Thiers a fait relier pour son usage personnel une collection du National. Le numéro du 26 juillet 1830 y apparaît exactement semblable aux précédents. Le suivant, au contraire, porte les dates des 26, 27, 28, 30 et 31 juillet. En tête, ce chapeau : Par suite des violences du dernier gouvernement, nos communications avec les départements ont été interrompues, et les numéros que nous avons publiés en dépit des ordonnances du 25 juillet, et distribués gratis dans Paris au nombre de sept ou huit mille exemplaires chaque, manquent à la collection de la plupart de nos abonnés. Pour satisfaire à leurs justes réclamations et les mettre à même de juger, aussi bien qu'il se peut, des mouvements des trois journées qui ont été décisives dans Paris, nous reproduisons dans un même numéro tous les documents et articles qui nous paraissent conserver de l'intérêt. Nous aurons soin d'indiquer le motif et la place des suppressions. Suit un supplément au numéro du 26, et le résumé annoncé pour chacun des numéros suivants. Ce numéro collectif est ponctué à la fin du texte par une vignette représentant un coq sur un clairon ; les trois quarts de la dernière colonne restent en blanc. Le numéro du 27 juillet, sur quatre pages, contient la protestation des journalistes et le texte des fameuses ordonnances. Puis vient un numéro de fortune, également daté du 27, une feuille composée sur le recto seulement, relatant la perquisition dans les bureaux du journal, et donnant trois articles aux titres significatifs : Les violateurs des lois, Hypocrisie et Etat de la capitale. Le journal n'a pas paru le 28 juillet. Celui du 29 offre le même aspect que le précédent ; il contient un appel aux Parisiens, une proclamation de Lafayette, la protestation des députés, une apologie du peuple de Paris, l'annonce de la constitution d'une commission constitutionnelle et municipale de cinq membres, et des échos. Puis quatre papillons : Le roi Charles X ne se croit pas encore vaincu. Par ordonnance royale en date de ce matin, il a mis le duc d'Orléans hors la loi pour avoir pris le parti du peuple, et il ordonne à tous ceux qu'il ose encore appeler ses sujets de courir sus. Il n'y a pas de point final. Le deuxième est ainsi conçu : LE DUC DE CHARTRES MARCHE AU SECOURS DE PARIS AVEC SES RÉGIMENTS. On va former à Paris une légion, sous le titre de Légion de la jeune France. Tous les jeunes gens doivent se réunir, à midi, sur la place des Italiens, où on travaillera à l'organiser. Le troisième contient la proclamation bien connue du duc d'Orléans : AUX HABITANTS DE PARIS ; le quatrième la proclamation rédigée par Thiers, Charles X ne peut plus rentrer dans Paris... qui continue en recommandant aux Français le duc d'Orléans suivant une formule réservée aujourd'hui aux produits alimentaires ou pharmaceutiques que l'on désire faire adopter par le public. Le numéro du National du 31 n'est toujours composé que d'une feuille, imprimée au recto seulement. L'article de tête commence par ces mots qui donnent le ton : La maison de Bourbon est pour la deuxième fois exclue du trône. Vient ensuite le texte voté par la Chambre, proclamant le duc d'Orléans lieutenant-général du royaume, puis la liste des ministres nommés par le gouvernement provisoire, le rétablissement de la garde nationale, et une rectification d'un député, Audry de Puyraveau, dont on avait omis de citer le nom parmi les membres de la commission municipale. Les numéros des 1er et 2 août ont repris sur quatre pages la physionomie habituelle du journal. Celui du 3 août s'en différencie par une vignette placée au-dessus du titre : deux drapeaux tricolores entrecroisés et coloriés. En ces quelques feuilles de papier tient toute une révolution. Numéros de journal, minuscules papillons noircis de quelques lignes d'impression, volèrent de mains en mains par milliers, annonçant les événements au fur et à mesure qu'ils se produisaient, et les influençant. Une foule avide de les lire les dévorait : ils ont été de l'action, une dynastie qui s'effondre, des heurts d'ambitions et d'intérêts, des hommes qui s'entretuent, une nouvelle dynastie qui monte sur le trône, et sinon le bonheur pour tout le monde ; au moins la fortune pour quelques-uns. Aujourd'hui, soigneusement reliés, ils dorment sagement sur un rayon, dans le calme d'une bibliothèque. Que s'est-il passé ? Le dimanche 25 juillet, dans le plus grand secret, Charles X et ses ministres ont décidé le coup d'Etat : la promulgation des ordonnances qui violent la Charte. A la fin de la journée, M. de Chantelauze, ministre de la Justice, convoque à son hôtel M. Sauvo, rédacteur du Moniteur, et, en présence de M. de Montbel, lui remet le texte du Rapport au Roi et des cinq ordonnances. M. Sauvo le parcourt. L'émotion le gagne. Eh bien ? demande M. de Montbel. — Dieu sauve le roi et la France ! répond M. Sauvo. — Nous l'espérons bien ! — Messieurs, j'ai cinquante-sept ans, j'ai vu toutes les journées de la Révolution, et je me retire avec une profonde terreur. Il salue, et sort. Le lendemain, le Moniteur paraît un peu plus tard que de coutume. Il publie ces actes qui suppriment la liberté de la presse, mettent la publication des journaux et de tous les imprimés de moins de vingt feuilles d'impression à la merci du gouvernement, réduisent la Chambre des Députés de près de moitié, excluent la masse des patentés des listes électorales où ne subsiste qu'un petit nombre de propriétaires fonciers, et enlèvent aux deux Chambres le droit d'amendement direct. L'effet dans Paris est assez long à se produire : tout le monde ne lit pas le Moniteur. Les premiers informés, députés et journalistes de l'opposition, se cherchent. Quelques-uns vont demander une consultation juridique à Dupin aîné, qui se dérobe. Chez Laffitte, porte close : le banquier est à sa terre de Breteuil, dans l'Eure. Plusieurs se rejoignent chez Casimir Périer, hésitent sur la résolution à prendre, et finalement, en l'absence de la Chambre, opinent pour que les députés de Paris prennent l'initiative d'une manifestation. Alexandre de Laborde, seul député de Paris présent, y consent, et va s'occuper de réunir chez lui ses collègues de la capitale. La campagne menée par le National depuis sa fondation l'a mis au premier plan de l'opposition. Il dispose de vastes salons, dans une situation centrale. Les rédacteurs des diverses feuilles d'opposition y accourent, en quête de nouvelles. Au sortir de chez Casimir Périer, Alexandre de Laborde et son collègue Bérard entrent dans les bureaux du National. On les acclame. On confère à Laborde la présidence de la réunion. On décide de protester contre les ordonnances. Les timides ne veulent pas d'une protestation collective. Il faut laisser à chacun sa liberté, disent-ils. Thiers, qui va faire preuve de netteté et de vigueur dans la décision, de justesse dans le coup d'œil et jouer un rôle prépondérant, répond vivement : — Alors les uns iront plus loin que les autres. On se trouvera divisés tout d'abord, et le gouvernement pourra choisir, pour frapper, ceux dont il redoutera le plus l'influence. Les journaux épargnés pourront se refroidir. Au lieu que tous les organes de la presse indépendante, en s'unissant en une seule protestation, forceront le gouvernement de les attaquer tous à la fois. La presse ne se divisant pas dans ses actes, le public ne se divisera pas dans ses opinions. L'unanimité peut seule assurer le succès de notre