POLITIQUE DE VERCINGETORIX : UNION NATIONALE DES CITÉS DE
§ I. — Coup d'œil géographique sur les voies qui mènent
du pays des Lingons dans Jetons d'abord un coup d'œil général sur la vallée de La vaste et fertile vallée de Le Rhône, sortant des Alpes, coule de l'est à l'ouest,
jusqu'au point où il rencontre le cours de Au point même où s'unissent ces deux grands cours d'eau,
le Rhône fait un coude à angle droit, pour couler au sud dans la direction
prolongée du cours de Au-dessus de ce confluent de premier ordre, et entre ces
deux grands cours d'eau, se trouve comprise, sur la rive gauche de la rivière
et sur la rive droite du fleuve à partir du lac Léman, la région méridionale
des monts Jura. Cette masse de montagnes, située ainsi entre le Rhône et Il résulte de là que, du nord
au sud, à partir du pays des Lingons, situé sur la rive droite de On peut 1° sans traverser On peut 2° passer On peut 3° passer d'abord En effet, les monts Jura, avons-nous dit, se terminent en
forme de coin, orographiquement parlant, dans l'angle des vallées du Rhône et
de A l'extrémité méridionale de cette triple barrière, on peut traverser uniquement la partie du massif moyen qui dépasse au sud les deux autres — comme il a été fait pour le chemin de fer de Lyon à Genève, lequel s'y engage à Ambérieux —. La traversée par là est courte ; mais on débouche ainsi sur le Rhône à Virignin, à Culloz, à Seyssel, et, pour y passer ce fleuve, il y faut établir un grand pont, opération toujours difficile et périlleuse, on le sait, en présence de l'ennemi. Du côté du nord, si l'on pénètre dans les monts Jura,
au-dessus de Lons-le-Saunier, il faudra traverser les trois massifs, qui sont
d'une épaisseur totale considérable ; et encore, pour franchir le Jura
oriental ou grand Jura, il faudra
monter à la hauteur de sa ligne de faite, laquelle se maintient partout
très-élevée, même aux cols peu nombreux qu'on y rencontre, à Ceci nous parait être une objection grave contre l'opinion qui présente Alaise en Franche-Comté comme étant sur l'emplacement d'Alésia. En effet, si une armée ne pouvait, à l'époque de César, franchir le grand Jura par ses cols supérieurs, on ne voit plus de raison pour que Vercingétorix et César se soient engagés dans la région d'Alaise, qui était alors une impasse. Entre ces deux extrêmes, d'une part au sud, la traversée
des monts Jura courte et facile, mais le passage du Rhône très-difficile ;
d'une autre part au nord, la traversée des monts presque impossible ; toutes
les autres voies comprises dans l'intervalle (et
il en existe au moins six), toutes sans exception, après avoir
traversé seulement le Jura occidental et le Jura moyen, aboutissent à Pour traverser ainsi les monts Jura de la vallée de De toutes ces voies diverses conduisant à En joignant à ces considérations ce que nous avons déjà
dit dans notre notice géographique au sujet de cette voie, la plus facile et
la plus directe de toutes pour traverser les monts Jura, de la vallée de On peut donc, sans trop de témérité, présumer tout d'abord
que c'est par là que César, s’il a voulu regagner Un savant militaire qui s'est aussi occupé de ces questions relatives au célèbre oppidum gaulois, et dont les travaux ont été justement remarqués, M. de Cognart, indique lui-même Lons-le-Saunier comme une position stratégique située à une entrée naturelle des monts Jura[2]. Nous n'ignorons pas qu'on a rejeté bien loin toute comparaison entre la stratégie moderne et la stratégie de César, entre l'école de bataillon et les manœuvres des légions ; mais il nous sera permis de faire observer qu'on n'a rien précisé, rien prouvé à cet égard, et qu'il reste encore à déterminer en quoi consistent les différences de la stratégie aux deux époques[3]. Au nord-nord-ouest de Lons-le-Saulnier, au bord même de Cela est du reste implicitement constaté par César
lui-même. En effet, il est certain, d'après les indications des Commentaires,
que l'émigration des Helvètes fut taillée en pièces par César à environ
vingt-sept kilomètres d'Autun, et l’on s'accorde généralement à placer dans
la région de Montmort, ou un peu plus à l'ouest, le théâtre de cette
bataille. Or, à partir de là, ceux des Helvètes qui avaient échappé aux
glaives romains marchèrent toute la nuit et plusieurs nuits de suite, sans
s'arrêter, dans la direction de leur patrie ou de l’est ; ils parvinrent ainsi à quatrième jour dans le
pays des Lingons (I, XXVI). Si donc l’on compte pour premier jour
celui de la bataille, en admettant que l'arrivée des Helvètes dans le pays
des Lingons ait eu lieu à l'heure moyenne du quatrième jour, à midi, on
trouve — même à supposer qu'ils aient marché jour et nuit, ce que le texte ne
dit pas positivement — que ces Helvètes marchèrent ainsi pendant environ soixante-deux heures : car la bataille
se prolongea dans les ténèbres et le départ s'effectua de nuit. Or, en lisant
la suite du récit, on apprend que César, partant de ce même point du pays des
Lingons où étaient arrivés précédemment les Helvètes et se dirigeant à marches
forcées du côté de Vesontio (Besançon), employa d'abord trois jours (I, XXXVII, XXXVIII), puis encore plusieurs jours et plusieurs nuits, pour
atteindre cette place forte et l'occuper avant Arioviste (I, XXXVIII). D'où il suit
que, pour aller d'un point à l'autre, il lui avait nécessairement fallu plus de soixante-deux heures de marches forcées.
