Dosne, à toutes fins utiles, entretient une correspondance active avec de nombreux personnages politiques.

Ses agents diplomatiques louent la rédaction des dépêches de-leur chef. La correspondance de Thiers, écrit Sainte-Aulaire à Barante, est admirable de verve et de logique : je n'ai rien vu de pareil ; et Barante à sa sœur : Il apporte là son bon sens et sa facilité. Sa correspondance est très bonne. Le duc d'Orléans qualifie de remarquables ses lettres à Sainte-Aulaire, qui écrit à Thiers : Je suis tout fier quand mes idées rencontrent les vôtres. Et Bresson : J'admire avec quel bonheur et quel tact vous prévoyez tout, vous allez au-devant de tout et me mettez en mesure de répondre à tout. Donc, pas d'équivoque possible sur sa politique de paix, de modération et de statu quo. Il se rapproche des puissances continentales et calme les inquiétudes de l'Angleterre : Elle est, après tout, la meilleure amie de la France, dit-il à lord Granville et à Flahault, pour la satisfaction de Palmerston ; mais il n'est pas toujours aisé d'accorder les politiques des deux pays partout où des difficultés s'élèvent, en Pologne, en Grèce, en Suisse, en Espagne, en Orient notamment, où l'agent anglais, lord Ponsonby, les suscite avec une ingéniosité machiavélique. Bien que sur un point, l'industrie, Thiers se sépare des intérêts anglais, il considérerait comme une erreur grave de former deux camps, l'un des trois cours du nord, l'autre des deux puissances maritimes : des hostilités de langage on passerait à d'autres plus réelles ; or, la guerre serait une folie. Même heureux, nous ne serions que les parodistes de l'Empire. L'idée de diviser les puissances du nord, n'est qu'un projet ; il a toujours bataillé-contre les faiseurs de projets, généralement ridicules et inexécutables. Pour le moment, il faut améliorer la situation intérieure, devenir riches et forts, et attendre, bref, faire du cardinal de Fleury. Et voici comme il mène sa barque.

L'occupation de Cracovie produit une grande impression en France, en Angleterre et en Allemagne. Jouant son rôle de conciliateur, il cherche à en obtenir l'évacuation par l'Autriche et la Russie ; il propose d'accueillir les réfugiés, deux cents au plus, pour éviter une mauvaise discussion à la Chambre ; avant toute demande du comte Pahlen, il disperse en France les Polonais signataires du manifeste de la Grande Confédération, parce qu'il regarde comme une violation du droit des gens de laisser organiser sur son territoire des moyens d'insurrection contre les gouvernements avec lesquels on est en paix.

En Grèce, il se garde d'intervenir dans les affaires intérieures et d'afficher une prétention à l'influence, car les querelles d'influence perdent tout. Il souhaite en ce pays un gouvernement passable qui assure l'ordre et le bien-être. Il veille à l'observation rigoureuse de l'engagement pris par la Grèce de placer le service de l'emprunt en tête de ses dépenses et d'y consacrer ses premiers revenus. Il aimerait voir à Paris, mais ne réussira pas à l'y amener, le roi Othon pour mieux pénétrer les affaires de son royaume. Il manœuvre pour atténuer entre les puissances protectrices les divergences qui affaiblissent leur autorité. Il voudrait que le gouvernement d'Athènes se fît grec, se nationalisât. Ses débuts sont rendus difficiles : la Russie a tort de se montrer trop sévère, de ne pas financer sa part de l'emprunt, car la Grèce se relève à vue d'œil, et, les Bavarois éliminés le plus possible de l'armée et du personnel gouvernemental, on ne peut soutenir sérieusement qu'ils ruinent le pays. Barante fera valoir ces motifs à Saint-Pétersbourg. Thiers consent au désir de l'Angleterre d'émettre une partie de l'emprunt : il serait ridicule de laisser périr de faim le gouvernement grec en 1836 de peur qu'il pérît en 1840 pour la même cause.

En Orient, Thiers ne répugne pas à la proposition anglaise de reprendre le projet d'une convention franco-britannique pour garantir l'intégrité du territoire ottoman, rédigée de telle sorte que Metternich, puis la Prusse et la Russie puissent y adhérer. Mais des dangers subsistent. L'amiral Roussin écrit de Thérapia : La Russie a pour elle la géographie, qui est une des lois du monde, et le seul Phénix sorti des centres de Navarin est une flotte russe dans la mer Noire. De plus, la présence de Ponsonby à Constantinople est une véritable calamité. Il n'y a sorte de sottises, gémit Sébastiani, qu'il ne dise ou qu'il ne fasse. Le ministère le sait, voudrait s'en défaire et ne l'ose pas. Il est beau-père de lord Grey, proche parent de lord Duncanon, beau-frère de M. Ellice, et tient à tout ce qu'il y a de plus grand et de plus influent ici. Exemple de ses procédés : il prête faussement à l'amiral Roussin des propos injurieux contre son collègue d'Angleterre. Thiers prêche le calme. Il déclare au sultan de Constantinople et au pacha d'Egypte que le premier qui rompra la paix aura la France contre lui ; il loue l'empereur de Russie de sa modération dans l'affaire de l'évacuation de Silistrie et tâche de modérer les exigences du cabinet de Londres, qui finiraient par jeter le sultan dans les bras de la Russie. Il parle ferme, péremptoirement, le jour où la Porte menace de troubler, par la Tripolitaine et la Tunisie, nos opérations en Algérie.

