THIERS — 1797-1877

 

IV. — UN GRAND REPORTAGE.

 

 

Tout en s'occupant d'histoire et de littérature, les deux amis, Thiers et Mignet, suivent de très près le mouvement politique. Après la chute du ministère Richelieu, Mignet écrit à Séverin Benoît, le 3 janvier 1822 : Le changement de ministère n'a pas fait grande sensation ici. Tout le monde le désirait et tout le monde y applaudit. Les rapports ont été simplifiés, la gauche se retrouve plus compacte et dans une meilleure position. Les hommes nouveaux du pouvoir ont été bafoués dès leur entrée. Les mots les plus piquants et les pronostics les moins douteux les ont accompagnés au ministère. Ils sont sans projets, sans force, sans majorité, provisoire comme l'autre. J'ai entendu l'abbé de Pradt les turlupiner joliment ; cet abbé, qui est petit, maigre, pâle, alerte, noir à part les cheveux, le teint et le caractère, est fort spirituel, grand causeur, peu fort, s'étonne devant les idées, écoute quand la conversation devient sérieuse, et ne parle que lorsqu'elle est légère. Il fait dans ce moment-ci imprimer un livre sur l'Europe et les colonies. Il vit de ses provisions. Mignet se trompe dans ses pronostics : le ministère Villèle durera six ans. Mais le croquis de l'abbé de Pradt est vivement troussé. De son côté Thiers, le 6 avril 1823, charge Séverin Benoît de dire à Rouchon que la Révolution finira par le Bourbon qu'il aimait tant et auquel tout Paris porte ses vœux.

Cependant d'autres objets les sollicitent. Thiers écrit un peu sur tout ce qui se présente : une notice sur Mrs Bellamy, en tête de la deuxième édition française des Mémoires de cette actrice anglaise, parus dans une collection de Mémoires sur l'art dramatique à laquelle collaborent, entre autres, Félix Bodin, Evariste Dumoulin, Etienne, Merle, Léon Thiessé, tous amis de Thiers, et la plupart collaborateurs au Constitutionnel ; des articles à l'Album-Livraisons et au Miroir ; une étude en deux articles sur l'Histoire de Russie de Ségur dans les Annales de la Littérature et des Arts, publication qui, comme les Tablettes universelles, les Archives, et le Lycée, semble un essai du Globe où doctrinaires et libéraux figurent côte à côte dans la rédaction. Les éditeurs Lecointe et Duret ayant demandé à Félix Bodin, célèbre par ses Résumés historiques et qui vient de rééditer l'Histoire de France d'Anquetil, une Histoire de la Révolution, Bodin se récuse, et propose Thiers ; les éditeurs acceptent, à condition que la signature de Bodin figure également sur la couverture ; ils signent le traité le 22 février 1822. Et comme la besogne ne l'effraie pas, Thiers rêve d'entreprendre bien d'autres travaux encore. L'histoire le tente : Unir le poème à la philosophie, faire en un mot aller les choses comme elles vont, vivantes et pourtant enchaînées, détaillées et massées tout à la fois.

Justement, il fait une connaissance utile en la matière. Depuis que leurs affaires vont mieux, les deux amis ont abandonné leur chambre d'hôtel meublé du passage Montesquieu, Thiers s'est installé 4 rue de Choiseul. Au numéro 3 est une librairie tenue par un Allemand, Schubart, avec lequel il se lie. Il le dépeint à son ami Rouchon, qu'il tente d'attirer à Paris : Un esprit éminemment sûr et juste, vrai enfin, ennemi juré des médiocres, fort épris de nous, et qui s'est attaché singulièrement à moi. C'est un grand spéculateur : il a une sûreté dans ses vues commerciales qui ne l'a jamais trompé. Il y aurait une encyclopédie à faire en vingt volumes. Dieu sait comment nous mènerions ça !

Ce n'est pas un ouvrage de pareille envergure qui va tout d'abord attirer sur lui les regards du public, mais simplement quelques articles sur le Salon de peinture fort médiocrement écrits, avoue-t-il, mais vrais et neufs, et surtout fondés sur le positif de l'art.

L'une des premières personnes qu'il connut à Paris est le baron Gérard, dont l'accueil bienveillant contribua le plus à le rassurer dans un pays si nouveau pour lui. Dans la maison que Gérard s'est fait construire rue Bonaparte, presque en face l'église Saint-Germain des Prés, le jeune provincial frais débarqué rencontre une élite de la société parisienne, peintres, poètes, romanciers, musiciens, savants illustres, personnages appartenant à l'aristocratie et au monde diplomatique, qui s'y donne rendez-vous chaque mercredi. Il peut y remarquer Stendhal, Mme de Mirbel la miniaturiste, qui sera une de ses admiratrices, le savant Humboldt, le loquace abbé de Pradt, et Bertin de Vaux. Il s'y lie avec Mérimée, qu'il rencontrera dans d'autres milieux. Il aime les artistes, et passe là d'agréables moments. Il s'attarde auprès d'Horace Vernet, heureux enfant des arts, aussi libre et étourdi dans la vie que le génie heureux et confiant ; auprès de Girodet grand artiste devenu maniaque, en réalité malade et consumé par la fièvre.

