LES GRANDS MARINS

JEAN BART

 

CHAPITRE V. — L'EXPÉDITION DE NEWCASTLE.

 

 

Plusieurs fois le jour, Jean Bart escalade les marches qui mènent au sommet de la Tour. Sous ses yeux, combien le panorama diffère de celui qu'il contemplait de là lorsque, jeune matelot, il revint de Hollande !

Au lieu des installations et de l'outillage rudiment aires du temps des Espagnols, il voit le Bassin du Roi profondément creusé, où les vaisseaux de haut bord restent à flot, même à marée basse. Auprès, le nouvel hôtel de l'Intendance, et le parc de la Marine, l'Arsenal, la machine à mâter, la poudrerie, la gendarmerie, la Cayenne, la boucherie et les toits d'une quantité de bâtisses contenant les magasins emplis de cordages, de voiles, de mâts, de goudron, de munitions, d'armes, d'ancres, de boulets ; puis, les formes de construction et les cales de radoub. Il voit l'hôpital réorganisé pour recueillir les gens de mer blessés ou malades, et qui ne périssent plus comme jadis faute d'être convenablement secourus.

Son regard ne s'y arrête pas. Il suit les deux jetées de douze cents mètres de longueur encadrant le chenal large de cent que Vauban projeta à travers le banc du Scheurtjen, et que des ouvrages de défense flanquent de tous côtés : à l'est, le Château-Gaillard et le fort Blanc ; à l'ouest le Risban avec sa maçonnerie épaisse, sa tour, ses créneaux, et la batterie de Revers ; à la tête des jetées, le fort Vert et le fort de Bonne-Espérance, soit plus de cent cinquante pièces de canon en batterie pour défendre l'entrée du port.

Au-delà, c'est la rade, formée et protégée par les bancs sous-marins, au-dessus desquels brisent les lames.

Il y a là deux escadres, l'une commandée par lui, l'autre par M. de Méricourt. Depuis longtemps, le roi les presse de prendre la mer : ils ne l'ont pu. Et Jean Bart en aperçoit clairement les raisons : de hautes mâtures et des coques monumentales au nombre de dix-huit gardant la passe de l'ouest, seize celle de l'est, et cinq celle du nord. Au total, une flotte de blocus de trente-neuf vaisseaux anglais et hollandais.

Jean Bart les considère avec dépit, car il rumine de grandes choses, et n'est pas moins impatient que le roi et que son nouveau ministre, Pontchartrain, de donner l'ordre d'appareillage.

Quelque temps après son mariage avec Marie Tugghe, il accomplit un raid sur la mer du Nord avec une escadrille de trois petits vaisseaux. Entre autres prises, il ramena quatre compagnies de cent dix-huit hommes et seize officiers, que le prince d'Orange envoyait de Danemark en Angleterre pour renforcer ses partisans, ce pour quoi le roi chargea le ministre de lui témoigner sa satisfaction. L'année suivante, sur l'Alcyon, il fit sous les ordres du maréchal de Tourville la campagne qui aboutit à la magnifique victoire de Béveziers. Il en prit sa part, après avoir opéré avec succès de dangereuses reconnaissances. Il rendit le bord à Dunkerque à point nommé pour assister au Te Deum chanté à cette occasion dans la grande église paroissiale de Saint-Eloi.

Depuis, il soumit au ministre projet sur projet pour opérer une descente en Angleterre. Il se rappelle l'expédition de Ruyter à laquelle il participa dans sa jeunesse ; il voudrait la recommencer, sûr d'y donner plus d'ampleur et d'efficacité. Il prévoit encore une attaque contre Newcastle. La cour de Versailles s'arrête à ce dernier projet, lorsqu'il est acquis que les vaisseaux armés à Dunkerque, gênés par les flottes anglaises et hollandaises postées dans le Détroit et dans la Manche, ne pourront joindre l'armée navale à Brest.

Le ministre met Jean Bart à la tête d'une escadre : l'Alcyon, qu'il montera en personne ; le Comte, sous Forbin, que l'on extrait de la citadelle de Calais pour en prendre le commandement ; une mésaventure lui advint : un marchand de Dunkerque lui devait de l'argent, il ne parvenait pas à s'en faire payer ; la tête chaude et le bras prompt, il administra à son débiteur une volée de coups de bâton ; le Magistrat s'émut et porta plainte ; le roi obligea Forbin à présenter ses excuses au marchand, et le fit coffrer à la citadelle de Calais jusqu'à l'heure de l'embarquement ; l'Hercule, sous le capitaine de frégate légère Languillet ; les Jeux, sous le capitaine de Montségur ; le Tigre, sous le lieutenant de vaisseau de Maisonnette ; l'Aurore sous le lieutenant de vaisseau de Montault ; la Railleuse, sous le capitaine de brûlot Jolibert-Gay, et la Sorcière, aménagée en brûlot, sous le capitaine de brûlot Rey.

