Certains gestes de l'activité ministérielle de Thiers depuis 1832 sont à souligner : le 27 juillet 1833, avec Guizot, Mignet et plusieurs notabilités amies des études historiques, il fonde la Société de l'Histoire de France ; il commande à Moreau de Jonnès une œuvre de longue haleine, la Statistique de la France, et subventionne largement l'infirmerie Marie-Thérèse de Mme de Chateaubriand. A l'Intérieur, pour la joie du critique qui découvrit Delacroix et prôna le baron Gérard, de l'amateur d'art qui commence ses collections, les Beaux-Arts entrent dans ses attributions. Il règle l'ordonnance des fêtes publiques, discute avec Louis-Philippe des 500 musiciens et des 300 tambours que le roi veut disposer, le jour de sa fête, devant le pavillon de l'Horloge du côté dujardin des Tuileries, et manque provoquer une émeute le soir où il égare la fusée avec laquelle Louis-Philippe doit donner le signal du feu d artifice du Pont-Royal. Y a-t-il représentation de gala à la Cour ? Il n'accorde qu'à bon escient l'autorisation de jouer l'à-propos de rigueur. S'il ne peut accéder au désir de Victor Hugo qui voudrait transférer à Elisa Mercœur la pension que le poète refuse de toucher depuis que d'Argout interdit le Roi s'amuse, il fait rétablir celles du fameux ténor Blangini et de Marceline Desbordes-Valmore, supprimées en 1830, et recommande chaleureusement à Buloz cette muse douce et mélancolique. Spontanément, il nomme conservateur de la Bibliothèque royale Boïeldieu tombé dans le besoin, rétablit pour lui au Conservatoire la classe de composition supprimée depuis longtemps, et aux 3.000 frs que produisent ces places ajoute une pension d'autant. L'auteur de la Dame blanche disparu, le ministre souscrit 1.000 frs à son monument, achète son buste à Dantan pour le donner à l'Institut, et gratifie son fils d'une indemnité annuelle de 1.200 frs. Il accepte une innovation de Cherubini : faire jouer et chanter les élèves du Conservatoire pour les habituer à la scène. Il ne manque pas une représentation de l'Opéra. Ayant à choisir un directeur entre trois candidats fort riches et le docteur Véron, qui dirigeait la Revue de Paris : Je choisis le docteur, dit-il, parce qu'il a sa fortune à faire : il a tout intérêt à nous susciter de bons opéras. Cependant Véron se plaint de lui : par orgueil roturier, Thiers se dispense d'inviter aux bals et réunions du ministère les directeurs de théâtre ; Thiers défend mal à la Chambre la subvention de l'Opéra ; pour le désobliger, Thiers voit un scandale dans cette annonce faite par l'entrepreneur des bals : Une jeune fille en loterie, alors qu'il s'agit simplement d'une tête de Greuze. Peut-être cette mauvaise humeur tient-elle à ce bout de dialogue. Véron à Thiers : Vous voyez comme je suis à vous. Gratifiez-moi d'une place convenable et qui donne de la considération. Thiers à Véron : Oh ! oh ! Vous me demandez l'impossible ! Au Théâtre-Français, Thiers fait rajeunir le foyer et le péristyle où il multiplie les portraits, les statues et les bustes. Il a assisté à la première de Marion Delorme comme à celle d'Hernani ; ce soir-là, on se montre Mme Dosne coiffée à la reine-mère. Il reçoit les doléances des sociétaires dont les affaires marchent mal. Pour restaurer l'ancienne prospérité du théâtre, il a l'idée de demander Antony à Alexandre Dumas. Nous nous connaissions, lui et moi, dit l'auteur avec sa modestie coutumière : lui parce qu'il s'appelait Thiers, moi, parce que je m'appelais Dumas. On retire la pièce de la Porte Saint-Martin ; Dumas veut Mme Dorval pour interprète ; on pose les affiches... Jay l'apprend et crie à l'immoralité dans le Constitutionnel. Thiers craint qu'à la Chambre la coterie Jay, Etienne, Viennet, etc. n'empêche son budget de passer : il donne l'ordre au directeur, Jouslin de La Salle, de retirer la pièce et dé proposer une indemnité à l'auteur. Dumas refuse et fait un procès, qu'il gagne. Aussi, lorsque le Comité refuse Chatterton parce que Vigny veut Mlle Mars et non Dorval, le ministre, sollicité par le poète, se récuse. La pièce jouée, il reçoit des amas de lettres de malheureux qui ne doutent pas de leur talent, et menacent de mourir si l'Etat ne leur vient pas en aide. Il s'écrie : Il faut renvoyer tout cela à M. de Vigny ! L'objet de sa prédilection, en dehors de ses chères études, demeure la peinture et la sculpture. Il reprend sa plume de critique et expose quelques idées en un article du Mercure de France de 1835 intitulé : Direction des Beaux-Arts et particulièrement de la peinture en France. Il expose les causes générales qui portent les artistes contemporains à abandonner la grande peinture d'histoire pour la peinture de genre. Cette dernière a la faveur du public, tandis que