La Suisse demeure un foyer de conspirations, d'action révolutionnaire. Les réfugiés pratiquent l'assassinat et l'invasion à main armée. Les radicaux suisses refusent de les expulser. Ici, la politique de Thiers s'accorde avec celle des puissances absolutistes. Ne voulant se laisser compromettre ni par les uns ni par les autres, il joue d'abord un rôle modérateur ; bientôt il se convainc de l'inefficacité de ses conseils, même de ses paroles sévères. La propagande des exaltés s'en prend surtout à la France, où ils visent à l'établissement de la République. L'attentat d'Alibaud fournit de nouvelles raisons pour exiger l'expulsion, cet attentat annoncé en Suisse comme précédemment celui de Fieschi. Deludre disait : Attendez, je vous donnerai le signal ; ce ne sera pas long, mes nouvelles sont bonnes. Et Komest, retour de Paris : Il faut attendre la mort du roi ; on doit l'assassiner pendant le voyage des princes, et cette fois on ne le manquera pas. Il existe une correspondance entre ces gens et un comité révolutionnaire central à Paris. Il n'est plus temps de menacer, il faut agir. L'ambassadeur, Montebello, remet à Berne une note demandant des mesures rigoureuses et, spécialement, l'expulsion d'un nommé Conseil, accusé d'avoir trempé dans l'affaire Fieschi, sous peine de rupture des rapports diplomatiques, et de blocus. L'Allemagne et l'Autriche n'attendent que la certitude que la France ne s'y opposera pas, pour prendre des mesures positives immédiates. La France laissera faire et concourra probablement, les traités lui en faisant un devoir. Nos préfets ont ordre de recevoir les expulsés à la frontière, d'où la gendarmerie les conduira au littoral pour les transporter en Angleterre ; aucun ne sera livré aux gouvernements qui auraient des châtiments à leur infliger. Nous restons garants du statu quo religieux. En réponse, la Diète cherche à nous mystifier ; elle veut laisser chaque canton juge des expulsions : il suffira donc d'un seul pour receler les réfugiés de toute la Suisse. Si la Diète persiste, Thiers annonce la brouille. Fin août, Metternich, qui désire beaucoup voir la Suisse débarrassée des révolutionnaires, ne désire pas moins que ce résultat ne soit pas dû à l'action particulière et dominante de la France, et, dans ses journaux, s'adresse à la dignité et à l'indépendance des cantons pour les engager à repousser nos demandes. Le rapport à la Diète conclut à l'adoption des mesures contre les réfugiés, quand la police suisse découvre que Conseil est un espion français. Un rapport injurieux pour la France, adressé au Conseil fédéral, provoque la rupture des relations. Thiers et Montebello ignoraient ce personnage. Le président du Conseil en demanda l'expulsion sur une lettre du département de l'Intérieur, signée du sous-secrétaire d'Etat, Gasparin. Une conversation avec M. de Tschann, ministre de Suisse à Paris, le porte à croire que Conseil n'est pas étranger au préfet de Police, Gisquet. La diplomatie n'appris aucune part à son envoi en Suisse.

A son arrivée au pouvoir, Thiers s'est attelé à une affaire d'autre envergure : celle du mariage des fils du roi. Les puissances absolutistes ont institué un blocus matrimonial autour de la famille d'Orléans, qui pense qu'une alliance à quelque souverain légitime consacrera la légitimité de son accession au trône. En 1833, Sainte-Aulaire, rejoignant son poste d'ambassadeur à Vienne, reçoit de la reine des instructions pour étudier les archiduchesses en vue d'un mariage. En 1834, le roi charge M. de Chabot de sonder Metternich en faveur du duc d'Orléans. Le voyage des ducs d'Orléans et de Nemours à Berlin et Vienne est résolu. Thiers n'a qu'une médiocre confiance dans le succès. Le roi cajole son chérissime président ; la reine le flatte ; il a fréquemment au pavillon de Marsan des entretiens particuliers avec le duc d'Orléans. Il met en jeu toute son ardeur et son intelligence, secondé par l'habileté de Bresson et de Sainte-Aulaire. Il engage la conversation avec les gouvernements de Prusse et d'Autriche. Officiellement, il n'est question que de faire connaître les princes. Lorsqu'arrive un paquet de dépêches, le roi passe la nuit à les lire, la reine en tire des extraits pour son fils. Dès le début d'avril, le roi de Prusse, mu par une haute pensée politique, dit Bresson, consent au voyage et désire le mariage. A Vienne, quoique l'accord des deux cours semble probable, on est plus long à se décider. Enfin, le 13 avril, Sainte-Aulaire annonce que l'on accueille le voyage de la meilleure grâce, et promet une réception bonne et amicale. D'accord avec Werther et Apponyi, les ambassadeurs de Prusse et d'Autriche à Paris, on rédige la note pour le Moniteur. Puisque, dit Thiers à Sainte-Aulaire, les Bourbons de la branche aînée ne sont plus possibles, puisque les Bourbons de la branche cadette sont nécessaires, puisqu'ils sont habiles et sauvent l'Europe de l'anarchie, il faut travailler à leur consolidation. La conduite contraire serait du vieux Coblentz. A Paris, on restera sur la réserve de rigueur, mais si, une fois à Vienne, il paraît possible d'aller au-delà d'une visite et de négocier autre chose, il faudra marcher résolument droit au but.

Les princes partent le 2 mai. Ils emportent un stock considérable de cadeaux et de décorations. Thiers engage Bresson à donner un bal, à dépenser convenablement, sans dépasser 40.000 francs. En même temps, il explique la situation au baron de Barante : Nous montrons d'abord nos princes. On les verra jeunes, bien élevés, remarquables par leur esprit et leur bonne mine, aussi distingués que les jeunes gens les plus distingués de leur temps... S'ils rencontrent une jeune reine des Français qui leur convienne, on agira en conséquence... On sera vu, on verra... Le voyage n'aurait-il pour effet que de montrer nos princes reçus et bien reçus dans le palais des princes légitimes, et de rapprocher les cours, les familles aussi bien que les peuples eux-mêmes, que le bénéfice serait déjà considérable. Il indique la manière de présenter les faits t. Saint-Pétersbourg pour éviter qu'on y prenne de l'humeur et qu'on suspecte les intentions de la France.

