JULES CÉSAR EN GAULE

 

DEUXIÈME ÉPOQUE. — SEPTIÈME ANNÉE DE LA GUERRE.

(Av. J.-C. 52 — De R. 702). CONSULS : POMPÉE LE GRAND, D'ABORD SEUL ; PUIS AU BOUT DE 7 MOIS, AVEC C. CÆCILIUS METULLUS SCIPION.

POLITIQUE DE VERCINGETORIX : UNION NATIONALE DES CITÉS DE LA GAULE. GUERRE COMMUNE POUR LA LIBERTÉ.

CHAPITRE QUATRIÈME. — LIEU OU VERCINGÉTORIX BARRA LE CHEMIN À CÉSAR. - BATAILLE. - LES GERMAINS DÉGAGENT L'ARMÉE ROMAINE : AUSSITÔT VERCINGÉTORIX SE PORTE À ALÉSIA : CÉSAR LE SUIT. - TRACES LOCALES DE CETTE BATAILLE.

 

 

§ I. — Coup d'œil orographique sur la traversée des monts Jura pour se rendre par la frontière du pays des Lingons chez les Séquanes du côté de la Province. Les trois points où Vercingétorix barre le chemin à César.

 

On a vu, dans notre notice géographique du volume précédent, la description des chemins primitifs par lesquels on pouvait franchir la chaîne des monts Jura. On vient de voir ci-dessus, dans l'examen géographique des voies qui mènent de la vallée de la Saône dans la région de la Perte du Rhône (par où César a envahi la Gaule), quel était le meilleur de tous les passages de ces montagnes, pour se rendre du pays des Lingons à la Perte du Rhône (seule porte par laquelle César puisse sortir de la Gaule). Et on vient de voir encore les raisons qui autorisent à présumer que Vercingétorix et César sont actuellement en face l'un de l’autre, non pas dans les plaines de la Saône, mais dans quelque passage des monts Jura, le Gaulois voulant tenter de couper la retraite au Romain. Il s'agit maintenant de préciser en quels lieux ils se trouvent l'un et l'autre.

Il est clair que, pour faire retraite sous les yeux de l’ennemi, César, qui connaissait bien cette région de la Gaule j a dû choisir le passage des monts Jura le moins difficile et le moins dangereux à suivre, c'est-à-dire celui où l'on entre à Lons-le-Saulnier (Ledo), ainsi que nous l'avons démontré ci-dessus. Il n'est pas moins clair que Vercingétorix, qui connaissait aussi bien que César la géographie de la Gaule — comme le constatent les dispositions stratégiques prescrites par lui sur divers points —, avait prévu d'un coup d'œil sûr que César, pour faire retraite du côté de la Province, serait forcé de prendre ce même chemin que nous venons de désigner ; et que, dans cette prévision, le chef gaulois était venu d'avance s'y poster avec son armée aux trois points stratégiques les plus convenables. Ainsi, à ces trois points, le passage devait être particulièrement difficile et dangereux pour l'armée romaine ; et, au contraire, les trois positions qu'occupaient les Gaulois devaient être très-fortes par elles-mêmes, et de plus, en cas de revers, leur retraite devait être assurée, comme l'exigeait la tactique nouvelle proclamée par Vercingétorix.

Or, de telles conditions respectives pour deux armées, sur les voies qui mènent du pays des Lingons vers la Province, ne sauraient se trouver qu'à la traversée des monts Jura ; et il y a particulièrement chance de les rencontrer à l'entrée même de ces monts. Nous allons donc tout droit là, pour y examiner les routes que César put suivre, et pour y reconnaître d'avance avec exactitude, non-seulement toutes les voies de passage, mais encore toute l'orographie de la contrée, dans l'espoir de découvrir ces trois positions qui furent occupées jadis par le défenseur de la Gaule.

Pour ne pas rester dans le vague, admettons comme point de départ de l'armée romaine Dijon (Divio), ville du pays des Lingons, près de laquelle nous venons de voir s'effectuer la jonction des deux corps d'armée de César et de Labienus. Portons nos regards sur la carte. — De ce point de départ, pour se rendre (conformément au texte des Commentaires) par la frontière du pays des Lingons chez les Séquanes, et y être mieux à portée de secourir la Province, il faut se diriger (si nous employons les dénominations actuelles) par Saint-Jean-de-Losne, Lons-le-Saulnier. Orgelet, Arinthod, Izernore et le défilé de Nantua, jusqu'assez près de la Perte du Rhône. Le trajet jusqu'à Lons-le-Saulnier se fait eu, pays de plaine ; les chemins n'y présentent aucune difficulté notable ; ils sont tous également faciles et sûrs ; le seul avantage des uns sur les autres tient à ce que, dans leur parcours, ils se rapprochent plus ou moins de la ligne droite.

Mais à Lons-le Saulnier se dresse tout à coup un immense obstacle : la chaîne des monts Jura, de soixante-dix kilomètres d'épaisseur, qu'il s'agit de traverser. Nous allons examiner avec soin par quels chemins cela est possible, et quel est le chemin le moins difficile pour une année faisant retraite ; car c'était probablement par celui-là que César voulait se rapprocher de la Province.

Dans notre notice géographique, en décrivant d'une manière sommaire la région méridionale de la chaîne des monts Jura, nous avons dit que le massif occidental de ces monts, qui s'étend de Lons-le-Saulnier à Pont-d'Ain, et qui sépare l'étroite vallée de l'Ain des vastes plaines de la vallée de la Saône, paraît avoir subi, à une époque primitive, un mouvement de conversion sur place. Il semblerait que ce Jura occidental, supposé initialement joint au reste des monts dans leur direction générale du nord-est au sud-ouest, ait été ensuite rompu dans la région de Lons-le-Saulnier, et qu'en même temps toute la masse de ce Jura occidental, depuis Lons-le-Saulnier jusqu'à Pont-d'Ain, devenue ainsi mobile autour du point de Pont-d'Ain considéré comme centre, aurait été, dans cette même région de Lons-le-Saulnier, écartée du reste des monts angulairement, tout d'une pièce, vers l'ouest, jusqu'à sa position actuelle, où l'extrémité rompue se trouve libre et située presque directement au nord du promontoire de Pont-d'Ain. Une seule des crêtes rocheuses de ce Jura occidental, celle qui longe la rivière d'Ain sur sa rive droite et constitue la berge occidentale de sa vallée, paraîtrait avoir suivi le mouvement sans se rompre, mais en s'infléchissant dans cette même région où les autres se sont rompues, et, par suite, avoir pris, au-delà de ce point d'inflexion, la direction intermédiaire qu'elle présente aujourd'hui.

Quoi qu'il en soit de cette explication orographique, il est de fait que le massif occidental des monts Jura, entre Lons-le-Saulnier et Pont-d'Ain, au lieu de se diriger du nord-est au sud-ouest, comme l'ensemble de la chaîne, se dirige presque exactement du nord au sud ; et que, au lieu de rester continu et joint parallèlement à tout le reste de la chaîne, il s'en écarte angulairement à son extrémité nord, et se termine à Lons-le-Saulnier par une extrémité libre et abrupte.

Quant à la configuration générale du terrain, ce massif occidental ne diffère point des deux autres dans son ensemble. Considéré en dessus, il se présente sous la forme d'un long plateau accidenté, duquel s'élèvent des crêtes rocheuses, parallèles, séparées par des vallées dont la ligne de fond est presque horizontale : crêtes et vallées dirigées dans le sens général du massif lui-même, c'est-à-dire du nord au sud.

En sorte que le premier massif des monts Jura, du côté du pays des anciens Lingons, présente à Lons-le-Saulnier une extrémité abrupte où les vallées du plateau supérieur sont béantes au nord sur la plaine, et où le plateau lui-même, irrégulièrement rompu, se termine soit par de vastes anfractuosités que les eaux météoriques ont profondément ravinées, soit, dans les intervalles de ces ravins, par des prolongements irréguliers qui constituent des promontoires sinueux, aplanis en dessus, et s'avançant au nord sur la plaine en forme de collines. Enfin, si l’on s'engage entre ces collines par le ravin le plus considérable, d'où sort le ruisseau appelé la Vallière, une fois qu’on est parvenu sur le plateau, il ne reste plus qu'une seule crête à franchir pour arriver dans la vallée de l'Ain. Or, cette crête est abordable et peut être franchie par trois cols différents : ou tout droit, par Nogna, ou à gauche, par Mirebel, ou à droite par Orgelet.

Lons-le-Saulnier est situé dans la plaine du nord, à la gorge du grand ravin de la Vallière et au pied du promontoire de Montaigu. — A la sortie de Lons-le-Saulnier, pour se diriger vers la Province, la meilleure route s'engage dans le grand ravin de la Vallière, où l'on rencontre bientôt le bourg de Conliége, et un peu plus loin le village de Revigny. La montée par ce grand ravin est d'abord à peine sensible, puis on monte davantage, puis, de plus en plus au-delà de Revigny, jusqu'à ce qu'enfin on arrive sur le plateau, à une croisée de chemins où l'on voit encore aujourd'hui un oratoire, et où se perpétue dans l'imagination populaire, par la tradition locale, le souvenir confus de terribles dangers encourus là jadis, au passage. On peut encore gravir en quelques autres points les versants du grand ravin de la Vallière pour arriver sur le plateau, mais plus difficilement. Ainsi, on y monte de Conliége, à gauche, par un ravin secondaire que commande la position de Saint-Étienne-de-Coldre ; on y monte de Revigny, à droite, par un autre petit ravin de la forme d'un demi-entonnoir ; enfin on y peut encore monter, un peu au-delà de Revigny, par un chemin qui mène au village de Publy, sur le plateau.

Signalons surtout un détail qu'il est important de ne pas perdre de vue, pour se bien rendre compte [.....][1] de César, à savoir qu'on peut également d'un autre côté parvenir sur le plateau de [.....], en rétrogradant de Conliége à Lons-le Saulnier, pour passer la colline de droite, à l'extrémité de laquelle est situé le village de Montaigu. En effet, cette colline étant [.....] d'une langue du plateau qui s'avance au [.....] la vallée ravinée de Moiron et Vermandois, située à l'occident, on peut, en remontant par cette dernière vallée, parvenir sur le plateau et dans le voisinage de l'oratoire, par plusieurs petits chemins locaux, notamment par Saint-Maur-des-Buissons. Mais il est bien plus difficile d'y monter de ce côté-ci ; il faut, pour ainsi dire, escalader la colline. Néanmoins, cela est certainement possible. On peut enfin gravir cette colline de [.....] à la pointe même du promontoire de Montaigu, puis comme la route actuelle d'Orgelet, suivre tout le long du faîte [.....] de cette colline jusqu'auprès de l'oratoire indiqué ci-dessus.

Du haut du plateau, de quelque côté qu'on y soit parvenu, il n'y a plus que deux chemins convenables pour gagner la vallée de l'Ain et poursuivre sa route dans la direction de la Perte du Rhône : l'un qui va, par Nogna, traverser l'Ain au pont de Poitte, et se continue ensuite par Clairvaux, Moirans, Jeurre, Dortan, la Cluse et le défilé de Nantua ; l’autre, qui se dirige par Orgelet, Arinthod, passe l'Ain à Thoirette, et suit, par Izernore, la Cluse et le même défilé. On peut communiquer de l'un à l'autre de ces deux chemins par une branche de traverse qui mène d'Orgelet à Moirans, en passant l'Ain à Brillat.

Il existe bien à la rigueur un troisième chemin qui eût pu mener vers la Province. Celui-ci sort de Lons-le-Saulnier du côté de l'orient, laisse à droite le grand ravin de Conliége, va monter sur le plateau par une petite gorge qu'on trouve près de là dans les bois, franchit la berge de la vallée de l'Ain à Mirebel, passe l'eau à Pont-du-Navoy, gagne Champagnolle, puis Saint-Laurent, où il se divise en deux branches. La branche de droite mène à Saint-Claude, et de là à la Perte du Rhône, soit par Mijou, Chézeri et Lancranz ; soit par Dortan, la Cluse et le défilé de Nantua. La branche de gauche (aujourd'hui et grâce aux travaux d'art qui l'ont rendue praticable) mène dans le pays des Helvètes, par Morez, le col des Housses, la vallée des Dapes et le col de Saint-Cergues, ou le col de la Faucille. Mais c'était là, on le voit, un immense détour à faire, avec des difficultés énormes, et César n'eût pu songer à s'y engager sous les yeux de l'ennemi.

Toutefois, en prenant ce troisième chemin à Lons-le-Saulnier, on pouvait éviter la passe du grand ravin de Conliége et parvenir sur le plateau en tournant ce ravin du côté de l'est, pour gagner Mirebel et Pont-du-Navoy. Il fallait donc nécessairement garder la petite gorge par laquelle ce chemin y monte, si l'on voulait barrer tout passage à l'entrée des monts Jura en se ménageant partout l'avantage du terrain.

Or, à l'aspect de ces lieux, il devient évident que, si Vercingétorix a voulu barrer le chemin à César, il a dû choisir pour l'exécution de son projet le grand ravin de Conliége. Là, en effet, posté sur la crête du ravin, à plus de deux cent cinquante mètres d'élévation au-dessus de l'ennemi, et bordant toute cette crête, qui a la forme d'un fer à cheval — depuis Montaigu, situé à l'extrémité occidentale, jusqu'à Saint-Étienne-de-Coldre, situé à l'extrémité orientale et en face de Montaigu —, Vercingétorix gardait les trois voies de la Province, même celle de Champagnole, puisqu'il tenait sous sa main le passage de cette dernière voie indiqué plus haut.

