Louis XIV attend avec impatience la nouvelle de l'arrivée de Jean Bart à Dunkerque. Il a grande hâte de lui annoncer qu'il lui destine une escadre plus puissante qu'aucune de celles qu'il lui confia jusqu'ici. Il a immédiatement besoin de ses services dans le Nord pour une mission de la plus haute importance. La situation est grave. En dépit des splendeurs de Versailles, des victoires retentissantes et des armadas immenses voguant orgueilleusement sur les mers, un spectre se lève sur le royaume, le spectre blême et terrifiant de la famine. Dans les ports, on guette anxieusement l'arrivée des prises chargées de blé qu'envoient de temps à autre les corsaires, pour en distribuer le chargement aux femmes et aux enfants des marins qui meurent de faim. Dans le pain frais des équipages, on introduit moitié de farine de seigle. Au Louvre, on distribue au peuple le pain du roi. Les signes abondent, et cette misère s'étend. Comment se procurer le blé qui manque en France ? Il en existe dans l'Est deux immenses réservoirs : la Russie et la Pologne. Comment le transporter ? La voie de terre est impraticable. Reste la voie de mer : le chargement à Dantzig, Tonningue et autres ports, la route par la Baltique, les détroits de Scandinavie et la mer du Nord. Mais combien d'embûches, que de dangers pour la flotte qui apporte en France les grains précieux ! Le roi prescrit à ses corsaires de s'emparer de tous les navires de blé qu'ils rencontreront, amis ou ennemis. On indemnisera les amis ; quant aux autres, ce sera, c'est le cas de le dire, pain bénit. Les Anglais et les Hollandais nous rendent la pareille pour les navires même neutres à destination d'un port de France ; en réplique, on masque ces navires, c'est-à-dire qu'on les destine apparemment pour un port autre que de France, Ostende par exemple. On transborde les cargaisons de bâtiment en bâtiment afin que l'ennemi ne puisse s'y reconnaître ni découvrir la destination véritable. Le truquage des papiers de bord va si loin que l'on voit des corsaires d'Ostende donner des copies imprimées de leurs lettres de marque à des bâtiments français, pour que ces derniers, munis par surcroît de précaution ; de passeports français de manière à n'être pas inquiétés dans les eaux françaises, puissent à l'occasion se transformer en prises espagnoles, au cas où des vaisseaux de guerre anglais ou hollandais les visiteraient ! L'ennemi poursuit ardemment son but : empêcher les navires de blé de parvenir en France. Pour y parvenir, il mobilise de puissantes escadres qui établissent leurs croisières comme autant de barrages sur la mer du Nord. Il s'avise aussi de procédés d'un autre ordre. On assiste au spectacle de navires qui chargent à Dantzig des blés pour la France, passent le Sund, puis, sans motif valable, reviennent sur leurs pas et prennent leurs quartiers d'hiver à Copenhague ou dans d'autres ports danois. En fait, ils reculèrent devant une charge de la cavalerie de Saint-Georges. Le blé qu'ils portent n'arrivera pas en France de longtemps. Le roi s'enquiert de vaisseaux de guerre neutres capables de les escorter. Des Danois s'engagent à les protéger : à la première rencontre de corsaires ennemis, ces étranges protecteurs contraignent leurs protégés à se séparer d'eux. Il faut de toute nécessité confier le soin de leur sécurité à des gardiens plus sûrs. Voilà pourquoi le roi jeta les yeux sur Jean Bart. Il connaît son infaillible coup d'œil de marin, son courage éprouvé, son esprit de décision, trois qualités essentielles pour remplir avec succès la difficile et dangereuse mission dont il va le charger. L'armée navale a regagné les ports du Ponant. Au Havre, à Brest, à Rochefort, on arme les vaisseaux qui, réunis à ceux de Dunkerque, composeront l'escadre du Nord. En attendant leur venue, on expédie de Brest les hommes qui équiperont les vaisseaux en armement à Dunkerque même. Jean Bart prévoit une campagne très dure dans ces parages où le froid et les gros temps sévissent durant la mauvaise saison, et réclame la double ration pour ses équipages. Les ordres lui arrivent, vagues et conçus en termes généraux au début, parce que le roi veut activer les préparatifs sans dévoiler encore le secret de sa pensée, puis nets et précis lorsque l'heure a sonné. Jean Bart commencera par mettre à la voile pour Héligoland avec le Comte et le Tigre. On comptait lui adjoindre le Charles II, armé au Havre, mais ce vaisseau entra si maladroitement au port qu'il doit y rester pour réparer ses avaries. A Héligoland, Jean Bart informera de sa présence les navires occupés à charger du blé à Tonningue. Il escortera jusqu'à Dunkerque les premiers prêts. Il repartira sans désemparer, renforcé cette fois de quatre vaisseaux de guerre que le roi arme à son intention. Il se dirigera sur Christiansand, lieu de rendez-vous de la grande flotte de blé. Il escortera cette flotte au retour et, en passant à Héligoland, prendra sous sa protection les retardataires de Tonningue. Devant Dunkerque, il abandonnera les navires destinés à y opérer leur déchargement, conduira les autres au Havre et, sa mission remplie, il ralliera enfin à Dunkerque tous les vaisseaux de son escadre. Il observe que le mouillage de Héligoland est intenable à cette époque de l'année ; sur son indication, au lieu de Héligoland, on adopte Vleker, aujourd'hui Flekkefjord, port de la province de Christiansand, au sud de la Norvège. Voilà le plan. Comment les choses se passeront-elles dans la réalité ? Le Comte, le Tigre et la corvette la Galante prennent la mer le 20 novembre et très rapidement atteignent Vleker, où Jean Bart s'attire une observation de l'ambassadeur, M. de Bonrepos, pour avoir, en mouillant sous le fort, fait le salut d'usage sans s'assurer de celui qu'on lui rendrait. La Galante file sur Tonningue et Brandebourg et prévient de son arrivée les navires qui y chargent du blé, avec lesquels elle reviendra. On a répandu le bruit que les vaisseaux destinés à rejoindre Jean Bart, armés à Rochefort et à Brest et placés sous le commandement du chevalier de Saint-Clair, feront route par le Nord-Ecosse. Les Anglais les y attendent. Mais le gros temps retarde leur sortie et, une fois en mer, ils passent tout bonnement par la Manche et le Pas-de-Calais. A la traversée du Détroit, ils enlèvent un paquebot, qu'un équipage de prise est chargé de mener à Dunkerque. Plus loin, ils rencontrent une flotte venant de Norvège