résistance. Bérard soutient la même opinion. A de nouvelles objections, Thiers réplique : Des articles, quelque nombreux qu'ils soient, quand leur origine est diverse et leur ton différent, ne sont que des articles et ne constituent pas un acte, tandis qu'une seule protestation faite au nom de tous, signée de tous, constitue un acte positif de résistance et une véritable insurrection légale. Il l'emporte. On confie la rédaction de la protestation collective à une commission de trois membres : Thiers, Cauchois-Lemaire, Chatelain. Les deux derniers passent la plume à leur confrère, qui rédige seul le texte où il introduit l'idée essentielle : Les écrivains des journaux, appelés les premiers à obéir, doivent donner l'exemple de la résistance. Pendant qu'il s'y emploie, voici des nouvelles : le peuple ne bouge pas, mais au Palais-Royal, des jeunes gens que hante le souvenir de Camille Desmoulins montent sur des chaises, lisent à haute voix le Moniteur, et les passants qui les ont écoutés vont porter dans tous les quartiers la nouvelle du coup d'État. Le texte de la protestation établi, on le discute, pour l'adopter sans modification. Nouvelle discussion : signera-t-on individuellement ? Ou mentionnera-t-on simplement une signature collective ? Les apeurés penchent pour la seconde solution. Thiers, soutenu par Charles de Rémusat, Carrel et Mignet, préconise énergiquement la première. — Quelques-uns des journaux au nom desquels nous ferons la protestation peuvent ne pas oser la publier. Cet inconvénient disparaît si elle est signée par les principaux rédacteurs de chaque journal. Il suffit alors qu'un seul l'imprime pour qu'elle produise tout son effet. Dans un acte aussi grave, ce ne sont pas les gérants seuls qui doivent être compromis : il faut que tous les écrivains résistent de leur personne, par leur signature. Il faut des noms au bas. Il faut des têtes au bas. Laffitte, dans ses Souvenirs, dénonce la timidité, à son goût, de cette attitude. Lui seul, prétend-il, est capable quelque temps d'une certaine vigueur : Thiers manque d'audace, Laborde est un esprit léger, Mauguin un ambitieux actif, Schonen un caractère exalté, Barthe et Mérilhou des avocats avides de popularité et d'argent ; et il se borne à mentionner l'austérité de principes et de mœurs de Labbey de Pompières et d'Audry de Puyraveau. Entraînés par Thiers qui signe le premier, quarante écrivains l'imitent, représentant le National, le Globe, le Constitutionnel, le Courrier français, le Temps, le Commerce, le Journal de Paris, la Tribune, le Courrier des Electeurs, le Figaro, le Sylphe. Pendant qu'Alexandre de Laborde s'efforce de réunir chez lui le plus possible de députés, les journalistes se rendent dans les divers quartiers de Paris, où peu à peu monte le grondement de colère du peuple. Au National, une réunion d'électeurs suit celle des journalistes. Successivement Treilhard et Mérilhou la président. On y discute du refus de l'impôt et du rétablissement de la garde nationale. Casimir Périer, dit Laffitte, vient donner des conseils dictés par la peur et ce sentiment de conservation propre aux hommes que les affaires ont attiédis. Le baron de Schonen, député, ancien membre de la Haute Vente, conseiller à la Cour royale de Paris, interrompt la discussion : — Il n'est plus question de discuter, mais d'agir ! Il faut traduire en actes les principes que nous avons proclamés ! Nous devons opposer la violence à la violence, et repousser la force par la force ! — Je ne demanderais pas mieux, répond Thiers, mais on ne s'insurge pas avec rien. Qu'avez-vous pour vous soutenir ? Le peuple ne remue pas. Que ferez-vous contre des canons et des troupes réglées ? Rémusat l'appuie. Mais Schonen insiste, et l'emporte. On décide l'appel au peuple et le refus de l'impôt. A la Bourse, l'émotion est considérable. Le soir, à huit heures, à la réunion trop peu nombreuse de députés chez Laborde, Bérard ne réussit pas à imposer le principe d'une protestation. A cette même heure, un groupe de manifestants sort du Palais-Royal, court au ministère des Affaires Etrangères, et aux cris de Vive la Charte ! A bas Polignac ! assaille à coups de pierres la voiture du ministre qui rentrait. Le lendemain matin, mardi 27 juillet, seuls le National et le Temps publient la protestation des journalistes. La foule, massée devant leurs bureaux, s'arrache les feuilles qu'on lui jette par milliers. A neuf heures, la gendarmerie à pied et à cheval occupe la place des Italiens. Des patrouilles parcourent la rue Neuve-Saint-Marc et les rues adjacentes. A onze heures, les commissaires Colin, ceint de son écharpe bleue, et Béraud, des Délégations judiciaires, signifient l'ordre qu'ils ont reçu du préfet de Police Mangin de saisir les presses. Assistés d'officiers de paix et de gendarmes, ils pénètrent dans les bureaux. Thiers, Mignet, Carrel, Gauja, et Hingray, l'imprimeur du journal, leur opposent un jugement de M. de Belleyme, président du tribunal civil de la Seine, qui ne reconnaît pas l'ordonnance du 25 obligatoire, de ce fait qu'elle n'a pas paru au Bulletin des Lois. Un huissier dresse un constat. Les commissaires procèdent à une perquisition minutieuse. Ils ne découvrent pas un seul exemplaire du numéro du jour : il n'en reste plus ; tout fut distribué en moins d'une heure. Comme on refuse de leur ouvrir la porte du local où sont les presses, ils requièrent un serrurier. Les journalistes entourent cet homme et l'objurguent : Vous allez commettre un crime. Vous êtes du quartier, on vous connaît : vous perdez votre industrie. L'homme hésite, et finit par céder aux injonctions des commissaires. Mais il ne réussit pas à crocheter la porte ; alors il l'enfonce. Puis il démonte les deux presses et en enlève les pièces les plus importantes, le balancier et le régulateur, garnis de leurs boutons et de leurs vis, que les commissaires emportent. Ils se retirent en exprimant le regret de n'avoir pas rencontré une plus grande disposition à l'obéissance. L'article qui rend compte de l'incident se plaît à reconnaître qu'ils ont adouci par les formes l'odieux de leur mission. Ses amis avaient eu toutes les peines du monde à empêcher Paulin de tuer un gendarme : il risquait sa vie, mais il entraînait sûrement le peuple. Quant au secrétaire du commissaire de police, il s'attardait derrière son chef, et, en a parte, indiquait aux journalistes les moyens de rendre inefficaces les mesures illégales auxquelles il avait reçu lui-même l'ordre de concourir. L'un des principaux rédacteurs, Chevalon, futur député de 1848, quitte les bureaux pour retrouver Théophile Thoré et une bande de bohêmes, républicains et romantiques, qui ne respectent ni religion, ni roi, ni aristocratie, et avec lesquels il gardait habituellement le contact. Eh bien ! C'est le moment ! Nous allons faire la République ! — Naturellement ! — Le père Lafayette... — Bon ! — C'est convenu ! La bande se met en mouvement. Elle participera brillamment à la prise des casernes de la rue de Babylone et de la rue de Tournon. Dans Paris, les imprimeries, les ateliers se ferment, et les ouvriers se répandent dans les rues. Chacun sort de chez soi pour aller aux nouvelles. La police ferme les cafés et les cabinets de lecture. Les magasins riches s'entrouvrent à peine. Le jardin et les couloirs du Palais-Royal évacués, on ferme les grilles. De même aux Tuileries. La gendarmerie, la garde royale, la ligne, occupent