LES GRANDS MARINS

JEAN BART

 

CHAPITRE PREMIER. — LES LEÇONS DE RUYTER.

 

 

En cette année 1667, le roi d'Angleterre Charles II n'avait mis en mer que deux petites escadres. Les négociations de Bréda suivaient leur cours, la paix semblait prochaine. Le roi savait que les Hollandais répugnaient à continuer la guerre et que les Français n'y étaient entrés que pour faire honneur à leur signature au bas d'un traité d'alliance. Et il dormait sur ses deux oreilles.

Quelques vaisseaux de guerre et plusieurs marchands se reposaient sur leurs ancres à l'entrée de la Tamise. On avait fermé celle de la Medway avec une chaîne renforcée par quelques navires coulés à fond sur l'ordre du duc d'Albermale, fortifié quelque peu Sherness et le château d'Upnore, et les Londoniens partageaient la tranquillité de leur roi.

Et voilà que le 19 juin, au matin, sans crier gare, une marée de vive eau et un bon vent d'est amènent à pleines voiles soixante-dix bâtiments de guerre et seize brûlots : rien moins que la grande flotte de Messieurs les Etats-Généraux des Provinces Unies. Michel de Ruyter, amiral général de Hollande, la commande. Le grand pensionnaire Jean de Witt l'accompagne, entouré de sa garde du corps, qui garde symboliquement en sa personne le corps de l'Etat.

Certes, le spectacle est imposant de quatre-vingt-six voiles poussées par un vent favorable et une forte marée, voguant en bon ordre et divisées en escadres, les pavillons flottant, les longues et minces flammes de guerre ondulant au haut des mâts en un chatoyant frémissement de couleurs vives. Les gros vaisseaux hollandais, lourdes masses, puissantes forteresses surchargées de canons et fortement accastillées, élèvent au-dessus des flots leurs châteaux d'arrière artistement sculptés, peints et dorés, surmontés d'élégantes bouteilles où la nuit brillent des feux multicolores ; ils progressent solennellement, tandis que les frégates élancées courent le long des escadres comme des lévriers rapides.

Les bâtiments anglais stationnés à l'embouchure de la rivière et qui les voient venir ne s'arrêtent pas à la beauté du spectacle. Ils se hâtent de lever leurs ancres et de remonter la Tamise aussi haut que possible pour se mettre en sûreté. Vingt frégates hollandaises, sous Van Gent qui monte l'Agatha et a pris Jean de Witt à son bord, forcent les chaînes de la Medway pendant que les vaisseaux mouillent leurs ancres et ferment l'entrée de la Tamise ; elles se fraient un passage parmi les navires coulés par Albermale ; leurs équipages s'emparent du fort de Sherness dont les défenseurs ont fui jusqu'à Rochester, y prennent cinquante canons de fer avec ce qu'ils peuvent emporter d'un vaste dépôt de mâts et de vergues, et incendient le reste. Des brûlots mettent le feu à quatre ou cinq navires anglais sur l'un desquels le capitaine Douglas préfère griller plutôt que d'abandonner son bord, alors que les hommes des équipages piquent une tête dans l'eau comme une bande de grenouilles.

Les frégates hollandaises une fois ressorties de la Medway, quelques-unes remontent jusque près de Gravesend, où elles canonnent deux petits fortins de briques situés sur l'une et l'autre rive de la Tamise. Après quoi, à la troisième marée, la flotte hollandaise se retire et fait voile vers Portsmouth.

On imagine sans peine l'émoi provoqué dans toute l'Angleterre par une pareille aventure. Ce n'est pas que le dommage soit considérable, mais l'injure est sanglante, et les marchands de la Cité ont tremblé pour leur sécurité. En Hollande, des actions de grâce et des réjouissances populaires soulignent l'allégresse de la nation après une si notable victoire.

Bien moins notable qu'on ne le prétend, songe à part soi un jeune marin qui depuis l'an dernier navigue sur l'une des frégates de Ruyter. Il a assisté à toute l'affaire. Il estime que le feu fut mal mis aux vaisseaux anglais, que les Hollandais manquèrent de cran en n'opérant pas une descente avec leurs troupes de débarquement et que leurs frégates, ayant la voie à peu près libre passé Gravesend, auraient dû profiter de la surprise pour remonter jusqu'au pont et à la Tour de Londres et les abattre.

Il remarque que si les Hollandais savent se défendre, une fois terrés derrière de solides remparts, ils sont trop mous pour attaquer et perdent connaissance dès qu'ils se sentent à découvert. Quant aux Anglais, ils montrent plutôt trop de vivacité dans l'attaque, mais, surpris de quelque accident, perdent la tête, s'enragent, se désespèrent et veulent toujours tout ou rien. Conclusion : en cas de guerre contre l'une ou l'autre de ces deux nations, on viendrait à bout des Hollandais en évitant les canonnades et en les attaquant à l'abordage, et des Anglais en déroutant leurs prévisions.

