RENAUD DE DAMMARTIN

 

CHAPITRE VII.

 

 

PUISSANCE DE RENAUD DE DAMMARTIN. — SA SITUATION AUPRÈS DU ROI. — LA COUR DE BOULOGNE. — MOUVEMENT LITTÉRAIRE : RENAUD FAIT TRADUIRE LES CHRONIQUES DE TURPIN ; TROUVÈRES QUI L'ENTOURENT ; LEURS POÉSIES.

 

Les cinq années qui suivirent la conquête de la Normandie furent pour Renaud de Dammartin la période heureuse et brillante de sa carrière. Les cinq comtés que Philippe-Auguste lui avait donnés en faisaient un seigneur terrien riche par les revenus qu'il en tirait, fort par le nombre d'hommes d'armes qu'il pouvait y lever. Les alliances contractées par les siens, grâce à son influence, étaient comme un prolongement de sa puissance : son frère Raoul tenait des terres en Normandie non loin des siennes ; ses sœurs, Clémence et Agnès, avaient épousé Jacques de Prische et Guillaume de Fiennes, deux barons dont l'importance n'était pas des moindres, et dont le second surtout était tout dévoué à la personne et à la fortune de Renaud ; son frère Simon, qui ne se départit jamais d'une sincère et solide affection pour lui, était marié à une nièce du roi, possédait des domaines assez étendus, et participait déjà à l'administration du beau comté dont il devait hériter un jour[1] ; enfin sa, propre fille était fiancée à un fils du roi.

Lui-même est plus que quiconque l'objet de la faveur et de l'amitié de Philippe-Auguste. Il accomplit régulièrement le devoir féodal, assiste aux Champs-de-Mai, et fait partie de toutes les assemblées solennelles que le roi convoque, lorsqu'il a une décision importante à prendre pour l'administration de son royaume, ou un traité à conclure. A chaque instant, Renaud intervient en qualité de témoin dans les chartes royales. Il est adopté comme familier par le roi, et figure parmi les grands qui forment la curia regis. Sa situation est telle que, lors de l'entrée dans la chevalerie de l'héritier de la couronne, il est un des trois chevaliers qui jouissent de l'honneur envié de diriger les services de la table royale.

Lorsqu'il est dans ses États, à Boulogne, sa cour ressemble à celle d'un prince. Les hautes dignités y sont tenues à titre d'office comme à la cour du roi[2] : celle de connétable est remplie par Baudouin d'Ermelinghen, à la famille duquel elle appartient[3] ; après lui viennent le gonfalonier et le maréchal ; au lieu d'un seul bouteiller, Renaud en eut deux, Pierre et Gui. Le sénéchal, le vidame et les vicomtes sont attachés spécialement à l'administration du comté. Le monétaire a la charge de faire frapper les monnaies à l'effigie du comte. A la tête de sa chancellerie, tenue avec beaucoup de soin, Renaud avait placé son conseiller intime, Simon, prieur du Wast. Enfin autour de lui se tiennent les châtelains de Fiennes, de Tingry, de Longvilliers, de Belle, et les douze barons du Boulonnais, ayant à leur tête les seigneurs de Doudeauville, qui s'intitulent les premiers d'entre eux[4].

Lorsqu'il va rejoindre l'ost du roi, Renaud emmène avec' lui Simon de Boulogne, Guillaume de Fiennes, Ansiau de Caïeu, Eustache Le Bouteiller, Hugues Kiéret, Guillaume de Montcavrel, Guillaume de Tiembronne et le seigneur de Mentenai[5]. Son cri de guerre est : A la bataille Notre-Dame ! et en campagne il porte : d'or au gonfanon de trois pièces. Le cri des Boulonnais est : Boulogne-Belle. Le bailli de Boulogne porte leur cornette de satin jaune peinte à leurs armes : d'or à trois tourteaux de gueule, deux et un, escartelé d'or, au gonfanon de gueules frangé de sinople[6].