A Gérard, il voue une profonde admiration et une amitié réelle. Il voit en lui l'homme très supérieur en tout genre et qu'un hasard a fait peintre, mais qui aurait pu être autre chose et qui possède en tous cas la plus profonde connaissance de l'homme. Il l'accompagne à sa maison de campagne d'Auteuil où la vie est délicieuse, en compagnie d'Humboldt, d'Arnault, de Vernet et d'une foule d'autres. Il le voit peignant la duchesse de Broglie, la fille très ressemblante de Mme de Staël, et il juge sa Corinne l'ouvrage le plus idéal et le plus vrai de l'art.

Il a pu se former le goût à Aix en visitant les collections conservées dans les hôtels des vieilles familles parlementaires : les médailles du marquis de Lagoy, les tableaux, les gravures, les statues, les antiques du marquis d'Albertas, de Bourguignon de Fabregoule, de Magnan la Roquette, et du receveur des Finances Sellier. Il écrit une critique du Salon de 1822. Rencontre assez piquante, Guizot, lui aussi, avait publié en 1810 un Salon remarquable, et continué à montrer son intérêt aux Beaux-Arts en donnant en 1816 un curieux Essai sur les limites qui séparent et les liens qui unissent les Beaux-Arts.

Thiers envoie son dessinateur chez Gérard prendre un croquis de la Corinne avant qu'elle aille au Louvre, car il tient à la reproduire en lithographie dans la brochure qui réunira ses articles. Le Salon ouvert, il éprouve du succès de Gérard une joie si vive qu'il ressent le besoin de la lui communiquer sans plus attendre, et il lui adresse un billet enthousiaste : Je n'ai jamais tant admiré qu'aujourd'hui la touchante improvisatrice. Je craignais, d'ailleurs, que vos bontés ne m'eussent séduit ; mais j'ai vu, à l'enthousiasme de tous ceux qui sont dignes d'apprécier le beau simple et pur, que je ne m'étais point abusé comme font tous les amants, et que Corinne, était la belle Corinne. Toute la jeunesse au cœur généreux était devant cette belle et malheureuse femme, et l'eût volontiers applaudie. Gérard lui en donne la gravure.

Elle est devenue rarissime, la petite brochure où le critique a présenté d'ensemble et développé ses articles du Constitutionnel, ornés de cinq lithographies représentant la Corinne au cap Misène et divers tableaux choisis dans chaque genre, entre autres,  de Vigneron, un Soldat laboureur qui découvre sous le soc de sa charrue un crâne et une cuirasse, ce qui lui fait tomber le fouet des mains, et le laisse les bras ballants et le front pensif comme Hamlet devant le crâne de Yorick. Du texte, Sainte-Beuve a dit, parlant notamment du passage consacré à Horace Vernet : C'est du Diderot simple. En fait, étonnamment dogmatique pour ses vingt-cinq ans, l'auteur débute par des considérations générales qui lui permettent d'exprimer toute une esthétique, assaisonnée de truismes : Le goût est mobile, le beau est immuable. — La vérité finit toujours par se faire jour. Il relève l'habituelle sévérité du jugement des médiocres, et, avec une grande clarté d'exposition, disserte de la forme et de la couleur, de la conception, de l'ordonnance et de l'expression. Au cours d'un bref historique, il stigmatise le modèle chétif et grimacier de Boucher. Il consacre à la Corinne de Gérard neuf pages d'éloges ; une restriction : le châle le gêne, et il n'aime pas l'ombre du bras qui lui paraît terreuse. Cinq autres pages décrivent une seconde toile du même maître, la Thétis, à laquelle il reproche trop de pâte pour un aussi petit tableau.

D'autre part, il découvre Delacroix : Aucun tableau ne révèle mieux à mon avis l'avenir d'un grand peintre, que celui de M. Delacroix, représentant le Dante et Virgile aux Enfers. On a voulu lui enlever le mérite de sa clairvoyance en en attribuant l'origine à Gérard. Dix-huit mois plus tard, l'écrivain et le peintre se rencontrent chez le maître. Delacroix a négligé de remercier le seul journaliste qui ait eu le courage de le soutenir, et s'en accuse.

— A nos âges, Monsieur, répond Thiers, on ne se fait pas de visites. On travaille chacun de son côté, dans l'atelier, dans le cabinet ; on échange ses pensées avant que de se voir, et, quand la fortune met en présence l'artiste et l'écrivain, il n'est pas besoin de les présenter l'un à l'autre : ils se connaissent, ils s'estiment, ils sont amis.

Rentré chez lui après une visite à Auteuil, par ce beau printemps de 1822, quelles singulières réflexions lui viennent à l'esprit ! Est-ce un contre-coup de la nostalgie du pays natal ? Est-ce déception, manifestation du mal du siècle ? J'avais tant désiré voir les chefs-d'œuvre des arts, et surtout les artistes ; eh bien, je roulais dans un magnifique équipage, assis à côté de Gérard, recevant les marques de la plus grande considération, ami enfin comme on l'est quand on se comprend ; nous allions à Auteuil par un beau temps et dans un pays qui avait la beauté du diable, comme on dit, la beauté printanière. Je vivais, je vivais et pas plus. Il faut aller à ses fins.

