THIERS — 1797-1877

 

V. — THIERS, HOMME DE LETTRES.

 

 

Le capital versé pour la fondation du Constitutionnel s'élevait à la somme de 7.500 francs, se décomposant en quinze actions de 500 francs chacune. Elles produisirent 6.000 francs sous le ministère Decazes, 12.000 sous le ministère de Richelieu, et 28.000 sous celui de Villèle. Le bilan pour l'exercice 1826 indique 20.000 abonnés, produisant une recette, nette de remises, de 1.323.976 francs. Les frais de timbre et de port se chiffraient par 554.409 francs ; les autres, papier, impression, rédaction, administration, loyer, pliage, port dans Paris et la banlieue allaient à 394.566 francs ; soit au total 984.975 francs de frais, laissant un bénéfice de 375.001 francs, soit 25.000 francs par action.

Pour participer à la direction du journal, il faut faire partie du conseil de la Société. Pour faire partie du conseil de la Société, il faut être propriétaire d'au moins une action. Thiers a grande envie de participer à la direction du journal, mais il n'a pas les 100.000 francs nécessaires à l'achat d'une action. Comment faire ?

Il s'ouvre à son voisin et ami Schubart, le libraire allemand de la rue de Choiseul. Schubart est bien l'homme dépeint par Thiers à Rouchon : il fait un voyage en Allemagne et communique le bel enthousiasme dont il est féru pour le jeune journaliste à un de ses anciens confrères de Stuttgart devenu millionnaire et baron, Cotta de Cottendorff, l'un des personnages les plus curieux de cette époque : fils de libraire, théologien, militaire, précepteur, avocat, il succède à son père et entend la librairie comme les Elzévirs. Il place sa maison au premier rang. Il sait deviner les hommes, publie les plus grands écrivains allemands de son temps, fonde la Gazette d'Augsbourg, le Morgenblatt, les Annales de la critique scientifique et maintes autres feuilles politiques et littéraires. Député libéral à la Chambre wurtembourgeoise en 1815, puis rattaché au parti gouvernemental, il fonde la Caisse de Secours, la Caisse d'Epargne, la Caisse de la Société d'Economie agricole, et rédige le traité de Commerce entre la Bavière, le Wurtemberg et la Prusse, en quoi il est le père du Zollverein. Cotta est une puissance. Lui seul comprend comment on rend courageuses les plumes craintives, et ouvre les tiroirs les plus cachés des marchands de secrets. Voilà l'homme de qui Schubart obtient pour son protégé des correspondances dans la Gazette d'Augsbourg et le Morgenblatt, soit pour Thiers un revenu fixe de deux cents francs par mois. Mieux encore : le 10 mars 1824, Cotta verse 50.000 francs à Chevassut en échange d'une demi-action du Constitutionnel ; il en sera le propriétaire réel et participera à toutes les charges et à tous les avantages de cette part d'action, mais Thiers en sera le propriétaire apparent.

L'autre moitié appartient à Cauchois-Lemaire. Par acte du même jour, il est entendu que les deux demi-actions resteront unies, de manière à former toujours un quinzième de la propriété totale du journal, et que c'est Thiers qui représentera ce quinzième au conseil d'administration. Cauchois-Lemaire le remplacera en cas de décès.

Voilà donc Thiers intronisé au conseil de la Société, et à même d'y exercer son influence. Il tient à préciser l'état de ses rapports avec son copropriétaire. Le 17 mars, tous deux conviennent des conditions suivantes : Thiers seul pourra paraître au conseil comme titulaire et représentant de l'action ; s'il reçoit un jeton de présence, il le partagera avec Cauchois-Lemaire ; seul, il pourra discuter et voter, quitte à s'entendre auparavant avec Cauchois-Lemaire, et à lui faire part ensuite des délibérations. Au cas où Thiers serait nommé rédacteur en chef, Cauchois-Lemaire entrerait pour moitié dans le travail et les émoluments sous la direction patente de Thiers ; tous deux publieraient à peu près le même nombre d'articles et s'en partageraient le prix, ainsi que les livres qu'ils pourraient recevoir.

