— Que diable allait-il faire dans cette galère ? L'aventure imaginée par Scapin pour soutirer l'argent de Géronte semble peu vraisemblable de nos jours. Au temps de Molière, elle n'étonnait personne. Si les mers n'offraient aucune sécurité en cas de guerre, la paix n'améliorait pas beaucoup la situation. Des forbans, — équipages qui avaient rompu leur ban, — des pirates dans les lointains parages et parfois à proximité de nos côtes, des Barbaresques sortis de Salé, d'Alger ou d'autres ports de la côte africaine, écumaient les mers en toute liberté lorsque les escadres royales s'occupaient à se battre. Ils continuaient, avec plus de risques, en ennemis de tout le monde, lorsque la paix régnait entre les nations, ce qui ne durait jamais longtemps. Ils se recrutaient parmi les musulmans, et aussi parmi les gens de sac et de corde du monde entier et de toutes les religions. Ce Turc qui, en Méditerranée, se prélasse à l'arrière de sa galère, sous le velum qui le protège contre l'ardeur du soleil, au son des hautbois et des violons, n'a du Turc que l'apparence. C'est un renégat qui exerce ses rapines sous la protection d'un pavillon barbaresque, quitte, s'il n'est pas tué avant d'avoir fait fortune, à se reconvertir à la religion catholique, apostolique et romaine, le jour où il décidera de jouir en paix des produits de son industrie dans son pays natal, s'il a eu l'adresse de les y faire passer. D'autres opèrent sur les mers du Ponant, sur la Manche et jusque sur la mer du Nord, théâtre de leurs exploits au temps où ils participaient encore à la communion chrétienne. Dès qu'ils se manifestent par quelque méfait, on se les signale de port à port, de vaisseau à vaisseau ; on les pourchasse, mais ils reviennent à la charge, tenaces, dangereux et malfaisants. Ils gênent fort les relations commerciales que le roi de France veut établir entre Dunkerque et Cadix, quoiqu'ils ne gagnent pas à tout coup. Un saletin de vingt-quatre canons croise en vue du cap Finisterre et fait mine de menacer une frégate française. Au lieu de fuir, la frégate revire hardiment sur lui. Etonné, il juge prudent de se retirer. Est-ce crainte d'un mauvais sort ? La frégate s'appelle la Sorcière, et son commandant, Jean Bart. Le roi a prêté navire et capitaine à des marchands de Lille. Il use volontiers de ce procédé qui lui permet de faire supporter à des particuliers les frais d'entretien de ses navires lorsqu'il ne s'en sert pas, et la solde de ses officiers. Ainsi, par un singulier effet des circonstances, Jean Bart commença à naviguer au commerce le jour où il entra dans la Marine royale. Après la paix de Nimègue, Louis XIV décide un gros effort contre les Barbaresques. Il lance à leurs trousses le chevalier de Nesmond, le chevalier de Béthune, le chef d'escadre Panetié, les amiraux Chateaurenault et Duquesne, qui bombarde deux fois Alger, et Tunis, et Tripoli, et Gênes qui leur sert d'arsenal. Comment va-t-il employer Jean Bart ? Après l'avoir prêté à des marchands de Lille, il le prête à l'armateur Jean Omaer, qui le réclame pour commander trois frégates. Leur mission ? Capturer des Turcs, puis les conduire à Marseille où on les examinera : le roi paiera trois cents livres par tête ceux reconnus bons pour la rame, c'est-à-dire aptes à ramer sur ses galères. Ainsi Jean Bart va-t-il pratiquer un singulier commerce : celui des têtes de Turcs. Il appareille de la rade le 3 juin 1681 avec la Vipère qu'il monte en personne, le Dauphin, capitaine Jacques Bart, son frère cadet, et l'Assurée, capitaine Josse Contant. Au large du Portugal, cette petite escadre rencontre la Mutine, du chevalier de Béthune. Tous quatre naviguent de conserve. A portée de la côte, ils joignent deux saletins, l'un de douze canons, six pierriers, cent trente Maures et dix-huit chrétiens, l'autre de quatorze canons, cent cinq Maures et dix-huit chrétiens. Placé comme il l'est, le Dauphin n'a qu'une