Les siennes n'étaient évidemment pas dans la critique d'art.

***

Pendant qu'il s'y essayait, une insurrection contraignait le roi d'Espagne à prêter fidélité à la Constitution, et à abandonner le pouvoir aux nationaux libéraux : symbole, aux yeux des ultras, de la monarchie enchaînée par la révolution. Afin d'isoler la France de l'Espagne contaminée par une violente épidémie de fièvre jaune, le gouvernement établit, un corps de troupes le long de la frontière en guise de cordon sanitaire. L'épidémie passée, il maintint ce corps comme armée d'observation, envisagea une intervention armée, et s'en fit confier le mandat par les Puissances européennes réunies en Congrès à Vérone. Les libéraux fulminèrent ; Manuel prononça à la Chambre un discours qui souleva des tempêtes et le fit expulser par les gendarmes.

Grandes discussions ! Lafayette et Manuel sont d'accord : si elle intervient en Espagne, la France court à un désastre ; l'armée française ne marchera pas, refusera de suivre le drapeau blanc et d'empêcher une nation indépendante de secouer une tyrannie intolérable ; s'y déciderait-elle ? La nation espagnole se lèverait en masse pour la détruire, comme elle détruisit les armées autrement puissantes qu'y jeta Napoléon.

Le jeune Adolphe Thiers, avec son aplomb habituel, soutient exactement le contraire : le gouvernement français agit sagement en envoyant une expédition en Espagne ; c'est l'intérêt du trône et du pays ; la France doit maintenir au-delà des Pyrénées un gouvernement ami, et ne peut abandonner à cet égard la politique de Louis XIV ; un gouvernement constitutionnel en Espagne y susciterait des sentiments anti-français, et ce pays deviendrait notre ennemi au lieu de demeurer notre allié. Quant à l'armée, loin de s'y opposer, elle saisira avec joie l'occasion de rentrer en scène, de conquérir des lauriers et de prendre une revanche ; d'ailleurs elle ne rencontrera aucune résistance sérieuse, et en fin de compte l'intervention consolidera le trône des Bourbons par un succès politique et le lustre d'un peu de gloire.

Pour trancher le différend, Thiers, hardiment, propose d'aller sur place voir ce qu'il en est. Lafayette, à la tête des carbonari, préside alors la Haute Vente, où figurent Manuel, Dupont de l'Eure, Voyer d'Argenson, de Corcelle, Beauséjour, députés, et Jacques Kœchlin, J. de Schonen, Mauguin, Barthe, Mérilhou, Cauchois-Lemaire, Arnold Scheffer. La proposition de Thiers est acceptée.

Il en informe son ami Rouchon le 2 septembre 1822, avec les restrictions nécessaires : Enfin, il m'est donné de vous revoir. Je pars plus tôt que je ne l'aurais cru, et dans quelques jours je serai dans tes bras. Je pars dans les premiers jours d'octobre, parce que la fatigue du travail m'oblige de délasser ma pauvre tête. Je te conterai nos projets littéraires. Je vais pour le présent prendre la route de Genève, voir le lac, pousser jusqu'à Chambéry, rentrer par Grenoble et m'arrêter à Aix. Le tout a pour but des pages à écrire et à imprimer ; je fais tout cela parce que je suis payé. Voilà ma pauvre vie !... Ne dis à qui que ce soit mon projet de tournée, car ma famille s'alarmerait de me voir à Genève par la saison d'automne.

Le climat de Genève est donc si terrible en automne ? Non. Ce n'est pas sa famille qu'il craint d'alarmer, mais bien la police de Louis XVIII. C'est à cause d'elle qu'il exige le secret et choisit le chemin des écoliers pour se rendre à destination et dépister les indiscrets.

Etienne est à son château du Petit Saint-Martin, à Sorey, dans la Meuse. Le 2 octobre, Thiers lui annonce son départ : Je quitte Paris sans avoir eu le plaisir de vous voir, et le plaisir de vous remercier de vos bontés pour moi. Le travail obstiné que je viens de faire m'a abîmé. Je vais en Suisse et de là chez moi, de chez moi peut-être à Paris, peut-être ailleurs. J'espère cependant me trouver ici en décembre. Comme j'aurai l'occasion de voir beaucoup de choses j'écrirai quelques articles que j'enverrai au Constitutionnel. Etienne n'est pas dans le secret.

Il faut au voyageur un passeport. Alexandre Dumas n'eût pas mieux que l'a fait Thiers, conté l'aventure. Il se présente dans la grande salle où les voyageurs, placés sur de longues banquettes, montrent à la police leur front ovale ou haut, leurs yeux noirs ou bleus, leur nez aquilin ou épaté. Avez-vous un certificat de votre commissaire ?Non.

