Jean Bart n'est pas plus tôt de retour à Dunkerque que courrier sur courrier lui apportent des lettres du ministre, le pressant, le talonnant au nom du roi. On sait à Versailles combien ses vaisseaux furent endommagés par le combat du Texel : qu'il fasse la plus grande diligence possible, qu'il veille à ce que l'on travaille jour et nuit pour les raccommoder, les réparer, les nettoyer et les mettre en état de reprendre la mer dans le plus bref délai. Les objectifs ne manquent pas. Les services qu'il peut rendre au roi se multiplient sous la plume de Pontchartrain. Voici d'abord une dépêche de l'ambassadeur de Suède : elle informe que cent cinquante navires hollandais sortiront incessamment de la mer Baltique sous l'escorte de six frégates de trente à trente-huit canons. Presque tous sont chargés de grains. Si Jean Bart s'en emparait, il rendrait un service au moins aussi grand que lorsqu'il reprit la flotte enlevée par l'amiral Hidde de Vries, le plus grand que le roi puisse attendre d'un homme placé dans sa situation, et ii y acquerrait une nouvelle gloire. Mais, pour cela, il n'a pas une minute à perdre. D'autre part, on a des nouvelles sûres de la flotte hollandaise des Indes. Elle arrivera dans le courant du mois d'août. Qu'il prenne ses mesures pour la rencontrer. Puis, un navire anglais de quarante-six canons, la Réserve, est en route pour débarquer à Leith le chevalier Macpherson, un partisan déterminé du roi Jacques ; les Anglais comptent le mettre à la torture pour découvrir le nom de ses complices ; ensuite, ils l'exécuteront. Que Jean Bart s'efforce d'arrêter la Réserve et de sauver le malheureux Macpherson. Avis lui est donné que plusieurs vaisseaux français vont charger des grains dans la Baltique ; ils reviendront par le nord de l'Ecosse : en s'approchant de temps à autre de l'entrée de cette mer au cours de sa croisière, il se mettrait à portée de les secourir en cas de besoin. On lui envoie encore la liste des vaisseaux de Hambourg prêts à sortir de l'Elbe, les uns à destination d'Arkhangel, les autres à destination de Lisbonne et Cadix, chacun de ces convois escorté par un vaisseau de soixante canons. Autre chose : quand Jean Bart aura descendu ses vaisseaux du port à la rade, il serait très agréable au roi qu'il tentât un coup de main sur trois corsaires d'Ostende qui, embusqués à proximité, raflent au fur et à mesure qu'elles arrivent au port les prises faites en pleine mer par les corsaires de Dunkerque, et envoyées par eux avec un équipage de prise qui ne peut jamais être bien nombreux. A la vérité, les ports des Pays-Bas espagnols ne manifestent aucun enthousiasme pour la guerre de course. On ne compte pas dix corsaires d'Ostende en mer d'un bout de l'année à l'autre, et la moitié à peine vaut quelque chose. Mais ils ont la chance de bénéficier d'une situation extrêmement favorable pour nuire aux Dunkerquois. Ils osent des coups de surprise jusque sur les bâtiments mouillés en rade. Depuis le début de la guerre, le tort qu'ils causent à la marine dunkerquoise se chiffre par deux millions de livres. Voici plus grave : l'Amirauté britannique a lancé aux trousses de Jean Bart sur les mers du Nord quinze frégates, renforcées des huit vaisseaux hollandais de l'amiral Van der Gœs. Jean Bart vient de descendre ses vaisseaux du port à la rade. Il fulmine contre l'Amirauté de Dunkerque qui sottement délivre des expéditions à des navires à destination d'Ostende : bon moyen d'éventer ses projets, car ces navires ne manqueront pas de renseigner l'ennemi sur ses faits et gestes. L'événement prouve qu'il n'a pas tort. Il a décidé d'appareiller le 3 août : le 2 au soir, dix vaisseaux hollandais et six du contre-amiral Thomas Hopson surgissent en vue du port. Depuis plusieurs jours, ils croisaient au large des