Il y est entré de son vivant. De son vivant, ses exploits fabuleux ont revêtu un caractère légendaire. Quoi d'étonnant à cela ? Quel aspect ne devait pas prendre dans l'imagination de tout un peuple la figure de celui qui, par un combat d'une heure comme par un coup de baguette magique, empêcha un peuple de mourir de faim ? La poésie populaire s'en empare. A sa mort, paraît une longue élégie en vers flamands ; elle rappelle ses exploits, elle vante son courage, elle exalte ses qualités d'homme privé. Au même moment, l'historien Faulconnier, qui le connut
personnellement de très près, trace de lui ce portrait : Il avait beaucoup de bon sens, l'esprit net et solide, une
valeur ferme et toujours égale. Il était sobre, vigilant et intrépide ; aussi
prompt à prendre son parti que de sang-froid à donner des ordres dans le
combat, où on l'a toujours vu avec cette présence d'esprit si rare et si
nécessaire en de semblables occasions. Il savait parfaitement son métier, et
il l'a fait avec tant de désintéressement, d'approbation et de gloire, qu'il
n'a dû sa fortune et son élévation qu'à sa capacité et à sa valeur. En
bref, le type du héros sans peur et sans reproche. Pas un mot de trop, pas de
littérature, mais tous les traits fixés d'une main ferme, en une phrase
sobre, par un esprit lucide. L'exactitude, la vérité même, et un magnifique
éloge. Puis, un silence de trente ans. Au vrai, on n'entend pas les histoires qui se disent le soir, au coin du feu, les contes qui se débitent entre marins, les anecdotes que les beaux esprits peu à peu façonnent et enjolivent à leur manière : elles mettront un demi-siècle à passer dans les gazettes, les almanachs et les recueils, avant de franchir une autre étape, qui les introduira dans des ouvrages à prétentions biographiques plus sérieuses. Forbin, sur ses vieux jours, publie ses Mémoires. Il y modèle, de son ancien compagnon d'armes, une image que déforment des traits caricaturaux, des erreurs systématiques. Il s'agit d'obscurcir le mérite d'un rival, de se mettre soi-même en valeur. Et Forbin de lécher son ours, — l'ours de Versailles, — d'accentuer des défauts, d'amoindrir des qualités, de rogner sur les exploits, de distiller le ridicule. Au moment où le livre paraît, Jean Bart n'est plus là, comme Du, Guay-Trouin qui remit vivement les choses au point en ce qui le touchait directement, pour se défendre. Le temps s'écoule. Depuis la disparition du grand marin, quatre-vingts années ont passé. Les biographies éclosent. Leurs auteurs prennent de toutes mains. Ils faussent, ils travestissent les faits avec sérénité. Ils veulent piquer la curiosité du public. Ils n'ont guère de critique, et leurs lecteurs encore moins. Pourquoi, dès lors, se contraindre, pourquoi se gêner ? Ce matelot devenu chef d'escadre, comment se comporte-t-il à la Cour ? Parbleu ! Cela ne fait pas de doute, et un amusant contraste paraît tout indiqué : comme un grossier personnage. Il fume sa pipe dans les appartements du roi. Il se présente devant Louis XIV en un costume idéal de nouveau riche, drap d'or doublé de drap d'argent jusqu'à la culotte, imagine l'abbé Ladvocat dans son Dictionnaire historique édité en 1760, oubliant qu'à cette époque les officiers de marine se présentent à l'audience du roi en justaucorps bleu brodé, c'est-à-dire en tenue. Il range les courtisans sur une ligne et les bouscule à coups de coudes et de poings pour leur montrer comment il passe au travers des ennemis : on imagine quelque duc et pair traité de la sorte ! Il répond naïvement au roi qui lui dit : — Jean Bart, je vous ai fait chef d'escadre. — Vous avez bien fait, Sire. Le roi aurait répondu aux railleurs : — Vous vous trompez, Messieurs : cette réponse est celle d'un homme qui sent ce qu'il vaut et qui compte m'en donner bientôt de nouvelles preuves. La réponse royale est bien composée, d'un style qui rappelle exactement celui