Sur quoi on le renvoie devant le censeur qui préside aux mœurs du quartier. Nanti du certificat spécifiant que ledit censeur est content de lui, il revient demander son passeport : Pour quelle destination ?Pour l'étranger. — Pour l'étranger ! Et dans un moment tel que celui-ci !... Où allez-vous ?En Suisse. — Quelles affaires vous y appellent ?Aucune. — Aucune ! Et vous prétendez que, sans motifs, M. le préfet vous permette de partir !S'il me plaît de voyager sans raison, M. le préfet est-il chargé de raisonner pour moi ?... D'ailleurs, le seul motif de voir du pays n'est-il pas suffisant ?C'est assez ; l'autorité verra ce qu'elle doit faire... Vous reviendrez dans trois jours. — Quoi ! Dans trois jours ! Et si je suis pressé de partir ! Si mes dispositions sont faites ! Si ma place est prise. — Dans trois jours. — Mais, de grâce, ai-je été déféré à M. le commissaire ? A-t-il quelque plainte sur mon compte ?Aucune. — Il est donc content de moi ? Car ici les bons sont ceux qu'il ne connaît pas. — Dans trois jours.

Il revient trois jours plus tard. On le regarde fixement, en silence ; puis : Il faut revenir. — Cependant je n'avais été renvoyé qu'à trois jours. — Il faut revenir. — Les formalités ne sont-elles pas achevées ?Non, Monsieur, vous ne les connaissez pas toutes.

Et on lui découvre qu'il faut parfois des rapports supplémentaires sur les qualités morales et politiques des individus. Cela peut durer longtemps. Il se. passera de passeport pour l'étranger. Il en prend un pour une commune française sise auprès de la frontière. Là, il se débrouillera. En cours de route, vingt gendarmes regardent son papier avec de grands yeux, reconnaissent à peu près qu'à la forme et aux traces noires il s'agit d'un passeport et le lui rendent bonnement. Il passe la frontière sans difficulté, et, à la porte de Genève, enjambe un pont-levis jeté sur un fossé plein des eaux du lac. Un garde l'interroge : Qu'êtes-vous ?Français. — Votre passeport. — Je n'en ai point. — Votre nom. — Adolphe Thiers. — Entrez.

Il circule librement, sans s'apercevoir qu'il existe un gouvernement dans ce pays. Sitôt rentré en France,-il s'apercevra que là il y en a un, et des maires, des sous-préfets et des préfets, et que si les Français sont les pères de la liberté en Europe, ils ne jouissent guère de leurs œuvres. Sic vos, non vobis.

Il visite Genève, constate qu'en Suisse la liberté est quelque chose de réel ; que l'égalité, non celle qui exclut toute supériorité mais celle qui donne au plus petit le nécessaire, est possible. De là il passe en Savoie avant de rentrer en France. Il visite Grenoble, la vallée du Graisivaudan, Vizille ; à chaque pas, le souvenir de Bonaparte revit : aux Trois Lacs, l'empereur rencontra le régiment de La Bédoyère ; à Corps, il passa la nuit ; à Gap, il séjourna dans une misérable auberge. L'hôte, vieillard qui chancelle en faisant sa cuisine, vous regarde longtemps, et, quand il s'est un peu rassuré, s'assied à un bout de table ; il parle d'abord du fameux passage, puis, s'il est content de la curiosité qu'il excite, il avoue doucement qu'il eut l'honneur de recevoir l'illustre voyageur ; il montre alors la salle où mangea Bonaparte, le lit où il reposa, et il ne manque pas en finissant d'énumérer les Anglais qui viennent payer fort cher l'honneur de passer une nuit dans la même chambre.

Thiers descend le Rhône. Il s'arrête à Marseille, de toutes les villes de France, celle où l'on répète le plus souvent : à Paris, on ne sait pas ceci ou cela. Il arrive à Aix fin octobre, et revoit ses mères et les amis qu'il aime tant. Il trouve sa bonne vieille grand'mère bien épuisée ; il est cruellement affecté de ne plus lui voir cette liberté d'esprit qu'elle avait toujours conservée ; elle n'a plus que de faibles souvenirs, mais sa chaleur de sentiment et d'affection pour son petit-fils demeure intacte. Il a de bonnes, longues et affectueuses conversations avec son ami Rouchon, où l'un et l'autre se font la confidence de leurs élans, de leurs espoirs, de leurs déceptions, cœur à cœur. A Aix, il est chez lui ; il se procure facilement, le 19 novembre, le passeport dont il a besoin, et se remet en route.

Bien avant d'atteindre les Pyrénées, il constate un mouvement extraordinaire d'hommes et de matériel. Fera-t-on, ou ne fera-t-on pas la guerre ? Chacun se le demande, en évitant les réflexions compromettantes, sauf une aubergiste qui, devant le grand nombre de moines espagnols qui traversent le pays, déclare :

— Tout le monde prie donc et personne ne travaille en Espagne !