Le sceau de Renaud de Dammartin le représente à cheval, son bouclier à ses armes, avec la légende : Sigillum Reinaldi Comitis Bolonie. Au revers, se voit l'écu de Dammartin avec la légende : Secretum Reinaldi Comitis Bolonie[7]. La comtesse Ide eut deux sceaux ; le premier est antérieur à son mariage avec Renaud. On l'y voit debout, portant un oiseau sur le poing, et entourée de la légende : Sigillum Ide comitisse Bolonie ; le contre-sceau porte l'écusson bombé aux armes de Boulogne, avec ces mots : Secretum meum michi[8] ; le second, postérieur à 1190, la représente de face, un oiseau au poing, coiffée à longues tresses, et porte : Sigill' Ide comitisse Bolonie ; au revers, se trouvent deux écus appointés, le premier de Dammartin et le deuxième de Boulogne, sans légende[9].

° Le Boulonnais avait ses poids et mesures spéciaux, et le comte battait monnaie. Au début de son règne, les monnaies que frappa Renaud de Dammartin furent très distinctes de la monnaie royale ; ainsi le voulaient les ordonnances, afin que les monnaies seigneuriales n'eussent pas cours par tout le pays. Mais par la suite, le comte de Boulogne effaça peu à peu les signes distinctifs qui servaient à différencier sa monnaie de celle du roi, afin que le public fût amené à les confondre, et que la sienne pût, sous ce couvert, circuler hors du Boulonnais. Il agit ainsi sans doute lorsque ses relations avec le roi cessèrent d'être aussi amicales. Notons qu'il fut le dernier comte de Boulogne ayant frappé monnaie[10], et qu'il en frappa beaucoup, car ses deniers sont les plus communs de tous les deniers boulonnais[11].

A l'époque où nous sommes arrivés. Renaud, dans la force de l'âge, était un des plus beaux bacheliers de son temps : grand, carré d'épaules, et la taille fine, ce que l'on appréciait fort, avec la chevelure et la barbe blondes, fines et bouclées[12]. C'était ce que nous appelons aujourd'hui un charmeur, aux manières élégantes, à la parole aisée ; aussi eut-il des amitiés dévouées, comme celles de son frère Simon, qui l'aima au delà de la mort, de Guillaume de Fiennes et de Philippe-Auguste lui-même, tant qu'il ne se fut pas révolté avec acharnement contre lui. Cela explique la facilité avec laquelle il faisait agir au mieux de ses intérêts ses ennemis de la veille, et l'habileté dont il fit preuve comme diplomate dans les négociations que nous étudierons plus loin. Il jugeait sainement les hommes et les événements, et était de bon conseil ; le trouvère qui a écrit l'histoire de Guillaume Le Maréchal dit de lui :

Après de Douvres approcha, (Jean-sans-Terre en 1213)

Par le conseil del Maréchal

Qui maint l'en ont cloné léial,

Et par le conte de Boloingne,

Qui molt valeit en tel besoigne[13].

Renaud fut un tacticien de première force, et se battait avec un courage de lion : on le vit bien à la bataille de Bouvines. Il se vêtait élégamment, et l'un des premiers orna le cimier des heaumes ; les deux fanons de baleine qu'il adapta au sien étaient célèbres de son temps[14].

De son côté, la comtesse Ide, très belle dans sa jeunesse, ainsi que son père et sa mère, avait largement joui de la vie ; elle vieillit rapidement. Elle était plus âgée que son mari de plusieurs années. Aussi n'est-on qu'à moitié surpris de voir qu'il vint un temps où elle cessa de plaire à son beau cavalier. Renaud eut des maîtresses, et, ce qui indigne les chroniqueurs, il n'allait jamais campagne sans en traîner plusieurs à sa suite, qu'il ne se faisait pas faute de promener ostensiblement à ses côtés. L'une d'elles fut la sœur de Hugues de Boves, l'aventurier picard qui joua un rôle si important auprès de Renaud dans la préparation de la coalition de Bouvines, et si piteux le jour de la bataille[15].

