JULES CÉSAR EN GAULE

 

DEUXIÈME ÉPOQUE. — SEPTIÈME ANNÉE DE LA GUERRE.

(Av. J.-C. 52 — De R. 702). CONSULS : POMPÉE LE GRAND, D'ABORD SEUL ; PUIS AU BOUT DE 7 MOIS, AVEC C. CÆCILIUS METULLUS SCIPION.

POLITIQUE DE VERCINGETORIX : UNION NATIONALE DES CITÉS DE LA GAULE. GUERRE COMMUNE POUR LA LIBERTÉ.

CHAPITRE CINQUIÈME. — MOYENS DE CONTRÔLE. COMPARAISON GÉOGRAPHIQUE ET STRATÉGIQUE DES POSITIONS D'ALISE-SAINTE-REINE, D'ALAISE ET D'IZERNORE, PAR RAPPORT À LA MARCHE DE CÉSAR, DEPUIS LE PASSAGE DE L'ALLIER JUSQU'A ALÉSIA.

 

 

§ I. — Moyens de contrôle.

 

Nous avons vu précédemment quelle suite et quelle connexion de tous les textes du récit de César, quelle suite et quelle correspondance de tous les points de repère sur le territoire de la Gaule nous ont guidé depuis Gergovia jusqu'à Alésia-Izernore. Tel est, sans aucun doute, le caractère distinctif de la vérité, vérité qui est nécessairement une, et caractère qui lui est propre, qui est inimitable à l'erreur.

En sorte que, nous dit Horace, quiconque, d'un autre côté, espère en montrer autant, se prépare bien des sueurs, et, s'il ose l'entreprendre, perdra sa peine, tant la suite naturelle et la connexion des choses remportent surtout.

Mais, les opinions antérieurement admises étant difficiles à déraciner, surtout quand elles sont appuyées d'autorités considérables, et c'est bien ici le cas ; nous-même, de notre côté, ne pouvant obtenir l'assentiment public, si ce n'est à la condition de ne rien avancer sans le prouver et de ne rien contredire sans le réfuter, nous nous trouvons forcé d'ajouter ici, à l'appui de notre thèse, la preuve négative, c'est-à-dire de réfuter les opinions contraires, présentées jusqu'à ce jour sur le même sujet. Cette sorte de contre-épreuve double presque notre travail, mais nous ne pouvons nous en dispenser.

Ainsi, jetons maintenant un coup d'œil rétrospectif sur la marche de César, depuis le passage de l'Allier jusqu'à l'arrivée des armées à Alésia, et choisissons, dans les documents qui s'y rapportent, quelques traits nets et caractéristiques, au moyen desquels nous puissions distinguer sur la carte, entre Alise-Sainte-Reine en Bourgogne, Alaise en Franche-Comté, et Izernore en Bugey, lequel de ces trois oppida, et par sa situation géographique et par sa position stratégique, s'accorde le mieux avec le récit de César, et même avec celui des autres auteurs anciens, concernant cette marche qui aboutit à Alésia.

Les trois opinions concernant le lieu d’Alésia s'accordent sur ce premier fait que César a passé l'Allier entre Vichy et Moulins, et que, dès lors, il se trouvait entre l'Allier et la Loire, dans la région de Lapalisse, avons-nous dit.

1° De là, pour aller faire sa jonction avec Labienus, César a passé la Loire à gué, et la Loire était grossie par la fonte des neiges.

On connaît la région où nous lui avons fait passer ce fleuve elles raisons qui nous y ont autorisé. L'opinion, qui voit Alésia dans Alaise en Franche-Comté, pourrait facilement profiter de ces mêmes raisons. Cherchons donc immédiatement de quelle manière ce même problème est résolu par l’opinion qui adopte pour Alésia Alise-Sainte-Reine.

Quand les eaux de la Loire sont à leur hauteur moyenne, on ne saurait guère passer ce fleuve à gué plus bas que la région de Roanne. Or, dans le cas dont il s'agit, les eaux de la Loire étaient grossies par la fonte des neiges. Ainsi, évidemment, les derniers gués praticables devaient se trouver alors plus haut que la région de Roanne. Par conséquent, l'opinion que nous examinons, et qui veut que César ait alors passé la Loire beaucoup plus bas que Roanne, soit près de Nevers, soit même à Bourbon-Lancy (plus bas que la région où ce fleuve reçoit l'Arroux et d'autres affluents considérables), ne paraît point admissible.

De plus, au-delà de la Loire, César s'est trouvé dans un pays abondant et tranquille, où il a rassasié son armée affamée. Après quoi, il a simplement commencé à faire route dans la direction du pays des Sénons (LVI). Or l'opinion que nous critiquons fait entrer César dans le foyer même de l'insurrection gauloise ; et, après le lui avoir fait traverser, elle le conduit, sans la moindre preuve textuelle, jusque dans l’intérieur du pays des Sénons, où il aurait fait sa jonction avec Labienus. Tout cela est-il bien d'accord avec le récit de César ?

 

§ II. — Direction suivie à partir de la frontière du pays des Lingons.

 

Voici un second texte, celui-là même qu'on a tant discuté : Comme César se rendait par la frontière du pays des Lingons chez les Séquanes, pour y être mieux à portée de secourir la province, Vercingétorix prit position sur trois points à environ dix mille pas des Romains.

C'est ainsi que César indique en même temps le point de départ, le but et l'exécution de sa marche, mais sans dire à quel degré d'avancement il en était, quand Vercingétorix survint. Ce texte permettrait donc que César n'en soit qu'au premier jour de cette marche, et que (si l'on a pu le faire partir du pays de Saint-Florentin ou de Joigny), il fasse route tout le long de la frontière du pays des Lingons, de manière à arriver bientôt devant Alise-Sainte-Reine. Mais ce même texte permet aussi bien que César, dès sa première journée de marche, franchisse la frontière du pays des Lingons et entre immédiatement chez tes Séquanes, près de Gray ou de Saint-Jean-de-Losne, et qu'il y poursuive sa marche plusieurs jours de suite pour se rapprocher de plus en plus de la province, jusqu'à ce qu'il soit parfaitement à portée de la secourir. Ainsi, les trois opinions se trouvent ici bien à l'aise devant les Commentaires.

Mais voici nos deux historiens, cités plus haut, qui, n'ayant pas les mêmes motifs que l'auteur des Commentaires pour laisser les faits de cette guerre dans l'obscurité, nous indiquent positivement le pays où César était parvenu dans sa marche, quand Vercingétorix survint. — On a pu remarquer que ni l'un ni l’autre de ces deux auteurs n’a fait entrer César chez les Sénons. — On a vi que, selon Plutarque, César, partant du pays des Éduens, se rendit par le pays des Lingons chez les Séquanes, où se trouve la porte de sortie de la Gaule du côté de l’Italie, et que, dans cette marche, les ennemis l’attaquèrent. — On a vu aussi que, suivant Dion Cassius, César allait au secours des Allobroges, quand Vercingétorix le surprit chez les Séquanes et l’enveloppa. On voit donc bien que ces deux auteurs, désintéressés dans la question, s'accordent de tous points avec l'auteur des Commentaires, mais qu'ils ajoutent, à ce que celui-ci avait dit avant eux, l'indication si désirable du pays où Vercingétorix attaqua César. On doit donc admettre que ce fut dans le pays des Séquanes qu’eut lieu la rencontre des deux armées.

Ceci est déjà assez embarrassant pour ceux qui voient l'oppidum d'Alésia dans Alaise en Franche-Comté ; puisque César, en se portant de ce côté-là, n'eût certainement pas suivi le bon chemin pour se rapprocher de la Province et aller au secours des Allobroges. — Mais, à n'en pas douter, ces deux textes si clairs renversent de fond en comble tout le système d'interprétation des Commentaires élevé en faveur d’Alise-Sainte-Reine, pour faire accepter cet oppidum comme étant Alésia. — Et, au contraire, ils confirment tout à fait notre propre opinion, qui précisément mène César tout droit au secours des Allobroges, vers la porte de sortie de la Gaule Celtique du côté de l’Italie, et qui fait survenir Vercingétorix en face de lui, à son passage chez les Séquanes.

Veut-on refuser créance à tout autre auteur que César, et relever de cette ruine le système favorable à Alise-Sainte-Reine ?

 

§ III. — Paroles mises par César dans la bouche de Vercingétorix.

 

Voici un troisième texte géographique, le passage des CommentairesVercingétorix montre aux siens que le jour de la victoire est venu, que les Romains s'enfuient dans la Province et sortent de la Gaule.

Pour que César ait pu prêter à Vercingétorix de telles paroles, l'armée romaine marchant en bon ordre et au pas ordinaire, il paraît indispensable que, à ce moment de la septième campagne, les légionnaires aient effectivement cru, ou du moins pu croire qu'en réalité ils allaient sortir de la Gaule et se retirer dans la Province. Il faut donc que le lieu où passait l'armée romaine à ce moment-là, et l'attaque dirigée contre elle à son passage, dénoncent avec évidence ce fait d'une retraite sur la Province.

Pour nous, une armée qui, de Saint-Jean-de-Losne, traversant les plaines de la Saône et du Doubs, arrive à Lons-le-Saulnier, et là, sous les yeux de l’ennemi, s'engage dans les monts Jura par la voie la plus directe et la meilleure qui puisse mener dans la Province (où l’on arrive à environ 80 kilomètres de distance), est évidemment une armée qui fait retraite sur la Province et va sortir de la Gaule aux passages naturels de la Perte du Rhône. Elle ne peut pas avoir d'autre but. Pour s'en convaincre, il suffit d'examiner la carte du pays.

