A midi, après avoir travaillé depuis cinq heurés du matin, Thiers va retrouver Mignet et leurs amis dans une pension voisine du Palais-Royal, chez la mère Grégorine, bonne et complaisante hôtesse qui compte sur l'avenir pour payer les dettes du présent. Il se montre gai, bon vivant, boit sec et mange bien. Il passe l'après-midi dans les salles de rédaction des journaux, et le soir il va dans le monde. Le journal est un excellent tremplin : Thiers étend rapidement ses relations, presque exclusivement dans les milieux libéraux. Il continue à fréquenter le salon de Gérard, et n'espacera ses visites que lorsque les nécessités de sa vie politique ne lui en laisseront plus le loisir. Gérard s'en plaint discrètement à son élève Mlle Godefroid, l'intime qui fait habituellement les honneurs de la maison tandis que Mme Gérard joue au whist, et Mlle Godefroid fait comprendre à Thiers que Gérard le croit changé. Comment pourrais-je oublier toutes les bontés que M. Gérard a eues pour moi depuis que je suis à Paris ? Il proteste doucement, affectueusement. Il conduit à l'atelier du maître le banquier Laffitte, Mme Aubernon, Mme Pierre Lebrun, et il entraîne Gérard chez les Lebrun. Il ne manque pas une occasion de lui consacrer un article au Constitutionnel. Peu de temps après son arrivée à Paris, Thiers fut introduit chez deux Ecossaises très libérales, et qui abhorraient la branche aînée : Mme Clarke et sa fille Mary. On les lui avait indiquées comme susceptibles de lui être utiles. Que pouvez-vous faire ? demande Mme Clarke. — Je sais manier la plume. Pour la parole, la question ne se pose pas. Les familiers de ces dames s'appellent Victor Cousin, amené par Auguste Viguier, neveu de J.-B. Sirey et fort épris de Miss Clarke ; J.-J. Ampère, l'amoureux de Mme Récamier ; le savant Fauriel, rencontré en Suisse, et, de la part de Mary, l'objet d'une liaison intime ; Jules Mohl, bon Allemand qui épousera Mary après la mort de Fauriel, et trouvera fort bon qu'elle publie les lettres amoureuses qu'il lui adressa ; Roulin, qui après une vie fort mouvementée finit paisiblement bibliothécaire et membre de l'Institut ; Augustin et Amédée Thierry, Edgar Quinet, Mérimée qui vient se perfectionner dans la langue anglaise, et fait ici la connaissance de Mme Hilaire Belloc, traductrice de Byron auquel elle ressemble étonnamment ; et encore Guizot, Benjamin Constant, Lafayette, Ary Scheffer. Mérimée présente Victor Hugo, et Fauriel, Stendhal. Un beau jour, Stendhal déclare à Fauriel que lorsqu'on a affaire à une princesse ou à une femme riche, il faut la battre, sinon l'amour s'éteint. Fauriel répète le propos à miss Clarke, qui s'en indigne, et charge Augustin Thierry de morigéner le délinquant : Nigaud ! répond Stendhal à Augustin Thierry. Rentré chez lui, il note sur ses tablettes : Fauriel allait beaucoup chez une petite pie-grièche à demi-bossue, Mlle Clarke. C'était une Anglaise qui avait de l'esprit comme les cornes d'un chamois, sec, dur, et tordu. Et il ne revoit ni miss Clarke, ni Fauriel, dont bien me fâche, dit-il, pince-sans-rire. Quant à elle, par allusion à la façon saccadée dont il lance ses traits, elle déclare : Il a de l'esprit par chiquenaudes. En fait, elle n'était pas bossue. Elle avait le teint rose et blanc des femmes de son pays, un petit nez retroussé amusant, spirituel et impudent, de grands yeux ronds très brillants et audacieux, une petite tête bien posée sur les épaules, ornée de boucles courtes généralement en désordre, ce qui faisait dire à Guizot : Elle a le même coiffeur que son terrier écossais. Sa toilette est toujours inélégante, et elle s'en moque. Elle ne lit pas, elle dévore les livres. Elle a acquis une forte culture. Ses originalités, agressives comme une affirmation d'indépendance, confinent à l'excentricité, et sa franchise au manque de savoir-vivre. Elle déclare devant des Anglaises : De toutes les créatures qu'à formées le bon Dieu, aucune ne gâte une réunion comme une dame anglaise. Et devant les Italiens : Tous les Italiens, c'est de la canaille ! Naturellement, les Anglaises lui battent froid, et les Italiens sortent en corps de son salon. Fauriel, Roulin, Mohl y dînent plusieurs fois par semaine. Après le dîner, les domestiques emportent les lampes, et la compagnie fait la sieste. La causerie reprend un peu plus tard, éclairée par la flamme du foyer. Personne autre que miss Clarke n'est autorisé à toucher à aucun des accessoires qui servent à faire le thé ; Fauriel seul, après une longue initiation, aura le droit d'allumer la lampe à alcool où l'eau va bouillir. Par l'entremise de Fauriel et d'Ampère, les dames Clarke reprirent à l'Abbaye-aux-Bois le grand appartement que quitta Mme Récamier pour un plus petit ; elles permirent à la belle Juliette de continuer à recevoir dans son ancien salon devenu le leur. Aussi Mary eut-elle le privilège d'assister à la lecture des Mémoires d'Outre-tombe que fit Lenormant à l'Abbaye-aux-bois, de quatre à six et de huit à dix, avec un entr'acte pour le dîner. Et plus tard, lorsque Chateaubriand agonisa dans l'appartement qu'il occupait, rue du Bac, précisément au-dessous du leur, Mme Récamier s'installa chez elles pour être plus à portée de son illustre malade. Thiers occupe très vite une place dans ce milieu. Il s'attache à rendre service. Il consacre des articles aux amis de la maison et en obtient d'autres critiques dans différents journaux ; Il s'enthousiasme pour les Chants de la Grèce moderne, que publie Fauriel. Il amène Mignet et le vicomte Walsh. Séduit par Mary Clarke, il vient de plus en plus souvent, et bientôt tous les soirs. Les autres convives se retirent avant minuit ; emporté par le feu de la conversation, il laisse passer l'heure. Miss Clarke ne s'en plaint pas, mais un jour la concierge de l'immeuble l'interpelle au passage : Mademoiselle, j'ai quelque chose à vous dire. Si ce petit étudiant qui vient ici tous les soirs ne s'en va pas avant minuit, je fermerai la porte, et j'irai me coucher. Il pourra dormir sous la porte-cochère, ça le guérira. Ici, comme chez Gérard, il sera moins assidu par la suite. Puis, il cessera de venir. En 1873, il rencontrera Mary Clarke, devenue Mme Mohl, chez des amis ; elle atteint alors ses quatre-vingt-trois ans, et en vivra quatre-vingt-onze ; Thiers lui rappelle qu'il ne l'a pas vue depuis 1833, juste quarante auparavant. Lorsqu'il est parti, elle dit à la maîtresse de maison : Ce vieux fou a perdu la tête ; il ne sait pas ce qu'il dit ; il se trompe de vingt ans. Mignet venait chez les Clarke moins souvent que Thiers ; il fréquentait à cette époque de la Restauration le salon d'une autre Anglaise, lady Morgan, où triomphaient également les idées libérales ; il y rencontrait encore tout un clan de libéraux, Lafayette, Victor Jacquemont, Stendhal, Charles de Rémusat, les deux Thierry, Sarah Newton, Mme Victor de Tracy, douce, blanche et fine. Autre foyer d'opposition libérale : le salon de Mme
