THIERS — 1797-1877

 

II. — LES PREMIERS PAS.

 

 

Louis Thiers, en quittant Marseille en 1797, abandonna complètement et sans le moindre scrupule la femme et l'enfant qu'il y laissait. Particulièrement turbulent pendant la vie utérine, le nouveau-né s'est présenté sens devant derrière. Il pèse trois kilos en venant au monde et mesure 39 centimètres de longueur. Sa tête est énorme. La membrane amnios enveloppe l'occiput : il est né coiffé. Sa santé semble frêle. Sa mère le nourrit, et, avec sa grand'mère Amic, l'entoure de soins. Sa tante paternelle, Victoire Pretti, et sa marraine, Mme Paul, aideront à subvenir aux soins de son éducation.

On le place d'abord dans une pension particulière. Puis, il entre au lycée de Marseille en sixième, avec une bourse décrochée au concours. Il a douze ans. Ecolier travailleur, il attache volontiers des chiens aux sonnettes des maisons. Sur son De viris, il griffonne des croquis, des bonshommes qui dénotent une facilité précoce ; de 1810 date une gouache véritablement étonnante pour un enfant de treize ans ; elle est conservée à l'hôtel Thiers. Sur la page de garde du De viris, il dessine une potence où pend un Pierrot avec cette légende :

Aspice Pierrot pendu

Quia librum n'a pas rendu ;

Si librum reddidisset,

Pierrot pendu non fuisset.

Une impression se grave fortement dans sa mémoire d'enfant, un tableau d'histoire qu'il n'oubliera pas. En 1802 il a cinq ans. Son cousin, Joseph de Chénier, lié avec le général Menou, le conduit à la maison du général, d'où il assiste au défilé de l'armée d'Egypte qui vient de débarquer au port de Marseille, entourée d'une auréole déjà légendaire. L'enfant pose questions sur questions au vieux militaire, qui complaisamment énumère les faits d'armes accomplis par les régiments qui passent. Il voit défiler encore d'autres régiments qui allaient en Italie ou en Espagne.

Quelle illustration à l'enseignement reçu au lycée ! En ce temps, la jeunesse française est menée militairement. L'empereur a ses desseins, et le veut ainsi. La vie des générations qui se succèdent sur les bancs des collèges est, comme à la caserne, rythmée aux roulements du tambour. Au moral, l'étude de la géographie et de l'histoire, des mathématiques et de la topographie, celle du latin, forment les cerveaux. Thiers fait, pour les distributions de prix, des vers latins en l'honneur du Maître. Au physique, les corps sont traités rudement. Le jeune Thiers aurait pu y périr : au contraire, il s'y fortifia, et au bout de deux ans de ce régime, acquit une constitution de fer.

Mais la médaille impériale a son revers : plus de trois cents vaisseaux de commerce pourrissent, immobiles, le long des quais, depuis la place de la Cannebière jusqu'au fort Saint-Jean. On mène souvent l'enfant à cette promenade favorite. Le spectacle de ces bâtiments, dont aucun n'est déplacé avant la fin de l'Empire, le frappe ; il sait leurs noms, il se rappelle leurs figures comme celles des maisons d'une rue habituellement fréquentée. A peine, de temps à autre, un navire de sucre ou de blé entre-t-il, échappé des croisières anglaises, et, pour distraction, les marchandises anglaises saisies que l'on brûle sur la place publique. Il faut la poigne du préfet Thibaudeau pour mater une population que la détresse révolte. Aussi la chute de l'aigle provoque-t-elle ici une joie folle.

Le 14 avril 1814, Adolphe est venu du lycée dîner chez sa mère et sa grand'mère. D'immenses événements se déroulent, dont les deux femmes, inquiètes et tristes, craignent les répercussions. Vers quatre heures du soir, une rumeur : un courrier arrive à franc étrier, couvert de lauriers et criant : Vive le Roi ! Madame Thiers, royaliste convaincue, qui ne manquait jamais de dire : Notre bon et infortuné Louis XVI, entraîne son fils à la porte d'Aix, à temps pour voir entrer le courrier, qu'acclame sur tout le parcours une population délirante. En même temps, le jeune lycéen apprend que les escadres anglaises ont débarqué des régiments en habits rouges et que des Autrichiens en habits blancs ont touché le sol de la patrie. Une involontaire association d'idées se forme dans sa tête, établissant une liaison entre ce fait et la rentrée des Bourbons à Paris. Depuis lors, a-t-il dit, jamais il n'a pu sortir de mon cœur ni de ma tête que le gouvernement de la Restauration était le gouvernement de l'étranger.