Ainsi le point de la frontière occidentale du pays des Lingons où arrivèrent
et s'arrêtèrent les Helvètes était plus éloigné de Besançon que d'Autun (ou du mont Beuvray), et par conséquent ce
point du pays des Lingons devait se trouver placé sur Mais avant d'aborder le récit des faits relatifs à l’oppidum d’Alésia, et pour ne pas revenir sur cette même discussion géographique, il nous reste une dernière question à examiner ici et à résoudre. Izernore en Bugey,
qui est, selon nous, sur l’emplacement même du
célèbre oppidum gaulois, se trouve là (comme
Alaise en Franche-Comté) sur la rive gauche de Par conséquent, le lieu d'Izernore
a déjà en sa faveur tous les textes et tous les arguments qui ont été
présentés par MM. Delacroix, Quicherat et autres savants, pour établir que
l'oppidum d’Alésia était située entre Reprenons maintenant le fil du récit de César, au moment où il fit sa jonction avec Labienus. § II. — César se rend par l’extrémité du pays des
Lingons chez les Séquanes du côté de La nouvelle de la défection des
Éduens s'étant répandue, la guerre prend de plus grandes proportions. Des députations
sont envoyées de tous les côtés pour solliciter les cités à courir aux armes...
Les Éduens font prier Vercingétorix de venir leur
exposer son plan de campagne. Vercingétorix se rend à leur désir ; mais alors
les Eduens s'agitent beaucoup pour qu'on leur confie la direction suprême de
la guerre ; et, cette prétention de leur part ayant soulevé des résistances,
on juge à propos de convoquer un conseil général de toute Rappelons-nous à ce sujet que, depuis la mort de leur noble chef, Indutiomare, et l'exil de ses proches ou amis, la cité des Trévires était gouvernée par Cingetorix, la créature de César. C'est une grande douleur pour les Éduens que d'être déchus du premier rang ; ils déplorent ce changement de fortune et recherchent pour eux la bienveillance de César : sans néanmoins oser, dans la guerre qui est entreprise, se séparer du parti des autres Gaulois. C’est à contrecœur qu’Eporedorix et Virdumare, jeunes gens de la plus grande espérance, obéissent à Vercingétorix. Remarquons bien ce passage : il va devenir très-important pour se rendre compte de toute la suite du récit et, en particulier, des événements d'Alésia : nous y reviendrons plus loin. Vercingétorix fixe à bref délai
le jour où toute la cavalerie, au nombre de 15.000 hommes, devra être
rassemblée à Bibracte. — Il se contente,
dit-il, de l'infanterie qu'il avait précédemment sous ses ordres, ne voulant ni
s'exposer au caprice de la fortune, ni combattre en bataille rangée ;
mais se proposant, ce qui lui sera très-facile puisqu'il possède une
nombreuse cavalerie, de couper les vivres et le pâturage à l'armée
romaine. Qu’on détruise donc sans regrets les blés, s'écrie-t-il, qu'on
incendie les habitations ; et que chacun considère cette ruine domestique
comme le prix de l'indépendance nationale et de la liberté ! Notons bien que Vercingétorix déclare : ne vouloir, ni s’exposer au caprice de la fortune, ni
combattre en bataille rangée : — Neque
fortunam tentaturum, neque acie dimicaturum ; — car, outre
l'importance militaire d'un tel plan de guerre, c'est là une réponse
péremptoire à une seconde objection qui a été présentée, contre toute opinion
impliquant le passage de Ainsi, en résumé, le plan de guerre du général en chef des Gaulois va consister surtout — à harceler les Romains avec sa cavalerie ; à leur couper les vivres et le pâturage ; à détruire les blés et les habitations tout autour deux, et à attaquer les détachements ou les hommes isolés, en évitant avec soin tout engagement décisif, toute bataille rangée. Ce plan arrêté, Vercingétorix commande
aux Éduens et aux Sébusiens, qui sont limitrophes de De l’autre côté, il fait marcher les Gabales (Gévaudan) et les cantons des Arvernes situés sur cette frontière (les Vélaves, les Ségusiaves — Velai, Forez) contre les Helviens (Vivarais) ; il envoie de même les Ruthènes (Rouer-gue) et les Cadurces (Quercy) ravager les terres des Volces Arécomices (bas Languedoc). Le chef gaulois ne néglige pas
néanmoins d'envoyer des émissaires secrets et des députations solliciter les
Allobroges à entrer dans l'alliance commune des Gaulois : comptant pour cela
que la haine de ce peuple contre les Romains n'était pas encore éteinte
depuis leur dernière guerre[7]. Il promet à leurs princes des sommes d'argent, et à leur
cité la domination sur toute Contre toutes ces attaques, le lieutenant Lucius Cæsar avait posté et opposait sur
tous les points vingt-deux cohortes, qu'il avait levées dans Nous ne reviendrons pas ici sur cette double attaque de César, voyant que l’ennemi lui
