RENAUD DE DAMMARTIN

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

LE COMTÉ ET LA VILLE DE BOULOGNE-SUR-MER A LA FIN DU XIIe SIÈCLE. — LA POPULATION. — LE COMMERCE. — LA PÊCHE. — LES PRODUITS DU SOL. — LE RÉSEAU DES ROUTES. — LES REVENUS DU COMTÉ.

 

Le comté de Boulogne fut la base de la puissance et de la fortune de Renaud de Dammartin. C'est pourquoi nous allons tout d'abord en examiner la situation, et nous rendre compte des ressources qu'il présentait vers la fin du XII8 siècle.

C'était alors un des beaux et riches fiefs de la terre de France. Au Sud, la Canche et le ruisseau du Bras-de-Bronne le séparaient du comté de Montreuil et du Ponthieu. A l'Est, une ligne arbitraire, mais encore sensible aujourd'hui par la différence des coutumes et du langage, le séparait de l'Artois ; le tracé de cette ligne passait à l'Est des villages de Humbert et de Saint-Michel ; au Nord-Ouest des bois de Créquy ; l'Est de Verchocq, de Campagne et de Senlecque ; remontait vers le Nord-Est jusque près de, Coulomby, obliquait pendant quelque temps à l'Ouest, puis se relevait vers le Nord jusqu'à Hermelinghen ; elle longeait alors le comté de Guines, sur lequel elle enclavait la terre de Merch — aujourd4hui Marck —, et atteignait enfin la petite rivière du Nieulet. A l'Ouest, le Boulonnais était limité par la mer.

Cette division territoriale varia très peu pendant le cours du moyen âge, et se trouve être à peu près la même que celle du pagus Bononiensis de l'époque gallo-romaine[1].

C'était là le Boulonnais proprement dit. Mais le comté comprenait encore, par suite d'alliances ou d'acquisitions, Pétresse et Calais, situés au delà du Nieulet ; la terre de Merch, pour laquelle l'hommage était dû au comte de Flandre, et la terre de Lens avec ses dépendances.

De plus, Guillaume le Conquérant avait concédé au comte de Boulogne Eustache II plusieurs fiefs en Angleterre, en reconnaissance de la part prépondérante prise par ce seigneur à la victoire de Hastings et aux événements subséquents. Suivant les fluctuations de la politique, ces fiefs sortirent des mains d'Eustache II 'et de ses successeurs, et y rentrèrent à plusieurs reprises. Mais les comtes de Boulogne n'en conservaient pas moins tous leurs droits sur leurs Possessions anglaises, et ne manquaient jamais une occasion de les faire valoir[2].

Au point de vue administratif, le comté de Boulogne comprenait quatre châtellenies : Belle, Longvilliers, Fiennes, Tingry ; quatre vicomtés : Boulogne, Wissant, Ambleteuse, Étaples ; douze baronnies : Colembert, Baincthun, Bellebrune, Bernieulles, Doudeauville, Courset, Hesdigneul, Lianne, Ordre, Disacre, Engoudesent, Thiembronne.

Au point de vue judiciaire, il était divisé en huit bailliages, sous la surveillance du sénéchal : Boulogne, Outreau, Le Cho-quel, Étaples, Bellefontaine, Desvres, Londefort, Wissant[3].

Guillaume Le Sueur appelle le Boulonnais le plus précieux anglet de la chrétienté, parce que sa situation frontière en faisait une sorte de sentinelle avancée chargée de défendre la France contre les envahisseurs venant d'Angleterre ou de Flandre. Aussi la ville de Boulogne fut-elle toujours soigneusement fortifiée, tandis que la région environnante était couverte de solides forteresses, telles que les châteaux d'Hardelot, d'Étaples, d'Honvaut, de Baincthun, etc., toute une série de mottes seigneuriales qui hérissaient littéralement le pays, et dont de nombreux vestiges sont encore debout. Les rois de France eurent constamment les regards fixés sur ce coin de terre d'une si grande importance pour la sécurité de leurs États ; ils s'efforcèrent de ne le laisser qu'aux mains d'hommes sur la fidélité desquels ils croyaient pouvoir sérieusement compter, jusqu'au jour où Louis XI se l'appropria définitivement.

Au point de vue de la hiérarchie féodale, le comte était, pour son comté, grand feudataire du roi de France, c'est-à-dire qu'il en relevait directement, sauf l'hommage dû au comte de Flandre pour la terre de Merch. Bien que mouvant de la couronne, le comte n'en était pas moins souverain dans ses États : il avait le droit de vie et de mort sur ses sujets, le droit de paix et de guerre avec 'ses voisins, le droit de battre monnaie, de lever des impôts, de bâtir et de fortifier des villes, d'ériger des terres en dignité, en somme tous les droits découlant de la souveraineté[4].