l'administration commande la première et la paie. Mais les efforts du gouvernement pour empêcher les jeunes peintres de préférer la peinture de chevalet seront vains ; en leur payant des tableaux d'histoire, il n'a fait jusqu'ici que soutenir la médiocrité. D'ailleurs, est-ce au génie que s'adressent ordinairement les faveurs des bureaux ? Pour lui, il offre à Guizot, qui a perdu sa femme et cherche à se distraire en collectionnant des gravures, l'un des plus jolis tableaux du salon de 1833, La dernière entrevue de Charles Ier avec ses enfants, par Mme Rude ; il commande l'exécution en marbre de plâtres qui lui paraissent mériter cet honneur, et alloue 8.000 frs à la restauration des peintures d'Erard récemment découvertes au dôme de la cathédrale de Nantes. Il se préoccupe beaucoup de l'enseignement de l'Ecole des Beaux-Arts. A l'automne de 1835, il va en Belgique avec Montrond qui s'attache à lui de plus en plus, Lavocat et le docteur Ferrus, ancien médecin par quartier de Napoléon Ier, vieillard aimable, pétillant d'esprit et sceptique, qui soignait Thiers et le conseillait : Méfiez-vous des hommes gras... Il s'est mal conduit envers vous ? Il ne vous le pardonnera jamais ! Passant à Lille, il achète des lits, des armoires, des bahuts sculptés des XVIe et XVIIe siècles, pour servir de modèles aux élèves. Dans le même but il envoie à Marseille le plus habile mouleur du musée, pour mouler un bas-relief de Puget. En pareil cas, le roi d'Angleterre, le duc de Toscane, le pape ne font aucune difficulté : les Marseillais en soulèvent tant qu'il menace de priver de tous livres leur Bibliothèque, de tous tableaux leur Musée, et surtout de se montrer moins facile pour Messieurs de la santé. Il charge des sculpteurs, Edouard Bertin, Brion, Jouffroy, Marius Ramus, le jeune Marochetti, dont il s'éprend sur la recommandation du baron de Barante, de mouler en Italie les marbres les plus célèbres, et d'acheter, le cas échéant, marbres et bronzes pour son compte personnel ou celui de l'Etat : en somme, l'amorce du Musée de Sculpture comparée. Il confie aux frères Paul et Raymond Balze le soin de copier pour l'Ecole des Beaux-Arts les fresques de Raphaël ; à Sigalon, pour qui il multiplie les faveurs, le Jugement dernier de Michel Ange. Il utilise aussi Dubar. L'ambassadeur comte de Latour-Maubourg et les consuls sont alertés pour faciliter auprès des autorités ces opérations, et l'expédition à Paris des moulages et des copies. De ces artistes, le directeur de l'Ecole de Rome surveille et dirige les travaux. A ce poste, Horace Vernet en 1832 polémiqua avec Thiers, qui, en 1834, nomme Ingres. Ingres se targue de n'avoir exécuté dans sa vie que deux copies, obligatoires de par le règlement de l'Ecole : par ailleurs, il les condamne. Avant de partir pour Rome, il dîne avec Thiers chez la sœur d'Amaury Duval. Thiers veut charger Amaury de lui demander de copier les Chambres de Raphaël ; l'élève connaît la susceptibilité du maître, et décline la commission. Ingres une fois à Rome, Thiers lui demande directement, pour sa collection personnelle, un dessin de la Transfiguration, et éventuellement plusieurs autres ; bien entendu, il laisse au peintre toute liberté et toute facilité de refuser si le temps lui manque ; en ce cas, il le prie de désigner des jeunes gens pour exécuter ce travail, mais, dit le ministre, j'excéderais volontiers les bornes de mes moyens pour avoir la Transfiguration dessinée par vous. Ingres se hâte de répondre qu'il a choisi pour ce travail ceux-là même qui travaillent pour l'Ecole. Naturellement ombrageux, il éprouve une profonde antipathie pour Delacroix, objet de l'admiration de Thiers, mais il reconnaît qu'aucun ministre ne fit autant pour l'Ecole, et il choisit des termes vifs pour lui en exprimer sa gratitude. Si bien que le directeur continue à s'adresser au ministre tombé pour obtenir du gouvernement et des Chambres les subsides dont il a besoin. Là, Thiers bataille ferme en faveur des arts et des artistes. Il s'attire cette réplique de l'illustre Dumellet : Les arts sont une bien belle chose, mais dans un moment où l'on est gêné de toutes parts sous le rapport de nos finances, il faut cependant savoir s'arrêter. La Chambre suit Dumellet plutôt que Thiers. Il aurait voulu confier à Ingres un plafond du Palais-Bourbon, que, sans le prévenir, l'architecte donna à Evariste Fragonard dont la médiocrité l'irrite. A Ingres également il propose des travaux à la Madeleine où il n'est pas d'accord avec Paul Delaroche ; mais Ingres préfère rester à Rome où il se plaît. J. Ziegler témoigne une reconnaissance expansive au ministre qui le fait travailler à cette église, où Marochetti aura un groupe. Thiers achète 5.000 kilos de bronze pour fondre