Pour venir prendre position à cette entrée des monts Jura, après être parti de Bibracte, puis de Cabillonum (d'Autun, puis de Chalon-sur-Saône), Vercingétorix avait un chemin très-facile et convenablement détourné, à savoir par Louhans, Cuiseaux, Balanod, Loisia, Orgelet.

La petite ville d'Orgelet est située à un col de passage, au point culminant de la route la plus directe et la plus facile pour s'acheminer vers la Province. Tout faisait présumer que César se présenterait à ce point ; la position était forte par elle-même ; il fallait donc que Vercingétorix laissât là, derrière Orgelet, le gros de son armée, l'infanterie avec les bagages, et qu'il plaçât en avant de cette position sa cavalerie, qui devait attaquer les Romains. Ainsi nous admettons que l'infanterie de Vercingétorix était campée immédiatement derrière le col d'Orgelet. Le texte va nous apprendre qu'il y avait un cours d’eau auprès du camp de l’infanterie gauloise ; auprès d'Orgelet, il y a la Valouse. Pour fixer définitivement les idées, disons tout de suite que, selon nous, ce premier camp de Vercingétorix était placé sur la rive gauche de la Valouse, et qu'il occupait les hauteurs de Montjouvent, le long de la vieille route d'Arinthod.

La cavalerie, qui devait attaquer l'ennemi et lui barrer le passage, dut être postée en avant, c'est-à-dire au bord du plateau sur le grand ravin de Conliége, principalement à l'endroit où la voie, en sortant du ravin, se bifurque, pour aller passer ensuite par Nogna ou par Orgelet. Ainsi nous admettons que Vercingétorix avait fait prendre position à sa cavalerie un peu en arrière de la bifurcation, c'est-à-dire entre les deux voies, auprès du village appelé les Poids-de-Fiole.

Enfin il était indispensable sur ce terrain d'établir un troisième poste pour garder de près, soit la crête du ravin secondaire de Conliége, par où l'on peut assez facilement monter sur le plateau, soit la gorge par où y monte le troisième chemin dont nous avons parlé. La position naturellement indiquée pour ce troisième poste était celle de Saint-Étienne-de-Coldre. Un poste placé là offrait encore l'avantage de dominer au loin les plaines de la Saône, de voir arriver l'ennemi, de reconnaître ses forces, l'ordre de sa marche, et de distinguer d'avance au pied des monts sur quel point précisément il dirigeait ses plus grandes masses[2].

Le terrain étant ainsi étudié et reconnu, nous n'hésitons pas à conclure que, pour couper la retraite et intercepter tout passage à une armée qui, de la frontière da pays des Lingons, arrive dans la région de Lons-le-Saulnier, au pied des monts Jura, cherchant à traverser ces monts et à se rapprocher de la Province, il faut occuper trois positions, à savoir les Poids-de-Fiole, Saint-Étienne-de-Coldre, Orgelet, et qu'il suffit d'occuper ces trois positions pour barrer tout passage à cette armée.

Ainsi l'orographie de notre terrain explique clairement le fait que, pour barrer à César le chemin de la Province, Vercingétorix ait pris position sur trois points, et seulement sur trois points, — trinis castris Vercingetorix consedit[3].

César se borne à dire que Vercingétorix prit position sur trois points, à environ dix mille pas de l'armée romaine. Cela n'est ni bien explicite, ni bien lumineux. Cependant nous y trouvons une mesure de distance approximative qui a son prix, et dont il faut tenir compte. Cette donnée, appliquée à notre terrain, place l'armée romaine, en ce moment-là, à environ dix mille pas (environ quinze kilomètres) des Poids-de-Fiole, ou à cinq kilomètres nord de Lons-le-Saulnier, entre Montmorot et Bletterans.

 

§ II. — Bataille. Les Germains dégagent l'armée romaine : aussitôt Vercingétorix se porte à Alésia, César le suit.

 

Reprenons maintenant le récit au point où nous en étions.

Le lendemain, la cavalerie gauloise ayant été répartie en trois corps, deux de ces corps se montrent en ordre de bataille sur les flancs de l'armée romaine ; le troisième commence à barrer le chemin à l'avant-garde.

Ainsi, le lendemain, la cavalerie gauloise campée sur le plateau, à l'endroit où l'on voit aujourd'hui le village des Poids-de-Fiole, s'avance au bord du grand ravin de Conliége par où arrivent les légions. Cette cavalerie, divisée en trois corps d'attaque, apparaît sur la crête du ravin aux yeux de l'armée romaine — se ostendunt ; — deux de ces corps s'étendent sur ses flancs : sur son flanc gauche jusqu'à Saint-Étienne-de-Coldre, sur son flanc droit jusqu'à Montaigu ; et le troisième corps, sur la grande route près de l'oratoire, commence à barrer le passage à l'avant-garde qui monte par Revigny.

Apprenant cela. César ordonne à sa cavalerie, divisée aussi en trois corps, d'avancer contre l'ennemi. On combat à la fois de tous les côtés. L'infanterie s'arrête, les équipages sont reçus entre les légions.

Si nous avions encore besoin d'être édifiés sur la simplicité du récit de César, il nous semble que nous devons l’être maintenant. Qua re nuntiataà cette nouvelle. Ce texte nous en rappelle un autre, relatif au passage de l’Allier, et où il est dit que César apprend d'Eporedorix et de Virdumare que toute sa cavalerie a été emmenée par Litavic : les deux accidents sont rapportés avec la même simplicité. Ici donc César, qui est constamment informé de tout ce qui se passe dans les différentes cités de la Gaule, et surtout dans celle des Éduens où l'armée de Vercingétorix s'est rassemblée ; César, qui connaît les sentiments intimes des chefs de cette cité (bien que ces sentiments ne soient point de ceux dont on parle) ; lui qui sait à cinq cents lieues de distance tout ce qu'on fait à Rome ; ce même César ne sait pas qu'une armée ennemie de quatre-vingt-quinze mille hommes est là devant lui, et qu'elle y est venue pour lui barrer le chemin. Il faut qu'il s’y heurte, et qu'on vienne lui annoncer l'événement ! Il ne s'attendait donc point à rencontrer les Gaulois qui se trouvent là : double situation dont il se donne acte à lui-même devant l’histoire.

Qui pourrait penser maintenant ou que César se rapprochait de la Province en marchant devant l’armée gauloise ; ou que, poussé par quelque motif grave, comme eût pu être le manque de vivres, il tentait de s'ouvrir un passage à travers cette armée, puisqu'il ne savait pas qu'elle fût là ? Quoi de plus clair que ces mots : se ostendant.... Qua re nuntiata.... ? N'est-il pas, au contraire, démontré par cela même que César allait simplement se placer mieux à portée de secourir la Province, et que, tout surpris de cette rencontre imprévue, mais gardant son sang-froid ordinaire, il prit quelques dispositions et poussa lui-même à l'ennemi ? Quel art dans ces Commentaires, en apparence si simples, où tout est comme nuquasi veste detracta, — dit Cicéron, en parlant du style ! Mais en peut-on dire autant des pensées du narrateur et des faits historiques rapportés par lui ?

Quoi qu'il en soit, nous acquérons déjà ici la certitude de ce fait, que Vercingétorix a barré à César le chemin de la Province, et même à César faisant retraite, puisque son armée fut arrêtée dans sa marche, arrêtée par devant, et qu'elle était en ordre de retraite ; comme il est facile de le constater ici même. En effet, les équipages cheminaient en avant des légions : cela est certain, puisqu'on les fit revenir entre ces légions ; or tel était l'ordre de retraite dans l'armée de César, ainsi que nous l'avons montré précédemment dans une autre discussion.

Le fait est même plus grave qu'il ne semblerait au premier aspect. Considérons bien toutes les expressions pittoresques qu'emploie César, lui qui décrit les choses avec tant de perfection, et qui avait tout vu, tout commandé à cette bataille mémorable. L’armée s'arrête dans sa marche, dit-il, les équipages sont reçus entre les légions. Ainsi déjà tout au moins les équipages reculent ; et ce ne sont point les légions qui s'avancent, à droite et à gauche des équipages, pour aller porter secours à l'avant-garde et à la cavalerie ; ce sont bien les équipages qui rétrogradent pour se réfugier entre les légions, lesquelles sont encore à la place même où elles se sont arrêtées. Voyons la suite de ce début de la bataille.

Si, sur quelque point, les nôtres (les Romains) paraissaient avoir le dessous ou être poussés trop fortement. César commandait de charger de ce côté-là (voilà le gladius en jeu) et de se former en corps de bataille : ce qui ralentissait la poursuite des ennemis, et raffermissait le courage des nôtres par la confiance d'être secourus.

Reprenons : Si sur quelque point les nôtres (l’avant-garde et la cavalerie romaine) paraissaient avoir le dessous et être poussés trop fortement : — quelles expressions pleines de prudence ! Mais on entrevoit assez que réellement l'avant-garde et la cavalerie romaine pliaient —, César commandait de charger de ce côté-là et de se former en corps de bataille. Voilà donc que César fait soutenir sa cavalerie par ses légions ; ce qui, ajoute le narrateur, et ralentissait la poursuite des ennemis, et raffermissait le courage des nôtres par la confiance d'être secourus. — Ainsi aucun doute n'est plus possible : l'avant-garde et la cavalerie romaine ont eu le dessous au commencement de cette bataille, et elles ont lâché pied, puisqu'elles ont été poursuivies, et leur courage a été ébranlé, puisqu'il a été ensuite raffermi par le secours des légions ; et il a fallu ce secours des légions elles-mêmes avec leurs armes terribles, le gladius et le pilum, pour mettre un terme à l'élan de la cavalerie de Vercingétorix et à ce mouvement de recul et d'effroi de l'avant-garde et de la cavalerie de César. Mais les légions ne paraissent pas avoir pu faire reculer les Gaulois à leur tour ; car, si cela fût arrivé, César l'eût dit, et il ne dit absolument rien qui puisse le faire entendre. Or, tenir ainsi l'armée romaine arrêtée dans sa marche, sans qu'elle puisse parvenir à s'ouvrir un passage, lui barrer effectivement le chemin, c’était déjà la victoire pour Vercingétorix, du moins jusqu'à ce moment, puisque c'était atteindre son but déclaré : barrer le chemin à l’armée romaine, pour la retenir en Gaule et l’y affamer.

Combien de temps cet état de choses s'est-il prolongé, ou combien d'heures ce temps d’arrêt forcé dans la marche de César vers la Province a-t-il duré, à compter du commencement de la bataille ? César ne le dit pas positivement, mais il continue son récit en ces termes :

Enfin, les Germains, sur la droite de l'armée, étant parvenus à gagner le sommet de la hauteur, chassent les ennemis de cette position.

Rien n'est plus naturel que cette manœuvre décisive de la cavalerie germaine exécutée sur le terrain où nous sommes. En effet César, voyant devant lui et sur ses deux flancs la crête du grand ravin de Conliége et Revigny couronnée de Gaulois qui empêchaient son armée de monter sur le plateau, dut naturellement chercher à les faire attaquer par derrière, pour les débusquer de là. Or cette manœuvre était praticable ici à droite, et seulement à droite.

Il pouvait, en effet, renvoyer les Germains du côté de Lons-le-Saulnier, pour tourner la colline de Montaigu et la gravir, ou par Montaigu, ou par Vernantois, ou par Saint-Maur-des-Buissons ; puis, une fois qu'ils seraient parvenus au sommet, revenir, comme il est dit dans le texte, sur la droite de formée romaine, et chasser les ennemis de cette position. C'était là probablement le dernier espoir de César. Et il fallut sans doute aux Germains un certain temps pour exécuter cette manœuvre, dans laquelle ils durent rencontrer de grandes difficultés de terrain et se heurter à plus d'un poste de troupes gauloises. L'expression du texte, enfin les Germains, — tandem Germani, — donnerait à penser que ce temps parut long à César, et qu'il était véritablement en grand péril (comme d'autres auteurs l'ont dit nettement), lorsque enfin les Germains parurent sur la hauteur à sa droite, en chassèrent les cavaliers gaulois, et le dégagèrent de cette position périlleuse.

Les Germains poursuivent les fuyards, jusque auprès de la rivière, où Vercingétorix était en position avec ses troupes d’infanterie, et tuent un bon nombre de ces fuyards. Tous les autres cavaliers gaulois, ayant remarqué ce mouvement, craignent d'avoir la retraite coupée et cherchent leur salut dans la fuite. Il se fait de tous les côtés un grand carnage. Trois Éduens, des plus nobles de leur cité, sont faits prisonniers et amenés à César : Cote, chef de la cavalerie, qui avait été le compétiteur de Convictolitave aux derniers comices ; et Cavarille, a qui, après la défection de Litavic, avait commandé l’infanterie[4] ; et Eporedorix sous les ordres de qui, avant a l'arrivée de César, les Éduens avaient fait la guerre a contre les Séquanes.

