La mort du roi d'Espagne Charles II, survenue le 1er novembre 1700 et prévue depuis longtemps, ouvre la succession au trône autour de laquelle la lutte va s'engager. On désire que les Anglais ne croient pas que nous croyons à la guerre, et on s'y prépare. Aussi paraît-il infiniment probable que l'armement d'une escadre de quatre vaisseaux dont Jean Bart est chargé n'est pas, comme on le laisse croire, uniquement dirigé contre les pirates de Salé qui recommencent à faire parler d'eux. Cette escadre comprendra le Maure, que commande le marquis de Blénac, l'Adroit, du chevalier de Saint-Pol, l'Alcyon, du comte de Bussy, et l'Amphitrite qui n'est pas achevé. Jean Bart, qui le montera, en surveille la construction. On projette de renforcer ces vaisseaux de deux autres, le Triton et le Hazardeux, ce dernier sur le point de sortir des chantiers de Lorient. Cette fois, les Pays-Bas espagnols nous sont alliés. Anvers, et surtout Nieuport et Ostende, serviront de point d'appui ou de refuge à nos corsaires, ce qui constitue pour eux un précieux avantage, tandis que ceux d'Ostende n'auront plus de raison d'enlever en vue du port et sans grande peine les prises qui arriveront à Dunkerque. Jean Bart va inspecter les ports de Nieuport et d'Ostende pour se rendre compte des changements qu'on y apporta depuis la dernière fois qu'il les visita. Il emmène le chevalier de Saint-Pol et un groupe d'officiers et de pilotes. Il leur enseigne l'entrée de ces deux ports. Il lève un plan de celui d'Ostende et se convainc que les galères du chevalier de La Pailleterie y trouveront un excellent abri le cas échéant. Les gouverneurs de ces places lui rendent mille honnêtetés ainsi qu'à sa suite, et il revient enchanté de son expédition sous tous les rapports. Dès son retour, il met ses équipages sur pied de guerre. Au port et le long de la côte, c'est l'habituel branle-bas : le guetteur de la Tour reçoit les consignés du temps de guerre ; on rétablit celui du cap Blanc-Nez. On met en état de défense les forts des têtes des jetées. On se précautionne de correspondants en Hollande, et on se préoccupe des moyens de recevoir rapidement et sûrement leurs correspondances. Jean Bart envoie en mer des barques d'avis avec ordre de naviguer continuellement. Des vaisseaux hollandais passent en vue de Dunkerque, se rendant à la rade des Dunes pour se joindre aux anglais concentrés là : le capitaine Jamain, sur la corvette la Rusée, part à la découverte ; il surveille les mouvements de ces vaisseaux ; il ne borne pas son exploration à la rade des Dunes : il l'étend aux parages de l'île de Wight et des îles anglo-normandes, et même jusqu'à l'ouvert de la Manche. D'autre part, le capitaine Joris van Crombrugghe, sur la corvette la Hautaine, va dénombrer les vaisseaux de guerre en rade de Flessingue, remonte jusqu'aux Orcades et aux Shetland, et pousse même jusqu'à l'île Jan Mayen et à l'Islande. Jean Bart munit ces deux capitaines d'ordres apparents et d'ordres secrets ; il les nantit de commissions de l'amiral de France, pour leur donner l'apparence d'armateurs particuliers, ce qui leur permettra de donner sans inconvénients le salut aux vaisseaux de guerre anglais qui l'exigeraient. Car le cabinet de Versailles se garde d'entamer les hostilités et ne répond pas aux provocations. Une frégate anglaise a déjà canonné un pêcheur d'Ostende ; d'autres opèrent effrontément des sondages dans la rade de Mardyck, et l'une d'elles ose envoyer sa chaloupe à Dunkerque même. Sur quoi, pour compléter les informations rapportées par Van Crombrugghe, Jean Bart expédie en Hollande par la voie de terre un émissaire qui a mission de recueillir les renseignements les plus précis sur ce qui se passe à Flessingue. Il s'occupe de faire passer des chaloupes à Anvers sous le comte de Mornay, et il surveille la mise en chantier de trois demi-galères destinées à la défense de l'embouchure de l'Escaut. Il combine le plan de la campagne qu'il fera dans le Nord avec les quatre vaisseaux armés à Dunkerque. Afin d'éviter les risques du passage par les Mers Etroites, il préfère que le Hazardeux et le Triton, que doit lui amener le marquis de Chateaumorant, prennent leur route par le Nord-Ecosse et se rendent à un lieu de rendez-vous qu'il leur assigne en Norvège. Les hommes d'imagination