avec des minutions de guerre pour Guillaume d'Orange ; ils attaquent les vaisseaux qui la convoient, le Milford, de vingt-quatre canons, le Torrington et une flûte anglaise de seize canons, le Prince-de-Galles, chargée de saumons de plomb et de harengs saurs pour Lisbonne. Le chevalier de Saint-Clair s'en empare et, avec ses trois prises, mouille triomphalement sous le fort de Vleker, à côté des autres vaisseaux de l'escadre du Nord. Jean Bart a désormais sous ses ordres le Comte, de cinquante canons ; le Tigre, de trente-six ; l'Adroit, de quarante-quatre ; le Fortuné, de cinquante-six ; le Jersey, de cinquante ; le Mignon, de cinquante ; le Maure, de cinquante-quatre ; enfin l'Aurore, de dix-huit. Afin de ménager ses vivres, il débarque les marins anglais qui montaient les prises du chevalier de Saint-Clair ; quant aux officiers, il leur permet de se rendre à terre, prisonniers sur parole. Il ordonne le transbordement de la cargaison du Prince-de-Galles sur ses propres vaisseaux, après avoir pris soin d'entrelacer et d'ancrer les vaisseaux anglais parmi les français, de telle sorte que l'on ne puisse y toucher contre son gré. La précaution est sage : les officiers anglais ont profité de la liberté qu'il leur a laissée pour se rendre auprès du gouverneur de Christiansand. Ils lui demandent de les remettre en possession de leurs vaisseaux, en vertu d'un traité passé entre le feu roi Guillaume, la Hollande et le roi de Danemark. Bien que la cour de Versailles ait toujours refusé de souscrire à ce traité, le gouverneur prétend l'exécuter. Il envoie des soldats danois avec des sous-officiers tenir garnison à bord des prises anglaises. Jean Bart les laisse faire et ne s'oppose pas à cette occupation. Mais il se rend à son tour à Christiansand. Il s'entretient avec le gouverneur. Comme, à son gré, ce personnage le prend de trop haut avec lui et, de toute évidence, veut absolument favoriser les Anglais, il ordonne au commissaire dont il s'est fait accompagner de retourner immédiatement à Vleker, d'achever le transbordement des saumons de plomb et des harengs saurs du Prince-de-Galles, puis d'incendier ce bâtiment. Le commissaire obéit. De retour à Vleker, il monte une chaloupe armée, s'approche du navire anglais, et somme de déguerpir le sergent et les dix soldats danois qui l'occupent. Ils refusent. Sans plus s'en soucier, le commissaire fait couper les amarres qui retiennent le Prince-de-Galles, le remorque à une portée de pistolet sous le vent de l'escadre, et y met le feu. Charitablement, il reste le long du bord, prêt à recueillir les garnisaires danois au moment où il leur prendra envie de se jeter à l'eau, ce qui ne tarde pas. Dès ce moment, Jean Bart ne garde plus aucune mesure avec le gouverneur de Christiansand. Du Torrington, il ordonne le transport à son bord des canons, puis des agrès et des mâts qu'il emploie à regréer le Milford à dessein d'utiliser cette prise, après l'avoir équipée d'hommes tirés de ses équipages ; il en fait ensuite saborder la coque. En même temps, il adresse sa plainte à l'ambassadeur de France, M. de Bonrepos, qui intervient énergiquement auprès du roi de Danemark. Cette fois, le roi envoie à Christiansand des ordres nets pour qu'on laisse la libre disposition de ses prises au commandant de l'escadre française. Et Jean Bart met en vente la coque du Torrington : il en tire encore 4.000 livres qu'il applique aux besoins de ses vaisseaux. Pendant ce temps, les navires de blé, leur chargement complet, se sont mis lentement en route, ceux du moins que les glaces ne bloquaient pas. Ils passent le Sund. Quelques-uns, dont les maîtres se laissèrent toucher par les arguments sonnants des Anglais, rebroussent chemin sous prétexte de gros temps qu'ils n'osent affronter. Jean Bart, dès qu'il en a pu réunir une trentaine, n'attend pas davantage et prend la mer, à la fin du mois de janvier 1693. Une escadre anglaise de quatorze vaisseaux et une escadre hollandaise se lancent à sa recherche sur la mer du Nord. Il leur glisse entre les mains. Une frégate de l'escadre anglaise, la Coronation, s'en détache et force de voiles pour Folkestone : elle avertit les lords de l'Amirauté que Jean Bart est en mer, leur indique la composition exacte de ses forces, et prévient aussi les vaisseaux anglais mouillés à la rade des Dunes. Ces derniers fondent sur l'escadre du Nord dès qu'elle arrive à portée ; ils la pourchassent jusqu'à la passe de l'est de la rade de Dunkerque, demeurent quelque temps sur leurs ancres devant la passe de l'ouest, mais, voyant leur coup manqué, lèvent l'ancre la nuit suivante et regagnent leur mouillage des Dunes. Le guetteur, du haut de la Tour, n'a pas perdu un seul de leurs mouvements. L'intendant Patoulet en personne monta sur une barque d'avis, et courut en mer au-devant de Jean Bart l'informer du péril menaçant. Et en fin de compte l'escadre du Nord entra en sûreté dans le port avec les trente navires de blé qu'elle escortait. A l'entrée, il se produit bien quelque bousculade ; les jetées en souffrent ; il en coûte quelque 5.000 livres de dégâts : qu'importe ? L'essentiel est sauvé. La campagne fut extrêmement dure. Les équipages supportèrent de cuisantes fatigues ; la mauvaise nourriture aidant et les pitoyables conditions de la vie à bord à cette époque, l'escadre ramène de nombreux malades. Ils encombrent les hôpitaux. Ils débordent jusque dans les magasins de la Marine où on les installe vaille que vaille, sans souci des récriminations possibles du financier Samuel Bernard, auquel on a promis ces magasins pour y loger ses grains, car c'est un grand spéculateur. Les jeunes gardes de la marine qui prirent part à l'expédition reviennent dans un tel état d'épuisement qu'on ne peut songer à les rembarquer. On les dirige sur Brest pour s'y refaire, et d'autres les remplaceront. Quant à Jean Bart, il prend la poste pour Versailles où le roi l'a appelé. La bonne nouvelle de son retour avec les navires de blé se répand instantanément dans tout le royaume, et son nom vole de bouche en bouche. Le 4 avril, il paraît à Versailles. Quinze jours plus tard, le 19, il est introduit dans la chambre à coucher du roi par la porte du salon de l'Œil-de-Bœuf. A sa gauche, il voit le lit royal, imposant avec les touffes de plumes blanches sommant le baldaquin, avec ses rideaux qui tombent droit, masquant les colonnes mais permettant de voir le lit séparé du reste