Voilà une description de bataille bien peu explicite pour une description de César, mais le terrain où nous sommes nous aidera peut-être à mieux distinguer les principaux faits indiqués par le narrateur. Constatons d'abord la parfaite concordance que présente la configuration de ce terrain avec les détails topographiques du récit.

Nous avons vu précédemment que Vercingétorix avait promis à ses cavaliers de tenir toutes ses troupes d'infanterie rangées en avant de son camp, — copias se omnes pro castris habiturum. — Nous voyons de plus ici que cette même place, où l'infanterie gauloise était rangée, se trouvait auprès d'une rivière. — Fugientes usque ad flumen, ubi Vercingetorix cum pedestribus copiis consederat, persequuntur. — Or le lieu où l'on voit aujourd'hui la petite ville d’Orgelet présente ces deux conditions indiquées dans le texte de César ; car ce lieu était à la fois et en avant du camp de Vercingétorix et auprès d'une rivière, la Valouse. C'était de plus une position excellente pour barrer le passage à l'armée romaine, car c'est le point culminant de la route, et c'est un col de passage entre le mont d’Orgier au nord-est, et l'extrémité d'une longue colline au sud-ouest. Enfin, cette position avait son front couvert par les marécages tourbeux de la Torreigne, marécages sans issue, formés de quelques veines d'eau qui vont s'imbiber ou s'évaporer au fond d'une cuvette de ce premier plateau des monts Jura. Ainsi, nous devons admettre que Vercingétorix avait établi son infanterie en bataille au col d'Orgelet, et qu'il occupait là une position parfaitement choisie à tous égards.

Le grand ravin de Conliége est situé directement au nord d'Orgelet, à onze ou douze kilomètres de distance. Si, d'Orgelet, on se tourne dans cette direction, on a à sa gauche des crêtes rocheuses, parallèles, qui courent du sud au nord sur le plateau, et vont avec lui se terminer tout près de Lons-le-Saulnier. On a à sa droite la crête continue qui longe la rivière d'Ain et qui court aussi du sud au nord dans cette région. Car c'est précisément à l'est du ravin de Conliége que cette crête s'infléchit. Dans l'intervalle de cette dernière crête et des précédentes, on a devant soi la plaine du Vernois (autrement dite la Romagne), où s'étendent transversalement les marécages de la Torreigne ; au-delà desquels, et toujours dans ce même intervalle, s'élève sur le plateau un vaste mamelon isolé, qui se prolonge au nord jusque tout près du ravin de Conliége, et dont les deux versants latéraux contribuent à former, de part et d'autre, deux vallons par chacun desquels on communique d'Orgelet avec le ravin de Conliége, ou réciproquement.

Si donc les cavaliers gaulois qui bordaient le ravin de Conliége se sont retournés et repliés au plus vite sur la position de Vercingétorix, ils ont eu pour s'y rendre deux voies à choisir : ou le vallon qui était à leur droite, dans lequel on voit aujourd'hui les villages de Saint-Maur à l'entrée, et de Saint-Georges à la sortie ; ou bien le vallon qui était à leur gauche, dans lequel on voit les villages des Poids-de-Fiole, à l’entrée, et de Dompierre, à la sortie. Le mamelon lui-même s'abaisse du côté d'Orgelet, et vient se perdre dans la plaine du Vernois entre Dompierre et Saint-Georges. Il est boisé et présente, à cette extrémité, où, de part et d'autre, les deux vallons débouchent sur la position d'Orgelet, le nom remarquable de Bois d’Italie[5].

De telles conditions de terrain expliquent le texte de César d'une manière bien claire et bien naturelle. En effet il est clair que les Germains, après avoir poursuivi, depuis Saint-Maur jusqu'à Saint-Georges, les cavaliers gaulois qui s'enfuyaient sur la droite de César, — ab dextro latere, — eussent pu, de Saint-Georges, revenir par Dompierre et les Poids-de-Fiole sur les autres cavaliers gaulois (qui se trouvaient encore alors et en face et sur la gauche de César), pour les charger par derrière pendant que les Romains les attaquaient par devant ; et, dans ce cas-là, il est clair que ces derniers cavaliers se fussent trouvés pris entre deux attaques, ou enveloppés, comme il est dit dans le texte, — ne decumvenirentur veriti. — Evidemment encore, ces derniers cavaliers gaulois’ en voyant que, du côté de Saint-Maur, les Germains s'engageaient dans le vallon de droite à la poursuite des fuyards, — Qua ra animadversa, — et tous pouvaient voir cela des divers points où ils combattaient, — durent aussitôt craindre d*avoir la retraite coupée à Dompierre ; et, dans cette crainte, dit César, ils cherchèrent leur salut dans la fuite, — se fugæ mandant. — Les uns durent tâcher de gagner par le vallon de gauche la position d'Orgelet, et de parvenir avant les Germains dans la plaine du Vernois ; les autres durent se jeter par Nogna dans la Combe d'Ain (vallée de l'Ain), en face de Clairvaux, d'où ils purent encore gagner par un chemin détourné la position d'Orgelet ; enfin ceux de ces cavaliers gaulois qui se trouvaient auprès de Saint Etienne de Coldre purent aussi, de leur côté, s'enfuir dans la Combe d'Ain par la voie, de Champagnole, c'est-à-dire dans la direction de Pont-du-Navoy et de Monnet, pour rallier encore l'armée gauloise ou par la vallée de l’Ain ou par les petits chemins des montagnes.

Remarquons surtout à quel point l'état des lieux du ravin de Conliége s'accorde avec les expressions employées par César, lui qui emploie toujours l'expression propre et pittoresque. De l’endroit où ils se trouvaient au début de la bataille, les Romains ont vu les cavaliers gaulois se montrer tout à coup sur leurs deux flancs (se ab duobus lateribus ostendunt), en même temps que d'autres barraient le passage à l'avant-garde ; ainsi les Romains se trouvaient alors dans un bas-fond, sinon ils eussent aperçu l'ennemi de plus loin. Puis, sur la droite, les Germains ont trouvé moyen de gagner la hauteur (summum jugum nacti), et en ont chassé les cavaliers gaulois ; ceux-ci étaient donc sur une hauteur. En même temps, les autres cavaliers gaulois ont vu les Germains poursuivre au loin les fuyards (qua re animadversa) ; donc les Germains et tous les cavaliers gaulois étaient en ce moment sur des hauteurs continues et de la même élévation, c'est-à-dire sur un plateau. Donc y au début de la bataille, l'armée romaine se trouvait dans un bas-fond, configuré en cul-de-sac et dominé de trois côtés par un plateau échancré en forme de fer à cheval, et occupé d'avance par les cavaliers gaulois. Telle est exactement la configuration des lieux au grand ravin de Conliége.

César dit ensuite que il se fait de tous les côtés un grand carnage, — Omnibus locis fit cædes, — Voilà un langage bien laconique ! C'est constater en somme un résultat, mais non expliquer les péripéties variables de ce fait de guerre si considérable et si important,

Omnibus locis fit cædes ! — Quels sont tous ces lieux où se fait le carnage ? Et que doit-on entendre ici ? Les cavaliers gaulois mis en déroute n'ont-ils pu fuir assez vite pour échapper au carnage ? ou bien sont-ils revenus à la charge ? Les légions ont-elles pris part à l'action et ont-elles chargé ces cavaliers gaulois à la course ? Ont-elles poussé jusqu'à l'infanterie de Vercingétorix ? Ce carnage fait de tous les côtés donne à croire plutôt que les cavaliers gaulois de l'aile droite et du centre, après s'être d'abord enfuis de leur position au bord du grand ravin de Conliége, ne se sont pas tenus pour définitivement vaincus ; il paraîtrait qu'ils se sont retournés et qu'ils ont opposé une résistance énergique aux Romains, après le succès des Germains qui était venu leur faire craindre d'être pris à revers.

En effet, on a vu que d'abord ces cavaliers gaulois attendaient les Romains comme dans une embuscade ; ainsi leurs chevaux étaient frais, tandis que ceux de l'armée romaine étaient déjà fatigués de la marche. Les cavaliers gaulois occupaient la hauteur ; ainsi ils avaient l'avance sur les cavaliers ennemis, qui ont dû au préalable gravir la hauteur : nouvelle fatigue pour les chevaux de ces derniers. Enfin les cavaliers gaulois avaient l'avantage de connaître parfaitement le pays. Donc, en définitive, s'ils eussent fui à fond de train, sans se retourner à aucune distance pour combattre, ils eussent échappé au carnage. Par conséquent, selon toute probabilité, les cavaliers de Vercingétorix, après s'être d'abord élancés en arrière de leur première position, de crainte d'y être enfermés entre les Romains et les Germains, ont ensuite fait volte-face et ont combattu avec acharnement, et ce carnage même en est la preuve incontestable.

Le carnage dont il est parlé doit donc avoir eu lieu principalement, d'après la disposition du terrain : 1° sur le plateau en arrière du bord du ravin, aux environs des Poids-de-Fiole, de Publy et de Saint-Étienne-de-Coldre ; ensuite : 2° dans cette partie de la Combe d'Ain, où l'on arrive soit par Mirebel au nord, soit par Nogna au sud ; 3° dans la Romagne ou plaine du Vernois, qui s'étend devant la position d'Orgelet. C'est dans ce dernier lieu que la lutte a dû être la plus acharnée, car Vercingétorix y était en personne avec toute son infanterie, et il s’y trouvait dans une position dominante, son front couvert par un marais, son flanc droit appuyé au versant rapide d'un mont très-élevé, et son flanc gauche appuyé à une haute colline, escarpée et abrupte du côté de l’ennemi. Nous allons voir bientôt dans le texte que César lui-même avec les légions était effectivement devant cette position de Vercingétorix au moment où le chef gaulois la quitta.

Ces considérations nous autorisent à admettre que ce fut devant la position d'Orgelet qu'eut lieu le plus grand carnage de cette sanglante bataille, et que Vercingétorix y tenta vigoureusement de barrer à César le chemin de la Province. Nous présenterons ci-après des témoignages d'un autre ordre qui seront de nouvelles preuves à l'appui de cette même conclusion.

Après que toute sa cavalerie eût été mise en fuite, Vercingétorix, à l'endroit où il avait rangé son infanterie en avant de son camp, la ramena en arrière, et du même mouvement se mit en marche pour Alésia, qui est un oppidum des Mandubiens, en donnant l'ordre que les bagages fussent promptement évacués du camp et le suivissent de près. — César, ayant fait placer les bagages à l'écart, sur une colline voisine, et laissé deux légions pour les garder, le suivit tant que la durée du jour le permit, et tua environ trois mille hommes de son arrière-garde ; le lendemain il campa devant Alésia.

Ce mouvement de Vercingétorix est également très-clair à comprendre sur notre terrain. Considérons la suite des faits. D'abord le chef gaulois, pour soutenir sa cavalerie, avait fait avancer derrière elle son infanterie, qu'il avait rangée en bataille à Orgelet ; puis un des trois corps de cette cavalerie gauloise ayant été repoussé par les Germains, sur la droite, depuis le ravin de Conliége jusque sur la position d'Orgelet, immédiatement les deux autres corps de cavalerie ont pris la fuite. Ensuite un grand carnage a eu lieu de tous les côtés. Enfin, soit que Vercingétorix, selon sa tactique, n'ait pas voulu engager toute son armée et courir la chance d'une bataille générale, soit qu'il ait eu quelque autre motif d'agir ainsi (ce que nous examinerons bientôt), il a pris le parti de se retirer de la position d'Orgelet et de ramener son infanterie en arrière vers son camp établi sur les hauteurs de Montjouvent ; et, sans s'y arrêter, donnant l'ordre que les bagages le suivissent de près, il s'est mis en marche pour Alésia : marchant ainsi devant César par la vieille route d'Arinthod.

Remarquons bien que Vercingétorix est parti de la position qu'il occupait durant la bataille aussitôt qu'il a vu sa cavalerie en fuite, mais qu'il est parti sans fuir lui-même avec son infanterie. S'il eût fui, toute l'armée romaine l'eût vu fuir, et certainement César l'eût dit. Le texte de César dit simplement que il se mit en marche pour Alésia. — Protnuisque Alesiam iter facere cœpit, — sans s'arrêter un instant jusqu'à destination (protinusque, et porro tenus, et en avant jusqu'à). Vercingétorix laisse même à d'autres le soin d'amener les bagages ; pour lui, sa grande affaire c'est d'arriver à temps avec son armée au but qu'il a marqué dans sa pensée, à Alésia. Voilà ce que nous dit César ; nous pouvons donc rendre en français l'esprit du texte latin par cette expression : Vercingétorix court à Alésia. Il y court comme un chef qui n'aurait point renoncé à son projet, mais qui se hâterait d'aller occuper une autre position pour tenter une seconde fois de l'exécuter. César n'explique nullement pourquoi Vercingétorix part de cette première position qu'il occupait avec son infanterie, ni pourquoi il se porte ainsi à Alésia sans perdre un instant. Nous allons interroger les lieux, et peut-être répondront-ils à ces deux questions importantes.

Interrogeons d'abord le terrain où nous sommes, examinons ce terrain et cherchons pourquoi Vercingétorix quitta sa position d'Orgelet quand il vit que toute sa cavalerie avait été mise en fuite.

