RENAUD DE DAMMARTIN

 

CHAPITRE XI.

 

 

JUILLET 1214

MARCHE DE L'ARMÉE FRANÇAISE. — MARCHE DE L'ARMÉE IMPÉRIALE. — LES PRÉLIMINAIRES DE LA BATAILLE. — BATAILLE DE BOUVINES. — DÉFAITE DES ALLIÉS. — RÉSISTANCE DE RENAUD DE DAMMARTIN ; IL EST FAIT PRISONNIER.

 

La France naissante allait avoir à soutenir un de ces rudes assauts, comme il lui en fut souvent donné par la suite, et dont elle s'est toujours vaillamment relevée lorsqu'elle n'a pu en triompher tout d'abord. Elle était loin d'être formée, au commencement du XIIIe siècle, et il s'en fallait que son unité fût constituée : cependant, elle avait déjà le sentiment de son autonomie, et elle trouva dans son sein assez d'énergie et de force vitale pour soutenir le choc des puissances liguées contre elle, et pour les repousser. Son existence était en jeu : en face du danger, elle conserva le même sang-froid, la même bonne humeur que son roi, qui, lui aussi, jouait sa couronne, lorsqu'il sauta en selle pour se placer en tête de son armée et combattre des forces deux fois supérieures en nombre.

Philippe-Auguste avait dû laisser en Anjou une armée sous les ordres du prince Louis, pour s'opposer à la marche de Jean-sans-Terre, qui passa la Loire à la fin du mois de juin et vint mettre le siège devant le château de la Roche-aux-Moines. Cette forteresse était pour lui la clef de la route de France. S'il s'en emparait â temps, rien ne l'empêcherait plus de poursuivre sa route, de manière à écraser Philippe-Auguste entre lui et ses alliés arrivant par le Nord. Mais le prince Louis eut le bonheur de lui faire lever le siège le 2 juillet : comme les voluptueux et les cruels, Jean était lâche, et n'avait même pas attendu le prince royal pour abandonner ses retranchements et ses machines de siège. Sa retraite prit les allures d'une fuite, et il fut le premier à lui en donner l'impulsion. Les barons du Poitou se soumirent, les autres se tinrent tranquilles, l'Aragon et le Portugal ne bougèrent pas : le danger était évanoui de ce côté.

Bien qu'il eût confié à son fils la plus grande partie de son armée, Philippe-Auguste put rassembler à Péronne 40.000 hommes de troupes, auxquels s'adjoignirent 35.000 hommes des communes. Il quitta Péronne le 23 juillet, passa le 24 à Boulant-Riez, le 25 à Bouvines, et arriva le 26 à Tournai, après avoir dévasté à droite et à gauche les terres du comte de Flandre qu'il traversait.

L'empereur d'Allemagne était arrivé à Nivelle le 12 juillet ; avec lui se trouvaient Thibaut Ier, duc de Lorraine ; Albert, duc de Saxe ; Conrad, comte de Trémogne ; le comte de Tinquenebourg ; le raugrave d'Utrecht, et une foule de seigneurs allemands venus avec leurs contingents. Les autres coalisés furent exacts au rendez-vous ; c'étaient : Philippe, marquis de Namur ; Ferrand, comte de Flandre ; Renaud, comte de Boulogne ; Guillaume Longue-Épée, comte de Salisbury ; Hugues de Boves, comte de Hollande ; Henri de Louvain, duc de Brabant ; le duc de Limbourg et son fils Waleran ; Guillaume. On estime qu'ils étaient environ 150.000.

Oton était encore furieux de l'opposition qu'il avait rencontrée chez l'évêque de Liège, et lorsque les alliés furent réunis autour de lui, il décida, de concert avec eux, qu'on l'en punirait dès qu'on serait de retour de France. Il s'écriait qu'il ne voyait pas la nécessité d'un si grand nombre de clercs pour assurer le service de Dieu ; que deux dans les petites églises, et quatre dans les grandes, suffisaient amplement. Il comptait bien supprimer ceux qui dépassaient ce chiffre et mettre la main sur leurs revenus. Il promit de donner Oie et Moha au duc de Brabant, Dinant au comte de Boulogne, le Hainaut au comte de Flandre. se réservant la cité de Liège, et distribuant ainsi à ses fidèles le reste des domaines de l'évêque de Liège[1].