de la pièce par une barrière basse faite d'une colonnade de bois doré. En face de lui, Louis XIV, portant en sautoir le grand cordon du Saint-Esprit sur son habit couleur tabac d'Espagne, la tête couverte du feutre noir et les mains gantées de gants blancs à crispins, se tient debout. Derrière le monarque, le ministre de la Marine et plusieurs officiers en justaucorps bleu ou rouge pris parmi les plus hauts gradés de l'armée et de la marine, dignitaires de l'Ordre royal et militaire de Saint-Louis fondé l'année précédente, et dont la première distribution de croix eut lieu dans cette même chambre du palais de Versailles. Quelques grands seigneurs debout également, assistent à la cérémonie : Louis XIV va faire à Jean Bart l'honneur de lui conférer personnellement la croix de chevalier de Saint-Louis, dont il vient de lui signer le diplôme. Jean Bart s'agenouille à deux genoux sur le parquet devant le monarque. Il prête le serment de vivre et de mourir dans la religion catholique, apostolique et romaine, de demeurer fidèle à son roi, de lui obéir et de défendre son honneur, ses droits et sa couronne envers et contre tous, de ne jamais quitter son service pour entrer à celui d'un prince étranger, de révéler tout ce qu'il pourra connaître de contraire à la personne de Sa Majesté et à l'Etat, enfin d'observer les règlements de l'ordre en bon, sage et loyal chevalier. La formule prononcée et le serment reçu, Louis XIV, avec cette majesté imposante qui, chez lui, semble naturelle, d'un geste noble et fier, tire son épée du fourreau et en touche le récipiendaire sur chaque épaule. Il lui accroche sur la poitrine la croix que lui a tendue le personnage qui se tient à sa droite. Jean Bart se relève. La cérémonie est terminée. Cette fois, les marquis de Molière ne se moquent plus de lui. Il n'est plus question de l'ours mené par M. de Forbin. Jean Bart reprend la poste pour Dunkerque : le 26, il a déjà assisté à la carène donnée à ses six vaisseaux. Il en active le réarmement. Il n'ignore pas l'urgence de son départ. Sans trêve, le ministre le talonne au nom du roi. Le 30 mai, Pontchartrain lui expédie ses instructions, avec l'ordre d'appareiller sitôt qu'il les aura reçues. Elles disent en substance : deux flûtes, le Portefaix et le Bienvenu, appareilleront en même temps que lui et navigueront sous ses ordres jusqu'au cap Derneus, où il ira en droiture, et où elles le quitteront pour se conformer aux ordres spéciaux que l'intendant Patoulet leur aura remis au moment du départ. Jean Bart se renseignera sur la situation des navires de blé qui doivent se concentrer à Vleker, et pour cela détachera en avant deux de ses vaisseaux avec la corvette la Biche. Si les navires de blé ne sont pas tous arrivés et qu'il estime pouvoir disposer du temps nécessaire, le roi l'autorise à croiser en course jusqu'à ce que la concentration soit achevée. Les vaisseaux détachés en avant informeront le commandant du fort de Vleker que, lorsque le commandant de l'escadre se présentera, il saluera le fort de trois coups de canon, à condition qu'on les lui rende coup pour coup. La flotte de blé une fois réunie, il la ramènera à Dunkerque, où il fera entrer ceux des navires destinés à y rester, et escortera le reste jusqu'au Havre. Si des forces ennemies s'opposent à son passage au Pas de Calais, il agira au mieux des circonstances, et sous ce rapport le roi s'en remet à lui pour choisir le parti le plus convenable. Cette mission remplie, il devra tenir la mer jusqu'au bout de ses vivres, dont ses vaisseaux seront garnis pour une campagne de quatre mois. Il retournera donc sur la mer du Nord, entre les côtes de Hollande, d'Angleterre et d'Ecosse. Là, nul mieux que lui ne connaissant la marche des flottes marchandes, le temps de leur départ et de leur arrivée, il s'appliquera à en enlever le plus qu'il pourra. Il enverra à Dunkerque les prises riches. Il transbordera sur ses propres vaisseaux les chargements de celles qui porteront des vivres. Entre temps, il détruira les bateaux pêcheurs anglais et hollandais, sauf à épargner juste le nécessaire pour y entasser les équipages ; il brûlera tout le reste ; il prendra soin de débarquer les Hollandais en Angleterre et les Anglais en Hollande. S'il enlevait une flotte de charbonniers de Newcastle, immanquablement le peuple de Londres crierait, ce qui serait un excellent résultat. Il rendrait encore un grand service au roi et à l'Etat en capturant une des flottes de blé que les Anglais, eux aussi, font venir de la Baltique, ou bien l'une des flottes de baleiniers de Hollande ou de Hambourg, qui sont considérables cette année, comprenant jusqu'à soixante navires escortés par un seul vaisseau de guerre, et qui reviennent de leur pêche au mois d'août. Vers la même époque reviennent aussi les vaisseaux des Indes, les flancs bondés de marchandises précieuses. Mais on insiste sur le caractère très général de ces instructions. On s'en rapporte à Jean Bart pour les exécuter et les interpréter à sa manière. La confiance que Sa Majesté prend en sa capacité, sa bonne volonté et son affection pour son service, fait qu'Elle ne lui prescrit rien de particulier sur cela ni sur les autres services qu'elle espère qu'il trouvera moyen de lui rendre. De pareils projets paraissent en effet très beaux et très faciles sur le papier : sur une mer battue des vents et parcourue d'ennemis, leur réalisation est moins simple. Le ministre ne la rend pas plus aisée en prétendant que Jean Bart s'exagère le nombre d'ennemis qu'il doit redouter. Jean Bart, plus exactement renseigné, donne un avis tout différent. Il sait fort précisément que les croiseurs et les corsaires anglais profitent de ce que le gros des forces navales françaises combat dans le Levant, pour écumer les Mers Etroites. Il apprend que l'ennemi vient de demander à Nieuport vingt pilotes côtiers : indice certain d'opérations projetées sur les côtes de la Flandre maritime. Ses amis les corsaires, toujours prêts à le seconder, lui signalent seize vaisseaux de force qui croisent sans répit entre l'embouchure de la Tamise et la Zélande pour l'empêcher de passer : pareil obstacle ne l'arrêtera pas à l'aller, parce qu'avec ses vaisseaux rapides et légers, il saura bien dérouter les prévisions de l'adversaire ; mais au retour ? Qu'adviendra-t-il lorsque la flotte qu'il escortera embarrassera sa marche et lui ôtera la liberté de ses manœuvres ? Il