tous les emplacements où risque de se former un attroupement. Lorsque le sang commence à couler, les infâmes journaux salariés s'écrient : Vous l'avez voulu ! Les autres ripostent : Non, nous ne l'avons pas voulu, mais malheur à qui a pris cette épouvantable responsabilité sur sa tête ! Après avoir assuré la publication d'un numéro de fortune, Thiers se met à la tête d'une députation de jeunes gens délégués par leurs camarades de la bande Chevalon, composée de Michel Chevalier et Hippolyte Bonnelier. Il les mène chez Casimir Périer, où se terminait une réunion de députés dont Villemain venait de dire : Je n'ai jamais vu tant de réunis ! Au moment où Périer reconduit sur le palier Guizot, le duc de Broglie et Audry de Puyraveau, Thiers se présente avec sa délégation qui, très excitée, réclame une prompte action et des chefs. Guizot et Périer prêchent le calme. Pourquoi vous presser ? Attendez le 3 août. — Avec vous, messieurs, ou sans vous ? dit Bonnelier. — Mais, malheureux jeune homme, réplique vivement Guizot qui ne songe encore qu'à une résistance légale, où voulez-vous nous mener ? — A l'insurrection ! dit Michel Chevalier. De là, Thiers se rend à une autre réunion chez Cadet de Gassicourt, rue Saint-Honoré. On délibère au bruit de la fusillade. Il discute avec Cauchois-Lemaire, Chevalier, Bastide, Dupont, les moyens de régulariser la résistance. Il insiste pour le retour aux formes légales. En fin de compte, on ne décide rien, qu'une autre réunion pour le lendemain. Pendant ce temps, le procureur du roi, Billot, porte lui-même à la préfecture de Police quarante-deux mandats d'amener délivrés sur son réquisitoire par un juge d'instruction du tribunal de la Seine, contre les quarante-et-un signataires de la protestation des journalistes, et contre l'imprimeur du National. Il se fait tard. Le chef de bureau chargé par le préfet de faire opérer les arrestations objecte qu'il n'a pas les adresses des prévenus, et déclare ne pouvoir procéder que le lendemain à la première heure. Royer-Collard, informé de la manœuvre qui se prépare à la préfecture de Police, en donne avis à Thiers, qui prévient Chambolle et l'engage à pourvoir à sa sûreté ; il lui annonce que pour se soustraire à une arrestation en attendant le moment d'agir à nouveau, Mignet et lui profitent de l'offre d'un asile dans la vallée de Montmorency. Carrel, ancien officier, persuadé que le peuple ne pourra résister à des troupes régulières, s'éloigne momentanément de son côté. Avant de partir et afin d'échapper aux poursuites, Thiers a proposé à ses corédacteurs de supprimer l'original de la protestation, et, partant, le corps du délit ; ils ont refusé, pour ne pas laisser à découvert les gérants responsables C'est Mme de Courchamp, sœur d'un collaborateur du National, Ernest Becquet, dont un second frère, Etienne, collabore aux Débats, qui a offert l'hospitalité à Thiers et à son ami. Lestés de quelques louis, ils se réfugient chez elle, non pas dans la vallée de Montmorency, comme Thiers l'a dit à Chambolle, mais à Bessancourt. Un domestique les tiendra au courant des événements. Pierre Lebrun s'inquiète de leur sort. Il écrit à sa femme : Nous avons tant de connaissances et peut-être d'amis engagés dans cette lutte ! Je crains pour quelques JOURNALISTES, qui, heureusement, se sont mis hors de toute atteinte. Comme ils se sont mis en avant avec grand courage, il serait possible que ceux qui ont la force cherchassent à s'emparer d'eux. Le tocsin sonne, la fusillade crépite dans les rues, sur les boulevards, à l'Hôtel de Ville, ponctuée par les coups sourds du canon. Les événements de cette journée du 28 rendront toute arrestation impossible ; elle est décisive. Lafayette est revenu à Paris la veille au soir, Laffitte dans la nuit. Aussitôt sûrs de ne plus risquer d'arrestation, Thiers et Mignet regagnent Paris au petit matin. Ils ne peuvent rentrer par la porte Saint-Denis et contournent les boulevards extérieurs jusqu'aux Batignolles. Ils trouvent au National Cavaignac, Paulin, Bastide, Thomas et Jaubert. Le journal n'a pas paru le 28 : un numéro de fortune paraît le 29 : les deux amis donnent alors le coup de pouce qui fera monter le duc d'Orléans sur le trône. Ils ont remarqué, rue de Richelieu, que tous les boutiquiers fournisseurs du roi, du duc ou de la duchesse d'Angoulême, de la duchesse de Berry, ont enlevé leurs enseignes ; au contraire, ceux qui ont arboré l'écusson du duc d'Orléans l'ont maintenu. Songeraient-ils par hasard au duc d'Orléans ? dit Thiers. Tous deux entrent chez le général Sébastiani, confident du duc. Ils l'entretiennent de la possibilité de la candidature d'Orléans. Sébastiani ne se compromet pas : Le mouvement insurrectionnel est encore trop récent pour qu'on puisse lui assigner un but. Le duc d'Orléans ne m'a jamais entretenu de pareil dessein, et ne m'a autorisé à rien. Audry de Puyraveau, passant rue d'Artois pour se rendre à la réunion des députés convoqués chez Laffitte, rencontre Mignet entouré d'un groupe nombreux auquel il annonce pour en calmer les appréhensions : Soyez tranquilles mes amis, ce soir vous aurez le duc d'Orléans pour roi. A cette réunion chez Laffitte, Lafayette signifie le plus naturellement du monde que les citoyens l'ont proclamé commandant en chef de la garde nationale, ce qui est sans doute exact, mais n'enchante pas tout le monde. Et déjà l'on cherche un pouvoir compensateur à lui opposer, car le caractère républicain que prend l'insurrection épouvante et déconcerte des hommes fort peu désireux de recommencer la République. La République ? Mais vous l'avez, s'écrie Thiers en entrant. Elle déborde de tous côtés. Vous n'y échapperez pas. Il n'y a que le duc d'Orléans qui pourrait peut-être vous tirer de là. — Mais que pense-t-il ? Que veut-il ? Il ne remue pas. Il ne donne pas signe de vie. — Qu'importe ! Engagez-le sans le consulter. Il n'en sera que plus fort ensuite pour agir. Une sorte de gouvernement provisoire s'institue, une commission constitutionnelle et municipale de six membres : Laffitte, Casimir Périer, le comte de Lobau, le baron de Schonen, Audry de Puyraveau et Mauguin. Elle délègue le baron Louis comme commissaire provisoire aux Finances, le comte Alexandre de Laborde comme préfet provisoire de la Seine, Bavoux comme préfet provisoire de la Police, Chardel comme directeur provisoire des Postes. Cela au bruit de la foule tumultueuse qui envahit les autres salles de l'hôtel Laffitte, devenu le quartier général de la révolution. Une page à peu près blanche du Moniteur paraît, lançant la nouvelle que la garde nationale est maîtresse de Paris sur tous les points. Le National annonce qu'il n'y a plus de garde royale à Paris ; les grenadiers à cheval, les lanciers et les cuirassiers ont détalé à travers les Tuileries une fois le Louvre pris par le peuple, remonté les Champs-Elysées, passé l'Arc de Triomphe, et finalement s'arrêtent dans les allées du Bois de Boulogne. Au moment où elles fuyaient des Tuileries aux Champs-Elysées, une fenêtre s'ouvre lentement à l'hôtel qui fait l'angle de la rue de Rivoli et de la rue Saint-Florentin. Oh, mon Dieu ! Que faites-vous, Monsieur Keiser ! Vous allez faire piller l'hôtel ! dit la voix de bois du prince de Talleyrand. — Ne craignez rien, Monseigneur, les troupes battent en retraite, et le peuple ne songe qu'à les poursuivre. — Vraiment ! Le prince de Talleyrand considère attentivement la pendule : Mettez en note que le 28 juillet 1830, à midi cinq minutes, la branche aînée des Bourbons a cessé de régner en France. Et il fait enlever au-dessus de la porte cochère de son hôtel l'inscription en grandes lettres d'or : HÔTEL TALLEYRAND. A six heures, le duc de Broglie, passant rue de Rivoli, aperçoit Talleyrand à la fenêtre de son entresol. Il monte lui donner des nouvelles, et reste à dîner. Au dessert, l'ambassadeur d'Angleterre, sir Charles Stuart, entre. Au point où on en est, ils ne se gênent pas et ce qu'ils se dirent sur ce qui ne pouvait guère manquer d'arriver n'était pas, à coup sûr, de gens qui s'en parlassent pour la première fois. C'est, pour le duc, un trait de lumière sur les dessous de cette révolution. Plusieurs régiments de ligne suivent le mouvement, d'autres passent au parti de la révolution. Les défenseurs des criminelles ordonnances, dit le National, comptent faire appel aux régiments de province, mais on n'a rien à craindre : les départements suivent l'impulsion donnée par la capitale. Suit la proclamation des députés, d'ailleurs infiniment pâle à côté de celle des journalistes, puis une apologie enthousiaste pour le peuple de Paris, et, en l'honneur de l'École polytechnique, une mention particulière qui finit ainsi : Ses uniformes lui ont été d'un grand secours. Il faut prêcher les uniformes. Dans la soirée, une fois les députés partis, Thiers et Mignet s'entendent avec Laffitte. Ils décident de leur propre autorité : il faut travailler à faire aboutir rapidement la révolution à la monarchie, à confier cette monarchie à la seule branche de la Maison de Bourbon dont les vertus et les principes libéraux inspirent de la confiance. Dans ce but, il faut préparer les esprits. Il faut rédiger tout de suite quelque chose là-dessus, dit Laffitte. Thiers passe dans le salon voisin, écrit rapidement quelques lignes, revient, et les tend à Mignet : Tiens, mets-moi cela en français pour que ce puisse être imprimé sur-le-champ. Pendant que Mignet met ces lignes au net : Bien, fait Laffitte, mais il faudrait avoir toute la presse. S'adressant à Larreguy : Vous voilà, vous, pour le Journal du Commerce. — Oui, et je tâcherai bien d'insinuer quelque chose au Constitutionnel. A Mignet : Il faudrait avoir aussi le Courrier. — Je m'en charge, dit Thiers. Je vais voir Chatelain. Il est dur un peu, mais je tâcherai de le trouver. Il ne serait même pas mauvais de mettre sur une grande quantité de proclamations ces mots : De l'imprimerie du gouvernement. Le peuple croira que la chose est faite. Mais la Maison d'Orléans acceptera-t-elle ? Thiers l'affirme. En pareille circonstance, il faut affirmer plus qu'on ne sait, parce que la certitude amène des adhérents. Il compte sur le courage personnel du prince, et sur l'attrait invincible attaché toujours à la couronne, même la plus périlleuse. Le 30, dès six heures du matin, Thiers et Mignet font confectionner au National ces petits papillons dont par la suite Thiers fera soigneusement relier des échantillons avec la collection de son journal. Leur ami le libraire Paulin s'occupe de l'affichage dans Paris, et tout d'abord à la porte de l'hôtel Laffitte. On en distribue même à la main. Thiers, Mignet et Larreguy en distribuent eux-mêmes à la Bourse. Laffitte prétend qu'ils sont accueillis par des sifflets. Il est certain que leurs proclamations orléanistes déchaînent dès huit heures du matin une réaction républicaine. La courte proclamation, dont Laffitte approuva la rédaction, est conçue avec autant d'habileté que d'audace. Charles X ne peut plus rentrer à Paris : il a fait couler le sang du peuple. La république entraînerait d'affreuses divisions et la brouille avec l'Europe. Le duc d'Orléans est dévoué à la cause de la Révolution. Le duc d'Orléans ne s'est jamais battu contre le peuple. Le duc d'Orléans était à Jemmapes. Le duc d'Orléans est seul à pouvoir porter les trois couleurs. Et, devançant les faits : le duc d'Orléans s'est prononcé, il a accepté la Charte, il tiendra sa couronne du peuple français. Pendant que Thiers s'occupe du lancement de ses proclamations, Béranger et Sébastiani arrivent chez Laffitte. Le premier cherche à persuader au second que la défaite de la branche aînée des Bourbons est irrémédiable ; d'où la nécessité de s'aboucher avec la cadette. Sébastiani comprend que les amis de la Maison d'Orléans ne doivent plus hésiter à la compromettre. D'autre part, on ne peut s'engager plus avant dans la voie où on est entré sans s'assurer du consentement du duc. La veille, Laffitte en a demandé des nouvelles par Oudard, secrétaire de la duchesse. Il reçut une réponse insignifiante et vague. Je n'ai, dit Béranger, rencontré sur mon chemin que des gens qui prononcent le nom de votre prince ; ce nom est sur tous les murs ; il sera bientôt dans toutes les bouches ; savez-vous, du moins, où il se trouve ? — Hier, répond Laffitte, il n'avait pas encore quitté Neuilly, mais j'ignore complètement s'il y est resté. — Et vous ? demande Béranger à Sébastiani. — Je n'en sais pas plus que M. Laffitte. — Il faudra cependant savoir où l'envoyer chercher si on en a besoin ! On donne au jeune Edouard de Rigny, neveu du baron Louis, la mission d'aller à Neuilly. Thiers en a vent. Il revient à la hâte à l'hôtel Laffitte. Il se plaint vivement qu'on ne la lui ait pas confiée. Béranger répond : Vous n'étiez pas là... mais allez aussi voir le prince. Il faut non seulement s'assurer de sa présence, mais aussi de son consentement, pour être certain qu'il se montre digne de la couronne en venant partager les périls d'une révolution que l'on ne savait pas aussi accomplie qu'elle l'était en réalité. Thiers a besoin d'une introduction : Sébastiani l'accrédite par sa signature sur un bout de papier ; Laffitte écrit sur un autre bout de papier : Je prie M. le duc d'Orléans d'écouter en toute confiance M. Thiers et ce qu'il est chargé de lui dire de ma part. Le général Pajol ajoute à ces viatiques des ordres pour les postes militaires[1]. Le prince de la Moskowa prête des chevaux. Thiers en enfourche un. Ary Scheffer, professeur de dessin des princesses d'Orléans, et Chaulin, officier de la garde nationale, l'accompagnent. Le temps, qui était beau le 28, est devenu lourd ; le ciel s'est couvert de nuages ; le thermomètre monte à 31 degrés. Il fait une chaleur accablante et une poussière étouffante. Les Champs-Elysées sont bloqués. A grand'peine, par les rues de Provence, Saint-Lazare, Clichy et les Batignolles, la mission traverse les postes militaires, qui objectent que la commission municipale n'a pas revêtu de son visa les ordres du général Pajol. Au parc de Neuilly, porte close. Thiers réussit à se la faire ouvrir. Le voici en présence de la duchesse d'Orléans. Il demande à voir le duc. Elle répond qu'il est parti. Thiers insiste : Le moment est décisif. Il faut que l'on m'entende et que l'on s'explique d'une manière positive. Mais l'affirmation que renouvelle la duchesse est formelle, et ne laisse place à aucun doute. En effet, le matin même, le duc, craignant un coup de main parti de Saint-Cloud, se retira au Raincy. Cuvillier-Fleury emmena à Villiers les princes et princesses. Il ne reste à Neuilly que le petit duc de Montpensier, malade depuis deux jours, avec sa mère et Madame Adélaïde. La duchesse se déclare prête à écouter M. Thiers. Elle rapportera ses paroles promptement et exactement au duc, dont la réponse ne tardera