La fin du XIIe et le commencement du XIIIe siècle virent l'éclosion d'une belle floraison littéraire dans le centre et le nord de la France. La plupart des seigneurs s'adonnaient à la gaie science, sinon toujours personnellement, au moins en encourageant et favorisant les gens qui s'en occupaient pour eux.

Le roi n'était pas ce qu'en littérature et en art on appelle un dilettante ; homme d'action avant tout, remuant, énergique, emporté, audacieux, il présentait avec cela le type parfait du bon vivant : le corps robuste ; la tête hérissée dans sa jeunesse au point que l'on pooit bien l'apeler le vallet Maupingné, et chauve un peu plus tard ; la physionomie joyeuse et haute en couleur, car il aimait à bien manger et à bien boire ; enfin très vert-galant, et le digne ancêtre de Henri IV sous ce rapport. Le contraste est grand avec l'aspect de Renaud de Dammartin, et aussi de son rival, Richard Cœur-de-Lion, haut de taille, les membres flexibles et bien faits, élégants et longs, les cheveux blonds dorés, trouvère lui-même, ayant pour ami un trouvère[16].

Cependant, Guillaume Le Breton nous apprend[17] que Philippe-Auguste favorisa grandement le développement des études à l'Université de Paris, où l'on étudiait non seulement le trivium et le quadrivium, mais encore le droit canon et le droit civil. Guillaume, en qualité de chapelain, d'historien et de poète du roi, fut l'objet de ses largesses : elles ne lui firent jamais défaut, soit en argent, soit en nature[18].

Les princes de la maison de Flandre furent de véritables littérateurs. Baudouin IX parlait couramment le provençal en 1202, dans le palais de Boniface de Montferrat, il riposta en vers provençaux au troubadour Folquet de Romans. Il fit rédiger les Histoires de Baudouin en langue vulgaire. Lui et son frère Henri de Hainaut, qui a laissé des lettres, des discours, et qui écrivait en latin, avaient été élevés par Gilbert de Mons, le célèbre chroniqueur[19].

A cette époque, un développement intellectuel très prononcé se manifeste au sein des provinces belgiques. Tandis que dans la Flandre tudesque le peuple s'égaie aux facétieux récits de Reinaert de Vos, et d'autres productions satiriques ou galantes, la langue romane parlée depuis longtemps dans les parties méridionales du comté, en Hainaut, en Artois et en Cambrésis, se formule en longs poèmes où sont racontés, sous une forme rude et grossière à la vérité, mais souvent pleine de naïveté et d'énergie, les faits et gestes des anciens preux ; en fabliaux et en chansons remplis de malice et de verve, en complaintes et légendes empreintes d'une foi vive jusqu'à l'enthousiasme, sincère jusqu'à la superstition[20].

 

Tout auprès du comte de Boulogne, nous avons vu combien la cour de Guines était policée. Baudouin II avait empli de livres la chapelle de Montoire, et eut un bibliothécaire, Hasard d'Audrehem. Il fit orner de miniatures nombre de manuscrits, et donna des orgues à l'église de Saint-Léonard. Ses amis formaient autour de lui une sorte d'académie où l'on discutait littérature et théologie ; le trouvère Simon de Boulogne, dont Eustache Le Moine illumina les noces de la façon que nous avons vue, lut à haute voix devant cette assemblée sa traduction des Mirabilibus mundi de Solin. Polyhistor ; peut-être aujourd'hui aurait-il de la peine à trouver des auditeurs ! Les jongleurs venaient, avec leurs échafauds portatifs, réciter des chansons de geste et jouer des comédies. Lambert de Welles traduit pour Baudouin le Cantique des Cantiques ; le moine Alfrid lui traduit les Évangiles du Dimanche, les Homélies correspondantes et la Vie de saint Antoine, et maître Geffroi une grande partie de la Physique d'Aristote. Gautier, bailli d'Ardres, compose pour lui son roman, Le Silence, qui lui vaut, outre des cadeaux en chevaux, en riches vêtements et en objets précieux, le surnom de Gautier Silens. Son chroniqueur fut Lambert d'Ardres qui s'écrie, dans son enthousiasme pour son protecteur : Il est si riche en livres qu'on peut le comparer à saint Augustin pour la théologie, à Denys l'Aréopagite pour la philosophie, à Thalès de Milet, le romancier, pour les productions frivoles des Gentils, au jongleur le plus célèbre pour les chansons de gestes, les aventures des nobles ou même let aventures des vilains. Baudouin II avait bien mérité l'épithète de Magnifique qui lui fut décernée[21].