Lorsque le chef gaulois occupait les trois positions de Saint-Étienne-de-Coldre, des Poids-de-Fiole et d'Orgelet, il gardait toutes les voies de la Province avec avantage de son côté. Mais, une fois sa cavalerie mise en fuite et la voie de Moirans devenue libre, d'une part, César eût pu se rendre à la Perte du Rhône par cette voie ; d'une autre part, il eût pu venir attaquer Vercingétorix au col d'Orgelet de deux côtés à la fois, par devant et par derrière. En effet, il y arrivait directement du côté du nord et il pouvait envoyer deux ou trois légions tourner cette position par la vallée de l'Ain, pour l'attaquer du côté du sud, et pour s'emparer du camp des Gaulois. Ainsi, dès que la cavalerie gauloise eut pris la fuite, Vercingétorix ne barrait plus le passage à César, et il se trouvait lui-même dans une position compromise. Cela explique pourquoi le défenseur de la Gaule, avec une infanterie qui précédemment avait eu l'avantage sur celle de César à Gergovia, n'est pas demeuré un moment de plus dans sa position d'Orgelet, bien qu'elle fût assez forte pour qu'il y pût tenir tête à l'ennemi.

Mais cela ne suffit pas ; on peut encore se demander pourquoi Vercingétorix avait rangé là son infanterie en bataille, non tout près, mais très-loin de sa cavalerie. — Germani fugientes usque flumem, ubi Vercingetorix cum pedestribus copiis consederat, persequuntur. — On peut penser que l'adjonction de ces quatre-vingt mille fantassins à ces nombreux cavaliers gaulois, postés au bord du ravin de Conliége, eût pu suffire avec eux pour arrêter invinciblement les Germains et les Romains. Admettons cela. Admettons même que chaque soldat de l'armée de Vercingétorix fût un héros bien déterminé à ne point lâcher pied (comme se montra, près de Lutèce, chaque soldai de l’armée de Camulogène) ; mais évidemment leur chef, en rangeant son infanterie avec sa cavalerie à la crête du ravin de Conliége, eût manqué à sa tactique arrêtée et proclamée d'avance, il eût engagé toute son armée. Voyons dans quelles conditions respectives.

C*est encore ici qu'on peut apercevoir le génie et la sagesse du grand homme de guerre qui guidait nos aïeux dans cette lutte suprême pour la liberté. Considérons, en effet, une conséquence forcée de l'avantage que donnaient aux Romains le gladius, le pilum, le casque, la cuirasse, le bouclier. Il était absolument impossible aux fantassins gaulois (comme on l’a pu voir dans notre premier volume) de résister de plain-pied aux légions. Nous les avons vus, il est vrai, auprès d'Avaricum pendant que Vercingétorix avec la cavalerie était allé fondre sur les fourrageurs romains, tenir ferme, même sans chef, devant César en personne à la tête des légions ; mais ces fantassins gaulois étaient couverts par un marais de 14 mètres environ de largeur. Nous les avons vus précipiter les légions au versant du mont de Gergovia ; mais là ils occupaient la hauteur. Ici pareillement, il est vrai, les fantassins gaulois eussent occupé la hauteur au bord du ravin de Conliége ; et de même au col d'Orgelet, sur le terrain où Vercingétorix lés avait rangés en bataille, nous voyons qu'ils occupaient la hauteur ; et, de plus, qu'ils avaient par-devant eux le marais de la Torreigne ; ils eussent donc pu y tenir ferme contre les légions. Oui, mais eussent-ils pu y tenir ferme longtemps ? Non, s'ils n'avaient pas auprès d'eux l'eau nécessaire pour environ quatre-vingt-quinze mille hommes et les chevaux. Or, il ne s'en trouvait la quantité nécessaire ni dans l'une ni dans l'autre de ces deux positions. Car, bien que l'eau soit abondante dans le voisinage d'Orgelet, il eût fallu, pour en user, descendre au bas-fond de la Torreigne ou au bord de la Valouse, et là, combattre de plain-pied avec les légions qui eussent cerné la position des Gaulois par devant et par derrière. Cela suffisait, on le voit, pour que l'infanterie de Vercingétorix fût inévitablement détruite au col d'Orgelet, s'il eût persisté à tenir ferme dans cette position.

Qu'on veuille bien arrêter un peu sa pensée sur cette considération qui est capitale : Une armée qui ne peut combattre l’armée ennemie de plain-pied est nécessairement paralysée. Il faut, en effet, qu'elle se tienne constamment sur les hauteurs, et elle ne saurait y rester longtemps, faute d'eau à boire. L'eau a joué un très-grand rôle dans toutes les guerres de César. Lorsqu'une armée refusait le combat de plain-pied et se tenait sur les hauteurs, il l'attaquait par la soif (comme nous aurons bientôt l'occasion de le démontrer dans une discussion importante). Mais c'est surtout dans la guerre de Gaule que l'action de la soif a été pour César un moyen d'une grande puissance, précisément parce que les troupes de nos aïeux étaient presque en totalité de l'infanterie. Ils en mirent sur pied contre les Romains des masses énormes, mais comparativement ils n'eurent que bien peu de cavalerie, et on a pu remarquer, dans un passage précédent du récit de César, que Vercingétorix avait déclaré que les troupes d'infanterie qu'il avait eues à Gergovia lui suffisaient, et que, ce qu'il loi fallait en surplus, c'était seulement des renforts de cavalerie (LXIV). En effet, à quoi pouvait lui servir l'infanterie en rase campagne, puisque (l'on ne saurait trop le répéter) il était absolument impossible à l'infanterie gauloise de résister de plain-pied aux légions ? C'est là, on le voit, un point fondamental pour l'intelligence de toute la guerre de Gaule et qui nous explique très-bien en particulier pourquoi Vercingétorix est parti de sa position d'Orgelet, où César eût pu couper l'eau à son armée, ce qui eût entraîné infailliblement sa destruction, quel que pût être le courage de cette armée gauloise.

Le texte dit que, dans le moment même où Vercingétorix quitta sa position près du cours d'eau pour se porter en toute hâte à Alésia, César, faisant placer les bagages des légions à l'écart sur une colline voisine, le suivit. César était donc à ce moment-là devant la position de Vercingétorix ; par conséquent, la colline dont il s'agit doit se trouver à la fois et tout près de cette position, et à l’écart de la route. Or il est bien facile sur notre terrain de la retrouver aujourd'hui : car il n'y a, au voisinage de la position d'Orgelet et à l'écart de la route qui y passe, qu'une seule colline qui ait pu recevoir des bagages, et le souvenir des légions de César y est resté dans le nom même d'un village situé au pied, Seiséria, — castra Cæsarea, — camp de César[6].

Ainsi, une fois la route libre au ravin de Conliége, César, en continuant d'avancer sur la gauche avec les légions et les bagages, était arrivé en face de la position occupée par Vercingétorix avec son infanterie, en avant de son camp et auprès d'une rivière ; de même que déjà, dans la première phase de la bataille, les Germains de leur côté, sur la droite de César, étaient arrivés à la suite des fuyards en face de cette même position de Vercingétorix. Ainsi, il doit exister deux voies, à partir du lieu où commença la bataille, pour venir aboutir l’une et l'autre devant la position où était rangée l'infanterie gauloise. Sur notre terrain, les deux voies qui se dirigent, l'une, du débouché supérieur du ravin de Conliége par les Poids-de-Fiole et Dompierre, l'autre, de la crête occidentale de ce ravin par Saint-Maur et Saint-Georges, pour aboutir l'une et l'autre en face de la position d'Orgelet, rendent très-bien compte, on le voit, de ce double fait, que les Germains sur la droite et les légions sur la gauche soient arrivés, de part et d'autre, devant la position où Vercingétorix avait rangé son infanterie en bataille.

Quant à la position de Montjouvent, où dut camper l'infanterie de Vercingétorix, elle explique aussi très-bien comment il a pu, de là, sans courir la chance d'engager toute son armée, prendre l'avance avec son infanterie pour gagner au plus vite Alésia, en ordonnant que ses bagages le suivissent de près sous la protection d'une arrière-garde. En effet, cette position de Montjouvent est un petit plateau, accidenté, assez vaste pour avoir pu recevoir facilement toute l'armée gauloise,-et qui couronne une colline isolée, le mont de la Fâ. Ce petit plateau est situé au sud, en face et au niveau de la position d'Orgelet, dont il est séparé par une vallée encaissée et profonde, où coule la Valouse, qui contourne et baigne sa base. Il est ainsi isolé de tous les côtés, sauf du côté méridional, où l'on peut facilement communiquer de plain-pied avec une sorte d'isthme y attenant, et où passe la route d'Alésia que Vercingétorix vient de prendre. Des trois autres côtés, le camp gaulois était inabordable, tant le versant du mont est rapide ou abrupte. Pour gagner cette position, à partir d'Orgelet, le chemin, après être descendu jusqu'à la rivière et l'avoir passée, remonte tout droit le long du flanc oriental de ce petit mont, par une rampe encore assez rapide et que le plateau commande depuis le bas jusqu'en haut. De sorte que, en barrant ce chemin dans la partie supérieure (entre les villages de Nermier et de Sarrogna), l'arrière-garde de l'armée gauloise a certainement pu arrêter la marche de l’armée romaine pendant quelques heures.

Ainsi l'orographie de la contrée et l'orientation des lieux, le témoignage archéologique présenté par le nom de Seiséria, le caractère topographique présenté par la Valouse, — ad flumen, — et les conditions stratégiques présentées soit par la position d'Orgelet, soit par le plateau de Montjouvent, où dut camper Vercingétorix, constatent, par leur réunion autour du col de passage où l'on voit aujourd'hui la petite ville d'Orgelet, que Vercingétorix y avait pris -position à ce col même avec ses troupes d'infanterie. Par conséquent, César s'est trouvé là en face de lui, et l'un et l'autre sont partis de là, pour se rendre par le même chemin à Alésia : Vercingétorix avec son armée ayant l'avance sur César ; César le suivant et harcelant son arrière-garde avec toute sa cavalerie et huit légions, après avoir laissé deux légions à la garde des bagages sur la colline de Seiséria.

La détermination certaine du théâtre de cette bataille d'où sont partis Vercingétorix et César, l'un à la suite de l'autre, pour se rendre à Alésia, est une donnée fondamentale dans la recherche de l’oppidum d’Alésia, qu'il est si important de reconnaître avec certitude. C'est pourquoi ici, par exception et avant de reprendre le fil du récit, nous allons examiner tout de suite, sur le terrain où nous sommes, un dernier groupe d'éléments démonstratifs à l'appui de celte détermination. On a vu jusqu'à présent la concordance de ce terrain avec toutes les indications géographiques et avec tous les détails topographiques du récit de César ; constatons maintenant les témoignages archéologiques et les indices de bataille que ce même terrain présente, et qu'il présente exactement aux places où l’on doit les rencontrer d'après les indications fournies par les Commentaires, ce qui complétera notre démonstration.

 

§ III. — Traces locales de cette bataille.

 

Le texte de César avait d’abord simplement énoncé que Vercingétorix prit position sur trois points, — trinis castris Vercingetorix consedit ; — mais ensuite, dans une autre partie de son récit, César ajoute que le chef gaulois commença à barrer le passage à l'armée romaine, — a primo agmine iter impedire cœpit ; — et, sur cette donnée stratégique’ l'orographie du pays nous a désigné obligatoirement les trois points occupés par Vercingétorix pour barrer aux légions le chemin de la Province, à savoir : les Poids-de-Fiole, Saint-Étienne-de-Coldre et Orgelet.

Vercingétorix, après le désastre d'Avaricum, fut le premier chef qui apprit aux Gaulois à fortifier leur camp, et les détermina à adopter ce moyen de sécurité, — primumque eo tempore Galli castra munire instituerunt (XXX), — au lieu de trop compter sur leur bravoure, et, comme l'avaient dit leurs aïeux à Alexandre le Grand, de ne craindre que la chute du ciel[7]. Nous devons donc trouver des traces de camp retranché sur les lieux où campa Vercingétorix pour barrer le chemin de la Province, et principalement aux positions les plus avancées du côté où arrivait l'ennemi, c’est-à-dire à Saint-Étienne-de-Coldre et aux Poids-de-Fiole.

Or, premièrement, à Saint-Étienne-de-Coldre, se voient les traces d'un camp retranché, qui est bien connu des antiquaires sous le nom de camp de Conliége, et qui est considéré comme étant un camp gaulois[8]. Ce serait donc là une des trois positions occupées par Vercingétorix pour barrer le chemin à César.

Secondement, il se trouve près du village des Poids-de-Fiole un long tertre entouré de vestiges de fortifications, et qui a été signalé par plusieurs savants sous le nom de camp des Poids-de-Fiole.