pas. La conversation s'engage, et tourne vite à la discussion. Dès les premiers mots, la duchesse interpelle Ary Scheffer : Monsieur, comment avez-vous pu vous charger d'une semblable mission ? Que Monsieur l'ait osé, je le conçois : il ne nous connaît pas. Mais vous, qui avez été admis auprès de nous, qui avez pu nous apprécier... ah ! nous ne vous pardonnerons jamais cela !... Comment ! Vous avez pu penser que nous ferions passer dans notre Maison une couronne arrachée à un vieillard qui s'est toujours montré parent fidèle et ami généreux ?... Jamais ! Madame Adélaïde a, comme sa belle-sœur, de grands scrupules, et la terreur de ce qui se passe à Paris, mais elle est plus diplomate, et s'écrie : Qu'on fasse de lui un président, un garde national, tout ce qu'on voudra, mais qu'on n'en fasse pas un émigré ! Il y a moyen de s'entendre. Elle continue : La famille d'Orléans partage tous les sentiments des Parisiens ; elle n'a cessé d'être avec eux dans l'opposition ; elle associe tous ses vœux aux leurs, mais il faut prendre garde, en hâtant trop le changement de dynastie, de donner à la révolution le caractère d'une révolution de palais. L'Europe est capable de s'y tromper, et de croire qu'une intrigue du duc d'Orléans a renversé Charles X, tandis que c'est la conscience publique qui l'a renversé. Si à tous les dangers que peuvent faire courir encore à la cause libérale les troupes de Charles X et la Vendée, vient se joindre l'Europe, la cause de la liberté serait perdue. — Permettez-moi, Madame, de vous faire mieux apprécier la position de la France. Nous voulons la monarchie représentative. Il nous faut une dynastie nouvelle, qui nous doive la couronne, et qui, nous la devant, se résigne au rôle que le système représentatif lui assigne. Tout le monde saura bien que vous n'avez pas recherché la couronne, car elle est assez périlleuse aujourd'hui pour qu'on ne l'ambitionne pas. Mais prenez-y garde : tous les esprits sont loin de se renfermer dans les mêmes bornes. Il y en a qui s'accommoderaient encore de Henri V pour s'épargner les difficultés d'un changement de dynastie. Il y en a d'autres qui, fidèles au souvenir de Napoléon, songent au duc de Reichstadt. D'autres enfin iraient droit à la république. Il y a table rase. Tout est possible dans ce moment, il faut se hâter. Il existe en faveur du duc d'Orléans plus de convenances politiques que pour aucun autre. Cependant il peut perdre tous ses avantages en un jour, et les plus prompts seront aujourd'hui les plus habiles : les trônes sont au premier occupant. Quant à l'Europe, ce serait se tromper étrangement que de croire qu'elle sera aliénée de nous par la royauté du duc d'Orléans. Bien au contraire, elle nous sera favorable et ne viendra pas joindre ses armées à celles de Charles X, si elle croit que nous nous arrêtons à la monarchie, et que nous n'allons pas encore, comme des fous, tenter l'expérience d'une république. A toutes ces raisons politiques, permettez-moi d'en ajouter une dernière, et qui est décisive. Les trônes s'obtiennent au prix des victoires et des dangers. Guillaume III [d'Orange] était un grand homme. Il apportait l'ascendant de son nom et le secours d'une armée. Que le duc d'Orléans vienne aujourd'hui au milieu de Paris déclarer qu'il se rallie à la révolution, qu'il vient partager tous les dangers des Français, se mettre à leur tête, et il aura fait sa part dans la Révolution de Juillet. Il ne faut pas vous dissimuler qu'il y a peut-être encore de grands dangers à braver, que Charles X est à Saint-Cloud et qu'il a encore des ressources. Mais il vous faut des périls. Ce seront là des titres à la couronne. Décidez-vous. Que le duc d'Orléans se décide. Il ne faut pas laisser flotter les destinées de la France. Madame Adélaïde, touchée surtout de cette dernière considération, se lève : Si vous croyez que l'adhésion de notre famille puisse être utile à la révolution, nous la donnons volontiers. Une femme n'est rien dans une famille. On peut la compromettre. Je suis prête à me rendre à Paris. J'y deviendrai ce que Dieu voudra. J'y partagerai la destinée des Parisiens. J'exige une seule chose, c'est que M. Laffitte et le général Sébastiani viennent eux-mêmes me chercher. Thiers se contente de cette première promesse : il suffit d'une personne de la famille, n'importe laquelle, pour la compromettre toute : Aujourd'hui, Madame, dit-il, vous placez la couronne dans votre Maison. On convient d'écrire sur-le-champ au duc d'Orléans. Thiers transcrit en hâte les raisons qui doivent décider le prince. Et il repart immédiatement, après, toutefois, qu'une main quasi royale lui a offert un verre d'eau. Il peut être midi ou une heure. Il éprouve autant de difficultés pour rentrer à Paris que pour en sortir. Il prend par le faubourg du Roule. Des groupes crient : Vive Napoléon II ! ou : Vive la République ! Laffitte et Sébastiani sont au Palais-Bourbon : il se hâte de leur communiquer le résultat de sa mission. L'important est gagné : la démarche de Madame Adélaïde engage la famille. On peut maintenant aller hardiment de l'avant, et affirmer que l'on décidera le duc d'Orléans à accepter la couronne. Et l'on répand le bruit qu'une personne de la famille va arriver, et que bientôt on l'aura tout entière. Les députés ont siégé le matin à l'hôtel Laffitte, puis se sont transportés au Palais-Bourbon. Les partisans du duc d'Orléans doivent se livrer à un long travail pour les décider à lui conférer la lieutenance générale du royaume, car Rémusat vient de dire à Thiers : M. le duc de Broglie me charge de vous dire qu'on va bien vite ; il ne faut pas encore faire un roi ; ce serait assez de faire un lieutenant-général. D'aucuns voudraient lui adjuger sa couronne sur-le-champ. M. de Cormenin affirme qu'on n'a pas le droit de défaire un roi. Après beaucoup d'hésitations, voire de résistances, les députés, influencés par la nouvelle de l'acceptation donnée par les d'Orléans, décrètent la lieutenance générale. Ce soir-là, Paris présente un aspect merveilleux. Partout des illuminations. Parmi les patrouilles, une foule en joie, des femmes, des enfants, circulent sur les débris de voitures, de branchages, de pavés amoncelés. Dans les cabarets, soldats et citoyens s'embrassent en pleurant les malheurs de la nuit du 28. Le jardin des Tuileries est rendu aux promeneurs. Cependant les nouvelles du duc n'arrivent pas. Une inquiétude sourd. Quelques ambitieux craignent d'avoir été trop loin, et trouvent un prétexte pour s'esquiver. A Neuilly, après le départ de Thiers, la duchesse d'Orléans a envoyé au Raincy son chevalier d'honneur, le comte de Montesquiou, pour déterminer le prince à revenir. Dupuis et Persil sont venus à Neuilly après Thiers, puis les frères Casimir et Germain Delavigne, deux petits bonshommes maigrichons, dont l'un, le poète, appartenant à la maison du duc, tenait à lui faire part au plus tôt de l'état des esprits, et de ce qu'il venait de voir. Etant sorti des bureaux du National avec Pierre Lebrun, il s'est mêlé à un rassemblement considérable où un assez grand nombre de malveillants excitent de vives défiances contre le duc. L'opinion républicaine gagne du terrain. Comment nous fier encore à un Bourbon ? — Comment ? s'écrie Casimir Delavigne, quelles garanties ? Monsieur, le duc d'Orléans est le fils d'un régicide ! On regarde avec étonnement le petit homme qui vient de parler en rougissant. Un régicide !... oui, c'est une raison, cela. A Neuilly, Casimir Delavigne trouve la duchesse dans un état de trouble inexprimable. Il insiste inutilement pour voir le duc. — Madame, il faut qu'il se décide sur-le-champ. S'il hésite, il perd la couronne ; on est encore en mesure de la lui proposer ce soir, il ne sera peut-être plus temps demain ; le peuple peut crier République ou Napoléon. Ces deux mots font beaucoup d'effet, et l'un et l'autre cri aurait beaucoup d'échos, surtout le dernier, auquel se rattachent tant et de si puissants souvenirs ; mais il amènerait peut-être une guerre civile, et très certainement la guerre étrangère. Le duc d'Orléans réunit plus d'intérêts et change peu de choses à l'ordre établi. Aussi les députés penchent pour lui, mais il faut craindre le peuple, et se décider sans nul retard. — Ah ! que nous conseillez-vous ! Il a mené jusqu'à présent une vie si pure, il a conservé intact un si vertueux caractère ! Vous voulez qu'il se souille d'une usurpation, qu'il s'empare de la couronne de son parent ! — Non, il ne la prend pas : elle est tombée, on la ramasse et on la lui offre. S'il ne l'accepte, la guerre civile est là, et la guerre étrangère. La France est République ou Empire, et vous, bannis pour jamais de cette France que vous aimez. Décidez-vous, décidez-le. Demain, ce soir, il ne sera peut-être plus temps, et peut-être le nom d'Orléans ne suffira-t-il plus à ce peuple travaillé par les agitateurs. Alors il conte la scène de la place des Italiens, il hésite à répéter ce qu'il a dit. Vous ne sauriez entendre ce que j'ai dit. — Vous avez dit qu'il avait aimé et servi jadis la République. — Oh ! Plus que cela. — Qu'il avait fomenté l'opposition sous le règne. — Bien plus que cela encore. — Vous avez parlé de son père ? — J'ai parlé de son père, oui, j'ai dit que le duc d'Orléans était le fils d'un régicide ! — Ah ! malheureux, malheureux que nous sommes ! A dix heures du soir, dans un coin retiré du parc de Neuilly appelé les Poteaux, ronds, la duchesse et Madame Adélaïde rejoignent le duc, harassé de fatigue. Il avait rebroussé chemin après avoir quitté le Raincy, et ne repartit que sur l'insistance du comte de Montesquiou. Un messager lui a remis un mot de Laffitte' le pressant d'accourir à Paris à l'instant. Il a répondu : Demain ! Mais à un messager du duc, Talleyrand a répondu par ces trois mots sur un billet adressé à Madame Adélaïde : Qu'il vienne. Madame Adélaïde a remis le billet au duc. Dominant sa fatigue et ses dernières hésitations, il se décide. Il dit adieu aux princesses. Madame Adélaïde fixe à sa boutonnière une cocarde tricolore qu'elle-même a confectionnée avec des rubans. Il se met en route pour Paris, en compagnie de son aide-de-camp le commandant de Berthois, du colonel Heymès, ancien aide-de-camp de Ney, et de Oudard. Il arrive vers le milieu de la nuit au Palais-Royal, avec sa cocarde tricolore et l'allure d'un bon bourgeois que nul ne remarque au passage. Il charge aussitôt les deux officiers d'annoncer son arrivée à Laffitte et à Lafayette. Cette nuit-là, Thiers se rencontre avec lui pour la première fois : il a scrupuleusement suivi le conseil de Manuel, et s'est jusqu'à ce jour gardé de tout contact personnel. La journée du 31 se passe à imposer le duc d'Orléans à la révolution. La veille, Charles de Rémusat, qui s'est improvisé aide-de-camp du commandant de la garde nationale, et parade costumé en officier d'Etat-Major, plumes flottantes au chapeau et sabre au côté, disait à Lafayette, pour le convaincre : Il n'y a pas de milieu : la monarchie avec le duc d'Orléans, ou la République avec vous. Voulez-vous être président de la République ? — Non, certainement. — Eh bien ! Alors, vous devez nous aider à mettre le duc d'Orléans sur le trône. Il y aide efficacement. Il le reçoit à l'Hôtel de Ville, l'entraîne sur le balcon, lui met en main un drapeau tricolore, et l'embrasse devant la foule qui cette fois salue le lieutenant-général d'acclamations enthousiastes. Il reste cependant des récalcitrants, notamment la bande d'exaltés que Thiers a surveillée de près avec le désir manifeste de les conquérir. Il s'imagine sans doute que l'action personnelle du duc les influencera en sa faveur, et il prend sous son bonnet de faire savoir à Chevalon que le duc désire un entretien avec eux. Ils se sont rudement battus pendant les trois jours. Thiers leur donne rendez-vous dans les bureaux du National, où il prend la tête d'une délégation composée de Boinvilliers, Godefroy Cavaignac, Guinard, Bastide, Degousée, Joubert, Marchais, Clément Thomas, et Chevalon. Il les conduit au Palais Royal, et, dans le tohu-bohu, les mène à la grande salle située entre les deux cours. Ils attendent longtemps et commencent à manifester leur impatience avec vivacité, quand le lieutenant-général entre, le sourire aux lèvres. Des flambeaux éclairent la scène. Le duc exprime poliment le plaisir qu'il éprouve à les recevoir, mais son regard les interroge sur le motif de leur visite. Ils s'étonnent à leur tour. Boinvilliers désigne l'auteur de l'invitation. Malgré son aplomb, Thiers témoigne de quelque embarras. Néanmoins, la conversation s'engage sur un mode grave. Boinvilliers questionne sur les traités de 1815, sur l'hérédité de la pairie ; le duc répond de la façon la plus gracieuse, sans parvenir à convaincre ses auditeurs qu'une monarchie est le régime le plus opportun pour la France dans l'état actuel de l'Europe. Il parle des pages funestes de la Révolution, il leur oppose ses pages glorieuses et il montre aux murs deux tableaux représentant Jemmapes et Valmy. Comme il critiquait la Convention, Godefroy Cavaignac l'interrompt : Monsieur, vous oubliez donc que mon père était de la Convention ? — Le mien aussi, Monsieur, et je n'ai jamais connu d'homme plus respectable. Il y a cependant des choses dont il faut garder le souvenir pour ne pas les imiter. Pour rompre les chiens, Thiers frappe sur l'épaule de Clément Thomas, et dit : Monseigneur, n'est-ce pas que voilà un beau colonel ? — C'est vrai, répond le duc. Mais on entend grommeler : Qu'est-ce qu'il dit donc ? Nous prend-il pour un troupeau qui v&nt se vendre ? L'entrevue a duré une heure et demie. D'une voix caressante, le duc dit à ses visiteurs : Vous reviendrez à moi, vous verrez. Quelqu'un répond : Jamais. Il ne faut pas prononcer ce mot ! En s'en allant, Bastide hausse les épaules : Ce n'est qu'un deux-cent-vingt-et-un ! — Il n'est pas sincère, dit Cavaignac. Et Thiers : J'ai fait là une belle ambassade ! Le dimanche 1er août, les églises rouvrent ; on célèbre le service divin. Il fait un temps superbe. La population inonde les rues. Des gens qui ne se connaissent pas se serrent la main, se félicitent, se racontent ce qu'ils ont vu, ou fait. Des cocardes tricolores à profusion, et des flots de rubans. On imprime de coquets petits volumes à couverture tricolore, et même sur du papier bleu pour le premier tiers, blanc pour le deuxième, et rouge pour le troisième. On danse aux carrefours. On chante la Marseillaise. Impavides, des pêcheurs à la ligne bordent les quais de la Seine. Au Palais-Royal, le tohu-bohu continue. Des tables sont dressées ; on mange, on fait de la politique, on entre, on sort, en bottes, en veste ; des gardes nationaux, des élèves de l'Ecole polytechnique fraternisent à table, où les premiers venus s'assoient pêle-mêle avec les princesses. Tout à l'air bien républicain, écrit Pierre