A Perpignan, les moines, avant-coureurs de toute émigration, affluent, devançant la régence, noirs, bleus, blancs, rouges-bruns, gris, mêlés de curés à grande redingote avec un chapeau français. Les uns arborent un généreux embonpoint et un teint fleuri, les autres des traits amaigris, un teint jaune, et leurs yeux dardent des regards enflammés par le fanatisme.

Après Perpignan, notre voyageur s'enfonce dans les montagnes, par un vent violent et un froid vif. Il jouit d'un magnifique spectacle : le Canigou inondé de lumière pourpre au lever du soleil ; puis il pénètre dans les défilés qui conduisent en Cerdagne. Au-delà de Prades, les voitures ne circulent plus. Il faut monter à cheval. C'est là qu'il apprend les dernières défaites des troupes de la régence d'Urgel, et la fuite des insurgés accourant en territoire français. Il tombe sur un premier campement, à l'entrée de la nuit : dans un champ couvert de neige, douze à quinze cents malheureux, hommes, femmes, enfants, vieillards, allongés sur de la paille ou des paquets de hardes ; un peu à l'écart, des mulets hérissés de pompons, les yeux couverts d'une plaque de cuivre. Des lanciers français, les banderoles flottant au bout des lances, les encadrent. Le tout bruyant, grouillant dans une malpropreté hideuse. Ces gens dévorent avidement ce qu'on leur donne à manger, les femmes épuisées, les hommes satisfaits de se sentir repus.

Plus loin, voici des attardés, officiers, curés, étudiants, moines, aux grands chapeaux aragonais et à soutane retroussée, quelques-uns montés sur de beaux chevaux. Le soir, Thiers couche dans une grange. Autour d'un foyer, des chasseurs, des pâtres, et des commerçants dont le commerce consiste à transporter à travers les montagnes, la neige et les douaniers, des marchandises prohibées.

Après Prades, Villefranche et Olette où il faut un mulet et uu guide. Le vent souffle en tempête dans les gorges ; d'étroits sentiers serpentent au flanc de montagnes escarpées ; par instants, il faut s'arrêter à l'abri d'un rocher pour reprendre haleine. Les fugitifs sont plus nombreux que la veille, bien que les moines et les femmes n'aient pas osé se mettre en route par ce gros temps. Mal vêtus, ils se drapent dans leur couverture. Des soldats français les convoient. Passent des cavaliers montés sur des chevaux maigres, mais excellents, et qui galopent sur ces sentiers de chèvre avec une étonnante sûreté ; ils sont équipés de vieux shakos usés, de casques rouillés, de chapeaux ronds ornés de plumets de couleurs, de vestes catalanes, de guêtres et d'espadrilles.

A des signes avant-coureurs, Thiers prévoit qu'il va rencontrer la régence ; en effet, voici un homme voûté, maigre, pâle, les yeux rouges, un bonnet noir sur la tête et une redingote grise sur le corps : l'ex-avocat, marquis de Mata-Florida. Ses grands dignitaires et un capucin l'accompagnent, misérablement vêtus, sauf son fils chaudement enveloppé dans un carrick vert à plusieurs collets. Derrière, des mulets portent quatre caisses : les archives de la régence. Quatre mois d'existence et quatre malles d'archives ! Il n'y a que les avocats qui sachent être rois aussi féconds. D'ailleurs, sauf le baron d'Eroles, fourvoyé dans cette aventure, et qui, lui, a l'envergure d'un général et d'un homme d'Etat, les chefs de cette étrange Armée de la Foi ne pensent qu'à lever des contributions pour ensuite jouir paisiblement de leurs collectes de ce côté-ci des Pyrénées.

Les gorges passées, Thiers arrive à Mont-Louis, traverse le col de la Perche, la Cerdagne couverte de neige, Bourg-Madame, la Sègre sur un petit pont de bois et le voilà en territoire espagnol, à Puycerda juchée sur sa hauteur. Le bassin de la Cerdagne a été le champ-clos des deux partis espagnols, les constitutionnels et l'Armée de la Foi ; nos soldats ont reçu les battus, déprimés et effrayés.

Après les misérables débris de l'Armée de la Foi, Thiers voit à Puycerda l'armée constitutionnelle, suffisamment organisée et équipée, et bien supérieure à l'autre, mais toutes deux également sales. Il éprouve quelque émotion à contempler certains soldats noirs et balafrés, les plus vieilles troupes alors existantes en Europe : ceux-là se sont jadis mesurés avec la Grande Armée. Il se rencontre avec Mina, l'ancien partisan, actuellement leur général.

Sorti de la Cerdagne par la vallée de Carol, il entre pour la nuit dans une auberge du bourg. Quelle auberge, et quelle nuit ! La cour sert d'abattoir à un fournisseur de l'armée ; des lambeaux de bœuf et des peaux sanglantes pendent ; il met des sabots pour patauger dans la boue mêlée de sang. Une échelle permet d'accéder au premier étage. Une vaste salle ; un arbre entier flambe dans l'âtre ; des muletiers, des moines, des contrebandiers, d'anciens guérillas, ont retiré leurs chaussures et chauffent leurs pieds nus. Un brigadier de gendarmerie français les surveille ; un vieux sergent lui parle de la campagne d'Egypte et des traîtrises des guérillas. On soupe : des morceaux de viande grillés à la flamme, et un petit flacon que l'on passe à la ronde. Le maître de l'auberge a réservé à l'hôte de marque sa propre chambre, dont le seul aspect met Thiers en fuite ; au lieu de dormir, il bavarde avec le brigadier de gendarmerie.