Aubernon. Son mari, un habitué des dimanches de Delécluze, habituellement
aimable et doux, devient vif en discutant politique. Elle, jolie et
spirituelle, s'en rapporte aux idées de son entourage, une quinzaine de
personnes où deux dames seulement sont admises : Mme Pierre Lebrun et la
générale Haxo. Chatelain, rédacteur en chef du Courrier français,
raconte là les nouvelles et ressasse les arguments parus le matin dans son
journal. Sous les traits calmes et doux de Manuel toujours silencieux,
couvent des passions politiques ardentes. Duvergier de Hauranne lâche la
bride à son goût inné de la polémique ; il relève vertement les fautes du
gouvernement et rompt des lances en faveur des romantiques. Ary Scheffer se
tient dans la note modérée. Stendhal recueille des observations et des traits
pour l'article qu'il envoie mensuellement à une revue anglaise, et se venge
de la gêne que lui impose son ennemi naturel Victor Cousin en murmurant : Après Bossuet, il est le plus habile à traiter de la
blague sérieuse. Mais il n'ose pas s'y frotter. Le jeune professeur
est célèbre. Il revient de Berlin où la hardiesse de ses idées lui valut de
connaître les douceurs de la prison. L'esprit subtil, la phrase originale et
riche, la réplique incisive, c'est un redoutable jouteur. Béranger, que Mme Aubernon réunit parfois à Pierre Lebrun pour dîner en petit comité, parle peu. Il ne se livre que devant des intimes. Sa conversation, habituellement solide, se fait aimable lorsqu'il parle de littérature, surtout avec ses jeunes amis Thiers et Mignet, dont l'imagination méridionale brille aux facettes de leurs discours. Et comme il n'y a pas lieu de discuter dans un milieu où tout le monde est du même avis, Thiers, en quête d'idées pour son prochain Salon, traite de questions d'art avec Ary Scheffer et Delécluze. Quant à Mignet, il suit en ce temps-là les cours de Spurzein, étudie le système de Gall, et amuse la galerie en palpant les crânes et en tirant des horoscopes. Ici encore, Stendhal finit pas se faire prendre en guignon par la maîtresse de la maison : il trouve Aubernon changeant, et il déclare tout net qu'il souhaite la mort du duc de Bordeaux ! L'été, le salon Aubernon se transporte à Champrosay, et la comtesse de Sainte-Aulaire, belle-mère du duc Decazes, y vient discuter métaphysique, une année où l'action du moi sur le non-moi, l'infériorité de l'intelligence sur le sentiment et l'insuffisance de la vie commune sont à la mode. Thiers et Mignet la charment, mais elle ne peut sentir Béranger. Les mêmes convives se retrouvent à Champrosay dans une maison voisine, celle de Pierre Lebrun, qui habite l'hiver l'hôtel Ternaux, place des Victoires, et passe ici la belle saison. Pierre Lebrun est alors l'illustre auteur de Marie Stuart et du Cid d'Andalousie, qui lui ouvrirent les portes de l'Académie française. Mérimée en dit : C'est l'académicien le plus langoureux, et le plus mielleux que je connaisse. Mais Mérimée est mauvaise langue. Thiers, qui se rendait compte de ses propres désavantages physiques, soupirait souvent : Que je voudrais avoir l'organe de M. Lebrun ! Quel avantage ! Lebrun a l'art de donner l'impulsion à ces esprits
supérieurs qui fréquentent chez lui, alternant leurs séjours à Champrosay
avec d'autres plus prolongés, à Maisons, chez Laffitte. MM. Thiers et Mignet, note Mme Lebrun, y ont beaucoup travaillé à leur Histoire de la Révolution
française. Béranger y a fait plusieurs de ses chansons ; il ne se mettait pas
à une table pour les écrire : il travaillait en se promenant, en faisant sa
toilette, etc. Lorsqu'il venait pour passer quelques jours avec nous à
Champrosay, M. Lebrun, qui désirait le retenir, lui permettait le plus de
liberté possible. A son arrivée, il lui remettait la clef du petit bois pris
sur la forêt de Sénart, et qui ouvrait une porte donnant sur cette forêt si
calme, si solitaire ; nous appelions cette clef la clef des champs ; il la
gardait tout le temps de son séjour ; cette possibilité de sortir des murs,
dès qu'il le voudrait, et de pouvoir échapper ? quelque visite, le charmait,
et lui ôtait l'envie et le besoin de retourner chez lui. Le soir, il nous
chantait le résultat de son travail du matin, et complétait ainsi bien
agréablement de bien agréables journées. Thiers, à son habitude, se rend utile à ses amis. Il vante dans le Constitutionnel les poèmes de Lebrun. Lorsque le poète s'embarque pour l'Angleterre, il le nantit d'une chaude lettre de recommandation pour sir James Mackintosh, l'ami de Benjamin Constant, l'historien auquel l'Assemblée législative avait décerné en 1792 le tire de citoyen français ; Thiers rappelle dans sa lettre la promenade qu'il fit à Versailles avec Mackintosh, et dont il se souviendra toujours, à cause du plaisir qu'il y prit et des idées qu'il y recueillit. A Mme Lebrun, qu'il conseille littérairement, il offre ses volumes dès qu'ils paraissent ; l'un d'eux s'accompagne de cette présentation : Madame, voici le bon et malheureux Desmoulins, auquel il faut beaucoup pardonner car il a beaucoup aimé. Ne vous effrayez pas de son langage quelquefois cynique et sanguinaire, c'était le temps ; son cœur n'en était pas moins excellent, et son esprit l'un des plus attrayants qui aient existé. La Lettre à Dillon mérite d'être lue autant que le Vieux Cordelier. Deux femmes intelligentes et fines vivent dans l'intimité de Lebrun : Mme Pomaret et sa fille Blanche. Pomaret, négociant à Lyon, ruiné, royaliste, fut nommé chef de division des bureaux de la Maison du Roi par Lauriston. Après sa mort, sa veuve, dans une situation plus que médiocre, obtiendra un logement à l'hôtel Molé. Malgré son peu de fortune et l'exigüité du lieu, elle continuera à recevoir une excellente compagnie, Mme d'Haussonville, Mme de Serres, le général Després, Delécluze, Duparquet, Valéry. Elle était très liée avec Cuvier et sa famille. Elle avait de l'esprit, et une sorte d'exaltation religieuse. Elle publia un volume de vers touchant intitulé : La nouvelle Valentine. Dans son salon, la conversation offre toujours de la solidité et de l'agrément. Ecoutez cette discussion vive