Adolphe Thiers est près de quitter le lycée. Le proviseur, M. Dubreuil, lui demande à quel état il se destine : au commerce pour venir en aide à sa mère. M. Dubreuil l'en détourne ; on n'enfouit pas dans un comptoir les talents qu'il possède. Et en effet, son professeur de rhétorique, M. Louis Brunet, ancien prêtre du Bon Pasteur, le définit ainsi : M. Thiers est un excellent sujet. Il a fait ses études au lycée de Marseille avec la plus grande distinction. Il a remporté presque toutes les années les premiers prix. Il réunit aux plus heureuses dispositions pour les sciences et les belles-lettres, l'amour de l'étude et le désir de se distinguer dans une profession honorable. Quelque (sic) soit la carrière dans laquelle il se propose d'entrer, il ne peut manquer de la parcourir avec le plus grand succès. A la distribution des prix, le recteur de l'Université lui a donné en récompense de ses succès le brevet du Roy pour la décoration du Lys. Le proviseur insiste pour qu'il s'engage dans la carrière du barreau.

— Au moins, si j'ai fait beaucoup de dépenses pour cet enfant, dit sa mère, j'ai la consolation de voir qu'il en a bien profité et qu'il aime beaucoup le travail.

Elle se décide à le laisser au lycée encore une année : il fera sa philosophie et suivra les cours de physique. Pendant ses vacances, il ne sort pas ; il passe son temps à lire et à dessiner, et des heures à s'exercer à la parole en haranguant les chaises de sa chambre.

Lorsqu'il quitte définitivement le lycée, brillant élève et fort en thème, il emporte dans sa poche les certificats les plus flatteurs de ses professeurs de rhétorique et de philosophie, du proviseur et du censeur : Son application suivie pendant plusieurs années et des succès distingués l'ont placé au rang des élèves que l'on voit partir avec regret. Plus tard, Adolphe Thiers contera qu'il fut un élève ingouvernable, révolté contre les règlements ; cette attitude pittoresque qu'il se donnait n'est pas conforme à la réalité.

Grâce aux subsides fournis par sa tante Pretti et sa marraine, il prend à Aix-en-Provence sa première inscription de Droit le 8 novembre 1815. Après Marseille, la ville du commerce, de l'agitation et du bruit et le point de rencontre de toutes les races méditerranéennes, le voici dans une vieille cité parlementaire, silencieuse et grave avec ses allées larges, ses rues paisibles, ses hôtels solennels aux hautes portes cochères où passaient jadis les importants carrosses des magistrats, dans une atmosphère de recueillement propice à la méditation et à l'étude, parmi la jeunesse ardente, intelligente et studieuse qui fréquentait une Faculté de Droit célèbre.

Il se loge modestement, il le faut bien, chez un menuisier, rue des Pénitents Noirs, puis rue Plateforme, et en 1817 rue Adanson, chez un maçon. Sa mère et sa grand'mère quitteront Marseille en 1818 pour venir le rejoindre et reconstituer, traverse Silvacane, le cher foyer de son enfance. L'aïeule lui a toujours porté tant de sollicitude et d'affection ! Même aujourd'hui où il devient un homme, et bien qu'affaiblie par l'âge, elle se lève la nuit pour s'assurer qu'il repose tranquillement. Même aux heures où tous trois traversent une véritable détresse, elle conserve une gaîté charmante, elle rend à sa fille le courage qui souvent lui manque, admirable de constance et de résignation devant les maux et les chagrins. Aussi, quelle affection il lui voue de son côté ! Il a de l'ambition, certes, mais aussi le sens du devoir envers ses mères, comme il disait : il travaille avec acharnement ; son propriétaire est chargé de le réveiller le matin à la première heure. Sa curiosité d'esprit inlassable s'allie à la souplesse et à l'étendue de son intelligence, à la force de sa réflexion. Dès cette époque, il conçoit un vaste ouvrage de philosophie ; il en rédige le plan et commence à prendre des notes ; toute sa vie il aura le désir, et jamais le loisir de l'écrire ; en 1876, soixante ans plus tard, il prenait encore des notes !

