THIERS — 1797-1877

 

III. — L'ARRIVÉE À PARIS.

 

 

L'un des quartiers les plus populeux et les plus bruyants de Paris. Le passage Montesquieu, obscur et sale. Tout au fond, un sombre hôtel garni. D'innombrables marches pour atteindre le palier du 4e étage. Une porte enfumée donne sur une petite chambre ; une commode, un lit de noyer, des rideaux de toile blanche, deux chaises et une petite table noire boiteuse ; une porte de communication avec une chambre voisine est fermée, et dans l'embrasure, quelques tablettes à peine garnies de livres ; rien aux murs ; un peu plus tard on y verra une gravure encadrée, représentant la tête de Corinne d'après le tableau du baron Gérard. Mignet s'est installé dans une chambre voisine à peu près semblable. Dans celle que l'on vient de décrire, il conduit son ami qu'il est allé cueillir à l'arrivée de la diligence.

Le petit homme qui, ce 25 septembre 1821, débarque à Paris, ne mesure pas plus d'un mètre cinquante-cinq de haut. Il est taillé en force. Le teint brun et les cheveux noirs comme il convient à un Provençal de race, la tête suspendue à une paire de lunettes, il arbore une tenue à esbaudir les Parisiens les moins élégants : l'habit d'une nuance à désespérer la chimie, le pantalon collant très court, remontant jusqu'aux mollets et revêtu d'un lustre accusateur, des bottes de porteur d'eau, le tout surmonté d'un chapeau fabuleux digne du cabinet d'un antiquaire.

Il jacasse sans arrêt, d'une petite voix aiguë, flûtée, nasillarde, une vraie voix de polichinelle. Il gesticule, sautille, cadence sa phrase d'un étrange balancement des épaules. Cormenin lui trouve une ressemblance avec les petits perruquiers du Midi qui vont de porte en porte offrir leur savonnette. Sa parole s'accompagne d'un accent de terroir dont rien encore n'altéra la résonnance. Physiquement, il a tout contre lui. De plus, un manque absolu d'usages : il est commun au point de se faire remarquer même parmi la cohue mélangée qui encombre les salons de Laffite, où il va bientôt pénétrer.

Sainte-Beuve darde sur lui son œil de carabin : M. Thiers commence toujours par parler des choses, il finit quelquefois par les apprendre. Il vous parle le soir de ce qu'il a appris le matin. Ce sont de ces gens qui ne peuvent garder leur vin en bouteille, et l'on s'en aperçoit à leur style qui n'a ni corps, ni bouquet. M. Thiers sait tout, parle de tout, tranche sur tout. Il vous dira à la fois de quel côté du Rhin doit naître le prochain grand homme, et combien il y a de clous dans un canon.

Cela est vrai. Mais chaque matin, Thiers a appris beaucoup de choses. Il est au travail dès cinq heures, et ne lève le nez de sa table qu'à midi. Il ne lit que la plume à la main. Il résume ses lectures par écrit. Sainte-Beuve, observant impartialement le beau côté de son personnage, reconnaît dans sa nature un courant de l'esprit léger et rapide de l'antique Marseille, et cet idéal antique puisé dans sa patrie phocéenne. Thiers lui-même confirme cette vue du grand critique dans une lettre à son ami Rouchon : J'aurais besoin ici de ton coup de fouet, si doux mais si excitant, et surtout de l'influence de ton beau antique, qui me ramènerait sans cesse au simple et au noble. Sainte-Beuve continue : M. Thiers est l'esprit le plus net, le plus vif, le plus curieux, le plus agile, le plus perpétuellement en fraîcheur et comme en belle humeur de connaître et de dire. Quand il expose, il n'est pas seulement clair, il est lucide. De là le risque de tomber dans le commun, dans la vérité de M. de La Palisse que lui reproche Malitourne : qu'importe ? Mignet confirme l'opinion de Sainte-Beuve : Thiers est capable de tout ; il fait vite et bien, par cette étonnante faculté de tout saisir en un instant et d'être toujours disposé. Il va prouver qu'il a vingt premiers-Paris dans la tête chaque matin. Il déclare : Je n'ai connu dans ma vie que trois journalistes : Rémusat, Carrel et moi. Et Carrel dira : Il n'y a pas, il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais d'improvisateur de journal comparable à ce petit homme.