A Berlin, Bresson s'affaire, construit dans ses jardins une salle pour plus de 300 personnes, et dépasse ses crédits de 6 à 7.000 frs. Il peste de devoir donner le grand cordon de la Légion d'Honneur au ministre Ancillon qui n'a rien fait, et rien au prince de Wittgenstein parce qu'il ne faut pas qu'on sache qu'il a fait quelque chose. En Allemagne, les princes obtiennent un tel succès que l'enthousiasme qu'ils déchaînent devient parfois embarrassant. Les échos en parviennent à Saint-Pétersbourg. A Vienne, Sainte-Aulaire joue une partie plus difficile, et doit tout conquérir à la pointe de l'épée. Prudemment, il laisse dormir toutes les autres affaires en cours. Manco male, dit-il de l'archiduchesse visée, la princesse Thérèse, fille de l'archiduc Charles. Les difficultés ne viennent ni du père, ni de la fille, ni de l'empereur qui ne compte pas, ni de l'impératrice qui ne s'occupe pas de politique, ni même de Metternich, qui, impassible, se prépare non à formuler des objections, mais à poser des conditions. Par contre, il n'existe pas dans tout le faubourg Saint-Germain de salon plus furieux que celui de la princesse de Metternich, et l'archiduchesse Sophie, femme de l'archiduc François, se pose en ennemie irréductible ; elle domine son mari et l'archiduc Louis, les deux seuls qui aient entrée au Conseil. Thiers surveille pas à pas la marche des événements, les faits et gestes du duc d'Orléans qui mène gaillardement ses affaires lui-même. L'ambassadeur ne cache qu'une chose : l'extrême confiance que lui accorde le duc, et cela pour ménager l'ombrageuse susceptibilité de son chef. Il déploie une habileté rare, et le duc s'en rend compte. Thiers peut l'en croire : Marier le prince royal est le plus grand résultat que je puisse espérer dans ma carrière diplomatique. Mais que de péripéties ! Metternich n'ose braver certaines rancunes. A Paris, on n'ose tirer parti d'un côté vulnérable de l'archiduchesse Sophie : ses rapports plus qu'intimes avec l'archiduc Louis, signalés par Bresson, sous caution. Le moment vient où l'on ne peut rien espérer de mieux qu'une retraite honorable, sans rien brusquer, car Thiers conseille de ménager les possibilités qui restent auprès de la fille de l'archiduc Régnier, à Milan.

Là, les voyageurs apprennent l'attentat d'Alibaud. Ils regagnent vivement Paris. Le 28 juin, Thiers adresse à nos agents à l'étranger une circulaire confidentielle : il montre l'élan d'enthousiasme qui répond à l'assassin et à cette parole du roi : C'est parce que vous m'avez confié vos destinées que je suis en butte aux poignards. Alibaud l'avoue : l'absence des princes l'a décidé à agir avant le mois de juillet. Aussi, le vœu unanime du pays réclame le mariage du prince royal, gage de sécurité pour la France ; surtout, que chacun montre une grande assurance. Bresson reçoit en plus une lettre privée : Le roi a dit un jour : J'ai cinq fils pour cuirasse. Le meilleur rempart de la cuirasse est un petit-fils. Il importe au monde entier que la dynastie actuelle soit consolidée. Tous les cabinets doivent se tenir solidaires de l'ordre public en France. Il serait indigne d'insister auprès de la cour de Vienne ; il faut se décider promptement par ailleurs : il suffit que la reine future soit princesse, puis bonne et digne mère de famille. La lettre privée de Sainte-Aulaire marque la confiance dans l'étoile du roi et la nécessité de marier le prince cette année même ; Vienne se repentira de l'occasion manquée. Ayez une assurance imperturbable. Soyez fier, et prenez-le de très haut. Même directive au baron de Barante : toute princesse pure, saine, bonne mère' sera suffisante pourvu qu'elle soit de sang régnant. La fille du roi régnant d'Yvetot me suffirait. Il y aurait humiliation à se laisser bloquer ; il faut prendre hardiment son parti. Il faut que M. de Metternich sache que c'en est fait de toute amitié avec nous. Nous serons sages, mais froids et malveillants, il faut trancher le mot. Il verra ce que c'est que la simple froideur de la France dans un temps comme celui-ci.

Le roi de Prusse saisit la balle au bond. Lui ne s'émeut pas de l'attentat d'Alibaud. Sitôt informé de l'intention du gouvernement français de marier le prince royal au plus vite, même avec une princesse secondaire, il propose sa nièce, Hélène de Mecklembourg-Schwerin. A Neuilly, on attend le retour des princes pour délibérer en famille. Le 6 juillet, ils sont là. Le lendemain, première conversation dans une baraque du parc de Neuilly, entre Louis-Philippe, le roi Léopold, les ducs d'Orléans et de Nemours, et Thiers. Metternich n'a pas le courage de résister aux intrigues de salon ; on dispose d'un moyen de pression pour l'y contraindre : les affaires d'Espagne. Léopold et le duc d'Orléans opinent en ce sens indiqué par Thiers, mais le roi entre dans une colère telle qu'elle en devient comique et que tout le monde éclate de rire, lui compris. Ne fût-ce que par convenance, une dernière démarche provoquera de Vienne la réponse ferme que l'on n'a pas encore reçue ; négative, on pourra agir d'un autre côté. Le duc d'Orléans écrit donc à l'archiduc Charles et à Metternich, et Thiers double sa dépêche à Sainte-Aulaire d'une lettre privée, destinée à être lue par Metternich, et qui lui vaut l'admiration générale. Nous avons parlé toute la journée, dit le roi, de la perfection de votre lettre à M. de Sainte-Aulaire. La Reine et ma sœur se proposent de vous demander de leur en faire la lecture. Ainsi mettez-la dans votre poche quand vous viendrez chez moi. De quoi satisfaire l'amour-propre d'auteur le plus exigeant ! En fait, il déploie là une fécondité de ressources, une force d'insinuation, une sûreté de logique qui arrachent un cri d'admiration à Metternich lui-même : pour le mariage, des raisons de politique européennes ; contre, des passions, et l'esprit de Coblentz. Peut-on faire un bloc de l'Angleterre et de la France, pour l'opposer à la Russie, la Prusse et l'Autriche ? La guerre peut en surgir. Je méprise et déteste la rue, mais les salons sont impertinents et faibles, et leur domination est aussi dangereuse que celle de la rue. Quant à lui, Thiers préférerait un mariage modeste, qui laisserait à son gouvernement plus de liberté.

