POLITIQUE DE VERCINGETORIX : UNION NATIONALE DES CITÉS DE
§ I. — Coup d'œil orographique sur la traversée des
monts Jura pour se rendre par la frontière du pays des Lingons chez les
Séquanes du côté de On a vu, dans notre notice géographique du volume
précédent, la description des chemins primitifs par lesquels on pouvait
franchir la chaîne des monts Jura. On vient de voir ci-dessus, dans l'examen
géographique des voies qui mènent de la vallée de Il est clair que, pour faire retraite sous les yeux de
l’ennemi, César, qui connaissait bien cette région de Or, de telles conditions respectives pour deux armées, sur
les voies qui mènent du pays des Lingons vers Pour ne pas rester dans le vague, admettons comme point de
départ de l'armée romaine Dijon (Divio), ville du pays des Lingons, près
de laquelle nous venons de voir s'effectuer la jonction des deux corps
d'armée de César et de Labienus. Portons nos regards sur la carte. — De ce
point de départ, pour se rendre (conformément au texte des Commentaires)
par la frontière du pays des Lingons chez les
Séquanes, et y être mieux à portée de secourir Mais à Lons-le Saulnier se dresse tout à coup un immense
obstacle : la chaîne des monts Jura, de soixante-dix kilomètres d'épaisseur,
qu'il s'agit de traverser. Nous allons examiner avec soin par quels chemins
cela est possible, et quel est le chemin le moins difficile pour une année
faisant retraite ; car c'était probablement par celui-là que César voulait se
rapprocher de Dans notre notice géographique, en décrivant d'une manière
sommaire la région méridionale de la chaîne des monts Jura, nous avons dit
que le massif occidental de ces monts,
qui s'étend de Lons-le-Saulnier à Pont-d'Ain, et qui sépare l'étroite vallée
de l'Ain des vastes plaines de la vallée de Quoi qu'il en soit de cette explication orographique, il est de fait que le massif occidental des monts Jura, entre Lons-le-Saulnier et Pont-d'Ain, au lieu de se diriger du nord-est au sud-ouest, comme l'ensemble de la chaîne, se dirige presque exactement du nord au sud ; et que, au lieu de rester continu et joint parallèlement à tout le reste de la chaîne, il s'en écarte angulairement à son extrémité nord, et se termine à Lons-le-Saulnier par une extrémité libre et abrupte. Quant à la configuration générale du terrain, ce massif occidental ne diffère point des deux autres dans son ensemble. Considéré en dessus, il se présente sous la forme d'un long plateau accidenté, duquel s'élèvent des crêtes rocheuses, parallèles, séparées par des vallées dont la ligne de fond est presque horizontale : crêtes et vallées dirigées dans le sens général du massif lui-même, c'est-à-dire du nord au sud. En sorte que le premier massif des monts Jura, du côté du
pays des anciens Lingons, présente à Lons-le-Saulnier une extrémité abrupte
où les vallées du plateau supérieur sont béantes au nord sur la plaine, et où
le plateau lui-même, irrégulièrement rompu, se termine soit par de vastes
anfractuosités que les eaux météoriques ont profondément ravinées, soit, dans
les intervalles de ces ravins, par des prolongements irréguliers qui
constituent des promontoires sinueux, aplanis en dessus, et s'avançant au
nord sur la plaine en forme de collines. Enfin, si l’on s'engage entre ces
collines par le ravin le plus considérable, d'où sort le ruisseau appelé Lons-le-Saulnier est situé dans la plaine du nord, à la
gorge du grand ravin de Signalons surtout un détail qu'il est important de ne pas perdre de vue, pour se bien rendre compte [.....][1] de César, à savoir qu'on peut également d'un autre côté parvenir sur le plateau de [.....], en rétrogradant de Conliége à Lons-le Saulnier, pour passer la colline de droite, à l'extrémité de laquelle est situé le village de Montaigu. En effet, cette colline étant [.....] d'une langue du plateau qui s'avance au [.....] la vallée ravinée de Moiron et Vermandois, située à l'occident, on peut, en remontant par cette dernière vallée, parvenir sur le plateau et dans le voisinage de l'oratoire, par plusieurs petits chemins locaux, notamment par Saint-Maur-des-Buissons. Mais il est bien plus difficile d'y monter de ce côté-ci ; il faut, pour ainsi dire, escalader la colline. Néanmoins, cela est certainement possible. On peut enfin gravir cette colline de [.....] à la pointe même du promontoire de Montaigu, puis comme la route actuelle d'Orgelet, suivre tout le long du faîte [.....] de cette colline jusqu'auprès de l'oratoire indiqué ci-dessus. Du haut du plateau, de quelque côté qu'on y soit parvenu,
il n'y a plus que deux chemins convenables pour gagner la vallée de l'Ain et
poursuivre sa route dans la direction de Il existe bien à la rigueur un troisième
chemin qui eût pu mener vers Toutefois, en prenant ce troisième chemin à Lons-le-Saulnier, on pouvait éviter la passe du grand ravin de Conliége et parvenir sur le plateau en tournant ce ravin du côté de l'est, pour gagner Mirebel et Pont-du-Navoy. Il fallait donc nécessairement garder la petite gorge par laquelle ce chemin y monte, si l'on voulait barrer tout passage à l'entrée des monts Jura en se ménageant partout l'avantage du terrain. Or, à l'aspect de ces lieux, il devient évident que, si
Vercingétorix a voulu barrer le chemin à César, il a dû choisir pour
l'exécution de son projet le grand ravin de Conliége. Là, en effet, posté sur
la crête du ravin, à plus de deux cent cinquante mètres d'élévation au-dessus
de l'ennemi, et bordant toute cette crête, qui a la forme d'un fer à cheval —
depuis Montaigu, situé à l'extrémité occidentale, jusqu'à Saint-Étienne-de-Coldre,
situé à l'extrémité orientale et en face de Montaigu —, Vercingétorix gardait
les trois voies de Pour venir prendre position à cette entrée des monts Jura, après être parti de Bibracte, puis de Cabillonum (d'Autun, puis de Chalon-sur-Saône), Vercingétorix avait un chemin très-facile et convenablement détourné, à savoir par Louhans, Cuiseaux, Balanod, Loisia, Orgelet. La petite ville d'Orgelet est située à un col de passage,
au point culminant de la route la plus directe et la plus facile pour
s'acheminer vers La cavalerie, qui devait attaquer l'ennemi et lui barrer le passage, dut être postée en avant, c'est-à-dire au bord du plateau sur le grand ravin de Conliége, principalement à l'endroit où la voie, en sortant du ravin, se bifurque, pour aller passer ensuite par Nogna ou par Orgelet. Ainsi nous admettons que Vercingétorix avait fait prendre position à sa cavalerie un peu en arrière de la bifurcation, c'est-à-dire entre les deux voies, auprès du village appelé les Poids-de-Fiole. Enfin il était indispensable sur ce terrain d'établir un
troisième poste pour garder de près, soit la crête du ravin secondaire de Conliége,
par où l'on peut assez facilement monter sur le plateau, soit la gorge par où
y monte le troisième chemin dont nous avons parlé. La position naturellement
indiquée pour ce troisième poste était celle de Saint-Étienne-de-Coldre. Un
poste placé là offrait encore l'avantage de dominer au loin les plaines de Le terrain étant ainsi étudié et reconnu, nous n'hésitons
pas à conclure que, pour couper la retraite et intercepter tout passage à une
armée qui, de la frontière da pays des Lingons, arrive dans la région de
Lons-le-Saulnier, au pied des monts Jura, cherchant à traverser ces monts et
à se rapprocher de Ainsi l'orographie de notre terrain explique clairement le
fait que, pour barrer à César le chemin de César se borne à dire que Vercingétorix
prit position sur trois points, à environ dix mille pas de l'armée romaine.