D'autres projets d'aussi vaste envergure hantent son imagination, et l'histoire ne le séduit pas moins que la philosophie. Préoccupé d'analyse spéculative, a dit Sainte-Beuve, soit mathématique, soit même métaphysique, il se laisse tenter par l'optimisme de Leibniz et il cultive Descartes. On retrouvera la trace de cette veine philosophique et morale dans son Éloge de Vauvenargues. Cependant ses opinions politiques se forment, et l'incitent à écrire une tragédie en prose intitulée Tiberius Gracchus, et un Éloge de Kosciusko. Ces travaux laissent prévoir en lui une autre vocation que celle du barreau, bien qu'il s'applique sérieusement à ses études de Droit, puis à sa profession d'avocat. Chaque année, il passe ses examens avec succès : ses thèses de droit romain De ingenuis, de code civil sur La publication des effets, de procédure sur Les enquêtes, et ses deux examens de licence, lui valent une unanimité de boules blanches.

Déjà, il exerce une influence sur ses camarades ; dans les discussions, il n'est jamais à court d'arguments, ni à bout de ressources d'esprit. Tous lui prédisent un brillant avenir ; ils admirent franchement la netteté et la portée de son intelligence, sa puissance de travail ; ils l'entourent de la chaude atmosphère de sympathie qui est un besoin pour son cœur. Il éprouve le bienfait du coup de fouet si doux mais si excitant des observations de Rouchon-Guigues, passionné du beau antique, et qui le ramène sans cesse au simple et au noble. Et avec Rouchon qu'il considère comme un génie, Rouchon toujours souffrant, marchant à travers les rues de la petite ville la tête baissée, une canne à la main qu'il secoue d'un mouvement uniforme, futur historien et magistrat, ce sont Peisse, futur critique musical ; Mottet, futur conseiller d'Etat ; Floret, futur préfet de Louis-Philippe ; Euzière, qui sera conseiller à la Cour ; Aude, qui deviendra maire d'Aix, et Martin, président à la Cour des Comptes, Giraud ministre de l'Instruction publique, Fernand et Séverin Benoît avocats, Alphonse Rabbe qui conquerra une célébrité par la presse, Revoil, Tavernier, de La Boulie, Guillibert, de Gabrielli, Rouvière, De Ribbe, Goirand, Palis, etc., etc.. Surtout, il se lie avec Mignet.

On surnommait Rabbe : l'Antinoüs d'Aix ; on disait toujours : le beau Mignet. Quel contraste avec Adolphe Thiers ! Grand, les traits fins, les mains longues aux doigts fuselés, l'allure discrète, aristocratique, Mignet, né à Aix le 8 mai 1796, était le fils d'un serrurier d'art. Nanti d'une demi-bourse, il fit des études au lycée d'Avignon, et revint à Aix en 1815, exactement en même temps que Thiers. Ils se rencontrent à la Faculté de Droit le premier jour, et nouent une amitié étroite, inaltérable, qui durera sans un nuage jusqu'à la fin de leur longue carrière. Ils discutent des points de droit à l'Ecole, dans les rues, et, se reconduisent l'un l'autre, jusque devant l'atelier où travaillent les quarante-quatre ouvriers du père de Mignet ; alors, Thiers captivait l'attention par ses discours, et les marteaux restaient en l'air tant qu'il parlait. Cet amour de la science se coupe d'entractes, où l'on insère dans des coquilles de noix les pattes du chat préféré d'une jeune fille amie, et où l'on introduit un âne dans la salle de cours de la Faculté de Droit.