Metternich affecte de ne pas croire à cet autre mariage. M. Thiers n'a pas de corde de pendu dans sa poche, et il faut être deux pour se marier. Sainte-Aulaire émet l'avis qu'un refus ne sera pas pris en douceur. Le ministre autrichien réplique : Je doute que le roi permette jamais à M. Thiers de poser la question si nettement. Mais bientôt il n'est plus aussi sûr de son fait, et commence à craindre Thiers comme le diable. Comme l'archiduc Charles, il pliera devant l'archiduchesse Sophie. Elle nous hait, elle se promet bien de nous faire tout le mal qui sera en son pouvoir. Le 2 août, conseil des ministres à Neuilly. Les réponses de Vienne arrivent. Les ministres partis, le roi retient Thiers et appelle la reine, madame Adélaïde et le duc d'Orléans. On décachète les lettres : réponse nettement négative. C'est bien, dit tristement la reine. Je m'y attendais, dit le duc d'Orléans, et maintenant que la chose est rompue, je puis avouer ce dont je n'avais pas voulu parler jusqu'à présent, que je n'avais aucun goût pour cette princesse qui était petite, rabougrie, chétive. Et le roi : Les voilà bien comme je les ai toujours connus ! C'est avec cet esprit que, depuis un demi-siècle, ces gens à reculons perdent tous leurs procès. Le prince royal ne veut pas entendre parler de la fille de l'archiduc Régnier ; le roi ôte son chapeau et le tient comiquement en l'air : Vivat, M. le duc d'Orléans ! Hé bien, partons pour le Mecklembourg. — Ne joue donc pas comme cela, dit la reine. — Vous voyez : on me traite comme un enfant. Je crois, en vérité, que Montpensier est plus raisonnable que moi. Allons, maman, j'écoute, continuons. A quand Bobinette ? Mot convenu pour désigner les entretiens sur les affaires de famille. Rendez-vous pris pour le soir, le roi parle à Thiers du roi de Naples qu'on attendait : Et macaroni qui nous arrive ! Mon cher président, si vous saviez ce que c'est que ces princes italiens ! Ils vous étonneront bien. J'en demande pardon à ma bonne reine, mais c'est un miracle qu'elle soit sortie de cette famille.

Donc, ce soir-là, Bobinette à Neuilly. On écarte définitivement la fille de l'archiduc Régnier. Le prince royal ne veut pas de l'Espagnole, fille de l'infant Paul et d'une princesse de Naples. Elle est horriblement laide, dit-il, et puis, elle est la fille d'un crétin et d'une putain. Il trouve trop grosse la princesse Caroline de Naples : Elle a une graisse toujours flottante impossible à contenir dans un corset. Restent une princesse de Cobourg et Hélène de Mecklembourg. Thiers propose de ne rien décider avant d'avoir écrit au roi Léopold pour la première, et à Bresson pour la seconde. On lit sur sa figure qu'il a envie de dormir : Le cher président ! dit le roi, il tend où vous savez. Il faut qu'il nous aime bien pour avoir accepté cette conversation du soir. A cette heure-là, Thiers fait régulièrement un somme. Le lendemain, il marque au roi par une lettre sa préférence pour la princesse de Cobourg, et verrait avec plaisir la princesse Clémentine épouser le prince de Cobourg qui doit régner après la mort de son père ; cette double alliance entre les deux Maisons aurait une grandeur politique. La reine y est favorable pour des raisons religieuses. Mais le duc d'Orléans observe que la princesse de Cobourg, fille d'un Cobourg et d'une dame hongroise, est de sang croisé, alors que la princesse Hélène est de sang pur ; Louis-Philippe qualifie de pauvreté cette opinion, qui l'emportera.

Informé directement de l'échec à Vienne par Sainte-Aulaire, Léopold expose à Thiers ses vues, lucides et justes, et démasque le vrai de la politique de Vienne : Je crois qu'il ne faut plus penser à une union autrichienne, et en politique il ne faut jamais être dupe. On a été de bonne foi en avant, les autres ne veulent pas, on voudraient, tout en tirant les choses en longueur et même en ne les accordant pas finalement, profiter de la position du suppliant pour obtenir des résultats politiques, sans autres frais que des paroles et des manœuvres. Cela serait pour eux un beau succès diplomatique, mais pour nous ? Je n'ose pas dire ce que cela serait pour nous ! La preuve de la vérité de ceci se trouve dans les nouvelles dont je vous ai parlé de l'Allemagne et qui disent que Metternich se plaint de la précipitation qui a été mise dans cette affaire par la France. Pourquoi a-t-on tant pressé la chose ? Pour la réussite il fallait du temps ; la France n'a pas encore donné assez de garanties à l'Europe de ses bonnes intentions. Dans deux ans des choses deviendraient possibles auxquelles on ne saurait songer à présent ; mais il faut que la négociation marche doucementle mot allemand est bittweise, c'est-à-dire en suppliant et en sollicitant —, que la France prouve par sa marche politique qu'elle est vraiment digne d'une pareille alliance, etc. Ainsi on voudrait nous garder deux ans à genoux, et puis, les résultats obtenus, on ferait peut-être répondre au père, que ce soit l'un ou l'autre des archiducs, que malheureusement la princesse sa fille sent une telle répugnance et éprouve tant de crainte sur un séjour en France, qu'elle ne peut pas accepter l'honneur qu'on lui destine. J'ai, comme vous le savez, travaillé de mon mieux à la réussite de la chose, puisque, au fond, une Autriche sage n'a pas d'autres intérêts que la France, excepté la Péninsule, mais à présent je suis revenu sur mes idées, car je vois avec peine que les passions sont encore beaucoup trop écoutées à Vienne. Si les puissances du Nord veulent en quelque sorte se servir de l'alliance matrimoniale pour faire un marché politique avec la France et lui dire : pour avoir une de nos princesses, il nous faut des sacrifices politiques, il faut selon moi abandonner toute idée d'une pareille alliance qui deviendrait odieuse à la France. Il est fort important que l'union que contractera le prince royal le laisse bien clairement et nettement prince français, agissant dans les véritables intérêts de son pays. La force de la famille royale est en France. Quel appui, après tout, la branche aînée a-t-elle trouvé chez les puissances en 1830 ? Aucun ! Thiers a déjà signalé à ses agents que Metternich cherchait à réaliser cette fois encore son habituelle politique de statu quo. La perspicacité, la sagesse du roi des Belges rejoignent ses propres conclusions.