De Nivelle, l'armée impériale se rendit à Valenciennes. Oton fut logé à la Salle-le-Comte, dans un château bâti sur l'Escaut en 1169 par Baudouin l'Édifieur[2]. De la, il lança un appel à tous les nobles et princes de la Terre, pour les convoquer à la guerre contre le Pape et le roi de France ; le comte de Boulogne fut un des signataires de cette pièce[3]. Ce fut à la Salle-le-Comte que les alliés tinrent une diète. Ils étaient si sers de vaincre, que d'avance ils se partagèrent la France, chacun, suivant son importance et ses appétits. On réserva à Jean-sans-Terre les provinces attenantes à ses possessions sur la Loire ; Oton s'octroya la Champagne, la Bourgogne, une partie de la Franche-Comté, et la suzeraineté de tous les pays qui tomberaient au pouvoir des alliés ; Ferrand avait l'Artois, la Picardie et l'Ile-de-France avec Paris ; Renaud obtenait le Vermandois avec Péronne, les territoires adjacents et le comté de Guines. en plus de ses possessions antérieures. Le reste était jeté, comme un os à ronger, aux seigneurs de moindre importance[4]. La France était dépecée ; il ne restait plus qu'à la conquérir.

Sur ces entrefaites, frère Guérin arriva à Valenciennes. Ancien hospitalier de Jérusalem, récemment nommé évêque de Senlis, il était depuis longtemps l'un des meilleurs conseillers du roi de France, qui lui avait confié la charge de vice-chancelier du royaume. Frère Guérin, homme de bon conseil, était aussi un homme d'action d'une grande énergie, et tout à l'heure nous verrons qu'a la bataille de Bouvines, où il servit au roi de chef d'état-major général, il fut le seul des hommes de guerre français à deviner du premier coup d'œil les intentions de l'armée impériale.

On comprend dès lors qu'il fut choisi par Philippe-Auguste pour aller par engien à Valenciennes, avec la mission apparente de proposer aux alliés une trêve de quinze jours et de les convier à une conférence à Chaisnoi (Le Quesnoy). Cette mission n'avait naturellement aucune chance de réussite, et Philippe-Auguste ne s'abusait pas sur ce point. Mais frère Guérin fit tant par deniers qu'il détacha le duc Galeran de Limbourg du parti de l'empereur. Étant depuis longtemps en bons termes avec Renaud de Dammartin — on se souvient qu'à la suite de l'altercation avec Hugues. de Saint-Pol, le roi le chargea d'apaiser la colère du comte de Boulogne —, il eut une entrevue avec lui ; Renaud lui fit un pas de conduite lorsqu'il s'en retourna : cela suffit à faire naître des soupçons sur les intentions du comte, qui n'avait jamais été aussi loin de tenter un rapprochement avec le roi de France[5].

Tandis que les Français s'étaient installés à Tournai le 26, les Impériaux étaient venus de Valenciennes à Mortagne et s'étaient retranchés derrière des abatis et des palissades. Philippe-Auguste voulait les attaquer : ses barons l'en dissuadèrent, et Girart la Truie lui exposa les difficultés qu'il rencontrerait sur un terrain mal connu, détrempé par les pluies, sillonné de petits cours d'eau, et où la cavalerie, qui constituait la principale force de l'armée française, ne pourrait être d'aucune utilité. Les vivres allaient faire défaut. En conséquence, dans la nuit du 26 au 27, Philippe-Auguste modifia son plan d'opérations : le lendemain étant un dimanche, il pensa que les Impériaux respecteraient le repos dominical et ne l'attaqueraient pas ce jour-là ; reconnaissant qu'il s'était imprudemment avancé, il résolut de profiter de la circonstance pour rétrograder de Tournai sur Bouvines, et repasser la Marque au pont de Bouvines. Il comptait ensuite envahir le Hainaut, y chercher une plaine favorable aux évolutions de sa cavalerie, et y attirer l'ennemi à sa suite sur le champ de bataille qu'il aurait choisi. Les ordres furent donnés, et le dimanche matin, l'armée française quitta Tournai et prit la direction de Lille, où elle comptait passer la nuit suivante.

Infatués de leur nombre, les coalisés se croyaient sûrs de la victoire ; la preuve en est dans le partage anticipé qu'ils se firent du Liégeois à Nivelle, et de la France à Valenciennes. Dans cet état d'esprit, lorsqu'ils eurent connaissance du mouvement de recul de l'armée française, ils se persuadèrent de suite que ce devait être une fuite précipitée.

Oton réunit à la hâte un conseil de guerre. La majorité réclama à grands cris la bataille. Quelques-uns objectèrent qu'on ne devait pas verser de sang un dimanche : l'empereur répliqua qu'il avait déjà gagné une bataille ce jour-là Le comte de Boulogne, qui connaissait mieux que les autres le caractère des Français, et en particulier celui de leur roi, s'opposa énergiquement à ce qu'on les attaquât. Il soutint que si les Français fuyaient, comme on le disait, et pour lui ce fait n'était pas prouvé, il serait en tous cas beaucoup plus simple de s'emparer du pays quand ils l'auraient évacué, plutôt que de chercher à le leur enlever de force, s'appuyant sur

cette élémentaire vérité qu'il est plus facile de prendre une terre quand il n'y a personne pour la défendre, que dans le cas contraire. Il conseilla donc à l'empereur de se servir des bois pour masquer son mouvement, et de manœuvrer de manière à enlever l'arrière-garde de l'armée française au passage de la Marque. On ne pouvait donner un avis plus sage et empreint de plus de perspicacité.