le sait pertinemment : les lords de l'Amirauté ne perdent pas de vue un seul de ses mouvements. Maladroitement, l'Amirauté de Dunkerque a élargi de ses prisons le capitaine d'un paquebot anglais qu'on y tenait enfermé : cet homme fournira sûrement des indications sur ce qu'il a vu. D'autre part, un corsaire hollandais a l'audace de débarquer sur la grève, non loin de Dunkerque, douze hommes qui enlèvent de vive force deux habitants et les conduisent en Ecosse. Comment ces prisonniers ne bavarderaient-ils pas ? On leur tirera sans difficulté les vers du nez. Barques de découverte, avisos se tiennent à l'affût, rôdent en quête de nouvelles. Jean Bart, impatient, attend leur retour et les interroge avidement à l'arrivée. De leur côté, les lords de l'Amirauté expriment à leur gouvernement le désir qu'une escadre protège les côtes d'Angleterre spécialement contre les entreprises de Jean Bart. Le souvenir de son expédition de Newcastle, toujours cuisant, les hante, et, en fait, Jean Bart pense à recommencer le coup. Malheureusement, il ne reste pas une escadre disponible pour ce service. On vient d'envoyer au large celle de l'amiral Thomas Hopson contre celui qui s'intitule arrogamment l'amiral des mers du Nord, ainsi que disent les documents anglais, sans que l'on puisse découvrir où ni dans quelles circonstances Jean Bart a jamais pris ce titre ronflant. Hopson doit joindre deux escadres hollandaises que Messieurs les Etats-Généraux des Provinces Unies mettent en mer pour rechercher et combattre l'escadre de Dunkerque ; et l'on espère que toutes trois réunies parviendront à écraser cette dernière. Le ministre a beau dire : Jean Bart est soucieux. Comment en pourrait-il être autrement ? Surtout le jour où la nouvelle de l'arrivée d'un envoyé du roi de Pologne se répand : le secret de la mission confiée par le roi à Jean Bart est percé à jour. L'ennemi sait maintenant que les cent vingt navires de blé réunis au port de Vleker attendent son escorte pour mettre à la voile et se diriger vers les ports de France, où leur venue est si anxieusement espérée. Les bâtiments qui composent l'escadre du Nord passent du port à la rade, où ils complètent leur armement et se tiennent prêts à profiter du premier vent favorable pour s'envoler vers le large. Ce sont le Maure, que Jean Bart commande en personne ; il a pour premier lieutenant de Court de La Bruyère ; son fils François, garde de la marine, est embarqué à son bord, ainsi qu'un excellent corsaire flamand, Joris van Crombrugghe, récemment nommé par le roi lieutenant de frégate légère ; puis, le Fortuné, capitaine de La Peaudière ; le Jersey, capitaine de Pontac ; le Comte, capitaine d'Oroigne ; le Mignon, capitaine de Saint-Pol Hécourt ; l'Adroit, capitaine de Salaberry de Benneville ; la corvette de six canons la Biche, capitaine du Mesnil de Chamblaye. Plusieurs de ces capitaines, qui appartiennent à la marine royale, s'illustreront dans la guerre de course. Jean Bart les forme, leur inculque ses méthodes. Il fera un héros du chevalier de Saint-Pol, qui, Jean Bart disparu, commandera l'escadre de Dunkerque, et périra en pleine jeunesse et en pleine gloire au cours d'un brillant combat. Quant à Salaberry de Benneville et à de Court de La Bruyère, ils parviendront au grade de vice-amiral. Un bon vent souffle sur la rade. Jean Bart hisse le signal d'appareillage. Par suite d'une négligence inconcevable, le capitaine de La Peaudière n'obéit pas. Le vent tourne, et la sortie est manquée ! Jean Bart est fort fasché, et le ministre fait savoir à La Peaudière que s'il ne répare pas sa faute au premier combat, de sa vie il ne commandera plus de vaisseau. Enfin, le 26 juin, le vent redevient bon ; au signal, les six vaisseaux, la corvette et les deux flûtes hissent leurs voiles et peu à peu disparaissent à l'horizon du nord. Le 29, à la pointe du jour, qui commence à se montrer à trois heures du matin, l'escadre découvre, à une douzaine de lieues à l'ouest du Texel, une flotte voguant à pleines voiles. Combien compte-t-elle de vaisseaux ? Dans l'aube matinale, impossible d'en déterminer exactement le nombre. Sûrement plus de cent. Elle se dirige sur le Texel. Jean Bart donne l'ordre de porter dessus. Au bout de deux heures de cette manœuvre, il constate que huit vaisseaux de guerre hollandais, dont l'un bat pavillon de contre-amiral, deux vaisseaux de guerre danois et un suédois escortent les bâtiments marchands. Parvenu à deux portées de canon de cette flotte, il hisse le signal de conseil. Ses capitaines mettent leur canot à l'eau et se rendent à son bord. En même temps, il envoie la Biche en reconnaissance pour savoir à quels navires on a affaire. Dans son opinion, toutes les probabilités sont pour qu'il s'agisse de ceux que le roi l'envoie chercher à Vleker. Les vaisseaux de guerre hollandais manœuvrent pour se masser à l'arrière-garde de la flotte, afin d'en assurer la protection. Du Mesnil de Chamblaye, le commandant de la Biche, n'hésite pas à passer au travers en essuyant leur feu. Il ne peut aborder le commandant des vaisseaux de guerre danois, mais il réussit à lui parler, et voici ce qu'il apprend : Guillaume d'Orange a donné à la marine de guerre anglaise comme à la marine de guerre hollandaise l'ordre exprès de s'emparer de tous les navires chargés de blé qu'elles rencontreront. Même si ces navires ont pour escorte des vaisseaux de guerre des rois du Nord, c'est-à-dire de Danemark ou de Suède, elles devront les combattre au cas où ils résisteraient. Ainsi, depuis le début du mois de juin, l'escadre du contre-amiral Hidde de Vries croise entre le Texel et Gœdereede, à l'affût de la flotte des blés destinée aux ports de France : la veille même de ce jour, sans l'ombre d'une difficulté, elle s'en est emparée ; les vaisseaux de guerre danois et suédois servant d'escorte n'ont opposé aucune résistance. L'amiral Hidde de Vries passa la journée à examiner les papiers de ses prises, au nombre de cent vingt. Telles sont les nouvelles que Du Mesnil de Chamblaye rapporte au conseil de guerre tenu à bord du Maure. Jean Bart s'écrie : — Il faut combattre et reprendre la flotte, ou y rester ! Ses capitaines opinent du bonnet. Il leur communique l'ardeur qui l'anime. A son exemple, tout à l'heure, ils attaqueront l'ennemi avec une vigueur extraordinaire. Les Hollandais bénéficient de l'avantage du nombre. Pour leur opposer une unité de plus, Jean Bart extrait cent vingt hommes de la Biche et du Bienvenu pour en équiper l'une des deux flûtes, le Portefaix. Il lui donne pour capitaine son premier lieutenant, de Court de La Bruyère. Après quoi, il fixe l'ordre de bataille de la façon suivante :