S'il manque d'élévation, il a le mouvement, élément essentiel de la conversation. Très vite, il tient son auditoire sous le charme. Sa parole abondante fascine. Son esprit intarissable n'est jamais à court de ressources. Lorsqu'il entre dans un salon avec Mignet, toutes les femmes se récrient sur la beauté de l'un et sur la laideur de l'autre ; après une heure de causerie, il n'y a plus d'attention que pour Thiers. Il remarque bien vite : On est peu brillant causeur ici. Cet avantage donne de l'influence. Il en profite. Son aplomb de méridional, son assurance imperturbable ne se démentent jamais. Six semaines après son arrivée à Paris, il se vante de l'autorité dont il jouit déjà.

A ces avantages, Mignet et lui ajoutent cette force de savoir exactement ce qu'ils veulent, et où ils vont. Son compatriote marseillais, Emile Ollivier, qui le détestait, dit de lui : Tout jeune, à l'âge où l'on croit encore à quelque chose, il était arrivé d'un bond à l'extrême de la perversité politique. Peut-être. En tout cas, du fond de leur province, les deux jeunes gens ont jugé la situation avec clairvoyance : ils sont convaincus que les Bourbons de la branche aînée ne pourront gouverner avec la Charte, et n'admettront jamais le gouvernement constitutionnel, le jour où on le leur imposera dans toute sa rigueur, c'est-à-dire où une majorité parlementaire voudra former un cabinet et porter une pensée dirigeante aux affaires. Dès lors, une solution s'imposera, la même qui conclut la révolution d'Angleterre : un changement de dynastie. Ce changement ne pourra s'effectuer que par une révolution, et nos deux jeunes Provençaux, les frères provençaux comme leurs amis appellent ces inséparables, sont fermement décidés à y aider de toutes leurs forces, sûrs d'en tirer bon parti. L'avenir constitutionnel est à leurs yeux une certitude. Cette opinion raisonnée donnera toute sa portée à leur attaque, sa précision à leur direction intellectuelle.

Ils entrent dans la vie active à un moment où elle est confuse et bouillonnante : à l'extérieur, révolutions de Portugal, de Naples, de Piémont, et l'insurrection grecque ; à l'intérieur, lutte ardente des partis, la droite prenant de plus en plus le pouvoir, et conspirations militaires suivies d'exécutions. Et Napoléon vient de mourir.

Sitôt débarqué, Thiers, en bon provincial, visite Paris. Impatient de tout voir, et avec la meilleure volonté d'admirer, il court les musées, les bibliothèques, les monuments, les théâtres, le Jardin des Plantes. Il note ses premières impressions : Il voit pêle-mêle des tableaux noircis, d'autres tout brillants, mais qui offusquent de leur éclat ; des statues antiques, mais dévorées par le temps ; d'autres conservées et peut-être belles, mais point estimées par un public superstitieux ; des palais immenses, mais non achevés ; des tombeaux qu'on dépouille de leur vénérable défunt, ou dont on efface les inscriptions ; des plantes, des animaux vivants ou empaillés ; des milliers de volumes poudreux et entassés comme le sable ; des tragédiens, des grimaciers, des danseurs. Au milieu de ses courses, il rencontre une colonnade, chef d'œuvre de grandeur et d'harmonie... c'est celle du Louvre... Il recule pour pouvoir la contempler, mais il heurte contre des huttes sales et noires, et ne peut prendre du champ pour jouir de ce magnifique aspect. On déblaiera ce terrain, lui dit-on... Quoi ! se dit l'enfant nourri sous un ciel toujours serein, sur un sol ferme et sec, et au milieu des flots d'une lumière brillante, c'est ici le centre des arts et de la civilisation ! Quelle folie aux hommes de se réunir dans un espace trop vaste pour ceux qui ont à le parcourir, trop étroit pour ceux qui doivent l'habiter, où ils fondent les uns sur les autres, s'étouffent, s'écrasent, avec de la boue sous les pieds et l'eau sur la tête !