Un peu plus d'un an après, Thiers achète à Cauchois-Lemaire sa demi-action, moyennant un revenu fixé à 3.000 francs par an, mais variable suivant que le prix de l'action totale croîtra ou diminuera. En réalité, cette demi-action est payée non par Thiers, mais par Cotta et par Schubart, qui versent chacun 25.000 francs. Ainsi Cotta possède les trois quarts de l'action et Schubart le dernier quart ; Thiers demeure le propriétaire apparent et siège au conseil. Cotta touche le revenu intégral de la première moitié qu'il a acquise, et un revenu de dix pour cent de son capital pour le troisième quart ; six pour cent sur le quatrième quart allant à Cauchois-Lemaire, tout ce qui dépassera seize pour cent du revenu ira à Thiers. Schubart ne touche rien.

Le 27 janvier 1826, Thiers lui rachète son quart. Cette fois, c'est Laffitte qui doit payer. Thiers et Béranger gagneraient à la combinaison chacun 4 à 5.000 francs de rente. Mais l'accord avec Laffitte ne tient pas, et le 4 mars, les 25.000 francs sont versés par Cotta, qui devient ainsi définitivement seul propriétaire de l'action, moyennant un revenu assuré de dix pour cent de son capital, sauf le cas où elle ne le produirait pas. Thiers reste propriétaire apparent, et partage avec Cauchois-Lemaire le surplus du produit, au-delà de dix pour cent. Thiers ainsi armé, son rôle et son influence au Constitutionnel grandissent. Son activité littéraire, historique et journalistique ne se borne pas à cette collaboration. A l'automne de 1823, il publie les deux premiers volumes de cette Histoire de la Révolution pour laquelle il a traité en février 1822 avec les éditeurs Lecointe et Duret. Le nom de Bodin figure sur la couverture à côté du sien comme il fut convenu. Bodin, homme instruit, de bonne heure fatigué, et d'une haleine courte qui ne dépassait guère le Résumé historique, genre exigu dont il est le père, jouissait d'une manière d'autorité. Mais voyant la façon dont son collaborateur attaque l'œuvre, il y renonce de bonne grâce pour sa part, et son nom disparaît du volume suivant.

Étienne est à sa campagne de Sorcy lorsque l'ouvrage paraît. Le 11 septembre 1823, Thiers lui expédie son exemplaire, et le sollicite habilement : Très cher maître, voici une première œuvre un peu sérieuse, c'est-à-dire mon Histoire de la Révolution. Je vous demande pour l'enfant la bienveillance que vous avez témoignée au père, et ils vous devront tous deux leur petite fortune. Mes deux volumes ont été remis à la diligence, et ils vous arriveront incessamment. Je désirerais que vous en lussiez au moins un, parce que votre article pourrait renfermer au lieu d'une expression de votre amitié, un jugement tel que vous savez les porter. Un peu de critique ne fera pas de mal, mais surtout la célérité fera merveille. Si ces deux volumes ont du succès, je mettrai- la dernière main aux deux autres, et suivant la vente j'aurai mille ou deux mille francs de plus. C'est quelque chose pour un pauvre garçon sans patrimoine et sans sobriété. Soufflez donc, s'il vous plaît, dans mes voiles ; votre témoignage est de tous ceux de la littérature actuelle celui dont je serai le plus flatté. Je voudrais que vous me permissiez de mettre un E à la fin de l'article. Ce n'est pas nécessaire pour les connaisseurs qui savent vous deviner, mais pour le public c'est une authenticité. Je vous demande pardon de mon égoïsme, mais je suis inquiet, comme à un premier accouchement. Et comme il faut tout prévoir, il ajoute en post-scriptum : Je ne pense pas que les deux volumes puissent essuyer d'accident. Mais s'ils ne vous arrivaient pas, un ou deux jours après ma lettre, mandez-le moi.

La critique d'Étienne paraît. Monsieur et cher ami, répond Thiers le 19 octobre, je ne suis point ingrat pour être négligent, et si je ne vous ai pas encore écrit, ce n'est pas que j'aie été médiocrement touché de votre article si chaud et si encourageant. Croyez, je vous assure, que le dédommagement accordé à Lameth me semble très juste de votre part, et que je ne suis nullement offensé de votre critique. Il est possible que l'affection m'ait trompé, et que mon indulgence pour une grande faute soit une duperie de mon admiration pour Mirabeau. Vos réflexions m'y feront songer à deux fois, et j'y reviendrai. Les éloges si larges que vous m'accordez m'ont profondément touché et très utilement servi. Sans vous rendre éloges pour éloges, je vous dirai que l'éclatante couleur de votre style ne m'a pas moins servi que vos éloges, et qu'être loué en un bel article n'est pas moins utile que de l'être en un article flatteur. Si vous croyez qu'un second soit mérité, je l'accepte, car en ce genre on ne refuse rien. Toutefois je n'aurai pas l'exigence de le demander. Votre temps est trop précieux pour y puiser si largement.