Cela n'est ni bien explicite, ni bien lumineux. Cependant nous y trouvons une
mesure de distance approximative qui a son prix, et dont il faut tenir
compte. Cette donnée, appliquée à notre terrain, place l'armée romaine, en ce
moment-là, à environ dix mille pas (environ
quinze kilomètres) des Poids-de-Fiole, ou à cinq kilomètres nord de
Lons-le-Saulnier, entre Montmorot et Bletterans. § II. — Bataille. Les Germains dégagent l'armée romaine : aussitôt Vercingétorix se porte à Alésia, César le suit. Reprenons maintenant le récit au point où nous en étions. Le lendemain, la cavalerie gauloise ayant été répartie en trois corps, deux de ces corps se montrent en ordre de bataille sur les flancs de l'armée romaine ; le troisième commence à barrer le chemin à l'avant-garde. Ainsi, le lendemain, la cavalerie gauloise campée sur le plateau, à l'endroit où l'on voit aujourd'hui le village des Poids-de-Fiole, s'avance au bord du grand ravin de Conliége par où arrivent les légions. Cette cavalerie, divisée en trois corps d'attaque, apparaît sur la crête du ravin aux yeux de l'armée romaine — se ostendunt ; — deux de ces corps s'étendent sur ses flancs : sur son flanc gauche jusqu'à Saint-Étienne-de-Coldre, sur son flanc droit jusqu'à Montaigu ; et le troisième corps, sur la grande route près de l'oratoire, commence à barrer le passage à l'avant-garde qui monte par Revigny. Apprenant cela. César ordonne à sa cavalerie, divisée aussi en trois corps, d'avancer contre l'ennemi. On combat à la fois de tous les côtés. L'infanterie s'arrête, les équipages sont reçus entre les légions. Si nous avions encore besoin d'être édifiés sur la
simplicité du récit de César, il nous semble que nous devons l’être
maintenant. Qua re nuntiata — à cette nouvelle. Ce texte nous en rappelle un
autre, relatif au passage de l’Allier, et où il est dit que César apprend
d'Eporedorix et de Virdumare que toute sa cavalerie a été emmenée par Litavic
: les deux accidents sont rapportés avec la même simplicité. Ici donc César,
qui est constamment informé de tout ce qui se passe dans les différentes cités
de Qui pourrait penser maintenant ou que César se rapprochait de Quoi qu'il en soit, nous acquérons déjà ici la certitude
de ce fait, que Vercingétorix a barré à César le
chemin de Le fait est même plus grave qu'il ne semblerait au premier aspect. Considérons bien toutes les expressions pittoresques qu'emploie César, lui qui décrit les choses avec tant de perfection, et qui avait tout vu, tout commandé à cette bataille mémorable. L’armée s'arrête dans sa marche, dit-il, les équipages sont reçus entre les légions. Ainsi déjà tout au moins les équipages reculent ; et ce ne sont point les légions qui s'avancent, à droite et à gauche des équipages, pour aller porter secours à l'avant-garde et à la cavalerie ; ce sont bien les équipages qui rétrogradent pour se réfugier entre les légions, lesquelles sont encore à la place même où elles se sont arrêtées. Voyons la suite de ce début de la bataille. Si, sur quelque point, les nôtres (les Romains) paraissaient avoir le dessous ou être poussés trop fortement. César commandait de charger de ce côté-là (voilà le gladius en jeu) et de se former en corps de bataille : ce qui ralentissait la poursuite des ennemis, et raffermissait le courage des nôtres par la confiance d'être secourus. Reprenons : Si sur quelque point
les nôtres (l’avant-garde et la
cavalerie romaine) paraissaient avoir le dessous
et être poussés trop fortement : — quelles expressions pleines de
prudence ! Mais on entrevoit assez que réellement l'avant-garde et la cavalerie
romaine pliaient —, César commandait de charger
de ce côté-là et de se former en corps de bataille. Voilà donc que
César fait soutenir sa cavalerie par ses légions ; ce
qui, ajoute le narrateur, et ralentissait
la poursuite des ennemis, et raffermissait le courage des nôtres par la
confiance d'être secourus. — Ainsi aucun doute n'est plus possible : l'avant-garde
et la cavalerie romaine ont eu le dessous au commencement de cette bataille,
et elles ont lâché pied, puisqu'elles ont été poursuivies, et leur courage a
été ébranlé, puisqu'il a été ensuite raffermi par le secours des légions ; et
il a fallu ce secours des légions elles-mêmes avec leurs armes terribles, le gladius et le pilum,
pour mettre un terme à l'élan de la cavalerie de Vercingétorix et à ce
mouvement de recul et d'effroi de l'avant-garde et de la cavalerie de César.
Mais les légions ne paraissent pas avoir pu faire reculer les Gaulois à leur
tour ; car, si cela fût arrivé, César l'eût dit, et il ne dit absolument rien
qui puisse le faire entendre. Or, tenir ainsi l'armée romaine arrêtée dans sa
marche, sans qu'elle puisse parvenir à s'ouvrir un passage, lui barrer
effectivement le chemin, c’était déjà la victoire pour Vercingétorix, du
moins jusqu'à ce moment, puisque c'était atteindre son but déclaré : barrer
le chemin à l’armée romaine, pour la retenir en Gaule et l’y affamer. Combien de temps cet état de choses s'est-il prolongé, ou
combien d'heures ce temps d’arrêt forcé dans la marche de César vers Enfin, les Germains, sur la droite de l'armée, étant parvenus à gagner le sommet de la hauteur, chassent les ennemis de cette position. Rien n'est plus naturel que cette manœuvre décisive de la cavalerie germaine exécutée sur le terrain où nous sommes. En effet César, voyant devant lui et sur ses deux flancs la crête du grand ravin de Conliége et Revigny couronnée de Gaulois qui empêchaient son armée de monter sur le plateau, dut naturellement chercher à les faire attaquer par derrière, pour les débusquer de là. Or cette manœuvre était praticable ici à droite, et seulement à droite. Il pouvait, en effet, renvoyer les Germains du côté de Lons-le-Saulnier, pour tourner la colline de Montaigu et la gravir, ou par Montaigu, ou par Vernantois, ou par Saint-Maur-des-Buissons ; puis, une fois qu'ils seraient parvenus au sommet, revenir, comme il est dit dans le texte, sur la droite de formée romaine, et chasser les ennemis de cette position. C'était là probablement le dernier espoir de César. Et il fallut sans doute aux Germains un certain temps pour exécuter cette manœuvre, dans laquelle ils durent rencontrer de grandes difficultés de terrain et se heurter à plus d'un poste de troupes gauloises. L'expression du texte, enfin les Germains, — tandem Germani, — donnerait à penser que ce temps parut long à César, et qu'il était véritablement en grand péril (comme d'autres auteurs l'ont dit nettement), lorsque enfin les Germains parurent sur la hauteur à sa droite, en chassèrent les cavaliers gaulois, et le dégagèrent de cette position périlleuse. Les Germains poursuivent les fuyards, jusque auprès de la rivière, où Vercingétorix était en position avec ses troupes d’infanterie, et tuent un bon nombre de ces fuyards. Tous les autres cavaliers gaulois, ayant remarqué ce mouvement, craignent d'avoir la retraite coupée et cherchent leur salut dans la fuite. Il se fait de tous les côtés un grand carnage. Trois Éduens, des plus nobles de leur cité, sont faits prisonniers et amenés à César : Cote, chef de la cavalerie, qui avait été le compétiteur de Convictolitave aux derniers comices ; et Cavarille, a qui, après la défection de Litavic, avait commandé l’infanterie[4] ; et Eporedorix sous les ordres de qui, avant a l'arrivée de César, les Éduens avaient fait la guerre a contre les Séquanes. Voilà une description de bataille bien peu explicite pour une description de César, mais le terrain où nous sommes nous aidera peut-être à mieux distinguer les principaux faits indiqués par le narrateur. Constatons d'abord la parfaite concordance que présente la configuration de ce terrain avec les détails topographiques du récit. Nous avons vu précédemment que Vercingétorix avait promis
à ses cavaliers de tenir toutes ses troupes
d'infanterie rangées en avant de son camp, — copias se omnes pro castris habiturum. — Nous
voyons de plus ici que cette même place, où
l'infanterie gauloise était rangée, se trouvait auprès d'une rivière.