Il regrette sa province, sa Provence. Il répète chaque jour : mon ciel, mes amis, ma famille ! C'est un paradis où je me porte sans cesse, et où tous mes désirs aboutissent. Ses lettres à ses amis, à Rouchon, à Benoît, à Aude, débordent d'affection et de regrets. Sa pensée s'attache au souvenir de ses mères. La tendre Emilie ne lui fut jamais aussi chère que depuis qu'il l'a quittée. Combien cette charmante fille a gagné dans mon cœur depuis notre séparation ! Il pleure comme un enfant en recevant un paquet de lettres du pays. Il ne se console qu'à l'idée d'y revenir faire une apparition, car, au fond, et quoi qu'il en dise pour ne pas effaroucher ses mères, il n'envisage plus le retour définitif. Nous nous fixerons où nous trouverons du pain, écrit Mignet, et à Aix il n'y en a pas. Il soupire : Provence ! Provence ! Deux mois par an dans la chère Provence, c'est tout ce que les deux amis peuvent espérer de mieux, désormais.

Vilain pays que Paris ! On y perd son temps en courses inutiles, en regrets pénibles. Cependant, après trois mois de séjour, Thiers, vite au fait de la vie parisienne, avoue à son ami Aude : Je n'ai pas trop à me plaindre. Les choses n'ont point été mal du tout. Cependant, il ne faut point se figurer que ce soit ici le pays de Cocagne ; on a beau se baisser pour en prendre, on ne trouve que de la boue ; il faut courir, s'agiter, avoir beaucoup d'assurance et surtout faire espérer d'être utile, car on ne vous accueille qu'à ce prix. Je n'ai pas eu à essuyer trop de refus et on ne m'a pas cassé le nez en me fermant la porte. Cependant je désirerais davantage, parce qu'on n'est jamais satisfait et que je ne le serai d'ailleurs que lorsque j'aurai ramené près de moi tout ce qui m'est cher. Je ne me figurais pas que l'absence fût aussi douloureuse, et souvent je me surprends dans un état de malaise et une violence de regrets [tels] que je ne conçois pas de mal plus cruel. Je comprends aujourd'hui tout ce qu'ont dit les exilés de la cruauté d'une telle peine... Je voudrais que tu visses de près ces hommes fameux dont nous ambitionnons le sort : haine de partis, jalousie de talents, calomnies lancées et rendues, inquiétude continuelle, telle est leur vie. Les plus élevés souffrent davantage, parce qu'ils sont l'objet de plus grands débats. Pourtant il faut aller. Ce ne sont pas là des sermons de Bourdaloue, c'est la triste et triviale vérité. Mon ciel, ma famille et nos niaiseries me vaudraient beaucoup mieux que tout ça. Mais à quoi bon les regrets ? J'ai choisi, ou pour mieux dire, Dieu avait choisi pour moi. Je n'ai donc pas à me plaindre, ou du moins ce serait inutile.

Il n'a pas trop à se plaindre, en effet. En arrivant, il avait en poche un billet de cent francs et la lettre de recommandation du docteur Arnaud pour Manuel. Il s'agit tout d'abord de ménager l'un, puis d'utiliser l'autre au plus vite.

Manuel est en ce moment l'une des têtes de l'opposition libérale. Grand, mince, myope et blond, la physionomie régulière, la mise simple, cet ancien volontaire de 1792 devenu officier s'installa comme avocat à Digne, puis à Aix, après avoir démissionné. Il se lia avec le docteur Arnaud chez qui fréquentèrent Thiers et Mignet. Député après le 20 mars 1815, confident de Fouché dont il partage la demeure, il s'est posé en ennemi irréconciliable de la vieille monarchie, et n'a pas tardé à devenir célèbre. C'est lui qui, sans perdre de temps, présente Thiers à un compatriote, Pellenc, ancien secrétaire de Mirabeau, lequel attire sur le jeune avocat l'attention du duc de La Rochefoucauld-Liancourt ; il vante son érudition, son talent d'écrivain, son éloquence.

Le duc est une des plus nobles figures de ce temps. Pair de France, récemment nommé membre honoraire de l'Académie des Sciences, il manifeste l'intention de s'attacher en qualité de secrétaire le protégé de Pellenc. Ce dernier l'en détourne : Thiers n'est pas l'homme qu'il lui faut ; sa personnalité est déjà trop accentuée ; sa réputation ne tardera pas à percer. Les gens malintentionnés accuseront le duc de l'employer à la rédaction de ses travaux politiques et littéraires ; sans ressources, il doit envoyer de petits secours à sa mère ; il lui faut au moins deux mille francs ; en supposant que des articles de journaux et des brochures lui rapportent huit cents francs, son traitement devrait lui procurer le reste, et Pellenc ne peut proposer cette nouvelle dépense au duc qui en supporte déjà tant : Quand on est bienfaisant comme vous, on cesse d'être dans la classe des hommes riches.