Les comtes de Flandres et de Guines ne sont pas seuls à avoir ce goût des lettres et des choses de l'esprit. Les noms de seigneurs lettrés abondent à cette époque dans la région du nord de la France, ce sont : Audefroi Le Bastard, ami de Jean de Nesles, châtelain de Bruges, et rival poétique de Quesnes de Béthune ; Hugues d'Oisi, châtelain de Cambrai, qui forma des élèves ; Hues de la Ferté, auteur de poésies historiques ; Jean de Boves, qui composa des fabliaux ; Michel de Harnes, riche seigneur d'Artois qu'un coup de lance cloua à sa selle le jour de Bouvines, éditeur d'une traduction du Pseudo-Turpin ; Robert de Béthune, rédacteur de la coutume de Tenremonde ; Gilbert de Montreuil, qui dédia son Roman de la Violette à Marie de Ponthieu, femme de Simon de Dam martin ; Guillaume de Béthune, et surtout son frère cadet Quesnes de Béthune, bien connu comme un des meilleurs trouvères, et à qui Alix de France reprochait de ne pas avoir, en parlant, la pureté de langage de l'Île-de-France.

A cette époque se constituait le puy d'Arras, l'une des plus vivantes et fameuses assemblées littéraires du Moyen Age, où brillèrent Jean Bretel, Adam de Givenchy, le trésorier d'Aire, Robert de la Pierre, Prieus et Gérardin de Boulogne, Gaidifer, Jean Le Cunelier, Jean de Grieviler, Robert du Chastel, Perrin d'Anchicourt, Adam de la Halle, Phelippot Verdière, Perrot de Nesles, Audefroi, Robin de Compiègne, Copart, Hues Le Maronnier, Hues, châtelain d'Arras, Vilain d'Arras, Jean de Renti, Gilbert de Berneville, Moniot d'Arras. Les noms abondent, et beaucoup d'œuvres nous sont parvenues[22]. Renaud de Dammartin, un des plus brillants et des plus intelligents chevaliers de ce temps et de ce pays, ne pouvait rester étranger à un pareil mouvement. Il retint auprès de lui Simon de Boulogne ; ce Simon, né en 1169, eut en 1198 l'intendance des ouvriers qui travaillaient au grand fossé dont on entoura la ville d'Ardres ; il fut surnommé li Clerc, traduisit Solin et l'Historia destructionis Trojœ de Gui Columna, en vers, et sous ce titre : Des faits de Troyes, des Romains, de Thèbes, d'Alexandre le Grand, escripts de lettre boulonnaise[23].