Il se rend compte qu'il peut faire mieux. Il faut d'ailleurs une belle audace pour traiter de pareils hommes et de pareils événements avec si peu de recul. Il a toujours sous les yeux l'Examen critique par J.-Ch. Bailleul de l'ouvrage anonyme : Considérations sur les principaux événements de la Révolution française. Tout un hiver, il va étudier chaque matin chez le baron Louis, son budget sous le bras. Ainsi comprendra-t-il les expériences financières de Robert Lindet et de Cambon, tout en n'étant pas toujours d'accord avec le baron Louis.

D'autre part, il a de nombreux entretiens sur la guerre et sur l'art militaire avec le général Foy. Il fréquente beaucoup le général Jomini, alors à Paris. Il s'est lié avec un groupe d'artilleurs en garnison à Vincennes ; il discute avec eux sur le terrain, et se rengorge quand ils saluent en lui un bon officier du génie ; ils le félicitent sur sa passion des cartes géographiques. Le résultat, dit Sainte-Beuve, apparaît dès son troisième volume. Villemain en dit dès le début : Il y a là le premier entrain de la jeunesse, cette vivacité, ce bonheur d'exécution qu'il est difficile de rencontrer. C'est la campagne d'Italie de M. Thiers.

Il n'améliore pas seulement ses procédés : il améliore aussi son traité avec l'éditeur, et lui fait subir des remaniements à son avantage en septembre 1823 et en octobre 1824. Le traité de 1822 est annulé ; dorénavant, l'auteur recevra mille francs pour chacun des deux premiers volumes, et quinze cents pour chacun des suivants ; chaque nouvelle édition in-8° sera tirée à deux mille exemplaires, chaque nouvelle édition in-12 à trois mille, et l'auteur recevra sept cents francs par volume.

A des monarchistes qui, dans son salon, critiquaient âprement l'Histoire de la Révolution de Thiers, le prince de Talleyrand disait avec grande justesse :

— Je pense que M. Thiers, qui est au fond très monarchique, écrirait encore mieux l'histoire de l'Empire ; je crains seulement que vous ne lui en laissiez pas le temps.

Thiers songe à réaliser la prophétie. Plein de projets, il vend en avril 1826 au bon Schubart une Histoire de l'Empire français, qui comportera quatre ou cinq volumes ; il touchera 3.500 francs par volume sur la première édition tirée à deux mille, et 2.000 ou 2.500 francs sur les suivantes selon que le tirage sera de deux mille ou de deux mille cinq cents exemplaires.

Son Histoire de la Révolution devant s'arrêter au Consulat, il traite à nouveau avec Lecointe en 1827 pour une histoire qui partira du Dix-huit Brumaire et s'arrêtera à l'avènement de l'Empire. Il bénéficie du succès de ses publications antérieures, et recevra cette fois 18.000 francs pour les deux premières éditions tirées à deux mille, et 2.000 francs par volume pour la troisième édition in-8° tirée à deux mille, et in-12 tirée à trois mille.

Un an plus tard, il a touché 12.500 francs d'avances. Il rembourse 6.000 francs à Lecointe, et le reste représentera la cession de tous ses droits sur l'Histoire de la Révolution, mais les 6.000 francs lui seront remboursés au tirage de la quatrième édition. Et rien que pour refaire les deux premiers volumes et y ajouter une introduction, il recevra 15.000 francs une fois payés. Il entend les affaires. Son ouvrage en sera une excellente.

Sa collaboration journalistique ne se borne pas au Constitutionnel, ni à la correspondance qu'il adresse au baron Cotta et s'efforce de rendre aussi intéressante et aussi complète que possible, notamment en ce qui touche aux finances. Depuis quelques années, un périodique, les Tablettes universelles, ayant le caractère d'annales, végétait sous la direction d'un certain Couriet. En 1823, Jacques Coste, un Gascon récemment débarqué à Paris, les achète. Il veut leur donner un caractère de polémique active et quotidienne, en faire un répertoire de tous les faits importants, de toutes les opinions, et un résumé des feuilles périodiques. Il a de l'esprit, de l'accent, et sait plaire à tout le monde. Très actif, suffisamment charlatan, homme à projets, toujours prêt à proposer quelque nouvelle entreprise littéraire, il ne s'attache à ses opinions que juste ce qu'il faut pour pouvoir sans heurt les modifier s'il y trouve davantage à gagner. Il les soutient hardiment en cas de besoin et ne recule pas devant la pointe d'une épée. Il s'installe dans un bel appartement rue de la Victoire, dans l'ancien hôtel de Bonaparte. Il donne des dîners où le champagne coule généreusement, pétillant comme les conversations brillantes et animées qui s'y tiennent.