— Fugientes usque ad flumen, ubi Vercingetorix
cum pedestribus copiis consederat, persequuntur. — Or le lieu où
l'on voit aujourd'hui la petite ville d’Orgelet présente ces deux conditions
indiquées dans le texte de César ; car ce lieu était à la fois et en avant du camp de Vercingétorix et auprès d'une rivière, Le grand ravin de Conliége est situé directement au nord
d'Orgelet, à onze ou douze kilomètres de distance. Si, d'Orgelet, on se
tourne dans cette direction, on a à sa gauche des crêtes rocheuses,
parallèles, qui courent du sud au nord sur le plateau, et vont avec lui se
terminer tout près de Lons-le-Saulnier. On a à sa droite la crête continue
qui longe la rivière d'Ain et qui court aussi du sud au nord dans cette
région. Car c'est précisément à l'est du ravin de Conliége que cette crête
s'infléchit. Dans l'intervalle de cette dernière crête et des précédentes, on
a devant soi la plaine du Vernois (autrement dite Si donc les cavaliers gaulois qui bordaient le ravin de Conliége se sont retournés et repliés au plus vite sur la position de Vercingétorix, ils ont eu pour s'y rendre deux voies à choisir : ou le vallon qui était à leur droite, dans lequel on voit aujourd'hui les villages de Saint-Maur à l'entrée, et de Saint-Georges à la sortie ; ou bien le vallon qui était à leur gauche, dans lequel on voit les villages des Poids-de-Fiole, à l’entrée, et de Dompierre, à la sortie. Le mamelon lui-même s'abaisse du côté d'Orgelet, et vient se perdre dans la plaine du Vernois entre Dompierre et Saint-Georges. Il est boisé et présente, à cette extrémité, où, de part et d'autre, les deux vallons débouchent sur la position d'Orgelet, le nom remarquable de Bois d’Italie[5]. De telles conditions de terrain expliquent le texte de
César d'une manière bien claire et bien naturelle. En effet il est clair que
les Germains, après avoir poursuivi, depuis Saint-Maur jusqu'à Saint-Georges,
les cavaliers gaulois qui s'enfuyaient sur la
droite de César, — ab dextro latere,
— eussent pu, de Saint-Georges, revenir par Dompierre et les Poids-de-Fiole
sur les autres cavaliers gaulois (qui se trouvaient encore alors et en face
et sur la gauche de César), pour les charger par derrière pendant que les
Romains les attaquaient par devant ; et, dans ce cas-là, il est clair que ces
derniers cavaliers se fussent trouvés pris entre deux attaques, ou
enveloppés, comme il est dit dans le texte, — ne
decumvenirentur veriti. — Evidemment encore, ces derniers
cavaliers gaulois’ en voyant que, du côté de Saint-Maur, les Germains
s'engageaient dans le vallon de droite à la poursuite des fuyards, — Qua ra animadversa, — et tous pouvaient voir
cela des divers points où ils combattaient, — durent aussitôt craindre
d*avoir la retraite coupée à Dompierre ; et, dans cette crainte, dit César,
ils cherchèrent leur salut dans la fuite, — se
fugæ mandant. — Les uns durent tâcher de gagner par le vallon de
gauche la position d'Orgelet, et de parvenir avant les Germains dans la plaine du Vernois ; les autres durent se jeter
par Nogna dans Remarquons surtout à quel point l'état des lieux du ravin de Conliége s'accorde avec les expressions employées par César, lui qui emploie toujours l'expression propre et pittoresque. De l’endroit où ils se trouvaient au début de la bataille, les Romains ont vu les cavaliers gaulois se montrer tout à coup sur leurs deux flancs (se ab duobus lateribus ostendunt), en même temps que d'autres barraient le passage à l'avant-garde ; ainsi les Romains se trouvaient alors dans un bas-fond, sinon ils eussent aperçu l'ennemi de plus loin. Puis, sur la droite, les Germains ont trouvé moyen de gagner la hauteur (summum jugum nacti), et en ont chassé les cavaliers gaulois ; ceux-ci étaient donc sur une hauteur. En même temps, les autres cavaliers gaulois ont vu les Germains poursuivre au loin les fuyards (qua re animadversa) ; donc les Germains et tous les cavaliers gaulois étaient en ce moment sur des hauteurs continues et de la même élévation, c'est-à-dire sur un plateau. Donc y au début de la bataille, l'armée romaine se trouvait dans un bas-fond, configuré en cul-de-sac et dominé de trois côtés par un plateau échancré en forme de fer à cheval, et occupé d'avance par les cavaliers gaulois. Telle est exactement la configuration des lieux au grand ravin de Conliége. César dit ensuite que il se fait de tous les côtés un grand carnage, — Omnibus locis fit cædes, — Voilà un langage bien laconique ! C'est constater en somme un résultat, mais non expliquer les péripéties variables de ce fait de guerre si considérable et si important, Omnibus locis fit cædes ! — Quels sont tous ces lieux où se fait le carnage ? Et que doit-on entendre ici ? Les cavaliers gaulois mis en déroute n'ont-ils pu fuir assez vite pour échapper au carnage ? ou bien sont-ils revenus à la charge ? Les légions ont-elles pris part à l'action et ont-elles chargé ces cavaliers gaulois à la course ? Ont-elles poussé jusqu'à l'infanterie de Vercingétorix ? Ce carnage fait de tous les côtés donne à croire plutôt que les cavaliers gaulois de l'aile droite et du centre, après s'être d'abord enfuis de leur position au bord du grand ravin de Conliége, ne se sont pas tenus pour définitivement vaincus ; il paraîtrait qu'ils se sont retournés et qu'ils ont opposé une résistance énergique aux Romains, après le succès des Germains qui était venu leur faire craindre d'être pris à revers. En effet, on a vu que d'abord ces cavaliers gaulois attendaient les Romains comme dans une embuscade ; ainsi leurs chevaux étaient frais, tandis que ceux de l'armée romaine étaient déjà fatigués de la marche. Les cavaliers gaulois occupaient la hauteur ; ainsi ils avaient l'avance sur les cavaliers ennemis, qui ont dû au préalable gravir la hauteur : nouvelle fatigue pour les chevaux de ces derniers. Enfin les cavaliers gaulois avaient l'avantage de connaître parfaitement le pays. Donc, en définitive, s'ils eussent fui à fond de train, sans se retourner à aucune distance pour combattre, ils eussent échappé au carnage. Par conséquent, selon toute probabilité, les cavaliers de Vercingétorix, après s'être d'abord élancés en arrière de leur première position, de crainte d'y être enfermés entre les Romains et les Germains, ont ensuite fait volte-face et ont combattu avec acharnement, et ce carnage même en est la preuve incontestable. Le carnage dont il est parlé doit donc avoir eu lieu
principalement, d'après la disposition du terrain : 1° sur le plateau en
arrière du bord du ravin, aux environs des
Poids-de-Fiole, de Publy et de Saint-Étienne-de-Coldre ; ensuite :
2° dans cette partie de Ces considérations nous autorisent à admettre que ce fut
devant la position d'Orgelet qu'eut lieu le plus grand carnage de cette
sanglante bataille, et que Vercingétorix y tenta vigoureusement de barrer à
César le chemin de Après que toute sa cavalerie eût été mise en fuite, Vercingétorix, à l'endroit où il avait rangé son infanterie en avant de son camp, la ramena en arrière, et du même mouvement se mit en marche pour Alésia, qui est un oppidum des Mandubiens, en donnant l'ordre que les bagages fussent promptement évacués du camp et le suivissent de près. — César, ayant fait placer les bagages à l'écart, sur une colline voisine, et laissé deux légions pour les garder, le suivit tant que la durée du jour le permit, et tua environ trois mille hommes de son arrière-garde ; le lendemain il campa devant Alésia. Ce mouvement de Vercingétorix est également très-clair à comprendre sur notre terrain. Considérons la suite des faits. D'abord le chef gaulois, pour soutenir sa cavalerie, avait fait avancer derrière elle son infanterie, qu'il avait rangée en bataille à Orgelet ; puis un des trois corps de cette cavalerie gauloise ayant été repoussé par les Germains, sur la droite, depuis le ravin de Conliége jusque sur la position d'Orgelet, immédiatement les deux autres corps de cavalerie ont pris la fuite. Ensuite un grand carnage a eu lieu de tous les côtés. Enfin, soit que Vercingétorix, selon sa tactique, n'ait pas voulu engager toute son armée et courir la chance d'une bataille générale, soit qu'il ait eu quelque autre motif d'agir ainsi (ce que nous examinerons bientôt), il a pris le parti de se retirer de la position d'Orgelet et de ramener son infanterie en arrière vers son camp établi sur les hauteurs de Montjouvent ; et, sans s'y arrêter, donnant l'ordre que les bagages le suivissent de près, il s'est mis en marche pour Alésia : marchant ainsi devant César par la vieille route d'Arinthod. Remarquons bien que Vercingétorix est parti de la position qu'il occupait durant la bataille aussitôt qu'il a vu sa cavalerie en fuite, mais qu'il est parti sans fuir lui-même avec son infanterie. S'il eût fui, toute l'armée romaine l'eût vu fuir, et certainement César l'eût dit. Le texte de César dit simplement que il se mit en marche pour Alésia. — Protnuisque Alesiam iter facere cœpit, — sans s'arrêter un instant jusqu'à destination (protinusque, et porro tenus, et en avant jusqu'à). Vercingétorix laisse même à d'autres le soin d'amener les bagages ; pour lui, sa grande affaire c'est d'arriver à temps avec son armée au but qu'il a marqué dans sa pensée, à Alésia. Voilà ce que nous dit César ; nous pouvons donc rendre en français l'esprit du texte latin par cette expression : Vercingétorix court à Alésia. Il y court comme un chef qui n'aurait point renoncé à son projet, mais qui se hâterait d'aller occuper une autre position pour tenter une seconde fois de l'exécuter. César n'explique nullement pourquoi Vercingétorix part de cette première position qu'il occupait avec son infanterie, ni pourquoi il se porte ainsi à Alésia sans perdre un instant. Nous allons interroger les lieux, et peut-être répondront-ils à ces deux questions importantes. Interrogeons d'abord le terrain où nous sommes, examinons ce terrain et cherchons pourquoi Vercingétorix quitta sa position d'Orgelet quand il vit que toute sa cavalerie avait été mise en fuite. Lorsque le chef gaulois occupait les trois positions de