Au matin, le vent souffle toujours furieusement. Le guide refuse de se mettre en route, jugeant trop dangereux le passage des ports. Un jeune garçon le remplace de bonne volonté. Dans la neige, dans le vent glacé qui le pénètre jusqu'aux os, Thiers se fraie péniblement un chemin ; le soir, il arrive sain et sauf à Ax.

Les hautes Pyrénées sont impraticables aux troupes ; elles ne lui offrent donc rien d'intéressant. Il pique une pointe vers le Nord, et gagne Toulouse par Foix et Pamiers. En cette dernière ville, le 8 décembre, un jeune libéral le rejoint, Delmas, qui dut quitter Toulouse après sa participation aux premiers désordres dont cette ville fut le théâtre. Elle est, avec Perpignan et Bayonne, l'un des sièges principaux de l'armée d'observation. Notre enquêteur étudie les troupes : bien vêtues, bien nourries, ne comptant pas un seul vétéran dans leurs rangs, elles témoignent d'une indifférence absolue, qu'on leur parle de religion et de légitimité, ou de liberté et de perfectibilité humaine. Les officiers des hauts grades partagent l'opinion de leur ministre ; les subalternes au contraire se rapprochent des sous-officiers et des hommes. Observations dont celui qui les fait tirera bon profit.

Le 10 décembre, il soumet son passeport au visa. Azaïs, professeur à l'Athénée de Paris, l'a adressé à Bagnères à Jalou, un peintre qui a depuis longtemps formé le projet de faire lithographier une suite de vues des Pyrénées ; Thiers pourrait les accompagner d'un texte ; le fils de Jalou l'emmène de Toulouse à Bagnères, où il est le 12. Il visite la marbrière de Campan. Le 13, il part en excursion à Gavarnie, mais change d'idée en cours de route et revient le même soir à Bagnères. Il y reste plusieurs jours, et parcourt la région. Le 17, il visite Frascati, et escalade l'une des plus hautes montagnes qui dominent la ville. Il en part le lendemain, et arrive à Tarbes le 19. Le même jour, après avoir écrit à sa mère, il adresse à son ami Rouchon une longue lettre, curieuse et révélatrice : à son habituelle nostalgie du pays natal s'ajoute, ce qui surprend en un tempérament aussi peu romantique que le sien, ce fameux mal du siècle dont les romantiques ont tant souffert, ou tout au moins copieusement gémi dans leur littérature. Peut-être n'y faut-il voir, en ce qui concerne Thiers, que l'inquiétude ou l'impatience de l'avenir, la suite d'inévitables déceptions.