bancs de Flandre où, dès le 25 juillet, le bourgmestre de Nieuport informa Hopson que Jean Bart comptait profiter du premier vent favorable pour mettre à la voile. Et comme par surcroît il le fournit abondamment de pilotes des bancs, Hopson poste parfaitement ses unités de manière à bloquer étroitement la rade. Rien ne peut sortir du port sans qu'il s'en aperçoive. Pontchartrain presse quand même Jean Bart de mettre en mer. Les capitaines de ses vaisseaux ne partagent pas l'avis de leur chef, qui ne craint pas une attaque de l'ennemi contre son escadre mouillée en rade. Il réunit son conseil. La majorité opine pour la rentrée des vaisseaux dans le port. L'insistance de Jean Bart obtient que jusqu'à la prochaine maline on ne les rentre qu'entre les jetées. Mais le nombre des vaisseaux de blocus augmente de jour en jour : il faut bien se ranger à l'avis de la majorité. A Versailles, Pontchartrain souhaite maintenant savoir l'escadre en sûreté, à l'abri des bombes, dans le Bassin du Roi. L'amiral Hopson ne jouit pas d'une situation particulièrement enviable. D'abord, les carènes des vaisseaux hollandais, ses alliés, ne furent pas nettoyées, si bien qu'ils marchent à une allure de tortue. Combien incapables de courir après Jean Bart, s'il lui prenait fantaisie de s'envoler ! Si vingt corsaires gagnèrent le large avant l'établissement du blocus, les autres passent à travers ses lignes comme ils veulent ; ils enlèvent même au passage le lieutenant du Portland, vaisseau destiné à recevoir le pavillon-amiral ! Et qu'apprend Jean Bart ? Grâce à une nouvelle inconséquence de l'Amirauté de Dunkerque, un navire de Dantzig reçoit l'autorisation de sortir ; à son bord, deux Anglais s'empressent d'informer leurs compatriotes que l'escadre de Dunkerque est équipée au double du chiffre normal. Or, Hopson manque de monde. Voilà qui le dissuade d'attaquer ; il craint de l'être lui-même. Pour comble, le temps se gâte et complique la tâche déjà très rude des vaisseaux de blocus. Leur mouillage était dangereux : il devient intenable ; ils perdent des câbles et des ancres. — M. Bart se moque de nous, dit Hopson. Il n'appareillera que lorsque nous serons réduits en miettes par l'ouragan. Il espère être relevé de sa pénible faction. Bien au contraire, on l'incorpore à l'escadre de sir Cloudesley Shovel, renforcée de tous les bâtiments disponibles, y compris l'escadre hollandaise. Le blocus est maintenu, tandis que les forces placées sous le commandement de Shovel se concentrent et s'organisent à la rade des Dunes. Aux gros vaisseaux, on adjoint cette fois des frégates, des galiotes à bombes, des machines infernales inventées par un ingénieur hollandais nommé Meesters. Shovel a ordre de faire l'impossible pour empêcher Jean Bart de sortir. L'Amirauté britannique va plus loin : elle adopte un plan d'attaque contre Dunkerque que lui propose l'ingénieur Meesters, plan classique d'ailleurs : tandis que les gros vaisseaux encercleront la rade, des frégates et des brûlots, en plus ou moins grand nombre suivant la nécessité, ne tirant pas plus de quinze pieds, soutenus par les machines infernales et le plus grand nombre possible de petits bâtiments commandés chacun par un officier, entreront dans la rade par la passe de l'ouest et ressortiront par celle de l'est, après avoir au passage canonné et détruit les forts qui défendent le port, notamment ceux des têtes des jetées. Cette opération accomplie, on procédera au bombardement du port et de la ville. Un corps de troupes sera tenu prêt à occuper les forts. L'amiral Shovel passe à l'exécution. Le 20 septembre au matin, vingt-deux vaisseaux anglais, autant de frégates, de galiotes à bombes et les machines de Meesters mouillent à la fosse de Mardyck. Quatorze vaisseaux hollandais s'installent à la passe