Il met en panne pour donner au Portefaix le temps de prendre ses dispositions de combat. Les vaisseaux hollandais en profitent pour s'élever au vent et revirer de manière à couper cette flûte du reste de l'escadre. Pareille manœuvre n'est pas pour déconcerter un homme comme de Court de La Bruyère, et Jean Bart put alors se persuader, s'il en était besoin, qu'il avait eu la main heureuse en lui confiant ce commandement : sous son impulsion, le Portefaix passe hardiment entre le deuxième et le troisième vaisseau hollandais, essuie sans broncher la bordée des quatre suivants, et prend le poste qui lui est assigné dans l'ordre de bataille. Jean Bart a fait procéder à la distribution aux équipages des menues armes, sabres et haches d'abordage, piques, demi-piques, pistolets, coutelas. Il entend ne pas s'arrêter à la canonnade. Il brusque l'attaque. Il fait à ses capitaines le signal d'abordage et d'aller le sabre à la main. Tous obéissent aussitôt, et chacun fond sur le vaisseau ennemi qui lui revient, conformément à l'ordre de bataille. Quant à leur commandant, il arrive vent arrière sur le vaisseau amiral hollandais, le Prince-de-Frise. Il avait même dessein que moi, écrira Jean Bart, il ne tarda pas à s'en repentir. Le Maure et le Prince-de-Frise se lancent leurs grappins et s'accrochent. Jean Bart se poste à l'endroit le plus favorable pour sauter sur le pont de l'ennemi. Il a revêtu sa tenue d'apparat. Il a coiffé sa tête de la perruque à longues boucles alors à la mode et du feutre à larges bords orné de longues plumes d'autruche. Le ruban de la croix de Saint-Louis rutile sur sa poitrine. A sa ceinture, il a passé deux pistolets chargés dont il ne se servira que pour tirer à bout touchant. Dans la main droite, il brandit un sabre court, légèrement recourbé, large du bout comme un cimeterre, arme excellente pour les corps-à-corps. Ainsi se dresse, terrible, sa haute silhouette au moment de l'attaque. Auprès de lui, un matelot chargé d'un sac de grenades va les lui tendre une à une ; Jean Bart tient entre ses dents une mèche allumée, avec laquelle il mettra le feu aux grenades au fur et à mesure que son matelot les lui passera. De toute sa force herculéenne, il les lancera pour déblayer le terrain et préparer un espace libre où prendre pied. Son fils François se tient à ses côtés et ne le quittera pas d'une semelle pendant l'action. Du geste et de la voix, il excite, il exalte son équipage. Il a promis dix pistoles à qui lui apportera le pavillon du Prince-de-Frise, et six pistoles pour l'enseigne de poupe. Un jeune contremaître, un Provençal, prend pied des premiers sur le vaisseau amiral hollandais. Il grimpe au grand mât avec l'agilité d'un singe. L'amiral Hidde de Vries devine son dessein et lui tire deux coups de fusil : l'un traverse sa main, l'autre sa cuisse. Le Provençal noue sa cravate autour de sa cuisse pour arrêter le sang, s'entoure la main de son mouchoir en guise de bandage et continue à grimper. Il décroche le pavillon et s'en entoure les reins comme d'une ceinture. Il dégringole du haut du mât, puis court à la dunette où il s'occupe à décrocher l'enseigne. Hidde de Vries se précipite et lui lance un coup d'esponton dans la fesse. Le Provençal se retourne et décharge sur la tête de l'amiral un tel coup du pic de sa hache d'armes qu'il le renverse, l'œil crevé. Il achève alors de décrocher l'enseigne et, fièrement, présente à son commandant les deux trophées si bravement et si lestement conquis. Sur le pont, la lutte se déchaîne, furieuse. Sur cet étroit espace, long de cent-vingt pieds, large de trente, sept cents hommes s'entremêlent dans l'horreur du combat corps à corps. Après la décharge des pistolets, ils s'écharpent à coups de sabres, s'éventrent à coups d'espontons et de hallebardes, se transpercent à coups de piques, s'assomment et se mutilent à coups de grenades. Les bordées de canons ébranlent l'atmosphère et font trembler les membrures des vaisseaux. Les cris des mourants, les hurlements des blessés déchirent l'air. Des flammes montent dans la fumée. Les éclats de bois causent d'épouvantables blessures. La puissante stature de Jean Bart domine les combattants comme sa voix domine le tumulte. Il fait le vide autour de lui. En moins d'une demi-heure il se rend maître du vaisseau ennemi. A ce moment, Hidde de Vries, outre le coup de pic qui lui creva un œil, a le bras gauche cassé d'un coup de mousquet, deux coups de sabre sur la tête, et un coup de pistolet dans l'estomac. Son capitaine en second, deux de ses lieutenants sont tués, son troisième lieutenant blessé. Il compte cent quatre-vingts hommes hors de combat. Le Maure n'a eu que trois tués et vingt-sept blessés ; mais, ses agrès hachés, il reste sur place, entièrement désemparé. Le Prince-de-Frise, dans l'impossibilité de soutenir la lutte, se rend. Cette rapide victoire personnelle de Jean Bart décide du sort de tout le combat. Le Mignon, du chevalier de Saint-Pol, est le matelot du Maure. Au moment où il attaque, Jean Bart lui crie d'imiter sa manœuvre et d'aborder le Stadenland, matelot du Prince-de-Frise. Le chevalier de Saint-Pol exécute l'ordre. Il lâche sur son adversaire sa bordée à double charge, le prolonge, et profite du moment pour le soumettre au feu violent de sa mousqueterie et lui lancer cent vingt grenades. Du coup, il lui met cinquante hommes hors de combat et, de son côté, n'en perd qu'un. Pendant sept ou huit minutes, on échange de part et d'autre un feu considérable. Malheureusement, les deux grappins lancés par le Mignon se rompent ; il déborde, et son commandant se voit contraint de courir un peu de l'avant pour donner de l'erre à son vaisseau. Il revient alors sur le Stadenland, lui lâche la même décharge que la première fois, et réussit à l'accrocher solidement avec la patte de son ancre. Dans l'intervalle de ces deux abordages, le capitaine de La Peaudière, passant à proximité du hollandais, lui a envoyé la bordée de ses canons. Tout l'équipage du Mignon s'est présenté à son chef pour monter à l'abordage. Sagement, Saint-Pol ne le permet qu'à une moitié de ses hommes ; il réserve l'autre moitié pour parer à toute éventualité. Le premier