Mon noble et tendre ami, c'est de bien loin et les yeux mouillés des larmes que j'ai versées en écrivant à ma mère, que je t'adresse ces tristes lignes. Je sors enfin des Pyrénées où j'ai bien souvent pensé à toi quoique je ne te l'aie pas encore dit. C'est là où j'ai roulé les plus grandes et les plus mélancoliques pensées de ma vie, et je n'y ai désiré qu'un seul confident, toi le plus grand et le meilleur des êtres parce que tu en es le plus intelligent. Les hommes et la terre présentent ici des spectacles qui ne sont faits que pour toi, parce que toi seul y verrais ce qu'il y a. Je n'ai été heureux ici ni de voir, ni de sentir, ni d'apprendre. J'ai voyagé par devoir, et quand malgré moi j'ai été saisi par ces grandes scènes, je me suis dit que ce n'était pas mon affaire, et qu'il me fallait des faits curieux, c'est-à-dire scandaleux, sur l'Armée de la Foi. J'en ai recueilli en effet, car je l'ai vue tout entière. J'ai voyagé quelque temps dans la Cerdagne espagnole, où j'ai rencontré tour à tour d'Erole et Mina. Je sais à quoi m'en tenir sur beaucoup de choses, et je puis faire une brochure. Mais il n'y aura rien de ce qui m'aura vraiment touché, parce que ce n'est pas fait pour ceux qui querellent sur la paix ou sur la guerre. J'ai beaucoup souffert dans les Pyrénées de la saison qui maintenant est intraitable. J'ai passé une journée qui a été solennelle pour moi, par les difficultés, les maux et les dangers. C'est celle où j'ai traversé le grand col de Puymaurin entre Carol et l'Andorre. Les ordonnances rebroussèrent chemin. Ce jour-là, aucun muletier ne voulut passer, et un jeune guide de quatorze à quinze ans s'engagea à me conduire et à m'en tirer. J'ai assisté plusieurs heures aux scènes du chaos, et pendant la tempête je n'ai vu qu'un être vivant, c'est l'aigle qui se jouait avec une incroyable audace au milieu des vents. Sans un froid auquel peu de santés peuvent résister, j'aurais singulièrement joui. Mais je ne pouvais être spectateur de la scène sans être acteur souffrant, et les douleurs qui sont aussi vives que la sensibilité humaine le permet, ne m'ont pas laissé bien voir. Cependant je me suis mis à l'épreuve, et j'ai tâché de corriger mon caractère qui ne soutient pas l'audace de mon esprit. Une fois au milieu du danger, je me suis défendu les regrets, je n'en ai ressenti aucun, et avec des réflexions pour moi, du vin pour mon guide, je suis parvenu au terme. Une chute de mon cheval qui s'est enfoncé dans la neige a été le seul accident. J'ai été secoué, et meurtri çà et là, mais j'ai continué et c'est fini. Je vais être à Bayonne et bientôt à Paris. Je ne puis te dire avec quel regret je m'éloigne cette fois de mon pays. La curiosité que m'inspirait autrefois Paris est épuisée, je ne ressens plus que la peine de n'être pas en Provence, et le besoin de la famille est chez moi des plus violents. Combien ces petits repas de vanité sont maintenant désenchantés pour moi ! La vérité, et les anciennes habitudes, voilà tout ce que j'ambitionne. Dans la vie comme dans nos travaux, j'en suis au lendemain et au dégoût de toutes les faussetés. Cependant il faut aller encore et conserver le goût des demi-choses, pour vivre et s'avancer. Mon ami, si je suis négligent, ne m'accuse pas, et ne t'accuse pas toi-même. Notre amitié repose sur tant de vérités communes, sur l'espoir réciproque de tant de pénétration et de justice, que rien ne peut la détruire, et qu'elle peut souffrir des retards d'expression. Oh ! le plus noble et le plus hautement inspiré des hommes, calme-toi, prends des forces, compte sur l'intelligence de tes contemporains et sur le dévouement de tes amis. N'ambitionne pas notre vie. Garde tes habitudes, il en coûte tant de les rompre ! Jusqu'à de grands événements, mange le bouilli du ménage, entends se lever ton père et ta mère, et dis-toi bien qu'au moins ils ne pleurent pas ton absence. Tout a un pain autour de toi. Pourquoi t'affliger ? Et quant au désir de voir, crois qu'il n'est pas une sensation ici que Sainte-Victoire n'eût déjà produite. Va, il viendra ton temps de détacher l'ancre, de briser ton cœur, et d'apprendre que tout se ressemble et de se désabuser de tout. Sois tranquille, tu vivras, et tu mangeras le pain étranger. En attendant ces maux qui ont pour notre imagination le mérite d'être indifférents, en les attendant calme-toi, travaille et enchaîne, explique toutes choses. Achève le sublime Milton, et plains, chéris celui de tes amis qui est peut-être le plus près de te comprendre. Adieu, mon ami. J'ai bien appris à pleurer, et depuis un mois surtout, au milieu de ces tristes auberges, je répands bien des larmes. Il est maintenant connu cet inconnu des voyages, et il ne reste que la peine de stipuler, de courir, de se prendre et déprendre à chaque instant. Adieu, et jusqu'à ce que tu en viennes à douter des vérités qui nous sont communes, ne doute pas de mon amitié. Je t'embrasse de tout mon cœur.

 

Qui donc, dans ce jeune méridional pétulant, rieur, actif, ambitieux, aurait soupçonné ces accents langoureux, désenchantés, et cet intense besoin d'affection, celle d'une famille et celle de ses amis ? Toute la psychologie future de Thiers en est expliquée.

Le même jour où ce courrier du voyageur part pour Aix, un autre s'achemine vers Paris. Il émanait de la préfecture de Tarbes, et ce n'était pas le premier. Depuis que Thiers est rentré en France venant de Puycerda, les autorités ont l'œil sur lui. D'abord M. Subra Saint-Martin, sous-préfet de Pamiers, informe son chef direct, le baron de Montarieu, préfet de l'Ariège, à Foix. En vertu des instructions de S. E. le ministre de l'Intérieur, les émissaires par qui Mina et les révolutionnaires de Paris communiquent subissent une étroite surveillance. Or, voici un rédacteur du grand journal de l'opposition, le Constitutionnel, qui revient d'Espagne. Tous les libéraux de la région sont prévenus de son passage ; pas de doute : c'est un émissaire de Mina. Et le baron de Montarieu avise à son tour le ministre, qui ordonne à ses services de pratiquer une recherche dans leurs archives ; on n'y découvre de passeports demandés pour l'étranger sous le nom de Thiers que celui d'un Charles Thiers pour l'Allemagne, et d'une Valentine Thiers pour Bruxelles : il n'y a évidemment pas identité.