Mais les esprits étaient trop surexcités pour qu'un semblable conseil eût chance d'être écouté. Hugues de Boves, qui se montrait un des plus chauds partisans de la bataille, s'éleva vivement contre le comte de Boulogne. Il s'écria qu'il était toujours mauvais de différer ce qu'on pouvait faire de de suite ; si l'on remettait le combat, ce serait pour le plus grand dommage des intérêts du roi d'Angleterre ; il reprocha à Renaud les terres et l'argent que Jean-sans-Terre lui avait donnés, l'accusa d'être gagné à la cause française, et lui demanda quelle trahison il avait ourdie avec frère Guérin.

— Chertes, repartit le comte de Boulogne indigné, vous en aves menti. comme mauvais traitre que vous estes ; et bien deves dire tels paroles, car vous estes du parage Ganelon. E bien sachies que, se le bataille est, je i serai ou mors ou pris, et vous vous enfuires comme mauvais mecreans, tuer failli, que vous i seres.

Hugues de Boves vociféra une série de blasphèmes, tandis que les Impériaux couraient aux armes et se mettaient en route, les Flamands en tête, n'ayant qu'une crainte, celle d'arriver trop tard et de ne plus trouver leurs ennemis.

Pendant le conseil, il avait été convenu entre les trois chefs de l'armée, Oton, qui commandait le centre, Ferrand, qui commandait l'aile gauche, et Renaud qui commandait l'aile droite, que chacun d'eux négligerait tout dans le combat pour piquer droit sur la bataille du roi de France, et tâcher de le tuer, espérant que sa mort serait le signal de la débandade des siens.

De son côté, l'armée française continuait sa marche rétrograde avec assez de lenteur. Par mesure de précaution et pour s'éclairer sur les mouvements de l'ennemi, Philippe-Auguste détacha une reconnaissance de cavalerie, sous les ordres du vicomte de Melun et de frère Guérin, dans la direction de Mortagne. Frère Guérin s'arrêta sur une hauteur dominant la petite plaine de Lesdain : dès qu'il eut vu l'ennemi s'avancer, enseignes déployées, les chevaux couverts, les sergents d'armes éclairant la marche, il laissa le vicomte de Melun en observation, et courut prévenir le roi que les Impériaux arrivaient avec le dessein évident de livrer bataille.

Philippe-Auguste arrêta son armée et réunit un conseil de guerre. On n'y voulut pas croire à une attaque, et l'avis qui prévalut fut qu'il fallait continuer la marche. Le conseil ne s'était pas encore séparé que le roi reçut un nouveau rapport du vicomte de Melun, l'avertissant que l'ennemi passait le ruisseau de Rume, et semblait se diriger sur Tournai. La vérité est que les Impériaux se divisaient en plusieurs colonnes vers la droite, afin de pouvoir se déployer ensuite plus facilement et plus rapidement. Seul, frère Guérin ne voulut pas admettre que l'ennemi se dirigeât sur Tournai ; il continua à soutenir qu'on allait se trouver dans la nécessité de combattre, ou d'opérer une retraite désastreuse. Le conseil prit une décision opposée, et l'oriflamme de Saint-Denis s'engagea sur le pont de Bouvines, suivie par les gens des communes. Philippe-Auguste, légèrement fatigué, se fit désarmer, s'installa à l'ombre d'un frêne auprès de l'église Saint-Pierre de Bouvines, se fit apporter du pain qu'il trempa dans du vin, et prit un moment de repos.

Pendant ce temps, le vicomte de Melun s'était replié sur l'arrière-garde. La tête de colonne des Impériaux, composée des milices de Flandre, de Hainaut et de Hollande, arriva à la hauteur d'un boqueteau, situé à peu de distance à l'ouest des hauteurs de Lesdain et à deux lieues de Tournai, au moment où l'arrière-garde française s'en retirait. Pour se précipiter sur elle, les Flamands, étant donné que la marche des alliés était perpendiculaire à celle des Français, exécutèrent un mouvement de par file à gauche ; pour arrêter leur élan, le vicomte de Melun dut par cinq fois faire face en arrière et ordonner à ses arbalétriers de tirer. Cet arrêt momentané facilita du reste le grand mouvement de conversion à gauche exécuté par l'ensemble de l'armée impériale, les Flamands se trouvant au pivot ; chacune des colonnes fit individuellement un par file à gauche, puis se déploya en se portant à droite en ligne, les colonnes de droite débordant au fur et à mesure qu'elles arrivaient sur la ligne, de sorte qu'une fois le mouvement terminé, le front de bataille des alliés se trouva face au Sud-Ouest, disposition extrêmement désavantageuse puisqu'elle leur mettait le soleil dans les yeux, qu'on était en plein été, et que la bataille s'engagea vers une heure de l'après-midi et dura jusqu'à la tombée de la nuit.