était supérieur en cavalerie, et que, toutes ses communications avec Considérons bien l'ensemble de ces dispositions stratégiques,
prises d'avance par le défenseur de Cependant nous ne voyons pas qu'on en soit venu aux mains
sur la ligne du haut Rhône, comme cela
a eu lieu sur la ligne des Cévennes.
C'est que, sur cette ligne du haut Rhône, la frontière des Allobroges était
infranchissable à des Gaulois dénués de toutes machines de guerre : et
Vercingétorix et César lui-même le savaient aussi bien que nous. Aussi César,
qui emploie toujours l'expression juste, a-t-il dit, dans cette occasion, que
les Allobroges gardent les bords du Rhône avec
beaucoup de soin et d'activité, — crebris
ad Rhodanum dispositis præsidiis, magna cum cura et diligentia suos fines
tuentur. — Comment donc s'expliquer son texte précédent, où il est
dit que Vercingétorix ordonne aux Éduens et aux Sébusiens, qui sont
limitrophes de De sorte que Vercingétorix vient de fermer d'avance la
frontière de Ainsi voilà que les légions romaines, réunies dans
l'intérieur de Maintenant nous rencontrons un texte dont le sens a déjà
été vivement controversé par plusieurs savants d'un grand mérite, sans que
néanmoins, à notre avis, la lumière y ait été complètement apportée. Citons-le
d'abord : — Interea, dum hæc geruntur, hostium
copiæ ex Arvernis equitesque, qui toti Galliæ erant imperati, conveniunt.
Magno horum coacto numero, quum Cæsar in Sequanos per extremos Lingonum fines
iter faceret, quo facilius subsidium Provinciæ ferri posset, circiter millia
passuum X ab Romanis, trinis castris Vercingetorix consedit. Convocatisque... Voici la version de M. Rossignol : — Les troupes des ennemis qui étaient chez les Arvernes, et
les cavaliers demandés à toute Voici la version de M. Quicherat[11] : — Ayant rassemblé un grand nombre de ces Gaulois, lorsque
César se rendait en Séquanie par la frontière des Lingons, pour
qu'assistance fût portée plus facilement à Voici notre propre version : — Sur
ces entrefaites, cependant, les troupes des ennemis qui étaient chez les Arvernes,
et les cavaliers qui étaient commandés à toute On le voit, ces trois versions représentent trois opinions, plus ou moins différentes, sur le fond même da récit de César, et par suite, comme on le verra, sur la situation géographique d'Alésia : il est donc nécessaire de les comparer et d'opter. Dans la première version, l'opinion est, d'après son
auteur, que César marchait (entre
Saint-Florentin et Montbard) le long d’une
lisière du pays des Lingons, et sans en sortir, dans la direction lointaine du pays des Séquanes,
afin de pouvoir plus facilement envoyer
du secours à Dans la seconde version, l’opinion est que César se
rendait chez les Séquanes par la frontière des
Lingons (qu'il franchissait
actuellement près de Gray), afin qu'il fût plus facile à son armée de porter assistance à Dans la troisième version, l'opinion est précise, quant à
la direction générale et au but de la marche de César, à savoir, s’il se rendait, par l’extrémité (ou par la frontière) du pays des Lingons, chez les Séquanes, afin d’y être
mieux à portée de secourir En résumé donc : la première opinion montre César marchant actuellement en pays lingon,
dans la direction du pays des Séquanes ; la seconde le montre entrant actuellement chez les Séquanes
par la frontière du pays des Lingons ; la troisième ne le montre sur aucun
point : elle indique seulement la direction de sa
marche actuelle, à savoir, du pays des Lingons chez les Séquanes et vers Les dissidences de ces opinions reposent sur un désaccord dans l'interprétation et l'application de trois mots du texte, per, in, quo, ou bien, en d'autres termes, sur la portée différente attribuée au verbe iter faceret, portée que l'un des traducteurs restreint au seul mot per, tandis que les deux autres l'étendent aux trois mots, per, in, quo, implicitement ou explicitement. Nous ne voulons pas établir ici une discussion d'après les
règles de la grammaire classique ; mais nous pouvons montrer que notre propre
version s'accorde avec nombre d'autres textes de César où la véritable
signification de ces mêmes mots, employés de même, n'est point douteuse. Or
l'autorité de César doit, au besoin, l'emporter sur celle de nos grammairiens
: d'autant plus que César avait lui-même approfondi les questions de
grammaire ; qu'à ce sujet il faisait autorité déjà parmi les grammairiens
romains ; et qu'il attachait une grande importance au choix de ses
expressions. Car il avait pour principe, dit Cicéron (dans une lettre à Brutus), que le choix des mots est la