La capitale du comté était un centre industriel et commercial d'une certaine importance. Déjà, vers 1073, un écrivain anonyme atteste que Boulogne était une ville libre, bien fortifiée, située sur la mer des Morins, et très importante par son commerce maritime[5]. Vers la fin du XIIe siècle, elle était toujours bien défendue par ses murs de l'époque romaine, construits en pierres de mer, reliés avec un ciment extrêmement dur, et fondés, probablement dans la seconde moitié du IIIe siècle, sur une couche épaisse (1 m. 70), d'énormes matériaux empruntés à des monuments plus anciens. Charlemagne avait dû les réparer en même temps que la lanterne de la Tour-d'Ordre, et ils constituaient une défense assez respectable pour que les Normands aient évité de les attaquer[6]. Leur situation stratégique, admirablement comprise par les Romains, en augmentait singulièrement la force : sauf du côté du Nord-Est, où fut plus tard élevé le château, ils étaient entourés d'escarpements rapides, qui en rendaient l'abord périlleux. De plus, en cas de siège, on avait l'avantage de trouver l'eau, dans l'intérieur de l'enceinte, remontant par filtration à. travers une couche de sable, à un mètre environ de la surface du sol.

Plusieurs monuments dominaient les toits des maisons : le château des comtes, sur l'emplacement du beffroi actuel ; le beffroi, se dressant à un endroit que nous ne pouvons préciser, car il fut rasé sous Saint-Louis et reconstruit à la place du château des comtes, lequel avait été transporté à l'angle Nord-Est des murailles ; la basilique de Notre-Dame, récemment élevée par sainte Ide, la mère de Godefroid de Bouillon, et dont le chœur était adossé à la muraille romaine, suivant la coutume des anciennes cités ; l'abbaye de Saint-Vulmer, dont il subsiste quelques restes du commencement du XIIIe siècle, rue de l'Oratoire ; l'hôtellerie Sainte-Catherine, sorte d'hôpital, vaste refuge pour les pauvres, les étrangers qui ne pouvaient se loger dans les auberges, les pèlerins, les femmes en couches, les malades de la partie flottante de la population[7].

Hors des murs, la banlieue avait pris de l'extension depuis que les pirates normands avaient cessé leurs incursions. Tout près de l'enceinte, à peu près à l'endroit du Fer-à-cheval du château, bon nombre de maisons s'étaient groupées autour de l'église de Saint-Martin. Le Nieubourc, la ville des pêcheurs, s'était construit au pied et sur l'escarpement de la Haute-Ville à la mer, ayant pour église Saint-Nicolas, avec son clocher fortifié où se tenait un guetteur, comme au haut du beffroi et de la tour de Caligula. Les rues étaient pavées avec des plaques d'un ciment très dur fait de cailloux cassés et d'os d'animaux, renfermant beaucoup de mâchefer[8]. Les principales artères de la Basse -Ville étaient tracées : la Grande-Rue, les rues Nationale, du Pot-d'Étain, des Pipots, Thiers, Victor-Hugo. Le haut de la Grande-Rue n'était praticable qu'aux piétons. La porte Gayole, et la porte des Dunes par le haut de la rue des Vieillards, étaient les seules qui fussent accessibles aux voitures.

Vers le Sud-Est, sur la route de Paris, le long de la Liane, on voyait la maison des Templiers et la Maladrerie de la Madeleine, près de laquelle se dressèrent les fourches patibulaires de la commune, non loin du lieu dit la Fontaine-du-Bourreau[9]. Vers l'Ouest, sur la falaise, brillait chaque nuit le phare de la Tour-d'Ordre, en face des quelques maisons qui formaient l'agglomération de Châtillon.

Le port était avec celui de Dam, un des plus vastes et des mieux abrités de cette côte. Son entrée, orientée à l'Ouest, se trouvait resserrée entre les falaises d'Ordre et de Châtillon, déterminant entre elles un étroit goulet à fonds de roches, constamment lavé par le mouvement des marées. En arrière, s'étendait une vaste nappe d'eau formée par l'estuaire de la Liane : la marée se faisait sentir jusqu'au-delà du Pont-de-Briques, entrait sur la rive droite dans le ruisseau du val de Saint-Martin, suivait la berge de Brecquerecque, reculait devant l'avancée de terrain qui prolonge la rue des Pipots et la Grande-Rue, remontait jusque dans le ruisseau qui occupait le milieu de la rue Thiers et recevait les eaux de la rue du Cul-de-Sac, enfin entrait encore dans le ruisseau des Tintelleries. Sur la rive gauche, elle longeait le pied de la colline que couvraient les premières maisons d'Outreau.