Lebrun. N'importe : grâce à la rapidité et à la netteté des décisions de leur parti dont ils furent les principaux animateurs, Thiers et Mignet assistent à la réalisation de l'idée qu'ils ont apportée d'Aix à Paris voici neuf ans, et sur laquelle ils ont basé leur fortune future. Sous peu de jours, le 9, le lieutenant-général du royaume sera proclamé roi. La voirie de la ville est dans un état pitoyable. Les barricades ont arrêté les eaux ménagères, qui croupissent, stagnent dans les ruisseaux dépavés, dans les tranchées creusées pour enlever les pavés que les habitants ont montés dans leurs logements, puis jetés sur la troupe. Partout les boues et les immondices s'accumulent, exhalant une odeur fétide. Les égoutiers chôment. Le service d'arrosage ne fonctionne pas. Le citoyen Chevalier, demeurant 43 rue du Pont-Saint-Michel, annonce par la voie des journaux qu'il offre gratuitement du chlorure de chaux en solution pour détruire les miasmes qui s'élèvent de ces foyers d'infection. Des sans-travail en réclament : on les embauche pour rebloquer les pavés. La majorité se compose de fainéants, plus occupés à mendier aux passants qu'à travailler. Les postes de la garde nationale chargés de les surveiller sont obligés de les chasser. Le conseil municipal s'occupe de distribuer aux meurt-de-faim des soupes animalisées avec de la gélatine. Dans le feu de l'action, on a enterré les morts un peu partout, au petit bonheur. Il faut maintenant les exhumer. Cent cinquante-huit cadavres, à peine ensevelis dans les caves de Saint-Eustache, dégagent des odeurs épouvantables. Au bas de la Morgue, un pavillon noir flotte sur un grand bateau où l'on descend sur des civières les corps qui encombrent les salles de la Morgue, les uns dans des bières mal jointes que le moindre choc entr'ouvre, les autres nus, on les range par piles que l'on couvre de paille, et on sème le bateau de chaux vive. Un commissaire de police informe son préfet qu'au Champ de Mars les corps ont été enterrés si peu profondément qu'on voit émerger des pieds et des jambes. Des essaims de mouches et d'insectes pestifères s'abattent sur ces cadavres. Déjà la mauvaise odeur ne permet pas d'en approcher. Le prince de Talleyrand s'inscrit dès le 1er août sur la liste de souscription en faveur des victimes pour une somme de cinq cents francs, et son secrétaire Colmache pour quarante francs. Meyer Beer en donne mille. Les vainqueurs tirent profit de leur victoire : Qu'est-ce qu'un carliste ? — Un homme qui occupe un poste dont un autre homme a envie. Et Lafayette apostille soixante-dix mille demandes de places. Si quelques farouches républicains demeurent irréductibles, d'autres ont en poche la supplique qui sollicite une préfecture ; la plupart de ceux qui composèrent le bataillon de Chevalon et de Thoré, fraîchement sortis avec leur licence de la Faculté de Droit, reçoivent des places de magistrats, de substituts ; ceux de la Faculté de médecine deviennent aides-majors. Les parvenus de premier rang, Guizot, Dupont de l'Eure, Sébastiani, le duc de Broglie, le comte Molé, Gérard, le comte de Lobau, le baron Louis, même Dupin aîné, s'emparent des maroquins ministériels. Talleyrand qui a laconiquement donné au duc d'Orléans un avis décisif, décroche l'ambassade de Londres, où il sera plus influent qu'à la tête du département des Affaires Etrangères, et où il terminera sa carrière sur un triomphe. Casimir Périer est nommé président de la Chambre des députés, Schonen procureur général près la Cour des Comptes, Barthe procureur du roi près le tribunal de première instance de la Seine, Bavoux conseiller-maître à la Cour des Comptes, Bérard directeur général des Ponts-et-Chaussées et des Mines, Bernard procureur général à la Cour royale de Paris, Mérilhou secrétaire général du ministère de la Justice le 1er août et conseiller d'Etat en service 'extraordinaire le 20, Evariste Dumoulin commandant de la garde nationale, Amédée Thierry préfet de la Haute-Saône, Léon Thiessé sous-préfet de Brest, Villemain maire de Lorient, vice-président du conseil royal de l'Instruction publique et conseiller d'Etat en service extraordinaire avec autorisation de participer aux délibérations des comités et aux délibérations du Conseil, Victor Cousin membre du conseil royal de l'Instruction publique. Tissot est réintégré dans son titre et ses fonctions de professeur de poésie latine au Collège de France. Benjamin Constant, un joueur, se rallie au gouvernement de Louis-Philippe moyennant deux cent mille francs pris sur la cassette du roi. Plus tard, Chambolle voudra douter : Et moi aussi, dit Thiers, je voudrais douter, mais comment le pourrais-je ? Sous-secrétaire d'Etat des Finances en 1830, c'est à moi que M. Laffitte s'adressa pour avoir la somme dont il me fit connaître la destination ; et comme je résistais, il s'écria, non sans impatience : Croyez-vous que cela me plaise plus qu'à vous ? Constant s'attendait à être nommé ministre ; mes collègues ne veulent pas de lui ; nous ne pouvons pourtant pas l'avoir contre nous. Il faut le satisfaire. Et par surcroît, sur le rapport du duc de Broglie, on en fait un conseiller d'Etat, président du comité de Législation et de Justice administrative. Pour écarter l'idée du marché, il se laisse imprudemment aller à quelque velléité d'opposition : Oui, dit Dupin qui lui-même n'est pas stoïque, Constant s'est vendu, mais il ne s'est pas livré. La rédaction du Figaro est bien servie : Bohain, chevalier de la Légion d'Honneur et préfet de la Charente ; Nestor Roqueplan, chevalier de la Légion d'Honneur ; Romieu, sous-préfet de Quimperlé ; Harel préfet des Landes. Louis Reybaud, marseillais, qui a folâtré dans les salles de rédaction et trempé dans les sales calomnies du Corsaire, dont la femme est la fille du docteur Arnaud qui introduisit Thiers auprès de Manuel, Reybaud se range et devient un homme grave qui profite du nouveau régime. Michel Chevalier et Saint-Marc Girardin sont faits conseillers d'Etat. Lherminier, déconsidéré pour, démocrate, s'être laissé maladroitement conquérir par le pouvoir, doit se contenter d'un poste de maître des requêtes. Philarète Chasles est attaché à l'ambassade de Londres. Le gérant du National, Gauja, est nommé sous-préfet de Châteaudun le 10 août et préfet de l'Ariège le 27. Aubernon s'installe à Versailles comme préfet de Seine-et-Oise. Armand Carrel reçoit comme un os à ronger la préfecture du Cantal et ne cache pas son mécontentement. Il la refuse parce qu'on lui imposait d'abandonner la femme avec laquelle il vivait ; après avoir rempli une mission dans les départements, il reste seul chargé de la rédaction en chef du National. La pension de Pierre Lebrun est portée à deux mille francs, et il est mis à la tête de l'Imprimerie royale. L'honnête Chambolle nommé, grâce à Thiers et à Laffitte, secrétaire de la présidence de la Chambre, démissionne le jour où Laffitte est mis en minorité, et redevient journaliste. Pas plus qu'Etienne, Béranger ne demande rien pour soi. En détrônant Charles X, dit-il, on me détrône. Il se contente de solliciter une pension pour Rouget de Lisle, l'auteur de la Marseillaise, qui est dans la misère. Les amis de Provence ne sont pas oubliés : à Aix, Séverin Benoît est nommé substitut du procureur général près la Cour royale. A Marseille, l'avocat Thomas dont la police de la Restauration surveillait les conférences avec Thiers, sera bientôt préfet des