Au reçu de cette lettre, il a une longue conversation avec Apponyi. Il ne lui ménage pas les amabilités personnelles, mais aussi montre qu'il n'est pas dupe, qu'il sait parfaitement à quoi s'en tenir sur les véritables motifs du refus, en dépit des protestations de son interlocuteur, qu'il sait que Metternich tenta par une manœuvre oblique de le brouiller avec l'Angleterre, et il finit sur cette menace : Il n'y a que la guerre qui puisse terminer l'affaire d'Espagne, et la guerre, c'est la victoire ou la défaite. Apponyi ne peut réprimer un tressaillement. Protestations réciproques sur le mutuel désir de continuer les bons rapports, et l'on se quitte de la manière la plus amicale.

Bresson active la négociation à Berlin, pressé par son ministre : il faut une nouvelle garantie contre les assassins ; un mariage immédiat le procurera. Tout lui plaît dans la princesse de Mecklembourg : origine, parenté avec le roi de Prusse ; il faudrait un physique qui ne fût pas désagréable. Bresson la dépeint belle femme, mais avoue des dents gâtées ; on passera sur cet inconvénient, dont on se garde de rien dire à madame Adélaïde. Thiers tombera avant de terminer l'affaire. Le duc d'Orléans le regrettera et le tiendra au courant de la suite comme un ami de la famille et de notre cause. Il lui sera toujours reconnaissant de l'avoir commencée.

Au cours de l'été, la question d'Espagne rebondit. L'année précédente, le roi et Thiers ont pris des positions diamétralement opposées, et le ministre sait à quoi s'en tenir. Le gouvernement anglais refusait l'intervention en 1835 ; il la propose en 1836. Thiers répond le 18 mars à Sébastiani : Jamais on ne décidera le roi à un acte qui de loin ou de près ressemblera à l'intervention dans les affaires d'Espagne. Je le déciderais plutôt à passer le Rhin qu'à intervenir en Espagne... Les Chambres ne voudront jamais à aucun prix entendre parler de l'intervention en Espagne cette année moins que l'année dernière. Ayant contre moi le roi et les Chambres, c'est-à-dire le pays, je suis livré à mon opinion seule qui est fort modifiée depuis un an. Je crois encore que l'intervention eût été facile et sûre, l'année dernière ; je crois qu'elle serait aujourd'hui horriblement hasardée et dangereuse... Dût-elle être demandée par Madrid, des motifs bien puissants nous obligeraient à nous y refuser. Tout ceci pour répondre à lord Melbourne et à lord Palmerston. Le gouvernement souhaite le triomphe d'Isabelle, remplira ses engagements et agira de concert avec le gouvernement britannique, qui exprime sa confiance pleine et entière dans le président du Conseil français. Thiers informe de cette conversation notre ambassadeur à Madrid, Rayneval, qui devra annoncer au gouvernement de la reine, sans se lier irrévocablement les mains pour l'avenir, que le cabinet 1ies Tuileries est hostile à l'intervention ; ainsi, il s'en épargnera la demande. Le roi aime sa nièce, mais les souvenirs de 1808 le hantent. Pour Rayneval, il est bien évident que l'Espagne ne peut trouver de salut que dans notre assistance, et il accéderait à la demande du ministre Mendizabal de voir le général Harispe fixer son quartier général plus près de la frontière. Thiers répond : On ne nous forcera pas la main. Le roi ne laissera pas périr le trône de la reine Christine. Il est utile que la possibilité de l'intervention menace les carlistes comme une épée de Damoclès. La France ne veut pas intervenir à main armée aujourd'hui. Le voudra-t-elle jamais ? Je n'en sais rien. A ce moment, en avril, il veut ménager l'Autriche, mais se réserve de changer d'attitude.

Nouvelles de plus en plus mauvaises : le général Cordova ne fait rien à la tête d'une armée de 100.000 hommes, les carlistes en profitent et gagnent du terrain. Le général Bernelle commande la Légion étrangère en Espagne ; sa femme galope jusque sur le champ de bataille avec un officier polonais dont elle s'est amourachée ; elle a complètement déconsidéré son mari ; on parle de le destituer ; s'il l'était, dit le roi qui s'y oppose, sa troupe serait vite à la merci de celle du général carliste Mina. En vérité, nous jouons là un jeu bien dangereux. Thiers va à la parade : Harispe portera la Légion à 6.000 combattants, soit 7 à 8.000 hommes sur les contrôles ; il démonte un régiment de cavalerie pour monter 300 lanciers polonais éprouvés ; si l'on ajoutait à la troupe de Bernelle 8 à 9.000 bons Espagnols, ce général commanderait une quinzaine de mille hommes avec lesquels il pourrait donner un assaut décisif aux positions de don Carlos. Et le petit président devient si chatouilleux sur les affaires d'Espagne que, afin de ne pas lui porter ombrage, le roi fait prier Talleyrand, venu de Valençay pour quelques jours, de ne pas lui en parler. Et le prince de répéter à tout venant, notamment au général Alava, ambassadeur d'Espagne : Moi, je ne suis venu à Paris que pour voir le roi. Je ne parle pas d'affaires. Je ne veux pas en entendre, parler. Il s'en retourne en bonnes dispositions, sur la promesse de Thiers de l'aller voir à Valençay. Pour achever de l'y décider, Montrond vante à Mme Dosne les délices de ce séjour enchanteur.