qui s'élève : une nouvelle ridicule court tout Paris ; en exploitant une carrière de grès à Fontainebleau, les carriers ont découvert un bloc représentant l'apparence grossière d'un corps humain, ce qui incita de mauvais plaisants à y voir un homme fossile ; dans le trajet de Fontainebleau à Paris, cette bourde s'est transformée en un fait géologique de la plus haute importance. On part de là pour parler des formes constitutionnelles, ou traiter de littérature. Et les relations restent cordiales, bien que les Pomaret soient attachés aux Bourbons, et certains de leurs hôtes assez avancés dans l'opposition. Blanche Pomaret révèle la finesse et la pénétration de son esprit, la délicatesse de son cœur, dans une longue et charmante lettre, du 6 août 1825, à Pierre Lebrun, lorsqu'il accomplit ce voyage en Angleterre pour lequel Thiers lui donna une lettre de recommandation. Elle est sentimentale sans excès, elle est poète, elle observe son monde avec ses sympathies et ses antipathies, mais sans malveillance. Elle trace une esquisse charmante de la vie que leur société menait à Champrosay, et deux portraits fort justes de Thiers et de Mignet. ... Vous connaissez toutes les personnes que nous avons déjà vues, toutes celles que nous verrons encore, et peut-être devinez-vous l'impression que nous en avons reçue. Nous ne sommes pas arrivées dans une disposition bienveillante pour les nouvelles connaissances et, convaincue que la rigueur est plus loin de l'injustice que la bienveillance, je dois me défier beaucoup de mon jugement. Cependant je veux bien vous le communiquer, mais surtout ne vous moquez pas de moi si je commence par l'aveu de ma préférence pour M. Mignet : il est probable que sa belle figure n'y a pas nui ; peut-être aussi le préjugé qu'il était infiniment moins spirituel que son ami m'a rendue plus sévère pour l'un et plus indulgente pour l'autre. Il me semble que M. Thiers a une abondance, un mouvement, une diversité d'idées qui n'est comparable à rien de ce que j'ai entendu, mais les idées en moins grand nombre et moins bien rédigées de M. Mignet me paraissent plus distinctes, plus droites, plus affermies ; le bon sens, la franchise et l'honnêteté dominent dans son esprit comme dans sa physionomie et dans ses manières. Cette nature-là me plaît, me met à mon aise, et peut-être me convient mieux parce qu'elle est plus à ma portée et que je puis plutôt être impressionnée par la qualité que par la quantité de l'esprit. M. Thiers en a infiniment trop pour moi, il en a toujours ; il en a avec tout le monde et sur tous les sujets ; sa prodigieuse mobilité condamne les intelligences inférieures à un exercice forcé qui ne leur suffit pas encore pour arriver à temps, et qui ne laisse jamais reposer la pensée sur une impression. Je ne m'accoutume point, d'ailleurs, à ces hommes si jeunes, qui doutent de si peu de chose et qui n'ont foi en rien, qui ont tant d'opinions et si peu de croyances ou de sentiments. Je n'aime pas non plus beaucoup ces esprits qui servent à faire des livres et des journaux et que les journaux et les livres ont aussi faits en partie. Quand je dis que je n'aime point, ce n'est pas de l'éloignement que j'exprime pour les gens si distingués dont je parle, mais seulement de la préférence pour les esprits d'une autre nature, pour ceux de mes amis, par exemple, et il ne faut pas que cette vérité qui n'est pas dite en face vous fasse honte, ni à moi non plus. Je l'ai dite à ces dames. Mme Lebrun ne savait pas si elle devait faire les honneurs de son mari. Mme Aubernon a été de mon avis, mais elle croit que l'amitié et l'habitude ne nous laissent pas impartiales. Quoi qu'il en soit, je serais une ingrate si je n'ajoutais pas combien ces messieurs sont bons et obligeants, combien d'égards dans leurs discussions avec des personnes qui ne partagent presque aucune de leurs opinions, et combien leurs soins et leurs empressements pour ma mère me rendent leur société agréable. Si vous étiez là, elle me le serait plus encore ; je ne puis m'accoutumer à voir personne à votre place. Lundi, nous fîmes au clair de lune une promenade en bateau... Quelle nuit ! Quelle pureté ! Quelle douceur ! Quel silence ! J'en étais enivrée. Mais M. Thiers était là ; cet étranger indifférent dont la voix interrompait nos pensées, dont le silence n'était pas dans le secret du nôtre, me rendait incomplet ce plaisir de contemplation qui n'est plus rien s'il ne s'empare de l'âme tout entière. Hier, la vue d'un bateau nous tenta, le ciel était menaçant, la rivière était grosse, le vent furieux ; ce sont autant de tentations. Nous étions si bien dans ce bateau ! Le ciel, les eaux, la terre, tout était sombre et agité ; le vent contrariant les rames nous forçait à courir des bordées ; la vague qui prenait la barque sur les flancs lui imprimait un balancement semblable au roulis de votre paquebot ; il me semblait que nous allions en Angleterre ; puis les éclairs, le tonnerre, une pluie à verse, une petite émotion d'inquiétude, rien ne manquait plus à notre plaisir. Mais ce pauvre M. Thiers était là, et il y a dans ces jouissances d'union avec les beautés de la nature ou de lutte contre sa puissance, je ne sais quoi d'intime, de religieux, qu'on ne peut partager avec un être étranger à vos affections. Je vous dirai encore combien je suis fâchée d'avoir vu M. Cousin ; je suis désenchantée ; il ne me plaît pas ; il n'est pas simple, du moins au premier abord ; nous verrons demain... Mme Aubernon a causé toute la soirée de religion avec M. Cousin ; elle a été très contente de lui, et a oublié l'impression qu'il lui a faite ainsi qu'à nous. Peu après, la mère de Blanche Pomaret écrivait de son côté : Samedi à minuit M. Vatout est arrivé. Il y aurait beaucoup à conter sur ces nouveaux inconnus pour nous, si nous avions le temps et si nos propres impressions pouvaient vous intéresser. Nous avons retrouvé avec plaisir le visage connu du bon M. de l'Ecluse. Au reste, MM. Thiers et Mignet sont déjà pour nous de vieilles connaissances. Ce dernier est l'historien de Pauline ; il s'en acquitte en homme bon, simple, et qui aime les enfants. Nous avons vu seulement M. Cousin ; demain, j'espère que nous l'entendrons. Et voici les impressions que Mme Lebrun confie à son mari
: Stendhal n'a pas plu aux dames, qui sont Mme Aubernon et Mme Pomaret ;
Delécluze a raconté les plus drôles d'histoires du monde ; M. Thiers et M. Mignet ont plu à ces dames chacun dans
leur genre. Elles leur trouvent de la bonté, de la droiture, de l'esprit à M.