Car cette jeunesse studieuse s'amuse. Les longues promenades dans la campagne environnante ne se passent pas uniquement en conversations sérieuses. On se rend en bandes, les inséparables Thiers, Mignet, les deux Benoît, Rouchon-Guigues, et les autres, à la villa du Tholonet, chez l'hospitalière famille Roux-Martin. On y consacre la soirée à la musique et à la danse. Puis on va au quartier de Langesse finir la nuit dans une maison si petite qu'elle ne peut contenir tout le monde ; alors, après avoir subtilisé dans la cave quelques bouteilles de vin cuit, on s'installe dans la grange, baptisée le Bastidon de Thiers. Il fallait entendre les contes, les mots d'esprit, les rires, les chansons provençales, il fallait entendre comme, suivant l'expression de Mignet, on faisait péter les troun de Diou.

Le 29 août 1818, Thiers et Mignet, après avoir chacun d'eux séparément et individuellement exposé les matières contenues dans leurs thèses, ont été successivement interrogés sur les différents points y énoncés ; après quoi, conformément à la loi du 13 mars 1804 et au décret du 21 septembre, même année, le secrétaire général de la Faculté procède à l'ouverture des urnes où les examinateurs ont déposé leurs votes : les deux amis sont reçus licenciés à l'unanimité des voix par cinq boules blanches. A la rentrée de novembre, toujours de compagnie, ils sont admis au barreau d'Aix. A la fin du XVIIIe siècle, dit Mignet, les jurisconsultes nourris dans l'étude du droit romain, du droit canonique, du droit féodal, du droit coutumier, des ordonnances royales et des statuts provinciaux, avaient, de plus, appris de Domat, de Daguesseau, de Pothier, à vouloir la coordination des lois ; de Montesquieu à en pénétrer la raison ; de Filanghieri et de Beccaria à en poursuivre la réforme, de tous les hardis penseurs du temps à perfectionner, d'après les principes naturels, l'organisation de la société civile. Portalis et Siméon introduisent et font prévaloir cet esprit nouveau et ces formes plus littéraires. Car Portalis et Siméon sont partis du barreau d'Aix. Ils y ont laissé des ferments de libéralisme. Thiers s'en imprègne, en même temps qu'il subit l'influence de Mme Tassy, libérale et rousseauiste, une aïeule de l'abbé Brémond. Ces opinions vont lui jouer un tour, et lui procurer l'occasion de prendre une revanche éclatante.

La Société des Amis des Sciences, Lettres, de l'Agriculture et des Arts, fondée en 1808, avait mis au concours pour le prix de littérature à décerner en 1814 ce sujet : Tracer rapidement l'histoire de l'éloquence judiciaire, surtout dans les temps modernes, et plus spécialement en France. Suivait une page d'explications. Aucun concurrent ne se présente. Le sujet est remis au concours en 1815 et en 1816, sans plus de succès. Un mémoire envoyé en 1817 paraît écrit avec trop de précipitation, et le concours est prorogé encore une fois. En 1818, deux mémoires parviennent au jury ; sur le rapport de M. de Castellet, le prix, de trois cents francs, est attribué à celui qui porte pour épigraphe cette phrase de Lacretelle aîné : Le digne emploi de l'éloquence judiciaire parmi nous n'est pas, comme chez les anciens, de soulever les passions contre la raison, d'égarer ou de désarmer la justice, de bouleverser l'empire des lois ; elle s'honore aujourd'hui de les servir. Il est proclamé en séance publique le 2 mai 1818. L'auteur du mémoire est Adolphe Thiers, qui l'année précédente, a écrit un traité de trigonométrie sphérique. M. de Castellet a fait ressortir l'idée nouvelle qu'il apporte : l'art de la discussion, presque inconnu des anciens, perfectionné dans les temps modernes, devenu de nos jours le caractère distinctif du barreau, est le plus puissant, le plus fécond des moyens qu'il ait en son pouvoir. Certes, l'ordonnance générale de cette étude marquait quelque défaut de méthode ; certaines conceptions paraissaient vagues, confuses, métaphysiques, mais par intervalles des vérités lumineuses les éclairaient. Alors, au lieu de rester un froid dissertateur, l'auteur devient un pur écrivain, un penseur profond, quelquefois même un orateur éloquent.