Amplifiant son premier objet, Coste projette de réunir dans son journal toutes les fractions du parti libéral, depuis le duc Dalberg qui a passé par le gouvernement, jusqu'à l'intraitable Manuel. Il peut compter sur l'appui de Benjamin Constant. Manuel lui délègue. Thiers, Mignet et Rabbe. Guizot délègue Charles de Rémusat, Mahul, de Guizard et Dumont, jeunes doctrinaires, fleurs des salons sérieux ; enfin de jeunes professeurs en disgrâce, Dubois, Jouffroy, Damiron, Trognon, se joignent au groupe. La gauche et le centre gauche, trente députés, signent, au bas d'une lettre rédigée en janvier 1823 par Charles de Rémusat, leur adhésion au plan de la nouvelle feuille tel que Coste l'a tracé. Les Tablettes seront le point de contact entre Manuel et Talleyrand. Elles mettent en rapport Thiers et Rémusat, qui ont fait connaissance à une fête donnée par le banquier Ternaux en son château de Saint-Ouen, d'où s'ensuivra une longue et fidèle amitié.

Ces jeunes gens ainsi groupés travaillent en commun au triomphe des principes dont ils prévoient que la défense leur donnera un jour le pouvoir en héritage. La rédaction politique repose sur Rémusat. A partir du mois de mars, on croit reconnaître la fine plume d'Étienne dans un bulletin politique signé *** : des épigrammes modérées par l'intelligence des hommes et des choses, de la pénétration, de ces nouvelles intimes du pouvoir dont le public est friand, secrets de la tactique parlementaire des partis, mobiles du gouvernement, c'est un genre nouveau que consacre aussitôt le succès.

Ce n'est pas Étienne qui rédige ces bulletins politiques, qui vont du numéro 36 au numéro 59, c'est Adolphe Thiers, que Talleyrand inspire, auquel il confie des indiscrétions calculées, assaisonnées de détails piquants et de conseils précieux.

Opposition particulièrement dangereuse, pense le gouvernement. Pour y parer, il constitue un fonds important à l'aide de capitaux fournis par la Liste civile, les fonds secrets de la direction générale de la Police, des ministères des Affaires Etrangères et de l'Intérieur. Corbière et Sosthène de la Rochefoucauld, qui consent à assumer la responsabilité directe de l'entreprise, amortissent cette année-là un certain nombre de journaux gênants : la Foudre, l'Oriflamme, le Drapeau blanc, la Gazette de France, le Journal de Paris. On donne des pensions et des places aux rédacteurs, de l'argent aux propriétaires, et on s'en croit quitte. On sait Coste embarrassé de dettes. On lui propose de lui acheter son journal. Il accepte. Bien que ce soit une sorte de trahison vis-à-vis de ses collaborateurs, il réussit à ne pas se brouiller avec eux. Ils n'ont pas songé à avoir pour lui de l'estime, et leurs relations de camaraderie ne cessent pas pour cela.

Chateaubriand, ministre, fait publier dans les Débats, son journal, une note quelque peu hautaine. Le propriétaire des Tablettes a trouvé à propos de les vendre ; il a cru que ses intérêts valaient mieux que ses opinions : c'est une affaire à débattre entre lui et ses amis. Quant à nous, grands partisans de la liberté de la presse, nous regrettons les Tablettes : on y trouvait de temps en temps le petit mot pour rire ; il était amusant de voir l'opposition réduite aux attaques personnelles, n'ayant pour appui que cinq ou six jeunes gens d'esprit qui se cotisaient pour mettre les principes révolutionnaires en bonnes ou mauvaises plaisanteries. Chateaubriand manquait de prévoyance.

Lorsque les Tablettes disparurent et que Thiers se sépara de Rémusat, il lui dit : Sachez que je ne ferai jamais rien sans vous demander d'en être.