nord. Au total, près de soixante bâtiments menacent la ville. L'événement ne surprend personne. Depuis trois semaines, l'intendant de la Marine Patoulet est informé par une dépêche de son ministre que les Anglais vont attaquer Dunkerque avec des machines, comme ils l'ont déjà fait à Saint-Malo et à Dieppe. Depuis longtemps, Jean Bart, qui va jouer dans l'affaire un rôle de premier plan, guette journellement du haut de la Tour les moindres mouvements des ennemis. Il a détaché en mer une barque-longue sous le capitaine Cochart et, dès le 2 septembre, il connaît exactement le nombre des ennemis auxquels on aura affaire. Il suit du regard leurs allées et venues aux Dunes et vers Gravelines, leurs stations parmi les bancs, leurs entrées et leurs sorties d'Ostende. On possède donc tous les éléments nécessaires pour prendre les mesures de défense en connaissance de cause. Pontchartrain envoie son fils, Jérôme Phélypeaux, les organiser avec le concours du commandant de La Neufville. Quelle chance d'avoir sous la main Bart, ses officiers et ses équipages ! On les répartit dans les forts et les batteries : de La Peaudière au Risban, de Pontac au château de la tête de l'ouest, d'Oroigne au château de la tête de l'est, de Rochemaure au fort de Revers. Le chevalier de Saint-Pol surveille avec des canons les abords de la jetée de l'ouest, où on a coulé des bâtiments maçonnés qui gêneront l'approche des machines infernales. La Neufville établit sur l'estran une batterie de trente pièces pour tirer sur les galiotes à bombes. On ferme l'entrée du chenal avec des estacades. On remonte les derniers navires restés contre la jetée est. On réquisitionne tous les capitaines corsaires appartenant à des armateurs particuliers, pour concourir à la défense ; ils sont une soixantaine demeurés au port. Quant à Jean Bart, on lui réserve la mission la plus périlleuse ; il l'accepte avec enthousiasme : avec six barques longues et onze chaloupes, il détournera les machines infernales en action, lancées contre les jetées, et enlèvera les galiotes à bombes. Le jour où l'attaque paraît imminente, les princes du sang accourent de l'armée de Flandre où ils font la campagne. Ils suivent en cela leur penchant naturel qui fait dire au maréchal de Villeroi : Il est bien difficile de veiller à leur sûreté. Du reste, leur inclination se conforme au désir de Louis XIV. Ils sont cinq, jeunes, brillants, empanachés, ardents, suivis d'une cour nombreuse, non moins brillante, non moins empanachée : le duc du Maine, l'amiral de France comte de Toulouse, le duc de Chartres, M. le Duc, et le prince de Conti. L'intendant de Flandre, Desmadris, les accompagne. Dans la ville en rumeur, le grand bailli héréditaire Pierre Faulconnier et messieurs du Magistrat se mettent en quatre pour recevoir dignement ces hôtes illustres, et pour loger le supplément de troupes annoncé par Villeroi, car le commandant de La Neufville se plaignait de n'avoir à sa disposition dans la place que cinq bataillons assez mauvais. Tous méritent ce certificat de bravoure que Villeroi leur décerne dans une de ses lettres au roi : Il faut dire à la louange de messieurs les Bourgeois qu'il n'y en a pas un seul qui témoigne la moindre inquiétude. Le 22 septembre, à six heures du matin, le maréchal arrive en chaise roulante ; à neuf heures, quatre cents mousquetaires et les régiments de dragons d'Aspheld et de Silly le suivent ; puis, à trois heures après midi, six compagnies de grenadiers. Accompagné de Jean Bart et du commandant de La Neufville, il inspecte les travaux et se fait rendre compte des dispositions prises. Il se félicite d'un phénomène assez rare : la Marine et la Guerre collaborent avec le seul souci du bien du service, et dans l'oubli des démêlés passés. Il approuve les bonnes et sages