Bouches-du-Rhône. Il entretiendra une correspondance active avec Thiers dont les intérêts électoraux sont de son ressort, et qui lui tendra l'amorce du ruban rouge pour le manœuvrer plus aisément, sans toutefois lui donner satisfaction, sans doute pour faire durer le plaisir. L'une des lettres qu'il reçoit prouve combien Thiers a bon cœur, et peu de rancune. Il y est question d'un entreposeur des tabacs, Ducrémat, et de Bonnefoux, le père de la tendre Emilie, le terrible duelliste qui faillit en des temps lointains priver la révolution de 1830 de son ferment le plus actif, et arrêter à ses débuts une magnifique carrière d'homme d'Etat. Votre Ducrémat a été destitué, et remplacé par un de nos compatriotes, M. Bonnefoux. Je lui porte un vif intérêt. C'est un excellent homme. Croyez-vous qu'il puisse, en donnant huit pour cent, trouver son cautionnement, avec l'hypothèque d'usage ? Je vous prie de me répondre là-dessus. Je vous prie d'autre chose encore, c'est de me garder le plus profond secret sur ce que je vous écris ici. Il ne sait pas, et je ne veux pas qu'il sache, que je m'intéresse à lui ; j'ai eu des démêlés de famille avec lui, il y a bien des années ; il était ami particulier de Manuel, qui fut notre témoin dans un duel qui faillit être fort malheureux ; j'avais un tort fort excusable, je crois, mais un tort ; je serais très heureux de réparer le mal involontaire que j'ai fait, sans qu'il le sache, car sa fierté qui est extrême s'en révolterait. C'est le plus honnête homme du monde et le plus intelligent. Si vous pouvez lui témoigner de l'intérêt sans lui en dire le motif, vous m'obligerez. Tâchez de m'assurer qu'il sera possible de lui procurer son cautionnement d'entreposeur. Obligez-moi de me répondre à cet égard, et de me garder le secret. Bonnefoux fait des façons. Il n'oublie pas le passé. Son fils Félix, plus pratique, s'occupe de trouver le cautionnement, que la bonne Mme Hurel est censée lui procurer. Tel est l'épilogue de l'idylle de M. Thiers. D'Hauterive, l'archiviste du ministère des Affaires Etrangères, étant mort pendant les journées de juillet, Molé, arrivé à la tête du Département, nomme Mignet au poste vacant : il ne s'en pouvait trouver de plus conforme à ses goûts ; à aucun prix il ne voudra d'un siège de député que Thiers lui propose. Le 20 août s'y ajoute une nomination de conseiller d'Etat en service extraordinaire, avec autorisation de participer aux travaux des comités et aux délibérations du Conseil. Quant à Thiers, il paraît le 5 août au milieu d'un groupe de jeunes gens qui stationnent à la sortie de la Chambre. Godefroy Cavaignac en est, très exalté comme toujours ; il arrête au passage tous les députés qu'il connaît, auxquels Thiers et Rémusat soutiennent qu'une Chambre issue du double vote est sans pouvoir pour réviser la Constitution et faire un roi. Cependant ce roi sera fait par elle quatre jours plus tard. Mais pour que Thiers et Rémusat deviennent députés, il faut évidemment que la Chambre présente s'en aille. Et l'on va voir Thiers devenir en trois mois conseiller d'Etat, député et ministre. Il reçoit de son ami de Stuttgart, baron Cotta de Cottendorff, deux billets de félicitations, dont la délicatesse de touche n'est pas la qualité dominante. Du 11 août : Je ne sais pas, mon cher Monsieur Thiers, vous exprimer les sentiments d'admiration et d'enthousiasme pour tout ce que vous avez fait de grand et de prodigieux. Tout le monde vous applaudit, et vous êtes un des premiers qui a mérité cet applaudissement. J'ai parcouru, depuis ma dernière lettre datée de Bade, un grand district de l'ouest de l'Allemagne et partout j'ai trouvé la même admiration pour la population parisienne. Et le National, quel compliment vous en faire. C'est vraiment le journal le mieux rédigé, le mieux raisonné et le plus impartial. Et celui-ci du 16 septembre : Je ne peux pas vous exprimer la joie que j'ai ressentie en voyant vos chères lettres du 2e, et je vous suis d'autant plus reconnaissant que je peux bien m'imaginer la charge des affaires qui pèsera sur vous. Vous avez opéré de grandes choses et votre esprit pénétrant a sauvé la France du bouleversement, qui aurait entraîné celui de toute l'Europe. Vous méritez une couronne civique européenne ! J'espère que vous avez reçu trois lettres de moi dans lesquelles je vous ai donné des nouvelles intéressantes, mais je doute pourtant, n'ayant trouvé aucune dans le National, et ce qui m'inquiète davantage c'est que j'ai trouvé dans le Journal des Débats VERBALEMENT ce que je vous ai écrit : savoir les mots remarquables de l'empereur d'Autriche par lesquels il s'est exprimé si prudemment sur vos événements. Pour ne pas risquer que mes lettres se perdent, je l'adresse celui-ci à M. Laffitte vous priant de me faire savoir si vous avez changé de domicile. Au mois de décembre 1830, il y a bal au Palais-Royal. Pierre Lebrun y assiste en tenue d'académicien. Qu'il fait chaud ! Le souper est brillant, les tables nombreuses et bien servies, entourées d'une foule étincelante et heureuse, qui mange et qui n'a pas faim. Lebrun songe qu'à cette même heure, à Paris, pour ainsi dire autour du palais, beaucoup de familles ont froid, ont faim. Et il dit aux domestiques : Donnez-moi du vin de Champagne... Apportez-moi des asperges, des raisins, des ananas. Plusieurs orchestres jouent les airs de la Bayadère amoureuse. L'atmosphère est enchantée, saturée de bruit et de lumière. Les parures brillent sur les épaules des femmes. Les sourires fleurissent tous les visages. Les blessures des combattants ne sont pas encore guéries, et déjà on a oublié la révolution. De gros, grands et puissants messieurs, couverts de cordons et de plaques, au cou, à la poitrine, au derrière, s'inclinent, obséquieux, devant le petit duc de Montpensier. Toute la diplomatie de l'Europe est réunie là, tous les uniformes, tous les costumes, une abondance d'épaulettes. Thiers fait désormais figure de l'un des premiers personnages de l'État. Il m'a beaucoup parlé de lui, écrit Lebrun à sa femme, de sa position à la Chambre et dans le ministère, de ses travaux, des immenses changements qu'il fait dans nos finances. Il est content du fardeau qui pèse sur ses épaules, la fatigue du travail lui plaît. A mon tour, je lui ai parlé de moi, et ainsi nous nous sommes amusés ensemble. Il m'a promis de parler de ce qui m'intéresse, tant au garde des Sceaux qu'au roi. Considérant la broderie de feuilles d'olivier qui orne l'habit de Lebrun, il dit : Voilà un habit qui est beau, et que l'Empereur était fier de porter. Lebrun ajoute : C'est que Thiers veut être de l'Institut... Il en sera. |
[1] La Bibliothèque nationale possède une note manuscrite de Thiers relatant sa visite à Neuilly. La Chronique de Juillet 1830, de L. Rozet, reproduit textuellement cette note : connexité expliquant que Rozet ait, fart habilement d'ailleurs, embrouillé les faits de manière à passer sous silence la fugue de Thiers et Mignet chez Mme de Courchamp. A le lire, on peut croire qu'ils ont passé à Paris la journée du 28. En réalité, ils n'ont pas assisté à la réunion chez Guizot ce matin-là. Ils ont quitté Paris dans la nuit du 27 au 28, ou le 28 à la première heure pour y revenir au petit matin le 29. On a accusé Thiers de lâcheté à cause de cette fugue, justifiée d'ailleurs. On n'a rien dit de pareil pour Mignet, pour Chambolle, et pour Carrel, dont la conduite fut identique à la sienne.