De plus, dans ce village même, il existe, de temps immémorial, des puits singuliers, qui sont un véritable monument archéologique, par leur nombre, par leur rapprochement et par leur forme exceptionnelle, et d'où le village parait avoir tiré son nom. Ces puits sont garnis de pierres comme les puits ordinaires ; mais, pour leur forme singulière, on ne saurait mieux les comparer qu'à des cuves (telles que celles où l'on fait le vin) qu'on aurait enfoncées en terre, jusqu'à n'en laisser paraître au dehors que ce qu'il faut pour représenter la margelle d'un puits ordinaire. Ceux-ci ont à l’orifice deux ou trois mètres de diamètre, et de là vont en s'élargissant de plus en plus jusqu'à l’eau, dont le niveau n'est guère qu'à m mètre de profondeur dans le sol, car on peut la toucher avec le bout dune canne. Cette eau est verte, mais excellente, et tous les habitants du village en font usage ; ils n'en ont point d'autre. Ces puits ressemblent donc à d'immenses coupes, vases qu'on appelait en latin (pour ne pas remonter au grec) phialœ, d'où notre mot français fiole. Un puits s'appelle, dans le langage traditionnel du pays, un poids, et pour dire boire, souvent on dit fioler. Ainsi tout porte à penser que cette vieille expression Poids-de-Fiole signifie puits en forme de coupe, et que le village où on les voit a tiré son nom de cette forme si remarquable de tous ces puits antiques auprès desquels il fut établi.

Ces puits antiques ne sont plus aujourd'hui qu'au nombre de cinq, très-rapprochés les uns des autres, sans aucun ordre régulier dans leur position. On s'accorde à dire qu'autrefois il en existait encore plusieurs autres, tout à fait semblables, placés de même très-près de ceux-ci, et qu'on a comblés. En considérant que de tels puits, de chacun desquels plusieurs hommes à la fois pouvaient facilement tirer de l'eau, sont groupés en tel nombre au bas du tertre où fut établi le camp des Poids-de-Fiole, on est porté à penser que ces puits eux-mêmes furent établis là avant le village et en même temps que ce camp retranché, afin de pouvoir abreuver à la fois un grand nombre d'hommes et d'animaux, et à induire de là que le camp lui-même fut occupé jadis par de la cavalerie. Du reste, cette opinion n'est, point nouvelle : divers savants l'ont déjà émise ou admise, en se fondant sur ces mêmes considérations que nous venons de présenter. En conséquence de cela et de tout ce qui précède, nous nous croyons autorisé à conclure ici : d'abord, d'une part, que la cavalerie de Vercingétorix a campé aux Poids-de-Fiole, et que ce lieu fut une deuxième position où le chef gaulois vint s'établir d'avance pour barrer le passage à César ; puis, d'une autre part, que ce même lieu présente ainsi un témoignage archéologique dont la signification ne peut guère être contestée et que nous retrouverons ailleurs.

Quant à la troisième position occupée par Vercingétorix, les hauteurs de Montjouvent, en arrière d'Orgelet et sur la rive opposée de la Valouse, position où il se trouvait en personne avec son infanterie et les bagages, nous n'y découvrons, il est vrai, aucune trace de camp régulièrement fortifié. Mais il est facile de se convaincre, à la vue des lieux, que des retranchements eussent été là tout à fait superflus. Remarquons, en effet : 1° que Vercingétorix n'avait point l'intention de tenir ferme dans cette position de Montjouvent, et qu'il se trouvait là par derrière sa cavalerie, qui le couvrait au loin du côté des ennemis ; 2° que les hauteurs de Montjouvent sont déjà naturellement une position extrêmement forte, escarpée de toutes parts, sauf d'un seul côté, dont nous parlerons ci-après ; 3° que l'infanterie gauloise, qui était si nombreuse, dut nécessairement avoir beaucoup de monde à portée de l'eau, au bord de la rivière, d'où elle pouvait se masser en un instant au col d'Orgelet, dès que l'approche de l'ennemi serait signalée par la cavalerie gauloise postée en avant. On peut donc dire qu'une enceinte fortifiée eût été tout à fait inutile à Vercingétorix sur les hauteurs de Montjouvent. L'absence de traces d'un camp retranché dans ce lieu n'est donc pas en opposition avec le fait que Vercingétorix ait eu là son troisième camp, où se trouvaient toute l'infanterie et les bagages.

D'ailleurs, en démontrant, comme nous comptons l'avoir fait déjà et comme nous le confirmerons encore ci-après, que cette position voisine d'une rivière (ad flumen), où Vercingétorix avait rangé son infanterie en avant de son camp (pro castris) pour soutenir sa cavalerie, était bien le col d'Orgelet, par là même nous avons démontré que le camp de cette infanterie occupait en arrière les hauteurs de Montjouvent, qui seules de fait se trouvent à la fois et en arrière du col d’Orgelet, et convenables pour y établir un corps d'infanterie, à portée de l'eau nécessaire. De même encore tout ce qui démontre que César est parti du pied de la colline de Seiséria pour suivre Vercingétorix à Alésia, et aussi tout ce qui va démontrer qu'on s'est battu avec acharnement devant Orgelet, entraîne comme conséquence du récit de César que l'infanterie gauloise était campée sur les hauteurs de Montjouvent. En effet, on l'a vu, et ce camp et la position militaire où cette infanterie gauloise fut rangée en bataille, et la colline où César plaça ses bagages à l'écart de la route avec deux légions pour les garder : voilà, sans qu'on puisse en douter, trois points qui étaient, chacun, rapprochés des deux autres sur le terrain où se termina la bataille, et qui s'y trouvaient tous les trois dans une certaine situation respective, par rapport à la route que suivirent Vercingétorix et César. La colline était à l'extrémité du champ de bataille sur la route d'Alésia et un peu à l'écart de cette route ; puis les deux autres points venaient à la suite sur cette route même ; d'abord la position de bataille, puis le camp ; c'est-à-dire que ces trois points étaient tous les trois exactement dans les situations relatives où nous voyons la colline de Seiséria, le col d’Orgelet et les hauteurs de Montjouvent.

Portons maintenant nos regards sur les lieux où se trouvaient les Romains au début de la bataille. Nous n'avons pas à rechercher ici la trace de leur camp, puisque César nous dit lui-même qu'ils étaient en marche quand Vercingétorix prit position à environ dix mille pas d'eux, et que le lendemain ils étaient encore en marche lorsque le chef gaulois leur barra le passage.

Le grand ravin, dans lequel les légions ont dû s'engager ainsi nous offre tout d'abord, à l'entrée, le nom du bourg de Conliége. N'y a-t-il dans ce mot aucun souvenir de ces dix légions qui durent encombrer le ravin, col-egiones ? Ce nom de Conliége est-il ancien ? Ici, et encore plus loin, nous allons nous aider de documents recueillis, sur le terrain et dans les chartes de la contrée, par deux auteurs laborieux, bien placés pour être exactement renseignés, et dont les indications offrent l'avantage d'être complètement à l'abri de toute idée préconçue qui puisse se rapporter à nos propres recherches[9]. — L'histoire du bourg de Conliége, disent les auteurs de ce recueil, débute en plein moyen âge[10]. — Le nom de Conliége provient donc très-probablement de fort loin.

Dans ce même grand ravin de Conliége, un peu plus haut, nous trouvons le village de Revigny. Il est à la place même où durent se trouver les Romains lorsqu'ils virent la crête du ravin se couronner de cavaliers gaulois et qu'une partie de ces cavaliers commença à barrer le chemin à l'avant-garde. I’ nom de ce village est-il ancien ? — Tout concourt, disent les mêmes auteurs, à faire présumer que le village de Revigny remonte à une haute antiquité ; on ne trouve cependant son nom dans les chartes qu'à partir du douzième siècle[11]. —Remarquons ici la forme de ce nom, Revigny : ne donne-t-elle point à penser qu'il remonte à l'époque de la présence des Romains dans la contrée ? C'est bien, en effet, la forme latine, et ce nom pourrait être composé des mêmes éléments que revigesco (re-vigor), reprendre force, reprendre courage. Or ce sens-là s'appliquerait exactement, sans aucun doute, à ce qui est arrivé aux Romains dans la bataille dont il vient d'être question.

Recherchons surtout les traces du carnage mentionné dans les Commentaires en ces termes : Il se fait de tous les côtés un grand carnage, — Pugnatur una omnibus in partibus... Omnibus locis fit cædes. — On a vu plus haut que ce carnage dut avoir lieu de trois côtés différents, à savoir : 1° sur le plateau qui domine Conliége, c'est-à-dire dans la région des Poids-de-Fiole, de Publy et de Saint-Étienne-de-Coldre ; 2° dans la Combe d’Ain, au voisinage des deux routes qui la traversent en se dirigeant sur Clairvaux ; 3° devant la position de Vercingétorix au col d'Orgelet, c'est-à-dire dans la plaine du Vernois, autrement dite la Romagne. Or voici ce que signalent à cet égard les documents que nous consultons :

Le plateau qui domine Conliége est couvert jusqu'à Publy de nombreux tertres funéraires, qui feraient supposer que l'espace compris entre le camp de Coldre et celui des Poids-de-Fiole fut le théâtre d'une immense bataille, livrée probablement par les soldats romains aux hordes germaniques[12]... Dans le camp des Poids-de-Fiole ont été trouvés, en 1805, des armures et un anneau de chevalier romain. Le parcours des tertres renferme huit tumuli, monuments d'une bataille[13].

Une immense bataille se livra sous Clairvaux, et dans toute la partie de la Combe d’Ain comprise entre Monnet et Barésia. Les nombreux tombeaux qu'on y rencontre attestent la violence de la lutte[14]... Les nombreux tertres funéraires dont sont jonchés les pâturages de Blye, les tumuli encore intacts dispersés sur le territoire de Publy, à la Croix des Monceaux, à la Côte des Morts, le camp de Coldre, ne peuvent laisser aucun doute sur l'importance stratégique des hauteurs du voisinage, au moment où ces contrées furent converties en champ de bataille[15]...

Les plaines à Orgelet sont jonchées d'ossements humains et de tertres funéraires. A la ferme de l'Étang d'École (entre Orgelet et Seiséria), il existe une éminence de sable qui était remplie de squelettes, de sépultures en pierre et d'objets antiques, tels qu'une petite hache en fer portant un tranchant d'un côté et un marteau de l'autre, un débris de cuirasse empreint de damasquinures, deux boucles de ceinturon en bronze, un fragment d'agrafe du même métal sur lequel on distinguait une tête d'aigle, deux pièces de jugulaires d'un casque aussi damasquinées... On a découvert dans la plaine du Vernois l’aile d’une aigle romaine, quantité d'armures et de contrepoids de lances, des dards de flèches carrés[16]...

Du milieu des marécages formés par les eaux de la Torreigne, était sortie une bourgade gauloise nommée la Ville de Barre... On croit que cette position attira l'attention de César ; il s'en serait rendu maître et lui aurait donné son nom, Cæsarea... La plaine du Vernois[17], où repose la ville détruite de Cézéria, près d'Orgelet, a conservé le nom de Romagne, dénomination dérivée de vallis romana[18].

Ainsi, voilà dans la contrée d'Orgelet une tradition persistante des objets antiques et des noms de lieux qui y perpétuent le souvenir d'un chemin barré, et de la présence de César, et d'une bataille contre les Romains. Remarquons de plus, en face de ce nom de Romagne resté à la plaine où nos aïeux eurent à combattre les Romains, le nom de Bois d’Italie, que présente la colline devant laquelle l'armée, venue d'Italie, dut se ranger et combattre pour s'ouvrir le chemin de la retraite.

Passons au camp de Vercingétorix, sur la hauteur de Montjouvent. Dirigeons d'abord nos recherches à l'endroit où son arrière-garde dut se dévouer et combattre avec toute son énergie pour conserver à l'armée gauloise l’avance qu'elle avait sur l’armée romaine, dans la direction d'Alésia. Cette arrière-garde dut barrer le chemin aux légions entre Nermier et Sarrogna. Or, voici ce que disent nos auteurs : La voie gauloise d'Orgelet à Arinthod et à Izernore traversait le territoire de Nermier, dans la contrée dite à la Creuse : il n'est pas étonnant alors que la source du bief d’Enfer, que le creux de la Foudre et que les rochers aient été l'objet, dans ce village, d'un culte particulier... Dans le lieu dit à la Sauge, près de la route à Orgelet, sont trois tumuli parfaitement conservés. En ouvrant le chemin vicinal de Nermier à Sarrogna, on a trouvé, en 1853, deux tombeaux burgondes[19], en maçonnerie, et plus de vingt squelettes inhumés sans tombeaux. On avait déjà découvert, en 1815, deux autres tombeaux... Le nom de Nermier se rencontre dans les chartes dès la fin du douzième siècle.

Le chemin d’Orgelet à Arinthod et à Izernore traversait aussi le village de Sarrogna. Il est désigné sous le titre de via publica dans une charte de 1237. Entre le vieux château de Villeneuve et Sarrogna[20], on remarque des retranchements très-importants, en terre et pierre, appelés Forts Sarrazins. Ils consistent en une éminence artificielle de forme circulaire, ayant 40 mètres de diamètre et 4 mètres de hauteur, entourée par un fossé de 7 mètres de largeur et de 2 mètres de profondeur... Un tumulus de 15 mètres de diamètre et de 2 mètres de hauteur se voit au sud-est du village. On en compte trois autres d'une dimension moindre, épars sur différents points du territoire. Sur la montagne de Beffrand, entre Sarrogna et Nermier,  au milieu de la forêt de Courailloux, s'élevaient deux fortins, l'un dit le grand-fort et l'autre le petit-fort[21]. On en reconnaît les vestiges près de la Fontaine au Chevalier. A quelles dates remontaient-ils ? on l'ignore. Sarrogna est mentionné dans une charte du commence cernent du douzième siècle.