précautions envisagées par La Neufville. Une seule critique, de la part de Jean Bart, qui juge peu nécessaires, parce que trop éloignées, les batteries que l'on établit sur l'estran du côté de Furnes pour tirer sur les galiotes à bombes. C'est un homme qu'on peut bien croire en fait de marine, remarque Villeroi. La tournée d'inspection terminée, le maréchal s'installe avec le duc du Maine et le comte de Toulouse au haut de la tour du Risban, aux premières loges pour voir ce qui va se passer. Le vent et la marée deviennent contraires aux opérations de l'ennemi durant toute la matinée. A midi et demi, tandis que leurs gros vaisseaux restent au mouillage, six galiotes à bombes, cinq machines infernales, quatre frégates de trente à quarante canons, trois yachts, plusieurs petits bâtiments et des chaloupes armées mettent à la voile par un vent de nord-nord-ouest. Le tout se range en assez bon ordre face aux deux forts des têtes des jetées, hors de la portée du canon. Vers trois heures seulement, les machines infernales se décident à approcher. L'une d'elles pique droit sur l'entrée du chenal, vent arrière. Elle contient quatre-vingt-dix barils de poudre. Sous la menace des chaloupes de Jean Bart et le feu des forts de Bonne-Espé- rance et du Château-Vert, ceux qui la montent y mettent le feu et se sauvent dans leur chaloupe. A moins d'une portée de mousquet du fort de Bonne-Espérance, elle explose sans causer le moindre dommage. Les chaloupes de la défense recueillent sur l'eau un petit étendard, qu'elle avait arboré et qui continuait à flotter. Une deuxième machine s'approche à son tour. Celle-ci n'est chargée que de dix barils de poudre. Le canon des forts tonne. Jean Bart lance ses chaloupes. L'équipage de la machine prend peur. Il y met le feu beaucoup trop tôt. Elle saute presque aussitôt, sans que ceux qui la montent aient le temps de se sauver. Entre temps, la frégate du roi la Railleuse, en fin de croisière en course, rentre à la vue de l'ennemi ; audacieusement, elle traverse ses lignes en lui tirant plusieurs fois la bordée de ses canons. Et c'est tout. La nuit vient. Les petits bâtiments ennemis entrés en rade en ressortent, et se replient sur leurs vaisseaux restés au mouillage. Jean Bart, avec dix chaloupes armées, monte durant la nuit une garde dangereuse à l'entrée du chenal. Il détache deux chaloupes en sentinelle à une portée de mousquet en avant, pour le prévenir en cas d'alerte, et lui donner le temps de sortir et de courir à l'ennemi. Le lendemain 23, il ne se passe rien. Le 24 au matin, le temps superbe engage les princes à faire une promenade en rade. Ils prennent place dans quatre barques-longues du roi. Jean Bart, avec la Railleuse et douze chaloupes, les escorte pour leur éviter tout méchef le cas échéant. Le maréchal de Villeroi conte au roi un épisode de la nuit du 24 au 25 : Jacob Bart, frère du capitaine Bart, qui était en course avec trois frégates, a passé miraculeusement cette nuit au travers de l'armée des ennemis avec trois prises qu'il avait jointes, mais, malheureusement, à la pointe du jour la marée lui ayant manqué et s'étant vu au milieu de l'armée des ennemis, ses trois prises ont rangé la côte le plus près qu'elles ont pu pour essayer de se sauver, et comme la mer se retirait elles ont échoué ; les ennemis ont envoyé des chaloupes qui les ont brûlées ; les trois frégates sont rentrées heureusement dans le port. Le pauvre M. Bart perd deux mille écus aux bâtiments qui ont été brûlés, dont je suis bien fâché, car, en vérité, Sire, c'est un bon sujet et qui sert bien Votre Majesté. Je l'ai chargé de veiller soigneusement de fermer l'entrée du chenal toutes les nuits comme je l'ai marqué à Votre Majesté, afin d'éviter toute surprise. Le 25, neuf vaisseaux, une flûte et une quinzaine de barques