LES GRANDS MARINS

JEAN BART

 

CHAPITRE VI. — COURSES AU NORD. - L'AFFAIRE DE LAGOS.

 

 

A peine Jean Bart est-il de retour à Dunkerque que le roi, encouragé par le succès de sa précédente expédition, songe à lui en confier une nouvelle. Les grands préparatifs que l'on fait à Brest pour la prochaine campagne absorbent un si grand nombre d'officiers qu'il n'en reste pas assez à Dunkerque pour monter l'escadre projetée. On s'en rapporte à Jean Bart pour recruter ceux qui lui manqueront parmi les corsaires flamands du port : il est des leurs, il les connaît mieux que personne, et saura choisir les meilleurs parmi ce personnel nombreux et traditionnellement expérimenté.

Le roi forme encore de grands projets visant l'Ecosse. Il ne désespère pas de rétablir les Stuarts sur le trône d'Angleterre. Pendant que l'escadre est en armement, il voudrait que Jean Bart fît, avec deux frégates seulement, deux voyages hâtifs pour porter en Ecosse des armes, des munitions et des officiers écossais, généraux et colonels ; il les débarquerait dans la petite île de Bass, à l'entrée de la rivière d'Edimbourg. Par un singulier hasard, quinze jours après l'envoi de ces instructions, on apprend que déjà un vaisseau anglais de cinquante canons et cinq de vingt à trente canons surveillent l'entrée de la rivière et l'attendent !

Barques d'avis, chaloupes, bâtiments légers de toutes sortes partent à la découverte. On profite des renseignements qu'apportent les neutres. Le service d'information personnel de Jean Bart est si bien organisé qu'il peut envoyer au ministre de la Marine la liste des vaisseaux anglais qui composeront l'armée navale de Guillaume d'Orange, et celle des vaisseaux hollandais prêts à mettre incessamment à la voile. Les fonds de la mer du Nord lui sont familiers ; il en connaît les sinuosités et les profondeurs mieux que quiconque : il s'applique à en dresser la carte qu'il adresse également à Versailles.

Brusquement, le résultat de la bataille de La Hougue renverse les projets du roi sur l'Ecosse. Il faut momentanément abandonner la partie de ce côté. D'autant plus que l'ennemi, libre désormais de ses mouvements sur mer, détache trente vaisseaux devant Dunkerque pour bloquer la rade et empêcher la sortie de l'escadre.

Pontchartrain n'en rédige pas moins des instructions pour Jean Bart. Elles le renvoient simplement à celles de l'année précédente : qu'il fasse la course dans le Nord, détruise les pêcheries de l'ennemi, s'efforce de prendre le plus possible de navires des flottes de la Baltique et de Moscovie ; leur chargement consiste généralement en planches, mâts, bois de construction, cordages, chanvre, précisément tous matériaux dont l'arsenal de Brest a le plus grand besoin ; pour plus de sûreté, Bart pourrait les envoyer à destination en les faisant passer par le Nord-Ecosse et l'ouest des îles britanniques, si la saison le permet.

Le ministre tient tellement à des prises de ce genre qu'il ajoute :

Les ennemis enverront sans doute des vaisseaux contre vous ; appliquez-vous à les éviter, il s'agit avant tout d'incommoder le plus possible le commerce de l'ennemi, et non pas de faire des actions d'éclat ; le roi connaît votre courage et ne vous en demande pas de preuve nouvelle, vous n'avez pas à redouter que l'on puisse croire que c'est par une appréhension quelconque que vous aurez évité les vaisseaux de guerre lancés contre vous.

Jean Bart réussit à opérer sa sortie avec l'Alcyon et l'Hercule au début de juillet : de fâcheuses avaries l'obligent à rentrer presque aussitôt. Pontchartrain se désole. Projets et mémoires éclosent et circulent de Versailles à Dunkerque et de Dunkerque à Versailles. Jean Bart, un peu agacé, finit par demander qu'on le laisse faire. Sur quoi de nouvelles instructions lui parviennent ; elles répètent les précédentes, à quelques détails près, et concluent : Sa Majesté se remet pour le surplus à tout ce que ledit sieur Bart jugera devoir faire pour le succès de l'armement dont elle lui a accordé le commandement. C'est évidemment ce que Sa Majesté a de mieux à faire.