source de l'éloquence — Delectum verborum originem
esse eloquentiæ. — Ce qui ajoute encore aux autres attraits des Commentaires
cet avantage que là on peut compter sur le mot précis pour exprimer toutes
les nuances de la pensée de l’auteur. César pouvait donc bien quelquefois
parler avec ruse et dissimulation, mais il ne pouvait point parler mal. Et
ici il ne pouvait guère dire le contraire de la vérité ; car il s'agissait
d'un fait auquel avaient pris part soixante mille légionnaires. Il faut donc
bien qu'il nous présente dans ce texte au moins l'apparence de la vérité :
lui fût-elle même très-désagréable. Or on ne peut mettre en doute que le sens ordinaire du mot per ne soit d'exprimer, comme dans les deux dernières versions, que le mouvement se fait par ou à travers le lieu indiqué. La première des trois versions prend ce même mot dans le sens de tout le long du lieu indiqué, c'est-à-dire dans le sens ordinaire d'un autre mot latin, du mot secundum. Nous avons vainement cherché dans les Commentaires
une situation réelle où il s'agît d'une armée en marche le long d'une lisière
de territoire, sans en sortir ; nous n'avons trouvé que des situations
analogues, où il s'agissait de marcher le long d'un fleuve, ou bien de s'en
servir comme voie navigable ; et dans ces divers cas l'expression employée
par César n'est jamais le mot per,
mais toujours le mot secundum, ou
d'aUtres mots analogues, se rattachant à l'idée du fleuve que l'on côtoie ou
sur lequel on navigue. Ainsi, quand Labienus marche, de Melun vers Lutèce, le
long de Enfin, si dans ce texte : per extremos Lingonum fines iter faceret, le mot per exprime que César marchait le long du territoire extrême des Lingons, sans en sortir, on peut demander quel autre mot il eût dû substituer à celui-là pour exprimer qu'il marchait à travers ce territoire extrême, c'est-à-dire qu'il passait la frontière du pays des Lingons. La préposition in, avec mouvement, a sans aucun doute la signification des mots français en, dans, chez, selon la nature et le but du mouvement. C'est bien dans ce sens ordinaire et incontestable que les deux dernières versions rendent le mot in. Pour qu'on soit autorisé à le traduire, comme dans la première version, par les mots français vers ou dans la direction de (c'est-à-dire non autrement que s'il s'agissait de la préposition ad), il nous paraît indispensable que le texte présente quelque raison accessoire et particulière, comme pourrait être la nature du verbe employé par l’auteur. Ainsi, nous avons vu précédemment un autre texte de César, iter in Senones facere instituit, que nous avons traduit en ces termes : il entreprit de se rendre chez les Sénons ; et nous eussions pu le traduire aussi fidèlement en ces autres termes : il commença à faire route (ou il se mit en route) dans la direction du pays des Sénons. Car là le verbe instituit, — il entreprit, il commença, — exige que le parcours effectué soit restreint à une partie seulement de la distance qui séparait César du pays des Sénons. Mais, dans le texte en question ici, et dont nous discutons le véritable sens, le verbe iter faceret n'implique aucune restriction ; on doit donc en étendre la portée autant que le comporte le mot in, et admettre que César puisse marcher réellement chez les Séquanes, non pas que ce pays des Séquanes doive rester le but lointain de sa marche, un point de mire, comme on l’a dit[12]. Pour constater avec plus de certitude le sens du mot in dans ce texte important, considérons des textes analogues, où le. marche indiquée a été poussée jusqu'à son terme, et par conséquent où le but atteint démontre, sans qu'on en puisse douter, le véritable sens des expressions préalablement employées par César pour indiquer la mise à exécution de la marche. Au début de la guerre de Gaule, César, quittant la muraille qu'il avait établie le long du haut Rhône, va en Italie chercher des renforts : — Ipse in Italiam magnis itineribus contendit : duasque ibi legiones conscribit : et tres, quæ circa Aquileiam hiemabant, ex hibernis educit... (I, X). — Ainsi, l'expression in Italiam contenait signifie non-seulement que César se dirige vers l'Italie, mais encore qu'il y pénètre, même jusqu'aux environs d'Aquilée, bien au-delà de Venise. Au commencement du septième livre, César dit que, parvenu
à Vienne, il y prit des chevaux frais... et qu'il courut à travers le pays des Éduens chez les Lingons, où
deux légions hivernaient ; qu'arrivé là, il envoya ses ordres aux autres
légions... — Viennam pervertit. Ibi, nactus recentem
equitatum... per fines Æduorum in Lingones contendit, ubi duæ legiones
hiemabant... Eo quum pervenisset...
