Rue de Bar, aujourd'hui rue Royer n° 6, un hôtel de belle apparence, tout neuf, avec ses communs et ses dégagements. Le jeune marin qui, une trentaine d'années plus tôt, léger d'argent mais riche d'espérance, d'intelligence et de courage, faisait ses premières armes dans la guerre de course, arbore aujourd'hui la cornette de chef d'escadre des armées navales du roi sur le vaisseau qu'il monte, a le droit de clouer à son grand mât une énorme croix de Saint-Louis en fer, et timbre des armoiries dont le roi le gratifia, la riche vaisselle d'argent qui luit sur ses dressoirs. Un beau miroir à cadre de bronze, de grands portraits du maître de céans, de sa femme et de ses enfants, ornent les murs des pièces que garnit un mobilier cossu, où se remarque une curieuse horloge dont la boîte est peinte de paysages et de marines. Des plaques d'or garnissent le livre d'heures de Mme Bart et celui de son mari. Un cocher soigne les chevaux de son écurie et conduit le carrosse de sa remise. Servi par trois valets et par trois servantes, M. le chevalier Bart habite cette demeure qu'il fit élever sur des terrains achetés de ses deniers. Elle est digne de son rang et du commandement qu'il exerce sur le port de Dunkerque et la région maritime environnante. Il y vit en famille avec sa femme, deux garçons et trois filles, survivants des dix enfants qu'elle lui donna, et aussi, seul survivant des trois enfants qu'il eut de son premier mariage, son aîné, François Bart, jeune lieutenant de vaisseau et futur vice-amiral de France, dans les moments où il n'est pas affecté au port de Rochefort ou bien ne navigue pas, et en attendant qu'il occupe une maison pour son propre compte. M. Bart a perdu son frère aîné, Cornil, qui ne commanda qu'une croisière en course et, le reste du temps, des navires de commerce. Il vient de perdre son cadet, Jacques, qui commença par servir sous ses ordres comme lieutenant, fut pendant trente ans l'un des plus vigoureux capitaines de corsaires de ce port, se joignit au chef d'escadre au cours de plusieurs combats, et disparut en octobre 1697 avec sa frégate qui périt corps et biens dans une tourmente. Son troisième frère, Gaspard, tient la mer depuis 1688 ; d'une infatigable activité, d'une grande bravoure, d'une force musculaire telle qu'il casse un jour deux sabres sur le dos de ses hommes qui veulent monter à l'abordage d'un paquebot par le beaupré malgré sa défense, il a réalisé une fortune ; il l'augmentera considérablement en se transformant en armateur, sera membre de la Chambre de Commerce, créée en 1700 par Louis XIV, et pourra de ses deniers assurer la paye des équipages des galères de Dunkerque lorsque les caisses du roi seront vides. Le dernier frère, Gaspard-François, que l'on appelle couramment le petit Bart, ne navigue pas en course et se fait armateur d'emblée. Après les frères, les cousins : André Bart, militaire dans l'âme, toujours prêt à aborder les navires ennemis qui montrent des canons à leurs sabords et à en tuer le capitaine de sa main ; le roi le' nommera capitaine de brûlot. Pierre Bart, l'aîné, qui se bat sur mer pendant trente ans, enlève quantité de navires armés, reçoit des blessures et cesse définitivement de naviguer à la fin de cette dernière guerre. Son fils, Pierre Bart le jeune, moins brillant, ne commande une course que pour se faire prendre et, par la suite, témoigne un goût trop prononcé pour le genièvre. Jean-Baptiste Bart, armateur depuis 1688, arme presque tous les corsaires montés par André, Gaspard, Jacques et Pierre Bart. François Bart, après six campagnes sur des corsaires comme quartier-maître, combat dans les rangs de l'armée de terre, chef de poste aux sièges de Douai, Le Quesnoy et Bouchain, et demandera la demi-solde après avoir reçu un éclat de bombe dans le jarret droit. Et encore un jeune pilote, Jean, filleul du chef d'escadre, qui, en 1692, échoua maladroitement sur les bancs de Flandre la Serpente, capitaine le fameux Doublet ; Pontchartrain parlait de le pendre, mais lui pardonna en considération des services de son parrain et de l'intervention favorable de Doublet. Enfin, un troisième, Pierre Bart, un savant celui-ci, mathématicien et professeur d'hydrographie, dont tous les intendants qui se succèdent à Dunkerque font l'éloge et qui forme d'excellents élèves ; le