la statue de Cortot, l'Immortalité, destinée à la coupole du Panthéon ; le jour où, dans cette église désaffectée, on joue la Marseillaise et la Parisienne, c'est Thiers que la duchesse de Broglie apostrophe dans un élan d'indignation : Bienheureux les morts qui meurent au Seigneur ! Cela vaut mieux que tout ce que nous venons d'entendre ! Pour une fois, Thiers reste coi. Au Louvre, il charge Félix Duban de consolider et de décorer la salle des Sept Cheminées, de restaurer et de reprendre en sous-œuvre la galerie d'Apollon, travail de longue haleine qui ne sera achevé qu'en 1850. Il emploie Debayet et Marochetti à l'Arc de Triomphe. Là, au lieu d'accepter pour les hauts-reliefs des pieds-droits le projet d'ensemble de Rude, qui a conçu une tragique retraite de Russie en pendant à sa Marseillaise, il ne lui laisse que ce dernier groupe, donne à Cortot l'Apothéose de l'Empereur, et à Etex les deux groupes allégoriques du côté de Neuilly, en l'engageant à s'entendre avec Rude, Cortot et l'architecte. Etex, au tempérament révolutionnaire, discute ses projets ; il s'humanisera : Thiers lui fera obtenir un logement de l 'Etat, la commande du marbre de son Caïn, et une autre plus importante en 1872. Depuis 1833, écrira alors le sculpteur, M. Thiers a été pour moi un père. Les travaux à l'Arc de Triomphe valent au ministre une réclamation du roi, qui soigne sa gloire et lui écrit de Neuilly, le 1er août 1833 : De peur de l'oublier, je vous rappelle que dans le bas-relief de l'Arc de Triomphe de l'Etoile, je me trouve bien représenté au milieu des généraux de 1792, ce qui est une place que je réclamerais avec bon droit, puisque j'ai été promu au grade de lieutenant-général le 11 septembre de cette année, que j'ai commandé le 20 septembre à Valmy la seconde ligne de l'armée, et l'aile droite à Jemmapes le 6 novembre, mais on m'y fait porter l'uniforme de hussards que je n'avais jamais porté avant la Restauration, tandis que je réclame celui de lieutenant-général pour le bas-relief. Si le sculpteur vient aux Tuileries, mon valet de chambre lui montrera l'habit identique que je portais à Jemmapes, que j'ai conservé soigneusement, mais que je ne prête pas, parce que j'y tiens beaucoup. Horace Vernet l'a dessiné quand il a fait mes batailles. J'ai eu beaucoup de peine à le conserver au milieu des vicissitudes de ma vie aventureuse. Mais enfin il est encore chez moi, et en très bon état. Bonsoir, mon cher ministre. Je le ferai apporter demain dans mon cabinet. Les artistes témoignent à Thiers leur reconnaissance de ce qu'il fait pour eux, Ingres et Etex en tête. Charlet écrit de lui en 1840 au général Rigny : Thiers est un sauteur sans courage politique, mais en 1845 : Je n'oublie point ceux qui ont marqué dans ma vie d'une manière si bienveillante et si pleine de cœur, et je cherche à leur prouver que j'étais un cœur noble et digne de ce qu'ils ont fait pour moi quand le pouvoir leur est échu. En 1848, Brion et la miniaturiste Mme de Mirbel lui envoient l'expression touchante de leur admiration et de leur gratitude. De tous, Delacroix lui doit le plus, et le proclame : M. Thiers est le seul, placé pour m'être utile, qui m'ait tendu la main dans ma carrière. Après l'avoir mis en lumière dans ses journaux, Thiers le fait attacher en 1831 à la mission diplomatique que Louis-Philippe envoie au sultan Abd-er-Rhaman, lui obtient l'exécution et la décoration des plafonds de la Chambre des Députés, de la Bibliothèque et du Salon du Roi. Il faut pour cela vaincre l'aversion de Louis-Philippe qui ne comprend goutte à la peinture de Delacroix. Vous m'avez offert, dit le peintre, une de ces occasions décisives qui ouvrent à un artiste une carrière toute nouvelle et qui doivent l'agrandir nécessairement si elles ne mettent pas à nu son impuissance. L'œuvre finie, Thiers la fait admirer à un Normand, beaucoup plus connaisseur en chevaux qu'en peinture, et qui se cabre devant la couleur du cheval d'Attila. Je n'ai jamais vu un cheval comme celui-là. — Vous êtes bon enfant, réplique Thiers avec un fin sourire. Avez-vous vu le cheval d'Attila ? Delacroix fréquente l'hôtel de la place Saint-Georges ; il ne sait que dire aux gens qu'il y rencontre, et la réciproque est vraie : cela n'enlève rien à ses sentiments pour le maître de la maison, qui n'en peut mais. Lorsque sa santé l'empêche d'être aussi assidu qu'il le voudrait, il se console en lisant les volumes de l'Histoire du Consulat et de l'Empire, que l'auteur lui envoie sitôt parus. Il insistera pour que Thiers, le premier, voie terminée la chapelle qu'il a décorée à l'église Saint-Sulpice. Dernier témoignage : il léguera à Thiers par testament un bronze de Germain Pilon et un petit lion antique, également en bronze. |