Pour le principe, le ministre envoie à Jean Bart une instruction du roi, mais avec toute liberté d'agir comme il l'estimera convenir le mieux aux intérêts de Sa Majesté. Bart brûle de se signaler, et depuis le mois de mai les vaisseaux de la flotte de blocus l'immobilisent ! On est au milieu de juillet. Au grand large, il distingue des corsaires qui croisent, prêts à se joindre à lui ; à Ostende, il peut compter dans le port ceux qui attendent sa sortie pour faire comme lui.

Il interroge le guetteur, il interroge anxieusement le ciel et le vent. Il a de véritables divinations : il prévoit les mouvements que les vents imposeront à l'ennemi, au point d'émerveiller par la sûreté de ses pronostics l'intendant Patoulet. Mais la circonstance heureuse qui lui permettra de forcer le blocus ne se présente pas.

Le roi s'impatiente de plus en plus. Le ministre s'énerve et, de son cabinet à Versailles, propose des combinaisons inapplicables. Enfin, la nuit du 25 au 26 juillet 1691, prompt à saisir l'occasion, Jean Bart profite d'un vent de sud-est, d'une forte marée, et manœuvre si bien qu'il passe avec toute son escadre à travers les lignes du blocus. L'ennemi se doute de sa manœuvre, mais ne le voit pas dans l'obscurité, tire à tort et à travers quantité de coups de canon sans l'atteindre, allume des feux qui ne dissipent pas les ombres de la nuit et s'immobilise à la garde des passes, tandis que le hardi marin, avec ses vaisseaux légers, s'envole par-dessus les bancs qui ferment la rade. Au petit jour, quelques-uns coupent leurs câbles et se lancent à sa poursuite, mais il bénéficie de neuf lieues d'avance ; dans l'impossibilité de l'atteindre, ses poursuivants reviennent monter leur faction, monotone et fatigante. De Méricourt ne pourra sortir qu'en novembre, lorsque les gros temps auront contraint la flotte de blocus à déguerpir.

Et comme Jean Bart inspire aux corsaires particuliers la plus grande confiance, comme ils savent qu'à ses côtés il leur sera loisible de ramasser un copieux butin pendant qu'il se battra, neuf d'entre eux passent en même temps que lui par-dessus les bancs, le boutefeu à la main ; ceux qui d'Ostende guettent sa sortie et ceux qui l'attendent au large le rallient. Sous ses ordres, vingt vaisseaux et frégates, du roi ou des particuliers, vont ravager la mer du Nord.

Dix jours avant le départ de Londres de la flotte de Moscovie, Jean Bart, par son service de renseignements, en connaît la date. Par quoi vous pouvez juger quels amis nous avons-là, écrit un capitaine anglais, qui en fut informé, au secrétaire des commissaires de l'Amirauté anglaise. Mais en échange, les projets de Jean Bart ne sont pas moins éventés. Un autre capitaine anglais prévient son Amirauté : l'escadre de Dunkerque doit détruire la pêcherie des Hollandais sur le Dogger-Bank, ranger la côte d'Angleterre jusqu'à Newcastle, croiser entre le Jutland et la côte de Norvège pour enlever la flotte de la Baltique, puis au large des îles Oarkney, le lieu de rendez-vous étant Bergen en Norvège, où tous les deux mois on espalmera les navires. L'ordre est de couler et de brûler les prises, sauf celles ayant une valeur considérable. Point par point, les termes de l'instruction du roi au commandant de l'escadre de Dunkerque !

Cette indiscrétion n'empêche rien. Cinq jours après son départ, Jean Bart mouille aux abords de Newcastle, met ses chaloupes à la mer et y embarqué un détachement de cent hommes sous les ordres de Forbin. Un pilote du roi déchu Jacques Stuart leur sert de guide. Avant que l'ennemi ait pris l'éveil, l'incendie détruit un château et deux villages.

Le mois suivant, l'escadre écume les bancs de pêche. Elle expédie à Bergen les prises riches, détruit des navires de guerre, coule des charbonniers. Jour après jour, elle capture des pêcheurs ; on entasse les équipages sur une de leurs barques et l'on met le feu aux autres ; les malheureux assistent à l'incendie les larmes aux yeux. La pêcherie ennemie entièrement détruite, l'escadre va relâcher à Bergen, le port de Norvège assigné comme lieu de rendez-vous. Les corsaires particuliers regagnent Dunkerque avec leurs prises et leurs rançons : ils ont préféré tirer de l'argent des pêcheurs plutôt que les détruire.