Informé de ce qui se passait, frère Guérin vint au roi qui sommeillait et lui dit :

— Que faites vos ?

— Bien, chi me sui disnes.

— C'est boen, reprit Guérin, or vos armes, car cil de la ne voelent en nule fin la bataille metre en respit dusqu'à demain, ains la voelent ja, car vees les chi a meismes de nous.

Voyant son arrière-garde engagée et le déploiement des Impériaux qui se dessinait, Philippe-Auguste comprit que cette fois c'était la bataille qui commençait. Il ordonna à son armée de faire demi-tour, et rappela en hâte l'oriflamme de Saint-Denis et les gens des communes, qui avaient passé le pont. L'armée française ayant fait face en arrière, exécuta le mouvement opposé à celui de l'armée impériale, c'est-à-dire qu'elle se porta à gauche en ligne, de façon à empêcher la droite de l'ennemi de la déborder de ce côté ; seuls, les gens des communes, arrivés les derniers sur le champ de bataille, allèrent au plus court pour joindre l'ennemi, et se placèrent devant le centre. L'armée française se trouva donc alignée face au Nort-Est.

Pendant que les Français criaient : Aux armes et que les trompettes sonnaient l'appel au combat, Philippe-Auguste entra dans l'église de Bouvines, y fit une courte prière, en ressortit aussitôt, s'arma et monta à cheval avec une expression de physionomie aussi joyeuse que s'il fût allé à la noce. Suivi de Galon de Montigni, qui portait l'étendard fleurdelisé, il courut se placer sur le front des troupes qui avaient déjà pris position. Autour de lui se tenaient Guillaume des Barres, Barthélemy de Roie, Gautier le Jeune, Pierre Mauvoisin, Gérard Scrophe, Jean de Rouvrai, Guillaume de Garlande, le jeune comte Henri de Bar, et la compagnie de sergents qui l'accompagnait partout, avec la masse comme arme distinctive[6].

Philippe-Auguste, s'adressant à ceux qui l'entouraient, éleva la voix et dit : En Dieu sont notre espoir et notre confiance ; le roi Oton et son armée sont excommuniés par le seigneur Pape ; ce sont les ennemis et les destructeurs des biens de la sainte Église, et l'argent de leur solde est le produit des larmes des pauvres gens et du vol commis sur les églises de Dieu et de ses clercs. Nous, au contraire, nous sommes chrétiens et jouissons de la communion et de la paix de la sainte Église ; quoique pécheurs, nous reconnaissons et défendons de tout notre pouvoir les libertés de l'Église de Dieu et de ses ministres. Quoique pécheurs encore, nous devons donc avoir confiance dans la miséricorde de Dieu, qui nous donnera la victoire sur ses ennemis et les nôtres !

Ces paroles nous ont été conservées textuellement par le chapelain du roi, Guillaume le Breton, qui se trouvait derrière lui avec un autre clerc, et qui y resta le plus longtemps qu'il put, chantant des cantiques avec une telle ferveur que les sanglots lui étreignaient la gorge.

L'armée française, de moitié moins nombreuse, avait terminé son déploiement alors que le centre de l'armée alliée n'avait pas encore fini le sien. Aussi, lorsque Oton arriva sur le champ de bataille, lui qui croyait trouver les Français en pleine déroute, fut très su pris de les voir rangés en ordre de combat, leur roi en tête. Il fit appeler les comtes de Flandre et de Boulogne, et leur demanda ce que cela signifiait. Renaud de Dammartin lui répondit :

—Je vous avais prédit ce qui arrive ; la coutume des Français à la guerre n'est pas de fuir, mais de mourir ou de vaincre. Je vous avais conseillé d'attaquer leur arrière-garde, de manière à l'enlever. Mais Hugues de Boves, que voici, et plusieurs autres ont mis cet avis sur le compte de la peur et de traîtrise, et non sur celui de la prudence. On verra bien aujourd'hui leur audace et ma timidité, lorsqu'ils s'empresseront de fuir, tandis que je me battrai jusqu'à ce que je sois pris, ou plus probablement tué.

Et, sonnant de la trompe pour rallier les siens, il les conduisit à leur place de bataille.