roi pensionnera sa veuve et ses enfants. Cette génération des Bart reste digne des précédentes ; pendant trois cents ans, cette famille illustre l'histoire maritime de son pays, depuis le XVIe jusque dans la première moitié du XIXe siècle. Elle perpétuera la même tradition de courage à travers les guerres du règne de Louis XV et jusque sous celui du roi Louis-Philippe. Très près de Jean Bart, il ne faut pas oublier François Vandermersch, frère utérin de sa seconde femme. Jeune homme, Vandermersch s'est attaché à sa fortune. Volontaire sous ses ordres directs depuis 1688, il sert avec le grade d'enseigne sur le Mignon en 1695. Dans la guerre de la succession d'Espagne, il commandera un navire en course, puis servira brillamment dans la marine royale. C'est, dit un intendant, un jeune homme de très bonne réputation, bon matelot, brave soldat, et fort aimé des équipages de ce pays-ci. Jean Bart lui témoigne de l'affection et marie avantageusement deux de ses sœurs. On est quelque peu surpris de rencontrer dans une famille composée de tant de vaillants guerriers un bon et pacifique curé, Nicolas Bart. Il est de deux ans le cadet de Jean, qui l'aime beaucoup. Il dessert la cure de Drincham. Parfois, l'illustre marin s'invite chez le modeste pasteur ; mais comme il amène avec lui sa nombreuse famille, il prend la dépense à sa charge, pour ne pas obérer le budget de son hôte. Tous deux devisent joyeusement à table, la chope de bière en main et la longue pipe de terre aux lèvres, tandis que les enfants s'ébattent dans le jardin du presbytère. Hors ces excursions dans le voisinage, M. le chevalier Bart ne quitte Dunkerque que pour se rendre à Versailles, où le roi l'autorise à lui venir faire sa cour durant le temps de ses congés. Dans le service, le Jean Bart familial et paterne disparaît. Là, il se croit toujours en temps de guerre. Il commande ferme. Il exige une obéissance rigoureuse. Il est à cheval sur les règlements. On ne peut lui dénier un fort mauvais caractère. Certes, il déploie une louable activité et mérite les félicitations que lui adresse le ministre pour les mesures qu'il prend, qu'il s'agisse de l'instruction des officiers, de la sécurité des vaisseaux et des magasins, du nettoyage de la rade dont le fond se hérisse dangereusement des ancres qu'on y abandonna, ou de l'installation sur les vaisseaux en radoub des haubans à la manière hollandaise, qu'il préconise. Il s'occupe avec zèle des moindres détails de son service, depuis le jugement des déserteurs jusqu'à l'habillement des hommes. Ses mesures sont approuvées et il en est souvent félicité. Mais son manque d'aménité, bien que membre de la confrérie de Notre-Dame du Saint-Scapulaire et de Saint-Joseph, provoque à tout bout de champ de ces histoires que les administrations ont en horreur, et qu'elles recommandent à leurs fonctionnaires d'éviter au-delà du possible. Si, pour une fois, il apaise un différend surgi pour une question de chasse entre les officiers de marine et le lieutenant de Roi à Bergues, et s'il mérite, de ce chef, les remercîments de Pontchartrain, il suscite au lieutenant général de l'Amirauté de Dunkerque une telle série de difficultés que Jérôme Phelypeaux intervient : Rien n'est plus contraire aux intentions de Sa Majesté et au bien de son service ; qu'il évite ces sortes de disputes avec le plus de soin et de sagesse qu'il pourra. Autre histoire avec le capitaine de port, qu'il accable de paroles fort dures parce que cet officier s'oppose à l'entrée d'un vaisseau. Jean Bart passe outre, et le vaisseau démolit la jetée. Il se montre extraordinairement jaloux de son autorité, quitte à empiéter à l'occasion sur celle des autres. Il exige d'être informé aussitôt après le commandant de place de tous les vaisseaux qui entrent au port. On le sait de ce chef si pointilleux en haut lieu que lorsque le chevalier de La Pailleterie s'installe à Dunkerque avec les six galères qu'il commande, et quoique le corps des galères soit entièrement indépendant, on lui recommande de prendre le mot du commandant de la Marine et d'éviter avec soin les contestations. Des orages éclatent entre ce commandant et le lieutenant de Roi. Ce dernier, remarque l'intendant Barentin, commence toujours par s'emporter avec une extrême vivacité, après quoi il convient généralement