En 1206, le comte de Boulogne envoya à Saint-Denis un de ses clercs, appelé Jehan, avec mission de traduire en langue vulgaire les Chroniques de Turpin. Et comme il avait le souci de vérité historique, il voulut que la traduction fût en prose, afin que les nécessités de la rime ne vinssent pas l'altérer ni la dénaturer. Voici la préface de cette traduction : Voire est que li plusor ont oi volentiers et oient encore de Charlemaine, comment il conquist Espaigne et Galice. Mès quoique li autre aient osté et mis, ci pœz oir la vérité d'Espaigne selon le latin de l'estoire que li cuens Remus de Boloigne fist par grande estude cerchier et guerre ès livres à Monseigneur St Denis, et por estre et manoir ès cuers des gens les œuvres et le nom del bon roi Philippe-le Noble et Lœys son fils, la fist-il en romans translater del latin as XII c ans de l'incarnation et VI. Et por ce que rime se velt affaitier de mout conquestes hors de l'estoire, voust li cuens que cist livre Fust sans rimes, selon le latin de l'estoire que Turpin, l'archevesque. de Reims, recita et escrit si corn il le vit et oit[24].

Le malheur est que ces Chroniques de Turpin étaient apocryphes et fabuleuses ; mais il n'en faut pas moins savoir gré à Renaud de Dammartin du souci qui le hanta.

Michel de Harnes s'empara de cette traduction, et en publia une nouvelle édition dès l'année suivante (1207). Il est curieux de comparer sa préface avec celle de Renaud : Voirs est que li plusor ont volontiers oi et œnt `encore de Charlemene cornent il conquist Espaigne et Galisse ; mais cois que li autre i aient oste ne mis, chi pœs vos oie le verite d'Espaigne selonc le latin del estoire que Mikieus de Harnes fist par grant estude cerquier et enquerre es livres Renaut, le conte de Bouloingne. Et por rafreschir es cuers des gens les œvres et le non dou bon roi, le fist de latin translater en romans. a XII cens ans et VII del incarnation notre segnour, autans Phelippe le noble roi de Franche et Lœi son ainsne fil. Et pour ce que rime se veut affaitier de mos conquestés fors d'estoire, veut Mikieus que cis livres soit fais sans rime, selonc le latin del estoire que Turpins, l'arcevesques de Rains, traita et escrist tout ensi corne il le vit et oi. L'édition de Michel de Harnes fut à son tour reproduite plusieurs fois vers la même époque[25].

Outre le trouvère Simon et le clerc Jehan, d'autres lettrés fréquentaient la cour du comte de Boulogne. Il y avait un chanteur, Gérard de Boulogne[26], et un poète dont le nom est perdu, mais dont nous possédons presque toute l'œuvre ; c'est l'auteur du Roman de Siperis de Vinaux, qui fut composé dans les premières années du XIIIe siècle ; on y cite comme un événement récent la clôture du bois de Vincennes, que Philippe-Auguste fit exécuter en 1200. Le poème est émaillé de vers proverbes, de sentences morales dénotant chez le trouvère du bon sens, un fonds de bonhomie et une malice un peu grosse. Il dit :

Pis vaut péché couvert, ce disent li lettré,

Que ce que chacun sçait qu'on n'a mie celé.

Plus loin, une simple remarque :

Tel cuide bien avoir de sa chair engendré

Des enfans en sa femme qui ne lui sont un dé.

L'anonyme de Boulogne a des sentiments égalitaires, et ne se laisse pas éblouir par les apparences :

Car fiels est bien armez qui po de pouvoir a,

E fiels est mal vestus qui au corps bon cuer a.

Le cuer n'est mie des armes, mais est ou Dieu mi l'a.

Malbeureusemant, le monde se laisse prendre aux faux semblants de la richesse :

On porte plus d'honor a un baron meublé,

Qu'on ne fait a preud'hom vivant en pauvreté.

Tout cela n'est pas très élevé comme forme ni comme pensée, avec la petite allure prudhommesque des vers, mais nous ne pouvons nous empêcher d'y reconnaître au moins le mérite de la sincérité.