se détachent de la flotte de blocus, entrent dans la rade à deux heures après midi et en ressortent à sept heures, sans avoir rien entrepris, que des sondages. Ce jour-là, M. Le Duc et le prince de Conti, sûrs qu'il ne se passera plus rien, s'en retournent à Courtrai, et le duc de Chartres à Furnes. Le 26, au matin, l'amiral Shovel, qui n'a lancé qu'une bombe contre la ville le premier jour et sans aucun succès, considère sa tentative comme manquée ; il lève l'ancre et regagne la rade des Dunes. Le duc du Maine et le comte de Toulouse s'en vont à Ypres, et dans la soirée le maréchal de Villeroi reprend le chemin du camp de Wormseele, où il rejoindra son armée. La sortie de Dunkerque est donc libre. Jean Bart prendra-t-il la mer ? Le roi commence par s'en remettre à lui : voici passées les occasions favorables qu'il aurait pu rencontrer en mer ; les mauvais temps, les longues nuits l'empêcheront de rien faire de considérable. S'il ne s'agissait pas de lui, le roi ordonnerait le désarmement de l'escadre, mais la confiance qu'il inspire permet d'espérer qu'il trouvera le moyen de rendre utile la course qu'il va entreprendre. Toutefois, puisqu'il veut partir, qu'il se hâte. Alors, Pontchartrain recommence à le pousser l'épée dans les reins : M. de Bonrepos signale plusieurs flottes hollandaises de grains sorties du Sund ; il n'indique pas la force des vaisseaux d'escorte ; peu importe ! M. Bart saura bien comment se comporter s'il les rencontre. Malheureusement, les vents contraires ne cessent de souffler, et le mois d'octobre passe. Le roi professe toujours la meilleure opinion sur Jean Bart. Il déclare : — Je serais mieux servi dans le port de Dunkerque si tout le monde agissait avec autant de zèle que M. Bart. N'empêche qu'il s'impatiente. Les équipages en font autant : la désertion s'y met ; ils s'engagent à bord des corsaires ; on en sera quitte pour condamner aux galères les déserteurs qu'on reprendra. Avec tous ces retards, l'escadre va manquer une flotte qui sort de l'Elbe avec une cargaison valant six millions de livres. Quel coup de fortune si elle s'en emparait ! Rien à craindre de l'amiral Shovel : son gouvernement lui a donné l'ordre d'éviter Jean Bart pour ne s'occuper qu'à convoyer les flottes marchandes anglaises et hollandaises de la mer du Nord. N'a-t-on pas dit au roi que Jean Bart n'a pas profité d'un vent favorable parce que cet heureux phénomène se produisit un vendredi ? A la vérité, Pontchartrain, qui se fait l'écho de ce bruit, proteste que le roi n'en a rien cru... et c'est heureux pour la perspicacité du roi, car c'est un 13 que l'escadre appareille. Du coup, Guillaume d'Orange, embarqué à Orange-Polder et prêt à traverser la mer pour se rendre en Angleterre, n'ose plus partir. Il lance contre Jean Bart l'escadre du marquis de Carmarthen, dont il attendra le retour avec la certitude que tout danger est écarté, pour risquer le passage. Tandis que Carmarthen cherche l'escadre de Dunkerque sur les côtes de Hollande, elle file sur Yarmouth et de là sur Vleker, dépistant habilement l'amiral anglais. Vingt-six navires de blé attendent son escorte pour aller en France. Un agent de Hollande profite des circonstances pour intriguer contre les Français, embrouiller conventions et articles de traités, et décider le roi Charles à agir sur les maîtres des navires pour leur faire rebrousser chemin ou les empêcher de partir. Dix-sept seulement se rangent sous l'escorte de Jean Bart. D'urgence, il faut partir. L'état des équipages l'impose. La mauvaise nourriture, l'insuffisance des rations, les fatigues ont fâcheusement influé sur leur santé. Deux cents hommes ont disparu ; la maladie en immobilise près de quatre cents. Jean Bart promet l'amnistie aux Français passés à l'étranger et qui se décideraient à