Le 30 juillet, on apprend qu'une bande de carlistes s'est approchée de Saint-Ildefonse où résidait la reine, que les habitants, pris de panique, s'enfuirent à Madrid, et que la reine faillit en faire autant avec son premier ministre. Ce matin-là, Thiers annonce au roi que beaucoup de volontaires s'engagent à la Légion étrangère. Pour calmer le roi effrayé, il faut lui promettre de ne pas intervenir en, Espagne. Peu après, le duc d'Orléans, chaud partisan de l'intervention, vient à Saint-James conter qu'il sort d'une explication violente avec son père, et recommander à Thiers de tenir bon. Au conseil, Thiers reparle du recrutement de la Légion. Le roi lui coupe la parole : Si le roi, ne permet plus de discuter, qu'il gouverne à sa guise et fasse ses ordonnances. Mais tant que les ministres sont responsables, il faut que Sa Majesté entende les avis, et si je croyais de mon devoir de dire au roi que l'intervention fût nécessaire, je le ferais. Mais il ne s'agit maintenant que de la Légion étrangère. Le roi se fâche, pour s'apaiser assez vite. Le lendemain, Thiers lui propose de nommer le maréchal Clauzel ou Bugeaud à la tête du corps franco-espagnol, sous pavillon espagnol, et d'envoyer le comte de Bois-le-Comte auprès de la reine, pour renforcer l'action de Rayneval, malade. De plus il décide à part soi et sans en rien dire, mais d'accord avec le ministre de la Guerre, maréchal Maison, de porter la Légion à 10.000 hommes. Il en prévient le général Harispe qui devra n'envoyer qu'à lui seul la totalisation des chiffres de ce recrutement, et ajoute : Je suis le président très réel. Harispe se dit convaincu que 10.000 Français et autant d'Espagnols viendront facilement à bout des insurgés. Le 1er août, Thiers envoie à Rayneval des instructions pour lui, des conseils et des encouragements pour la reine, qui devra s'abstenir de demander une intervention impossible ; il répète le tout à Bois-le-Comte à qui le roi, en audience de congé et en présence de Thiers, confirme instructions et conseils.

Le maréchal Clauzel, pressenti, suggère que son concours vaut-le titre de duc d'Aluméda et une pension de 200.000 francs. Dès lors la balance penche en faveur de Bugeaud ; le 2, le roi signe en conseil l'ordonnance qui le nomme lieutenant-général ; le 3, Thiers lui demande sa collaboration ; quelle gloire pour lui de terminer cette affaire d'Espagne ! Il gémit : Le roi a un noble cœur, un excellent esprit, mais par un malheur inouï il se trompe incorrigiblement dans cette question. Bugeaud accepte et s'embarque aussitôt : Je m'étais bien promis de ne servir que sous le drapeau français, et pour les intérêts bien directs de mon pays ; mais je conviens avec vous que la balance politique pèse de ce côté plus qu'en Afrique. Vous savez que j'ai toujours été pour l'intervention et je déplore qu'on ne l'ait pas faite plus tôt, et qu'aujourd'hui on ne la fasse pas ouvertement. Enfin, un vaisseau étant prêt à appareiller à Brest, le ministre de la Marine, amiral Duperré, l'expédie à la côte de Malaga où croisent deux petites corvettes.

Thiers s'est entretenu de cet ensemble de mesures avec le duc d'Orléans. Il lui fait remarquer qu'elles peuvent nuire à ses projets de mariage ; le duc en serait fâché, mais n'hésite pas à sacrifier son intérêt personnel à celui de la France. La mauvaise humeur, prévue, des ambassadeurs de Prusse et d'Autriche, éclate ; ils font une démarche auprès du roi pour le décider à renvoyer son ministre, que Louis-Philippe prévient, et dont la riposte est triple : à un agent des ambassadeurs il déclare, avec mission de le répéter, que rien ne le fera changer d'avis, et que, ministre ou simple député, il fera prévaloir son opinion auprès de ses successeurs ; il demande au chargé d'affaires d'Angleterre le concours de lord Granville et de son gouvernement ; et il dicte à de Sacy, pour le Journal des Débats, un article qui défend sa politique. Le 5, nouvelle dépêche à Rayneval : Thiers lutte pour la reine Christine, n'aborde jamais le roi qu'avec sa démission en poche, se fait épauler par le duc d'Orléans et le roi Léopold, et reste persuadé qu'il sert la cause de la France autant que celle de l'Espagne, de Louis-Philippe autant que de Christine, sinon il ne contrarierait pas le roi. Le prince royal écrit à Christine le même jour ; il montre sa lettre à son père qui entre en grande colère et arrête la lettre. Le roi Léopold approuve toutes les mesures prises par Thiers, que soutiennent Sébastiani, Bresson, d'Argout parti faire une enquête dans le midi. A leurs yeux à tous, l'abandon de la reine serait une honte, une faute énorme aux conséquences désastreuses.

L'arrivée du roi de Naples et de sa famille apporte une note qui serait comique si leur visite ne s'achevait sur l'échec de deux mariages que souhaitait la reine Marie-Amélie. Pendant qu'ils se se promènent à Versailles, Louis-Philippe et son ministre ont, le 7 août, dans le parc de Neuilly, une longue et décisive conversation. Le roi se trompe, dit Thiers, reprenant son argument de 1821 : C'est parce qu'il a connu l'Espagne en 1810 et qu'il ne la connaît pas à présent, et c'est parce que je ne l'ai pas vue que je la connais mieux que lui. Depuis ce temps, l'Espagne a changé comme le reste du monde. Les paysans abdiquèrent leurs vieilles passions de jadis. Les villes s'arrêtèrent dans leur élan révolutionnaire. Il s'y forma un juste milieu sur lequel on peut s'appuyer. Il faut d'autant plus sauver le gouvernement de la reine Christine qu'un jour le duc d'Aumale montera sur le trône d'Espagne en épousant la reine Isabelle : évocation d'un rêve caressé par la famille royale où l'on appelait couramment le duc d'Aumale : Philippe V. Le roi en détourne son esprit, crainte de l'animosité de l'Angleterre, et en revient à l'échec de Napoléon. Thiers marque les fautes qui provoquèrent cet échec, et conclut que si le Napoléon de la guerre s'est perdu en faisant toujours la guerre, le Napoléon de la paix se perdra en ne voulant jamais que la paix. L'aide-de-camp de service et l'escorte ordinaire suivaient à quelque distance. Soudain, à un détour d'allée, quelqu'un se jeta précipitamment au-devant du roi. Le roi s'arrêta d'une manière ferme sur ses jambes en avançant sa poitrine et en relevant sa tête. M. Thiers fut un instant fort ému. C'était le jeune duc d'Aumale qui s'écria : Ah ! papa, te voilà ! Le roi, sans aucune humeur, lui dit : Oui, mon enfant, et l'embrassa.