L'automne s'avance. L'énervement grandit. Le Comte, l'Alcyon, le Tigre et l'Hercule sont prêts à sortir. Quelle nouvelle pique surgit entre l'intendant de la Marine et le commandant de l'escadre ? Ce dernier se plaint que les officiers de plume aient visité son coffre dans les magasins de la marine avec une minutie blessante. La réprimande tombe sur l'intendant : En général, lui dit le ministre, je suis bien aise de vous dire qu'il est bon de ménager cet homme, et il n'est pas même prudent de lui faire une pareille incartade à la veille de son départ, étant au contraire important qu'il soit content et en résolution de bien faire son devoir. Et à Jean Bart : On a tort d'avoir visité votre coffre de la manière que vous marquez qu'on a fait. Je suis persuadé que ceux qui l'ont fait ont outrepassé leur ordre. J'écris à M. Patoulet de leur en faire réprimande. A votre égard, vous devez être persuadé que le Roi est satisfait de vos services et que Sa Majesté vous en donnera des marques dans les occasions... J'attends avec impatience des nouvelles de votre départ.

Patoulet, vexé, dénonce Jean Bart comme ne couchant pas à son bord, ainsi qu'il le devrait conformément aux ordonnances. Hélas ! C'est sur lui que le blâme retombe encore une fois : pourquoi ne l'a-t-il pas fait savoir plus tôt ? Pourquoi agit-il ainsi par récrimination de la plainte du commandant de l'escadre ?... Le roi ne prétend pas que cet officier soit dispensé de l'exécution des ordonnances... Les ménagements que vous devez avoir pour lui sont des honnêtetés qu'on doit avoir pour un homme qui sert bien, mais non pas de le dispenser d'obéir aux ordres de Sa Majesté.

En fait, Jean Bart a suffisamment de préoccupations pour qu'il soit inutile d'y ajouter des motifs de mécontentement. Au milieu du mois de septembre, il descend ses quatre vaisseaux du Bassin du Roi dans le chenal entre les jetées. Le départ ne dépend plus que du vent. Trente vaisseaux ennemis montent toujours la faction devant la rade. Et voici le lieutenant général Colbert de Maulevrier, venu soudainement avec pleins pouvoirs du roi pour défendre Dunkerque, qui prend à Jean Bart ses équipages pour en garnir les forts et les batteries qui protègent le port.

Qu'arrive-t-il ?

Après la bataille de La Hougue, la nécessité s'impose aux Anglais d'engager une opération contre un port de France. Brest et Saint-Malo sont bien gardés. Reste Dunkerque. L'amiral Russel se dispose à l'attaquer à la tête d'une flotte chargée de machines et de seize mille hommes de débarquement, et remorquant des navires maçonnés qu'il compte couler à l'entrée du chenal.

Mais Colbert de Maulevrier a si bien pris ses mesures que l'amiral anglais ne s'y risque pas. Il revire en Angleterre. Le danger passé, le lieutenant général restitue à Jean Bart les équipages qu'il lui prit. Les vents contraires persistent : l'escadre ne part toujours pas. Le roi fronce les sourcils, le ministre s'irrite, l'intendant reçoit des bourrades, le caractère rude et autoritaire de Jean Bart sévit et lui crée dans son entourage des ennemis, qui se vengent en envoyant à Versailles des lettres anonymes. Cette fois, Patoulet prend sa défense : s'il n'est pas parti, c'est qu'il ne l'a pas pu.

Le 24 octobre au matin, le guetteur de la Tour signale entre Ostende et l'Angleterre la présence d'une soixantaine de voiles réparties en deux flottes. Elles ont vent contraire ; Jean Bart les rattraperait facilement. A midi, il met à la voile ; plusieurs corsaires, attachés à sa fortune, suivent le mouvement. Chassé lui-même peu après sa sortie par des forces supérieures, il ne s'arrête pas aux deux flottes signalées, et cingle droit vers les parages où il sait devoir rencontrer la flotte de la Baltique. L'Alcyon s'est séparé dès le départ : pour le remplacer, Bart donne l'ordre à un corsaire, le Dauphin, de le suivre ; il apprécia déjà la valeur du capitaine qui le commande, un Dunkerquois nommé Cornil Saus, futur capitaine de vaisseau du roi et commandant de l'escadre de course de Dunkerque.

Le 15 novembre, l'escadre donne en plein dans la flotte de la Baltique : une centaine de voiles qu'escortent trois vaisseaux de guerre de quarante, vingt-quatre et seize canons. Jean Bart communique ses ordres à ses capitaines : l'Hercule et le Tigre attaqueront les deux plus faibles ; il se réserve d'attaquer le plus fort avec le Comte, que soutiendra le Dauphin.