Le duc insiste. Pellenc s'obstine à le détourner de son idée : son secrétaire, qui doit soutenir la conversation avec lui, doit avoir de l'esprit, de l'instruction, de la maturité dans le jugement, même certaines connaissances administratives. Or, Thiers arbore un physique peu flatteur, lit mal, et avec un fort accent et un organe peu agréable. Dans sa tête énorme, il a de la cervelle d'Aristote et de celle de Platon à doses presque égales, mais il tombe parfois dans l'idéologie. Il a apporté bon nombre d'écrits dans son portefeuille : ses amis annoncent qu'il renverse à la fois la métaphysique de l'école allemande et celle de l'école française. Certes, il a exercé la profession d'avocat, poussé assez loin l'étude des mathématiques, et très à fond celle du droit public ; mais ses écrits le désignent comme particulièrement doué pour la littérature et l'éloquence. Malheureusement, ses travaux restent de premier jet : il ne les travaille pas assez.

Le duc persistant dans son idée, Pellenc revient à la charge. Il a lu un nouveau mémoire de Thiers sur la supériorité de la littérature classique relativement à la littérature romantique : beaucoup de talent, mais rien d'achevé. J'ai vu de bonne heure que je n'aurais d'autre levier à employer que celui de l'admiration, de l'intérêt et de l'amitié, et quand on est ainsi forcé en quelque sorte de se faire disciple, on n'a plus le droit de se montrer le maître. Et voici sa conclusion : Comme vous, Monsieur le duc, j'ai étudié et jugé la nouvelle brochure, et je l'ai jugée de la même manière. Il y a de l'homme d'Etat dans deux ou trois chapitres, du sophisme dans beaucoup d'autres, et du rhéteur partout. Il y a un bon style dans un petit nombre de pages, et le plus inégal règne dans la plupart des autres. On n'est pas étonné, vu l'âge, que l'amplification y règne aussi, et même souvent les plus longues paraphrases. Il y a du sermon et du pathos ensemble à côté l'un de l'autre, et c'est bien fâcheux, parce qu'il y a bien, réellement brillantes et en grand nombre, des choses les plus neuves et les plus excellentes. Pellenc voit clair. Cependant le duc de La Rochefoucauld-Liancourt passe outre et, dès le milieu d'octobre 1821, voici Thiers installé au château de Liancourt, où on l'accueille parfaitement. Bien que ses opinions politiques diffèrent de celles du châtelain, ils n'en discutent jamais qu'avec la plus grande courtoisie, amitié presque paternelle d'une part, profond respect de l'autre.

Des conversations, de la correspondance : une vraie sinécure à quinze cents francs par an. Jusqu'à quel point convenait-elle à son bénéficiaire ? Elle ne dure pas trois mois. Il reçoit trois cents soixante-quinze francs : J'ai fourni en travail au moins l'équivalent. Une telle perte est beaucoup dans ma situation, mais encore un coup je suis libre. Il est libre ! Voilà le grand mot lâché. Une situation subalterne, quelque agréable qu'elle fût, ne pouvait, suffire à son ambition, ni à la force de son tempérament. Plus tard, il niera avoir jamais été secrétaire de qui que ce soit.

Manuel le conduit par la main, a dès le début la clairvoyance de son avenir, et se comporte en ami véritable. Il lui rend un service capital en l'introduisant dans le monde de la presse, bien entendu de la presse libérale. Il le présente au banquier Laffite, et lui donne pour Etienne, principal directeur du Constitutionnel, ce billet daté du 24 octobre 1821 : Voici, mon ami, le jeune littérateur pour qui je vous ai demandé votre bienveillance. Il vous lira un article qu'il a broché sur l'ouvrage de Guizot. Soit qu'il puisse être publié ou non, cet article vous donnera une légère idée des ressources de l'auteur, comme penseur et comme écrivain ; et vous verrez, j'espère, que sous votre direction, il peut devenir pour vous un utile collaborateur.