des lettres apocryphes de Mme de Pompadour, notamment de celle où elle parle de la mort du corsaire Thurot. Mais le roi disait toujours : Monsieur Bart ; et M. Bart, qui d'ailleurs s'exprimait difficilement en français, s'appliquait à faire scrupuleusement sa cour, jaloux de la faveur du monarque dont il respectait la majesté et redoutait la disgrâce. A Bergen, il se serait laissé mener comme un dindon sur un navire ennemi dont le capitaine veut le garder prisonnier. Voici comment il se tire d'affaire : par un hasard admirable, un tonneau de poudre se trouve sur le pont, au lieu d'être à sa place, dans la Sainte-Barbe. Jean Bart menace de mettre le feu avec sa pipe à cette poudre enfermée dans le baril ! Ses hommes le délivrent en prenant le navire ennemi à l'abordage, et cela dans un port neutre où la moindre infraction à la neutralité suscitait des échanges de dépêches interminables entre les diplomaties. Par un inexplicable phénomène, cet enlèvement de vive force d'un vaisseau de guerre n'a pas laissé l'ombre d'une trace dans les archives des chancelleries. On pourrait multiplier les exemples. L'un des biographes de Jean Bart lit dans le Parnasse français de 1755 l'épisode du voyage en Pologne où Jean Bart fait une si grande peur à l'académicien Callières. Il reproduit l'anecdote en 1780. Comme à cette époque il est de mode de discréditer les princes de la Maison royale, il n'est plus question de Callières dans son récit : c'est au prince de Conti que Jean Bart apprend non pas qu'il ferait sauter éventuellement son vaisseau, mais bien qu'il avait installé son fils dans la Sainte-Barbe tandis qu'on défilait devant les vaisseaux anglais qui ne parvenaient pas à couper leurs câbles, avec ordre de faire sauter le bâtiment en cas de prise ; et c'est le prince de Conti qui frémit de peur rétrospective à cette terrible nouvelle. Conti, l'élève favori du Grand Condé, en qui, au fort de la bataille, ses soldats disaient qu'était passée l'âme du vainqueur de Rocroy. Avec la Révolution, Jean Bart connaît une vogue extraordinaire, mais un Jean Bart où l'original se serait difficilement reconnu. Cette fois, les partis politiques s'en font un drapeau. On ne voit plus en lui que l'homme du peuple, brutal et mal embouché, qui dit leur fait au roi et aux aristocrates, sans s'appesantir sur ce que précisément le roi en fit un chef d'escadre et un aristocrate. Bien que les purs lui reprochent d'être allé à Versailles saluer le tyran, le Père Duchesne l'adopte. Il devient une entité révolutionnaire, un personnage symbolique de la Révolution, de même que cinquante ans plus tard M. Prudomme deviendra le type et le symbole de la bourgeoisie. Une imprimerie se fonde, dont les colophons portent : De l'imprimerie de Jean Bart, qui n'est pas un jean-foutre, non. Il en sort une nuée de journaux et de pamphlets dont les titres sont trop suggestifs pour n'en pas énumérer un certain nombre : Je m'en fous, ou pensées de Jean Bart sur les affaires d'Etat ; Je m'en fous et contre-fous, par le frère Jean, cousin de Jean Bart ; Je m'en fous, ou Jean Bart appareillant la corvette l'Egalité, journal bougrement patriotique, lequel avec le Père Duchesne, est la feuille qui remua le plus le peuple pendant les trois premières années de la Révolution ; Jean Bart à ses concitoyens, les vrais sans-culottes de France ; Je m'en fous, ou pensées de Jean Bart sur les affaires du temps ; Jean Bart, ou suite de je m'en fous ; Sacré gâchis de Jean Bart avec le père Duchesne ; Catéchisme de Jean Bart, ou suite de Il n'est pas possible d'en rire ; Le réveil de Jean Bart ; Le Jean Bart moderne ; Lettre de Jean Bart apportée à M. Duperron ; Le grand manifeste de Jean Bart ; Jean Bart à la piste de tous les sacrés groupes de factieux ; Grand jugement rendu par Jean Bart contre J.