Il n'en va pas de même avec un autre poète boulonnais contemporain, appelé Silvestre, dont nous avons une œuvre, Li Pater noster, dédiée à la comtesse Ide. C'est un poème moral, comme on en faisait fréquemment alors : l'auteur choisit une oraison, et en commente longuement le texte dans des vers de sa façon. Ainsi a fait Silvestre Ki tome sa cure a traitier divine escripture, nous dit-il lui-même. Dans un court préambule, il commence par se placer sous l'invocation du Saint-Esprit et de sire Diex. Puis il annonce au lecteur qu'il n'offre pas à sa curiosité un conte, une fable, une aventure ; ce qu'il lui présente, c'est une glorieuse oraison. Il la met en vers afin qu'on la retienne plus facilement.

Pruech que mious vos soit enseignie,

Par rime iert dite et traitie.

Il choisit le Pater Noster, parce qu'on ne le tonnait pas suffisamment, ni comme on doit le connaître :

Car cancans borna le doit savoir :

Savoir, signor, le enidies bien,

Mais non saves, n'en saves rien ;

Car l'orison n'entendes mie,

Ensiment estes com la pie

Ki parole, et ne set que dist.

Silvestre profite de ce qu'il commente la parole sainte, source de toute sagesse, pour relever les faiblesses et les défauts de ses contemporains. Il s'efforce de les ramener à l'humilité chrétienne, il reproche aux grands de cette terre leur faste et leurs prodigalités inutiles. Le passage vaut la peine d'être cité en entier :

Al regne nostre creator,

Resgardent mie li signer

Qui tant ont dras oltre raison,

Cortes, mantiaus, chapes forrées

De bœns sibelins engolées ;

Ne encor ne lor sofist mie

Des rices dras la signorie :

Ils les trenchent oltre mesure ;

Certes, c'est dont Diex n'a cure !

Hai ! Haut segnor, vees

Com petit vos emporteres

En terres de ces riches dras !

Ostes les queues et les las :

Gardes que noblesœ devient !

Tote ricesce va et vient :

Mors est Karles, mors est Rollans,

Mors est Hertus, li roi puissans,

Mors est Cesar qui conquist Rome.

Malt sont li prince et li haut home :

Tait sont ale en la longe ost

Et nos certes les suivrons tost :

Ja des biaus dras que ci avons,

Un seul o nos n'en porterons !

La forme n'est-elle pas ici très belle, et ne rend-elle pas puissamment une haute pensée ? Et Villon ne semble-t-il pas s'être inspiré directement de ce passage lorsqu'il écrivit sa ballade des Seigneurs du temps jadis et celle des Dames du temps jadis ?

Mais le bon Silvestre qui vient de reprocher aux grands d'employer à leurs vêtements plus de drap qu'il n'est nécessaire, ne veut pas passer pour un révolutionnaire. Il s'empresse d'ajouter qu'il admet très volontiers que les chevaliers soient mieux babillés que les vilains : mais il ne faut pas qu'ils en tirent orgueil en diable !

Il profite de l'article panem nostrum... pour proclamer la supériorité du pain sur la viande et engager son lecteur a la frugalité !

Car quant la penture iert saillie

De ceste nostre mortel vie,

E li ventre seront pori,

Ki gros et cras en sont nori.

La conclusion du poème contient la dédicace :

Le pater noster vos ai dite ;

Celui por cui l'avons escrite

Doinst Diex honor et signorie,

E ale permanable vie

Le mainst et doinst bone aventure,

Tant com ele en cest siecle dure :

C'est Yde a cui Boloigne amonte,

Fille Mahiu le gentil conte (I) ;

Diex mete s'arme en paradis

Avec ses beneois amis ;

Si face il l'arme son pare

E l'arme Maryen sa mere ;

Lor arme defende d'infier

En cel nom di pater noster.

Explicit[27].

Il existe évidemment des longueurs dans cette pièce de vers ; mais combien d'œuvres littéraires du Moyen Age, et même de nos jours, en sont exemptes ? En tous cas les imperfections qu'elle peut contenir sont largement compensées par certains passages, dont l'un, tout au moins, est absolument de haute envolée poétique et d'une grande portée morale et philosophique.

Dans la même région devait éclore un peu plus tard le Roman d'Eustache le Moine.