Thiers. Après cela, les opinions tranchées de ces messieurs et de M. Cousin
sur la Révolution ont un peu étonné ces dames, mais on a parlé longuement de
tout cela avec déférence pour les deux opinions, on sentait que chacun y
mettait du sien. Mme Pomaret n'y a mis aucune aigreur, ces messieurs de leur
côté ont un peu adouci ce qui aurait pu choquer ; enfin, tout a été bien. Les Lebrun, comme les Pomaret, sont en relations avec les Cuvier. Chez eux, on rencontre un neveu de Cuvier, brillant militaire, fils d'un ancien directeur des Douanes à Gênes sous l'Empire. Ancien aide de camp du général Auguste de Colbert, rempli de distinction, chantant, avec une jolie voix de ténor, les romances et les airs d'opéras en vogue, brave, incomparable cavalier, Antoine-Fortuné de Brack, futur auteur d'un livre voué à un grand retentissement, Les avant-postes de cavalerie légère, a connu maintes aventures. A un bal masqué, il interrogea une femme, sans savoir à qui il s'adressait ; il la rencontra peu après à un autre bal, s'aperçut qu'il avait eu affaire à la reine Hortense, et lui écrivit une lettre enflammée ; la reine nous apprend que, sur le conseil de Flahault, elle ne répondit pas tout d'abord ; mais elle vit le jeune officier si malheureux qu'elle finit par le recevoir, et l'assagir. En 1815, il lui offrit de l'accompagner avec son régiment jusqu'à la Loire, pour la garantir contre tous dangers. Pendant la retraite de Russie, il avait, avec Cubières, sauvé la femme et l'enfant du consul de France à Moscou, Delaveau. Tel est l'homme qui fait la connaissance de Thiers chez les Lebrun, et qui, vers la même époque, lui fait faire celle d'une femme destinée à jouer un rôle immense dans la vie de l'homme d'Etat : elle était mariée à un agent de change en train de bâtir une fortune avant de devenir receveur général, et s'appelait Madame Dosne. Par Béranger, Thiers entre en relations avec Hortense Allart, une femme de tête qui sous le pseudonyme de Pierre de Saman publie des romans autobiographiques, Les Enchantements de Prudence et les Nouveaux Enchantements. Chez elle, la conversation touche à des sujets graves. Elle vit une vie accidentée, qui éloigne d'elle sa cousine germaine, Delphine Gay, la belle et blonde muse de la Patrie. Sa compagnie se compose d'hommes plus que de femmes. Elle voit souvent l'illustre chansonnier, et aussi le général Fabvier, Paris, Thiers et Mignet. Mme Hamelin, l'ancienne merveilleuse, au cours d'une visite chez elle, se rencontre avec Mignet ; elle le trouve très beau et très agréable, et Mme Hamelin s'y connaît. Marceline Desbordes-Valmore confirme la justesse de cette bonne opinion, et déclare, elle aussi, que Mignet est un très beau, très élégant jeune homme : Il a une tête d'Apollon et de Napoléon tout ensemble ; peut-être faut-il faire ici la part de l'amplification poétique. Chez Hortense Allart, Thiers et Mignet retrouvent un personnage avec lequel ils sont liés d'amitié, Jérôme Sampayo, chargé d'affaires du Portugal en France. Sampayo fut le premier amant d'Hortense et la cause de sa rupture définitive avec ses cousines Gay, comme avec la générale Bertrand qui, en présence de son zèle bonapartiste, avait jugé opportun de lui confier l'éducation de ses filles. Aujourd'hui, Sampayo entretient avec elle des relations d'amitié. Elle est pour le moment dans les bonnes grâces de Chateaubriand. Au retour d'un voyage qu'elle vient de faire en Italie, Thiers entre un soir chez elle, se félicitant aimablement de son retour. Il montre beaucoup d'esprit, parle de toutes choses avec finesse, avec légèreté, mêlant tous les sujets, avec une surabondance d'idées, d'impressions qui se pressaient en foule. Il me demanda la permission de revenir, très curieux de savoir ce qui s'était passé entre moi et Jérôme [Sampayo], qui était son ami. Il eût voulu savoir les caractères, les ruptures, ce qu'était Jérôme en amour, ce que j'étais moi-même ; il faisait beaucoup de questions, mais avec intérêt, avec convenance. Il me raconta que Jérôme allait souvent chez M. de Talleyrand, et que celui-ci disait qu'il était l'esprit le plus remarquable entre les hommes jeunes ; qu'il était le premier. M. Thiers me parut très aimable de me raconter cela. Je l'ai toujours trouvé tel. Il disait aussi pourtant que Jérôme n'avait plus qu'une corde à son arc, mais que lui, il en avait plusieurs. Thiers ne pousse pas la curiosité aussi avant que Sainte-Beuve, qui sera l'amant d'Hortense, peut-être par amour, plus certainement pour mieux se documenter sur Chateaubriand ; Hortense entrera dans une belle fureur le jour où elle démêlera le vrai de cette manifestation de la conscience professionnelle du grand critique. Lorsqu'elle publie son roman, Jérôme, Thiers lui offre d'en donner un compte-rendu à son journal. Elle accepte. Mais il s'aperçoit que Sampayo est un peu piqué de ce livre, et, crainte de lui déplaire, il ne publie pas l'article. Comme il se montre curieux de connaître Chateaubriand, Hortense Allart s'entremet. Le dieu de l'Abbaye-aux-Bois se déclare à l'avance charmé de recevoir le jeune journaliste. Thiers est admis en sa présence. En sortant de chez le grand homme, il accourt chez Hortense, agité, inquiet : il craint d'avoir blessé Chateaubriand en lui parlant de la Terreur, et supplie Hortense d'arranger les choses. Bien loin de là : les propos de Thiers n'ont pas étonné son interlocuteur ; il les connaissait déjà, dit-il, et s'occupait en ce moment à les combattre et à les réfuter dans ses Etudes historiques. En même temps, il jette sur le papier quelques lignes, qu'il insérera dans ses Mémoires d'Outre-tombe : M. Thiers mêle à des mœurs inférieures un instinct élevé... Je reconnais en lui un esprit souple, prompt, fin, malléable, peut-être héritier de l'avenir, comprenant tout, hormis la grandeur qui vient de l'ordre moral ; sans jalousie, sans petitesse et sans préjugé, il se détache sur le fond terne et obscur des médiocrités du temps. Son orgueil excessif n'est pas encore odieux parce qu'il ne consiste point à mépriser autrui. M. Thiers a des ressources, de la variété, d'heureux dons ; il s'embarrasse peu des différences d'opinion, ne garde point rancune, ne craint pas de se compromettre, rend justice à un homme non pour sa probité ou pour ce qu'il pense, mais pour ce qu'il vaut ; ce qui ne l'empêcherait pas de nous faire tous étrangler le cas échéant. M. Thiers n'est pas ce qu'il peut être ; les années le modifieront à moins que l'influence de l'amour-propre ne s'y oppose. Si sa cervelle tient bon et qu'il ne soit pas emporté par un coup de tête les affaires révèleront en lui des supériorités inaperçues. Il doit promptement croître ou décroître ; il y a des chances pour que M. Thiers devienne un grand ministre ou reste un brouillon. La prophétie n'est pas compromettante, mais le portrait tracé sans prévention abonde en touches justes. Mignet à son tour obtient une audience par le même ambassadeur : il en sort enchanté charmé par la conversation, la modération et la raison de Chateaubriand. Il écouta plus que son ami, parla moins, et n'eut pas à se mordre la langue une fois dans la rue. Buchon, corédacteur de Thiers au Constitutionnel, le conduit chez la tante d'Hortense Allart, chez Sophie Gay. Amie de Mme Hamelin, de Mme Tallien, de Mme Récamier, Sophie