En peut-on dire autant d'une armée qui vient de passer la Saône un peu au-dessous de Gray, à la presqu'île de Mantoche, se dirigeant au sud-est, et dont l'avant-garde se trouve à sept kilomètres du point où elle a passé la rivière, c'est-à-dire à environ 180 kilomètres de distance de la Province[1] ? Et n'oublions pas qu'à cette époque, d'après César lui-même, il n'était pas possible à une armée, avec ses équipages, de franchir la grande crête des monts Jura[2].

Mais surtout, en peut-on dire autant d'une armée en marche qui, partie du pays de Saint-Florentin dans la direction du sud, va bientôt arriver à Montbard, et là se trouve encore à quelque 240 kilomètres de la Province[3] ?

La condition voulue sera-t-elle mieux remplie si l'année romaine est partie de Joigny dans la direction de Langres, et que, un peu avant d'atteindre cette ancienne capitale des Lingons, se détournant au sud, elle arrive sur la Vingeanne, près de Longeau, à 12 kilomètres au sud de Langres, où elle se trouve à 210 kilomètres de la Province ? On donne pour raison que — César chercha, avant tout, à se rapprocher de la Province romaine pour être à portée de la secourir plus facilement ; il ne pouvait songer à prendre la route la plus directe, qui l’aurait conduit dans le pays des Eduens, un des foyers de l’insurrection ; il était donc forcé de passer par le territoire des Lingons, qui lui étaient restés fidèles, et de se rendre en Séquanie, où Besançon lui offrait une place d’armes importante[4]. — Mais, selon vous-même, peut-on faire observer à l'auteur de cette opinion, pour arriver précédemment à Joigny, César venait de traverser le principal foyer de l'insurrection éduenne, au moment de sa plus grande effervescence, et de le traverser sans hésiter, bien qu'il n'eût alors avec lui que six légions démoralisées ; et maintenant qu'il a, de plus, et les quatre légions victorieuses que lui a ramenées Labienus, et un corps de vaillants cavaliers venus de la Germanie, il craindrait de trop approcher de ce même foyer ? N'est-ce pas là une inconséquence de l'opinion dont il s'agit ?

Ainsi, on le voit, quiconque entreprend de résoudre la question de l'oppidum d'Alésia par Alise-Sainte-Reine tombe déjà longtemps d'avance dans un dédale de difficultés géographiques.

 

§ IV. — Conditions nécessaires de la triple position où Vercingétorix barra le chemin à César.

 

Considérons maintenant les exigences topographiques du champ de bataille. Le lendemain, dit César, la cavalerie gauloise ayant été répartie en trois corps, deux de ces corps se montrent en ordre de bataille sur les flancs de l'armée romaine ; le troisième commence à barrer le chemin à l'avant-garde. Apprenant cela, César ordonne à sa cavalerie, divisée aussi en trois corps, d'avancer contre l'ennemi. On se bat de tous les côtés à la fois. L'infanterie s'arrête ; les équipages sont reçus entre les légions... Enfin, les Germains, sur la droite, ayant trouvé moyen de gagner la hauteur, en débusquent les ennemis et les poursuivent jusques auprès de la rivière, où Vercingétorix avait pris position avec ses troupes d'infanterie... Tous les autres cavaliers gaulois, ayant remarqué ce mouvement, craignent d'être pris à revers et cherchent leur salut dans la fuite. Il se fait de tous les côtés un grand carnage...

Voilà un récit de bataille bien peu explicite, il est vrai, mais tracé d'après nature, d'un style de maître, avec l’image des lieux présente dans la mémoire, cl dont la mise en scène exige un théâtre qui remplisse bien des conditions difficiles à rencontrer toutes ensemble sur le terrain. — Il faut d'abord que le lieu de la bataille soit tel que l'armée gauloise, par les trois positions qu'elle occupe, barre complètement le chemin à l'armée romaine, qui arrive sur elle en marchant vers la Province, sans se douter (du moins selon le récit de César) que l'armée gauloise l'attende là en embuscade, prête à se montrer rangée en bataille.

On a vu avec certitude que cette condition est parfaitement remplie au grand ravin de Conliége, où passe la route la plus directe et la meilleure pour se rapprocher de la Province en franchissant les monts Jura. Nous avons indiqué en même temps ci-dessus les raisons qui ont dû amener et César à prendre le parti de se diriger par là vers la Perte du Rhône, et Vercingétorix à présumer que César se présenterait effectivement sur cette route, où il serait venu l'attendre d'avance pour lui barrer le passage.

Au contraire, il est évident que, entre les limites territoriales où nous sommes enfermé par le récit de César, il n'existe aucune autre barrière naturelle qui ait pu et se prêter aux prévisions et au projet de Vercingétorix, et avoir été le théâtre de la bataille décrite par César. Il est de toute évidence que, ni au voisinage de Montbard, ni sur les bords de la Vingeanne, ni sur les bords de l’Oignon, le chemin de la Province n'a pu être barré à l'armée romaine en gardant trois points, et que, dans tous ces lieux, un simple détour, à droite ou à gauche, eût permis à César de continuer sa marche vers la Province.

Prenons pour exemple les bords de la Vingeanne. On a dit que César vint camper sur la Vingeanne, près de Longeau, à 12 kilomètres au sud de Langres. Or il est facile de constater (sur la carte du champ de bataille de la Vingeanne, dressée pour l’Histoire de Jules César) que la route, par laquelle l'armée romaine serait arrivée là, se divise à Longeau en deux branches ; que la branche de gauche mène directement à Besançon par Gray ; et que l'armée romaine est campée sur cette branche de gauche, à un kilomètre et demi au-delà du point de bifurcation. César se dirige donc bien, comme on le dit dans le passage cité, en Séquanie et du côté de Besançon. C'est donc aussi de ce côté-là, évidemment, que Vercingétorix devrait l'attendre pour lui barrer le chemin. Mais, pas du tout, Vercingétorix l'attend sur l'autre branche de la route. Celle-ci, la branche de droite, mène directement de Longeau à Chalon-sur-Saône, par Dijon. Et c'est précisément sur cette branche-là, entre Pranthoy et Thil-Châtel, que Vercingétorix serait venu prendre position pour attendre César. Ainsi, en deux mots, Vercingétorix attend César sur la branche du chemin qui l'eût mené directement dans le pays des Éduens, foyer de l’insurrection, où, a-t-on dit précédemment. César ne pouvait songer à se diriger ; et le chef gaulois laisse complètement libre le chemin qui eût conduit César directement en Séquanie, du côté de Besançon, où, a-t-on dit encore, il était forcé de se diriger. César n'avait donc qu'à continuer sa marche dans la même direction, pour qu'il n'y eût point de bataille. Ainsi, tout est sur ce terrain à l'inverse de ce qu'exige le texte des Commentaires.

Qu'on en juge encore mieux par les explications qui sont données. Vercingétorix, est-il dit, avait rassemblé à Bibracte son armée... instruit de la marche de César, il partit à la tète de ses troupes pour lui barrer le chemin de la Séquanie. Passant, croyons-nous, par Arnay-le-Duc, Sombemon, Dijon, Thil-Châtel, il parvint sur les hauteurs d'Occey, de Sacquenay et de Montormentier, où il établit trois camps y à 10.000 pas (15 kilomètres) de l’armée romaine. Dans cette position, Vercingétorix interceptait les trois routes qui pouvaient conduire César vers la Saône, soit à Gray, soit à Pontaillier, soit à Châlon. Décidé à tenter la fortune, il convoque les chefs de la cavalerie...

Le jour où Vercingétorix arrivait sur les hauteurs de Sacquenay, César, comme on l'a vu, campait sur la Vingeanne, près de Longeau. Ignorant la présence des Gaulois, il partit le lendemain en colonne de route, les légions à une grande distance l’une de l'autre, séparées par leurs bagages. Son avant-garde, arrivée près de Dommarien, put alors apercevoir l’armée ennemie. Vercingétorix épiait, pour tomber sur les Romains, le moment ou ils déboucheraient. Il avait partagé sa cavalerie en trois corps... Pris à l’improviste, César[5]...

Ainsi, rien n'est plus facile à voir : les contradictions pleuvent sur ce terrain. Vercingétorix veut barrer à César à chemin de la Séquanie, le passage de la Saône, et il ne le lui barre qu'en aval de Gray, là où la rivière, ne pouvant d'ordinaire être passée à gué, présente d'elle-même dd obstacle considérable ; tandis qu'il ne lui en barre nullement le passage en amont de Gray et dans la direction de Besançon, où l'on peut facilement passer la Saône à gué, et où la frontière de la Séquanie est ouverte sur une étendue de cinquante kilomètres.

César, ignorant la présence des Gaulois sur les hauteurs de Sacquenay, quitte, on ne sait pourquoi, la route qui le conduisait directement à son but (en Séquanie et du côté de Besançon, a-t-on dit), et où il n'eût rencontré personne, pour se jeter à droite dans la direction de Châlon-sur-Saône, pays éduen, foyer de l’insurrection (qu'il était forcé d'éviter, a-t-on dit encore) ; et ce n'est qu'après avoir fait ainsi, contre toute raison, à peu près sept kilomètres, que son avant-garde, arrivée près de Dommarien, put apercevoir l’armée ennemie. Quoi donc ! César aurait été ici chez ses amis, les Lingons, et une armée ennemie de presque cent mille hommes (ainsi qu'on le verra plus loin) aurait pu clandestinement s'introduire sur leur territoire, et s'y tenir en embuscade si près de lui sans qu'il en sût rien, et l'attaquer à l'improviste ? Se ostendunt... Qua re nuntiata. — César aurait pu s'exprimer ainsi !