Cette période de la Restauration brille entre toutes dans l'histoire de la presse. Les journalistes se nomment Chateaubriand, Benjamin Constant, Royer-Collard, Fiévée, de Bonald, Michaud, Martainville, Montlosier, Lamennais, Villemain, Guizot, Paul-Louis Courier, de Sacy, Armand Carrel, Charles de Rémusat, Lamartine, Victor Hugo, le duc de Broglie, les deux nouveaux venus, Thiers et Mignet, et combien d'autres 1 Manuel lui-même se mêle aux polémiques de presse en publiant en 1821 ses Fastes civils de la France depuis l'ouverture de l'Assemblée des notables, où il reprend les thèses de Mirabeau et du parti constitutionnel sur l'organisation de la France, tout en déplorant les corruptions de la République.

La presse de l'opposition jouit de la faveur du public : 41.330 abonnés contre 14.334 en 1824, 44.000 contre 12.580 en 1825. Un journal d'opposition est toujours une bonne affaire, en dépit ou à cause de l'acharnement du gouvernement qui accumule les lois destinées à lui rendre la vie impossible et à le tuer. Mais le journal mort renaît de ses cendres. Jamais le gouvernement ne réussira à laisser l'opposition sans organe, malgré la censure, les procès, les amendes, les suppressions de journaux existants et les refus d'autorisation à ceux qui veulent naître, malgré les lois vandales, comme Chateaubriand les appelait.

C'est l'ère des petits journaux, très spirituels, très menteurs, très dangereux, Ils harcèlent le pouvoir à coup d'épingle :

Duras, Damas, et Blacas

Semblent d'abord un brelan d'as ;

En y regardant de plus près,

Ce n'est qu'un brelan de Valets.

Ce n'est rien : à peine une égratignure. On sourit. Mais ces plaisanteries indéfiniment répétées finissent par créer un état d'esprit, une opinion ; elles agissent comme le grignotement d'un rongeur qui un beau jour entraîne l'édifice à bas.

Les grands journaux, les journaux sérieux, lui assènent des coups redoutables. En tête, le Constitutionnel, fondé le 20 mai 1815 sous le patronage de Fouché, cinq fois supprimé depuis la Restauration, reparaissant sous un autre titre quand il ne peut garder le sien. En 1821, trois dictateurs, plaisamment définis par le Masque de fer, y exercent à tour de rôle le pouvoir suprême et absolu : Jay, l'homme de France qui a poussé le plus loin l'art de remplir les colonnes d'un journal avec les pages d'un livre, qui s'est occupé de l'histoire de Richelieu, et paraphrase cinq ou six fois par mois cette pensée qui n'est pas la sienne : La Révolution n'est pas plus coupable des crimes qui l'ont souillée que la religion catholique n'est coupable des crimes de la Saint-Barthélemy ; Evariste Dumoulin, professeur et garçon, qui documente dans les coulisses de l'Opéra et au foyer des Variétés les sermons qu'il adresse à chacun à tout bout de champ, avec l'air de toujours conclure : C'est moi qui vous le dis ! ; enfin le plus influent des trois, Charles-Guillaume Etienne, celui-là même à qui Manuel a recommandé Thiers.

Etienne eut une existence mouvementée : installé derrière un comptoir au sortir du collège, il tient en 1793 la campagne entre Lyon et Saint-Etienne ; défenseur officieux près le tribunal criminel de Bar-le-Duc, commis principal à l'administration municipale du département de la Meuse, il vient à Paris à sa majorité, entre dans un bureau, et se met à écrire force vaudevilles, comédies et opéras-comiques. Agent délégué de la compagnie des Entrepreneurs généraux des fourrages du 2e arrondissement militaire, il fait représenter à Boulogne-sur-Mer, au moment du Camp, et à Bruges, des impromptus qui attirent sur lui l'attention de Maret. Maret le prend comme secrétaire, l'emmène en Italie, en Prusse, en Pologne, et le fait nommer rédacteur en chef du Journal de l'Empire en 1807. A trente-trois ans, en 1811, il entre à l'Académie française. Est-ce parce qu'il a refusé l'insertion d'un article de l'Empereur ? La censure lui interdit une pièce en 1813. L'année suivante, il perd tous ses emplois. Aux côtés de Jouy, de Bory Saint-Vincent, de Merle, de Harel, de Cauchois-Lemaire, il collabore au Nain-Jaune sous la première Restauration. Aux Cent-Jours, il lit à l'empereur l'adresse de l'Académie et reprend la direction du Journal de l'Empire. Après Waterloo, il se réveille en pleine disgrâce. Il obtient de ne pas figurer sur la liste des bannis du 24 juillet, mais l'ordonnance royale du 21 mai 1816 l'élimine de l'Académie et de la Légion d'honneur. Actionnaire et collaborateur du Journal des Débats, il fonde la Minerve avec ses amis et compagnons de lutte, Jay, Tissot, Evariste Dumoulin, Harel, Pagès. En 1819, il devient actionnaire et rédacteur au Constitutionnel. A la suite de la conspiration du bord de l'eau qui soulève une vive polémique entre les Débats et la Minerve, il quitte les Débats, abandonnant purement et simplement une action qui lui valait dix mille francs de revenu par an. La Minerve disparue après l'assassinat du duc de Berry, Etienne se consacre uniquement au Constitutionnel, où il assume la principale part de direction. Le 15 novembre 1821, il est élu député de la Meuse.