A Bergen, le gouverneur, Albrecht von Heine, un Allemand, est borgne et parle assez bien le français. Forbin ne lui reconnaît aucun esprit. Il en a, toutefois, suffisamment pour susciter à Jean Bart et à ses capitaines toutes les difficultés imaginables ; il ne s'humanise que le jour où Jean Bart fait la grosse voix. En cela, ce gouverneur se conforme aux intentions de son gouvernement, qui veut tirer de sa neutralité tous les bénéfices possibles, et traite avec une malveillance active celui des belligérants qui gêne son trafic.

Certes, il fait répondre par le canon des forts au salut des navires français, envoie un officier complimenter les capitaines, les reçoit avec beaucoup d'honnêtetés lorsqu'ils lui rendent visite ; mais il veut les expulser du port, les chicane sur leur mouillage et gêne leur ravitaillement. Même, le chevalier de Montault ayant précédemment amené trois riches prises faites par l'escadre, il les saisit. Il faut l'énergie de Jean Bart pour l'obliger à les restituer. Alors on s'aperçoit qu'elles furent pillées à fond, les ballots éventrés ou déchargés à terre. Jean Bart n'y va pas par quatre chemins : il met son écrivain aux fers, fait battre celui des Jeux et arrêter le commissaire Lottin. Du tout, il dresse procès-verbal et inventaire.

Voici la mauvaise saison. L'escadre se ravitaille difficilement. Un navire de vivres et de vin envoyé, par Patoulet fut enlevé en route par des corsaires ennemis, qui se régalèrent de son chargement. Il faut harceler les brasseurs et les boulangers de Bergen, lents et peu nombreux. La pluie se met à tomber. Elle ne cesse pas pendant trente jours. Les vents du sud persistants rendent le départ impossible. Des tempêtes se déchaînent. Fin octobre, un épouvantable ouragan du nord-ouest manque détruire dans le port même les bâtiments qui s'y réfugièrent. Le 5 novembre seulement, les conditions atmosphériques redeviennent favorables. Une bonne brise du nord permet à Jean Bart de donner l'ordre d'appareillage.

Il n'est pas au bout de ses peines : vingt vaisseaux anglais et hollandais, en deux escadres, le cherchent le long des côtes de Norvège. Ses prises, qu'il escorte, compliquent sa marche. Pontchartrain s'inquiète de son sort ; il n'en a de nouvelles que par les gazettes de Hollande ; il ordonne à l'intendant de la Marine à Dunkerque de remettre pour lui des lettres à tous les corsaires qui prendront la mer ; il faut l'aviser des dangers qui le menacent, et de l'escadre anglaise spécialement chargée de lui reprendre ses prises à l'arrivée au port.

Les gros temps l'assaillent. La nuit du 11 au 12 novembre, l'ouragan disperse les bâtiments de son escadre et casse le grand mât de l'Aurore. L'eau gagne dans les cales du Comte ; les hommes épuisés se relaient aux pompes. Tous souffrent du froid et de la faim ; la plupart sont malades. Les vivres menacent de manquer. Certains équipages sont réduits à huit onces de pain par jour. Ils forcent de voiles pour ne pas mourir de faim. Forbin rend le bord le premier, le 26 novembre, puis l'Hercule et l'Aurore. Jean Bart paraît en rade le 29 au matin : le guetteur de la Tour signale l'Alcyon mouillé entre les bancs de l'est avec une prise, et le Tigre et la Railleuse avec une autre prise devant Gravelines. Après avoir été contraints de se réfugier sous le canon d'Ambleteuse, les Jeux et la Sorcière regagnent Dunkerque à leur tour. Le 2 décembre, tous les navires de l'escadre sont rentrés au nid.

Le commissaire Lottin a pris soin d'informer l'intendant des pillages exercés sur les prises, et des sévices exercés par Jean Bart contre les gens de plume mêlés à l'affaire. Il écrit qu'il est impossible de mieux piller que MM. Bart et Forbin ont fait. Patoulet n'a pas digéré les algarades dont le commandant de l'escadre, peu endurant de sa nature, le régala lorsqu'elle était en armement. Il passe une inspection minutieuse des navires. M. Bart est un homme grossier, écrit-il au ministre ; il ignore l'importance de la violence qu'il commit en mettant aux fers des officiers de plume ; il a dû recevoir de mauvais conseils ; un esprit rude comme le sien obéira plus à la crainte qu'aux marques d'estime ; il faut le châtier. Le chevalier de Montault, débarqué le premier, s'évertua si bien à répandre ces mauvais bruits que l'intendant finit par se demander si son mécontentement ne provient pas de ce qu'il n'aurait eu aucune part au pillage des autres. Forbin, de son côté, prétend que Patoulet ne leur envoya le commissaire Lottin que parce que c'était son homme, chargé de lui moyenner l'occasion de s'approprier une partie des prises. On disait alors : Il n'est pas d'intendant à l'épreuve de cent pistoles.