combler les vides ; la promesse ne suffit pas à en attirer le nombre voulu. Les vêtements des soldats tombent en loques. Et l'amiral Shovel quitte la rade des Dunes avec dix-huit vaisseaux pour barrer à l'escadre le chemin du retour : il en connaît les moindres gestes ; de ce port neutre de Vleker, les renseignements lui arrivent en abondance. Jean Bart donne l'ordre d'appareillage le 28 décembre 1694. La présence des navires marchands, l'affaiblissement de ses équipages ralentissent et embarrassent singulièrement sa marche. Parvenu à hauteur du Texel, il se rapproche de la côte de Hollande. Au large de Flessingue, il découvre des vaisseaux ennemis deux fois plus forts que lui. Sa situation est critique : comment se tirer de là ? Il ne peut opposer qu'une faible résistance. Sûrement, la flotte marchande sera prise, et les vaisseaux d'escorte courent le même risque. Le génie de Jean Bart lui inspire une de ces résolutions audacieuses que seul un marin de sa trempe pouvait concevoir et exécuter. Au lieu de continuer sa route, il vire de bord et met le cap droit sur Flessingue, comme s'il voulait y entrer. La ruse réussit à merveille : l'ennemi, voyant la direction que prend la flotte, s'imagine avoir affaire à des Hollandais et ne poursuit pas. Maintenant, la difficulté commence. Il faut redresser la marche, naviguer à couvert des bancs, et pour cela ranger la côte de si près que souvent les fonds n'atteignent pas treize brasses. Jean Bart réussit ce tour de force, rendu plus difficile encore les deux derniers jours par une brume dans laquelle il faut se frayer la route. Tout autre officier que lui, écrit l'intendant, et qui n'aurait pas autant de connaissance de cette mer ne se serait point encore si bien tiré d'affaire. Pendant ce temps, l'amiral Shovel le cherche d'un autre côté : il lui fausse compagnie au retour comme à l'amiral Carmarthen à l'aller. Le 2 janvier 1695, l'escadre au complet, seize navires portant trente mille setiers de blé, et un dix-septième chargé de planches, entrent heureusement au port de Dunkerque. Lorsqu'il a veillé au transport des malades à l'hôpital, à l'enquête sur les plaintes formulées par les équipages, qui prétendent qu'on diminua leurs rations, rhabillé de neuf les soldats, radoubé, caréné et remis en état les vaisseaux, Jean Bart n'a pas volé le congé que le roi lui octroie. Pendant qu'il se repose, les affaires se gâtent en Hollande. L'émeute commence à gronder. Cette guerre interminable ruine le commerce. Le fardeau des impôts écrase la nation. En Angleterre, Jean Bart prend peu à peu figure légendaire ; on dit de lui : Le pirate de Dunkerque, et nul ne s'y trompe. Le bruit court qu'il recevra le commandement d'une flotte uniquement composée de corsaires. Et l'on se prépare à accomplir un gros effort pour s'en débarrasser. En France, on n'ignore pas les énormes préparatifs que font les ennemis ; le roi prend des mesures en conséquence. Le commandement de la Marine, depuis Dunkerque jusqu'à Boulogne, est confié à un chef d'escadre, le comte de Relingue. Comme l'escadre du Nord ne prendra pas la mer cette saison, il en exerce les équipages à tirer le canon des forts. Pour diminuer les dangers d'incendie, il donne l'ordre de remonter jusque dans les canaux intérieurs les nombreux bâtiments qui s'entassent dans le port. Il lance douze chaloupes neuves, sûr de les utiliser. Et il envoie en mer des barques d'avis chargées d'épier les mouvements des flottes ennemies et de lui en rendre compte. Joris van Crombrugghe, ce corsaire flamand que Jean Bart apprécie tout particulièrement, signale au début de juillet 1695 trente-deux vaisseaux anglais à la rade des Dunes et cinquante-huit autres passant de la Manche dans la mer du Nord. C'est la menace contre Dunkerque qui se précise. L'amiral lord