(VII, IX).
— Or, comme d'une part la ville de Vienne était située dans Il est sans doute inutile de citer d'autres exemples pour établir que l'expression in Sequanos iter faceret, dans le texte controversé, signifie que César pouvait avoir déjà pénétré chez les Séquanes, plus ou moins loin, suivant qu'il avait déjà plus ou moins marché quand Vercingétorix survint. A l'inverse, on peut trouver dans les Commentaires des
situations où il s'agissait simplement de marcher
vers un pays, ou même d’entrer dans
un pays, mais sans y pénétrer bien avant, et nous allons voir quelles
expressions César a employées, pour que dans ces deux cas on ne puisse pas se
méprendre sur des faits de cette sorte. Vercingétorix, étant chez les
Bituriges (Berri), apprend que César
vient de se montrer au nord-ouest des Cévennes ; on le supplie d'y porter du
secours j il part pour s'y rendre : — Castra ex
Biturigibus movet in Arvemos versus (VII,
VIII). — César veut aller à'Agendicum (Sens) au secours des Boïens (entre Donc, à fortiori, quand César emploie, dans le texte que nous discutons, la préposition in, avec le verbe iter faceret, qui n'implique aucune restriction : — Quum Cæsar in Sequanos per extremos Lingonum fines iter faceret, quo facilius subsidium Provinciæ ferri posset, — on doit entendre qu'il peut déjà être effectivement entré chez les Séquanes, et même y avoir déjà continué sa marche plus ou moins loin dans l'intérieur du pays, lorsque Vercingétorix survient. Du reste, si la marche dont il s'agit, au lieu d'être en cours d'exécution, se trouvait accomplie, c'est-à-dire s'il y avait dans le texte, non pas iter faceret, mais iter fecisset, nul doute que cette marche de César n'eût duré un certain temps et ne se fût prolongée, à partir de l'extrémité du territoire (ou de la frontière) des Lingons, jusque dans l’intérieur du pays des Séquanes ; et encore là, notons-le bien, jusqu'à proximité des Allobroges : pour que César y fût mieux à portée de les secourir chez eux, où Vercingétorix avait ordonné de porter la guerre, — Bellumque inferre Allobrogibus jubet, — et où ils défendaient leur territoire sur les bords mêmes du Rhône, — ad Rhodanum, — non ailleurs. Mais il y a dans le texte : — Quum
iter faceret ; la marche de César s'exécute actuellement. A quel
point de l'exécution en est-elle ? au début, au milieu, à la fin ? — César,
disent les uns, est chez les Lingons et marche vers les Séquanes. — Il se
rend chez les Séquanes par la frontière des Lingons, disent les autres. —
Nous disons, nous, que César peut se trouver dans l'un ou l'autre pays, et
même que, dans celui des Séquanes, il peut, à la rigueur, suivant le degré
d'exécution de sa marche, se trouver déjà du côté de Cherchons enfin dans les Commentaires un autre exemple où les mêmes expressions se rencontrent employées de même, c'est-à-dire où César montre d'une manière indéterminée, comme ici, les légions faisant route actuellement dans une certaine direction, et où cependant, grâce à un élément accessoire, on puisse distinguer à quel point du trajet ces légions, dans la pensée même de César, sont déjà parvenues au moment du récit. Cet exemple précieux, on nous l’offre dans un texte de En effet, si l’on ne cite que cette portion du texte concernant
la marche de Pompée, l’image qu'elle présente à l'esprit peut bien être
Pompée s'acheminant par Mais voici le texte complet : — Audierat Cœsar Pompeium per Mauritaniam cum legionibus iter in Hispaniam
facere, confestimque esse venturum : simul a tribunis militum
centurionibusque mutuas pecunias sumpsii : has exercitui distribuit. Quo
fado, duos res consecutus est : quod pignore animas centurionum devinxit, et
largitione redemit militum voluntates[14]. — César avait entendu dire que Pompée avec ses légions se
rendait en Espagne par On est même confirmé dans la pensée que Pompée est sur le point d'arriver près d'Ilerda, quand on voit que César ne perd pas un instant, — simul, — pour garantir son armée de l'influence morale que peut exercer sur elle l'arrivée de Pompée, représentant la patrie, le droit de tous, la loi. Si donc, dans une marche d'armée que César nous indique
ici d'une manière indéterminée, en ces termes : — Audierat
Cæsar Pompeium per Mauritaniam cum legionibus iter in Hispaniam facere,