Saint-Étienne-de-Coldre, des Poids-de-Fiole et d'Orgelet, il gardait toutes
les voies de Mais cela ne suffit pas ; on peut encore se demander pourquoi Vercingétorix avait rangé là son infanterie en bataille, non tout près, mais très-loin de sa cavalerie. — Germani fugientes usque flumem, ubi Vercingetorix cum pedestribus copiis consederat, persequuntur. — On peut penser que l'adjonction de ces quatre-vingt mille fantassins à ces nombreux cavaliers gaulois, postés au bord du ravin de Conliége, eût pu suffire avec eux pour arrêter invinciblement les Germains et les Romains. Admettons cela. Admettons même que chaque soldat de l'armée de Vercingétorix fût un héros bien déterminé à ne point lâcher pied (comme se montra, près de Lutèce, chaque soldai de l’armée de Camulogène) ; mais évidemment leur chef, en rangeant son infanterie avec sa cavalerie à la crête du ravin de Conliége, eût manqué à sa tactique arrêtée et proclamée d'avance, il eût engagé toute son armée. Voyons dans quelles conditions respectives. C*est encore ici qu'on peut apercevoir le génie et la
sagesse du grand homme de guerre qui guidait nos aïeux dans cette lutte
suprême pour la liberté. Considérons, en effet, une conséquence forcée de
l'avantage que donnaient aux Romains le gladius,
le pilum, le casque, la cuirasse, le
bouclier. Il était absolument impossible aux fantassins gaulois (comme on l’a pu voir dans notre premier volume)
de résister de plain-pied aux légions. Nous les avons vus, il est vrai,
auprès d'Avaricum pendant que Vercingétorix avec la cavalerie était allé
fondre sur les fourrageurs romains, tenir ferme, même sans chef, devant César
en personne à la tête des légions ; mais ces fantassins gaulois étaient
couverts par un marais de Qu'on veuille bien arrêter un peu sa pensée sur cette considération qui est capitale : Une armée qui ne peut combattre l’armée ennemie de plain-pied est nécessairement paralysée. Il faut, en effet, qu'elle se tienne constamment sur les hauteurs, et elle ne saurait y rester longtemps, faute d'eau à boire. L'eau a joué un très-grand rôle dans toutes les guerres de César. Lorsqu'une armée refusait le combat de plain-pied et se tenait sur les hauteurs, il l'attaquait par la soif (comme nous aurons bientôt l'occasion de le démontrer dans une discussion importante). Mais c'est surtout dans la guerre de Gaule que l'action de la soif a été pour César un moyen d'une grande puissance, précisément parce que les troupes de nos aïeux étaient presque en totalité de l'infanterie. Ils en mirent sur pied contre les Romains des masses énormes, mais comparativement ils n'eurent que bien peu de cavalerie, et on a pu remarquer, dans un passage précédent du récit de César, que Vercingétorix avait déclaré que les troupes d'infanterie qu'il avait eues à Gergovia lui suffisaient, et que, ce qu'il loi fallait en surplus, c'était seulement des renforts de cavalerie (LXIV). En effet, à quoi pouvait lui servir l'infanterie en rase campagne, puisque (l'on ne saurait trop le répéter) il était absolument impossible à l'infanterie gauloise de résister de plain-pied aux légions ? C'est là, on le voit, un point fondamental pour l'intelligence de toute la guerre de Gaule et qui nous explique très-bien en particulier pourquoi Vercingétorix est parti de sa position d'Orgelet, où César eût pu couper l'eau à son armée, ce qui eût entraîné infailliblement sa destruction, quel que pût être le courage de cette armée gauloise. Le texte dit que, dans le moment même où Vercingétorix quitta sa position près du cours d'eau pour se porter en toute hâte à Alésia, César, faisant placer les bagages des légions à l'écart sur une colline voisine, le suivit. César était donc à ce moment-là devant la position de Vercingétorix ; par conséquent, la colline dont il s'agit doit se trouver à la fois et tout près de cette position, et à l’écart de la route. Or il est bien facile sur notre terrain de la retrouver aujourd'hui : car il n'y a, au voisinage de la position d'Orgelet et à l'écart de la route qui y passe, qu'une seule colline qui ait pu recevoir des bagages, et le souvenir des légions de César y est resté dans le nom même d'un village situé au pied, Seiséria, — castra Cæsarea, — camp de César[6]. Ainsi, une fois la route libre au ravin de Conliége, César, en continuant d'avancer sur la gauche avec les légions et les bagages, était arrivé en face de la position occupée par Vercingétorix avec son infanterie, en avant de son camp et auprès d'une rivière ; de même que déjà, dans la première phase de la bataille, les Germains de leur côté, sur la droite de César, étaient arrivés à la suite des fuyards en face de cette même position de Vercingétorix. Ainsi, il doit exister deux voies, à partir du lieu où commença la bataille, pour venir aboutir l’une et l'autre devant la position où était rangée l'infanterie gauloise. Sur notre terrain, les deux voies qui se dirigent, l'une, du débouché supérieur du ravin de Conliége par les Poids-de-Fiole et Dompierre, l'autre, de la crête occidentale de ce ravin par Saint-Maur et Saint-Georges, pour aboutir l'une et l'autre en face de la position d'Orgelet, rendent très-bien compte, on le voit, de ce double fait, que les Germains sur la droite et les légions sur la gauche soient arrivés, de part et d'autre, devant la position où Vercingétorix avait rangé son infanterie en bataille. Quant à la position de Montjouvent, où dut camper
l'infanterie de Vercingétorix, elle explique aussi très-bien comment il a pu,
de là, sans courir la chance d'engager toute son armée, prendre l'avance avec
son infanterie pour gagner au plus vite Alésia, en ordonnant que ses bagages
le suivissent de près sous la protection d'une arrière-garde. En effet, cette
position de Montjouvent est un petit plateau, accidenté, assez vaste pour
avoir pu recevoir facilement toute l'armée gauloise,-et qui couronne une
colline isolée, le mont de Ainsi l'orographie de la contrée et l'orientation des
lieux, le témoignage archéologique présenté par le nom de Seiséria, le caractère topographique présenté
par La détermination certaine du théâtre de cette bataille d'où sont partis Vercingétorix et César, l'un à la suite de l'autre, pour se rendre à Alésia, est une donnée fondamentale dans la recherche de l’oppidum d’Alésia, qu'il est si important de reconnaître avec certitude. C'est pourquoi ici, par exception et avant de reprendre le fil du récit, nous allons examiner tout de suite, sur le terrain où nous sommes, un dernier groupe d'éléments démonstratifs à l'appui de celte détermination. On a vu jusqu'à présent la concordance de ce terrain avec toutes les indications géographiques et avec tous les détails topographiques du récit de César ; constatons maintenant les témoignages archéologiques et les indices de bataille que ce même terrain présente, et qu'il présente exactement aux places où l’on doit les rencontrer d'après les indications fournies par les Commentaires, ce qui complétera notre démonstration. § III. — Traces locales de cette bataille. Le texte de César avait d’abord simplement énoncé que Vercingétorix
prit position sur trois points, — trinis castris
Vercingetorix consedit ; — mais ensuite, dans une autre partie de
son récit, César ajoute que le chef gaulois commença à barrer le passage à
l'armée romaine, — a primo agmine iter impedire
cœpit ; — et, sur cette donnée stratégique’ l'orographie du pays
nous a désigné obligatoirement les trois points occupés par Vercingétorix
pour barrer aux légions le chemin de Vercingétorix, après le désastre d'Avaricum, fut le
premier chef qui apprit aux Gaulois à fortifier leur camp, et les détermina à
adopter ce moyen de sécurité, — primumque eo
tempore Galli castra munire instituerunt (XXX), — au lieu de trop compter sur leur bravoure, et, comme
l'avaient dit leurs aïeux à Alexandre le Grand, de ne craindre que la chute du ciel[7]. Nous devons donc
trouver des traces de camp retranché sur les lieux où campa Vercingétorix
pour barrer le chemin de Or, premièrement, à Saint-Étienne-de-Coldre, se voient les traces d'un camp retranché, qui est bien connu des antiquaires sous le nom de camp de Conliége, et qui est considéré comme étant un camp gaulois[8]. Ce serait donc là une des trois positions occupées par Vercingétorix pour barrer le chemin à César. Secondement, il se trouve près du village des Poids-de-Fiole un long tertre entouré de vestiges de fortifications, et qui a été signalé par plusieurs savants sous le nom de camp des Poids-de-Fiole. De plus, dans ce village même, il existe, de temps immémorial, des puits singuliers, qui sont un véritable monument archéologique, par leur nombre, par leur rapprochement et par leur forme exceptionnelle, et d'où le village parait avoir tiré son nom. Ces puits sont garnis de pierres comme les puits ordinaires ; mais, pour leur forme singulière, on ne saurait mieux les comparer qu'à des cuves (telles que celles où l'on fait le vin) qu'on aurait enfoncées en terre, jusqu'à n'en laisser paraître au dehors que ce qu'il faut pour représenter la margelle d'un puits ordinaire. Ceux-ci ont à l’orifice deux ou trois mètres de diamètre, et de là vont en s'élargissant de plus en plus jusqu'à l’eau, dont le niveau n'est guère qu'à m mètre de profondeur dans le sol, car on peut la toucher avec le bout dune canne. Cette eau est verte, mais excellente, et tous les habitants du village en font usage ; ils n'en ont point d'autre. Ces puits ressemblent donc à d'immenses coupes, vases qu'on appelait en latin (pour ne pas remonter au grec) phialœ, d'où notre mot français fiole. Un puits s'appelle, dans le langage traditionnel du pays, un poids, et pour dire boire, souvent on dit fioler. Ainsi tout porte à penser que cette vieille expression Poids-de-Fiole signifie puits en forme de coupe, et que le village où on les voit a tiré son nom de cette forme si remarquable de tous ces puits antiques auprès desquels il fut établi. Ces puits antiques ne sont plus aujourd'hui qu'au nombre de cinq, très-rapprochés les uns des autres, sans aucun ordre régulier dans leur position. On s'accorde à dire qu'autrefois il en existait encore plusieurs autres, tout à fait semblables, placés de même très-près de ceux-ci, et qu'on a comblés. En considérant que de tels puits, de chacun desquels plusieurs hommes à la fois pouvaient facilement tirer de l'eau, sont groupés en tel nombre au bas du tertre où fut établi le camp des Poids-de-Fiole, on est porté à penser que ces puits eux-mêmes furent établis là avant le village et en même temps que ce camp retranché, afin de pouvoir abreuver à la fois un grand nombre d'hommes et d'animaux, et à induire de là que le camp lui-même fut occupé jadis par de la cavalerie. Du reste, cette opinion n'est, point nouvelle : divers savants l'ont déjà émise ou admise, en se fondant sur ces mêmes considérations que nous venons de présenter. En conséquence de cela et de tout ce qui précède, nous nous croyons autorisé à conclure ici : d'abord, d'une part, que la cavalerie de Vercingétorix a campé aux Poids-de-Fiole, et que ce lieu fut une deuxième position où le chef gaulois vint s'établir d'avance pour barrer le passage à César ; puis, d'une autre part, que ce même lieu présente ainsi un témoignage archéologique dont la signification ne peut guère être contestée et que nous retrouverons ailleurs. Quant à la troisième position occupée par Vercingétorix, les hauteurs de Montjouvent, en arrière