Le roi déclare bientôt au maréchal Maison qu'il ne veut plus de Bugeaud, ni de plus de 6.000 hommes à la Légion, et, hors de lui, s'écrie : Si j'apprenais qu'on m'a trompé, j'appellerais Guizot tout de suite ! Maison répète le propos à Thiers, qui entre à son tour dans une grande colère. Si le roi veut la bataille, je suis prêt à la lui livrer ; et je vais aller le trouver pour lui dire qu'il me donne 10.000 hommes, ou bien qu'il fasse appeler Guizot. Qu'il travaille s'il le veut dans les intérêts de don Carlos : pourquoi alors ne ferait-il pas revenir Charles X en France ? Pour moi, je suis parfaitement décidé à ne pas céder sur la question d'Espagne. Montalivet s'efforce en vain de le calmer. Il souscrit à cet accord que Thiers conclut avec Maison : ou dire au roi qu'il faut 10.000 hommes à la Légion étrangère, ou s'engager sur l'honneur à réunir 10.000 hommes à la frontière, le roi croyant à 6.000. Quand la chose sera faite, je connais le roi, il sera bien forcé de subir un fait accompli. Tous trois vont dîner à Versailles. Thiers est placé entre madame Adélaïde et la princesse Clémentine qui lui demande : Cette pauvre Christine : que faites-vous pour elle ? Est-ce que vous la laisserez succomber ?Ah non, certainement nous la sauverons. J'espère lui trouver un général qui arrangera tout cela. A ce moment le roi l'interpelle : Servez du vin de Syracuse à M. Thiers, et donnez-m'en un peu. Président, je bois à votre santé. Mais Thiers a sur le cœur la phrase : Je prendrai Guizot, et la discussion reprend le 13 ; le roi s'échauffe, il brisera le cabinet plutôt que de le laisser s'engager dans l'affaire d'Espagne. Sire, on ne brise que les gens qui se cramponnent au pouvoir et je ne suis pas dans ce cas, car je suis prêt à l'abandonner. Que Votre Majesté prenne M. Guizot. — Ha ! Je le vois bien, c'est Maison qui vous a fait des contes. Il accorde les 4.000 hommes de plus, mais refuse Bugeaud. Il faut, cependant, à un tel commandement, ce général d'importance, car à la Légion s'ajoutent 4.000 Portugais, un fort noyau de l'armée espagnole, et le général anglais Evans a proposé de se mettre avec ses troupes sous les ordres du général français. Cette fois, Thiers pose son ultimatum : Le roi ne voit pas qu'il se déshonore en abandonnant la partie ; pour moi, je ne puis ni ne veux partager cette faute. Le 14, démarche personnelle du roi auprès de Montalivet qui, flatté et séduit, lâche pied. Le duc Decazes apprend à Thiers que Mme de Castellane, amie intime de Molé, a dit à Mme de Barante que le roi a engagé Molé à ne pas s'absenter parce qu'il pourrait avoir besoin de lui. Plusieurs fois par jour, Louis-Philippe réclame les états des engagements à la Légion au maréchal Maison, qui les fait établir dans son cabinet pour n'être pas trahi par les bureaux, et qui répond qu'il ne les a pas. La cassure est imminente. Le 15, Thiers l'annonce à Léopold : La crise que l'Espagne ne pouvait manquer d'amener est enfin arrivée. Le recrutement a réussi ; le général Bugeaud est revenu d'Afrique et se met bravement à notre disposition. Le Roi, après avoir consenti à tout, revient sur un point, il refuse Bugeaud à cause de son importance. Moi, je tiens à Bugeaud à cause de son mérite spécial pour cette entreprise. Le Roi ne cédera pas, et moi non plus. Notre séparation est indispensable... Je vois avec douleur un aveuglement bien profond dans le chef de notre dynastie. Il ne voit pas sa sûreté, sa grandeur où elles sont. J'ai fait mon devoir en loyal et fidèle serviteur de la Couronne. Je n'ai plus rien à faire. Léopold s'en afflige : Il est impossible que notre cher bon roi s'aveugle à ce point sur les intérêts les plus précieux de son trône et de la France. Je ne puis pas croire qu'il puisse résister à vos bons conseils. Il écrit à la reine et au duc d'Orléans pour qu'ils secondent l'action de Thiers. Entre parenthèses, lorsqu'il n'a pour communiquer que la poste, il prend ses précautions : Je la crois trop curieuse pour lui confier toutes mes pensées.

Ce même 15 août, Thiers revoit le roi, qui, pour gagner du temps, suggère le général Desmichels au lieu de Bugeaud. Le 16, Thiers annonce sa résolution au duc d'Orléans. En sortant du conseil de cabinet, il griffonne ce brouillon : Sire, c'est avec un vif regret que je prends aujourd'hui la plume pour écrire à Votre Majesté. La résolution que j'ai prise m'a coûté beaucoup à prendre, et me coûte encore plus à dire. C'est pour m'éviter l'embarras de l'exprimer verbalement au Roi que je lui adresse cette lettre... Je suis attaché profondément à sa personne, je fais des vœux ardents pour sa Maison, et je veux me réserver de la servir utilement quand nous serons tout à fait d'accord. Le 17 au matin, à dix heures, le roi le fait appeler. Décidé à partir, il propose au roi Guizot et Molé. Guizot a du talent, j'en conviens, répond le roi, mais il a peu de ressources dans l'esprit, et quant à son courage, je n'y compte guère lorsqu'il sera associé à Molé. Quant à Montalivet, il n'a pas d'esprit, médiocrement de courage, et toujours la goutte. La nouvelle, arrivée le 19, que la reine Christine a dû signer la proclamation de la constitution de 1812 imposée par les factieux et qu'Iturritz, le successeur de Mendizabal, s'est retiré avec tout le cabinet, ne permet pas à Thiers de partir tout de suite. Le duc d'Orléans cherche encore à l'en empêcher. Si vous sortez du ministère pour un motif qui n'émouvra point la nation et qui n'excitera point la sympathie de l'opinion, je crois que vous faites pour vous-même une très grande faute. J'ai peut-être tort de vous dire aussi crûment mon opinion, mais c'est le désir sincère et profond que j'ai de vous voir rester à la tête du ministère qui m'encourage à vous parler ainsi. En réalité, personne à Paris ne pense à l'Espagne.