Ses principaux collaborateurs au Constitutionnel sont Tissot, professeur au Collège de France, poète et prosateur, les cheveux ramenés en désordre sur un crâne élevé ; Cauchois-Lemaire, qui poursuit de ses sarcasmes les congrégations et les prêtres ; il reste un an en prison en 1821 pour avoir publié ses Opuscules, et son vieil ami Béranger trois mois. Puis le nébuleux Senancour, le classique Léon Thiessé, le vieux constituant Alexandre de Lameth, le janséniste Gilbert des Voisins, l'économiste, géographe et conventionnel Bailleul ; et Buchon, héros et traducteur de nos vieilles chroniques, Félix Bodin, auteur et créateur des Résumés historiques, qui soupire la romance, que les musiciens appellent un homme de lettres, et les hommes de lettres un musicien ; enfin l'abbé de Pradt, Anné et Lemontey.

C'est un bel étonnement parmi tout ce monde le jour où Etienne, grand de taille, à l'abord imposant et un peu froid, mais un air de bonté répandu sur sa figure, les yeux malicieux sous les paupières un peu lourdes, la bouche fine, les cheveux bouclés où l'on sent le fer du perruquier, paraît au bureau du journal avec le petit bonhomme que nous connaissons, grosse tête, voix de polichinelle, accent du midi, regard vif derrière les lunettes, tenue invraisemblable, gesticulant et pétulant. Etienne lui prend à l'essai un premier article. L'article fait quelque bruit ; le tour vif et naturel du style, l'abondance des idées, le caractère agressif de la polémique frappent ceux qui le lisent. Le lendemain, Etienne, qui devine l'homme auquel il a affaire, l'appointe plus que les autres, ce qui créé des ennemis au nouveau venu. Léon Thiessé, dira Thiers, ne me l'a jamais pardonné que quand je fus ministre de l'Intérieur et qu'il était préfet.

Ainsi, Thiers entre-t-il d'emblée au journal le plus répandu et le plus influent de l'opposition libérale. Dans ce milieu il coudoie des débris blanchis de la Convention, d'innocents et crédules amis de Robespierre, de ces secrétaires du Directoire que l'insouciant Barras n'appelait qu'à l'heure de son dîner et de ses fêtes, des fonctionnaires et des académiciens de l'Empire, dont les souvenirs sont encore tout frais et tout vivants, et que le nouveau venu ne se fait pas faute d'interroger. Il en tire des renseignements précieux. Avec un merveilleux aplomb, il discute et tranche. Il est sûr de soi. Il possède à un haut degré, dit Thiessé, cette confiance inébranlable dans son étoile qui provoque la fortune, ces talents qui la dominent, cette force de volonté qui s'en fait obéir. Il secoue ce qu'il y a de suranné dans les doctrines politiques et littéraires des anciens fonctionnaires de l'Empire et des révolutionnaires tardivement convertis qui l'entourent. Il a tôt fait de distancer ces jeunes recrues, si naturellement traînantes, les Bodin, Léon Thiessé et autres. Un jour que Tissot, alors une autorité, classique fervent, formule sur Esther un jugement qui ne lui convient pas, Thiers le relance vertement, si bien que deux jours après Tissot fait de leur conversation un article au Constitutionnel sur la Jeunesse du jour, où il se félicite du renfort qu'apporte aux libéraux cette jeune garde, comme Thiers lui-même se définit à Charles de Rémusat rencontré chez Ternaux, qui donnait une fête en son château de Saint-Ouen. Il est piquant que Guizot prouve combien les articles de Thiers sont déjà prisés. Guizot, à la suite des condamnations à mort qui étouffent les conspirations de Saumur, de Belfort et de la Rochelle, publie fin juin, 1822 une brochure, De la peine de mort en matière politique. Il dépêche Rémusat à Etienne et à Chatelain pour que le Constitutionnel et le Courrier en parlent, et recommande qu'on en charge un M. Thiers qui a du talent.