d'Orgelet et sur la rive opposée de D'ailleurs, en démontrant, comme nous comptons l'avoir fait déjà et comme nous le confirmerons encore ci-après, que cette position voisine d'une rivière (ad flumen), où Vercingétorix avait rangé son infanterie en avant de son camp (pro castris) pour soutenir sa cavalerie, était bien le col d'Orgelet, par là même nous avons démontré que le camp de cette infanterie occupait en arrière les hauteurs de Montjouvent, qui seules de fait se trouvent à la fois et en arrière du col d’Orgelet, et convenables pour y établir un corps d'infanterie, à portée de l'eau nécessaire. De même encore tout ce qui démontre que César est parti du pied de la colline de Seiséria pour suivre Vercingétorix à Alésia, et aussi tout ce qui va démontrer qu'on s'est battu avec acharnement devant Orgelet, entraîne comme conséquence du récit de César que l'infanterie gauloise était campée sur les hauteurs de Montjouvent. En effet, on l'a vu, et ce camp et la position militaire où cette infanterie gauloise fut rangée en bataille, et la colline où César plaça ses bagages à l'écart de la route avec deux légions pour les garder : voilà, sans qu'on puisse en douter, trois points qui étaient, chacun, rapprochés des deux autres sur le terrain où se termina la bataille, et qui s'y trouvaient tous les trois dans une certaine situation respective, par rapport à la route que suivirent Vercingétorix et César. La colline était à l'extrémité du champ de bataille sur la route d'Alésia et un peu à l'écart de cette route ; puis les deux autres points venaient à la suite sur cette route même ; d'abord la position de bataille, puis le camp ; c'est-à-dire que ces trois points étaient tous les trois exactement dans les situations relatives où nous voyons la colline de Seiséria, le col d’Orgelet et les hauteurs de Montjouvent. Portons maintenant nos regards sur les lieux où se trouvaient les Romains au début de la bataille. Nous n'avons pas à rechercher ici la trace de leur camp, puisque César nous dit lui-même qu'ils étaient en marche quand Vercingétorix prit position à environ dix mille pas d'eux, et que le lendemain ils étaient encore en marche lorsque le chef gaulois leur barra le passage. Le grand ravin, dans lequel les légions ont dû s'engager ainsi nous offre tout d'abord, à l'entrée, le nom du bourg de Conliége. N'y a-t-il dans ce mot aucun souvenir de ces dix légions qui durent encombrer le ravin, col-egiones ? Ce nom de Conliége est-il ancien ? Ici, et encore plus loin, nous allons nous aider de documents recueillis, sur le terrain et dans les chartes de la contrée, par deux auteurs laborieux, bien placés pour être exactement renseignés, et dont les indications offrent l'avantage d'être complètement à l'abri de toute idée préconçue qui puisse se rapporter à nos propres recherches[9]. — L'histoire du bourg de Conliége, disent les auteurs de ce recueil, débute en plein moyen âge[10]. — Le nom de Conliége provient donc très-probablement de fort loin. Dans ce même grand ravin de Conliége, un peu plus haut, nous trouvons le village de Revigny. Il est à la place même où durent se trouver les Romains lorsqu'ils virent la crête du ravin se couronner de cavaliers gaulois et qu'une partie de ces cavaliers commença à barrer le chemin à l'avant-garde. I’ nom de ce village est-il ancien ? — Tout concourt, disent les mêmes auteurs, à faire présumer que le village de Revigny remonte à une haute antiquité ; on ne trouve cependant son nom dans les chartes qu'à partir du douzième siècle[11]. —Remarquons ici la forme de ce nom, Revigny : ne donne-t-elle point à penser qu'il remonte à l'époque de la présence des Romains dans la contrée ? C'est bien, en effet, la forme latine, et ce nom pourrait être composé des mêmes éléments que revigesco (re-vigor), reprendre force, reprendre courage. Or ce sens-là s'appliquerait exactement, sans aucun doute, à ce qui est arrivé aux Romains dans la bataille dont il vient d'être question. Recherchons surtout les traces du carnage mentionné dans
les Commentaires en ces termes : Il se fait
de tous les côtés un grand carnage, — Pugnatur
una omnibus in partibus... Omnibus locis fit cædes. — On a vu plus
haut que ce carnage dut avoir lieu de trois côtés différents, à savoir : 1° sur le plateau qui domine Conliége,
c'est-à-dire dans la région des Poids-de-Fiole, de Publy et de
Saint-Étienne-de-Coldre ; 2° dans 1° Le plateau qui domine Conliége est couvert jusqu'à Publy de nombreux tertres funéraires, qui feraient supposer que l'espace compris entre le camp de Coldre et celui des Poids-de-Fiole fut le théâtre d'une immense bataille, livrée probablement par les soldats romains aux hordes germaniques[12]... Dans le camp des Poids-de-Fiole ont été trouvés, en 1805, des armures et un anneau de chevalier romain. Le parcours des tertres renferme huit tumuli, monuments d'une bataille[13]. 2° Une immense bataille se livra sous
Clairvaux, et dans toute la partie de 3° Les plaines à Orgelet sont jonchées d'ossements humains et de tertres funéraires. A la ferme de l'Étang d'École (entre Orgelet et Seiséria), il existe une éminence de sable qui était remplie de squelettes, de sépultures en pierre et d'objets antiques, tels qu'une petite hache en fer portant un tranchant d'un côté et un marteau de l'autre, un débris de cuirasse empreint de damasquinures, deux boucles de ceinturon en bronze, un fragment d'agrafe du même métal sur lequel on distinguait une tête d'aigle, deux pièces de jugulaires d'un casque aussi damasquinées... On a découvert dans la plaine du Vernois l’aile d’une aigle romaine, quantité d'armures et de contrepoids de lances, des dards de flèches carrés[16]... Du milieu des marécages formés
par les eaux de Ainsi, voilà dans la contrée d'Orgelet une tradition persistante des objets antiques et des noms de lieux qui y perpétuent le souvenir d'un chemin barré, et de la présence de César, et d'une bataille contre les Romains. Remarquons de plus, en face de ce nom de Romagne resté à la plaine où nos aïeux eurent à combattre les Romains, le nom de Bois d’Italie, que présente la colline devant laquelle l'armée, venue d'Italie, dut se ranger et combattre pour s'ouvrir le chemin de la retraite. Passons au camp de Vercingétorix, sur la hauteur de
Montjouvent. Dirigeons d'abord nos recherches à l'endroit où son
arrière-garde dut se dévouer et combattre avec toute son énergie pour
conserver à l'armée gauloise l’avance qu'elle avait sur l’armée romaine, dans
la direction d'Alésia. Cette arrière-garde dut barrer le chemin aux légions
entre Nermier et Sarrogna. Or, voici ce que disent nos auteurs : La voie gauloise d'Orgelet à Arinthod et à Izernore
traversait le territoire de Nermier, dans la contrée dite à Le chemin d’Orgelet à Arinthod
et à Izernore traversait aussi le village
de Sarrogna. Il est désigné sous le titre de via publica dans une
charte de 1237. Entre le vieux château de Villeneuve et Sarrogna[20], on remarque des retranchements très-importants, en terre
et pierre, appelés Forts Sarrazins. Ils consistent en une éminence
artificielle de forme circulaire, ayant Nous apercevons bien encore une autre trace archéologique dans cette région d'Orgelet, ce serait même la plus précieuse de toutes ; mais nous n'en devons parler que lorsque nous l'aurons retrouvée à une autre place. Un tel ensemble de témoignages archéologiques, joints à l'orographie du pays et au texte des Commentaires, nous autorise y croyons-nous, à tirer dès à présent et avec toute la sécurité possible une conclusion importante que nous formulons en ces termes : c'est de la portion d’Orgelet que sont partis Vercingétorix et César pour se rendre l’un et l’autre à Alésia, le Gaulois précédant le Romain. Suivons-les donc maintenant : mais d'abord, quelle direction ont-ils prise ? § IV. — Recherche de l’oppidum d’Alésia : inductions qui aboutissent au plateau d'Izernore. La situation de cet oppidum, au point de vue stratégique, explique l’empressement que mit Vercingétorix à s'y porter. Premier aperçu de l’attitude militaire des deux ennemis à Alésia. Où se sont dirigés Vercingétorix et César ? Sur Alésia,
disent les Commentaires. Qu'est-ce qu'Alésia où ils se sont dirigés
tous les deux si vite, l'un précédant l'autre ? C'est un oppidum des Mandubiens. Quels sont ces Mandubiens ? Sans doute une peuplade de L'absence d'indications, sous l'apparence d'indications,
comme ici dans le texte de César, qui savait très-bien, au moment où il le
