THIERS — 1797-1877

 

XII. — LE MARIAGE.

 

 

Le 5 mai 1833, en même temps que le duc de Broglie et que Humann, Thiers reçoit la rosette d'officier de la Légion d'Honneur. Le 20 juin, il est élu à l'Académie française. L'année précédente, il fut un moment candidat au fauteuil de l'abbé de Montesquiou, avec Guizot, Salvandy, Tissot, Rœderer et sept autres ; par méfiance de Dupin, il se retira, et pria son ami Lebrun de donner sa voix à Salvandy : C'est, dit-il, un moyen d'assurer ma rentrée. Fontaney écrivait dans la Revue des Deux-Mondes : M. Thiers a fait ses preuves comme écrivain et comme orateur ; M. Thiers est homme d'esprit et homme d'Etat ; tout bien posé, M. de Salvandy sera nommé. Lorsque s'ouvre la succession d'Andrieux, Thiers entre en ligne et mène sa campagne avec Lebrun. Il essaie d'obtenir par Alexandre Duval le désistement de son concurrent, Charles Nodier. Nodier ne se désiste pas, et ne récolte que six voix, contre dix-sept à Thiers et deux bulletins nuls.

Trente-cinq ans, ministre influent, académicien, officier de la Légion d'Honneur, Rastignac, qui lui emprunte maints traits de caractère, n'a pas fait mieux. Thiers est un bon enfant, pas trop impertinent pour un parvenu, dit le comte de Montrond, le dernier des roués, l'âme damnée du prince de Talleyrand, qui réplique : Je vais vous en dire la raison ; c'est que Thiers n'est pas parvenu, il est arrivé. Exactement le mot de Joubert à Mme de Beaumont sur Bonaparte en 1800. Talleyrand lisait volontiers des recueils de bons mots.

Financièrement, la position du ministre apparaît moins brillante. Comme en juin 1830, il refait ses comptes en décembre 1831. Il a remboursé avec les produits du National 5.500 francs avancés par Sautelet sur cette Histoire universelle qu'il n'écrira jamais. Il a remis à Paulin, successeur de Sautelet, 3.000 frs pour la Monarchie de 1830, pour ses pertes et profits, avec abandon de tout ce qu'il a vendu. Il a réglé définitivement ses comptes en résiliation de traités avec Schubart et avec Lecointe, et acquitté le solde de ce qu'il devait encore à Cotta. Enfin il a payé à Mollet, en 6.400 frs d'effets, le jardin de la maison qu'il possède à Aix, rue des Chartreux. En mars 1833, il est endetté. Son avoir consiste en 10.000 frs de meubles et d'effets, en la maison d'Aix, et 60.000 frs d'argent comptant. Il doit toujours la maison de la rue Saint-Georges achetée en 1830 à la Société immobilière Saint-Georges, soit 100.000 frs, et diverses sommes empruntées à des amis : Bédarrides, qui l'aida à payer la pension qu'il fait à sa mère, Floret, sous-préfet de Carpentras, celle qu'il fait à son père, et Donnadieu.

La solution s'impose : un mariage riche. Or, il est amoureux, — il le devient facilement — et n'a aucune envie de se marier. Il a besoin de la société, de l'intimité d'une femme. Il cause avec les femmes plus volontiers qu'avec les hommes. Il est galant, et joindrait aisément le geste à la parole, mais on lui fait facilement oublier sa passion en lui parlant politique ; il y reviendra plus tard, ne se regarde jamais comme refusé, n'a pas plus de jalousie que de rancune, reste l'ami d'une femme dont il n'aurait pas été fâché d'être l'amant, et après l'avoir compromise par ses assiduités, ira quérir ailleurs des plaisirs faciles. Lorsque le roi l'envoie chercher la nuit pour une commission urgente, il est souvent absent de chez lui. Il connaît des succès féminins. Les méchantes langues citent notamment Mme Odier dont la sœur est la Valentine de Mérimée, ce qui est une clef des relations entre les deux hommes. On attribue son manque de bienveillance envers Thibaudeau, fils de l'ancien préfet des Bouches-du-Rhône, à ce qu'il eut en lui un prédécesseur, sans que la chronique dise auprès de qui.