consignent sur le papier le résultat de leurs cogitations, et envoient au ministre mémoires et projets concernant les entreprises à faire contre l'ennemi. Le baron de Pointis, célèbre pour avoir dirigé contre Carthagène en Amérique, avec l'aide des flibustiers de l'île de la Tortue, une expédition demeurée fameuse, expose à Pontchartrain les moyens qu'il envisage pour attaquer Flessingue et bombarder Amsterdam ; afin d'avoir les coudées franches, il faudrait attirer en mer l'escadre de Flessingue : nul n'y serait plus propre que Jean Bart avec ses quatre vaisseaux, et cette combinaison offrirait encore l'avantage d'éviter les difficultés de préséance entre lui et Pointis. Le ministre ne s'arrête pas à ce projet, et fait bien. Lorsque, par la suite, Pointis remplacera Jean Bart à Dunkerque, il n'y fera rien qui vaille, et il faudra lui donner un successeur. Par contre, un armateur dunkerquois, nommé Pletz, grand faiseur de projets en tout temps, en a élaboré un qui, cette fois, paraît mériter de retenir l'attention. Jean Bart l'emporte à Ostende pour en conférer avec le maréchal de Boufflers, commandant l'armée de Flandre. Il étudie sur place les mesures à adopter pour mettre Ostende à l'abri d'un bombardement. En réfléchissant aux positions respectives des vaisseaux anglais et hollandais et de ceux du roi sur les différentes mers du globe, et à l'utilité que l'on pourrait tirer des galères de Dunkerque, Pontchartrain, à son tour, conçoit un plan d'opérations qu'il envoie à Jean Bart en le priant de l'examiner. Vous êtes plus capable qu'un autre d'en juger par la connaissance que vous avez des bancs et des courants de cette mer, et de surmonter les obstacles qui peuvent s'y rencontrer. Et Jean Bart d'étudier un plan d'attaque contre les vaisseaux mouillés en rade de Flessingue, suivie de la rupture des digues et du ravage des îles de la Zélande. Depuis le printemps de l'année 1701, il est prêt à mettre à la voile avec son escadre. Le roi n'attend, pour lui donner l'ordre de partir, que la rupture avec les Anglo-hollandais. Elle ne se produit pas au cours de l'été. Quand vient l'automne, elle ne paraît plus imminente. L'ordre du 12 octobre qui vient de Versailles prescrit le désarmement des vaisseaux. Mais, de toute évidence, la partie est simplement remise. En cette fin d'année, Louis XIV destine à Jean Bart un magnifique vaisseau de soixante-dix canons, le Fendant, dont les chantiers du Havre achèvent la construction. Il veut que ce vaisseau soit exactement conforme aux désirs et aux besoins de son futur commandant, ne lui laisse pas le loisir d'attendre l'expiration d'un congé qu'il lui accorda en novembre, et l'envoie au Havre l'examiner sur place. A la fin de décembre, Jean Bart inspecte le Fendant et indique les augmentations et les dispositifs qu'il préconise. Tandis qu'il regagne Dunkerque, on les exécute. A la fin de janvier 1702, Pontchartrain lui demande d'indiquer la date à laquelle il faudra faire passer ce vaisseau du Havre à Dunkerque, en même temps que les précautions à prendre pour effectuer sûrement la traversée. Il est d'autant plus nécessaire d'y songer que tous les ports d'Angleterre regorgent de navires de guerre prêts à mettre à la voile au premier signal. Les hostilités peuvent éclater d'un moment à l'autre. Avant de répondre, Jean Bart envoie encore deux pilotes en Hollande, en quête de renseignements. Enfin, le Fendant arrive heureusement en rade de Dunkerque le 4 avril. Il y reste huit jours exposé à de très grands coups de vent ; bien mouillé, il les essuie sans broncher. A la manière dont il entre au port, les officiers déclarent à l'unanimité que le roi n'a pas de vaisseau qui gouverne mieux que celui-là. Dès le lendemain de son arrivée, l'escadre du Nord est ainsi constituée : le Fendant, commandant le chevalier Bart, chef d'escadre ; le Maure, sous le chevalier de Courbon Saint-Léger, capitaine de vaisseau ; l'Amphitrite, sous le chevalier de Saint-Pol-Hécourt, capitaine de vaisseau ; l'Adroit, sous le marquis de Gabaret, capitaine de vaisseau ; le Milford, sous le chevalier de Marège, capitaine de frégate ; le brûlot le Tigre, sous le chevalier de Beaujeu, lieutenant de vaisseau. Le Fendant est entré dans les jetées le 12 avril. Jean Bart se dépense sans compter, enthousiaste de ce