qui prend pied sur le vaisseau ennemi est un garde de la marine d'origine irlandaise, Dailly de Saint-Vidal. Il appartient à la compagnie de Toulon. Il a dix-sept ans. Il est fort petit de taille, mais va prouver un grand cœur et se conduire en brave. On emporte assez facilement le gaillard d'avant. L'ennemi résiste vigoureusement sur le gaillard d'arrière. Dailly de Saint-Vidal réussit à se hisser là, et, aux yeux des deux partis, livre un combat singulier à un lieutenant de vaisseau hollandais. Il reçoit trois coups de sabre sur la tête et un quatrième fort dangereux sur le bras, mais il envoie deux vigoureux coups d'épée dans le corps de son adversaire, qu'il met en aussi mauvais état que lui. Obligé de céder le terrain sur le gaillard d'arrière, l'équipage ennemi se retranche dans la grande chambre et entre les deux ponts. Hardiment, les Français y pénètrent par les écoutilles et même par les sabords de la batterie basse, ce qui met fin au combat. Les assaillants ont perdu sept tués et trente blessés, les Hollandais plus de soixante tués et environ quatre-vingts blessés. Les officiers du Mignon s'affairent auprès de leurs hommes pour les empêcher de piller les hardes et les menus objets de l'entrepont, et les chambres des officiers. Ils n'y réussissent pas. Le pillage de l'entrepont est admis par la coutume. On l'appelle le petit butin, ou pluntrage. Habituellement, on l'abandonne aux hommes qu'en fait rien ne peut retenir dans la chaleur de l'action ; il vaut mieux se résigner à leur octroyer bénévolement la part du diable. On ne parvenait pas davantage à les empêcher de dépouiller les personnes ; on se rappelle le traitement que subit Forbin en tombant entre les mains des matelots du Nonsuch. Ici, à grand peine, on évite ce désagrément au capitaine et à ses deux lieutenants ; tous trois sont dangereusement blessés de coups de sabre et d'épée. Le chevalier de Saint-Pol les traite non en ennemis, mais en amis, et leur fait donner des soins, bien qu'on lui assure que les prisonniers français sont fort mal traités à Amsterdam. Mais il considère qu'ayant eu affaire à des braves, il est de son devoir d'en user généreusement envers eux. A l'issue du combat, la visite du Mignon le révèle fort blessé, lui aussi : deux coups de canon percèrent le mât de misaine, l'un des bossoirs est coupé, l'étrave et l'avant paraissent sérieusement endommagés. Le Fortuné, du capitaine de La Peaudière, était vaisseau de tête dans l'ordre de bataille. Il attaque la Princesse-Emilie, vaisseau de tête ennemi, l'accroche d'un grappin, et y fait pleuvoir une telle quantité de grenades que les Hollandais abandonnent le château d'avant. Mais l'Oudenarde et l'Oost-Stellingwerf, qui suivent, canonnent le Fortuné ; un de leurs boulets coupe par le milieu la chaîne de son grappin ; le hollandais, délivré, déborde incontinent et fait vent arrière. S'apercevant que ses camarades tiennent le vent pour ensuite revirer sur l'arrière-garde française et voler au secours de leur amiral aux prises avec Jean Bart, il tient le vent, lui aussi. Le Fortuné, placé à ce moment entre l'Oudenarde et l'Oost-Stellingwerf, lâche sa bordée au premier, à demi-portée de pistolet : les voiles sur le mât, les agrès hachés, dans le désordre le plus complet, l'Oudenarde reste en arrière. Bord à bord avec le second, le Fortuné lui envoie sa deuxième bordée. Sans s'amuser à les poursuivre, La Peaudière double le Stadenland entre les deux abordages du chevalier de Saint-Pol, ne réussit pas à l'aborder, bien qu'il l'élonge vergue à vergue, parce que lui-même est trop désemparé, mais, ses canons rechargés, lui envoie une bordée, bord à bord. Il arrive alors sur un autre vaisseau hollandais qui le canonnait, et le désempare si bien que l'autre reste un long moment sans pouvoir faire un mouvement. — Je l'aurais pris, dit La Peaudière, si j'avais eu le moindre vaisseau au vent à moi. Salaberry de Benneville, qui commande l'Adroit, s'est adressé au Zeep-Zeep qui lui revient d'après l'ordre. A peine l'a-t-il abordé que ses officiers, le lieutenant de Fricambault, l'enseigne de Gabaret, MM. de Montalembert et de Brême, s'y campent d'un bond et entament la lutte avec ardeur. Le Zeep-Zeep ne tire plus guère et se rend, quand les cordages par lesquels l'Adroit le tenait viennent à manquer. L'équipage ennemi s'était retranché sous un gaillard. Le lieutenant de Fricambault veut l'y forcer, et est tué. L'enseigne de Gabaret reçoit une blessure ; certain qu'on ne lui fera aucun quartier s'il se laisse prendre, il se précipite à la mer et se sauve à la nage. Salaberry, sous la menace de la Princesse-Emilie, débarrassée du Fortuné, et qui arrive sur lui vent arrière dans l'intention de l'aborder, reprend quinze des meilleurs hommes de son équipage parmi ceux qui avaient sauté sur le Zeep-Zeep, pour mieux résister au nouvel assaillant. La Peaudière a vu la menace et, de sa bordée bien ajustée, désempare la Princesse-Emilie. L'Adroit, délivré de crainte grâce à cette heureuse intervention, revient sur le Zeep-Zeep et s'en empare définitivement. Le Comte, sous d'Oroigne, a abordé l'Oudenarde. Il s'apprête à l'amariner, quand l'Oost-Stellingwerf lui lâche vergue à vergue la bordée de ses canons de tribord et le désempare de toutes ses voiles d'arrière. D'Oroigne riposte par un tel feu de son canon de bâbord et de sa mousqueterie, que l'Oost-Stellingwerf, au lieu de lui passer au vent pour revirer ensuite sur le vaisseau de Jean Bart comme il en avait l'intention, est obligé d'arriver. Quant à l'Oudenarde, profitant de la situation de son capteur que le délabrement de ses voiles a mis dans l'impossibilité de manœuvrer, il reprend courage et manœuvre à son tour pour se tirer de ses griffes, sans que d'Oroigne puisse l'en empêcher. Encore faut-il que le Comte riposte de son mieux à deux des hollandais qui depuis un moment le canonnent à portée de pistolet. Enfin le Jersey, du capitaine de Pontac, s'efforce sans succès d'aborder la Ville-de-Flessingue, qui réussit à l'éviter. A ce moment du combat, le vaisseau-amiral, le Prince-de-Frise, vient de se rendre. Aucun de ses camarades ne put venir à son secours, empêchés par les lieutenants de Jean Bart et grâce à la rapidité de l'action de Jean Bart lui-même. Le sort du combat est décidé. Les Hollandais s'avouent battus. Les cinq vaisseaux de leur escadre qui ne sont pas pris se sauvent à la débandade. Le Jersey, le