Suivant l'auteur que nous critiquons, Vercingétorix épiait, pour tomber sur les Romains, le moment où ils déboucheraient. Cette idée vague d'une embuscade est très-juste : le texte de César l'appelle dans l'esprit ; c'est incontestable. Mais il faut aussi que le terrain où l'on se place présente un lieu propice qui s'accorde avec cette idée ; et nous cherchons en vain où serait, sur les bords de la Vingeanne, ce lieu propice pour l’embuscade d'une armée d'environ 95.000 hommes. En quoi le lieu où l’on a placé la bataille diffère-t-il de tous les autres lieux du pays environnant ? Pourquoi Vercingétorix aurait-il attaqué César à ce point plutôt que partout ailleurs ?

Ici, d'après la carte, le corps de cavalerie gauloise, posté à la droite de César, sur un mamelon isolé de 30 mètres de hauteur, n'eût point empêché l'armée romaine de passer devant ce mamelon : car il eût été très-naturel et très-facile de laisser là une ou deux légions pour tenir en respect ce corps de cavalerie, et de charger directement de plain-pied les deux autres corps de cavalerie gauloise ; ou de les tourner à droite ou à gauche sans aller assaillir celui qui eût été sur le mamelon. On ne saurait donc se rendre compte ici de l'importance capitale de la manœuvre exécutée par les Germains sur la droite de César, manœuvre qui fit changer à l'instant les conditions respectives de la bataille.

Et ces bords de la Vingeanne étaient-ils une position forte ? Or, pour s'accorder avec le récit de César, il faut que la position, en fer à cheval, occupée par la cavalerie gauloise, soit tellement forte, de sa nature même, que, gardée par de simples cavaliers gaulois, au nombre de quinze ou vingt mille, rangés en face et sur les deux flancs d'une armée romaine de plus de dix légions (soixante mille hommes) qui vient s'y présenter, ces soixante mille légionnaires, conduits par César en personne, et s'avançant avec leur gladius et leur pilum (qui transpercent un Gaulois avec son bouclier), ne puissent, pendant de longues heures, réussir à s'ouvrir un passage, — tandem Germani. — Que l’on considère bien, d'un côté, ces cavaliers irréguliers de la Gaule, armés simplement ou de faibles projectiles, ou de mauvais sabres, ou de courtes lances, ou de grossières massues ; et de l'autre côté, ces redoutables légions de César, dont seulement six cohortes vont bientôt à Pharsale, dans une charge au gladius, mettre en fuite toute la cavalerie de Pompée, armée à la romaine[6] ; et l'on jugera de toute la force que dut présenter en elle-même la position où Vercingétorix barra à César le chemin de la Province.

Maintenant considérons ces bords de la Vingeanne au point de vue de la tactique de Vercingétorix, et de la manœuvre par laquelle il mit fin à la bataille. Le point fondamental de la tactique de Vercingétorix, tactique déclarée en conseil des Gaulois et signalée par César, était a de ne a point tenter la fortune et de ne point engager toute son armée dans une bataille rangée, — neque fortunam tentaturum, neque acie dimicaturum. — Par conséquent, la position auprès d'une rivière, où il avait rangé son infanterie en avant de son camp, et ce camp d'infanterie lui-même, devaient être dans des conditions de terrain telles, que Vercingétorix demeurât toujours maître de faire retirer son armée du champ de bataille, sans avoir à craindre un désastre général : manœuvre bien chanceuse de sa nature, et qui, pour réussir, exige un chef bien habile et un terrain bien favorable. Or, de fait, d'après le récit même de César, au plus fort de l'action, Vercingétorix a réussi à ramener toute son infanterie en arrière vers son camp, et à la conduire, du même pas et suivie de ses bagages, à Alésia, sans avoir perdu dans cette périlleuse opération, plus de trois mille hommes.

On a vu où et comment cela était possible et même facile dans les monts Jura. En eût-il été de même sur les bords de la Vingeanne ? Certainement non : puisque c'est un pays ouvert dans toutes les directions, où Vercingétorix n'eût pu rester ainsi maître de dégager son armée par un chemin sûr ; mais où il eût dû s'exposer à toutes les chances d'une bataille générale, en ayant à dos un pays tout à fait découvert, avec la Saône à vingt-cinq kilomètres de distance. Si bien qu'on a été entraîné, par la considération de ces lieux, à dire en propres termes dans l'Histoire de Jules César (ainsi qu'on a pu le constater ci-dessus), que Vercingétorix était décidé à tenter la fortune ; sans qu'on ait jugé à propos d'atténuer en rien cette affirmation, qui est en contradiction flagrante avec le texte de César, — neque fortunam tentaturum.

Les observations que nous venons de présenter suffisent bien pour faire apprécier l'opinion émise par M. Defay de Langres, concernant le champ de bataille de la Vingeanne ; et pour constater les conséquences dans lesquelles cette opinion a entraîné d'éminents esprits, faute d'avoir pu chercher un champ de bataille loin d'Alise-Sainte-Reine, qu'on prenait pour l’Alésia dont parle César, et faute d'avoir aperçu du côté de la Province l'élément stratégique signalé par nous, la double barrière de monts et de fleuves interposés entre l'armée romaine et la frontière de la Province.

C'est là qu'est le nœud de la question : là, dans cette barrière naturelle constituée par de grandes montagnes et de grands cours d'eau : barrière que devait nécessairement rencontrer en quelque point le chemin de la Province suivi par César : barrière naturelle qui, seule, a pu susciter dans la pensée du grand défenseur de la Gaule ce projet, si simple et si audacieux à la fois, d'en profiter pour retenir l'armée romaine enfermée en Gaule, jusqu'à ce qu'elle y fût morte de faim, suivant sa tactique proclamée. C'est donc là seulement qu'on pouvait barrer à une armée romaine le chemin de la Province, qu'il ne faut pas confondre avec le chemin de la Séquanie, comme on l'a fait ci-dessus dans l’Histoire de Jules César. Le simple bon sens n'eût pas permis à Vercingétorix de songer à barrer à l'armée romaine, chez les Lingons, le chemin de la Séquanie ; par la raison évidente que tous les points de la longue frontière qui séparait les Lingons des Séquanes, depuis le confluent du Doubs et de la Saône jusqu'aux Vosges, pouvant être franchis, il eût fallu les garder tous à la fois, et disposer l'armée gauloise, non sur trois points seulement, mais tout le long de cette frontière de cent cinquante kilomètres. Bien que cette dernière considération, — trois points où Vercingétorix ait pu barrer à César le chemin de la Province, — si on la pèse bien, suffirait pour prouver que César, en faisant route dans la direction de la Province, était déjà arrivé aux monts Jura quand Vercingétorix survint, y prit position seulement sur trois points, à environ dix mille pas de l'armée romaine, et le lendemain lui barra le passage.

 

§ V. — Conditions nécessaires de l'oppidum d'Alésia : sa distance et sa situation par rapport au lieu où Vercingétorix barra le chemin à César.

 

Enfin les derniers traits du récit de cette bataille exigent encore sur le terrain d'Alésia des conditions particulières pour que Vercingétorix, dès qu'il vit sa cavalerie en fuite, ait eu un motif urgent de se porter aussitôt dans cet oppidum avec son infanterie, et pour que les faits rapportés par César aient pu s'accomplir de la manière indiquée dans son récit. Rappelons-en les expressions.

Toute la cavalerie gauloise ayant été mise en fuite, Vercingétorix ramena en arrière (reduxit) son infanterie qu'il avait rangée en avant de son camp (pro castris), et du même mouvement il se mit en marche pour Alésia, qui est un oppidum des Mandubiens (protinusque Alesiam, quod est oppidum Mandubiorum, iter facere cœpit), en ordonnant que ses bagages fussent promptement évacués du camp et le suivissent. — César, laissant ses bagages à l'écart sur une colline voisine... le suivit, tant que la durée du jour le permit (Cæsar... secutus, quantum diei tempus est passum) ; le lendemain, il campa devant Alésia (altero die ad Alesiam castra fecit).

Ainsi y on le voit, il y a pour ce texte trois questions à résoudre en regard des lieux, à savoir : 1° le motif de ce mouvement si prompt de Vercingétorix ; 2° la direction qu'il prit pour se porter à Alésia ; et 3° la distance approximative du champ de bataille à cet oppidum des Mandubiens.

1° M. J. Quicherat a très-judicieusement senti la nécessité d'un motif tout particulier pour expliquer cet empressement de Vercingétorix à se porter à Alésia, et celui de César à le suivre. C'est bien un indice, dit-il, que les deux antagonistes n'avaient en vue que la possession d'un chemin, et d'un chemin qui ne laissait pas de choix, sur lequel les Gaulois voulaient garder l'avance, tandis que le général romain le suivait forcément, attendant de la fortune et de son génie l'occasion de le pouvoir disputer[7].

On doit donc présumer que lorsque Vercingétorix s'est arrêté, il avait atteint son but ; et que, sur le terrain où il s'est arrêté, ce but devient évident, puisque César parait avoir voulu cacher la position de ce lieu.

Sur le terrain d'Izernore, le motif de ce mouvement si prompt de Vercingétorix est bien facile à comprendre : c'était de garder le point de La Cluse, cette entrée si étroite du défilé de Nantua, chemin unique par lequel l'armée romaine pût continuer sa marche vers la Province, et où elle devait nécessairement venir s'engager peu à peu à la file, entre des rochers à pic et des eaux profondes, sous les yeux de l'armée gauloise. Ainsi, le but de Vercingétorix était, selon nous, d'occuper à temps cette nouvelle position, celle d'Izernore, bien meilleure que celle de l'entrée des monts Jura, pour y barrer de nouveau à César le chemin de la Province.