dictait, que les Mandubiens avaient disparu de Heureusement il nous reste encore un fil pour nous guider sur les pas des deux armées. — Posons clairement la question : à défaut d'indications géographiques suffisantes concernant la situation de l'oppidum d'Alésia, les conditions du terrain où nous sommes, jointes à quelques expressions du récit de César, peuvent-elles nous aider dans la recherche ? Oui, sans doute, et nous croyons même que cela peut suffire, comme on va le voir. Nous venons de constater le point de départ commun des deux ennemis : ils sont partis du col d'Orgelet. Tâchons d'abord de reconnaître, à partir de ce point, la direction générale qu'ils ont prise et dans laquelle nous devons chercher Alésia. César décrit les mouvements des armées en homme qui voit les choses dont il parle ; tâchons nous-mêmes de les apercevoir dans les images offertes par les expressions qu'il emploie ici ; et, pour en mieux juger, remontons un peu plus haut, afin de comprendre dans une même intuition toute sa marche. César se rendait par la
frontière du pays des Lingons chez les Séquanes, vers Le lendemain. César a continué sa marche vers Du reste, César a suivi Vercingétorix par la même route, et peut-être y allons-nous trouver quelque indice de son passage. Car le passage de César parmi les peuples fat marqué par des traces qui ne s'effacent pas facilement, et nous n'aurions pas tant de peine à les reconnaître aujourd'hui, si, à la longue, les ossements humains ne tombaient en poussière. Ici, en effet, d'après le texte ; il est resté sur le terrain trois mille Gaulois tués tout le long de la route que nous devons suivre : il peut donc être resté dans le pays quelque souvenir de ce terrible passage de César. Rappelons les expressions du texte à ce sujet : — Cæsar, impedimentis in proximum collem deductis, duabusque legionibus præsidio relictis, sequutus, quantum diei tempus est passum, circiter tribus millibus hostium ex novissimo agmine interfectis, altero die ad Alesiam castra fecit. Ainsi, la nuit qui suivit la bataille, l'armée romaine se
trouva divisée en deux corps, qui campèrent sur deux points éloignés l'un de
l'autre de plusieurs heures de marche. Deux légions avec les équipages
s'étaient établies longtemps avant la nuit sur la colline
de Seiséria. César en personne, avec les huit autres légions, dut
camper beaucoup plus loin et dans la direction même d'Alésia. En effet, après
avoir laissé à l'écart les équipages de son armée, avec deux légions pour les
garder, il suivit et harcela l'arrière-garde des Gaulois pendant tout le reste
du jour, — quantum diei tempus est passum.
— Suivons donc la voie de Vercingétorix est parti sans ses bagages, très-probablement sans aucune provision de vivres pour sa nombreuse armée, comme un chef qui veut arriver en position le plus promptement possible, et faire le trajet d'une seule traite ; ainsi, Alésia ne peut guère se trouver à plus de trente-deux ou trente-quatre kilomètres du point de départ, c'est-à-dire d'Orgelet. César a suivi Vercingétorix et nous connaissons la route qu'ils ont prise l'un et l'autre. Quand la nuit vint, César se trouvait à Chisséria, à environ seize kilomètres d'Orgelet, d'où les deux armées étaient parties presque en nième temps ; mais, dans le trajet, on s'était battu à l'arrière-garde et aux bagages de l'armée gauloise. Ainsi, Vercingétorix, qui était parti le premier avec son infanterie en tenue de combat, et que la nuit n'arrêtait ‘as dans sa marche, put facilement faire le double de chemin, c'est-à-dire les trente-deux kilomètres que nous venons d'admettre comme étant la distance approximative entre le théâtre de la bataille et Alésia. Le lendemain, César lui-même arriva devant Alésia : l'heure de son arrivée n'est point indiquée ; il put donc bien n'avoir fait qu'une médiocre étape, ou être parti réellement de Chisséria. Tout cela, on le voit, se trouve en parfait accord avec le
texte cité plus haut. Ainsi, nous savons dans quelle direction, et à quelle
distance environ d'Orgelet, nous devons trouver Alésia. Disons, pour nous
résumer : dans la direction de Nous ne pouvons nous rendre compté ni du mouvement si
accéléré de Vercingétorix sur Alésia, ni du voile si épais jeté par César sur
la position géographique de cet oppidum des Mandubiens, qu'en présumant que
Vercingétorix persiste à vouloir barrer la retraite à l'armée romaine, et que
l'oppidum d'Alésia est une position stratégique où ce fait devient évident.
Nous cherchons donc, en suivant la route de En poussant nos recherches au-delà de Chisséria, nous
croisons les voies difficiles suivies par les Helvètes à la première campagne
de César en Gaule, — per angustias et fines
Sequanorum (I, IV) ; César connaissait donc ce pays aussi bien
que Vercingétorix. — Nous passons la rivière d'Ain à Thoirette ; devant nous,
un nom de hameau éveille notre attention, Cotrophe
: on dirait un souvenir de nombreux trophées, co-tropæa.
Il est vrai que les Romains avaient déjà alors, depuis soixante ans, sinon
davantage, l’habitude d'élever des trophées sur les lieux de leurs victoires
; mais nous ne voyons point ici de place convenable pour y poster une armée.
— Voilà, dans une gorge où il faut qu'on passe, l'indication d'une porte de
la voie, pourta-via (porta viæ)
; mais, si dix hommes là ont pu fermer la voie à cent hommes, ou cent à
mille, il n'y a pas de place pour y établir une armée ; et d'ailleurs ce
n'est point ici la porte de En passant l’Ognin, nous nous trouvons au milieu de cultures, dans une plaine basse, allongée, entourée de hautes collines ; nous sommes entre deux cours d'eau, l’Ognin et l’Anconnans, qui se réunissent là, en y arrivant de part et d'autre de la base d'une colline intermédiaire à celles de l'entourage, beaucoup moins élevée qu'elles, isolée entre les deux cours d'eau, et dont le front, d'un kilomètre environ de largeur, nous présente des saillants et des rentrants, comme si cette colline centrale était couronnée de bastions. La route y monte directement, et il serait difficile de passer outre si une armée ennemie en occupait le sommet ; car, à droite et à gauche, les versants des grandes collines latérales, qui se prolongent au loin, sont rapides, rocheux ou ravinés par de petits torrents. Devant nous donc, Vercingétorix, posté sur le sommet de cette colline intermédiaire aux deux cours d'eau, se fût trouvé dans une position semblable à celle de Gergovia, avec la même infanterie ; et les légions ici, dans la plaine basse, eussent eu à monter une seconde fois à l'assaut. Allons donc sur cette colline voir s'il y a de la place pour une armée d'environ quatre-vingt-quinze mille hommes. En y mettant le pied, nous découvrons devant nous un vaste plateau, très-allongé du nord au sud. Nous sommes à son extrémité nord, où la route y arrive pour le suivre dans toute sa longueur. Des deux côtés, les deux cours d'eau suivent le bas des versants latéraux, comme des fossés de ceinture. A l'extrémité sud, le plateau est clos par une crête rocheuse qui s'étend d’un cours d'eau à l'autre ; et la route, pour sortir du plateau de ce côté-là, est forcée de contourner l'extrémité de cette crête rocheuse qui plonge sous l’Ognin. En revenant sur nos pas, nous découvrons, çà et là, de l'eau pour une armée. Nous voyons au milieu du plateau un village très-ancien, Izernore ; à côté du village, nous voyons de loin une grande ruine, trois pilastres antiques, d'ordre corinthien, demeurés debout à travers les âges, débris grandioses d'un monument romain splendide, érigé au dieu Mars, dit-on ; monument qui pourrait être un souvenir de guerre ; qui est nécessairement un monument historique d'une grande importance, bien qu'on n'ait pu jusqu'à ce jour en déterminer la signification, ni expliquer par aucun événement de l'histoire sa présence à cette place, au milieu des monts Jura. Voilà donc un véritable oppidum,
capable de recevoir l'armée gauloise dans des conditions parfaites, et placé
sur la route même de Derrière l’oppidum d’Izernore,
pour qui veut se rendre dans Ainsi Vercingétorix, en occupant cet oppidum, non-seulement
se trouvait avantageusement posté avec son armée, à cheval sur la route
directe de N'oublions pas d'ailleurs qu'au moment où Vercingétorix et
César arrivèrent là, il se trouvait déjà d'avance, comme on l'a vu plus haut,
à cette frontière même de On voit quel vaste plan d'attaque le chef gaulois avait conçu et mettait à exécution contre César. il n'est donc pas possible d'en douter : une fois Vercingétorix dans l’oppidum d’Izernore, la
sortie de Ainsi s'expliquerait, selon nous, et que Vercingétorix se soit porté si rapidement à Alésia, et que César ait jeté un voile si épais sur la situation de cet oppidum : situation qui éclaire d'une si vive lumière les événements les plus importants de la guerre de Gaule, et sa lutte avec Vercingétorix. Immédiatement après avoir indiqué son arrivée devant
Alésia, César ajoute : — Ayant bien reconnu la
situation de la ville, et les ennemis étant tout terrifiés de ce que leur
cavalerie, portion de l’armée sur laquelle ils comptaient le plus,
avait été repoussée ; il exhorta les soldats au travail et entreprit
d'investir Alésia. — Perspecto urbis situ,
perterritisque hostibus, quod equitatu, qua maxime parte exercitus
confidebant, erant pulsi ; adhortatus ad laborem milites, Alesiam
circumvallare instituit. L'ennemi est terrifié : César l'attaque par voie de blocus. C'est ainsi que César détourne l'attention et passe outre, sans se soucier de répondre à ces questions auxquelles nous venons de répondre autant que possible nous-même, à savoir : pourquoi Vercingétorix s'est-il porté si rapidement à Alésia ? Pourquoi César l'y a-t-il suivi sans perdre un instant ? Questions que l'auteur des Commentaires prévoyait sans doute, et qui se posent, en effet, tout naturellement dans de telles circonstances. Les explications sont supprimées ; le narrateur tranche le nœud. L'ennemi est terrifié ; César l’attaque, dit-il. C'est la même idée sous deux aspects : grande terreur d'un côté, confiance et résolution de l'autre. Tel est donc le premier mot de César sur la lutte d'Alésia. Or le premier mot est toujours dans César un mot important ; c'est assez souvent le mot au lecteur, et dans ce cas, nous ne pouvons manquer de retrouver cette même idée, — perterritisque hostibus, — répétée plus d'une fois dans la suite du récit de cette grande lutte. Ayons donc soin de nous rappeler cela. Est-ce bien la vérité du fait historique ? L'ennemi est terrifié, dit