Thiers avait dix-neuf ans lorsqu'il écrivit pour ce mémoire, à propos de Lally-Tollendal, cette page d'une précocité peu commune :

Les grands écrivains se sont créé une langue particulière, un style isolé auquel ils semblent avoir imprimé un caractère de propriété et le sceau de leur génie. L'orateur français ne s'est point créé un genre nouveau et individuel, mais il a su les réunir tous, il en a composé un mélange varié qui offre à la fois les plus beaux caractères du style et les combinaisons les plus heureusement appropriées aux besoins multipliés de la cause. Sa marche paraît d'abord auguste et lente : c'est plus qu'un orateur, c'est un homme inspiré dont la voix est grave et solennelle. Ses accents commandent tout à la fois le respect et l'étonnement ; il parle, et les passions semblent se taire ; il parle et, revêtu d'une autorité presque divine, il semble inspirer aux flots déchaînés des factions les bornes où doit s'arrêter leur fureur. Moins pressant, moins rapide, moins impétueux que Démosthène, il suit plus volontiers dans la richesse de ses développements la marche progressive de Cicéron ; aussi imprévu dans les coups qu'il porte à ses adversaires, il fait d'une objection qui lui était opposée un trait mortel contre ses ennemis. Quelquefois, à l'aspect de son auguste client, des émotions s'échappent de son âme ; il fait entendre une voix prophétique ; un demi-jour affreux luit sur quelques-uns de ses accusateurs ; puis, se retrouvant en présence des factions, il condamne son indignation à des ménagements ; alors c'est Tacite, c'est sa profondeur vengeresse ; obligé comme lui de se replier sur lui-même, il laisse à peine deviner le secret de sa douleur ; son style a la physionomie de la contrainte ; il semble s'adresser à la fois et à des juges auxquels il ne peut pas tout dire, et à la postérité qui rendra à sa pensée toute son énergie primitive ; on sent en lui une force cachée, on croit apercevoir en un mot le héros de la Suisse cachant un trait pour percer le tyran s'il ne peut sauver les jours de son fils.

Mais ce qui distingue surtout l'orateur français, c'est cette éloquence de l'âme qu'il possède au degré le plus éminent. Aussi pathétique que Cicéron, il ébranle aussi fortement les âmes et il joint à l'impétuosité de l'orateur romain une sensibilité plus pénétrante, une onction que les anciens n'ont pas connue, il donne à la vertu malheureuse la plus noble attitude, il lui conserve le caractère le plus auguste. Il semble que la pitié, en approchant de Louis, a quelque chose de religieux et de saint dont l'humiliation ne saurait approcher.

Mais qu'il est grand et sublime lorsque, médiateur entre le présent et le passé, il offre aux juges de Louis le seul moyen d'ennoblir leur cause et de sanctifier la République ! Ah ! Si ses vœux éloquents eussent été exaucés, nous n'aurions pas renouvelé, pour rajeunir la patrie, la sanglante expérience des filles de Pélias !

 

Certes, la phrase paraît ampoulée, mais l'éloquence des maîtres de ce temps ne l'est pas moins ; elle reste harmonieuse, bien équilibrée, et dénote une forte culture classique. Ce premier succès encourage le jeune avocat. En 1820, l'Académie d'Aix met au concours l'Éloge de Vauvenargues. Il entre en lice avec huit concurrents. Son manuscrit, entièrement écrit de sa main, porte cette épigraphe tirée de Marc-Aurèle : Je résolus d'être homme, de souffrir et de faire le bien. Il fut d'autant plus facile au jury d'en deviner l'auteur que l'un des juges le défendit avec opiniâtreté et n'était autre que le marquis d'Arlatan de Lauris, président à la Cour Royale, ancien président du Parlement d'Aix sous l'ancien régime ; on savait que Thiers fréquentait assidument son salon.

Or, le jeune avocat est déjà connu pour ses idées libérales. On dit de lui : Il écrit bien, mais il pense mal. De méchantes langues affirment qu'il est affilié aux carbonari, et ajoutent tout bas qu'il a juré d'assassiner Louis XVIII. Il a plaidé avec succès : on raconte qu'ayant à défendre avec Mignet un individu accusé de meurtre et d'incendie, il le fit acquitter du chef d'incendie tandis que Mignet le faisait condamner du fait de meurtre ; or l'homme, en réalité, avait incendié, mais n'avait pas tué. D'autres fois, la cause qu'il plaide ne va pas sans fracas. Il apostrophe un avoué de Tarascon qui enleva la fille d'un de ses collègues à peine âgée de seize ans :

— Vous n'êtes point un séducteur, vous êtes un corrupteur ! Scandale ! Ainsi tout naturellement un parti s'est formé contre lui, et réussit à obtenir la prorogation du concours.