Le terrain d'Alaise, lui-même, ne nous paraît pas fournir une explication satisfaisante de cette décision si prompte de Vercingétorix. En effet, pendant qu'il eût couru garder le défilé de la Languetine[8], César, sans le suivre plus loin que Quingey — et au lieu d'y croiser comme lui la grande voie de Besançon à Mâcon et à Vienne, aujourd'hui route nationale n° 83 —, eût pu se détourner à droite par cette grande voie, et se rendre ensuite commodément dans la Province. Car il eût trouvé dès lors, aux points de Mouchard, d'Arbois, de Poligny, des chemins qui vont franchir les cols élevés du Jura oriental, si l’on admet qu'ils fussent dès lors praticables à une armée ; sinon, arrivé à Lons-le-Saunier, il eût trouvé libre la route de la Province, par Conliége, Orgelet, Arinthod, Izernore, la Cluse et le défilé de Nantua : route directe, la meilleure de toutes, et qui évite la grande crête de ce Jura oriental.

Quant au terrain d'Alise-Sainte-Reine, si l'on admet, avec M. Rossignol, que Vercingétorix, à partir d'un champ de bataille situé au nord et à une certaine distance du mont Auxois[9], soit venu prendre position au sommet de ce mont, il est évident que César, en arrivant là, eût pu passer outre sans difficulté, à droite ou à gauche, à son choix, et continuer sa marche dans la direction de la Province. Par conséquent, dans cette première nuance de l'opinion qui voit Alésia à Alise-Sainte-Reine, on ne peut s'expliquer le mouvement si prompt de Vercingétorix sur Alésia qu'en le considérant comme une retraite forcée pour aller mettre l'armée gauloise en sûreté sur le mont Auxois. Du reste, M. Rossignol le dit positivement. De même, et à plus forte raison, si l’on veut que Vercingétorix soit arrivé sur le mont Auxois à partir des bords de la Vingeanne, et c'est le cas dans l’Histoire de Jules César, sa marche ne peut-elle plus être considérée que comme une retraite forcée dans la direction d'Alise-Alésia, pour s'y réfugier.

Mais, dans cette hypothèse d'une fuite, avec ce lieu de refuge situé au nord des monts de la Côte-d'Or, et préparé d'avance pour recevoir son armée (comme nous le verrons ci-après), peut-on comprendre que Vercingétorix soit allé livrer bataille à César au sud de ces monts, à quelque 70 kilomètres de distance de son refuge, et les monts entre deux ? Peut-on comprendre qu'il n'ait pas eu la retraite coupée par César, qui se trouvait placé dans la bataille presque directement entre lui et son refuge[10] ? Et pourquoi, au lieu d'aller ainsi exposer son armée (démoralisée, dit-on) à un blocus sur le mont Auxois, ne l'aurait-il pas plutôt ramenée directement à Bibracte (Autun) par Dijon et Beaune, direction dans laquelle sa marche eût été plus facile, et il n'eût point couru le danger d'avoir la retraite coupée : Bibracte, foyer de l’insurrection gauloise, et dont César, les jours précédents, avait dû éviter d'approcher, dit-on ?

Du reste, on peut opposer à ces deux nuances de la même opinion qu'on ne saurait découvrir, dans le texte de César concernant cette marche de Vercingétorix, un seul mot qui autorise l'idée d'une fuite, ou d'une marche précipitée par quelque crainte. Il est dit dans le texte : Vercingétorix ramena ses troupes en arrière,reduxit, — et du même mouvement il se mit en marche pour Alésia,protinusque Alesiam iter facere cœpit. — Il ne s'agit donc ici que d'une simple marche rétrograde jusqu'à son camp, et poursuivie au-delà dans la même direction jusqu'à Alésia. Quant à la marche de César lui-même, il est dit dans le texte simplement : César le suivit, — Cæsar... secutus. — Ainsi, en résumé, il ne s'agit dans ce texte ni de fuite, ni de retraite, ni de poursuite, ni même de marche précipitée, bien que l'un et l'autre ennemi n'aient pas perdu un instant. Au contraire, tout ce qui est clair, c'est que Vercingétorix, sans perdre un instant, se met en marche pour Alésia dans la direction de la Province, et que César se porte à sa suite en harcelant son arrière-garde. Car l'envahisseur de la Gaule — qui y était entré par cette même région et qui probablement y avait encore passé et repassé plus d'une fois — devait bien se douter du lieu que Vercingétorix était si impatient d'occuper avant lui, et où nous allons les revoir bientôt l'un en face de l'autre.

2° — Dans quelle direction Vercingétorix est-il parti du champ de bataille ? Pour répondre à cette deuxième question, dégageons notre pensée de tous détails locaux, et considérons bien l'aspect général des choses et la direction de la marche des armées uniquement d'après le texte des Commentaires. — L'armée romaine se dirigeait vers la Province ; la cavalerie gauloise lui barre le chemin par devant (a primo agmine iter impedire cœpit), et l'infanterie gauloise soutient cette cavalerie ; ainsi l'infanterie gauloise, rangée en avant de son propre camp (pro castris), tourne actuellement le dos à la Province. — Dans cette situation, Vercingétorix fait exécuter à cette infanterie un demi-tour et la ramène vers son camp (reduxit) ; donc l'infanterie gauloise marche actuellement vers la Province ; et du même mouvement, passant outre (protinusque), Vercingétorix se met en marche pour Alésia (Alesiam iter facere cœpit), en ordonnant que les bagages soient promptement évacués du camp et le suivent de près. Par conséquent, Vercingétorix avec son infanterie est parti du champ de bataille dans la direction de la Province, dans cette même direction que suivait César en arrivant là ; et l’oppidum d’Alésia doit être situé dans la direction de la Province par rapport au champ de bataille dont il s'agit, et très-probablement situé sur cette même route que César suivait.

Une telle conclusion s'accorde plus ou moins bien avec les deux opinions qui admettent, pour le lieu d’Alésia, Izernore ou Alaise, et même encore avec celle qui préfère le mont Auxois, pourvu que, en même temps, le lieu de la bataille se trouve au nord de ce mont, comme l’a placé M. Rossignol.

Mais si on le place, comme dans l’Histoire de Jules César, sur les bords de la Vingeanne, on ne peut plus adopter le mont Auxois pour l'oppidum d'Alésia sans réfuter la conclusion que nous venons de déduire des Commentaires. En effet, le mont Auxois étant situé presqu'à l'opposé de la Province par rapport à ce champ de bataille, dès lors Vercingétorix peut bien encore ramener son infanterie en arrière, à peu près dans la direction de la Province, jusqu'à son camp ; mais ensuite il ne saurait poursuivre sa marche dans la même direction (protinusque) sans s'éloigner de plus en plus du mont Auxois. En sorte que, ainsi qu'on peut le voir sur les cartes de la bataille dressées pour l’Histoire de Jules César (t. II, pl. 17 et 22), Vercingétorix, pour gagner son refuge, est forcé de se jeter du côté de l’ouest, afin d'éviter l'armée romaine en tournant sa position, et de poursuivre ensuite sa marche, non plus vers la Province, comme l'exigent les textes, mais presque à l’opposé de la Province.

3° — A quelle distance approximative du véritable champ de bataille se trouvait le véritable oppidum d'Alésia ? A partir du champ de bataille, dit le texte, César suivit Vercingétorix tant que la durée du jour le permit, et le lendemain il campa devant Alésia. Or, on était à ce moment-là dans les grands jours de l’année, et César ne s'arrêta qu'à la nuit close ; ainsi, tout bien considéré, on peut estimer qu'il a dû faire, le soir de la bataille, une demi-étape, peut-être un peu plus, soit 15 à 20 kilomètres. Le lendemain, il a pu faire une étape (justum iter, 20 milles, 30 kilomètres) ; mais aussi, il a pu avoir moins de chemin à faire pour arriver devant Alésia. La distance cherchée doit donc être tout au plus de 45 à 50 kilomètres, et elle pourrait être notablement moindre.

Le champ de bataille indiqué par M. Jules Quicherat est à environ 35 kilomètres d'Alaise ; celui qui a été indiqué par M. Rossignol est à environ 25 kilomètres d'Alise-Sainte-Reine ; celui que nous indiquons nous-même est à environ 40 kilomètres d'Izernore ; ils sont donc tous les trois compris entre des limites de distance convenables.

Mais le champ de bataille de la Vingeanne est à 63 kilomètres de distance d'Alise-Sainte-Reine, à vol d'oiseau, ou à environ 70 kilomètres par la route ; ce qui fait an moins deux étapes forcées. En conséquence, comme César n'est parti du champ de bataille que vers la fin de la journée, il n'aurait pu arriver devant Alise-Sainte-Reine que le surlendemain de ce jour-là, c'est-à-dire le troisième jour de sa marche. Or les Commentaires disent que César arriva devant Alésia le deuxième jour de sa marche, — altero die, — à partir du lieu où Vercingétorix avait tenté de lui barrer le chemin de la Province. Par conséquent, si tel est bien le sens de cette expression dans les Commentaires, il en résulte avec évidence une objection capitale contre l'opinion qui présente à la fois, et Alise-Sainte-Reine comme étant Alésia, et le lieu de Sacquenay sur les bords de la Vingeanne comme étant le champ de bataille d'où César serait parti pour se rendre devant Alésia.

Aussi, dans l’Histoire de Jules César, trouve-t-on deux notes où l'on a entrepris de prouver que l'expression latine altero die signifie ici le surlendemain du jour de la bataille, c'est-à-dire le troisième jour de la marche de César. Nous disons de notre côté que cette même expression, altero die, désigne le lendemain du jour de la bataille, c'est-à-dire le deuxième jour de la marche de César. C'est donc sur le véritable sens de l'expression altero die dans ce passage des Commentaires que doit porter maintenant toute la discussion de l'objection. Et nous sommes bien forcé d'entrer à ce sujet dans quelques développements ; car, on le voit, ces deux notes posent ici une question capitale pour toutes les opinions concernant le lieu d'Alésia. Ainsi nous espérons que le lecteur supportera avec patience la sécheresse d'une discussion grammaticale que nous ne pouvons éviter.