Comte, l'Adroit et le Portefaix se lancent à la chasse des fuyards. Le Maure, le Fortuné, le Mignon sont trop délabrés pour pouvoir participer à la poursuite. De plus, Jean Bart estime plus urgent de ramasser les cent vingt navires de blé. Il arrête la chasse. Il reprend toute la flotte marchande ce jour même, à l'exception d'un écossais qui s'est sauvé et que la Biche rejoint et ramène le lendemain. Les vaisseaux endommagés se raccommodent sur place par leurs propres moyens, dans la hâte de remettre à la voile au plus tôt. Ils sont en état le lendemain. L'escadre du Nord rentre à Dunkerque le 3 juillet avec ses trois prises de guerre et trente des navires de blé. Le reste défile en vue du port, traverse le Détroit, et arrive heureusement à Dieppe et au Havre, sauf un léger accroc : les deux vaisseaux de guerre danois et le suédois qui laissèrent prendre la flotte par Hidde de Vries, puis reprendre par Jean Bart sans s'émouvoir autrement et en demeurant paisibles spectateurs de l'action, continuent leur escorte après que l'escadre du Nord les a quittés. Ils la continuent avec le même détachement des intérêts qui leur sont confiés : à la traversée du Pas de Calais, un vaisseau anglais de quarante canons leur enlève sans opposition quatre navires de Stettin. Pour avoir l'air d'esquisser un semblant de résistance, d'ail-leurs purement morale, le vaisseau suédois les accompagne jusqu'en Angleterre, sous prétexte d'y porter sa réclamation. Agacé, Pontchartrain demande à l'ambassadeur, M. de Bonrepos : — Quels ordres a-t-il donc reçus ? Si ce n'est pas pour empêcher les navires d'être pris, son escorte est inutile ! Les cinq vaisseaux hollandais échappés aux serres de Jean Bart se réfugient au Texel dans le plus grand désordre. Pour la première fois, leur Amirauté, si fière de sa prééminence sur mer, enregistre la perte d'un pavillon-amiral. Sur son ordre, les capitaines passent en jugement. La populace assaille deux d'entre eux dans la rue et les lapide. Ils se réfugient dans un cabaret, où ils se retranchent et subissent un siège en règle. L'affaire prend les proportions d'une véritable sédition. Il faut l'intervention de la troupe pour les dégager. Un autre se sauve en Angleterre, rentre en Hollande, est jeté en prison, et s'évade. Il se vante d'avoir bravement combattu Jean Bart deux ans auparavant, grâce à quoi il bénéficie d'un acquittement sous caution. Quant aux autres, ils sont destitués, condamnés à la prison, à mille ducatons d'amende chacun, et aux frais du procès. La fureur des ennemis se mesure encore à ceci : à Londres, on apprend qu'un capitaine anglais, nommé Kiggin, envoyé avec six vaisseaux pour se réunir à trois vaisseaux hollandais, passa à proximité du lieu du combat et se garda d'y participer. A son retour en Angleterre, celui-là aussi passe en jugement. Quant aux vainqueurs, ils débarquent sur le quai de Dunkerque aux acclamations de la population, et pénètrent triomphalement dans la ville par cette porte du Nord qui, lors de la démolition des fortifications, fut transportée dans la cour de l'Hôtel de Ville où l'on peut toujours la voir. Leurs vaisseaux, terriblement maltraités, ne peuvent plus tenir la mer. Ils remettent aux mains de l'Amirauté quatre cent quarante-cinq prisonniers, plus quatorze officiers-majors. Les prisons, déjà bondées, n'en peuvent recevoir que trente et un ; on en évacue deux cent quatre-vingt-quinze sur Calais. On en soigne cent vingt-neuf, blessés, à l'hôpital, puis, comme ils commencent à y répandre l'infection, on les installe presque aussi bien dans des granges. Tous les officiers sont blessés, et l'amiral si grièvement qu'il ne réchappera pas. Les chirurgiens l'amputent d'un bras. Il avoue galamment : — Je n'ai jamais été à une si belle fête, ni vu des hommes se battre avec tant d'ardeur et faire un si grand carnage. Il ne tarit pas d'éloges sur le compte de Jean Bart et écrit en Hollande : La consolation que j'ai est d'avoir été vaincu par des héros. Le roi trouve bon que l'intendant Patoulet fasse prendre soin des autres officiers hollandais blessés, et qu'il leur témoigne même son chagrin d'être obligé de les retenir en prison, une fois guéris ; il leur expliquera qu'il ne peut se dispenser d'en agir ainsi à leur égard, pour obliger l'Amirauté d'Amsterdam à relâcher un certain nombre de Français prisonniers qu'elle détient, contrairement à la convention conclue avec elle et signée par elle. Le jour où l'escadre rentrait au port, l'intendant s'en revenait de Boulogne, et, en cours de route, s'étant arrêté à Gravelines, un sien neveu, qu'il avait placé sur le Maure en qualité de commissaire à la suite, accourut au grand galop lui annoncer la victoire. Il le réexpédie aussitôt au ministre de la Marine pour lui en faire un récit complet. Y ayant été présent, il en fera mieux le détail de bouche. Quant à lui, pressé d'aller aux informations, il se hâte vers Dunkerque. Le lendemain, au cours d'un rapport à Pontchartrain, il écrit : Vous avez à présent, monseigneur, lieu d'être content de M. Bart. Tous les officiers que j'ai vus de son escadre sont très satisfaits de sa bonne manœuvre et de son courage. Voici la réponse du ministre : J'ai appris avec beaucoup de plaisir la nouvelle que votre neveu m'a apportée de la rencontre que M. Bart a faite. Il est certain que cette affaire est heureuse, mais il y a aussi beaucoup de bonne conduite et de valeur dans ce que ledit sieur Bart a fait, et, s'il avait pris le parti de mener lui-même au Havre les vaisseaux qu'il y a laissé aller, il n'y aurait rien à désirer à cette action. Cette restriction, assez inopportune en vérité, a le don de provoquer un sursaut d'indignation chez Patoulet, peu suspect de partialité en faveur de Jean Bart. Mais il a sous les yeux les prisonniers et les blessés qui suffiraient à donner une idée de l'ardeur et des difficultés de la lutte, si l'état pitoyable des vaisseaux de l'escadre n'en fournissait une preuve plus flagrante encore. Sachant qu'en même temps le ministre talonne Jean Bart pour qu'il remette en mer le plus tôt possible, — car les ennemis, le sachant de retour, vont évidemment poster des vaisseaux pour lui fermer la sortie de la rade, — Patoulet, avec une franchise et une bravoure qui l'honorent, prend sa plume d'oie la plus ferme, la trempe dans sa meilleure encre, et riposte : Je prends la liberté de vous dire qu'on ne doit point accuser M. Bart d'avoir