Nous retrouvons la comtesse Ide mentionnée dans un poème de son oncle par alliance, Hugues d'Oisi, intitulé le Tournoi des Dames[28], en compagnie de la reine, de Jeanne de Flandre, de la comtesse de Clermont, de la comtesse de Champagne. Le trouvère s'écrie :

Toutes déconfites sont,

Fuiant s'en vont,

Nule del mont n'i demora,

Quant Boloigne rescria

Ide au cors honoré ;

Premiere recouvra

Au trepas d'un fossé

Contesse au frain li va :

Diex aïe a crié.

Après Bouvines, la retentissante défaite du comte de Boulogne inspira plusieurs trouvères ; la pièce la plus importante que nous possédions à ce sujet intéresse plus l’histoire que la littérature ; nous l'examinerons plus loin ; c'est un poème satirique mis sous la forme d'un dialogue entre Renaud et son roncin. Dans un autre poème satirique de la région du Nord, intitulé les Vers de la Mort[29], après avoir fait invoquer la Mort par différents personnages, entre autres les évêques de Beauvais et de Reims, le trouvère fait dire à Renaud :

Mors, mors, salue moi Renaut,

De par celui qui maint en haut,

Qui se fait cremir et douter ;

Di li, di li qu'il s'aparaut

A encontrer l'arc qui ne faut,

Sans soi blecier et entamer ;

C'est le joz de la mort amer,

Ou il covient passer la mer

Dont les ondes sont de feu chaut,

Fol pus le charpentier clamer.

Qui sa meson lest a fermer

Jusqu'à tant que la mort l'assaut.

Sans doute, nous devons encore voir une allusion à Renaud de Dammartin, dans ces vers de Moniot d'Arras, qui forment l'envoi d'une chanson :

Chanson va t'ent sans perece

Au Boulenois di ;

S'a bien faire ensi s'adrece

Com à Heding vi,

Ne faurra missi prouece,

S'en ierent maint esjoi,

Et cil esbahi

Ki baron de tel hautece

Clamoient failli[30].

Voici, pour terminer, une exquise poésie amoureuse, légère, gracieuse et spirituelle, que Paulin Pâris a publiée dans ses Romanceros français, p. 49, et où, suivant lui et A. Dinaux, notre héros lui-même est mis en scène. La pièce est intitulée Bele Erembors[31] ; c'est une aventure arrivée à Renaud au retour d'un des champs-de-mai auquel il avait assisté :

Quant vient en mai, que l'on dit a Ions jors,

Que Franc de France repairent de roi cort,

Reynauz repairt devant, et premier front :

Si s'en passa les lo meis Arenbor,

Aine n'en degna le cbief drecier amont

E Reynaus amis !

Bele Erembors à la fenestre, au jor,

Sor ses genoz tient pailede cols ;

Voit Frans de France qui repairent de oort,

E voit Reynaut devant. el premier front :

En haut parole, si a dit sa raison.

E Reynaus amis !

Amis Reynaus, j'ai ja veu cel jor,

Se passissois selon mon pere tor,

Dolans fussies se ne parlasse a vos.

Jel meffaites fille d'empereor,

Autrui amastes, si obliastes nos.

E Reynaus amis !

Sire Reynaus, je m'en escondirai ;

A cent puceles, sor sains vos jurerai,

A trente dames que svelte moi menrai,

C'onques nul hom fors votre cor n'aimai.

Prenes l'emmende et je vos baiserai.

E Reynaus amis !

Li cuens Reynaus en monta le degré,

Gras par épaule, greles patio baudré ;

Blont ot le poil, menu, recerœlé ;

En nule terre n'ot si biau bacheler.

Voit l'Erembors, si comence a plorer.

E Reynaus amis !

Li cuens Reynaus est montez en la tor ;

Si s'est assis en un lit peint a flore ;

Dejoste lui se siet bele Erembors :

Lors recommence lor premieres amors.