Une autre fois, Manuel le présente au baron Louis. La figure chafouine du financier, ses yeux fins et mobiles, sa maigreur proverbiale, son attitude inquiète, ne l'intimident guère, et il bataille vigoureusement contre lui à propos de la liberté du commerce. Un soir, il traite de sujets politiques avec son brio accoutumé ; Félix Bodin l'écoute sans l'interrompre, s'approche de lui lorsqu'il a fini, et lui dit : Mais savez-vous, mon cher ami, que vous serez ministre ? Il ne bronche pas. Son attitude répond pour lui : Je le sais.

En même temps que Thiers entrait au Constitutionnel, Mignet arrivait au Courrier français par le rédacteur en chef, Chatelain. Ce journal soutint en dix ans plus de vingt procès, et récolta près de cent mille francs d'amende. Là, la signature de Mignet voisine avec celles de Benjamin Constant, de Casimir Périer, de Cormenin, de Gohier, de l'abbé de Pradt, de Léon Faucher, de Chambolle qui deviendra l'ami et le féal dé Thiers jusqu'à sa mort, sa physionomie sans malice encadrée de longs cheveux noirs ondulés et d'un épais collier de barbe, l'honnête Chambolle disait-on pour le définir, tandis que d'autres définissaient sa littérature en prétendant que ses premiers-Paris avaient toujours quelque chose de piquant, lorsque les quarante mille épiciers qui les lisaient en avaient enveloppé du poivre.

Les premiers articles de Mignet sur la politique extérieure sont remarqués par Talleyrand qui désire connaître l'auteur. Dès 1821, un éditeur lui demande une Histoire de la Révolution, et l'Athénée de Paris le sollicite pour un cours : pendant un an il professera sur la Réformation et le XVIe siècle, et l'an d'après sur la Révolution et la Restauration d'Angleterre. Il devra répéter sa leçon sur la Saint-Barthélemy, où ses auditeurs soulignent de leurs bravos cette phrase : Les jésuites, pour arriver à leurs fins, osèrent tout, même le bien.

Ainsi, le 13 décembre 1821, il peut écrire à l'ami Séverin Benoît, demeuré à Aix : Thiers est au Constitutionnel, je suis au Courrier. Nous faisons des articles qui nous sont payés raisonnablement, et dont le revenu contribue à nous faire vivre. Je crois que nous ne manquerons point dé cette espèce de travail et que nous en aurons même plus qu'il ne nous en faudra. J'ai été mis en relations avec Didot pour une entreprise de librairie ; dans ce moment-ci toute la littérature haute et basse est tournée de ce côté ; on renouvelle des éditions, on traduit, on donne du vieux devenu nouveau, ou de l'étranger que le goût romantique fait préférer au national. Il ajoutait : Thiers lui-même est ennuyé de cette vie ! Mais il le faut. C'est une condition du talent peu fortuné. On ne se fait pas de rentes avec un grand ouvrage, ou pour mieux dire, un grand ouvrage, pour être fait, a besoin que son auteur ait des rentes. N'empêche que dès son arrivée à Paris, Thiers s'est efforcé de persuader à un éditeur qu'un actuel regain des études philosophiques nécessite la mise à la portée du vulgaire des lecteurs des œuvres conçues par les philosophes. Il rédige un projet de Bibliothèque en vingt volumes. On fixerait d'ailleurs un maximum, pour rassurer le public sur l'étendue de l'ouvrage. Sage précaution !

Thiers n'oubliera jamais les hommes qui lui mirent le pied à l'étrier. Maintes fois, il 'est revenu sur la reconnaissance qu'il devait à Manuel. Vingt-quatre ans plus tard, le 13 mars 1845, Etienne agonisait : Thiers se présente, il ne l'entend plus.

— Si, dit Thiers à ceux qui l'entourent, la connaissance revient un seul instant au malade, dites-lui que Thiers est venu pour le voir, et qu'il n'oubliera jamais qu'à son arrivée à Paris, c'est M. Etienne qui lui a mis le pain à la main. Je reviendrai.