manqué de mener lui-même au Havre les vaisseaux qu'il y a laissé aller, parce que son vaisseau ni les autres de son escadre n'étaient plus en état de naviguer, presque tous leurs mâts étant coupés. Il faut lui rendre cette justice, et que son action est telle que peut-être n'en trouvera-t-on jamais une semblable par toutes ses circonstances, lesquelles mériteraient, ce me semble, monseigneur, que vous fissiez quelque chose pour lui et pour les officiers qui l'ont si bien secondé. Je ne saurais vous expliquer avec quelle valeur et quelle bonne conduite cette action a été exécutée. Six vaisseaux moins forts que huit des ennemis ont eu l'audace de les attaquer ; ils en ont pris trois, et trois autres auraient probablement été pris s'ils n'avaient évité l'abordage et pris la fuite après s'être débarrassés de nos vaisseaux qui les avaient abordés. Vous me permettrez, monseigneur, de vous dire que cette action est grande, et qu'il semble qu'elle diminuerait une partie de son éclat, si le roi ne faisait quelque chose d'extraordinaire pour la récompenser. C'est qu'en effet Jean Bart vient de sauver la France de la famine. Instantanément, le prix du blé tombe de trente à trois livres le boisseau. Un retentissement immense, une allégresse générale dans toutes les provinces du royaume saluent la victoire. Dangeau note sur son Journal : Cette action est très glorieuse pour Bart, très utile à l'Etat et a fait grand plaisir au roi. Que fera Louis XIV ? A peine le Maure a-t-il touché le quai que Jean Bart expédie son fils à Versailles pour déposer aux pieds de Louis XIV le pavillon amiral du Prince-de-Frise et lui remettre un premier et bref rapport de son action. Le jeune homme brûle les étapes et arrive bon premier, devançant le neveu de Patoulet. Botté et couvert de poussière, le voilà d'un bond dans le cabinet de Pontchartrain, auquel il remet le rapport rédigé par son père. Le ministre ne lui laisse pas le temps de se débarrasser de la poussière de la route ni de changer de costume. Il le fait monter dans son carrosse et, fouette cocher ! en route pour Saint-Germain-en-Laye, où le roi se trouve ce jour-là. Introduit devant Sa Majesté, François Bart dépose à ses pieds le pavillon conquis sur l'ennemi, glorieux trophée qui bientôt se balancera aux voûtes de Notre-Dame de Paris. L'audience terminée, le garde de la marine se retire. Botté et peu accoutumé à évoluer sur un parquet frotté, il glisse et tombe. Louis XIV pousse un cri et fait un mouvement comme pour l'aider à se relever. Mais le jeune Bart se remet sur ses pieds aussi promptement qu'il est tombé. Et le roi de rire et de dire : — On voit bien que messieurs Bart sont meilleurs marins qu'écuyers ! La nouvelle de l'arrivée du messager se répand immédiatement dans toute la Cour, mettant tous les courtisans en émoi. La princesse de Conti veut entendre de sa bouche les détails de l'action, et se le fait présenter. Lorsqu'il a fini son récit, elle tire une fleur d'un bouquet qu'elle tenait à la main et la lui tend en disant : — Monsieur, présentez cette fleur à monsieur votre père, et dites-lui de ma part de la mettre à sa couronne de lauriers. C'était Vénus qui couronnait Mars. La princesse de Conti était la plus belle femme de son temps : Jean Bart était l'homme le plus courageux que l'on connût alors. Quelques jours plus tard, un nouveau courrier se présente de sa part au ministre : son beau-frère Vandermersch, qui participa à l'expédition et apporte un second rapport plus détaillé que le premier. Pontchartrain, toujours pointilleux, estime que le premier suffisait. Sans doute regrette-t-il la dépense. Et maintenant, voici venir les grâces du roi. Il adresse des lettres exprimant sa satisfaction aux capitaines de l'escadre et aux officiers qu'on lui signala comme s'étant particulièrement distingués. Il nomme enseignes de vaisseau François Bart, qui monta à l'abordage avec son père et ne le quitta pas durant tout le combat, et le petit garde Dailly de Saint-Vidal, qui se battit si bravement en combat singulier avec un officier hollandais et en sortit sérieusement blessé. Il décerne une médaille d'or au Provençal, contremaître du Maure, qui décrocha le pavillon-amiral et l'enseigne de poupe du Prince-de-Frise ; ce brave guérit rapidement de ses blessures ; l'intendant le convoquera à l'hôtel de la Marine et lui remettra solennellement cette médaille d'or que le ministre vient d'expédier. Quant à Jean Bart, il a reçu de Pontchartrain la demande fort administrative d'un cursus vitae, un résumé des exploits qu'il accomplit jusqu'à ce jour, et quelques renseignements sur ses ascendants. Il dicte à un secrétaire une note qui, pour la partie généalogique tout au moins, ne va pas sans quelque fantaisie. M. de La Hestroye, lieutenant enquêteur, reçoit les dépositions de personnes en relations connues avec Jean Bart et citées comme témoins : Gervais Desvignes, curé de Saint-Eloi ; Nicolas Cornelissen, marchand et bourgeois ; Pierre Davery, échevin ; Nicolas Taverne, bourgeois et armateur ; Jean François, marchand et bourgeois, et il envoie son rapport à Versailles. C'est le prélude de la magnifique récompense que Louis XIV réserve à Jean Bart, ce quelque chose d'extraordinaire, réclamé par l'intendant. Elle mesure l'importance du service rendu au pays : le roi lui accorde des lettres de noblesse. Le grand bailli Faulconnier, le vieil historien de
Dunkerque, les agrémente de ce commentaire sentencieux : Il est bien glorieux de commencer celle de sa famille par
un grand nombre de services éclatants et par de belles actions : celle-ci fut
si agréable à toute la France, où elle remit l'abondance, que l'on y frappa
une médaille pour en conserver la mémoire. On y voit, au bord de la mer, la proue
d'un vaisseau et, sur le rivage, la déesse Cérès, qui tient des épis de blé.
La légende : Annona augusta, et l'exergue : Fugatis aut captis
Batavorum navibus MDCXCIV signifient : la France pourvue de blé par les
soins du roi, après la défaite d'une escadre hollandaise, 1694.
Traduction sans doute un peu libre, mais l'intention est bonne. Jean Bart ne signe plus : Jan Bart, mais le chevalier Bart. Et Pontchartrain, qui ne veut pas le laisser s'endormir sur ses lauriers, termine par ces mots la lettre d'envoi qui accompagne les glorieux parchemins : Cependant, vous devez compter qu'en continuant à bien servir vous n'en demeurerez pas là. Jean Bart y compte bien. |