César, et cependant on a vu plus haut ce même ennemi, alors que toute sa cavalerie
avait été mise en fuite, abandonner rapidement sa position, tourner le dos à
César, se porter en toute hâte à Alésia
sans perdre un instant, sans même attendre ses bagages, lesquels allaient
être harcelés par les Germains et pouvaient être coupés, enlevés par les
légions. On a vu tout cela sans que César ait osé dire, sans qu'un seul mot
de son texte ait donné à soupçonner que cet ennemi eût alors la moindre
terreur. On doit même penser tout au contraire qu'il a fallu dans l'armée de
Vercingétorix beaucoup de sang-froid, beaucoup d'ordre et de vigueur pour
qu'elle n'ait perdu que trois mille hommes dans de telles conditions de
marche. Du reste, nous le répétons, si Vercingétorix eût fui, toute l'armée
romaine l'eût vu, et César n'eût pas manqué de le dire, cela est certain. Et
maintenant que ce même ennemi occupe Alésia, cet oppidum où il désirait tant
arriver à l'heure ; maintenant qu'il attend là César, et que probablement il
ne lui tourne plus le dos. César nous dit qu'il est tout
terrifié, — perterritisque hostibus.
— Cela n'est ni naturel ni croyable, La défaite de la cavalerie gauloise fut
pour Vercingétorix un bien grave échec, cela est indubitable, mais il ne
s'ensuit nullement que cet échec eût abattu son courage, comme le conclut
César, sans aucune raison manifeste pour tirer de là cette conclusion. Tout
au contraire, cette marche rapide de Vercingétorix jusqu'à Alésia, et l'arrêt
subit de son armée dans cet oppidum pour y attendre les Romains, autorisent
déjà à présumer que le défenseur de Quant au blocus d'Alésia, décidé par César du premier coup d’œil et entrepris tout de suite en y arrivant, cela peut bien être une résolution remarquable d'un grand homme de guerre ; mais, si un blocus était son seul moyen de salut, ce serait là une opération encore plus défensive qu'offensive. Or, à ce sujet non plus, César ne nous explique nullement les conditions dans lesquelles il se trouvait lui-même, de son côté, en arrivant devant Alésia, ce qui eût montré clairement la nature de la lutte et le caractère militaire du blocus. Mais César a exécuté un autre blocus fameux dans des conditions semblables à beaucoup d'égards, le blocus de la position de Petra, occupée par Pompée, près de Dyrrachium. Or là, à l'intérieur de la place aussi bien qu'à l'extérieur, c'étaient des légionnaires qui combattaient, et tous furent témoins des faits qui s'y passèrent. César donc n'ayant plus ni la même facilité ni les mêmes raisons de voiler les faits, ses Commentaires sur la guerre civile indiquent nettement les motifs qui lui firent entreprendre de bloquer Pompée à Petra (III, XLI, XLII). Voici ce que son récit contient à cet égard, et cet exemple pourra servir à nous éclairer au sujet d'Alésia. Disons d'abord que les deux grands guerriers et ardents
rivaux politiques s'étaient déjà trouvés précédemment l'un à côté de l'autre,
sur un autre point du théâtre de cette guerre. Partant de là, César va
subitement, par un chemin détourné, prendre position devant Dyrrachium pour couper les communications de
Pompée avec ce port, qui était son centre d'approvisionnement. Pompée accourt
trop tard, et il ne peut plus que prendre position lui-même à côté de la
position de César. Il s'établit là, en un lieu de
difficile accès appelé Petra, qui offre
un petit port. — La description des lieux de Petra et celle des lieux d'Alésia, dans les Commentaires y montre
que, départ et d'autre, le terrain offrait des conditions semblables au point
de vue stratégique —. Pompée, ainsi établi à Petra, s'y fait amener par mer
ses approvisionnements, et il y reste sans perdre de vue Dyrrachium — comme à
Alésia Vercingétorix reste dans sa position sans perdre de vue la porte de César (dit le texte relatif au blocus de Petra) ;
voyant que la guerre va traîner en longueur, que ses communications par mer
avec On peut voir encore, par le rapprochement des deux récits, que César procéda dans les deux cas de la même manière, et eut recours à des ouvrages de la même nature ; en Gaule toutefois, les ouvrages furent portés à un bien plus haut degré de force, au plus haut degré qu'il lui fut possible d'atteindre. Or voici nettement les motifs qui ont décidé César à investir la position de Petra. — César, disent les Commentaires, considérant qu'il était à court de vivres et que Pompée avait l'avantage sur lui par sa cavalerie plus nombreuse, résolut de le bloquer, afin de pouvoir faire amener de partout, avec moins de danger, du blé et des vivres à son armée ; en même temps, pour empêcher Pompée et envoyer les chevaux au pâturage et lui rendre sa cavalerie inutile dans la lutte ; en troisième lieu, pour amoindrir la considération qui s'attachait à sa personne et qui paraissait faire sa force principalement auprès des nations étrangères, dès que la renommée irait publier par toute la terre que César le tenait bloqué dans sa position et que lui, Pompée, n'osait accepter la bataille[23]. Voilà donc trois motifs pour César de bloquer Pompée à Petra : 1° moins de danger à se pourvoir de vivres ; 2° se mettre à couvert de la cavalerie ennemie dans la lutte à soutenir ; 3° déconsidérer Pompée dans l'opinion publique. Les deux premiers motifs s'appliquent parfaitement, on le voit, à la situation de César devant Alésia. Le troisième, qui est de l’ordre moral, ne peut s'appliquer à Vercingétorix, qui n'attendait rien des nations étrangères ; mais il nous donne accidentellement la certitude que si César lui-même à Alésia a été de nouveau, comme à l'entrée des monts, tenu arrêté par Vercingétorix, ce grand Romain n’a voulu ni que la renommée allât publier cet événement par toute la terre, ni qu’il fût transmis à la postérité. On voit donc que ce troisième motif du blocus de Petra peut également s'appliquer au blocus d'Alésia, sinon au blocus même, du moins à celui qui l’a fait et qui nous en a laissé le récit. Par conséquent, à Alésia
comme à Petra, le blocus de la position de l’ennemi exécuté par César fut
de sa part une opération militaire plutôt défensive qu'offensive ; ce fut
pour son armée une mesure conservatrice et préservatrice. En
effet, à Alésia, ou monter à l'assaut dans les mêmes conditions des deux
armées qu'à Gergovia ; ou tenter sous les yeux de l'ennemi le passage d'un long
et terrible défilé, pour gagner Ainsi, tandis que dans les Commentaires, ce
chef-d'œuvre de l'histoire des Romains par eux-mêmes, où nous cherchons la
vérité de notre propre histoire, le narrateur, sans rien dire de la situation
militaire des Romains, quelle qu'elle fût, nous dépeint les Gaulois comme pleins de terreur, et le blocus d'Alésia comme
une attaque résolue à l’instant même,
dès l'arrivée de César devant cet oppidum ; nous devons en réalité voir ici,
tout au contraire, le plus grand guerrier de Rome réduit en détresse par la
tactique et la stratégie d'un jeune barbare de § V. — Concordance du récit de César, tel qu'on vient de l'expliquer, avec ce que disent, au même sujet, les autres historiens anciens. Avant d'examiner le blocus d'Alésia, quittons un instant les Commentaires pour interroger, sur les événements qui ont précédé ce blocus, deux auteurs anciens : Plutarque et Dion Cassius, qui écrivaient, l'un, environ un siècle et demi après la guerre de Gaule, l'autre, environ deux siècles et demi après cette même guerre. L'un et l'autre font mention sommairement de l'insurrection générale des cités gauloises suscitée par Vercingétorix, et de la situation où se trouva César, et de la direction qu'il prit, et de la bataille survenue pendant cette marche immédiatement avant l'arrivée des armées à Alésia. On va voir que les indications fournies par ces auteurs s'accordent à merveille avec toutes nos explications précédentes, et qu'elles ne se prêtent guère ni aux opinions qui veulent voir Alésia à l'emplacement d’Alise-Sainte-Reine ni même à celle qui place cet oppidum à Alaise. Plutarque d'abord, à propos de cette septième campagne de
César, qui commença en plein hiver, nous montre avec emphase son héros
survenant à l'improviste au cœur de Ceux-ci, qui jusque-là s'étaient dits les frères des Romains
et avaient obtenu d'eux les plus grands honneurs, se joignirent alors aux
rebelles et suscitèrent à l’armée de César beaucoup d’embarras. C’est
pourquoi César, décampant de là, se rendit par le pays des Lingons chez les
Séquanes ses alliés[24], dont le territoire est, de toute Or de ceux qui échappèrent à ce désastre, la plus grande part, avec le chef suprême, s'enfuirent ensemble à Alésia[25]. Ainsi dans Plutarque, en écartant son enthousiasme pour
César, on voit que, d'après les documents qu'il a pu consulter, d'une part,
l'aspect général des événements de la septième année de la guerre de Gaule se
montre tel que nous l'avons mis à découvert par la discussion soit des
Commentaires, soit du terrain de Après le témoignage de Plutarque, voici celui de Dion
Cassius. Nous prenons son récit au moment où il vient de rapporter que, à la nouvelle de la défection de la cité éduenne, les
Éduens qui servaient comme auxiliaires dans l'armée de César demandèrent tous
à rentrer chez eux, en lui promettant de ramener et de maintenir leurs
concitoyens dans son alliance. On voit que ceci correspond au moment
où l'armée romaine, après la levée du siège de Gergovia, passa l’Allier entre
Vichy et Moulins. Dion rapporte ensuite les événements de Noviodunum (Nevers) de la même manière que César ; puis
il ajoute : César aussitôt tenta d'aller chez les
Éduens (du côté d'Autun), mais, Puis l'auteur, revenant à ce qui concerne César lui-même,
continue son récit en ces termes : Vercingétorix,
dédaignant César à cause des pertes que celui-ci avait éprouvées, entreprend
de porter la guerre chez les Allobroges. César allant à leur secours, il le
surprend chez les Séquanes et l’enveloppe.