qu'il eut tort. M. Bart, au contraire, tâche de mettre la raison de son côté en gardant plus de modération dans ses paroles. L'accès qu'il se vante d'avoir auprès du roi, et qui est réel, le rend aussi peu traitable pour ceux qui servent sous ses ordres que pour ceux qui n'y servent pas. Un jour de tempête, un archer de la Marine veut forcer des matelots à s'embarquer dans une chaloupe pour secourir un navire en perdition, alors qu'une autre chaloupe, voulant tenter ce sauvetage, vient de chavirer avec les cinq hommes qui la montent, et qui se noient. Jean Bart s'étonne qu'on ait voulu forcer des hommes à tenter une chose impraticable. Il estime que lui seul pouvait dire si la sortie était possible. L'archer dépendait de l'intendant de la Marine ; de là, entre ce fonctionnaire et Jean Bart, un conflit que le ministre a toutes les peines du monde à apaiser. Même à propos d'un léger sujet de plainte, il s'en prend à l'intendant de la province, au représentant direct de l'autorité royale. Il monte contre lui une cabale : il interdit aux officiers de marine de l'aller voir. Cette fois, il se met en posture désavantageuse. Il s'attire du ministre un blâme sévère. Sans la considération de ses services, le roi lui eût infligé des marques de son mécontentement. Mme Bart intervient : faut-il que son mari fasse des avances à l'intendant ? Non, on ne le lui demande pas. Qu'il agisse comme bon lui semblera en ce qui le concerne personnellement, mais qu'il laisse les officiers de marine aller chez l'intendant comme précédemment. Lorsque c'est chose faite, l'intendant, galamment, prend l'initiative d'une démarche amicale, et la réconciliation s'ensuit. En temps de guerre, parmi les officiers de marine, c'est à qui servira sous les ordres de Jean Bart. Il n'a qu'à choisir pour avoir les lieutenants qui lui conviennent le mieux. Dans l'action, il peut compter sur eux. Ils adoptent unanimement ses décisions, attentifs à lui obéir ponctuellement. Aujourd'hui, en temps de paix, la situation se retourne. Voici par exemple M. de Paule, commandant de compagnie. Il apporte de la négligence dans le service. Jean Bart relève ses fautes. M. de Paule tourne en dérision les observations qu'il reçoit. Rencontre-t-il sur son chemin le commandant de la Marine ? Il affecte de lui tourner le dos. Il reçoit du ministre une mercuriale sévère. Mais un fait n'est que trop certain : les officiers de marine fuient le service de Dunkerque. Pontchartrain ne sait comment s'y prendre pour prier Jean Bart d'atténuer les rigueurs de la discipline qu'il impose à ses sous-ordres. Il imagine un biais. Il profite d'un séjour de Mme Bart à la Cour ; il la prie de vive voix d'intervenir auprès de son mari, de lui expliquer la nécessité d'arrondir certains angles et de verser quelques gouttes d'huile dans les rouages. Là-dessus, tempête ! Jean Bart s'imagine avoir perdu la confiance du ministre et la faveur de Louis XIV. Pourtant, il a toujours agi pour le bien du service, dans l'intérêt du Roi et de l'Etat ! Au désespoir, il écrit au ministre une lettre qui permet à Pontchartrain de mettre les choses au point, afin d'apaiser cette grosse émotion : Je ne sais sur quoi vous avez pu vous imaginer que je ne prenais pas de confiance en vous. Si vous vouliez faire attention aux commandements de confiance que j'ai demandés au Roi pour vous en toutes occasions, vous penseriez autrement. Cependant, je vous prie de croire qu'en continuant de bien servir le Roi, vous me trouverez toujours disposé à vous procurer de nouvelles grâces de Sa Majesté ! Vous auriez dû regarder comme une marque d'amitié pour vous ce que j'ai dit à Mme Bart, étant bien aise que vous connaissiez les choses qui ont pu éloigner de vous les officiers qui ont servi sous vos ordres, parce que je suis persuadé que votre intention n'est pas de leur donner du dégoût en leur faisant faire le service avec toute l'exactitude que les ordonnances le demandent. Au surplus, je vous prie de vous défaire de la prévention où vous êtes que je ne suis pas porté à vous faire plaisir, et d'être persuadé du contraire. Comment n'être pas calmé, et convaincu, par une lettre aussi bienveillante ? Elle apaise la susceptibilité et les appréhensions de Jean Bart. Les événements vont donner à son activité l'aliment qui lui convient le mieux. |