Gay fit partie de l'escadron des merveilleuses sous le Directoire. Elle mène une vie brillante bien que la fortune l'ait abandonnée, publie des romans à succès, fait jouer des opéras-comiques chantés au théâtre Feydeau par le baryton Martin et des pièces en vers ou en prose au Théâtre Français. Sa fille Delphine, célèbre à dix-huit ans par ses poèmes que couronne l'Académie, devient la muse qu'adopte le clan naissant de la jeune génération romantique. Thiers retrouve chez Sophie Gay le baron Gérard, Girodet, Horace Vernet, et des témoins de la Révolution ; il invoque leur témoignage, il sollicite leurs souvenirs. Il s'amuse de la maîtresse de maison au verbe haut, à la parole vantarde, aux répliques mordantes. Il l'excite à conter ses succès. Elle s'y complaît : les bals de M. de Chateaubriand, ministre à l'heure présente, ne valent certes pas les fêtes de l'Empire ; quand son mari était receveur général à Aix-la-Chapelle, elle effaçait par son luxe l'impératrice Joséphine, au point que l'Empereur s'en montra blessé. Mais sous le Consulat, dit Thiers, quand tout renaissait, que vous étiez la brillante femme d'un agent de change, qu'on fêtait les jeunes vainqueurs de l'Italie, quel entrain, n'est-ce pas, avec tant d'enthousiasme et d'espérance ! Elle abonde en ce sens. Elle peint avec vivacité, avec enthousiasme, l'ivresse d'un temps où l'on ne voulait pour ses dangers que du plaisir et de la gloire. — Ce que je regrette de n'avoir pas vu, insiste Thiers, ce sont les réceptions sous le Directoire, le bonheur de se retrouver, ce besoin de sociabilité, ces toilettes grecques, racontez-moi donc cela ! Et la voilà qui évoque le tourbillon des grandes dames déchues, des fournisseurs enrichis, des jacobins corrigés, et les soirées de Mme Tallien et celles de Mme de Beauharnais. Une malice au coin de l'œil, Thiers remonte le cours des temps, s'enquiert du monde des salons au début de la Révolution, quand Sophie Gay discerne enfin le piège et s'écrie : Et n'allez-vous pas me demander comment on s'habillait et on s'amusait au mariage de Marie-Antoinette ? Il ne s'attarde pas dans ce milieu purement littéraire et artistique, où il ne se sent pas en sympathie, et dont les étoiles sont précisément ces romantiques pour lesquels il n'éprouve aucun goût. Et c'est peut-être à lui que songe la jeune muse lorsque, passant en revue les fiancés possibles, elle écrit : Séduite par l'espoir de succès éclatants, Faut-il choisir enfin ce tribun de vingt ans, Rhéteur ambitieux, sévère par système, Qui maudit sa jeunesse auprès de ce qu'il aime, Qui déjà, s'apprêtant à défendre nos lois, Sur les moindres sujets veut exercer sa voix, Et, rêvant au conseil sa future importance, Fait en parlant d'amour des essais d'éloquence ? Sous Louis-Philippe, lorsqu'elle sera Mme Emile de Girardin et Thiers ministre, les choses se gâteront tout à fait. ***Les salons de Laffitte représentent, pour le jeune Adolphe Thiers, un bien autre champ de manœuvres. Manuel l'y a présenté tout d'abord. Laffitte est alors dans la force et la maturité de 1 son âge. Simple et doux dans ses manières, il arbore une rotondité passablement bien nourrie, marche à petits pas, parle en petites phrases, le regard timide, le sourire gracieux, la voix douillette. Ce fils d'un charpentier de Bayonne a conquis une fortune dans la finance. Député depuis 1816, il pratiqua une opposition discrète au début, puis plus accentuée lorsqu'il combattit la loi électorale et la loi de la presse. Le gouvernement se venge en le remplaçant par Gaudin comme régent de la banque de France. Alors, l'opposition de Laffitte se fait vigoureuse. Il réunit chez lui, 13 rue d'Artois, — aujourd'hui 19 rue Laffitte, — dans l'ancien hôtel acheté par le comte de Laborde pour la Guimard et où sous l'Empire habita Savary, duc de Rovigo, tous les chefs de l'opposition : Manuel, le général Foy, Odilon Barrot, Lafayette, Tissot, Paul-Louis Courier, etc. Outre Thiers et Mignet, Manuel amène Béranger qui y chante ses chansons ; elles lui valent de temps à autre quelques mois de prison qui augmentent sa popularité. En quelques mois, Thiers prend dans ce milieu une place que d'autres eussent mis des années à conquérir. Il s'y meut à l'aise ; il s'y sent chez lui. Cette élévation s'opère naturellement et sans effort. On dirait qu'il n'a jamais eu d'autre position, et qu'il ne l'a pas conquise, mais retrouvée. L'été, le rendez-vous est dans la somptueuse résidence de Maisons, le château bâti par Mansard, ancienne demeure royale, devenue propriété du banquier. Les intimes y font de longs séjours. Ils forment, au dire de Béranger, une véritable petite république. Thiers s'y attarde plusieurs mois de suite. Il y vit en ermite et y travaille à faire honte à Béranger. Il y écrit la plus grande partie de son Histoire de la Révolution, et y soigne l'état parfois pitoyable de sa santé, qu'il compromettrait par ses excès de travail, si sa constitution n'était d'une robustesse à toute épreuve. Il fait de grandes promenades à cheval pendant lesquelles il compose des chapitres entiers qu'il écrit presque sans corrections en rentrant. Aussi prétend-il que l'exercice développe et facilite l'expression de la pensée. Le soir, les hôtes de Laffitte se délassent en mettant en commun leur imagination, leur bonne humeur, leur bon sens. Et le dimanche, le château s'éveille au bruit des fêtes à l'arrivée de son propriétaire. En 1824, Villèle propose la première conversion de rentes opérée par l'Etat français. Les rentiers, inquiets, témoignent leur mécontentement. L'opposition libérale, c'est-à-dire l'entourage de Laffitte, profite de cette agitation, et traite Villèle de banqueroutier. Thiers et Laffitte, au contraire, prennent position en faveur de la mesure, dont ils comprennent l'opportunité. On avait déjà remarqué les articles financiers de Thiers au Constitutionnel. Ils valaient au directeur du journal des lettres d'éloges. V. Masson écrit, à propos d'un article intitulé Du système financier : Je crois connaître toutes les personnes qui s'occupent de ces matières avec quelque supériorité d'esprit, et j'avoue que je n'en sais que quatre sur le compte desquelles, je pourrais mettre un article aussi fortement pensé. Tout y est sain de doctrine et vigoureux d'expression, sauf une légère méprise sur la prétendue déperdition des capitaux qui résulte de la baisse du cours des rentes. Il demande le nom de l'auteur de l'article pour entrer en relations avec lui. Laffitte charge Thiers d'exposer leurs idées communes à propos de la conversion projetée par Villèle. Au mois d'avril 1824, un conseiller d'Etat met sous les yeux du ministre les articles de Thiers. Et cette curieuse conversation s'engage, spirituelle et courtoise, entre gens qui, sous le voile de l'anonymat, se connaissent parfaitement. Villèle à Thiers : Monsieur, un des plus sincères admirateurs de votre talent, qui partage les opinions que vous avez émises sur les finances, désire avoir votre avis développé sur la brochure que vient de publier M. Laffitte à l'occasion de la réduction des rentes. On ne vous cache pas que ce travail sera publié peut-être, mais dans une question qui touche au bien-être de la France, et qui reste pour ainsi dire étrangère à la politique, on ne croit point faire injure à votre caractère