Thiers retouche et développe son mémoire, et le renvoie l'année suivante avec la même devise. Le jury lui accorde une mention, et décerne le premier prix à un mémoire venu de Paris avec cette devise : Doctrina viri per patientiam nascitur. On ouvre l'enveloppe contenant le nom de l'auteur : Adolphe Thiers ! Le jury est joué !

Aux approches du terme fixé pour le dépôt des manuscrits, le marquis d'Arlatan avait pressenti le résultat défavorable à son jeune ami : Thiers fabrique en hâte le mémoire qu'il fait expédier de Paris, et qui lui vaut le prix.

En même temps, Mignet remporte un succès analogue avec un Éloge de Charles VIII, mis au concours par l'Académie de Nîmes. De plus, ayant appris un peu tardivement que l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres propose un Examen de l'état du gouvernement en France à l'avènement de saint Louis, des effets et résultats obtenus à la fin du règne, il met sur pied et rédige en moins de trois mois, de janvier à mars 1821, un travail qui lui vaut de partager le prix avec Beugnot. Il le développera et le publiera en 1822 sous ce titre : De la Féodalité, des Institutions de saint Louis et de l'influence de la Législation de ce prince. Daunou l'en félicitera.

Les deux amis ne voient guère d'avenir à leur taille dans la bonne ville d'Aix-en Provence, et Thiers vient d'éprouver les inimitiés provinciales. Ils n'ont plus qu'un objectif : Paris, Paris dont Talma, venu jouer à Aix, leur apporte un écho : ils lui écrivent, il les reçoit ; ni spirituel ni brillant, disent-ils de lui, mais parlant bien de son art.

L'oncle Amic, à qui les guerres de l'Empire ont coûté cher, suit de loin, de l'île Maurice, les progrès de son neveu, avec un intérêt passionné mais pas toujours clairvoyant. Dès juillet 1818, il écrit à une amie : Les littérateurs renommés de Paris en font un très grand cas — ce qui traduit probablement une suggestion du jeune homme — ; ils l'annoncent comme susceptible de parvenir à une grande célébrité... Je vous le présente pour ainsi dire comme un de mes enfants, ayant rempli envers lui tous les devoirs d'un père : sans moi tout son talent et tout son génie fussent restés enfouis. Je ne suis pas sans inquiétude à son égard, à cause de son ambition. Ce jeune homme ne sent et ne rêve qu'à aller se mettre en lice dans la capitale. S'il écoute mes avis, il ne s'y montrera pas de sept ou huit ans. Le 26 juin 1821, l'oncle Amic annonce à Gustave de la Tour, son neveu à la mode de Bretagne : Adolphe travaille à un ouvrage qui, s'il réussit, le portera au pinacle. Son entreprise est bien hardie ; c'est pourquoi, malgré tout son génie, je doute du succès. Il s'agit du fameux ouvrage de philosophie. Puissent ses espérances se réaliser !

Ambitieux, certes, le jeune avocat l'était. Au dîner à l'hôtel de la Mule noire, où ses camarades fêtent sa victoire académique, il pétille d'esprit et de verve et parle de tout, littérature, histoire, politique, avec un égal brio. Un des convives se lève et s'écrie : Vive Adolphe Ier ! Il se lève à son tour, et répond froidement : Pourquoi pas ? Entre amis, il dit couramment : Quand nous serons ministres...

Il a touché cinq cents francs de l'Académie d'Aix, et Mign.et quinze cents de l'Académie des Inscriptions. Mignet s'envole du nid le premier. Il arrive à Paris en juillet 1821, et se loge passage Montesquieu, à deux pas du Palais-Royal, dans une petite chambre au quatrième étage. Il a été convenu entre les deux amis que le premier qui mettra le pied dans la capitale tirera l'autre à lui. Cependant Thiers attendra deux mois avant de le rejoindre. Difficultés d'argent ? Peut-être. On a dit que Séverin Benoît fit une collecte parmi les membres du barreau d'Aix pour couvrir les frais de son voyage : auraient-ils voulu se débarrasser d'un concurrent dangereux ?