Les deux armées étaient donc en présence : à l'aile gauche des alliés, Ferrand, avec Guillaume de Hollande, commandait aux Flamands, Hennuyers, et Hollandais ; il avait en face de lui Eudes, duc de Bourgogne, Gaucher de Châtillon, comte de Saint-Pol, avec les Bourguignons et les Champenois ; frère Guérin, qui parcourut tout le champ de bataille, se tint de préférence sur ce point. Au centre, en face de Philippe-Auguste entouré comme nous l'avons vu, se tenait l'empereur, escorté des princes allemands et de Hugues de Boves ; il avait fait dresser sur un char un immense pal au haut duquel un aigle entièrement doré éployait ses ailes. Enfin, à la droite des Impériaux, Renaud de Dammartin commandait à Guillaume de Salisbury et à son frère Bigot de Clifford, avec leurs 6.000 Anglais ; à l'infanterie brabançonne, à plusieurs échelles de cavalerie saxonne et brunswickoise, et au corps de mercenaires et d'aventuriers levés par Hugues de Boves ; en face de lui, il pouvait voir ses ennemis personnels les princes de Dreux, le comte Robert, et Philippe, l'évêque de Beauvais, avec le comte d'Auxerre, le comte de Ponthieu, commandant aux milices du Ponthieu et de Gamaches, à quelques corps de gendarmerie du ban, à un certain nombre de grands tenanciers bretons, et à une troupe de ribauds.

L'armée impériale s'étendait d'une extrémité à l'autre du plateau, sa gauche à Wannehain, sa droite à la Marque, en un point situé entre Gruson et Anstaing ; l'armée française, appuyée à gauche à la Marque, entre Bouvines et Gruson, avait sa droite en l'air vers la chapelle de Rescrouël et le mont des Tombes.

L'action s'engagea de ce dernier côté ; les troupes des deux partis se trouvèrent là plus tôt rangées que sur les autres points, et ce fut en quelque sorte la suite du combat d'arrière-garde. L'attaque fut donnée par les Français ; leurs chefs étaient, avec Eudes de Bourgogne, le comte de Saint-Pol, soupçonné d'intelligences avec le comte de Boulogne, et qui avait dit à Guérin qu'en ce jour il serait un bon traître, Guérin lui-même, Mathieu de Montmorency, Jean, comte de Beaumont. Les Champenois de l'extrême droite s'étaient formés en une bataille profonde : frère Guérin les sépara, les fit s'étendre vers la droite, les plaçant de manière que ceux qu'il savait être les plus braves continssent les autres, et leur disant :

— Le champ est vaste ; étendez-vous dans la crainte que l'ennemi ne vous tourne. Il ne faut pas qu'un chevalier se fasse un bouclier d'un autre chevalier : placez-vous de façon à être tous de front.

Sur le conseil du comte de Saint-Pol, Guérin lança d'abord 150 hommes de cavalerie légère contre la gendarmerie flamande. Indignés d'être attaqués par des hommes aussi faiblement armés, les gendarmes flamands se contentèrent d'en recevoir le choc, et les désarçonnèrent presque tous en tuant leurs chevaux. Ces braves gens, qui étaient de la vallée de Soissons, se relevèrent et combattirent à pied avec la plus grande bravoure. Gautier de Gistelles et Buridan de Furnes, qui en avaient jeté bas plusieurs, s'avancèrent à découvert pour défier des chevaliers ; plusieurs Champenois rompirent des lances avec eux jusqu'à l'arrivée de Pierre de Reims et de plusieurs autres, qui les firent prisonniers, tandis que Buridan disait : Que chacun se souvienne de sa dame ! Près d'eux, un certain Eustache de Maquelines hurlait : Mort aux Français ! L'un de ceux contre qui il manifestait d'aussi méchantes intentions lui prit la tête entre le coude et le corps, lui défit son heaume, et lui enfonça un couteau dans la gorge pour le faire taire.