en vous invitant à cette démarche. Si dans la ligne même de vos opinions, il est utile d'éclairer l'esprit public sur une opération si importante, personne n'a plus que vous les moyens d'y parvenir, et vous ne refuserez pas ce service à votre pays. On croit devoir vous répéter, monsieur, qu'on n'a pas l'intention de gêner en rien l'expression de vos opinions politiques, quoique dans un pareil travail, vous jugiez sans doute à propos de traiter spécialement la question financière économique. Si vous accueillez cette proposition, veuillez adresser votre travail à M. Duval, poste restante. Thiers à Villèle : Je regarde la réduction des rentes comme une mesure grande et utile, comme la seule bonne proposée depuis dix ans ; je déplore l'état d'un pays où elle a été si mal appréciée, et l'erreur d'une opposition qui a perdu cette occasion unique de prouver son discernement et sa justice. C'est, à mon avis, un devoir pour les hommes de toutes les opinions, de contribuer à la propagation des vérités sur lesquelles ils sont d'accord, et j'aurais tâché d'éclaircir cette grande question économique si j'avais le titre et les moyens pour le faire. Je suis donc tout à fait disposé à faire ce qu'on me demande, pour la question elle-même, et pour M. Laffitte, auquel je dois le peu que je sais en matière de finances. La démarche qu'on a faite ne m'offense pas puisqu'on ne veut qu'une opinion financière, mais je demande à connaître le nom de la personne qui s'adresse à moi, et le genre de publicité destiné à cette analyse. Villèle à Thiers : Un lecteur assidu du Constitutionnel ne pourrait laisser passer inaperçus les seuls articles remarquables que renferme ce journal. On a su, Monsieur, qu'ils étaient de vous. On a su que seul parmi vos amis vous aviez hautement défendu la réduction des rentes, la plus grande, mais non la seule bonne mesure qui ait été tentée depuis quelques années. La clarté, l'attrait que votre style communique aux idées les plus abstraites, ont fait désirer que vous voulussiez donner à la question dont il s'agit la popularité qu'il importe de lui faire obtenir. Si ce résultat est possible, personne n'a paru plus capable de l'atteindre. Rien ne s'opposait à ce qu'on vous fît cette proposition puisqu'elle est d'accord avec vos opinions, et il semble aussi avec vos affections. Si vous consentez à l'accueillir, vous pouvez choisir le mode de publication qui vous paraîtra le meilleur, mais on vous offre le Moniteur. Quant au nom de votre correspondant, on espère que vous n'en ferez pas une clause sine qua non. Qu'il vous suffise de savoir qu'après le ministre des finances, peut-être, il est l'homme de France qui doive attacher le plus haut prix à votre travail. Le jeune économiste qui a justement dit que tout est représenté par l'argent dans nos sociétés modernes ne refusera sans doute pas de recevoir le prix d'un service rendu à son pays. Thiers à Villèle : Je crois deviner le correspondant mystérieux qui s'est adressé à moi. J'ai pour sa personne et ses lumières la plus grande considération, mais je ne puis consentir à ce qu'il me demande. Pensant absolument de même sur la réduction des rentes, j'aurais pu lui remettre à lui-même un exposé de mon opinion, et un avis sur la brochure dont il s'agit. Si ce travail avait pu devenir utile, j'en aurais été satisfait, car mes principes politiques ne m'empêchent pas de souhaiter le succès des vérités financières. C'eût été là une communication amicale et désintéressée, entre personnes connues et du même avis. Mais vendre un article, bien que sincère, à des bureaux, ne me convient pas. Je répugnerais même à défendre la vérité de cette manière. Ceci n'est pas en contradiction avec ce que j'ai dit autrefois sur l'équivalence des services, et la personne à laquelle je m'adresse a trop de délicatesse et d'esprit pour ne pas sentir ma position et approuver ma conduite. J'ai l'honneur de la saluer. L'habitude d'acheter les consciences et les talents a fait commettre au ministre une erreur d'appréciation. Thiers n'est pas un simple Coste. Les articles paraissent en une brochure ayant pour titre : Réflexions sur l'état de la rente et sur l'état du crédit, par Jacques Laffitte. Si l'on avait besoin d'une nouvelle preuve qu'elle est de Thiers, ce billet du financier au jeune journaliste en ferait foi : Je suis votre tourment depuis quelques jours, mon cher Monsieur, je pars pour la campagne et serai de retour à Paris ce soir à dix heures. Si vous pouviez m'envoyer vers cette heure-là ce qui est fini, vous m'obligeriez beaucoup parce que je le lirai à tête reposée avant de me coucher. Je vais dire à Manuel que vous viendrez le voir samedi avec M. Mignet, qui ne m'a pas oublié, j'espère. Agréez mes civilités. On voit le ton. Béranger n'a pas tort : On a souvent imprimé que Thiers avait des obligations d'argent à Laffitte ; l'écrivain, jeune alors et vivant de son travail, a souvent aidé le financier, mais c'était le rigide Manuel qui était l'arbitre de leurs relations, et je crois être certain qu'elles n'ont jamais été avantageuses à l'écrivain. Par l'histoire de l'action du Constitutionnel que possédait Thiers, au moins en apparence, on sait l'exactitude de l'affirmation du chansonnier. Mais l'opinion croyait volontiers le contraire, qui lui paraissait logique. Lorsqu'on ouvre une souscription pour venir en aide à Béranger sorti de prison, le comité organisateur refuse celle de Laffitte, arrivée trop tard. Quand je pense, s'écrie le chansonnier, que c'est là l'homme à qui le public s'obstine à faire honneur et du cens d'éligibilité de Manuel, et de l'argent que Thiers gagne au Constitutionnel, et du mince revenu qui sert à nourrir moi et les miens, je suis quelquefois de mauvaise humeur. Le duc de Broglie est du même avis lorsqu'il considère Laffitte bien plus comme l'ami et l'affidé de Manuel que comme son protecteur. Et Béranger ajoute : Jamais je n'ai beaucoup aimé Messieurs de la finance, ni leurs salons dorés, ni leur société brillante. Cependant, il y allait. Ce que nous apprenons ici des rapports de Thiers avec Laffitte jette une lumière sur ce que ces rapports deviendront par la suite. Ils sont moins étroits avec deux autres financiers, le baron Louis et le banquier Ternaux, dont Thiers fréquente les salons à cette époque. Il est aussi moins en intimité avec Lafayette, bien qu'il le voie beaucoup. Le général se montre poli et affectueux avec tout le monde, mais demeure assez distant : Il est poli comme un roi, dit Stendhal. Le héros de la guerre d'Amérique reçoit tous les mardis dans son vaste hôtel, 6 rue d'Anjou. Ses appartements, situés au premier étage, comprennent une antichambre, un salon, un cabinet de travail, une chambre à coucher, qui communiquent par des doubles portes et forment galerie les jours de réception. Aux murs du grand salon, une gravure représente le Serment du jeu de Paume, une autre le Contrat des Députés des États-Unis d'Amérique, avec le fac-simile de cet acte. Une foule s'y presse. Les jeunes gens de la nombreuse famille du général dansent des quadrilles parmi les allants et venants, où figure ce groupe de libéraux qui les autres jours se rencontre chez Pierre Lebrun, chez. les dames Clarke, chez les Aubernon, chez Hortense Allart, chez lady Morgan, chez Laffitte, ailleurs encore. Tout