Le moyen le plus simple de régulariser sa situation à l'égard de la Société immobilière Saint-Georges consiste à épouser, bien qu'il la considère comme une enfant, l'aînée des demoiselles Dosne, âgée de seize ans. L'amitié dévouée et reconnaissante qu'il a vouée à Mme Dosne l'y engage par surcroît. Il se fie entièrement à elle. Il lui communique les nouvelles politiques et même les secrets du conseil. Depuis le mois de septembre 1832, elle en prend note au jour le jour, pour le cas où il écrirait ses mémoires. La duchesse Decazes souligne le caractère tout amical de leurs relations ; il aurait quitté la femme dont il aurait été le plus amoureux plutôt que de lui sacrifier Mme Dosne ; un autre mariage l'aurait brouillé entièrement avec elle ; il aurait perdu son amitié, l'aurait affligée. Peut-être a-t-il eu raison et le monde a-t-il calomnié les intentions. Il a protesté contre l'injustice du monde, car il sait là réputation faite à Mme Dosne. Elle a pour lui une amitié vive, susceptible, qui la rend méchante pour ceux qui ne sont pas bien pour lui, et ils sont nombreux, dit-il en riant. Mignet regrette de le voir renoncer à la possibilité d'alliances offrant ses mêmes avantages de fortune et susceptibles de lui apporter de solides appuis politiques. Il fait part de ses regrets au général Garraube, député, et au comte de Rambuteau. Tous trois décident de chapitrer Thiers, au cours d'un petit dîner au Dépôt des Affaires Etrangères. Il les écoute complaisamment, les remercie de leur affectueux souci, et continue : Quand je vins à Paris, Mignet s'en souvient, nous étions deux pauvres camarades sans argent et sans protection. Je trouvai l'un et l'autre dans la famille Dosne qui m'accueillit, m'aima, m'adopta. Je lui dois mes premiers succès, et aujourd'hui que la fortune me sourit, que le crédit et le pouvoir sont en mes mains, je serais un ingrat si je ne faisais partager mes honneurs à ceux qui ont protégé mes débuts. C'est une dette de cœur que j'acquitte. Quelque avantage que je puisse rencontrer ailleurs, je ne regretterai jamais le parti que je prends. Mêmes sentiments dans la lettre où il annonce la grande nouvelle à l'autre ami, le plus cher et le plus sûr, à Rouchon-Guigue. Il dépeint sa fiancée belle, aimable, élevée par une mère qui lui fit un devoir d'exister pour lui seul ; elle a mis en lui sa petite fierté. Ce qui n'est pas moins précieux pour moi, c'est sa famille qui m'aime avec tendresse et dans laquelle je trouve repos, confiance, consolation, tout ce dont j'ai besoin plus que jamais et plus que personne. Sa fortune sera très belle un jour, surtout pour moi qui n'ai rien, absolument rien, et qui en suis fier, car j'ai manié des millions. Et à Pierre Lebrun : J'épouse Mlle Dosne, que vous connaissez et dont je n'ai rien à vous dire. Je lui suis très attaché, et je le suis beaucoup à sa famille, et depuis longtemps, et vous savez que j'aime beaucoup les amis que j'aime de longue date.