Un bref combat : deux des vaisseaux d'escorte, soucieux d'éviter l'abordage, s'enfuient en emportant le corps d'un de leurs capitaines tué ; le troisième est pris ; en sautant à l'abordage, l'enseigne de Joncour et plusieurs hommes se noient. Et la rafle des marchands commence : dix restent aux mains des corsaires, qui, les jours suivants, accroîtront encore ce butin.

Un vent violent souffle sur la mer du Nord. Il chasse vivement l'escadre qui met le cap sur Dunkerque avec quinze prises. Le tout entre au port dans une confusion inexprimable : plusieurs navires touchent, dont l'Hercule, qui reste en mauvaise posture dans le chenal ; d'autres heurtent les jetées et les endommagent ; l'un coule à fond. Pour ajouter au désarroi, voici l'Alcyon qui reparaît, ramenant trois navires de blé. Pour désencombrer le port, on remonte quelques-unes des prises jusque dans le canal de Bergues et dans celui de Furnes.

Ce coup de filet de Jean Bart rapporte au roi plus de six cent mille livres, une troupe d'officiers et de soldats suédois qui s'en allaient servir sous le prince d'Orange, une abondance de brai, de goudron, de chanvre dont les arsenaux de la Marine ont le plus grand besoin. Seul, Jean Bart n'est pas satisfait : s'il avait disposé de son escadre de l'an dernier et si l'Alcyon ne s'était pas séparé, il aurait sûrement détruit de quatre-vingts à cent navires, dont beaucoup chargés de blé, et provoqué la disette en Hollande.

Le remercîment royal ne tarde pas, transmis par le ministre :

J'ai reçu la relation de votre combat contre la flotte hollandaise que vous avez rencontrée, et l'état des prises que vous avez faites. J'en ai rendu compte au Roi, et Sa Majesté m'a ordonné de vous faire savoir qu'Elle est satisfaite de la conduite que vous avez tenue dans ce combat, et qu'Elle est bien persuadée que vous avez fait tout ce qui a pu dépendre de vous pour enlever les deux convois qui se sont sauvés, et pour faire un plus grand nombre de prises. Vous pouvez vous assurer que Sa Majesté vous fera plaisir lorsque l'occasion s'en présentera et que j'y contribuerai autant que je le pourrai.

 

L'occasion se présente. Jean Bart reçoit l'ordre de radouber ses vaisseaux, de les mettre en état et de se tenir prêt à partir.

Las des tracasseries que les Français endurent dans les pays scandinaves, Louis XIV a décidé d'envoyer en Suède et en Danemark deux ambassadeurs pour y mettre fin. Il choisit le comte d'Avaux et M. de Bonrepos. L'une des réclamations qu'ils auront à présenter sera la demande de l'égalité de traitement pour les corsaires français et pour ceux des autres nations en relâche dans les ports de la domination de Suède ou de Danemark.

Les ambassadeurs arrivent à Dunkerque au début de janvier 1693. Jean Bart les répartit avec leur suite sur les divers vaisseaux de son escadre qui comprend le Comte, l'Alcyon, le Tigre, l'Hercule et la Naïade. Il met à la voile à la fin du mois.

On lui a donné pour deux mois de vivres, en lui recommandant de faire des prises au retour, de manière à payer autant que possible les frais de son armement. Il accomplit sa mission en ce qui concerne les ambassadeurs, qu'il conduit heureusement à bon port, mais rentre à la fin dé mars sans une seule prise.

Parbleu ! dit l'intendant, il aime moins la mer ; il a une jolie femme ; il arme en course pour son compte personnel, ce qui lui rapporte davantage que le service du roi. Il faudrait lui susciter un rival, un capitaine de vaisseau ayant des chances d'avenir : à coup sûr, il retrouverait son ardeur première, car il a de l'ambition, et sa femme, qui a du pouvoir sur son esprit, est plus ambitieuse encore que lui.

A cette mercuriale, le roi répond en accordant à Jean Bart une gratification de quatorze cents livres pour l'indemniser des frais de table que lui occasionna la présence à son bord de l'un des ambassadeurs et de sa suite.

De nouveaux ordres lui enjoignent de se rendre à Brest. On l'incorpore à l'armée navale. Il monte d'abord le Maure, de cinquante canons, puis le Glorieux, de soixante. Son fils François, le jeune garde de la marine, est embarqué à son bord.