-F. Maury et Cazalis ; Jean Bart politico-bougritico-patriote ; Les étouffements de Jean Bart ; L'appel des dames de la Halle, par Jean Bart ; Les deux trompettes de Jean Bart ; La rage et le désespoir du père Jean Bart ; Jean Bart, grand maître des cérémonies pour la proclamation de l'évêque de Paris ; La grosse joye de Jean Bart ; Le thermomètre de Jean Bart ; La lanterne magique de Jean Bart ; La générale de Jean Bart ; La ronde-major de Jean Bart dans toutes les casernes de ses frères d'armes de Paris ; Jean Bart haranguant le peuple ; La conspiration fantastique dévoilée par Jean Bart ; Arrestation de Jean Bart à Marseille, etc. Pas de doute : on discerne clairement à qui et à quoi le nom de Jean Bart a servi. Le chef d'escadre de Louis XIV s'est mué en un farouche sans-culotte. L'imagerie suit le mouvement. Elle le représente en carmagnole, avec une énorme cocarde tricolore à son chapeau et cette légende : Je suis marin, foutre, Français pour la vie, et je m'appelle JEAN BART. Il illustre dans le même style les enseignes des boutiques. Cette métamorphose a du moins un avantage : aux plus mauvais jours de la Terreur, lorsque la foule envahit l'hôtel de ville de Dunkerque et fait un feu de joie des portraits des tyrans qu'elle y trouve et de celui du traître Calonne, ceux de Jean Bart et de son fils échappent à l'autodafé. Et la ville maintient les pensions qu'elle servait aux descendants de la famille Bart. Sous l'empire, Napoléon donne le nom de Jean Bart à l'une des deux écoles de Marine qu'il crée en septembre 1810, et les Dunkerquois lui élèvent un buste sur la place de l'Egalité : deux hommages dignes de lui, comme son nom donné, à toutes les époques, à un grand nombre de bâtiments de mer. Mais, lorsque sévit le romantisme, la pire des mésaventures advient à la mémoire de Jean Bart : Eugène Sue s'en empare. Non seulement il réédite en les aggravant les anecdotes intempestives publiées au siècle précédent, mais encore il en ajoute, qu'il tire de son cru. Son imagination de feuilletoniste ne demeure jamais à court. Il existe dans la première Loi de la mer, dans les Jugements d'Oléron, un certain nombre d'articles qu'il suffit de transposer dramatiquement pour obtenir un de ces récits terrifiants dont les lecteurs de romans populaires se délectaient. Eugène Sue n'a garde de négliger un pareil élément de pathétique ; mais tout est faux dans son récit : les faits, les personnages, les noms dont il les affuble, et même les sources où il prétend avoir puisé des renseignements. Si la Révolution fit de Jean Bart un sans-culotte, Eugène Sue le transforme en une sorte de Fra Diavolo de la mer. L'imagerie d'Epinal contribue à populariser ces sottises. Obéissant à la loi du moindre effort, mus par le même désir de flatter la clientèle des romans-feuilletons, la plupart des écrivains qui depuis lors parlèrent de Jean Bart basèrent leur récit sur celui d'Eugène Sue. On pourrait multiplier les exemples et prendre ces auteurs de fables en flagrant délit d'inexactitude. Ainsi le fier chef d'escadre de Louis XIV fut-il mué en un personnage d'opéra-comique. Plus poétique s'avéra la légende populaire qui évoquait son navire de feu errant, vaisseau fantôme, sur le théâtre de ses anciens exploits, tandis que les flammes serpentaient autour de lui et dessinaient l'ombre de sa forte stature aux regards apeurés des pêcheurs de la côte flamande. Il faut rendre à ce grand marin la popularité de bon aloi dont il jouit de son vivant. Certes, l'histoire de France est riche en grands hommes et en nobles exemples : ce n'est pas une raison pour défigurer et pour falsifier le souvenir de l'un des plus purs et des plus grands serviteurs de ce pays. Sa figure historique, dans sa grandeur, est la plus noble et la plus belle. Pour notre honneur, maintenons-le dans l'intégrité de sa gloire : elle peut supporter l'éclatante lumière de la vérité, elle y brille d'un nouveau lustre, elle y paraît plus radieuse encore. FIN DE L'OUVRAGE |