Montalivet assiste à la dernière conversation entre le roi et Thiers. Deux grands principes s'affrontent ; le ministre soutient sa théorie fondamentale du régime constitutionnel ; le roi doit laisser la direction quotidienne de la politique à un chef de ministère ayant la majorité dans les deux Chambres, comme cela se pratique en Angleterre et en Belgique. Le roi répond qu'il est issu d'une révolution, que sa situation n'a rien de commun avec celle de l'Angleterre et qu'il n'a pas de leçon à prendre de son gendre. Il ne se mêle pas d'administration, ni même de fonds secrets et de la liste civile. Mais vouloir me mettre en dehors de la marche quotidienne de la diplomatie, me faire consentir à ne pas y voir ma responsabilité engagée au premier chef, c'est impossible ! Et l'armée ! n'en suis-je pas le commandant ? Il évoque Sully et Colbert qui ont laissé de grands noms, dans un temps qui n'était pas fait pour les mettre en lumière. Thiers reconnaît affectueusement que le roi lui épargna les misères que subirent ces grands hommes, mais il se sent incapable d'une participation incomplète au pouvoir dont il entend supporter toute la responsabilité et recueillir toute la gloire. Un silence. Eh bien, mon cher Thiers, ce n'est pas de moi que viendra la rupture, Montalivet en sera le témoin et le dira. Thiers emmène Montalivet dans sa voiture jusqu'à la place Saint-Georges, puis, la conversation n'étant pas finie, le reconduit jusque chez lui. Montalivet voit dans les dernières paroles du roi un espoir de rapprochement et voudrait s'y accrocher, mais en vain. Passant devant la colonne Vendôme que surmonte la statue qu'il y fit placer, Thiers dit : Regardez cet homme-là. Vous savez combien je l'admire, comment j'en ai parlé, avec quel respect je conserve ses reliques. La gloire a ses saints. Et après un temps : C'était un bien grand homme, mais je ne me serais jamais arrangé avec lui !... Vous croyez que j'ai de l'ambition ? Je n'en ai aucune. J'ai l'orgueil du pouvoir que je me crois capable d'exercer. J'en veux la gloire tout en en faisant profiter la Royauté de Juillet que nous avons fondée. Ne savez-vous pas tout ce qu'il faut faire pour mériter une demi-ligne dans l'Histoire universelle ? Après la chute, Passy confie à Dupin : Si nous étions restés, le Roi aurait été amoindri ; il aurait perdu l'un des avantages auxquels il tient le plus, celui de paraître diriger lui-même les Affaires Etrangères.

Le 29 août, la démission est acquise. Talleyrand la regrette. Il s'est établi comme bienveillant de Thiers, il l'est en effet, et ne peut le blâmer hautement, mais son opinion est celle du roi sur la question d'Espagne. Sa nièce regrette les instincts révolutionnaires qui ont poussé Thiers : Sa chute nous est sensible, parce qu'on regrette de voir les gens pour qui on a une longue habitude de bienveillance s'aveugler sur leurs propres intérêts. Elle le lui dit : c'est une faute de quitter le pouvoir pour un motif qui n'excitera aucune sympathie en France, et dont ni l'opinion, ni peut-être l'Histoire ne lui tiendront compte ; il ne devrait pas quitter les affaires sans écrire un mot au prince. On se flatte à Valençay que si Thiers y fût venu, il aurait changé sa résolution. En fait, il écrit beaucoup, ce 29 août, pour annoncer son départ. A Flahault : J'ai fait de vains efforts pour faire prévaloir ce que j'appelle la politique d'Occident, qui selon moi doit unir la France, l'Angleterre, la Belgique, l'Espagne, le Portugal, dans la même pensée, qui doit les maintenir toutes dans un système modéré et libéral, sage et cependant énergique au besoin. J'ai été peu écouté, je me suis retiré. Ce que je demandais, c'était ce que demandait lord Palmerston, non pas l'intervention directe, mais des secours efficaces, et prompts. Il le répète à plusieurs correspondants : le roi et lui se quittent sans humeur ; il se retire avec la bienveillance marquée du roi. Vous nous reviendrez à la première bourrasque, lui répond Sainte-Aulaire. Béranger, dont les sentiments lui reviennent maintenant qu'il n'est plus ministre, supplie Chambolle de tourner à la clémence le Courrier, bien impitoyable pour les gens qui tombent. La Revue des Deux Mondes lui exprime sa sympathie pour la politique qu'il a suivie. Il est fâcheux pour la monarchie de Juillet que M. Thiers s'éloigne de ses conseils.

Le 6 septembre, billet du roi, qui n'a voulu laisser partir le cabinet qu'après son remplacement : Mon cher Président, selon ce que je vous ai promis, je ne perds pas un instant à vous informer que je viens de signer les ordonnances qui seront demain dans le Moniteur. Je vous ai déjà témoigné combien je vous regrette et je mettrai toujours le même empressement à vous convaincre de tous mes sentiments pour vous. Le ministère Molé-Guizot est constitué. Le 8 et le 11, la reine et madame Adélaïde remercient Thiers de son dévouement et de son attachement à la famille royale ; elles ont confiance qu'il les lui conservera. Vous serez encore utile à notre bonne et belle patrie, et à notre bien-aimé Roi qui lui a voué toute son existence. En attendant, Vienne et Berlin cèdent à un élan de reconnaissance envers le roi, tandis que Palmerston se montre fort irrité. La position de Thiers n'est peut-être pas aussi mauvaise que le prétend alors Duchâtel.

Les lorettes voient l'hôtel de la place Saint-Georges se repeupler. Le gros chien jaune a disparu. Les lorettes chuchotent : Allons, allons, il paraît que notre voisin aura encore fait quelque farce à Louis-Félipe, et que Louis-Félipe l'a renvoyé.