le monde peut se présenter, tout le monde est reçu. Et voici Casimir Périer, Benjamin Constant, Odilon Barrot, Guizot ; les rédacteurs du Journal des Débats, Dubois et les rédacteurs du Globe ; Godefroy Cavaignac, Laffitte, qui note sur ses tablettes que le libéral marquis de Lafayette a touché quatre cent cinquante mille francs sur le milliard des émigrés ; Dupont de l'Eure, Joulier que l'on dit bâtard du maître de la maison, le groupe de Delécluze avec le libraire Sautelet, instruit, actif, qui se tuera par amour ; l'éditeur Paulin, les têtes du Constitutionnel ; des carbonari et les membres de la Haute Vente que Lafayette préside, ainsi que le Comité Directeur. Béranger chansonne sa gloire lorsqu'il revient du voyage triomphal accompli en Amérique à la suite de son échec aux élections de 1823, et Casimir Delavigne le célèbre en alexandrins pompeux. Au milieu de ce tohu-bohu où se mêlent tous les clubistes, tous, les anciens conspirateurs, tous les nouveaux qui conspirent depuis 1820, et tous les utopistes de la terre. Lafayette promène sa haute taille, bien proportionnée et solennisée par un noble embonpoint ; au bout de ce grand corps, une figure imperturbable, froide, insignifiante comme un vieux tableau de famille, un teint clair, des joues colorées et sans une ride, le tout surmonté d'une perruque mal faite, à cheveux courts. Il boîte légèrement depuis qu'il se fractura la cuisse gauche en 1803. Il s'appuie sur un bâton. Il s'assied lentement à cause d'une raideur qui subsiste dans l'articulation de la hanche. Il se vêt simplement d'une longue redingote grise ; il porte un pantalon et des guêtres. Il est d'une propreté minutieuse. Sa voix résonne, grave, douce et agréable, ou forte et retentissante suivant le cas. Son élocution facile reste toujours élégante et choisie malgré une apparente simplicité. Il a conservé la manie d'embrasser tous ceux qu'on lui présente, effusions de pratique courante dans les comités des sections vers 1790, au temps où des orateurs redondants délayaient la fraternité dans leurs discours politiques ; il continue à invoquer dans les siens cette déesse fallacieuse ; et son manège fait bien rire les gardes-nationaux, qui l'ont baptisé le père biseur. Il reste, d'ailleurs, extrêmement jeune ; ses yeux gris, surmontés de sourcils blonds bien arqués, s'animent dès qu'ils se trouvent à un pied d'une jolie poitrine, et Stendhal prétend que malgré son grand âge, il s'occupe de serrer par derrière le jupon de quelque jolie fille, souvent et sans trop se gêner, geste que cet écrivain précis définit avec une netteté et une crudité qui sont bien dans sa manière franche et libre. Le héros de la guerre d'Amérique jouit de sa gloire européenne, mondiale. Il pronostique : Charles X se fera renvoyer, et, avec un peu de bon sens, il aurait pu être heureux comme une souris dans un pâté. L'été, il reçoit dans son château de La Grange où restent à poste fixe les Tracy, les Laubespin et les Ségur. On lui amène les célébrités de passage curieuses de le contempler, comme le vieux Bentham dont le cornac est un des jeunes gens de la bande de Thiers, et qui, avec une assez belle figure, radote un peu. Là, comme à Paris, Lafayette passe gaîment ses dernières années. Au lieu de la cohue des salons de Lafayette et du public mêlé qui se presse dans ceux de Laffitte, Thiers ne voit, dans le fameux salon vert du prince de Talleyrand, qu'une compagnie de choix. C'est encore un centre d'opposition libérale. Les nouvelles intimités de la duchesse de Dino, dit Mme de Boigne qui ne ménage pas les sous-entendus, l'avaient peuplé d'une nuée de jeunes littérateurs libéraux dont le savoir-vivre n'est pas la qualité dominante. Le prince de Talleyrand passe l'éponge sur cet inconvénient, parce qu'il voit en eux un instrument pour arriver au pouvoir. Il était l'âme de cette jeunesse, à peu près factieuse, qui, comme tous les révolutionnaires, ne voulait renverser que pour se frayer le chemin. Le vieux renard à crinière de lion, qui traîne ses jambes plus qu'elles ne le portent, dont la voix retentit, sonore, au creux de sa poitrine, et dénonce la force et la richesse de son tempérament tandis que, le masque impassible, le nez impertinent, il laisse tomber de sa bouche dédaigneuse des mots à l'emporte-pièce, a vite discerné le parti qu'il peut tirer de Mignet, et surtout de Thiers, pour lequel il se prend de goût très rapidement. Il frappe des mots à son intention : C'est un gamin qui a le feu sacré. Son voisin de campagne, Royer-Collard, dit de ce nouveau venu dans leur milieu : C'est un polisson, bon enfant, qui a beaucoup d'esprit, quelques lueurs même de grand esprit, mais bon surtout à perdre un empire par son étourderie et son enivrement. Talleyrand rend la formule plus concise, plus lapidaire : Ce jeune homme a bien de l'esprit... Il perdra la France. Il se sert de Thiers et de Mignet comme de truchements, comme d'apologistes de sa politique auprès des jeunes générations. En les accueillant avec une bonne grâce flatteuse, en les captivant par ses confidences, il sait ce qu'il fait : Il enchaîne à jamais par les liens d'une reconnaissance délicate leur entière franchise. Chacun y trouve son avantage. S'il confie au jeune journaliste les détails dont se compose la vie des gouvernements, les petites nouvelles de la partie secrète des affaires, tout le ménage du conseil des ministres et des conférences diplomatiques, l'autre en fait largement son profit. Talleyrand ne lui demande jamais rien : mais il a une certaine façon de le regarder en lui adressant la parole que Thiers comprend aussitôt, et le vieux prince exprime alors les idées qu'il veut faire parvenir au public. Ces confidences amènent Thiers à inventer la presse légère ; ses articles obtiennent d'autant plus de succès que l'on ne tarde pas à savoir à quelle source il les puise. Talleyrand a reconnu en lui plusieurs de ses propres aptitudes. Il lui apprend à considérer les hommes et les événements sous leur vrai jour, à courir devant le vent, comme dit Balzac. Ses conseils ne sont probablement pas étrangers à la métamorphose qui transforme le premier débit oratoire ampoulé de l'avocat d'Aix en un ton de conversation naturel et simple, comme il a déjà abandonné la pompe et l'enflure de son premier style. Mais si Thiers commence par se laisser mener, c'est pour mieux mener les autres par la suite. Il se souviendra toujours des leçons de son maître, homme d'Eglise. A la façon dont Talleyrand le patronne on s'explique cette phrase de Guizot : Je ne dois rien à M. de Talleyrand dans ma vie publique ; il m'a même plutôt desservi que secondé. La bienveillance du prince inspire son entourage. La duchesse de Dino, très grande dame, maigre avec de beaux traits, un feu perçant dans les yeux, l'expression du visage plus âgée qu'elle, que Mérimée voit noire comme le cul du diable et miss Berry étonnamment semblable à un joli serpent, surmonte ses répugnances aristocratiques. On découvre facilement en elle un fonds. de sympathie pour le jeune Thiers avec lequel elle entretient une correspondance suivie. Elle le surveille, elle le critique ; on sent percer entre les lignes le regret qu il ne soit pas parfait, à son goût ; ses critiques n'ont pas l'accent de la malveillance ; mais elle ne parviendra jamais à