— cette armée a déjà, dans la pensée du narrateur, traversé Suivons d'ailleurs les conséquences qui résulteraient de ce raisonnement absolu, étroit et exclusif : César n'est pas dans le pays où il va, — in Sequanos[15]. Car c'est là toute la substance de l'argument qu'on produit pour prouver que César est en marche chez les Lingons et ne peut se trouver chez les Séquanes au moment où Vercingétorix survient. Mais comment se rendre compte, dans ce système, du point où se trouve César, au moment où s'applique le passage suivant du premier livre : — Ab Allobrogibus in Sebusianos exercitum ducit (X) ? — César, dit-on, n'est pas dans le pays d’où il va ? Est-il donc dans le pays d’où il vient ? Qu'on veuille dire où il est. On serait ici bien embarrassé. Voilà où l’on aboutit par l'étroitesse de l'interprétation des textes de César. Si cependant la grammaire poussait à raisonner de cette manière-là ? Mais nullement : et il faut bien en dire un mot ici ; car on a fait tant de bruit avec la grammaire dans la discussion relative à Alise et à Alaise, on a tant crié au scandale grammatical, qu'il pourrait bien en être resté quelque chose. La grammaire dit exactement que in Sequanos indique le lieu où César va, et dans lequel il entre[16]. On insiste dans la discussion, et on dit : Poursuivre sa route chez les Séquanes, c'est évidemment se mouvoir dans leur pays. Or, pour être dans la règle, il ne faudrait pas Sequanos, il faudrait appliquer soit la question qua, soit la question ubi ; car la loi veut qu'on dise : In foro deambulare, — per Mauritaniam iter facere. Mais je demande pardon au lecteur de cette digression[17]..... Nous demandons nous-même pardon de nier d'une manière formelle cette double assertion. La question ubi exige que l’action ait commencé et se termine dans le même lieu : ici, l'action se transporte du pays des Lingons chez les Séquanes. La question qua exige que l’action traverse le lieu, de dehors en dehors : ici, elle a bien commencé en dehors, mais elle se termine en dedans. C'est le cas de la question quo. L'action de passer la frontière des Lingons et de poursuivre sa route chez les Séquanes, ou de se rendre par la frontière du pays des Lingons chez les Séquanes, n'est donc le cas ni de la question ubi, ni de la question qua, mais bien de la question quo. Pour ce qui concerne le troisième mot en discussion, quo (afin que),
la version de M. Quicherat en rend fidèlement le sens, et nous ne ferions nous-même
aucune difficulté de l’accepter. Cependant il nous a paru bon, dans notre
langue française si exacte, et dans la circonstance particulière du texte
controversé, de préciser davantage la portée de la conjonction quo. Il est
évident que César, s'il parvient au but de sa
marche, devra être chez les Séquanes, et y être de sa personne mieux à portée
de secourir La version de M. Rossignol présente bien aussi d'abord le sens littéral de la conjonction quo ; mais, immédiatement ensuite et d'une manière indirecte, elle fait disparaître le sens vrai et historique du texte, c'est-à-dire l'indication du mouvement stratégique exécuté et rapporté par César ; elle va même jusqu'à supprimer le motif de sa marche ; tout cela par un procédé très-simple, en traduisant le mot ferri du texte par le mot français envoyer, tout comme s'il y avait mitti dans ce texte. C'est là, on le voit, une version un peu libre, mais bien naturelle dans l’ensemble de la situation qu'on s'est faite en traduisant plus haut les mots per et in de la manière qu'on a vue. En effet, de la frontière du pays des Lingons, que César, d'après cette version précédente, ne peut franchir, il ne saurait porter facilement secours à ceux qui sont attaqués si loin de lui, sur le haut Rhône — c'est-à-dire à plus de deux cents kilomètres de distance en ligne droite, et les monts Jura entre deux — ; il faut donc bien y envoyer un détachement de troupes. Mais, dès lors, quel est le but, quel est le motif de la marche de César ? Ne pouvait-il pas aussi bien, sans se mettre en route lui-même, envoyer ce détachement d'un peu plus loin ? Pourquoi l'accompagner de sa personne, le long de cette frontière et un peuple ami ? Et d'ailleurs, comment César, qui vient de rassembler