Remarquons, au préalable, que le mot alter et plusieurs autres mots similaires paraissent dérivés d'un radical qui leur est commun, peut-être de l'ancien mot alis, qui signifie autre ou différent. Or l'idée d'un objet différent implique celle d'un premier objet dont celui-ci doit être distingué, et à l'égard duquel c'est un deuxième objet de la même sorte que le premier. Naturellement donc, les mots alter et secundus sont équivalents ; et dans beaucoup d'occasions, au lieu du mot secundus, on peut employer le mot alter, lequel d'ailleurs est plus coulant à la prononciation que le mot secundus.

S'il n'y a que deux objets d'une même sorte à désigner, il est clair qu'ils sont tous les deux, et chacun réciproquement, deuxième ou alter, et qu'ils comportent la mêiue désignation. En effet, dans ce cas-là, César les désigne tous les deux ainsi : — Galliæ totius factiones esse duas, harum alterius principatum tenere Æduos, alterius Arvernos[11].

S'il y a à désigner plus de deux objets d'une même sorte, dès lors la clarté du langage exige qu'on les énumère ; mais l'énumération ne devient nécessaire que pour le troisième et ceux qui le suivent. C'est encore ainsi que s'exprime César. — Helvetii continentur, una ex parte, flumine Rheno... altera ex parte, monte jura... tertia, lacu Lemano et flumine Rhodano... (I, II).

Le mot alter est donc toujours l'équivalent du mot secundus, et par conséquent on peut toujours, dans une série numérique où il se rencontre, lui substituer le mot secundus ; et il y précède toujours le mot tertius. Ainsi, après altero die vient tertio die ; et l'expression altero die, qu'on la rencontre seule ou dans une série numérique de jours, indique constamment, et dans tous les auteurs latins, ou un deuxième jour, à partir d'une date précédente, ou le deuxième jour d'une série de faits quotidiens que l'auteur énumère. Si donc il s'agit d'une série de jours de marche, l'expression altero die doit désigner le deuxième jour de cette marche.

Pour bien constater cela, il faut se rappeler que les indications relatives au temps sont de plusieurs sortes, parmi lesquelles il en faut distinguer ici deux principales, qui sont, en effet, nettement distinctes, à savoir : 1° la date d'un acte ou d'un événement, date qui est de sa nature indivisible, comme un point dans le temps, et qui ne saurait comporter aucune durée ; 2° la durée d'un acte ou d'un événement, durée qui est susceptible de se prolonger pendant un laps de temps quelconque. Dans les indications concernant la durée. César emploie l'expression altero die pour désigner le deuxième jour de la chose. Dans les indications concernant la date, il emploie diverses expressions qui offrent des nuances : postridie (un jour après), postero die (au jour suivant), postero die mane (au jour suivant, dès le matin), proximo die (au jour le plus proche), qu'il soit futur ou passé[12]. En français, nous avons de même les mots jour et journée, qui sont équivalents, bien que non synonymes ; mais nous négligeons d'ordinaire les nuances que ces expressions peuvent comporter. De même pour les expressions latines citées plus haut, nous les rendons toutes indifféremment par notre mot le lendemain, sauf dans le cas où la dernière, proximo die, doit être entendue au passé ; alors nous disons la veille.

Postridie, postero die et proximo die, aussi bien que altéra die, suscitent dans la pensée l'idée d'un deuxième jour ; ces quatre expressions doivent donc être équivalentes dans leur emploi respectif, et rien n'est plus facile que de le constater, soit qu'il s'agisse de la date, soit qu'il s'agisse de la durée d'un acte. En effet, rapportons d'abord tout à la même heure, à midi ; entre un événement survenu à midi et un autre événement survenu le lendemain ou la veille (postridie, postero die, proximo die), à midi, il s'est écoulé vingt-quatre heures ; et de même, entre le départ d'une armée à midi et son arrivée à destination, le deuxième jour de marche (altero die), à midi, il s'est écoulé vingt-quatre heures. Veut-on faire varier les heures jusqu'à l'extrême ? La parité n'en persistera pas moins ; deux événements, datés, l'un d'un certain jour, l'autre du jour suivant, pourront être séparés ou par un instant seulement, ou par presque deux jours d'intervalle ; et de même la marche d'une armée, commencée un premier jour et terminée le second jour, pourra durer ou un instant seulement ou presque deux jours entiers. L'idée commune que toutes ces expressions latines suscitent dans la pensée (un intervalle de temps qui participe de deux jours successifs), est donc également justifiée dans tous les cas. C'est encore parmi nous la manière usuelle d'indiquer le temps des choses.

Lorsqu'il s'agit, non plus d'une date ou d’un acte unique qui se prolonge pendant plusieurs jours de suite, comme une marche (bien qu'elle soit intermittente), mais d'un acte qui s'accomplit chaque jour et qui se répète identiquement plusieurs jours de suite, cette série d’actes quotidiens peut être datée à son origine, et sa durée peut être indiquée ou d'un seul trait ou en détail.

César, dont le langage est toujours sobre et concis, se contente d'une expression sommaire telle que celle-ci : Ex eo die (la date), dies continuos quinque (la durée), dont le sens est clairement démontré par l'ensemble du texte où elle se rencontre. — Le jour suivant, Arioviste fit passer ses troupes au-delà du camp de César, et établit son propre camp à deux mille pas au-delà de César... Depuis ce jour-là, pendant cinq jours consécutifs, César fit sortir ses troupes en avant de son camp et les tint rangées en bataille, afin que, si Arioviste voulait combattre, l'occasion ne lui manquât pas. Arioviste, pendant tous ces jours-là, retint son armée dans son camp, et se contenta d'engager chaque jour des escarmouches de cavalerie[13].

Ainsi, on le voit par l'ensemble du texte, cette série d'actes quotidiens, qui dura cinq jours consécutifs, ne commença que le lendemain du jour où Arioviste changea de position, comme l'indique d'ailleurs la date de la série, Ex eo die (depuis ce jour-là).

Cicéron, dont le langage est d'ordinaire abondant et fleuri, s'exprime dans un cas semblable autrement que César ; il peut se plaire, par raison d'éloquence, à énumérer en détail chaque jour de la série d'actes quotidiens dont il parle, et c'est d'une énumération de cette nature, où il emploie l'expression altero die, qu'on a tiré le plus fort argument des deux notes de l’Histoire de Jules César que nous avons à réfuter. C'est pour nous un devoir de citer intégralement et textuellement ces deux notes importantes, dans l'ordre même où les présente l’Histoire de Jules César : la première (t. II, p. 214), au sujet de l'arrivée de César devant Vellaunodunum ; la seconde (p. 257), au sujet de son arrivée devant Alésia.

 

PREMIÈRE NOTE.

Le texte latin porte : Altero die, quum ad oppidum Senonum Vellaunodunum venisset, etc. Tous les auteurs, sans exception, regardant l'expression altero die comme identique à postero die, proximo die, itisequenti die, pridie[14] ejus diei, l'ont traduite par le lendemain. Nous pensons que altero die, employé par rapport à un événement quelconque, signifie le second jour qui suit celui de l'événement cité.

En effet, Cicéron lui prête ce sens dans la première Philippiques, § 13, où il rappelle la conduite d'Antoine après la mort de César. Antoine avait commencé par traiter avec les conjurés réfugiés au Capitole, et, dans une séance du sénat qu'il réunit ad hoc le jour des Liberalia, c'est-à-dire le 16 des calendes d'avril, une amnistie fut prononcée en faveur des meurtriers de César. Cicéron, parlant de cette séance du sénat, dit : proximo, altero, tertio, denique reliquis consecutis diebus, etc. N'est-il pas évident qu'ici altero die signifie le second jour qui suivit la séance du sénat, ou le surlendemain de cette séance ?

Oui, à la vérité ici altero die correspond au second jour qui suivit la séance du sénat, ou au surlendemain de cette séance. Mais on peut dire aussi, même avec plus d'exactitude, qu'ici altero die est le second terme d'une série de jours consécutifs énumérés en détail par l’orateur, et qui correspond à une série pareille d'actes quotidiens dont la connaissance ferait peut-être mieux voir à quoi se rapporte l'expression altero die dans ce texte de Cicéron. Examinons-en donc l'ensemble.

Dans la première Philippique, § 13, Cicéron, s'adressant, par une image oratoire, à Antoine absent, lui rappelle ce jour mémorable où, grâce au discours sur la concorde que ce consul avait prononcé au sénat réuni dans le temple de la Terre, une amnistie fut décrétée en faveur des meurtriers de César retirés au Capitole, et où la liberté rendue par eux à la patrie fut suivie de la paix. Après quoi, Cicéron continue en ces termes : Le jour suivant, le deuxième, le troisième, et encore les jours qui suivirent, tu ne manquais pas d’apporter chaque jour, pour ainsi dire, quelque offrande à la République. Et la plus belle de toutes ces offrandes, ce fut d'avoir fait supprimer la Dictature. C'est toi, toi, dis-je, qui as infligé à César mort cette marque de feu, pour son infamie à perpétuité. — Proximo, altero, tertio, denique reliquis consequutis diebus, non intermittebas quasi donum aliquid quotidie offerre Reipublicæ. Maximum autem illud quod Dictaturæ nomen sustulisti. Hæc inusta est a te, a te, inquam, mortuo Cæsari nota, ad ignominiam sempitemam.