accepter ses entours, qui la choqueront toujours. Le comte de Montrond, l'âme damnée de Talleyrand, le dernier des roués, suit les évolutions du petit homme d'un œil amusé. Il le couve à sa manière. Il ne tarde pas à songer qu'il y aura intérêt à jouer les utilités auprès d'un gaillard de cette trempe. Par Talleyrand, Thiers est introduit auprès du comte de Flahault dont on sait les liens avec le prince, Flahault toujours séduisant et beau, avec cette grâce, cette aisance dans les manières qui sont le propre de l'homme extrêmement bien élevé. La comtesse, fille de lord Keith et dont le mariage- fit quelque bruit jusque parmi les chancelleries, a au contraire des manières brusques, dit un peu trop haut et un peu trop souvent ce qu'elle pense, et, paraît-il, s'occupe un peu trop de ce que font les autres. Elle reçoit tous les dimanches, et donne en semaine de petites soirées et de bons dîners. Dans son salon s'amalgament la société des libéraux et celle du faubourg Saint-Honoré. Personnellement, elle est libérale d'opinion très prononcée, au point d'organiser une sauterie le 21 janvier ; elle discute volontiers politique. Flahault ne pourra jamais s'habituer à un certain ton commun persistant dans les manières de Thiers, qui l'accentue de propos délibéré lorsqu'il s'aperçoit que son interlocuteur s'en montre choqué. Et dans ces salons politiques, chez Laffitte, chez Talleyrand, chez Lafayette, l'historien de la Révolution s'attache passionnément à entendre et à observer ces vieillards dont les uns, violents et tourmentés encore, révèlent toutes les fureurs des partis, dont les autres, sereins et augustes, aiment la liberté comme dans les premiers jours d'espérance, et aujourd'hui même ne regrettent aucune des souffrances qu'ils ont endurées pour elle. ***Thiers ne réussira jamais à décider Rouchon à se déplacer, à abandonner Aix pour la capitale. Celui-là, c'est le grand, c'est l'intime confident, celui qu'il vante à Paris comme un génie enfoui au fin fond de sa province, dont il va jusqu'à se dire le disciple, au moins dans les lettres qu'il lui écrit, qu'il excite à travailler et à produire, et dont il promène les manuscrits chez les éditeurs parisiens. Il réussit mieux avec d'autres, qui accourent, les dents longues ; il attire de la Provence natale une bande d'Aixois qui lui composent une suite et que l'on appelle les jeunes gens de M. Thiers. Ce sont Peisse, Senty, Bernet qu'il fait prendre comme secrétaire par Coste après la disparition des Tablettes, Auguste Martin qui devient son secrétaire particulier, puis son chef de cabinet, et finira président de Chambre à la Cour des Comptes. Ceux-là sont des comparses. Le peloton de tête de la jeunesse libérale ne se réunit pas seulement dans les salles de rédaction et dans les salons. Un groupe s'en retrouve chez Guizot, un autre à la librairie Sautelet et Paulin, où Armand Carrel, Ary Scheffer, Augustin Thierry, Albert Stapfer, Olinde Rodrigue aiment venir . échanger des idées. Un autre encore auquel parfois s'agrège Mignet, sinon Thiers, et où l'on remarque un grand garçon étrange et roux qui s'en ira mourir aux Indes, Victor Jacquemont, s'est formé chez Delécluze, critique d'art au Journal des Débats, dont le style marche avec des chaussons de lisière, ce qui explique le peu de bruit qu'il fait. Stendhal, qui est de la bande, pique une étiquette sur quelques-uns d'entre eux : sur Delécluze, assez grand, assez bien fait, mais fort laid avec un front ignoble et bas, portrait qui ne correspond pas exactement aux images contemporaines ; Thiers, qu'il a rencontré pour la première fois chez madame de Castellane, n'est qu'un effronté bavard. Mignet manque d'esprit. Par contre, Béranger montre un caractère admirable. Quant à Mérimée, c'est un pauvre jeune homme en redingote grise, bien laid lui aussi avec son nez retroussé, ses petits yeux qui n'ont qu'une seule expression, laquelle est méchante, et dans l'ensemble quelque chose d'effronté et de déplaisant. Je ne suis pas trop sûr de son cœur, mais je suis sûr de ses talents, confie Stendhal à son papier. Cependant tous deux se lient, et ce n'est pas seulement leur haine des bas-bleus qui cimentera cette amitié. A cette époque où Victor Hugo n'a pas encore mis sa griffe sur le mot romantisme, Stendhal se l'applique, et en donne le brevet à Scribe et à Thiers. Charles de Rémusat tente le premier essai de réalisation des idées romantiques telles que les conçoit Stendhal, dans les salons du Globe où il lit en présence de Thiers et des autres son drame en cinq actes, L'Insurrection de Saint-Domingue. On y applaudit beaucoup d'esprit dans les détails, mais l'emploi de la prose, paraît-il, prête à rire. Un soir de l'année 1825, le libraire Sautelet organise chez Cerclet une réunion où le romantisme dans la peinture est mis en discussion. Là sont les chefs principaux de la jeune Ecole, Delacroix, Scheffer, Delaroche, Sigalon, et Adolphe Thiers qui développe, qui exalte avec ardeur leurs doctrines et leurs productions. On a convoqué encore Stapfer, Stendhal et son ami le baron de Mareste, Duvergier de Hauranne et le frère d'Ary Scheffer. Sautelet souhaitait la présence de Paul-Louis Courier qu'il n'a pu joindre. Thiers et Delécluze ont agité dans leurs journaux cette question : les peintres et les sculpteurs doivent-ils prendre pour bases de leurs études le nu et le beau, ou bien, rejetant la forme à un rang inférieur, doivent-ils sacrifier même la beauté, pour faire briller par-dessus tout l'expression ? Les deux critiques ont signalés le tableau de Scheffer, La mort de Gaston le Foix : Thiers l'a loué presque sans restriction, approuvant le choix d'un sujet moderne glorieux pour la nation ; Delécluze a fait l'éloge de la composition, mais critiqué la raideur des armures. Afin de dissiper toute gêne, Sautelet s'est assis entre les deux critiques, qui ne se connaissaient pas et se voient pour la première fois. L'assistance comprend la plupart des habitués du dimanche de chez Delécluze. Et la discussion commence. On répète un mot d'un vieil académicien, Lagrenée, toujours qualifié le Jeune bien qu'il ait quatre-vingts ans : dans la salle des Antiques, il a trouvé les statues grecques trop raides, et prétendu que les bras et les jambes de l'Apollon du Belvédère ressemblaient à des navets ratissés. Ce mot met l'assistance en joie. Thiers, comme un nouvel Eole, maître des vents et des orages, décuple la hardiesse et la confiance des quatre ou cinq peintres romantiques dont les ouvrages ont produit de l'effet au Salon de 1824. Sans s'en douter, affirme son adversaire, il prépare le règne du laid et de la triste réalité dans les arts. Et la soirée où s'agitent ces graves questions est fort gaie. En somme, le romantisme défini par Stendhal et tel que ces jeunes gens le comprennent entre 1823 et 1825 a cette signification que ses tenants se moquent de l'abbé Auger et des trois unités ; ils vont tenter de peindre les gens comme ils sont, ou ont été. Sophie Gay prétendra que la génération de Hugo et de Vigny ne connaît que la queue du romantisme. Un temps viendra, en tous cas, où le roi Louis-Philippe, dans les banquets officiels, placera Thiers à côté de la princesse Clémentine, en lui confiant la mission de détruire les idées de romantisme dont la princesse est infectée. |