Très attaché à sa ville d'Aix, à ses mères, comme il le dit lui-même, le cœur du petit est terriblement angoissé. Il leur doit tout ; il ne les a jamais quittées. Il s'effraye du saut qu'il va faire dans l'inconnu. Son absence sera-t-elle longue ? Il cherche à leur persuader que non : il quitte la ville d'Aix avec trop de regret pour ne pas la revoir bientôt. Il dit adieu à ses maîtres : Je vais suivre ma destinée. Sera-t-elle heureuse ou malheureuse ? Je l'ignore. Quoi qu'il arrive, je me résignerai, car enfin on nous nommait philosophes et il faut mériter ce nom.

Hélas ! Sa philosophie est mise à une rude épreuve. Plus le grand moment approche et plus il souffre. Il se confie douloureusement à Séverin Benoît, le 17 septembre : Je pars demain. Je suis inondé de larmes ; mes deux mères me déchirent par leur douleur et je ne puis plus y suffire. Je suis malade, ma poitrine est enflammée, je suis haletant et dévoré de la fièvre. Il faut partir ou sécher sur plante. L'avenir est affreux, mais le présent ne me soutient pas. C'est un sol qui s'affaisse ; il faut donc avancer coûte que coûte. Oh ! que de douleurs ! Et combien je les avais peu prévues ! Adieu, digne et excellent ami, noble ami de la vertu, pratique-la avec mes deux mères ; viens les voir et les consoler, je t'en conjure par ta mère ; ce service sera le plus précieux à mon cœur. Viens, viens les voir. Adieu, mon digne ami, adieu, hâte ton retour.

Et il y a autre chose : il a inspiré une passion à une jeune fille charmante, Emilie Bonnefoux. Elle vit à Aix avec sa mère et sa grand'mère, elle aussi ; son père, ancien officier de l'armée impériale, habite Toulouse, avec son frère, Elle est spirituelle, elle a de la beauté, et, comme lui, elle est pauvre. Entre eux, il est question de mariage. Ce même jour où Thiers se confie à Séverin Benoît, Emilie écrit à une amie de Paris, Mme Hurel : Ma bonne madame Hurel, monsieur Thiers vous remettra cette lettre, il part demain mardi. Dans quelques jours il sera à Paris, et il ira vous voir le jour de son arrivée. Nous lui avons tant parlé de vous et de votre famille qu'il brûle d'envie de la connaître. Il sait tout l'intérêt que vous portez à lui et à moi ; il en est aussi très reconnaissant, et il vous le témoignera. Dans le moment il est si triste et si chagrin qu'il en est malade ; il a toujours habité Marseille et Aix, et c'est la première fois de sa vie qu'il quitte sa famille. Il en quitte deux !... Maman et grand'maman le pleurent comme un second fils. Pour le consoler, je l'assure qu'il en trouvera une troisième à Paris ; il en est bien persuadé et il vous aime déjà beaucoup. Il est si bon que vous n'aurez pas de peine à l'aimer aussi. Nous vous le recommandons bien, ma bonne madame Hurel ; comptez pour la vie sur notre attachement. Maintenant que vous connaissez M. Thiers, faites-lui mes compliments et recommandez-lui sa santé.

Cette lettre voisine dans son portefeuille avec une autre, dont il sera plus pressé de voir le destinataire. Elle est écrite par un homme qui, comme le marquis d'Arlatan de Lauris, lui témoigne beaucoup d'intérêt et d'affection, le docteur Arnaud, dont la fille épousera Charles Reybaud, l'un des principaux rédacteurs du Constitutionnel, et connaîtra des succès littéraires ; la lettre est adressée à Manuel, le célèbre député libéral.

Donc, le mardi 18 septembre 1821, le cœur bien gros, parmi les pleurs et les embrassements de ses deux mères et de la tendre Émilie, le petit monte dans la diligence pour Paris. Sa grand'mère, la plus énergique, le soutient et l'aide à mettre le pied dans la voiture. Il lui faudra huit jours pour accomplir le voyage ; il arrivera le mardi 25 septembre.