On le voit donc, l'ensemble de ce texte démontre avec évidence qu'il s'agit ici d'une série continue de jours, correspondant à une série continue d'actes quotidiens, accomplis par Antoine, un acte chaque jour, non compris le jour où fut décrétée l'amnistie en faveur des meurtriers de César. En effet, certainement le premier mot, proximo, (au jour le plus proche de la séance), désigne le premier Jour de cette série d'offrandes quotidiennes, et en même temps sa date par rapport au discours d'Antoine et à l'amnistie des meurtriers de César ; le mot suivant, altero (un autre jour), ne peut désigner que le deuxième jour de la même série, vu d'ailleurs le mot qui le suit, tertio (le troisième jour) ; puis arrive une expression générale, denique reliquis consequutis diebus (et encore les autres jours consécutifs), expression générale qui eût pu suffire à Cicéron pour indiquer d'un seul trait, à la manière de César, tous ces jours consécutifs d'offrandes à la République, après le jour de la séance mémorable du sénat. Mais sans doute l'orateur romain, en énumérant ainsi les jours un à un, a voulu bien faire sentir à Antoine toute la douleur du coup qu'il lui portait[15].

Ainsi, ce passage de Cicéron cité dans la note ne saurait jeter la moindre obscurité sur le véritable sens de l'expression altero die, laquelle désigne certainement, on le voit, le deuxième jour de la série d'offrandes quotidiennes dont parle l'orateur. Si donc, au lieu d'une série de jours d'offrandes à la patrie, il se fût agi d'une série de jours de marche, l'expression altero die en eût indiqué le deuxième four, et non pas le troisième jour, comme on se propose de le prouver dans la note. Continuons-en l'examen.

(Suite de la même note.)

Voici quelques exemples qui montrent que le mot alter doit se prendre dans le sens de secundus. Virgile a dit (Églogue VIII, vers 39) : Alter ab undecimo tum jam me ceperat annus, ce qui doit se traduire par ces mots : j’avais treize ans. — Servius, a qui a fait un commentaire sur Virgile à l'époque où les traditions se conservaient, commente ainsi ce vers : Id est tertius decimus. Alter enim de duobus dicimus ut unus ab undecimo sit duodecimus, alter tertius decimus, et vult significare jam se vicinum fuisse pubertati, quod de duodecimo anno procedere non potest. (Virgile, éd. Burmann, t. I, p. 130.)

Forcellini établit péremptoirement que vicesimo altero signifie le vingt-deuxième ; legio altera vicesima veut dire la vingt-deuxième légion.

Les Commentaires rapportent (Guerre civile, III, IX) qu'Octave, assiégeant Salone, avait établi cinq camps autour de la ville, et que les assiégés emportèrent ces cinq camps l'un après l'autre. Le texte s'exprime ainsi : Ipsi in proxima Octavii castra irruperunt. His expugnatis, eodem impetu, ALTERA sunt adorti ; inde TERTIA et QUARTA et deinceps RELIQUA. (Voir aussi Guerre civile, III, LXXXIII.)

Ici, du moins, nous avons la satisfaction d'être complètement d'accord avec l'auteur de la note. En effet, il veut prouver, et il prouve réellement par d'excellents auteurs, que le mot alter doit se prendre dans le sens de secundus. Cela admis, nous croyons pouvoir en induire logiquement que l'expression altero die doit se prendre dans le sens de secundo die, ou de second jour, proposition que nous avons nous-même développée ci-dessus, et au sujet de laquelle tout le monde est d'accord[16] ; sauf peut-être l'auteur de la note, comme on le verra plus loin, quoi qu'il en dise ici.

(Suite de la même note.)

On trouve dans les Commentaires soixante-trois fois l’expression postero die, trente-six fois proximo die, dix fois insequenti die, onze fois postridie ejus diei ou pridie ejus diei. L'expression altero die n'y est employée que deux fois dans les huit livres de la Guerre des Gaules, savoir, livre VII, ch. XI et LXVIII, et trois fois dans la Guerre civile, livre III, ch. XIX, XXVI et XXX. Ce seul rapprochement ne doit-il pas faire supposer que altero die ne saurait être confondu avec les expressions précédentes, et ne paraît-il pas certain que, si César était arrivé à Vellaunodunum le lendemain de son départ d’Agendicum, il aurait écrit : postera die (ou proximo die) quum ad oppidum Senonum Vellaunodunum venisset, etc.

Nous nous croyons donc autorisés à conclure que César arriva à Vellaunodunum le surlendemain du jour où l'armée a s'était mise en mouvement.

Ainsi, de ce qu'on trouve dans les Commentaires tel nombre de fois les expressions postero die, proximo die, insequenti die, etc., tandis que l’expression altero die ne s'y rencontre que tel autre nombre de fois (base de raisonnement toute nouvelle pour déterminer le sens des mots), on en induit que altero die ne saurait être confondu avec ces autres expressions. Mais, en quoi la différence ? On ne le dit point ; et là est la question, sur laquelle on passe ainsi sans y toucher. Puis on ajoute, sans plus de fondement, que si César avait voulu dire qu'il était arrivé à Vellaunodunum le lendemain de son départ d'Agendicum, il n'aurait pas employé l'expression altero die — bien qu'elle indique un second jour de marche d'après l'auteur de la note lui-même, et qu'un second jour ressemble beaucoup à un lendemain, croyons-nous — ; mais que César aurait employé les deux expressions postero die ou proximo die. Ensuite de quoi, on en vient à conclure finalement et avec autorité que César arriva à Vellaunodunum le surlendemain du jour où l'armée s'était mise en mouvement, c'est-à-dire incontestablement le troisième jour de marche. Oui, le SURLENDEMAIN, le troisième jour ! Après avoir affirmé et si bien démontré auparavant que le mot alter doit se prendre dans le sens de secundus, ou que l’expression altero die employée là par César doit se prendre dans le sens de secundo die, dans le sens de SECOND JOUR !

On voit donc que l'auteur de la note, dans sa manière de raisonner, en arrive ici, comme nous en avons précédemment témoigné la crainte, à une conclusion qui est en contradiction formelle avec ce qu'il prouvait plus haut, d'accord avec tous les autres auteurs.

Cette première note se termine par l'annonce d'une nouvelle confirmation de l’opinion de l’auteur et par un renvoi aux commentateurs de Cicéron, en ces termes :

(Fin de la première note)

On trouvera plus loin (page 257, note 1), une nouvelle confirmation du sens que nous donnons à altero die. Elle résulte de l'appréciation de la distance qui sépare Alésia du champ de bataille où César défit la cavalerie de Vercingétorix. (Voir les opinions des commentateurs sur altero die dans le sixième volume de Cicéron, éd. Lemaire, classiques latins, Excursus ad Philippicam primam.)

Ainsi, jusqu'à présent il était de principe, croyons-nous, que la détermination des lieux historiques fût faite d'après ce qu'en ont dit les historiens ; et voici que l'auteur de la note prétend déterminer ce que César a voulu dire de la situation d’Alésia, en s'appuyant pour cela sur une situation arbitraire qu'il aurait lui-même, auteur de la note, assignée d'avance à cet oppidum. Assurément voilà bien un cas de ce qu'on appelle en logique une pétition de principe ; raisonnement vicieux, qui tendrait ici à convertir une objection géographique, claire et irréfutable, en une bonne raison, venant à l'appui de l'opinion qu'elle doit renverser.

Et d'ailleurs, si la distance d'environ 65 kilomètres qui sépare Alésia du champ de bataille de la Vingeanne, où César, dit-on, aurait défait la cavalerie de Vercingétorix, doit être plus loin une nouvelle confirmation du sens attribué dans la note à l'expression altero die, c'est-à-dire que le vainqueur arriva à Alésia le surlendemain du jour où il s'était mis en marche ; pourquoi ici, d'abord, la distance de 35 à 40 kilomètres qui sépare Agendicum de Vellaunodunum (c'est-à-dire Sens de Triguières, d'après l’Histoire de Jules César), et qui est d'un tiers moindre que l'autre, ne prouverait-elle pas que cette même expression altero die signifie que César parvint à Vellaunodunum le lendemain de son départ d'Agendicum ? La logique ne l’exigerait-elle pas, si l'on continuait de suivre les mêmes principes ?

Enfin le lecteur eût peut-être été bien aise qu'on loi évitât la peine de recourir lui-même aux commentateurs de Cicéron, pour apprécier le sens de l'expression altero die, qui est le but de cette première note[17]. — Voici la seconde note, qui est plus courte :

 

DEUXIÈME NOTE.

On lit (Guerre des Gaules, VII, LXVIII) : Altero die ad Alesiam castra fecit. Nous avons déjà cherché à établir que les mots altero die doivent se traduire par le surlendemain et non pas le lendemain. César a donc marché deux jours pour se rendre du champ de bataille a à Alésia.

L'étude du pays confirme pleinement l'interprétation que a nous donnons de l'expression altero die. En effet, au nord et à l'est d'Alise-Sainte-Reine (Alésia), à moins de deux journées de marche, le pays est tellement coupé et accidenté qu'aucune bataille de cavalerie n'y est possible, il conserve ce caractère jusqu'à 55 ou 60 kilomètres d'Alise, à l’est de la route de Praathoy à Dijon, où il devient plus facile et plus ouvert. Le champ de bataille de la Vingeanne, que nous regardons comme le véritable, est à 65 kilomètres d'Alise : en supposant que, le jour de la victoire, l'armée romaine ait poursuivi les Gaulois sur un espace de 15 kilomètres, elle aurait eu à parcourir, les deux jours suivants, avant d’arriver à Alésia, une distance a de 50 kilomètres, c'est-à-dire 25 kilomètres par jour.

Les premières lignes de cette note sont pour nous une énigme ; car comment arriver le surlendemain du départ en ne marchant que deux jours ? Il nous semble que César aurait marché trois jours, à savoir, le jour où il se serait mis en marche, le lendemain en continuant de marcher, et le surlendemain pour arriver devant Alésia.