chose à faire : aborder l'un des Barbaresques, ou, de préférence, leur couper à tous deux l'accès de la côte, et ils sont pris. Il ne bouge pas. Jean Bart ne badine pas en pareille circonstance : il tire dessus à boulets pour l'avertir de son devoir. Il écrira à Colbert : Rien ne m'a été plus à cœur qu'une pareille lâcheté, qui m'a ôté le moyen de vous marquer mon zèle pour le service et combien mon devoir m'est en recommandation. Cette lâcheté, il ne l'attribue pas à son frère, qu'il a éprouvé sous ses ordres pendant la dernière campagne, mais aux malhonnêtes gens d'officiers qu'en dépit de ses avertissements lui imposa Jean Omaer : Mais, comme il est l'armateur, il n'en voulut croire que lui. Et le voilà tout chagrin que ces malhonnêtes gens aient retardé sa fortune. En fait, la Mutine et la Vipère chassent vigoureusement les saletins, qui s'échouent et se sauvent à terre où les Portugais les cueillent. Il faut partager la capture : sur les cent cinq hommes attribués à l'armement d'Omaer, les Portugais s'adjugent par surcroît vingt-quatre officiers. Jean Bart conduit ses prisonniers à Marseille conformément à ses instructions ; puis, à peine a-t-il croisé huit jours en Méditerranée qu'il apprend la signature de la trêve avec Salé. Il voit la fin de ses vivres : il n'a plus qu'à rendre le bord et débarque à Dunkerque le 14 octobre. Eprouvé par de terribles deuils, il ne navigue pas l'année suivante : il perd sa mère le 15 juillet, une enfant en bas âge le 24 août et sa femme le 26 décembre. Il lui reste une fillette, qui mourra très jeune, et un fils, François-Cornil. En 1683, les Espagnols déclarent la guerre à la France ; il reprend la mer. Ce fut à l'occasion de l'armement de sa frégate, la Serpente, que Jean Bart se révéla à Colbert le chef capable d'ouvrir à la France le cœur des matelots flamands, peu enclins au service du Roi et qui, en 1675, avaient été jusqu'à incendier à la côte anglaise son vaisseau l'Entendu. A vrai dire, il s'agissait plutôt de leur estomac : Les Flamands, écrivait Jean Bart au ministre, n'ont d'autre raison de fuir le service des vaisseaux du Roi que la nourriture. Ils veulent du beurre et du fromage avec leur pain et leur bière. Cet ordinaire ne coûte pas plus cher que celui des équipages français : Jean Bart offrait d'en faire lui-même la fourniture au même taux, six sous par homme et par jour. L'ordre de nourrir les équipages flamands à la flamande arriva par retour du courrier. Et depuis lors on n'enregistra à Dunkerque ni plus ni moins de désertions et de mutineries que dans les autres ports du royaume. Donc, avec la Serpente et la Railleuse du capitaine d'Amblimont, il reçoit la mission de surveiller la côte depuis Eu jusqu'à Ostende. Le plus dur de la lutte sera contre l'hiver, si rude cette année-là qu'il faut briser la glace pour permettre la sortie des navires. Jean Bart a tout juste le temps de s'emparer d'un navire marchand hollandais qui transportait de Galice en Flandre des troupes espagnoles et de l'argent, et, au dire d'ailleurs inexact de ses lettres de noblesse, de faire une sortie sur le Modéré que commande d'Amblimont ; il attrape un éclat à la cuisse en s'emparant de deux vaisseaux de guerre espagnols : l'Espagne n'a réussi à entraîner aucune autre puissance dans la lutte, elle ne peut que succomber, elle signe la paix. La paix ! L'inaction pour un homme dévoré de la plus haute ambition et tourmenté du besoin d'agir ! L'impatience le ronge. Que faire ? Du commerce ? Le roi lui prête la Serpente ; il accomplit à son compte le voyage de Cadix ; l'opération est si fructueuse que les commerçants de Dunkerque s'estiment lésés et assaillent le ministre de leurs récriminations. Le roi n'affrétera plus de navire à Jean Bart, une compagnie s'étant constituée pour le transport des marchandises de Dunkerque à Cadix. Dépité, Jean Bart souhaite retourner se battre contre les Saletins. Omaer