Nous apercevons bien encore une autre trace archéologique dans cette région d'Orgelet, ce serait même la plus précieuse de toutes ; mais nous n'en devons parler que lorsque nous l'aurons retrouvée à une autre place.

Un tel ensemble de témoignages archéologiques, joints à l'orographie du pays et au texte des Commentaires, nous autorise y croyons-nous, à tirer dès à présent et avec toute la sécurité possible une conclusion importante que nous formulons en ces termes : c'est de la portion d’Orgelet que sont partis Vercingétorix et César pour se rendre l’un et l’autre à Alésia, le Gaulois précédant le Romain.

Suivons-les donc maintenant : mais d'abord, quelle direction ont-ils prise ?

 

§ IV. — Recherche de l’oppidum d’Alésia : inductions qui aboutissent au plateau d'Izernore. La situation de cet oppidum, au point de vue stratégique, explique l’empressement que mit Vercingétorix à s'y porter. Premier aperçu de l’attitude militaire des deux ennemis à Alésia.

 

Où se sont dirigés Vercingétorix et César ? Sur Alésia, disent les Commentaires. Qu'est-ce qu'Alésia où ils se sont dirigés tous les deux si vite, l'un précédant l'autre ? C'est un oppidum des Mandubiens. Quels sont ces Mandubiens ? Sans doute une peuplade de la Gaule ? César en a-t-il déjà parlé ? Non. Fournira-t-il plus loin quelques renseignements sur leur position ? Non. D'autres auteurs anciens en ont-ils fourni ? Non. Sait-on du moins s'ils étaient clients de quelque cité connue ?... A toutes ces questions, point de réponse[22]. Voilà donc ici des ténèbres complètes dans les Commentaires. Et, ces Mandubiens ayant tous péri, comme nous allons le voir plus loin ; ayant tous péri à Alésia, peu de jours après le moment auquel s'applique ce passage ténébreux du récit de César, comment retrouver quelques traces de cette peuplade sur le sol de la Gaule ? Comment donc s'étonner que personne, après l'époque de César, de cet homme aussi profond politique et habile écrivain que grand guerrier, n'ait jamais su positivement où se trouvait jadis Alésia, cet oppidum des Mandubiens, où eut lieu entre Vercingétorix et César une lutte si mémorable, et dont les conséquences furent si graves pour tant de peuples divers ?

L'absence d'indications, sous l'apparence d'indications, comme ici dans le texte de César, qui savait très-bien, au moment où il le dictait, que les Mandubiens avaient disparu de la Gaule, n'est-ce pas un voile étendu par lui à dessein sur un ensemble de faits qu’il lui importait de laisser dans une certaine obscurité ? N'est-ce pas le dernier terme de la réserve qu'il a gardée jusqu'ici dans l'indication de son itinéraire ? Il est permis de le supposer. Et, par conséquent, il y a un très-grand intérêt historique à découvrir l'antique oppidum d'Alésia, et à bien considérer sa position stratégique, parce que, sans doute, cette position une fois retrouvée avec certitude, les événements dont nous suivons le récit en seront éclairés d'une lumière toute nouvelle, et devront dès lors être appréciés tout autrement qu'ils ne l'ont été, avant cette découverte.

Heureusement il nous reste encore un fil pour nous guider sur les pas des deux armées. — Posons clairement la question : à défaut d'indications géographiques suffisantes concernant la situation de l'oppidum d'Alésia, les conditions du terrain où nous sommes, jointes à quelques expressions du récit de César, peuvent-elles nous aider dans la recherche ? Oui, sans doute, et nous croyons même que cela peut suffire, comme on va le voir.

Nous venons de constater le point de départ commun des deux ennemis : ils sont partis du col d'Orgelet. Tâchons d'abord de reconnaître, à partir de ce point, la direction générale qu'ils ont prise et dans laquelle nous devons chercher Alésia. César décrit les mouvements des armées en homme qui voit les choses dont il parle ; tâchons nous-mêmes de les apercevoir dans les images offertes par les expressions qu'il emploie ici ; et, pour en mieux juger, remontons un peu plus haut, afin de comprendre dans une même intuition toute sa marche.

César se rendait par la frontière du pays des Lingons chez les Séquanes, vers la Province. Vercingétorix l'attendait en route pour lui barrer le passage, et, dans cette intention, il occupait d'avance trois positions convenables, et César arrivait au point commun d'où partaient les trois chemins, commandés par ces trois positions, et par l'un desquels son armée devait continuer sa marche vers la Province. Voilà l'entrée des monts Jura à Lons-le-Saulnier suffisamment désignée ! Là, pour barrer le passage à une armée qui se dirige du pays des Lingons chez les Séquanes du côté de la Province, il est indispensable et il suffit d'occuper les trois positions que nous avons indiquées. Nul autre lieu ne saurait s'adapter aussi exactement à cette première partie du récit de César.

Le lendemain. César a continué sa marche vers la Province ; la cavalerie gauloise s'est présentée devant lui et a barré le passage à son avant-garde ; ainsi la cavalerie gauloise tournait le dos à la Province. — A une certaine distance derrière cette cavalerie et pour la soutenir, Vercingétorix avait disposé son infanterie en avant de son propre camp (pro castris) ; par conséquent l’infanterie gauloise elle-même tournait le dos à la Province. — Puis, Vercingétorix lui a fait faire demi-tour, pour revenir sur ses pas (reduxit), et du même mouvement (protinusque, et porro tenus, et en avant jusqu'à), il s'est mis en route pour Alésia (Alesiam iter facere cœpit). Donc Alésia est du côté de la Province, par rapport à la position à Orgelet.

Du reste, César a suivi Vercingétorix par la même route, et peut-être y allons-nous trouver quelque indice de son passage. Car le passage de César parmi les peuples fat marqué par des traces qui ne s'effacent pas facilement, et nous n'aurions pas tant de peine à les reconnaître aujourd'hui, si, à la longue, les ossements humains ne tombaient en poussière. Ici, en effet, d'après le texte ; il est resté sur le terrain trois mille Gaulois tués tout le long de la route que nous devons suivre : il peut donc être resté dans le pays quelque souvenir de ce terrible passage de César.

Rappelons les expressions du texte à ce sujet : — Cæsar, impedimentis in proximum collem deductis, duabusque legionibus præsidio relictis, sequutus, quantum diei tempus est passum, circiter tribus millibus hostium ex novissimo agmine interfectis, altero die ad Alesiam castra fecit.

Ainsi, la nuit qui suivit la bataille, l'armée romaine se trouva divisée en deux corps, qui campèrent sur deux points éloignés l'un de l'autre de plusieurs heures de marche. Deux légions avec les équipages s'étaient établies longtemps avant la nuit sur la colline de Seiséria. César en personne, avec les huit autres légions, dut camper beaucoup plus loin et dans la direction même d'Alésia. En effet, après avoir laissé à l'écart les équipages de son armée, avec deux légions pour les garder, il suivit et harcela l'arrière-garde des Gaulois pendant tout le reste du jour, — quantum diei tempus est passum. — Suivons donc la voie de la Province ou d'Alésia, et cherchons ce deuxième camp de l’armée romaine. Voici, un peu au-delà d'Arinthod, c'est-à-dire à seize kilomètres ou à environ trois heures de marche du col d'Orgelet, dans la direction de la Province, un village dont le nom, Chisséria, paraît indiquer le lieu de ce deuxième camp de César, castra Cæsarea. Ici toutefois le nom primitif se trouverait encore un peu plus altéré qu'à Seiséria ; mais la distance depuis le champ de bataille jusqu'à ce lieu s'accorde bien avec le texte de César, et le lieu lui-même est très-convenable pour l'établissement d'un camp. C'est un relief de terrain, un tertre bien à découvert, où existent des sources de très-bonne eau. Ainsi, nous le considérons comme un second témoin archéologique de cette marche de César.

Vercingétorix est parti sans ses bagages, très-probablement sans aucune provision de vivres pour sa nombreuse armée, comme un chef qui veut arriver en position le plus promptement possible, et faire le trajet d'une seule traite ; ainsi, Alésia ne peut guère se trouver à plus de trente-deux ou trente-quatre kilomètres du point de départ, c'est-à-dire d'Orgelet. César a suivi Vercingétorix et nous connaissons la route qu'ils ont prise l'un et l'autre. Quand la nuit vint, César se trouvait à Chisséria, à environ seize kilomètres d'Orgelet, d'où les deux armées étaient parties presque en nième temps ; mais, dans le trajet, on s'était battu à l'arrière-garde et aux bagages de l'armée gauloise. Ainsi, Vercingétorix, qui était parti le premier avec son infanterie en tenue de combat, et que la nuit n'arrêtait ‘as dans sa marche, put facilement faire le double de chemin, c'est-à-dire les trente-deux kilomètres que nous venons d'admettre comme étant la distance approximative entre le théâtre de la bataille et Alésia.

Le lendemain, César lui-même arriva devant Alésia : l'heure de son arrivée n'est point indiquée ; il put donc bien n'avoir fait qu'une médiocre étape, ou être parti réellement de Chisséria.

Tout cela, on le voit, se trouve en parfait accord avec le texte cité plus haut. Ainsi, nous savons dans quelle direction, et à quelle distance environ d'Orgelet, nous devons trouver Alésia. Disons, pour nous résumer : dans la direction de la Province et, au plus loin, à une étape forcée d’Orgelet, à une simple étape de Chisséria.

Nous ne pouvons nous rendre compté ni du mouvement si accéléré de Vercingétorix sur Alésia, ni du voile si épais jeté par César sur la position géographique de cet oppidum des Mandubiens, qu'en présumant que Vercingétorix persiste à vouloir barrer la retraite à l'armée romaine, et que l'oppidum d'Alésia est une position stratégique où ce fait devient évident. Nous cherchons donc, en suivant la route de la Province, une place où un tel fait ait été possible.

En poussant nos recherches au-delà de Chisséria, nous croisons les voies difficiles suivies par les Helvètes à la première campagne de César en Gaule, — per angustias et fines Sequanorum (I, IV) ; César connaissait donc ce pays aussi bien que Vercingétorix. — Nous passons la rivière d'Ain à Thoirette ; devant nous, un nom de hameau éveille notre attention, Cotrophe : on dirait un souvenir de nombreux trophées, co-tropæa. Il est vrai que les Romains avaient déjà alors, depuis soixante ans, sinon davantage, l’habitude d'élever des trophées sur les lieux de leurs victoires ; mais nous ne voyons point ici de place convenable pour y poster une armée. — Voilà, dans une gorge où il faut qu'on passe, l'indication d'une porte de la voie, pourta-via (porta viæ) ; mais, si dix hommes là ont pu fermer la voie à cent hommes, ou cent à mille, il n'y a pas de place pour y établir une armée ; et d'ailleurs ce n'est point ici la porte de la Gaule Celtique.

En passant l’Ognin, nous nous trouvons au milieu de cultures, dans une plaine basse, allongée, entourée de hautes collines ; nous sommes entre deux cours d'eau, l’Ognin et l’Anconnans, qui se réunissent là, en y arrivant de part et d'autre de la base d'une colline intermédiaire à celles de l'entourage, beaucoup moins élevée qu'elles, isolée entre les deux cours d'eau, et dont le front, d'un kilomètre environ de largeur, nous présente des saillants et des rentrants, comme si cette colline centrale était couronnée de bastions. La route y monte directement, et il serait difficile de passer outre si une armée ennemie en occupait le sommet ; car, à droite et à gauche, les versants des grandes collines latérales, qui se prolongent au loin, sont rapides, rocheux ou ravinés par de petits torrents. Devant nous donc, Vercingétorix, posté sur le sommet de cette colline intermédiaire aux deux cours d'eau, se fût trouvé dans une position semblable à celle de Gergovia, avec la même infanterie ; et les légions ici, dans la plaine basse, eussent eu à monter une seconde fois à l'assaut. Allons donc sur cette colline voir s'il y a de la place pour une armée d'environ quatre-vingt-quinze mille hommes.

En y mettant le pied, nous découvrons devant nous un vaste plateau, très-allongé du nord au sud. Nous sommes à son extrémité nord, où la route y arrive pour le suivre dans toute sa longueur. Des deux côtés, les deux cours d'eau suivent le bas des versants latéraux, comme des fossés de ceinture. A l'extrémité sud, le plateau est clos par une crête rocheuse qui s'étend d’un cours d'eau à l'autre ; et la route, pour sortir du plateau de ce côté-là, est forcée de contourner l'extrémité de cette crête rocheuse qui plonge sous l’Ognin. En revenant sur nos pas, nous découvrons, çà et là, de l'eau pour une armée. Nous voyons au milieu du plateau un village très-ancien, Izernore ; à côté du village, nous voyons de loin une grande ruine, trois pilastres antiques, d'ordre corinthien, demeurés debout à travers les âges, débris grandioses d'un monument romain splendide, érigé au dieu Mars, dit-on ; monument qui pourrait être un souvenir de guerre ; qui est nécessairement un monument historique d'une grande importance, bien qu'on n'ait pu jusqu'à ce jour en déterminer la signification, ni expliquer par aucun événement de l'histoire sa présence à cette place, au milieu des monts Jura.

Voilà donc un véritable oppidum, capable de recevoir l'armée gauloise dans des conditions parfaites, et placé sur la route même de la Province. Il se trouve à environ dix-sept kilomètres de Chisséria, et l'on ne rencontre plus au-delà, jusqu'à la Province même, aucun autre lieu présentant des conditions de cette nature.