E Reynaus amis !

Une pareille chanson ne pouvait naître que dans un milieu cultivé ; il s'en dégage même une pointe de préciosité qui fait songer aux galanteries que l'on débitera plus tard dans les ruelles des marquises et dans les salons littéraires. Le tour est déjà recherché, mais au fond, on sent cependant la fraîcheur qui fait le charme des premières poésies de notre littérature nationale.

La description des cours féodales du Nord, de Boulogne et de Guines en particulier, montre que tous les barons n'étaient pas les brutes farouches que l'on s'est souvent plu à représenter ; il nous suffira de constater qu'à cette époque ils ont créé autour d'eux un mouvement littéraire, ont constitué des bibliothèques, et ont pris soin de conserver et de perpétuer les anciennes chroniques, en les faisant traduire et recopier.

 

 

 



[1] Voir les chartes qu'il a données concurremment avec le comte Guillaume, Cart. de Ponthieu.

[2] B. N., ms. coll. D. Grenier, CLXXXI, 149.

[3] Haigneré, Dict., III, 124.

[4] Id., ibid., III, 317.

[5] Duchesne, Hist. norm. Script., p. 1033.

[6] B. N., ms. coll. D. Grenier, CLXXXI, 152 ; CLXII, 186. — Favyn, Théâtre d'honneur, II, 1856.

[7] A. N., Trésor des chartes, J. 238, n° 5.

[8] B. N., ms. coll. Moreau, XCIII, 156.

[9] A. N., Trésor des chartes, J. 238, n° 1.

[10] Haigneré, Dict., I, 109. — Revue numismatique, 1838, p. 31 ; 1841, p. 38 ; 1857, p. 445.

[11] Hermand, Hist. monét. de la province d'Artois, p. 456.

[12] P. Pâris, Romancero français, p. 49.

[13] Hist. de Guillaume Le Maréchal, II, 162.

[14] Phil.

[15] Phil. — Fr. Ganneron. — Guill. Le Breton, Chron.

[16] Chron. Tur., M. G., XVIII, 304. — Romania, 1885, p. 7. — Dachery, III, 168.

[17] Chron., 152.

[18] Brussel, Usage des fiefs, II, preuves (comptes de Philippe-Auguste).

[19] Hist. litt., XVII, 183, 198 ; XVIII, 622. — G. Paris, La Littérature en France au Moyen Age, p, 198, § 95.

[20] Le Glay, Hist. des comtes de Flandre, I, 435, 436.

[21] Haigneré, Dict., II, 24. — De Smet, Notice sur Baudouin de Guines. — Hist. litt., XV, 501. — A. Dinaux, Trouvères artésiens, p. 201. — Boutaric, Revue des Questions historiques, 17.

[22] Louis Passy, Fragments d'histoire littéraire, Bibl. Éc. ch., 4e série, V, 499.

[23] Hist. litt., XV, 500. — A. Dinaux, Trouvères artésiens, 465. — Roger, Archives de Picardie, II.

[24] Hist. litt., XVII, 373, 732. — G. Paris, op. cit., 250. — Dinaux, Trouvères artésiens, 410.

[25] Bibl. Arsenal, mss. 2995, f° 1, et 3516, f° 284 ; simple mention de ce texte dans le ms. 5258.

[26] B. N., ms. fr. 200500, f. 155. — Bibl. Éc. ch., XX, 1859, p. 475.

[27] B. N., ms. fr. 2162, f° 119-126.

[28] B. N., ms. fr. 12612, f° 162 v°, et 12615, f° 541. — Hugues d'Oisi avait épousé Gertrude d'Alsace, sœur de Mathieu d'Alsace. Cf. P. Anselme, Hist. Généal., II, 722, c.

[29] B. N., ms. fr. 837, f° 71.

[30] B. N., ms. fr. 12612, f° 166.

[31] B. N.. ms. fr. 20050, f° 69 v°, et 70.