A Toulouse, la police a parfaitement reconnu le personnage, surtout lorsqu'il eut exhibé son passeport pris à Aix, qu'elle vise cependant. Le sous-préfet de Bagnères, M. Gauthier d'Haute-serre, signale l'arrivée d'un rédacteur de quelques articles littéraires au Constitutionnel ; ce journaliste annonce son projet de parcourir les montagnes du département, et dit avoir été témoin de plusieurs échecs éprouvés par les royalistes espagnols. Un homme attaché au Constitutionnel et parcourant dans ce moment-ci la ligne des Pyrénées, appelle nécessairement une grande surveillance ; je l'ai prescrite, elle sera bien observée annonce M. Jaham de Belleville, préfet des Hautes-Pyrénées siégeant à Tarbes. Sa lettre du 19 au ministre fournit des détails complémentaires sur l'inquiétant personnage, tout en reconnaissant qu'à Bagnères et dans ses excursions, il n'a fait aucune démarche ni tenu aucun propos répréhensible.

Il est singulier que, le 31, le même préfet, dûment renseigné cette fois, répond à une lettre du ministre qu'il lui paraît démontré que Thiers ne revient pas d'Espagne ! Le 3 janvier 1823, le ministre, pour plus ample informer, demande au comte Christophe de Villeneuve-Bargemont, préfet des Bouches-du-Rhône, le motif exact du voyage de Thiers en Espagne, et ses opinions politiques. Opinions très mauvaises, répond le préfet ; celui qui les professe s'est toujours conduit en partisan outré du libéralisme ; il a de l'instruction, et développa beaucoup de moyens lors de ses débuts au barreau d'Aix.

Pendant que ces hauts et puissants personnages s'inquiètent de sa petite personne, Thiers poursuit son voyage à Bayonne, et enfin à Paris. Il publie une série d'articles qu'il réunira en brochure sous ce titre : Les Pyrénées et le Midi de la France pendant les mois de novembre et décembre 1823. Du grand reportage, très habilement fait.

A ses commettants, il rend le compte véritable de sa mission : elle a vérifié ses pronostics de point en point. Talleyrand en entend parler. Il se fait présenter Thiers chez Laffitte. Il croit, comme Lafayette, à une résistance terrible des Espagnols.

— Nous aurons à lutter contre l'insurrection, la pire des guerres. Jadis, je l'avais déjà prévu, quand je m'efforçai de dissuader Napoléon de se mêler des affaires d'Espagne — ce qui, entre parenthèses, était parfaitement inexact : il ne blâma la politique espagnole de l'Empereur qu'après coup —. Napoléon ne m'écouta pas, et, dans le guêpier où il s'aventura, il usa son armée sans gloire. Ce fut le commencement de son déclin. Eh bien ! Si nous nous obstinons à aller en Espagne, l'histoire recommencera ; nous courons à un échec.

— Je ne le pense pas, répond Thiers. Les Espagnols ont gardé un cuisant souvenir de ce que leur ont coûté les guérillas, de tous les pillages, de toutes les destructions dont elles ont été la cause. Ils ne voudront pas risquer le retour de pareils maux. Ils le voudront d'autant moins qu'il ne s'agit pas, cette fois, de leur indépendance nationale, mais seulement de leur indépendance politique ; le plus grand nombre considérera l'envahisseur comme un libérateur plutôt que comme un oppresseur. Et il prononce ce mot destiné à devenir historique : L'Espagne est une Vendée éteinte.

Talleyrand, quelque peu surpris qu'un aussi petit jeune homme ose lui tenir tête, loin de s'en fâcher, s'intéresse à l'ami de ce Mignet dont il apprécia précédemment les articles de politique extérieure. En le quittant, il l'invite à venir chez lui. Et voilà Thiers entré par la bonne porte dans ce salon vert, triste et sombre, un peu fané, où défilèrent tous les empereurs, tous les rois, tous les princes de l'Europe, tous les ministres passés et présents, tous les hommes de talent et de capacité, tous les esprits distingués du monde entier. Sur l'un de ces fauteuils aux étoffes usées où il s'assied, l'empereur Alexandre écouta les premières paroles qui lui furent dites en faveur des Bourbons ; là fut créé le gouvernement provisoire ; là on arracha de la Sainte-Alliance représentée par trois rois, quelques concessions en faveur de la France. Là, l'atmosphère est imprégnée d'histoire.

Cette rencontre marque une date dans la vie politique de Thiers. Elle lui vaut l'intimité de Talleyrand, qui va devenir son maître, son patron, qui s'en servira, mais qui le soutiendra jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'il en ait fait un président du Conseil des ministres. De l'initiative hardie qu'il a prise, et de son succès, Thiers retire un autre avantage, non moins important ; elle a accru son autorité au point de lui permettre d'acquérir une part prépondérante dans la direction du Constitutionnel. Désormais, les plus grands espoirs lui sont permis.

En cours de route, il a failli se marier. Dans une station thermale, il a rencontré une jeune fille de Quimper, d'une grande beauté, Mlle Appolin, dit-on, fille d'un notaire. Ses vingt-cinq ans s'enflamment pour elle. Il la demande en mariage. Hélas ! Il a trop petite mine. On le refuse. Il s'en consolera. Mais de l'aventure on fera des gorges chaudes à Quimper, lorsqu'il sera ministre et que celle qui le refusa passera dans la rue.