Il ne fit pourtant éprouver aucun désastre aux Romains, mais, au contraire, en
leur ôtant tout espoir de salut, il leur rendit le courage, et lui-même,
pour avoir eu trop de confiance dans le grand nombre des siens, il fut
victime de sa témérité. Cette victoire des Romains fut due, non pour la
moindre part, aux Germains, que César avait appelés à son secours. Leur
intrépidité à la charge, jointe à leur énorme masse, rompit la ligne des
ennemis qui les entouraient. Après cette victoire qui venait de s'offrir
à lui, les ennemis s'étant réfugiés à Alésia, César, persuadé qu'il ne
fallait point hésiter, les enferma dans cet oppidum et les y tint bloqués[26]. Ainsi Dion Cassius, aussi bien que Plutarque, présente les faits de cet important épisode de la guerre de Gaule sous un aspect général tout à fait conforme à ce que nous venons de démontrer nous-même par la discussion du récit de César. Remarquons bien que Dion Cassius dit positivement ce que nous avons nous-même déduit ci-dessus de la discussion des Commentaires, à savoir, que ce fut alors une question de salut pour les Romains que de s'ouvrir un passage à travers l’armée gauloise. Remarquons en outre que Dion fait suivre à César ce même itinéraire que nous avons indiqué, c'est-à-dire : après le passage de l’Allier (qui nous sert de point de repère), détour du côté des Lingons ; de là, acheminement du côté du pays des Allobroges ; dans ce trajet, attaque de tannée romaine par Vercingétorix chez les Séquanes ; et enfin les Germains dégagent cette armée, les Gaulois courent occuper Alésia, César les suit et les bloque dans cet oppidum. |
[1] Mots illisibles dans le texte [FDF].
[2] Était-ce encore de la cavalerie, ou de l'infanterie qui occupait la troisième position de Vercingétorix ? Le texte ne nous dit rien à cet égard ; mais la cavalerie seule va se montrer en trois divisions d'attaque : et il ne sera plus question que d'un seul camp de Vercingétorix, à savoir de celui qui était occupé par l'infanterie avec les bagages, et qui était placé en arrière du point d'attaque et près d'un cours d'eau. Par conséquent, on doit admettre que c'était encore de la cavalerie qui occupait cette troisième position.
[3]
Vercingétorix put craindre que César, au lieu de pénétrer dans les monts Jura à
Lons-le-Saulnier, ne se détournât à droite, par la vallée de
[4] Il s'agit ici sans doute de ces dix mille hommes d'infanterie éduenne envoyés comme auxiliaires au camp de César devant Gergovia, et que Litavic, chargé de les y conduire, avait tenté d'entraîner du côté des Arvernes. Le chef qui lui succéda dans le commandement de ce corps de Gaulois auxiliaires, étant ici dans l'armée de Vercingétorix, il n'est plus guère permis de douter que ces dix mille hommes d'infanterie éduenne, chefs et soldats, n'aient abandonné César au passage de l'Allier, en même temps que sa cavalerie éduenne lui était enlevée par Litavic.
[5] Voir ce nom inscrit à cette place sur la carte de l'État-Major, qu'on a sous les yeux.
[6] Nous adoptons pour ce nom l'orthographe de la carte de Cassini, qui est la plus ancienne, et qui conserve mieux la trace du nom latin, Cæsar. On voit que la carte de l'État-Major porte Sézéria.
La colline de Seiséria est située tout près d’Orgelet,
du côté de l'ouest, et domine la route transversale qui vient de
Chalon-sur-Saône par Cuiseaux. Les deux légions, environ 12.000 hommes, laissés
là par César, sur son flanc droit, tandis que tous les ennemis dont il est
parlé se trouvaient par-devant lui, sembleraient confirmer l'idée que nous
avons exprimée ci-dessus, dans une note concernant le
camp gaulois du mont Février, à savoir que : peut-être
Vercingétorix, en venant prendre position dans les monts Jura, aurait laissé au
sommet du mont Février un corps de troupes en observation sur la plaine de
[7] Strabon, Géographie, livre VII.
[8] Mémoires présentés par divers savants à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, première série, t. VI, p. 13.
[9]
Dictionnaire géographique, historique et statistique des communes de
[10] Ouvrage cité, t. II, p. 275.
[11] Ouvrage cité, t. V, p. 425.
[12] Ouvrage cité, t. II, p. 275.
[13] Ouvrage cité, t. V, p. 117.
[14] Ouvrage cité, t. II, p. 169.
[15] Ouvrage cité, t. V, p. 359.
[16] Ouvrage cité, t. IV, p. 556.
[17]
Plaine du Vernois, plaine des vernes,
non vulgaire des aunes, arbres qui aiment les terrains humides, tels que les
marécages de
[18] Ouvrage cité, t. IV, p. 10.
[19] Il n'est pas dit à quels indices on aurait reconnu que ces deux tombeaux étaient burgondes plutôt que gaulois. — Ouvrage cité, t. IV, p. 466.
[20] C'est-à-dire tout près de Sarrogna, à gauche de la route quand on vient d'Orgelet. — Ouvrage cité, t. V, p. 538.
[21] Ces traces antiques sont à l'issue du plateau de Montjouvent du côté du sud, à droite et près du chemin quand on vient d'Orgelet.
Mais n'est-il pas curieux de rencontrer ici (dans un lieu où dut être retardée la marche de César pendant que Vercingétorix courait ailleurs) ce nom de Courailloux ? Ce nom, qui parait si clairement provenir des mots latins curro alio (je cours ailleurs), et qui rappelle si exactement le fait historique dont ce lieu fut témoin, aurait-il donc été donné à cette forêt dès l'époque gallo-romaine, alors que les souvenirs de la guerre de Gaule étaient encore récents et vulgaires dans la contrée ?
[22] On a bien, il est vrai, affirmé et répété (dans Alise, Étude sur une campagne de Jules César, p. 27, 36, 41, 42) que les Mandubiens étaient clients des Éduens ; mais on y peut constater en même temps qu'il n'a été fourni aucune preuve à l'appui de cette proposition, laquelle demeure ainsi à l'état de simple assertion, émise dans l'intérêt de la cause d'Alise-Sainte-Reine.
[23] De Bell. civ., III, XLIII.
[24]
Plutarque est tombé dans l'erreur. — Les Séquanes n'étaient nullement les
alliés de César dans cette guerre : tout au contraire ils s'étaient insurgés
contre lui. On en a la preuve dans le fait indiqué par César lui-même, que
toutes ses communications avec
[25] Plutarque, Vie de J. César, XXVI et XXVII.
[26] Dion Cassius, Histoire romaine, chap. XXXVIII et XXXIX.