Coup de dé que n'avait pas prévu Sosthène de La Rochefoucauld : des Tablettes défuntes naît aussitôt le Globe, et naîtra bientôt le National. Le Globe commence à paraître au moment où s'ouvre le Salon de peinture. Thiers se charge d'en faire la critique : huit articles qui paraissent du 17 septembre au 24 octobre 1824, signés d'un Y. En même temps, il en publie un autre au Constitutionnel, et Félix Bodin qui n'est pas au courant de la personnalité dissimulée sous l'initiale Y, dit un jour à Dubois, directeur du Globe : Mais on vous pille au Constitutionnel !

La collaboration de Thiers au Globe, s'arrêtera là, bien qu'il projette l'année suivante d'y écrire des articles consacrés au baron Gérard et à Horace Vernet. Dans son Salon, il prend vigoureusement parti pour la nouvelle Ecole. Cette exposition révèle à merveille le mouvement qui a éclaté depuis dix années, et l'essor extraordinaire que les esprits, immobilisés un instant sous l'Empire, ont reçu depuis le renversement du système militaire. Il reprend plus vivement encore qu'en 1822 l'éloge de Delacroix, et conclut : Il n'est pas mûr encore, mais son avenir est immense. Quant à Gérard, il lui consacre tout un chapitre et le couvre de fleurs, à propos de son tableau : Louis XIV déclarant son petit-fils roi d'Espagne. Il accompagne son article d'un billet personnel : J'ai le très sincère besoin de dire au vrai qu'il est vrai, et avec autant de chaleur que je dis au faux qu'il est faux. Je n'en puis plus des mensonges de notre Ecole, de ces têtes et de ces tailles à la grecque, de ces cristaux colorés et allumés que l'on appelle de la couleur, et quand je vois autant de justesse, de sûreté, de vivacité que vous en avez mis dans votre ouvrage, je ne puis m'empêcher d'applaudir très sincèrement... Le petit prince est admirable, et Louis XIV a une grandeur sentie et point exagérée du tout. C'est bien le coq du poulailler, comme l'a dit, à mes côtés, mon ami Mignet.

Au même moment, David, exilé à Bruxelles, et qui ne peut exposer au Salon officiel, fait, 115 rue de Richelieu, une exposition particulière de son tableau : Mars désarmé par Vénus. Thiers en parle dans la Revue européenne, au cours d'une série d'articles sur les arts, la peinture et la sculpture en France. Admire-t-on exclusivement les belles lignes, les couleurs éclatantes, même au détriment de la vérité ? Ce tableau doit être déclaré un chef-d'œuvre, car il est à l'extrémité même de la route où s'est engagé M. David. Pense-t-on, au contraire, que le style ne doit pas aller jusqu'à la prétention académique, que le dessin ne doit pas aller jusqu'à l'imitation des statues, les couleurs jusqu'à un fatigant cliquetis de tons, jusqu'à une transparence affectée et un luisant de verre ? Alors on considérera le tableau de M. David comme un ouvrage... dangereux... à proposer comme modèle, et enfin, comme le dernier terme d'un système qui fut bon quand il servait de correctif, qui ne l'est plus quand il tend vers un excès qui a besoin lui-même d'être réprimé à son tour.

Le jeune critique écrivait et parlait des choses d'art avec un dogmatisme, une assurance bien faits pour irriter les nerfs de certains artistes. Il se montrait parfaitement intelligent, mais en même temps totalement dénué du véritable sens artistique. De là une scène assez comique certain jour où le père d'Amaury Duval le convie, ainsi que Mignet, à dîner avec Ingres. Thiers, à son habitude et avec son magnifique aplomb, parle, parle, prônant Gérard au moins autant que les maîtres italiens, et le plaçant bien au-dessus d'Ingres. Ce dernier l'écoute, sans mot dire et le regardant fixement. Ses doigts tapotent nerveusement la table. Thiers ayant entrepris Raphaël et déclarant que ce maître n'a fait que des Vierges, Ingres n'y peut tenir ; il éclate :

— Que des Vierges !... que des Vierges !... Certes on sait le respect, le culte que j'ai voué à cet homme divin ; on sait si j'admire tout ce qu'il a touché de son pinceau. Mais je donnerais toutes ses Vierges, Monsieur, toutes... pour un morceau de la Dispute, de l'Ecole d'Athènes, du Parnasse... Et les Loges, Monsieur, et la Farnésine ! Il faudrait tout citer...