Mais lorsque Patoulet examine, avant de les envoyer à Versailles, les procès-verbaux et les inventaires dressés par ordre du commandant de l'escadre, il change de gamme, d'autant plus que son ministre n'a jamais voulu croire à une culpabilité quelconque de Jean Bart.

Au total, les résultats de l'expédition se résument ainsi : deux prises vendues plus de 400.000 livres ; les pêcheries anglaises et hollandaises détruites, les marines ennemies en perte d'une soixantaine de navires dont quatre armés en guerre ; la descente à Newcastle provoquant une émotion intense en Angleterre, et lui causant un préjudice moral auprès duquel les pertes matérielles semblent insignifiantes. Voilà qui plaide éloquemment en faveur du chef de l'expédition.

Pour mieux éclaircir l'histoire du pillage des prises, le ministre convoque les officiers à Versailles. Leur absence déliera la langue de leurs hommes.

Forbin, à son habitude, prend les devants. Bart suivra à petites journées, et ne parlera à personne avant d'avoir pris langue avec lui. Bonne occasion, pense l'amiral de Siam, pour tenter de s'attribuer tout le mérite du succès de l'expédition, comme il l'essaya après leur évasion commune, comme il recommencera plus tard à la suite d'un combat livré en compagnie de Du Guay-Trouin. Il est bien reçu par le ministre, puis par le roi, et se disculpe aisément. Mais, à son grand étonnement, Louis XIV réserve à Jean Bart un accueil beaucoup plus flatteur, et dès ce jour lui accorde sa faveur, qui ne se démentira jamais.

C'en est assez pour que les courtisans s'engouent du marin flamand, comme de toute nouveauté ou de tout personnage singulier. Forbin s'efforce d'en tirer gloire et l'introduit partout. Cet homme de mer d'aspect lourdaud, qui parle à peine le français et, même en flamand, n'est jamais loquace, qui ignore les usages des cours, amuse les marquis de Molière.

— Allons voir le chevalier de Forbin qui mène l'ours, disent-ils.

Les a-t-il bousculés comme on le raconte, pour leur montrer comment il allait à l'abordage ? A-t-il fumé sa pipe chez le roi, qui, à lui seul aurait accordé ce privilège ? Ce sont des histoires qui ont commencé à courir cinquante ans après sa mort. Comment se serait-il vêtu de drap d'or doublé de drap d'argent pour se présenter devant le roi, alors que les officiers de marine reçus en audience revêtaient le justaucorps bleu brodé ? Balivernes que tout cela, sornettes inventées après coup par la malignité des uns pour ébaubir la naïveté des autres, et servir de légende à de grossières images d'Epinal.

E un vero marinero, dit de lui le chef d'escadre de Beaujeu.

C'est le mot juste. Un homme de sa trempe et de son intelligence n'est déplacé nulle part, sa dignité naturelle le sauve de certains ridicules.

En fin de compte, qui sera déçu ? Le cheva- lier de Forbin a beau affirmer qu'on lui doit le succès de l'expédition, qu'il a tout fait, les écritures, les projets, les signaux : à Jean Bart seul le roi accorde une gratification de mille écus, puis la faveur de nommer garde de la marine avant l'âge requis par les règlements son jeune fils François, âgé de quatorze ans. De plus, son frère Gaspard, dénoncé à l'intendant comme pillard, ne sera jamais inquiété. Bien au contraire, c'est le dénonciateur, le chevalier de Montault, qu'on interdit, avant de le rayer des cadres de la marine.

A ce coup, Forbin se déclare dégoûté de servir sous un homme qui, dit-il, simplement parce qu'il fut le chef de l'escadre, récolte tous les honneurs et tous les profits. Retourner à Dunkerque sous ses ordres ? Risquer, pardessus le marché, de se rencontrer nez à nez avec le marchand qu'il rossa et devant lequel il dut s'humilier ? Merci bien ! Il demande à passer à Brest. Avant de s'y rendre, il s'attire une réprimande de Louis XIV pour avoir été trop heureux au jeu et gagné deux mille louis en quelques après-midi dans l'appartement du roi.

Lorsqu'il a fini de faire sa cour, Jean Bart reprend le chemin de Dunkerque, avec de nouveaux projets en tête et un ardent désir de se signaler par de nouveaux exploits.