Bien que loin d'avoir acquis son plein développement, puisqu'il n'a que dix-sept ans, ce jeune marin en impose déjà par une taille puissante ; sa formation achevée, il fera figure de colosse. Des cheveux châtains encadrent son visage au teint clair, où brille le regard intelligent et net de ses yeux bleus. Le menton, fortement accentué, dénote une volonté de fer et une énergie peu commune. Signe particulier : la lèvre inférieure, charnue et rouge, déborde la supérieure, surtout quand il y appuie le tuyau d'une courte pipe en bois au couvercle de cuivre ouvragé, qu'il fume à la mer plus volontiers que les fragiles pipes en terre, réservées pour les séjours au port. Autre signe particulier : il se montre sobre, honnête et droit. Bientôt, on devine en lui une ambition ardente et fière, la volonté de se distinguer, révélant une âme haute et des sentiments nobles.

Il s'appelle Jean Bart. Il est né à Dunkerque le 21 octobre 1650, d'une longue lignée de marins. Depuis deux siècles, les Bart pullulent dans la marine de ces quartiers. Ils s'illustrèrent dans la guerre de course et s'allièrent aux familles portant les noms des plus fameux corsaires de Dunkerque.

De son bisaïeul, Michel Jacobsen, le roi d'Espagne fit un vice-amiral après lui avoir chargé le cou de deux lourdes chaînes d'or. Les Hollandais le baptisèrent le Renard de la Mer pour tous les tours qu'il leur joua. Il reçut en Espagne de somptueuses funérailles.

Un grand-oncle, Jean Jacobsen : il commandait le Saint-Vincent ; le 2 octobre 1622, à onze heures du soir, il sort d'Ostende en compagnie de deux capitaines espagnols. Les amiraux hollandais Herman Kleuter et Moy-Lambert bloquent la côte. Ils détachent neuf bâtiments qui tombent sur le Saint-Vincent. Au lieu de le soutenir, les Espagnols s'enfuient. Jean Jacobsen coule le vaisseau amiral de Kleuter qui se sauve à la nage. Moy-Lambert accourt à la rescousse. Après treize heures de lutte, le Saint-Vincent, foudroyé par l'artillerie adverse, fait eau de toutes parts ; quarante combattants survivent : cent quarante ont péri. Les Hollandais montent à l'abordage et promettent bon quartier à qui se rendra. Trente-deux acceptent ; ils n'en seront pas moins pendus. Jean Jacobsen et les huit braves qui restent groupés à ses côtés chargent l'épée à la main les soixante Hollandais qui ont pris pied sur son navire. Bientôt, les Dunkerquois ne sont plus que quatre, puis que trois. Leur capitaine crie aux siens réfugiés sur les navires ennemis :

— Amis, si quelqu'un d'entre vous échappe et qu'il retourne un jour à Dunkerque, qu'il dise à nos compatriotes comment nous nous sommes défendus, et que nous avons généreusement répandu notre sang pour la cause de Dieu et du roi.

Il donneur ordre de mettre le feu aux poudres et vole en l'air avec son navire.

Un mousse, qui ne l'a pas quitté, saute aussi et, miraculeusement, échappe à la mort. C'est Gaspard Bart, oncle de Jean. De longues années après, il mourra de ses blessures, en même temps qu'un autre capitaine de Dunkerque, après avoir attaqué un vaisseau de vingt-huit canons.

Devant Monte-Christo, en Méditerranée, un autre capitaine Bart, toujours de la même famille, est tué le 27 août 1652 en jetant ses grappins sur le vaisseau de l'amiral anglais Badiley.

Le 22 novembre 1644, sept frégates dunkerquoises sous le commandement d'Antoine Davery attaquent trois forts vaisseaux de Hollande escortant une flotte de vingt-trois navires marchands. L'une d'elles a pour capitaine Michel Bart, le grand-père de Jean. Le combat est rude, la flotte marchande enlevée, et les vaisseaux d'escorte s'enfuient. Mais six jours après Antoine Davery et Michel Bart succombent à leurs blessures.

Et Cornil Bart, père de Jean, périt aussi de mort violente au cours d'un combat de mer. Au total, son grand-père, peut-être son père, au moins trois de ses oncles et grands-oncles sont morts à l'ennemi, ou des suites de leurs blessures.

Telle est la magnifique ascendance du jeune marin qui, accoudé au bastingage, faisait avec lucidité la critique des opérations de Ruyter. Il sera le grand homme de mer et le héros dont la gloire éclipsera celle de ses ancêtres. Encore, la splendide lignée ne s'arrêtera pas à lui : elle donnera des héros à la France jusqu'au milieu du XIXe siècle. Si jamais l'hérédité et le milieu exercèrent leur influence sur l'éclosion et le développement d'un grand homme, c'est bien ici le cas.