La nouvelle se répand. Béranger le félicite de s'allier à des gens honorables et riches, à une jeune femme fort jolie et fort aimable, mais le chansonnier, depuis que son jeune ami atteignit les sommets, mêle volontiers un filet de vinaigre au miel de ses compliments : Tout cela vaut mieux que des grandeurs et je conçois que vous vous en contentiez. Il y a là tout ce qu'il faut pour consoler de n'être plus ministre, le cas échéant. A Talleyrand, Thiers confie qu'il aime sa jeune femme plus qu'il ne convient à son âge, qu'il aurait été plus ridicule d'en finir à quarante ans au lieu de trente-cinq, mais qu'il lui est insupportable de penser qu'il va livrer des êtres chers aux indignités et à la malice du monde. Talleyrand répond, flatteur et concis : Vous voilà donc entrant dans une nouvelle vie ? Vous serez heureux, j'en suis sûr, parce que vous portez, à vous tout seul, à la personne que vous épousez, tout ce qu'on peut avoir d'esprit, de talent, de gaieté, de douceur et de bon caractère. Quant au colonel de Brack, il s'adresse à Mme Dosne : Vous voilà donc, chère amie, avec vos petits pieds sur le chemin des grand'mamans, et vous allez sans doute vous vieillir pour qu'on ne vous prenne plus pour la sœur de votre fille... Qui m'aurait dit, il y a quelques années, lorsque je vous présentais Thiers, que je serais la première cause d'un semblable bonheur pour lui ? et que cet amour de petite fille, que j'avais vue naître, et que je faisais sauter sur mes genoux, deviendrait sa femme ? En post-scriptum, il demande que Thiers le fasse passer général.

M. Dosne envoie son consentement de Brest. Depuis longtemps il se doutait de ces projets de mariage. Il a étudié le caractère de son futur gendre, et avoue avec plaisir avoir rencontré en lui toutes les qualités qui peuvent rendre une femme heureuse. Afin d'assister à la noce, il prie Thiers de demander pour lui au ministre des Finances, non pas un congé, qui entraîne la retenue de la moitié du traitement, mais une permission, qui n'offre pas le même inconvénient.

Thiers déjeune chez le curé de Notre-Dame de Lorette, la vieille église sise rue du Faubourg-Montmartre ; la neuve est en construction. Il trouve son billet de confession sous sa serviette ; au dessert le curé lui demande un calorifère : Un calorifère ? Vous m'embarrassez, car, dit le futur en riant, les calorifères n'entrent pas dans mes attributions ; mais je n'oublierai pas votre église, et vous pouvez compter sur un souvenir de moi.

Le 6 novembre, signature du contrat en présence des plus hauts personnages de l'État : en tête, le maréchal Soult, duc de Dalmatie, président du conseil, et les ministres au grand complet, les présidents de la Chambre des Pairs, de la Chambre des Députés, de la Cour Royale, le bâtonnier de l'Ordre des avocats, des maréchaux de France, des généraux, des aides-de-camp du roi, le préfet de la Seine, le préfet de Police, le directeur des Beaux-arts, des membres de l'Académie française et de l'Institut, des pairs de France, dont Victor Cousin, des députés, des conseillers d'Etat, Maurice Duval et Foudras, l'ami Mignet et le fidèle secrétaire A. Martin ; du côté de la mariée, des parents, des généraux, des financiers, Boursault, Tattet et les Bocher. Elise Dosne apporte en dot un trousseau, chef-d'œuvre de Mlle Victorine, estimé 20.000 frs, et 300.000 frs d'argent comptant. Ces chiffres détruisent bien des légendes. Il est stipulé que si Thiers décédait, sa mère recevrait une pension de 1.500 frs. à condition de renoncer à sa succession. Le 11 novembre, il requiert les notaires de l'accompagner aux Tuileries, où Leurs Majestés le roi et la reine des Français daignent apposer leur signature au bas du contrat. Le mariage à l'église a lieu le 7 novembre. Ce jour-là, la mariée arbore une redingote en mousseline des Indes brodée, doublée et garnie de dentelles ; pour le jour, une robe en riche point d'Angleterre ouverte et agrafée sur le côté avec des diamants ; la robe de bal ouverte et drapée sur les côtés par des agrafes de fleurs. Tout ce qui composait le trousseau et la corbeille était analogue à un tel luxe, dit un journal. La jeune femme est charmante et sera toujours ! extrêmement élégante. Elle a appris la valse à deux temps et ; la polka avec Cellarius. Elle a de belles couleurs, de beaux cheveux, de jolis membres bien attachés, de grands yeux, mais la bouche désagréable et le front saillant. Elle a seize ans et en paraît dix-neuf. Bocher le fils et le baron de Barante la voient bien jolie et séduisante sous un chapeau de peluche blanche de chez Herbault. Voici les critiques : Elle ressemble, dit Sainte-Beuve, à une de ces journées qui ne sont pas rares à Paris, où il y a un soleil brillant, mais où l'on sent de l'aigreur dans l'air. Talleyrand invite toute la famille à dîner. La duchesse de Dino confirme l'impression de Sainte-Beuve : Elle n'a aucun maintien, aucun usage du monde, mais tout cela peut venir, elle ne fera peut-être que trop de frais pour d'autres que son petit mari, qui est très amoureux, très jaloux, mais jaloux honteux, à ce qu'il m'a avoué. Les regards de la jeune femme pour lui sont bien froids ; elle n'est pas timide, mais elle a l'air boudeur et sans aucune prévenance. Quant à Mme Dosne, elle n'a jamais dû être bien jolie ; son rire est déplaisant, son ironie sans gaîté, mais sa conversation spirituelle et animée. Mme de Dino rêvait pour le protégé du prince un autre mariage. Et comment la jeune femme sera-t-elle avec son petit mari ? Le ménage est invité à Compiègne pendant un séjour de la famille royale. Un appartement leur avait été réservé avec l'inscription Pour apposée sur une porte, ce qui, suivant l'ancienne étiquette des cours, était le signe de la plus haute faveur pour les personnes admises à séjourner dans les châteaux royaux. La Reine, sévère pour la tenue de sa maison, n'avait fait mettre qu'un lit dans l'appartement des Thiers, comme elle avait toujours fait pour tous ses invités. Mais Mme Thiers fut outrée de cet arrangement, et s'emporta tellement qu'il fallut en ajouter un autre, ce qui scandalisa fort la vertueuse reine.