Ce port était assez grand, et les forêts qui s'étendaient à proximité offraient assez de ressources pour que Philippe-Auguste ait pu y équiper et y abriter une flotte de dix-sept cents voiles.

Les Boulonnais étaient actifs, énergiques, entreprenants, le côté saillant de leur caractère était leur amour des aventures et leur aptitude à la guerre. Leurs jeux favoris, behourds, quintaines et joutes, avaient lieu sous la présidence du vicomte : quiconque manquait d'y assister était frappé d'une amende[10]. Douze cents d'entre eux accompagnèrent Godefroid de Bouillon en Terre-Sainte, tandis que Guinemer, l'Archipirate Boulonnais, commandait les navires qui soutenaient sur mer les opérations des Croisés. Un peu plus tard, Étienne de Blois et sa femme, la comtesse de Boulogne, ayant adressé un appel à leurs sujets pour les aider à assiéger le port de Douvres, les Boulonnais couvrirent le détroit de leurs vaisseaux[11]. Eustache le Moine, un des héros de notre histoire, porte, comme Guinemer, le titre d'Archipirate Boulonnais.

Des hommes d'une pareille trempe étaient précieux pour le chef qui pouvait les grouper sous son commandement, et qui avait des ambitions à satisfaire.

La situation de Boulogne en faisait un des principaux ports d'embarquement du continent pour l'Angleterre. Le commerce de transit y avait pris une extension certaine. Passaient par Boulogne les vins de France qui traversaient le détroit,, et d'autre part les laines, les cuirs, les métaux, le charbon, les fromages, les suifs anglais, que les Boulonnais expédiaient en France, en Bourgogne, en Champagne en Provence et au delà des monts, par Bapaume ; en cette ville, le roi et le comte de Saint-Pol percevaient un droit de travers ; les Boulonnais en était exempts, à la condition de payer les droits coutumiers, sauf pour les marchandises, même les vins, qu'ils rapportaient de Flandre. Il est probable aussi que, comme les villes de Flandre ses voisines, Boulogne était en rapports commerciaux avec la plupart des pays d'Europe, pour l'or, l'argent, l'étain, le cuivre, les pelleteries, les graines d'écarlate, etc.[12]

Les rois d'Angleterre favorisaient ce mouvement en exemptant les gens de Boulogne de payer le droit de lestage dans leurs États, et en donnant des autorisations spéciales, même aux lépreux de la ville[13].

La principale industrie était la pêche, que faisaient les bateaux de Boulogne, d'Ambleteuse, de Wissant et de Calais. La prospérité naissante de Calais causa, au début du XIIIe siècle, la décadence de Wissant, malgré les fréquentes exemptions de tonlieu décrétées par les comtes en faveur des marchandises et des gens qui passaient par ce port : ce moyen factice fut d'ailleurs impuissant à y retenir le mouvement de transit qui s'en éloignait.

Dès le siècle précédent, la pêche était assez productive et occupait assez de monde pour que la création d'un tribunal maritime, l'Amirauté, fût devenue nécessaire (1055). Les questions relatives à la pêche entraient dans la compétence du vicomte, et l'occupaient exclusivement.

Les pêcheurs prenaient, suivant les saisons, des baleines — le comte Eustache II avait conféré à l'abbaye de Saint-Vulmer le droit de prélever un pied et demi de chair au-dessus de l'enfourchure de la queue de chaque cétacé pêché —, des mulets, des maquereaux. des harengs, que l'on conservait dans le sel extrait des salines de Capécure et que l'on fumait. Les sorets de Boulogne jouissaient déjà de la réputation qui leur valut d'être chantés plus tard par Villon[14]. Dans la Canche, on pêchait des esturgeons, des saumons, des marsouins, etc.[15]

La pêche du hareng était extrêmement fructueuse, ce qui permettait aux comtes de faire aux abbayes d'importantes donations, et de constituer en leur faveur des rentes annuelles de dix et de vingt mille harengs. Dix mille harengs, formaient un last qui valait environ 500 fr. de notre monnaie. Mahaud, fille de Renaud de Dammartin, institua à l'église Notre-Dame, en échange des biens qu'elle avait donnés aux religieux, la partie Mahaud : au jour anniversaire de l'obit de la comtesse, le chapitre devait distribuer à chaque assistant un hareng saur et un pain de quatorze onces. On en distribuait encore 3.000 en 1666-1667[16].