Ensuite on revient à la pétition de principe signalée plus haut ; on persiste à vouloir déterminer le sens d'altero die, ou ce que César a dit de la situation d'Alésia, par la situation même du mont Auxois, arbitrairement adoptée d'avance comme étant Alésia, au lieu de déterminer la situation de cet oppidum d'après ce qu'en a dit César, en prenant ses expressions au sens ordinaire admis par tous les auteurs latins. Et de plus, on déclare n'apercevoir dans la région d'Alise-Sainte-Reine (Alésia), à moins de deux journées de marche, aucun terrain où une bataille de cavalerie eût été possible. Comment donc, si Alise-Sainte-Reine était réellement Alésia, seraient possibles les deux batailles de cavalerie qui vont se livrer devant Alésia, au dire de César (VII, LXX et LXXX) ?

Enfin, voici dans les dernières lignes de cette deuxième note la solution de l'énigme précédente. En supposant, est-il dit, que, le jour de sa victoire, l’armée romaine ait poursuivi les Gaulois sur un espace de 15 kilomètres, elle aurait eu à parcourir, les deux jours suivants, avant d'arriver à Alésia, une distance de 50 kilomètres, c'est-à-dire 25 kilomètres par jour.

En vérité, voilà une supposition qui serait bien commode pour éluder l’objection de distance dont il s'agit. Mais il est impossible d'admettre cette supposition sans dépasser les bornes de la tolérance en matière d'explication. Peut-on, en effet, laisser disparaître par ce moyen un jour de marche, qui est ici toute la question, et qui est dans l’histoire de cette guerre un élément de premier ordre pour la détermination du lieu d'Alésia ? Et n'est-ce pas un devoir qui s'impose à tout le monde que de maintenir intacts tous les documents de notre histoire nationale ? Or, outre la supposition gratuite que les Gaulois aient fui sur un espace de 15 kilomètres, si bien que les Romains, en les poursuivant, auraient fait 15 kilomètres de chemin (une demi-étape) dans la direction d'Alésia, sans s'en apercevoir, paraît-il, et sans que cela doive compter au nombre des jours de marche, on ne tient non plus aucun compte de ce que César lui-même dit très-positivement. Il dit, en effet, que, à partir du champ de bataille, Vercingétorix se mit en marche pour Alésia, faisant route comme à l'ordinaire (Vercingetorix Alesiam iter facere cœpit), et que César le suivit tant que la durée du jour le permit (Cæsar... sequutus quantum diei tempus est passum[18]). César s’est donc mis en marche lui-même ce jour-là, le jour de la bataille. Et l'armée gauloise marchait en bon ordre, et César la suivait de près, car il harcelait son arrière-garde, à laquelle il tua environ trois mille hommes, sans pouvoir la devancer ou entamer la colonne de marche (circiter tribus millibus hostium ex novissimo agmine interfectis). Et de cette manière, il arriva dès le deuxième jour de marche, — altero die, — dès le lendemain du départ, devant Alésia, où il campa (altero die ad Alesiam castra fecit).

Ainsi, en somme, dans les deux notes que nous venons de critiquer, après avoir pris pour thèse que l'expression de César altero die signifie le surlendemain, c'est-à-dire le troisième jour, on prouve clairement qu'elle signifie le second jour ; puis on aboutit à ne point compter le premier jour de marche dans la durée d’une marche, et encore à supprimer 15 kilomètres dans la distance parcourue ? Ne serait-ce pas là, comme on dit en logique, aboutir à l’absurde ? Ce sera notre dernier argument contre ces deux notes, qu'il était si important de réfuter.

Oublions tout cela. Voici une preuve claire et directe que, dans les Commentaires, l'expression altero die équivaut à postero die, ou qu'elle désigne le lendemain. Et ce n'est pas un autre que César lui-même qui va nous fournir cette preuve excellente.

Les deux camps de Pompée et de César, dit-il, n'étaient séparés que par le fleuve Apsus, et fréquemment les soldats liaient la conversation d'une rive à l'autre ; et dans ces moments-là, d'un commun accord, aucuns traits n'étaient lancés. César envoie le lieutenant P. Vatinius sur le bord du fleuve pour parler le mieux qu'il pourra de conciliation... On l'écoute en silence des deux côtés, et on répond de l'autre rive que Q. Varron s'engage à venir se prêter au colloque altera die, — Q. Varronem profiteri se altera die ad colloquium venturum ; — (ici, altera die, indique-t-il le lendemain ou le surlendemain ? Suivons :) et qu'aussi en même temps, de part et d'autre, des délégués pourront venir en toute sûreté exposer tout ce qu'ils jugeront convenable, et on prend rendez-vous pour cela à heure fixe. — Lorsqu'on vint au rendez-vous le jour suivant (postero die), il s'y rassembla de part et d'autre beaucoup de monde,Certumque ei rei tempus constituitur. Quo quum esset postero die ventum, magna utrinque multitudo convenit... etc. (de Bello civ., III, XIX). — Il est donc démontré par cette preuve irrécusable, que l'expression altero die équivaut à postero die, dans le langage de César aussi bien que dans celui de tous les autres auteurs latins.

Ainsi il est incontestable que César est arrivé devant Alésia dès le lendemain du jour où il était parti du champ de bataille où Vercingétorix tenta une première fois de lui barrer le chemin de la Province. Par conséquent, il est géographiquement impossible d'admettre tout à la fois, comme on l'a fait dans l’Histoire de Jules César, et que le lieu de Sacqueney, sur les bords de la Vingeanne, ait été le champ de bataille où fut défaite la cavalerie de Vercingétorix, et qu’Alise-Sainte-Reine ait été l’Alésia dont parle César. Il faut nécessairement opter, et trouver ou un autre champ de bataille ou une autre Alésia.

 

§ VI. — Résumé comparatif.

 

Résumons à grands traits cette critique comparative des trois opinions contradictoires, que nous venons de considérer en regard de la marche de César, depuis le passage de l’Allier jusqu'à l'arrivée des armées à Alésia, où Vercingétorix se trouve actuellement de nouveau en position avec la sienne.

Nous disons : Alise-Sainte-Reine ne saurait être Alésia, attendu que, dans cette supposition :

La Loire étant grossie par la fonte des neiges, au moment où l'armée romaine fat forcée de la passer, cette armée, pour s'être dirigée du côté d'Alise-Sainte-Reine, eût dû passer le fleuve en un point de son cours trop inférieur pour qu'elle eût pu y trouver un gué praticable ; et au-delà du fleuve, elle se fût trouvée en plein foyer de l’insurrection gauloise, où elle n'eût pu se refaire paisiblement, comme l'indique le texte de César ;

2° Ensuite, le chemin qu'on fait prendre à l'armée romaine pour se rapprocher de la Province, et où Vercingétorix lui aurait barré le passage, ne serait point chez les Séquanes, comme le dit Plutarque, et ne mènerait point chez les Allobroges, comme l'indique Dion Cassius ; ce chemin mènerait à Vesontio (Besançon), qui ne saurait avoir été le but de la marche de César ;

3° A l'endroit où Vercingétorix aurait barré le passage à l'armée romaine, le chef gaulois n’aurait pas pu prononcer, avec quelque apparence de raison, cette parole que César met dans sa bouche à l'approche de l'armée romaine : Les Romains s'enfuient dans la Province et sortent de la Gaule !

4° On ne saurait trouver du côté d'Alise-Sainte-Reine un lieu tel que, en y occupant trois positions rapprochées, tout passage ait été barré à une armée venant du nord et se dirigeant du côté de la Province ; et de plus, que l'une de ces trois positions, située sur la route par laquelle arrivaient les Romains, soit naturellement assez forte pour que quinze ou vingt mille cavaliers gaulois, postés là, aient pu y arrêter au passage et y tenir en échec pendant de longues heures dix légions romaines qui s'y présentaient pour passer, conduites par César en personne ;

5° L'oppidum du mont Auxois ne commandant point en réalité le chemin de la Province, n'étant qu'un simple oppidum, un refuge, il n'y aurait aucune raison pour que Vercingétorix, en voyant sa cavalerie mise en fuite dans la bataille, se soit aussitôt porté là avec son infanterie, sans même attendre ses bagages ; à moins que ce ne fût pour y chercher un refuge, ce que le texte de César ne permet point de supposer ;

6° Enfin, lors même que le mont Auxois pourrait avoir été l'oppidum d'Alésia, il serait encore impossible d'admettre en même temps que le lieu de Sacquenay sur les bords de la Vingeanne, vu la distance qui le sépare du mont Auxois, ait pu être le théâtre de la bataille livrée la veille de l'arrivée de César devant Alésia.

Des six objections qui précèdent, et qui empêchent d'admettre qu'Alise-Sainte-Reine soit sur remplacement d'Alésia, trois ou quatre s'appliquent, plus ou moins complètement chacune, à la position d'Alaise en Franche-Comté.

De plus, le chemin d'Alaise n'eût point mené César au secours des Allobroges, comme l'indique Dion Cassius, ni à la porte de la Gaule, comme le dit Plutarque.

Et encore, si l'on se rappelle ce que César lui-même a dit d'une manière très-claire, au sujet de l'émigration des Helvètes, à savoir, qu'un corps d'émigrants — et sans doute de même une armée en retraite, dans l'embarras de ses équipages et sous les yeux de l'ennemi —, ne pouvait à cette époque franchir le Jura oriental S on voit que le chemin par Alaise était véritablement une impasse.