beau navire, fier de la belle escadre et des officiers de choix placés sous ses ordres, plein d'ardeur à la pensée des perspectives qui s'ouvrent devant sa valeur et son ambition pour cette nouvelle campagne. La veille, il s'est senti attaqué d'une fièvre que l'on croit d'abord intermittente et légère, mais qui, subitement, s'aggrave, devient au bout de trois jours continue, violente et dangereuse au point que le 15 on lui administre le Saint-Sacrement. Pontchartrain, aussitôt informé, s'inquiète. Il prie Mme Bart de charger quelqu'un de le tenir, jour par jour, au courant de la marche de la maladie. Les médecins ne désespèrent pas. Le 25, une crise plus faible que les précédentes se produit. Elle leur donne bon espoir et ils pensent sauver le malade. Rien n'y fait : le lendemain soir, il entre en agonie, et le 27 avril 1702, à l'âge de cinquante-deux ans, entre quatre et cinq heures de l'après-midi, Jean Bart, terrassé en quelques jours par une pleurésie, rend le dernier soupir. Le 30, de l'hôtel de la rue de Bar, le corps est conduit en grande pompe à l'église Saint-Eloi. L'intendant de la Marine, les officiers d'Amirauté, le grand bailli Faulconnier et le Magistrat de Dunkerque en corps, les officiers des troupes de terre, les compagnons d'armes du héros disparu, ces vaillants officiers qu'il a formés, ce brave et noble chevalier de Saint-Pol qui signe l'acte de décès avec François Bart, Gaspard Bart et le curé Desvignes, jeune héros lui aussi, déjà marqué par la mort qu'il trouvera dans un combat et qui rejoindra son maître dans la gloire, lui font cortège. En dépit de la pluie, une foule immense suit le cercueil. Le canon tonne. Des décharges de mousqueterie crépitent. Le glas funèbre tinte lentement et, lugubre, pleure sur la ville en deuil. Le prêtre, pasteur titulaire et en chef, à la tête de son clergé au grand complet, célèbre le service solennel de la cloche Jésus. Les dernières prières sont dites sur le corps descendu dans une fosse creusée à la place d'honneur, dans le sanctuaire du chœur, au pied du maître-autel. Le roi continue à Mme Bart et à ses enfants la pension de deux mille livres qu'il faisait au chef d'escadre. François Bart en reçoit une de trois cents livres, et Pontchartrain lui écrit : Je vous ferai dans la suite tous les autres plaisirs qui dépendront de moi. Il tiendra parole. Cette mort est un véritable deuil public. C'était un bon sujet, et c'est une perte pour la marine, dit Pontchartrain à l'intendant Barentin. M. de Boursin envoie de Dunkerque à M. de Villermont une longue lettre à ce propos et conclut : On peut dire que c'est une perte irréparable pour la France. Le grand bailli Faulconnier écrit dans son histoire : Le roi savait bien qu'il ne retrouverait qu'avec peine un officier de sa capacité pour remplir un poste aussi difficile que celui de ce port. Quant au duc de Saint-Simon, il inscrit cette mention décevante sur le feuillet de ses Mémoires où il note les événements du jour : Le roi fit une perte en la mort du célèbre Jean Bart, qui a si longtemps et si glorieusement fait parler de lui à la mer qu'il n'est pas besoin que je le fasse connaître. Les Anglais et les Hollandais poussent un cri de joie. Celui qui terrorisait leurs gens de mer et leur infligeait des désastres qui provoquaient des émeutes parmi la populace de leurs grandes villes, celui que les boulets épargnèrent en cent combats meurtriers disparaissait subitement, vaincu par un accident stupide, un coup de froid, en pleine force, en pleine activité, en pleine possession de son génie, au moment où il se préparait à rendre à la marine française démunie les plus signalés services, au moment où les ressources de la France s'épuisaient et où elle allait avoir le plus besoin de serviteurs de cette trempe. La fortune commençait à se montrer infidèle au grand roi[1]. |
[1] Le 20 décembre 1928, au cours d'une fouille pratiquée à l'église Saint-Éloi, le docteur L. Lemaire retrouva en place le squelette de Jean Bart dont les pieds touchaient les fondations de l'ancien autel, démoli depuis. Lors des exhumations du XVIIIe siècle, le corps du grand marin avait été respecté. Il mesurait 1m. 88. La denture était très défectueuse. Le squelette fut remis dans un double cercueil et replacé à l'endroit où on l'avait découvert.