Le Boulonnais était aussi un excellent pays de culture ; certaines terres, comme celle de Merch, donnaient un fort revenu. On y élevait des volailles, des moutons, et cette belle et forte race de chevaux qui fournissait aux chevaliers les solides montures dont ils avaient besoin pour les porter au combat, eux et leurs armures. Une épaisse forêt couvrait une bonne partie de la région ; on y trouvait le bois nécessaire à la construction des navires, et toute une population de charbonniers y fabriquait de la braise et du charbon de bois . Eustache le Moine en rencontre sur les grand'routes :

Li carbonnier un asne avoit

Dont son carbon vendre portoit,

dit le poème. Enfin, au point de vue de la chasse, la forêt de Boulogne était remplie de sangliers, de cerfs et de loups ; celle d'Hardelot donnait asile à des aigles et à des faucons, et nous savons quo les gens de Merch en vendaient à Jean sans Terre[17]. Le long de la côte, les garennes étaient la demeure d'un nombreux peuple de lapins.

Le réseau des routes, dont le tracé nous est à peu près connu, formait un ensemble suffisamment complet pour rendre assez facile le transport des marchandises : un chemin côtier allait de Boulogne à Calais par Wimille et Marck, et se prolongeait jusqu'à Mardick ; une route allait de Boulogne à Marquise par Rupembert et Maninghem.

La voie Flamengue partait du Pont-de-Briques, traversait Cluses, Hesdres, Rinxent, Fiennes, et aboutissait à Guines.

Une route romaine, réparée plus tard par Brunehaut, et très fréquentée sur le parcours de Boulogne à Saint-Omer, passait par Conteville et le Wast, avec embranchement à Tournehem, vers Watten, et se prolongeait jusqu'à Cassel.

La grande voie militaire qui faisait communiquer Rome avec la mer Britannique, aboutissait à Boulogne après avoir traversé Amiens et Ponches. Une route s'en détachait au Pont-de-Briques, et se dirigeait sur Condette et Hardelot, pour rejoindre Lillebonne. Ce chemin côtier prolongeait vers le Sud celui qui venait de Mardick, Oye, et Calais à Boulogne.

La Verte-Voie suivait la rive gauche de la Liane ; Outreau et le Portel étaient également desservis ; une route secondaire faisait communiquer la ville directement avec la forêt, en passant par Baincthun. Ajoutons une route allant de Thérouanne à Sangatte, avec embranchements vers Wissant et vers Calais, et une voie ancienne de Thérouanne à Wissant. D'autres routes secondaires existaient, mais nous n'avons pas assez de documents. pour en connaître exactement le détail[18].

Ce riche pays fournissait à son seigneur des revenus élevés : le produit des douanes, des octrois, de la location des moulins banaux, de diverses dîmes et rentes, des possessions territoriales personnelles du comte, de l'adjudication des coupes de bois, pouvait s'élever à sept ou huit cent mille francs de notre monnaie[19].

Dès lors, on comprend que l'héritière d'un pareil fief devait exciter la convoitise des chevaliers de fortune, et que des hommes hardis et entreprenants, comme Mathieu d'Alsace et Renaud de Dammartin, à une époque où le fait accompli tenait souvent lieu de droit, n'aient pas hésité à enlever, pour les épouser en même temps que le comté, l'un la comtesse Marie, bien qu'elle fût abbesse du couvent de Ramsay, l'autre la comtesse Ide, qu'il emporta jusqu'en Lorraine pour la soustraire aux tentatives de ses rivaux.

 

 

 



[1] Haigneré, Dictionnaire archéologique des communes de l'arrondissement de Boulogne, I, 56, et Dict. top. de la France, arrondissement de Boulogne-sur-Mer, p. LVII. — B. N. ms. coll. d. Grenier, CLXII, 155.

[2] Doomesday Book, et, au Rec. Off., les Pipe-Rolls, passim.

[3] Haigneré. loc. cit., préf.

[4] Philippe Luto.

[5] D'Hautefeuille et Bénard, Hist. de Boulogne, I, 44.

[6] Haigneré, Dict., I, 21.

[7] Haigneré, Dict., I, 169.

[8] Haigneré, Dict., I, 100.

[9] A. de Rosny, Album historique du Boulonnais.

[10] Philippe Luto.

[11] Deseille, La Pêche à Boulogne.

[12] Phil., IX, 380. — Warnkœnig, Hist. de Flandre, II.

[13] Rot. lit. pat., I, 1re, 95 et 61.

[14] Fr. Villon, Petit Testament, V, 53.

[15] B. N., ms. latin 119.6, Cart. de Saint-Josse, f° 116.

[16] Deseille, La Pêche à Boulogne.

[17] Rec. Off., Misæ Rolls, 11th and 14th John.

[18] Haigneré, Dict. top., préf., et Dict. Arch., passim.

[19] Haigneré, Dict.. I, 183. 700.000 fr. est le chiffre fixé par l'abbé Haigneré pour les revenus de la comtesse de Boulogne au siècle suivant ; comme, au temps de Ide, le comté comprenait en plus la terre de Lens, on peut majorer un peu ce chiffre ; pour le reste, il ne devait guère différer.