Le mariage modifie la situation de Thiers dans le monde. La partie de l'aristocratie rapprochée de Louis-Philippe, qui le recevait, ne veut pas recevoir sa femme, ni sa belle-mère. Mme Dosne en est blessée, d'où une aigreur qui réagit sur l'esprit du gendre. L'orgueil aristocratique de la duchesse de Dino et de Mme de Boigne s'insurge : le voilà dans une sorte de solidarité avec les plus petites gens du monde, mal famés, prétentieux ; il inonde d'un déluge d'esprit la boue qui l'environne, il finira par en être éclaboussé. Ses manières changent depuis qu'il ne reçoit que des gens qui se subordonnent à lui. Il faut qu'il n'ait pas un grain de méchanceté dans le caractère pour ne pas éprouver les rancunes que son entourage s'efforce de lui inculquer. Conséquences : Mme de Flahault s'indigne que Mme Adélaïde lui donne comme pendant Mme Thiers pour quêter à l'église Saint-Roch, et refuse. Cela se sait. Mme de Lieven et Mme de Flahault affectent de ne pas fréquenter les salons de la place Saint-Georges. Mme de Dino se félicite que Thiers la place loin de ses femmes le jour de sa réception à l'Académie française. Lady Granville, ambassadrice d'Angleterre, se montre si peu polie avec sa femme que Thiers alors président du Conseil, prend la mouche et dit à Mme de Lieven : Il est insupportable qu'une ambassadrice se conduise de la sorte avec la femme d'un premier ministre ; si cela continu, je ferai déplacer l'ambassadeur. — Si c'est une commission dont vous me chargez, je vous prie de la faire vous-même. L'ami Edward Ellice s'en charge, et, peu après, entre les ménages Granville et Thiers fleurissent sourires et politesses. Thiers, qui témoigne de sa déférence envers le duc de Broglie et de son admiration envers la duchesse, en viendra à poser comme condition de son appui à une combinaison ministérielle du duc l'entrée de sa femme dans le salon de la duchesse, que Loève-Veimar raillera de se faire bourgeoise et sans éclat pour visiter Mmes Dosne et Thiers. Le comte de Nesselrode signale la réaction : Jamais Mme Thiers ne se familiarisera avec l'idée de céder le pas à une duchesse du faubourg Saint-Germain.