Derrière l’oppidum d’Izernore, pour qui veut se rendre dans la Province, il y a le défilé de Nantua à traverser. Ce défilé a vingt-neuf kilomètres de longueur, du point de à Cluse où l'on y entre, au point de la Perte du Rhône, par où l'on entre dans la Province. D'après les explications données dans la notice géographique placée en tête de ce travail, on sait qu'une armée conduite, à partir de la vallée de la Saône vers la Province à travers les monts Jura, soit qu'elle s'engage dans ces monts à Lons-le-Saulnier, pour continuer sa marche ou par Orgelet, Arinthod, Izernore... ou par Orgelet, Moyrans, Jeurre, Oyonnax... ; soit qu'elle s'y engage au-dessous de Lons-le-Saulnier et de plus en plus au sud, à Cuiseaux, à Saint-Amour, à Jasseron, à Ceysériat-du-Revermont, à Neuville-sur-Ain, cette armée viendra nécessairement passer au point de la Cluse. L'extrémité sud de l’oppidum d'Izernore est à trois mille mètres (deux mille pas romains) du point de la Cluse. Par conséquent, on peut dire que : une armée placée dans l’oppidum d’Izernore garde à vue la porte de sortie de la Gaule celtique.

Ainsi Vercingétorix, en occupant cet oppidum, non-seulement se trouvait avantageusement posté avec son armée, à cheval sur la route directe de la Province que César suivait ; mais encore, à supposer que César l'évitât, par un détour, et gagnât la Cluse, arrivé là, l'ennemi de la Gaule ne pouvait s'engager dans le défilé de Nantua sans compromettre ses légions. En effet, pour les y accabler, le chef gaulois, posté si près de là, n'aurait eu qu'à laisser ces légions pénétrer peu à peu, en une longue file, dans ce défilé profond, sinueux, jusqu'à ce que la voie en fût remplie ; puis, à se porter rapidement au-dessus du lac de Nantua, au-dessus du lac de Sylan, et sur d'autres points convenables, en coupant au plus court par la montagne (ce qui est facile pour qui la connaît dans ses détails) ; et alors, de tous ces points supérieurs, surtout du sommet de Don qui domine le passage si étroit de la Cluse, précipiter sur l'armée romaine des avalanches de blocs de roches, qui fussent tombés à pic sur elle, ou qui eussent rebondi à travers ses rangs jusque dans les lacs, le long desquels passe la voie. On ne saurait, à l'aspect de ces lieux, se refuser à reconnaître qu'aucune armée, dans les conditions de la guerre de Gaule, n'eût pu s'engager ainsi, au fond de cette immense crevasse de montagnes d'environ vingt-cinq kilomètres de parcours, sans s'exposer à y être écrasée.

N'oublions pas d'ailleurs qu'au moment où Vercingétorix et César arrivèrent là, il se trouvait déjà d'avance, comme on l'a vu plus haut, à cette frontière même de la Province où les Commentaires nous font chercher Alésia, dix mille hommes d'infanterie gauloise : Éduens et Sébusiens, que Vercingétorix y avait envoyés, et qui pouvaient déjà occuper les hauteurs dominantes tout le long du défilé de sortie de la Gaule. Si même on examine avec attention le texte qui les concerne, il est très-naturel de penser que ce corps de troupes gardait réellement ce défilé.

On voit quel vaste plan d'attaque le chef gaulois avait conçu et mettait à exécution contre César.

il n'est donc pas possible d'en douter : une fois Vercingétorix dans l’oppidum d’Izernore, la sortie de la Gaule se trouvait barrée à César, absolument barrée. Vercingétorix était là, comme debout sur le seuil de la porte de la Gaule, en face de César qui y arrivait. Il nous semble même, en examinant bien toutes choses et si nous osons avoir une opinion en stratégie, que l'oppidum d'Izernore est le seul lieu de la contrée où l'armée gauloise pût prendre position pour garder le défilé de Nantua avec tout avantage de son côté et sans être exposée à manquer d'eau.

Ainsi s'expliquerait, selon nous, et que Vercingétorix se soit porté si rapidement à Alésia, et que César ait jeté un voile si épais sur la situation de cet oppidum : situation qui éclaire d'une si vive lumière les événements les plus importants de la guerre de Gaule, et sa lutte avec Vercingétorix.

Immédiatement après avoir indiqué son arrivée devant Alésia, César ajoute : — Ayant bien reconnu la situation de la ville, et les ennemis étant tout terrifiés de ce que leur cavalerie, portion de l’armée sur laquelle ils comptaient le plus, avait été repoussée ; il exhorta les soldats au travail et entreprit d'investir Alésia. — Perspecto urbis situ, perterritisque hostibus, quod equitatu, qua maxime parte exercitus confidebant, erant pulsi ; adhortatus ad laborem milites, Alesiam circumvallare instituit.

L'ennemi est terrifié : César l'attaque par voie de blocus. C'est ainsi que César détourne l'attention et passe outre, sans se soucier de répondre à ces questions auxquelles nous venons de répondre autant que possible nous-même, à savoir : pourquoi Vercingétorix s'est-il porté si rapidement à Alésia ? Pourquoi César l'y a-t-il suivi sans perdre un instant ? Questions que l'auteur des Commentaires prévoyait sans doute, et qui se posent, en effet, tout naturellement dans de telles circonstances. Les explications sont supprimées ; le narrateur tranche le nœud. L'ennemi est terrifié ; César l’attaque, dit-il. C'est la même idée sous deux aspects : grande terreur d'un côté, confiance et résolution de l'autre.

Tel est donc le premier mot de César sur la lutte d'Alésia. Or le premier mot est toujours dans César un mot important ; c'est assez souvent le mot au lecteur, et dans ce cas, nous ne pouvons manquer de retrouver cette même idée, — perterritisque hostibus, — répétée plus d'une fois dans la suite du récit de cette grande lutte. Ayons donc soin de nous rappeler cela.

Est-ce bien la vérité du fait historique ?

L'ennemi est terrifié, dit César, et cependant on a vu plus haut ce même ennemi, alors que toute sa cavalerie avait été mise en fuite, abandonner rapidement sa position, tourner le dos à César, se porter en toute hâte à Alésia sans perdre un instant, sans même attendre ses bagages, lesquels allaient être harcelés par les Germains et pouvaient être coupés, enlevés par les légions. On a vu tout cela sans que César ait osé dire, sans qu'un seul mot de son texte ait donné à soupçonner que cet ennemi eût alors la moindre terreur. On doit même penser tout au contraire qu'il a fallu dans l'armée de Vercingétorix beaucoup de sang-froid, beaucoup d'ordre et de vigueur pour qu'elle n'ait perdu que trois mille hommes dans de telles conditions de marche. Du reste, nous le répétons, si Vercingétorix eût fui, toute l'armée romaine l'eût vu, et César n'eût pas manqué de le dire, cela est certain. Et maintenant que ce même ennemi occupe Alésia, cet oppidum où il désirait tant arriver à l'heure ; maintenant qu'il attend là César, et que probablement il ne lui tourne plus le dos. César nous dit qu'il est tout terrifié, — perterritisque hostibus. — Cela n'est ni naturel ni croyable, La défaite de la cavalerie gauloise fut pour Vercingétorix un bien grave échec, cela est indubitable, mais il ne s'ensuit nullement que cet échec eût abattu son courage, comme le conclut César, sans aucune raison manifeste pour tirer de là cette conclusion. Tout au contraire, cette marche rapide de Vercingétorix jusqu'à Alésia, et l'arrêt subit de son armée dans cet oppidum pour y attendre les Romains, autorisent déjà à présumer que le défenseur de la Gaule a conçu quelque grand projet auquel il ne renonce point et qui doit être exécuté là.

Quant au blocus d'Alésia, décidé par César du premier coup d’œil et entrepris tout de suite en y arrivant, cela peut bien être une résolution remarquable d'un grand homme de guerre ; mais, si un blocus était son seul moyen de salut, ce serait là une opération encore plus défensive qu'offensive. Or, à ce sujet non plus, César ne nous explique nullement les conditions dans lesquelles il se trouvait lui-même, de son côté, en arrivant devant Alésia, ce qui eût montré clairement la nature de la lutte et le caractère militaire du blocus.

Mais César a exécuté un autre blocus fameux dans des conditions semblables à beaucoup d'égards, le blocus de la position de Petra, occupée par Pompée, près de Dyrrachium. Or là, à l'intérieur de la place aussi bien qu'à l'extérieur, c'étaient des légionnaires qui combattaient, et tous furent témoins des faits qui s'y passèrent. César donc n'ayant plus ni la même facilité ni les mêmes raisons de voiler les faits, ses Commentaires sur la guerre civile indiquent nettement les motifs qui lui firent entreprendre de bloquer Pompée à Petra (III, XLI, XLII). Voici ce que son récit contient à cet égard, et cet exemple pourra servir à nous éclairer au sujet d'Alésia.

Disons d'abord que les deux grands guerriers et ardents rivaux politiques s'étaient déjà trouvés précédemment l'un à côté de l'autre, sur un autre point du théâtre de cette guerre. Partant de là, César va subitement, par un chemin détourné, prendre position devant Dyrrachium pour couper les communications de Pompée avec ce port, qui était son centre d'approvisionnement. Pompée accourt trop tard, et il ne peut plus que prendre position lui-même à côté de la position de César. Il s'établit là, en un lieu de difficile accès appelé Petra, qui offre un petit port. — La description des lieux de Petra et celle des lieux d'Alésia, dans les Commentaires y montre que, départ et d'autre, le terrain offrait des conditions semblables au point de vue stratégique —. Pompée, ainsi établi à Petra, s'y fait amener par mer ses approvisionnements, et il y reste sans perdre de vue Dyrrachium — comme à Alésia Vercingétorix reste dans sa position sans perdre de vue la porte de la Gaule.

César (dit le texte relatif au blocus de Petra) ; voyant que la guerre va traîner en longueur, que ses communications par mer avec la Sicile, la Gaule et l'Italie sont interceptées (comme elles le sont à Alésia avec la Province et l'Italie), et que Pompée a fait enlever tout le blé du pays environnant (comme vient de le faire en Gaule Vercingétorix ; car c'est bien là le fait de sa tactique), entreprend d’investir la position de Petra.

On peut voir encore, par le rapprochement des deux récits, que César procéda dans les deux cas de la même manière, et eut recours à des ouvrages de la même nature ; en Gaule toutefois, les ouvrages furent portés à un bien plus haut degré de force, au plus haut degré qu'il lui fut possible d'atteindre.

Or voici nettement les motifs qui ont décidé César à investir la position de Petra. — César, disent les Commentaires, considérant qu'il était à court de vivres et que Pompée avait l'avantage sur lui par sa cavalerie plus nombreuse, résolut de le bloquer, afin de pouvoir faire amener de partout, avec moins de danger, du blé et des vivres à son armée ; en même temps, pour empêcher Pompée et envoyer les chevaux au pâturage et lui rendre sa cavalerie inutile dans la lutte ; en troisième lieu, pour amoindrir la considération qui s'attachait à sa personne et qui paraissait faire sa force principalement auprès des nations étrangères, dès que la renommée irait publier par toute la terre que César le tenait bloqué dans sa position et que lui, Pompée, n'osait accepter la bataille[23].

Voilà donc trois motifs pour César de bloquer Pompée à Petra : 1° moins de danger à se pourvoir de vivres ; 2° se mettre à couvert de la cavalerie ennemie dans la lutte à soutenir ; 3° déconsidérer Pompée dans l'opinion publique. Les deux premiers motifs s'appliquent parfaitement, on le voit, à la situation de César devant Alésia. Le troisième, qui est de l’ordre moral, ne peut s'appliquer à Vercingétorix, qui n'attendait rien des nations étrangères ; mais il nous donne accidentellement la certitude que si César lui-même à Alésia a été de nouveau, comme à l'entrée des monts, tenu arrêté par Vercingétorix, ce grand Romain n’a voulu ni que la renommée allât publier cet événement par toute la terre, ni qu’il fût transmis à la postérité. On voit donc que ce troisième motif du blocus de Petra peut également s'appliquer au blocus d'Alésia, sinon au blocus même, du moins à celui qui l’a fait et qui nous en a laissé le récit.

Par conséquent, à Alésia comme à Petra, le blocus de la position de l’ennemi exécuté par César fut de sa part une opération militaire plutôt défensive qu'offensive ; ce fut pour son armée une mesure conservatrice et préservatrice. En effet, à Alésia, ou monter à l'assaut dans les mêmes conditions des deux armées qu'à Gergovia ; ou tenter sous les yeux de l'ennemi le passage d'un long et terrible défilé, pour gagner la Province ; ou se voir affamé sur place dans un pays insurgé, telle fut la triple alternative qui se présentait à César quand il arriva devant Alésia, l’oppidum des Mandubiens.

Ainsi, tandis que dans les Commentaires, ce chef-d'œuvre de l'histoire des Romains par eux-mêmes, où nous cherchons la vérité de notre propre histoire, le narrateur, sans rien dire de la situation militaire des Romains, quelle qu'elle fût, nous dépeint les Gaulois comme pleins de terreur, et le blocus d'Alésia comme une attaque résolue à l’instant même, dès l'arrivée de César devant cet oppidum ; nous devons en réalité voir ici, tout au contraire, le plus grand guerrier de Rome réduit en détresse par la tactique et la stratégie d'un jeune barbare de la Gaule plein de courage, de patriotisme et de génie.