Au contraire, on a pu constater en détail qu'aucune de ces objections n'est applicable à la position d'Izernore. Et même, avec un peu de réflexion, on voit bien vite que c'est de ce côté-là, du côté de la Province, qu'il faut chercher Alésia. En effet, César se dirige vers la Province : on ne le conteste pas ; mais, entre la Province et lui, il y a Vercingétorix campé sur trois points ; si donc Vercingétorix est refoulé de ses positions et obligé de lâcher pied, le soin de sa sûreté, non moins que la raison stratégique, exige qu'il recule et qu'il aille chercher, par-derrière lui, une nouvelle position ou un nouveau point d'attaque vers le sud, plus près de la Province. C'est donc bien là, au sud, que doit se trouver l’oppidum d'Alésia.

Ainsi, en définitive, dans l'insurrection générale des cités gauloises contre les Romains, à l'appel de Vercingétorix, si l'on suit pas à pas avec attention la marche des armées depuis Gergovia jusqu'à Alésia, en regard de la carte de Gaule, et du récit de César, et de celui de Plutarque, et encore de celui de Dion Cassius, on arrive à reconnaître avec certitude le parfait accord de toutes les indications et de tous les points de repère de ces documents divers pour déterminer exactement de même la situation géographique de l’oppidum d’Alésia, où nous venons de voir arriver les deux armées, et dont César se décida immédiatement à faire le blocus. Tous les éléments de cette détermination géographique (qui est un point capital pour l'appréciation de cette guerre), coïncident manifestement pour placer le célèbre oppidum de la Gaule dans la position même où l'on voit de nos jours l’oppidum et le village antique d’Izernore, actuellement chef-lieu de canton de l'arrondissement de Nantua, département de l'Ain.

Il nous reste néanmoins à constater d'une manière directe l'identité de l’oppidum d’Izernore et de l’oppidum d’Alésia dont parle César, en examinant avec beaucoup d'attention, dans le volume qui va suivre, le blocus mémorable où succomba la Gaule en même temps que son noble et héroïque défenseur.

 

FIN DU TOME DEUXIÈME

 

 

 



[1] Conclusion pour Alaise, par M. J. Quicherat, p. 39.

[2] Erant omnia itinera duo, quibus itineribus Helvetii domo exire possent (I, VI). — Voir la discussion de ce texte dans notre premier volume, au sujet de l'invasion de la Gaule.

[3] Alise, étude sur une campagne de Jules César, par M. Rossignol, p. 19 et 27.

[4] Histoire de Jules César, Paris, Imprimerie impériale, 1866, t. II, p. 253.

[5] Histoire de Jules César, p. 253 et suiv.

[6] De Bell. civ., III, XCIII.

[7] Conclusion pour Alaise, p. 36.

[8] Voir, Conclusion..., p. 37 et suiv.

[9] Alise, étude d'une campagne de Jules César, p. 26, 27 et 31.

[10] Nous avons cherché dans l'Histoire de Jules César comment cette difficulté était résolue. Nous n'avons su trouver à ce sujet qu'une note (t. II, p. 256) où il est dit : L'armée romaine était incapable, dans le désordre où elle était à ce moment, de poursuivre sur-le-champ Vercingétorix. Voilà tout.

[11] De bell. Gall., I, XXXI. — Citons un second texte de César, où l'on voit très-bien le sens fondamental du mot alter, et qui présente de plus un intérêt historique.

Au début de la guerre civile, la cité de Marseille, voulant rester neutre, ferma ses portes à César. Une députation de magistrats vint lui en faire des excuses et s'exprima ainsi au sujet des deux partis rivaux : ... principei esse earum partium Cn. Pompeium et C. Cæsarem, patronos civitatis : quorum alter agros Volcarum Arecomicorum et Helviorum publice iis concesserit : alterbello victas Gailiasattribuerit, vectigaliaque auxerit. Quare paribus eorum beneficiis, parem se quoque voluntatem tribuere debere, et neutrum eorum contra alterum juvare... (De bell. civ., I, XXXI). Il est clair que les mots compris ici entre deux traits, — bello victas Gallias, — n'ont pu être dits tels quels par César ; et ils ont donné lieu à une restitution du texte qui fait honneur à un Français, le savant jurisconsulte François Hotman, né à Paris en 1524, et qui a donné une édition des Commentaires, très-connue et très-estimée. Hotman a donc proposé de lire ici : alter, bello victa Gallia, attribuerit ; c'est-à-dire d'entendre que César  après avoir vaincu la Gaule par les armes, avait attribué en toute propriété aux Massiliens le revenu de ces mêmes terres des Volces Arécomices et des Helviens que Pompée (sans doute pendant son consulat) leur avait concédées dans l'intérêt public (publice concesserit, c'est-à-dire leur avait affermées) ; et que César avait ainsi augmenté les revenus de leur propre trésor public. Cette restitution ne porte que sur deux lettres, et s'accorde très-bien et avec tout le discours et avec l'histoire ; elle est donc parfaite.

Un savant étranger, Glandorp, contemporain d'Hotman, a proposé de son coté la restitution suivante, alter bello victas Sallyas attribuerit, c'est-à-dire que César, après avoir vaincu les Salyens par les armes, aurait attribué ce peuple aux Massiliens. — Mais cette dernière restitution du texte supposerait que César eût vaincu les Salyens ; et aussi qu'il eût attribué aux Massiliens le territoire de ce petit peuple (bien que déjà depuis 74 ans ce territoire fût occupé par la colonie romaine d'Aix, Aquæ Sextiæ) : double supposition inadmissible, et double erreur historique à rectifier.

Cependant on a vu de nos jours un illustre savant (Prosper Mérimée) adopter en France, avec beaucoup d'éloges, la restitution proposée par Glandorp (voir le Moniteur universel du 17 juin 1867). Tant il est vrai que les Français, même les plus éclairés, les plus éminents, les plus estimables, sont enclins à louer outre mesure les travaux scientifiques des étrangers ! Pourquoi ?

[12] Exemple au passé : Ita, proximi diei casu admonti, omnia ad defensionem paraverunt, — De bell. civ., II, XIV.

Exemple au futur : Quæcumque ad proximi diei oppugnationem nocte comparantur. — De bell. Gall., V, XXXIV.

[13] I, XLVIII.

[14] Nous n'avons pas su nous bien expliquer pourquoi on a compris l'expression pridie dans cette note, ici et encore plus loin ; mais nous avons dû copier littéralement.

[15] Sans se douter qu'il prononçait là, dans cette divine Philippique, son propre arrêt de mort, pour le jour où Antoine aurait le pouvoir en partage. Voir Juvénal, Sat. X, v. 120 et suiv.

[16] Voir tous les Dictionnaires, et surtout l'excellent Dictionnaire latin-français de MM. L. Quicherat et A. Daveluy, au mot alter.

[17] Nous les avons consultés : ils ne disent rien qui puisse vider le débat. Ils renvoient eux-mêmes à deux passages de Pline le Jeune : autre auteur d'un langage encore plus abondant que celui de Cicéron, et qui, prodigue d'élégants détails, s'est exprimé comme lui. Citons ces deux passages pour compléter les renseignements sur la question, et pour en finir.

Dans l'un, il s'agit de Corellius Rufus qui, décidé à se laisser mourir de faim, était resté sans prendre aucune nourriture déjà un second, un troisième, un quatrième jour. (Epist., I, XII). — Il est évident qu'ici encore alter signifie second ; et comme le premier jour passé sans nourriture ne compromettait point la vie de Corellius, on conçoit très-bien que sa femme, Hispulla, n'ait pris l'alarme qu'au second jour, et que Pline (qu'elle fait appeler pour détourner Corellius de son funeste projet) n'ait commencé son énumération qu'à partir du second jour, c’est-à-dire du jour où commençait le danger.

Dans l'autre passage, il s'agit d'un enfant qui se baignait dans la mer avec ses camarades sur la côte d'Afrique, près d'Hippone (aujourd'hui Bône), lorsqu'un dauphin, le prenant sur son dos, l'emporta au large, puis le rapporta à la côte auprès de ses camarades. La nouvelle, dit Pline, s'en répand dans la colonie : tout le monde accourt, questionne, écoute, raconte. Le lendemain, on stationne sur le rivage, on regarde au loin sur la mer si l'on y aperçoit à fleur d'eau quelque chose de semblable. Les enfants nagent et parmi eux celui dont on a parlé, mais il y met plus de réserve. Le dauphin revient à la même heure, revient auprès du même enfant. Celui-ci s'enfuit avec les autres. Le dauphin, comme pour l'attirer et le rappeler, saute, plonge, fait mille tours, dans un sens, dans l'autre. Il en fait autant un second jour, autant un troisième, autant un bon nombre de jours consécutifs, jusqu'à ce que ces hommes nourris sur la mer eussent honte de le craindre. (Epist., IX, XXXIII).

On voit ici une nouvelle particularité : c'est que la série de jours énumérée par Pline commence par un lendemain, par postero die. Mais l'ensemble du texte en montre clairement la raison. En effet, de quoi s'agit-il ? Des retours du dauphin auprès de l'enfant chaque jour et à la même heure. Or un retour suppose nécessairement un première venue, dont le jour ne peut être compté dans la série des jours de retour, bien qu'il puisse servir de date à cette série de retours du dauphin que le narrateur énumère jour par jour. Ainsi le premier terme de cette énumération est nécessairement un lendemain d'un jour où le dauphin était déjà venu pour la première fois, c’est-à-dire un jour suivant comme on le voit ici, — postero die. — Mais le terme qu'on lit ensuite dans l’énumération, — altero die, — n'en correspond pas moins, comme dans toute autre énumération d'actes quotidiens, au deuxième jour de la série des retours quotidiens du dauphin auprès de l'enfant.

[18] Ce dernier trait du texte — Cæsar... sequutus, — paraîtrait indiquer une route dont on ne pouvait s'écarter, ni à droite, ni à gauche. Telle est effectivement la vieille route d'Orgelet à Arinthod, qui chemine entre deux lignes de montagnes, parfois assez rapprochées, et formant çà et là des gorges étroites, difficiles à franchir.