toutes ses forces en faisant sa jonction avec Labienus, et encore d'appeler à
son aide de la cavalerie germaine, pourrait-il songer à envoyer un détachement de troupes à travers les
populations soulevées qui interceptent, nous
dit-il, toutes ses communications avec C'est ici, on le voit, le membre le plus important de
cette phrase tant discutée. Nous savions que César, pressé entre l'Allier et Ici nous rencontrons d'autres repères, et tout s'accorde
parfaitement. Nous voyons que César, après sa jonction avec Labienus, se
trouve, en effet, dans le pays des Lingons ; d'où il se décide à partir avec
toute son armée dans la direction de Car nous ne pouvons non plus négliger ce que César vient
de dire, vingt lignes et dix lignes plus haut, à savoir : 1° que Vercingétorix a donné l’ordre aux Éduens et aux Sébusiens,
qui sont limitrophes de Toute la question est donc, on définitive, de savoir à quelle étape de cette marche César se trouvait au moment où Vercingétorix survint. Question à laquelle César ne répond nullement ; s'en tenant à dire qu'il faisait route ainsi. Nous terminons là ces développements, ils nous ont paru indispensables en regard de l'autorité des savants qui ont discuté ce texte avant nous ; mais surtout à cause du renseignement historique et de l'indication géographique que ce texte présente au sujet de la marche de César et de son but, ce qui le rend doublement précieux. Nous en concluons que les Commentaires donnent toute latitude de chercher dans le pays des Séquanes, et même assez loin de la frontière du pays des Lingons (non que nous en ayons besoin nous-même), le lieu de la bataille qui va être livrée à César par la cavalerie de Vercingétorix, avant l'arrivée des armées à Alésia. On est en cela d'autant plus libre que cette bataille n'eut lieu, comme nous le verrons, que le lendemain du jour où Vercingétorix venait ainsi prendre position, sur trois points, à dix mille pas de l'ennemi ; et que, le jour de la bataille, l'armée romaine était encore actuellement en marche, au moment où elle fut attaquée par les Gaulois. Ainsi le texte que nous venons de discuter n’a pas, dans la détermination de l'emplacement d'Alésia toute l’importance qu'on lui a attribuée ; il n'est point fondamental, exclusif. On peut l'appliquer, plus ou moins naturellement aux trois lieux : Alise, Alaise, Izernore. Ce n'est pas au moyen de ce texte que la controverse peut se vider. Nous admettons volontiers que César n'en soit qu'au début de sa marche quand Vercingétorix survient ; que l’on prenne l'expression du texte — extremos Lingonum fines — dans le sens restreint à la zone frontière du pays des Lingons ; que César la suive à partir de Saint-Florentin (si l'on a pu, au préalable, le conduire là), et alors, si l’on ne rencontre plus d'autre difficulté, Alise-Sainte-Reine pourra se trouver sur remplacement d’Alésia. A condition toutefois que César ait un motif de se mettre
en marche, un but stratégique à atteindre dans la direction qu'il prend,
c'est-à-dire qu'il veuille se placer mieux à
portée de secourir Mais il faut aussi admettre qu’Alaise,
Izernore, ou tout autre lieu situé
entre le pays des Lingons et Tout ce qu'il y a de positif dans ce texte de César,
rapproché des deux autres qui le précèdent et l'éclairent, se réduit donc à
ceci : César (dont on ignorait depuis longtemps la position exacte) passe à la frontière ou à l’extrémité du pays des Lingons
; il se rend chez les Séquanes, afin d'y être, dit-il, mieux à
portée de secourir Si peu précises que soient ces indications des Commentaires,
on y voit avec certitude la direction générale de la marche de César, à
savoir que : — César se rend par la frontière du
pays des Lingons chez les Séquanes, près de Or, bien que César ne nous dise pas où il en est
actuellement dans sa marche, la présence de Vercingétorix à côté de lui nous
indique assez clairement où ils sont l'un et l'autre. En effet, pour une
armée qui se rend par la frontière du pays des Lingons vers la région de § III. — Cette marche est une retraite à laquelle César est forcé par Vercingétorix. Le chef gaulois vient couper la retraite à l’armée romaine. Les Commentaires
disent que César va se placer mieux à portée de
secourir la province. Qui pourra croire, après un peu de réflexion,