Profitant du léger trouble apporté dans les rangs des Flamands par la charge des cavaliers de Soissons, Gaucher de Châtillon s'élança à son tour avec ses chevaliers, perça d'outre en outre les lignes flamandes et les retraversa sur un autre point. Le comte de Beaumont, Mathieu de Montmorency et Eudes de Bourgogne suivirent la même tactique. Eudes, homme d'une certaine corpulence, eut son cheval tué sous lui : ses Bourguignons l'entourèrent aussitôt, lui amenèrent une nouvelle monture, et le hissèrent dessus. Le vicomte de Melun traversa aussi deux fois les lignes flamandes. En cet endroit, Hugues de Malaunai fut jeté bas, et Michel de Harnes fut cloué à sa selle d'un coup qui traversa son bouclier, sa cuisse, sa selle, et pénétra dans le corps de son cheval. Fatigué de frapper, le comte de Saint-Pol s'était retiré un instant de la mêlée pour reprendre haleine, lorsqu'il vit un de ses chevaliers combattre seul au milieu d'un cercle d'ennemis : il se coucha sur son cheval à la manière des ribauds, piqua des deux, et une fois au milieu du groupe, se redressa, frappa à grands coups d'épée autour de lui, et' dispersa ceux qui se pressaient contre son chevalier, qu'il délivra. Depuis trois heures, on se battait sur ce point avec acharnement : les Flamands commencèrent à plier. Ferrand, qui ne s'était pas reposé de la journée, épuisé par plusieurs blessures d'où le sang s'échappait, fut enfin désarçonné et fait prisonnier : il se rendit aux frères Hugues et Jean de Maroil. Il n'avait même pas pu s'approcher de Philippe-Auguste, ainsi qu'il en avait l'intention.

Au centre, les communes de Corbie, d'Amiens, de Beauvais, de Compiègne et d'Arras, l'oriflamme de Saint-Denis en tête, vinrent se placer devant la bataille du roi. Lorsque l'empereur et ses chevaliers s'ébranlèrent, piquant droit sur l'étendard fleurdelisé, ils n'eurent pas de peine à renverser cette piétaille. Ils n'étaient déjà plus très loin de Philippe-Auguste : Guillaume des Barres et les autres chevaliers veillant à la sûreté de la personne royale, voyant le danger que courait le roi, chargèrent à fond de train sur les Allemands.

A ce moment Renaud de Dammartin, ayant laissé les Anglais aux prises avec les gens de Dreux, avait chargé également la bataille du roi qu'il prenait en flanc. Elle se trouvait dégarnie de ses plus braves chevaliers, occupés à repousser les Allemands. Grâce à cette circonstance, le comte de Boulogne put arriver jusqu'à Philippe-Auguste ; il le renversa de cheval d'un coup de lance, puis s'acharna sur lui à coups d'épée. Bravement, Pierre Tristan descendit de cheval et s'interposa : il fut tué à la place du roi, tandis que Galon de Montigni agitait désespérément son étendard, en appelant à l'aide. La plupart des chevaliers qui avaient couru sus aux Allemands revinrent en toute hâte ; le roi put remonter à cheval, et Renaud, bousculé, rejeté, alla reprendre son commandement à l'aile droite. Philippe-Auguste dut la vie à la bonté de son armure et au dévouement de Tristan[7].

Le fort de l'action était alors au centre, où Étienne de Longchamps fut tué sous les yeux du roi d'un coup reçu dans les vues de son heaume : les Allemands, connaissant la perfection des armures françaises, se servaient de longues lames fines et triangulaires : ce fut l'une d'elles qui tua Étienne de Longchamps.

A son tour, Oton était assailli par les chevaliers français : Pierre Mauvoisin avait pris son cheval par la bride, et s'efforçait de l'emmener : mais il ne put y arriver tellement la presse était grande à cet endroit ; Bernard d'Hostmar et Hellin de Wavrin parvinrent à lui faire lâcher prise, mais ils tombèrent peu après aux mains des Français. Pierre Mauvoisin revint sur l'empereur, que Guillaume des Barres avait empoigné à bras le corps. Gérard Scrophe, à force de fouiller dans l'armure du cheval d'Oton, finit par lui porter un coup qui creva l'ceil et entra dans la cervelle : le cheval se cabra terriblement, entraînant des Barres qui n'avait pas lâché prise, et faisant autour de l'empereur un léger vide grâce auquel il put sortir de la mêlée. Sa monture s'affaissa un peu plus loin. Gui d'Avesnes fut assez dévoué pour lui donner la sienne, et Oton piquant des deux, ne s'arrêta plus qu'à Saint-Saulve, près de Valenciennes. En le voyant fuir, Philippe-Auguste s'écria :

— C'est tout ce que nous verrons de sa figure pour aujourd'hui.

Oton de Tinquenebourg, Conrad de Trémogne, Gérard de Randerodes, et quelques autres barons allemands, luttèrent encore un certain temps afin de protéger le départ de l'empereur. Le char qui portait l'enseigne impériale fut réduit en morceaux, et le dragon doré emporté et présenté au roi de France. Gautier le Jeune, Guillaume de Garlandes et Barthélemy de Roie s'étaient retirés de cette mêlée ; Guillaume des Barres, qui continuait à combattre à pied, n'avait pu les suivre ; il était entouré de tant d'ennemis que, malgré sa vigueur exceptionnelle, il aurait pu succomber, si Thomas de Saint-Valery n'était venu à son secours.