Berkeley, placé à la tête de ces forces considérables, reçoit de plus des frégates et les galiotes à bombes radoubées, ainsi que les machines de Meesters. Onze vaisseaux hollandais de cinquante à quatre-vingt-quatre canons le renforcent. Le 4 août, il mouille à la fosse de Mardyck. Le 10, toutes ses forces réunies, il commande à cent quatorze unités navales. Le comte de Relingue place Jean Bart au fort de Bonne-Espérance et met sous ses ordres la troupe des bélandriers, avec la mission de fermer l'entrée du port. Le chevalier de Saint-Clair commande au fort Vert, le chevalier de Ferrières à vingt-quatre pièces de canon mises en batterie sur un ponton ancré à l'entrée des jetées. Un corps de cavalerie protège la batterie de l'estran. Quant aux chaloupes chargées de renouveler la manœuvre accomplie l'an dernier par celles de Jean Bart, elles sont au nombre de dix-huit sous le chevalier de Montgon et le marquis de Chateaurenault. Dernières mesures de précaution : on gare hors de la portée des bombes les matières combustibles, — brai, goudron et paille, — et on engage les habitants à tenir pleines d'eau devant leur porte des cuves et des barriques. Le 11 août, lord Berkeley pénètre dans la rade. De neuf heures du matin à trois heures après midi, il lance douze cents bombes contre les forts et les chaloupes dont la ligne s'oppose à une ligne parallèle de chaloupes anglaises et hollandaises, derrière laquelle cinq frégates forment une deuxième ligne, et vingt bombardes une troisième, le reste demeurant en réserve. Un engagement avec les chaloupes françaises ne produit aucun résultat. En deux fois, les Anglais lancent contre les jetées quatre machines de Meesters qui, cette fois, dégagent une fumée intense pour masquer leurs mouvements. Les officiers de nos chaloupes, en particulier de Court de La Bruyère, obligent l'ennemi à mettre le feu beaucoup trop tôt aux brûlots et aux machines ; ils les accrochent avec un splendide courage, et les contraignent à s'échouer sur la grève de chaque côté du chenal, où ces engins ne causent aucun dégât. Le jusant forçant plusieurs bâtiments à courir des bordées devant les forts, Jean Bart et de Saint-Clair prennent si justement leur temps, que leur feu oblige à s'échouer sur le banc de Brack une frégate de vingt-huit canons, trois galiotes et un petit bâtiment. La frégate sera prise d'assaut par les chaloupes du chevalier de Saint-Pol, de Chateaurenault et de Court de La Bruyère, sous le feu du canon de trois frégates hollandaises tirant à demi-portée ; ils feront l'équipage prisonnier et incendieront le navire. L'attaque des chaloupes a coûté la vie à un homme. Le tintamarre des douze cents bombes aboutit à tuer dans le Risban, là même où l'année précédente le maréchal de Villeroi et deux des princes s'étaient installés pour assister à l'action, un officier de terre venu en spectateur ; il y eut aussi un plancher crevé, en tout pour deux cents livres de dégâts. Lord Berkeley n'a plus qu'à se retirer. L'énorme dépense de l'expédition est en pure perte. Les lords Justices enquêtent. Les capitaines des galiotes hollandaises passent en jugement. Bien que la voie soit libre, on ne réarme pas l'escadre du Nord, mais une meute de corsaires s'élance vers le large et écume impunément les mers. Tandis que l'émeute fait rage à Amsterdam et que la populace pille et brûle les maisons des bourgmestres, Louis XIV accorde à Jean Bart, plus en faveur que jamais, un congé de trois mois pour venir à Versailles lui faire sa cour. Le congé expiré, Bart n'est pas plus tôt de retour à Dunkerque que le roi lui signe un brevet de pension de deux mille livres et, bien que François Bart n'ait que dix-neuf ans d'âge et deux ans seulement de grade d'enseigne, il le nomme lieutenant de vaisseau le 1er janvier 1696. |