tergiverse, négocie, mais ne met pas l'expédition sur pied, bien que Jean Bart eût déclaré qu'il quitterait avec joie le parti du commerce qu'il n'avait pris qu'au défaut de la guerre et assurât qu'il ferait bien son devoir et que s'il trouve de ces corsaires, il ne les manquera pas. Alors Jean Bart va chasser le lapin dans les dunes, ce qui ne constitue qu'une image passablement affaiblie de la guerre. En sa qualité d'officier de la Marine royale, il a le droit de chasser sur les terres dépendant du commandant militaire, et d'emmener avec lui son valet. Un beau jour où précisément ni lui ni son valet ne revenaient de la chasse, le commandant, M. de La Vercantière, fait arrêter le valet, le laisse un moment en prison, puis plusieurs jours au corps de garde. Fureur de Jean Bart ! M. de La Vercantière prétend que ce valet ne loge ni ne mange chez son maître, et n'est autre qu'un fils de famille de la ville qui a chassé indûment sur les terres réservées aux seuls officiers de marine. Jean Bart se plaint directement au ministre, le marquis de Seignelay, fils de Colbert. Sur l'ordre de Seignelay, l'intendant de la Marine à Dunkerque, Patoulet, intervient. Il convoque M. de La Vercantière et ne lui cache pas son sentiment : le commandant a fait une insulte à M. Bart en arrêtant son valet ; si cette histoire venait aux oreilles du roi, Sa Majesté n'approuverait certainement pas pareille conduite. Il n'obtient de M. de La Vercantière qu'une médiocre satisfaction : le commandant trouve bon que l'intendant dise à M. Bart et à ses camarades que s'il avait su que cet homme fût son valet, il ne l'aurait pas fait arrêter. En réalité, M. de La Vercantière nourrissait une vieille
rancune contre Jean Bart, rude marin flamand fort éloigné de la politesse
raffinée des cours. M. de La Vercantière,
explique l'intendant au marquis de Seignelay, ne
doit pas être satisfait de M. Bart qui — faute de savoir-vivre — a tenu au
commencement de cette année une conduite irrégulière à son égard, laquelle
lui a attiré des ordres fâcheux de la part de M. de Louvois, dont il ne peut
s'empêcher de témoigner du ressentiment. Le ministre répond : Ce que vous avez fait suffit, il est inutile d'en parler
davantage. Pour avoir écrit directement au ministre, comme il venait de le faire, il fallait que M. Bart se sentît bien en cour et sérieusement appuyé. En vérité, on le ménage parce qu'il rend de grands services, promet d'en rendre de plus grands encore et n'a pas un caractère commode. Et on lui connaît un puissant protecteur. Afin de faire de Dunkerque le plus beau lieu du monde, le roi avait confié au grand ingénieur Vauban le soin de fortifier la ville et le port. Vauban réussit là un de ses chefs-d'œuvre. Au cours des travaux, il remarqua le jeune capitaine corsaire à qui ses premiers hauts faits conféraient la célébrité. Il se prit de sympathie pour lui. Il se plut à l'entretenir. Ces conversations se prolongèrent de longues années durant. Il en sortira cet admirable Mémoire sur la caprerie, où Vauban condensa les fruits de son expérience et de celle de Jean Bart. La course aurait continué à être un excellent instrument de guerre si l'on avait toujours observé les principes qu'il formula. Il éprouvait l'impatience de Jean Bart, à qui la paix enlevait les occasions de se distinguer. Après qu'il eut quitté Dunkerque, une fois son œuvre terminée, il n'oublia pas son protégé qui attendait l'avancement mérité par ses services. Bien qu'éloigné de Versailles et en tournée d'inspection à Bayonne, Vauban, sachant que le ministre prépare les promotions de la Marine pour le mois de janvier 1686, lui rappelle en novembre 1685 les titres de Jean Bart à l'avancement. C'est un très bon sujet, écrit-il, à qui il est bon que vous fassiez faire un cran. Seignelay ne fera faire le cran qu'à la promotion suivante, le 15 août 1686. Jean Bart reçoit alors son brevet de capitaine de frégate légère. |