Dès que l'action fut engagée à l'aide droite des Impériaux, Renaud de Dammartin, suivi des six chevaliers bannerets qui l'accompagnaient, Guillaume de Fiennes, Ansiau de Caïeu, Eustache le Bouteiller, Guillaume de Montcavrel, Guillaume de Tiembronne et le seigneur de Mentenai, et escorté d'un corps de troupes d'élite, attaqua la bataille du roi, où il échoua, comme nous l'avons vu.

Pendant ce temps, ses Anglais avaient attaqué les gens de Dreux ; l'évêque de Beauvais, voyant en face de lui Guillaume Longue-Épée qui tranchait à tour de bras dans les troupes picardes, s'écria :

— Ha ! Ha ! Veci venir Longespée : adonc je veuil me adrecier a li.

Sur quoi il le chargea, l'abattit d'un coup de massue, et le fit prisonnier. Bigot de Clifford fut pris en même temps. Découragés par la capture de leurs chefs, les 6.000 Anglais lâchèrent pied. Le comte de Boulogne, qui revenait de se battre au centre, put les voir se débander. Pour continuer la lutte, il s'avisa de profiter d'une tactique habituelle aux Brabançons[8]. C'étaient les meilleures troupes d'infanterie de ce temps ; leur arme était une hallebarde, une pique, longue de dix à douze pieds. Renaud les disposa en cercle, sur trois rangs, les bras entrelacés : cela formait une forteresse vivante, hérissée de fer, contre laquelle se brisait le poitrail des chevaux, et dont les fantassins ne pouvaient s'approcher. Au centre du cercle de ces piquiers, se trouvait un espace vide où le comte de Boulogne se reposait en toute sûreté ; il avait ménagé des passages dans leurs rangs, par où il s'élançait au grand galop contre ses ennemis : il fournissait une course, tuait ou désarçonnait un chevalier, écrasait les piétons qui lui barraient le passage, et revenait se mettre à l'abri et reprendre haleine derrière son mur de piques.

Ce manège dura longtemps ; vers la fin de la bataille, Philippe-Auguste brisa cette résistance en lançant contre les Brabançons de Renaud un corps de 3.000 cavaliers armés de lances : le choc fut rude, mais les gens du roi finirent par avoir le dessus.

Le soleil baissait à l'horizon : le comte de Flandre une fois pris, Flamands, Hennuyers et Hollandais s'étaient débandés, et, pour fuir plus vite, avaient dételé les attelages de leurs chariots remplis d'armes, de viandes et de vins. Au centre, lorsque l'empereur eut tourné le dos, ses barons ne tardèrent pas à en faire autant, Hugues de Boves en tête, qui se sauva avec le trésor du roi d'Angleterre ; le comte de Limbourg, le duc de Louvain étaient en fuite ; par bandes de cent. de cinq cents, les troupes impériales quittaient le champ de bataille ; les Anglais étaient loin, et leurs chefs aux mains des Français ; les Brabançons de Renaud venaient d'être dispersés ; il ne restait plus qu'un petit corps de sept cents d'entre eux qui se retiraient en résistant encore : Thomas de Saint-Valery fut chargé de les rompre avec des forces supérieures, après qu'ils eurent refusé de se rendre. La poursuite avait commencé, limitée à un mille de distance par Philippe-Auguste, à cause de l'ignorance du pays ou étaient ses gens, et dans la crainte que l'un des comtes qu'il tenait prisonniers ne s'échappât.

Seul, Renaud de Dammartin ne pouvait se résoudre à quitter le champ de bataille. Ses six fidèles chevaliers ne l'avaient pas abandonné ; il eut l'idée folle de charger encore une fois les Français, pour atteindre leur roi. Mais sa monture était épuisée : un chevalier démonté, Pierre de la Tournelle, put soulever l'armure qui garantissait le cheval du comte, et lui plonger son épée dans le ventre jusqu'à la garde. Un des chevaliers de Renaud s'en aperçut, prit le cheval par la bride, et, malgré son maître, chercha à l'entraîner hors de la mêlée. Mais les frères Quesnes et Jean de Codun poursuivirent et désarçonnèrent ce chevalier ; presque aussitôt le cheval du comte s'affaissa et mourut. Dans la chute, Renaud eut la jambe droite prise sous la bête, et les Codun eurent grand'peine à l'en tirer. Survinrent alors Hugues et Gautier de Fontaine, Jean de Rouvrai et Jean de Nesle qui, parait-il, n'avait guère besogné en cette journée, malgré sa belle prestance. Chacun voulut s'attribuer la prise du comte, et une violente discussion s'éleva entre eux à ce sujet. Tandis qu'ils se disputaient, un serviteur d'armée, du nom de Cornu, qui appartenait à frère Guérin et était très vigoureux, cherchait à donner au comte de Boulogne gisant sur le sol un coup de couteau dans le ventre. Mais les chausses de mailles étaient si bien cousues au haubert, qu'il ne put y arriver[9]. Alors il prit son temps, délaça le heaume, le fameux heaume orné de fanons de baleine, et, quand le visage fut à découvert, il y fit une large entaille. Il s'apprêtait à plonger son couteau dans la gorge du comte, lorsque Guérin vint à passer : Renaud, tout en se défendant de son mieux et en écartant avec le bras l'arme qui le menaçait, eut la force de l'appeler. Frère Guérin arriva à temps pour le sauver des mains de son servant, et Renaud se rendit à lui. Il fut plus tard attribué à Jean de Nesle.