 

§ V. — Concordance du récit de César, tel qu'on vient de l'expliquer, avec ce que disent, au même sujet, les autres historiens anciens.

 

Avant d'examiner le blocus d'Alésia, quittons un instant les Commentaires pour interroger, sur les événements qui ont précédé ce blocus, deux auteurs anciens : Plutarque et Dion Cassius, qui écrivaient, l'un, environ un siècle et demi après la guerre de Gaule, l'autre, environ deux siècles et demi après cette même guerre. L'un et l'autre font mention sommairement de l'insurrection générale des cités gauloises suscitée par Vercingétorix, et de la situation où se trouva César, et de la direction qu'il prit, et de la bataille survenue pendant cette marche immédiatement avant l'arrivée des armées à Alésia. On va voir que les indications fournies par ces auteurs s'accordent à merveille avec toutes nos explications précédentes, et qu'elles ne se prêtent guère ni aux opinions qui veulent voir Alésia à l'emplacement d’Alise-Sainte-Reine ni même à celle qui place cet oppidum à Alaise.

Plutarque d'abord, à propos de cette septième campagne de César, qui commença en plein hiver, nous montre avec emphase son héros survenant à l'improviste au cœur de la Gaule, , dit-il, personne n'eût cru possible de faire parvenir un courrier ou un ordre, même avec beaucoup de temps. César y apparaît aussitôt en personne avec une immense armée, ravageant les campagnes de l'ennemi, renversant ses retranchements, soumettant les villes, protégeant ceux qui changeaient de conduite, jusqu’au moment où les Éduens eux-mêmes se révoltèrent.

Ceux-ci, qui jusque-là s'étaient dits les frères des Romains et avaient obtenu d'eux les plus grands honneurs, se joignirent alors aux rebelles et suscitèrent à l’armée de César beaucoup d’embarras. C’est pourquoi César, décampant de là, se rendit par le pays des Lingons chez les Séquanes ses alliés[24], dont le territoire est, de toute la Gaule, le premier ou l’on entre en arrivant d’Italie. Dans cette marche les ennemis l’attaquèrent, et César, forcé de combattre entouré de beaucoup de milliers d’hommes et d’engager toutes ses troupes, après une lutte prolongée et acharnée, finit par avoir le dessus et écraser les barbares ; toutefois, au commencement, il paraît avoir eu le dessous ; car les Arvernes montrent chez eux une épée suspendue dans un temple comme une dépouille de César. Car lui-même dans la suite, à la vue de cette épée, sourit, et, ses amis voulant l'enlever de là, il les retint, la considérant comme sacrée.

Or de ceux qui échappèrent à ce désastre, la plus grande part, avec le chef suprême, s'enfuirent ensemble à Alésia[25].

Ainsi dans Plutarque, en écartant son enthousiasme pour César, on voit que, d'après les documents qu'il a pu consulter, d'une part, l'aspect général des événements de la septième année de la guerre de Gaule se montre tel que nous l'avons mis à découvert par la discussion soit des Commentaires, soit du terrain de la Gaule ; et, d'une autre part, que ce même auteur nous montre en particulier César décampant du pays des Éduens, où on lui suscite beaucoup d'embarras, et se rendant par le pays des Lingons chez les Séquanes, où se trouve la porte d'entrée de la Gaule pour qui vient d’Italie ; — et, par conséquent , la porte de sortie de la Gaule pour qui vient du pays des Lingons. L'accord est donc aussi complet que possible, et avec nos explications touchant la guerre de Vercingétorix, et avec la position géographique de notre Alésia, et avec notre Notice géographique du tome précédent. Car, remarquons-le bien, Plutarque désigne ici d'une manière positive et infaillible le pont de Lucey sur la Perte du Rhône, et le pont de Grézin situé un peu plus haut sur le fleuve, puisque ce sont absolument les deux seuls points où, en arrivant d'Italie, on ait pu de tout temps entrer en Gaule par le pays des Séquanes.

Après le témoignage de Plutarque, voici celui de Dion Cassius. Nous prenons son récit au moment où il vient de rapporter que, à la nouvelle de la défection de la cité éduenne, les Éduens qui servaient comme auxiliaires dans l'armée de César demandèrent tous à rentrer chez eux, en lui promettant de ramener et de maintenir leurs concitoyens dans son alliance. On voit que ceci correspond au moment où l'armée romaine, après la levée du siège de Gergovia, passa l’Allier entre Vichy et Moulins. Dion rapporte ensuite les événements de Noviodunum (Nevers) de la même manière que César ; puis il ajoute : César aussitôt tenta d'aller chez les Éduens (du côté d'Autun), mais, la Loire y faisant obstacle. Use rendit par un détour chez les Lingons, et toutefois il ne fit plus rien de ce côté-là. Mais Labienus s'empara d'une île de la Seine (Melun). Ceux qui s'étaient assemblés en grand nombre sur la terre ferme (l'armée de Camulogène), pour l'empêcher de passer le fleuve (la Seine), il les défit après avoir fait passer les siens...

Puis l'auteur, revenant à ce qui concerne César lui-même, continue son récit en ces termes : Vercingétorix, dédaignant César à cause des pertes que celui-ci avait éprouvées, entreprend de porter la guerre chez les Allobroges. César allant à leur secours, il le surprend chez les Séquanes et l’enveloppe. Il ne fit pourtant éprouver aucun désastre aux Romains, mais, au contraire, en leur ôtant tout espoir de salut, il leur rendit le courage, et lui-même, pour avoir eu trop de confiance dans le grand nombre des siens, il fut victime de sa témérité. Cette victoire des Romains fut due, non pour la moindre part, aux Germains, que César avait appelés à son secours. Leur intrépidité à la charge, jointe à leur énorme masse, rompit la ligne des ennemis qui les entouraient. Après cette victoire qui venait de s'offrir à lui, les ennemis s'étant réfugiés à Alésia, César, persuadé qu'il ne fallait point hésiter, les enferma dans cet oppidum et les y tint bloqués[26].

Ainsi Dion Cassius, aussi bien que Plutarque, présente les faits de cet important épisode de la guerre de Gaule sous un aspect général tout à fait conforme à ce que nous venons de démontrer nous-même par la discussion du récit de César.

Remarquons bien que Dion Cassius dit positivement ce que nous avons nous-même déduit ci-dessus de la discussion des Commentaires, à savoir, que ce fut alors une question de salut pour les Romains que de s'ouvrir un passage à travers l’armée gauloise.

Remarquons en outre que Dion fait suivre à César ce même itinéraire que nous avons indiqué, c'est-à-dire : après le passage de l’Allier (qui nous sert de point de repère), détour du côté des Lingons ; de là, acheminement du côté du pays des Allobroges ; dans ce trajet, attaque de tannée romaine par Vercingétorix chez les Séquanes ; et enfin les Germains dégagent cette armée, les Gaulois courent occuper Alésia, César les suit et les bloque dans cet oppidum.

 

 

 



[1] Mots illisibles dans le texte [FDF].

[2] Était-ce encore de la cavalerie, ou de l'infanterie qui occupait la troisième position de Vercingétorix ? Le texte ne nous dit rien à cet égard ; mais la cavalerie seule va se montrer en trois divisions d'attaque : et il ne sera plus question que d'un seul camp de Vercingétorix, à savoir de celui qui était occupé par l'infanterie avec les bagages, et qui était placé en arrière du point d'attaque et près d'un cours d'eau. Par conséquent, on doit admettre que c'était encore de la cavalerie qui occupait cette troisième position.

[3] Vercingétorix put craindre que César, au lieu de pénétrer dans les monts Jura à Lons-le-Saulnier, ne se détournât à droite, par la vallée de la Saône, pour aller entrer plus loin dans ces monts. Le chef gaulois aurait-il, dans la pensée de cette éventualité, posté un corps de troupes en observation au-dessus de Cuiseaux, au sommet du mont Février, qui domine toute la plaine de la Saône, et qui commande l'entrée des monts Jura par Balanod ? On y voit, en effet, aujourd'hui encore, une enceinte fortifiée que les antiquaires s’accordent à reconnaître comme étant un ancien camp gaulois.

[4] Il s'agit ici sans doute de ces dix mille hommes d'infanterie éduenne envoyés comme auxiliaires au camp de César devant Gergovia, et que Litavic, chargé de les y conduire, avait tenté d'entraîner du côté des Arvernes. Le chef qui lui succéda dans le commandement de ce corps de Gaulois auxiliaires, étant ici dans l'armée de Vercingétorix, il n'est plus guère permis de douter que ces dix mille hommes d'infanterie éduenne, chefs et soldats, n'aient abandonné César au passage de l'Allier, en même temps que sa cavalerie éduenne lui était enlevée par Litavic.

[5] Voir ce nom inscrit à cette place sur la carte de l'État-Major, qu'on a sous les yeux.

[6] Nous adoptons pour ce nom l'orthographe de la carte de Cassini, qui est la plus ancienne, et qui conserve mieux la trace du nom latin, Cæsar. On voit que la carte de l'État-Major porte Sézéria.

La colline de Seiséria est située tout près d’Orgelet, du côté de l'ouest, et domine la route transversale qui vient de Chalon-sur-Saône par Cuiseaux. Les deux légions, environ 12.000 hommes, laissés là par César, sur son flanc droit, tandis que tous les ennemis dont il est parlé se trouvaient par-devant lui, sembleraient confirmer l'idée que nous avons exprimée ci-dessus, dans une note concernant le camp gaulois du mont Février, à savoir que : peut-être Vercingétorix, en venant prendre position dans les monts Jura, aurait laissé au sommet du mont Février un corps de troupes en observation sur la plaine de la Saône.

[7] Strabon, Géographie, livre VII.

[8] Mémoires présentés par divers savants à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, première série, t. VI, p. 13.

[9] Dictionnaire géographique, historique et statistique des communes de la Franche-Comté..., par A. ROUSSET, avec la collaboration de FRÉDÉRIC MOREAU, architecte. — Département du Jura, 6 volumes, in-8°, Lons-le-Saulnier, A. Robert, 1854. — La plupart des documents que présente cet ouvrage sont tirés des archives départementales et de celles des communes.

[10] Ouvrage cité, t. II, p. 275.

[11] Ouvrage cité, t. V, p. 425.

[12] Ouvrage cité, t. II, p. 275.

[13] Ouvrage cité, t. V, p. 117.

[14] Ouvrage cité, t. II, p. 169.

[15] Ouvrage cité, t. V, p. 359.

[16] Ouvrage cité, t. IV, p. 556.

[17] Plaine du Vernois, plaine des vernes, non vulgaire des aunes, arbres qui aiment les terrains humides, tels que les marécages de la Torreigne.

[18] Ouvrage cité, t. IV, p. 10.

[19] Il n'est pas dit à quels indices on aurait reconnu que ces deux tombeaux étaient burgondes plutôt que gaulois. — Ouvrage cité, t. IV, p. 466.

[20] C'est-à-dire tout près de Sarrogna, à gauche de la route quand on vient d'Orgelet. — Ouvrage cité, t. V, p. 538.

[21] Ces traces antiques sont à l'issue du plateau de Montjouvent du côté du sud, à droite et près du chemin quand on vient d'Orgelet.

Mais n'est-il pas curieux de rencontrer ici (dans un lieu où dut être retardée la marche de César pendant que Vercingétorix courait ailleurs) ce nom de Courailloux ? Ce nom, qui parait si clairement provenir des mots latins curro alio (je cours ailleurs), et qui rappelle si exactement le fait historique dont ce lieu fut témoin, aurait-il donc été donné à cette forêt dès l'époque gallo-romaine, alors que les souvenirs de la guerre de Gaule étaient encore récents et vulgaires dans la contrée ?

[22] On a bien, il est vrai, affirmé et répété (dans Alise, Étude sur une campagne de Jules César, p. 27, 36, 41, 42) que les Mandubiens étaient clients des Éduens ; mais on y peut constater en même temps qu'il n'a été fourni aucune preuve à l'appui de cette proposition, laquelle demeure ainsi à l'état de simple assertion, émise dans l'intérêt de la cause d'Alise-Sainte-Reine.

[23] De Bell. civ., III, XLIII.

[24] Plutarque est tombé dans l'erreur. — Les Séquanes n'étaient nullement les alliés de César dans cette guerre : tout au contraire ils s'étaient insurgés contre lui. On en a la preuve dans le fait indiqué par César lui-même, que toutes ses communications avec la Province et l'Italie étaient interceptées ; et encore dans la liste des cités insurgées contre lui, liste qu'il donne ci-après (VII, LXXV) et où se trouve inscrit le nom des Séquanes. Enfin une dernière preuve est fournie par Florus, lequel désigne aussi de son côté les principales cités gauloises qui se levèrent à la voix de Vercingétorix : ce furent, dit-il, les Arvernes, les Bituriges, les Carnutes et les Séquanes. — Florus, III, X.

[25] Plutarque, Vie de J. César, XXVI et XXVII.

[26] Dion Cassius, Histoire romaine, chap. XXXVIII et XXXIX.