L'armée navale ! S'imagine-t-on la forêt de mâts que représentent soixante et onze vaisseaux de ligne, trente bâtiments légers ou brûlots, douze frégates, trente bâtiments de charge, six galiotes à bombes, au total cent quarante-neuf bâtiments de mer ? Elle emporte la population d'une ville, et si l'on fait le compte des canons qui allongent leurs gueules aux sabords des navires, on en additionne sept mille de tous calibres.

En bon ordre, par escadres, par divisions, l'armée navale défile au sortir de Brest, le 26 mai 1693, à six heures du matin. A quatre heures, le maréchal de Tourville qui la commande en chef donne l'ordre d'appareiller. Il a réussi à tromper l'ennemi sur ses intentions. Il se dirige sur l'Espagne. Depuis que des navires voguent sur ces mers, le cap Saint-Vincent constitue une embuscade de choix. C'est là qu'après huit jours de navigation Tourville jette l'ancre, en s'efforçant de dissimuler sa nationalité pour ne donner l'éveil que le plus tard possible. Il guette la flotte anglo-hollandaise dite de Smyrne.

Il poste ses vaisseaux de garde. Il lance ses découvertes en avant ; Forbin en commande une. Le soir du 26 juin, on lui signale la flotte qu'il recherche. Les découvertes annoncent cent quarante-huit voiles, dont vingt-sept vaisseaux de guerre de quarante à soixante-dix canons. Tourville ordonne les derniers préparatifs de combat. Insuffisamment renseigné par ses découvertes, il réunit le conseil de ses capitaines le 27 au matin, tandis que l'armée navale met en panne. Le canon commence à tonner. Lorsque l'ennemi se présente, les vaisseaux français, au signal de chasse, fondent sur lui, le poursuivent, le disloquent, le pourchassent dans la baie de Lagos et le long de la côte jusqu'à Cadix.

Ils ont tenu les marchands entre eux et la côte. Mais sitôt le danger prévu, grâce à une fausse manœuvre du chef d'escadre Gabaret, la plupart des vaisseaux de guerre se sauvent. D'emblée, on en cueille deux hollandais de soixante-six et soixante-dix canons, et vingt-cinq bâtiments marchands. Des flammes montent : quarante-six carcasses de navires flambent, puis coulent en grésillant dans la mer parmi la fumée noire et la vapeur blanche, ou s'échouent au rivage.

Le Glorieux s'est tenu à son rang dans le corps de bataille. Il fait partie de la division même du maréchal de Tourville. Dès que la danse a commencé, Jean Bart y est entré avec son entrain coutumier et sa valeur. Il ne s'attaque qu'aux vaisseaux de guerre. Il en prend, il en brûle six à lui seul, et non parmi les moindres, de quarante-six à cinquante canons, et le plus faible de vingt-quatre.

Le 29, là flotte brûle encore trois navires échoués entre le port de Santi-Petri et Cadix, elle en détruit ou prend dix-huit réfugiés à Gibraltar, et coule aussi un hollandais.

L'affaire terminée, Tourville se met en marche pour opérer sa jonction avec l'amiral d'Estrées qui vient de la Méditerranée. Comme l'armée navale passe au large de Tanger, on signale une frégate de Salé. Le maréchal détache le Glorieux, le Diamant et deux corvettes à sa poursuite. Elle s'échoue sous la protection du canon de terre et de trois brigantins. Jean Bart voudrait bien la brûler, mais il ne peut s'approcher de la côte à portée de canon tant la mer est mauvaise. Il faut abandonner la partie. Il rallie l'armée, incorporé cette fois à la troisième division, du comte de Relingue, dans l'escadre bleue du comte de Chateaurenault.

Tourville et d'Estrées réunis, le premier commande une armée navale comme le roi n'en a jamais réuni : quatre-vingt-quatorze vaisseaux de ligne, vingt-huit frégates et galiotes à bombes, trente brûlots, trois flûtes hospitalières, trente-et-un bâtiments de charge, au total cent quatre-vingt-dix bâtiments, portant quarante-quatre mille sept cents hommes et sept mille six cent cinquante- quatre canons. Arrivé devant Malaga, il envoie ses chaloupes brûler les navires abrités dans le port. François Bart fait partie de ce coup de main. Après quoi les deux amiraux se séparent : d'Estrées va rendre le bord à Brest et Tourville désarmer à Toulon. Il y tient pendant quelque temps une cour des plus brillantes. Avec l'insouciance et la générosité des gens de mer, quatre mille officiers de marine dépensent magnifiquement en un instant leur solde de plusieurs mois. Jean Bart et son fils ne s'attardent pas à ces fêtes. Ils prennent la poste pour regagner Dunkerque. Ils y sont le 23 septembre.