Le comte de Boulogne s'était relevé et s'apprêtait à marcher, lorsqu'il aperçut Arnoul d'Audenardes accourant à son secours avec quelques chevaliers. Il fit semblant d'être épuisé, de ne plus pouvoir avancer, et se laissa tomber. Le dévouement d'Arnoul d'Audenardes fut inutile : lui et ses compagnons se firent prendre, et les gens qui tenaient Renaud le rouèrent de coups pour le forcer à se mettre debout. Guérin eut la charité de lui donner un peu d'eau pour étancher le sang qui coulait abondamment de sa blessure au visage ; on le hissa sur un méchant roncin, et on le conduisit au roi.

Ce fut le dernier épisode de la journée. Le soir venait ; de toutes parts les trompettes sonnaient le rassemblement : la bataille était finie. Philippe-Auguste avait écrasé la coalition.

 

 

 



[1] Bœhmer, Regesta imperii, 147. — Gesta abb. Trud., cont. tertia, pars II, M. G., X. — Vitœ Odilicœ lib. III, de triumpho sancti Lamberti in Stepper, M. G., XXV, 187 ; H. F., XVIII, 662 c.

[2] D'Outreman, Histoire de Valenciennes.

[3] Bréquigny, IV (mal daté).

[4] Lebon, Mémoire sur Bouvines, 23.

[5] Anon. de Béthune, f° 57. — Chron. de Flandre et des Croisades, ms. bibl. Saint-Omer, 776. — Pour ce qui suit, nous avons consulté la Chronique et la Philippide de Guillaume le Breton, et les notes de l'édition de la Soc. H. F., l'Anonyme de Béthune, un fragment de Chronique de la Collégiale de Saint-Quentin (B. N., ms. coll. Duchesne, XLIX, 163) ; la Généal. des comtes de Flandre et le Mémoire sur Bouvines de Lebon, qui contient un plan remarquablement lucide des mouvements des deux armées, et des notes bonnes à consulter.

[6] Boutaric, Institutions militaires, I, 282.

[7] Roger de Wendover et Mathieu de Paris disent formellement que Renaud démonta Philippe-Auguste ; Guillaume le Breton, qui n'était plus auprès du roi en ce moment, ne donne pas le nom du chevalier qui jeta le roi à terre ; mais plus loin, il raconte que Renaud arriva jusqu'à lui au début de l'action : pris de respect à la vue de son suzerain, il n'aurait pas osé le frapper et se serait jeté sur le comte de Dreux. Nous ferons remarquer que Renaud jouait à Bouvines sa dernière carte, et, avec le caractère que nous lui connaissons, il est invraisemblable qu'il se soit laissé intimider par une raison de sentiment dans un pareil moment ; que ce passage est le seul où le chroniqueur mentionne le comte de Dreux auprès du roi, alors qu'ailleurs il dit que ce comte commandait l'aile gauche des Français ; enfin que l'instant où les gardes du roi chargeaient les Allemands est. le seul où Philippe-Auguste ait pu être approché 'par le comte de Boulogne.

[8] Guillaume, Histoire de l'organisation militaire sous les ducs de Bourgogne, introduction.

[9] Boutaric, Institutions militaires, I, 286, dit à ce propos : Les chevaliers étaient presque invulnérables, mais ils avaient peine à se mouvoir ; il leur fallait des pages pour les habiller et les armer ; il fallait qu'on les hissât à grands renforts de bras sur leurs chevaux, également couverts de fer. Un chevalier désarçonné était un homme perdu : il était tué ou fait prisonnier, et forcé de payer une riche rançon. Aussi ne s'armait-il qu'au moment même du combat, et se faisait-il accompagner de plusieurs pages ou écuyers, et de plusieurs chevaux. En route, il montait un destrier (erreur : c'est un palefroi) pour ménager son grand cheval ; un roncin portait ses armes ; un écuyer et des archers étaient là pour le protéger, au cas où il serait renversé et où un manant ennemi, ce qui se voyait fréquemment, chercherait à lui donner du coutel dans le ventre.