Ingres gesticule, lève les bras en l'air, profère des mots sans suite. Thiers, nullement décontenancé, garde sa conviction : les Vierges sont le fleuron de la couronne de Raphaël. La conviction qui demeure chez Ingres est que le critique d'art ne sait seulement pas de quoi il était question. En fait, Thiers fit toujours profession d'aimer les arts, et, à l'inverse de M. Poirier, il étendit sa sympathie jusqu'aux artistes, qu'il protégea avec bonté, sinon avec la sûreté de goût d'un Médicis.

Lorsqu'il traite de questions financières, ou d'art militaire, ou encore de diplomatie, on ne peut dire qu'il soit plus à son aise puisqu'il l'est partout, mais on le sent davantage sur son terrain. Au journal, ses articles ne sont pas signés, comme c'est alors l'habitude. Il faut une lettre de Buchon, par exemple, pour savoir que c'est lui qui rendra compte d'une brochure de M. de Grovestius sur la Hollande, ou des Mémoires de Gagern ; et la lettre de Buchon finit sur cette anecdote savoureuse : Le baron de Gagern était chargé des affaires de la maison de Nassau et était un homme assez délié que j'ai beaucoup connu en Allemagne. Il s'est complètement séparé de Napoléon, ainsi que beaucoup d'esprits généreux en Allemagne, lorsque Davout fit fusiller ce libraire. Il m'a raconté que sur cette nouvelle il alla trouver M. de Talleyrand et lui dit : Monsieur le ministre, il convient que l'Allemagne sache ce qu'on veut d'elle après ce qui vient de se passer. Beaucoup d'autres diplomates étaient présents et attendaient l'effet de la boutade de Gagern. M. de Talleyrand se contenta de répondre : Monsieur le ministre, Gagern, Monsieur le ministre ! J'aimerais autant que vous m'appelassiez Monsieur le curé ! Tout le monde se prit à rire, et il n'y eut plus moyen de relever la conversation au ton grave que voulait imposer Gagern.

Lorsque parurent les Mémoires de Gouvion Saint-Cyr, Guizot en demanda au maréchal un exemplaire sur grand papier pour un jeune homme de talent qui sort de la liste des journalistes ordinaires. Le savant Cournot estime que ce fut une erreur de la part de Guizot : il aurait dû comprendre que Thiers, ayant déjà publié son Histoire de la Révolution, son siège était fait ; il ne se trouvait pas dans de bonnes conditions pour accueillir en toute impartialité des appréciations et des renseignements nouveaux. D'ailleurs, il saisit bien vite le point faible de l'auteur et du livre, dans l'article qu'il lui consacra à la Revue française : le trop d'inclination à la critique. Le maréchal reçut l'article à Hyères, peu de temps avant sa mort. Je crois qu'il dut en être blessé au fond du cœur, dit Cournot, quoiqu'il se soit bien gardé d'en rien témoigner. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il adressa ce billet à Thiers : Monsieur, J'ai reçu un exemplaire du numéro 12 de la Revue française, où vous avez bien voulu rendre compte de mes Mémoires, et j'ai appris que je vous en étais redevable. Veuillez recevoir mes remerciements pour cette marque d'obligeance. J'ai lu votre article avec un grand plaisir. Il ne serait peut-être pas convenable de vous remercier pour le bien que vous avez jugé à propos de dire de moi, je crois pouvoir sans scrupule vous exprimer la satisfaction que m'ont causée les éloges que vous faites de l'état militaire, dont vous dépeignez si bien les grandes difficultés, et dont vous m'avez paru saisir avec une parfaite justesse le véritable esprit. Votre Histoire de la Révolution m'avait fait déjà connaître votre talent comme écrivain, et vos bons sentiments comme Français.

Sainte-Beuve qualifie l'article d'admirable, et en extrait cette citation : Ceux qui ont rêvé de paix perpétuelle ne connaissaient ni l'homme, ni sa destinée ici-bas. L'univers est une vaste action, l'homme est né pour agir. Qu'il soit ou ne soit pas destiné au bonheur, il est certain du moins que jamais la vie ne lui est plus supportable que lorsqu'il agit fortement ; alors il oublie, il est entraîné, et cesse de se servir de son esprit pour douter, blasphémer, se corrompre, et mal faire.