que tel soit le véritable motif, le seul motif de sa marche ? Le véritable motif de cette marche vers Il est même facile de s'en convaincre en considérant avec attention le récit des Commentaires et les conditions du terrain où se trouvent actuellement les deux armées. En effet, si nous revenons un peu en arrière, que voyons-nous
? — D'une part, César est parvenu, il est vrai, à réunir toutes ses légions ;
néanmoins, pour leur procurer des subsistances, il ne lui reste plus que deux
cités sur lesquelles il puisse compter, les Rhèmes et les Lingons ; il est
chez ces derniers. — D'une autre part, non loin de lui, chez les Éduens, dans
la région de Bibracte, se trouve Vercingétorix, qui est arrivé là avec son
infanterie de Gergovia, probablement encore avec la nombreuse cavalerie des
Nitiobriges jointe à celle d'Aquitaine (VII, XXXI), et qui dispose aussi de la cavalerie
éduenne ; de plus, là encore se sont rassemblés un grand nombre d'autres
cavaliers (des quinze mille demandés à toute Mais tous ces cavaliers gaulois, César a-t-il besoin que
son ennemi lui dise ce qu'il en veut faire ? Ne recommencent-ils pas déjà
comme précédemment à courir partout autour des légions pour intercepter tout
ce qui pourrait leur arriver de vivres ou de Et où les trouver, ces vivres nécessaires pour plus de
soixante mille hommes massés chez les Lingons ? Vercingétorix ne vient-il pas
de proclamer de nouveau l’ordre de mettre à exécution le moyen suprême, le
moyen héroïque des peuples qui veulent à tout prix purger leur sol de
l'invasion étrangère, l’incendie général, le feu destructeur de tout, mis partout
autour de l'ennemi, pour l’affamer ? Que les Gaulois,
a dit Vercingétorix, détruisent eux-mêmes leurs
blés, sans aucun regret, qu'ils incendient de leurs propres mains leurs
habitations. — Æquo modo animo sua ipsi
frumenta corrumpant, ædificiaque incendant. — Pesons bien toutes
ces expressions du récit de César, car il n'en faut négliger aucune si l'on
veut apercevoir tout ce qu'il a dans la pensée. Le mot corrumpant, employé ici dans le même sens que
précédemment, au sujet de la destruction des blés emmagasinés à Nevers, où
coule On voit donc très-clairement, dans le récit même de César,
que, par la politique et la tactique de Vercingétorix, l'armée romaine réunie
chez les Lingons s'y trouvait en grand danger d'être de nouveau affamée,
comme elle l'avait été déjà deux fois précédemment : une première fois auprès
d'Avaricum, une seconde fois entre l'Allier et Du reste, quand on considère dans la direction de En un mot, cette marche de César vers Aussi qui ne voit que César, ici encore de même qu'entre
l’Allier et L'époque de la moisson,
dans les plaines de Est-ce chez les Lingons ? Est-ce chez les Séquanes ? Si cette triple position occupée par Vercingétorix offrait une importance stratégique, pourquoi ne pas dire en quoi consistait cette importance ? Sinon, pourquoi indiquer ce fait inutilement ? Remarquons enfin quelle singulière image s'offre là dans un récit de César : l’armée romaine est en marche, l'armée gauloise est campée ; la distance qui les sépare varie donc incessamment, bien que le texte la fixe à 10.000 pas. Veut-on que les Romains eux-mêmes soient campés ? Pourquoi alors le récit ne le dit-il pas, et ne dit-il pas aussi chez quel peuple ils sont campés ? Cela eût été bien simple à dire et bien facile à comprendre ; cela eût été le langage ordinaire de César ; cela eût-il donc été trop clair ? Tout ce qu'on voit ici manifestement, c'est que
Vercingétorix a d'abord réuni toutes ses troupes dans la région de Bibracte (Autun) ; puis, qu'il s'est porté sur la
route que suivait l'armée romaine et qu'il y a pris position sur trois
points. Or on peut, on doit admettre que déjà des environs de Bibracte (comme précédemment des environs d'Avaricum),
Vercingétorix a fait éclairer par des hommes sûrs,
avec soin et à toute heure du jour, tous les mouvements de César (XVI) ; et que, de même encore, il s'est, au
moment opportun, rapproché de lui, à portée d'action, par exemple, à Cabillonum ad Ararim (Châlon-sur-Saône). Ainsi, lorsque César s'est disposé à
passer et a passé Reprenons maintenant le fil du récit : — Et ayant convoqué en conseil les chefs de la cavalerie,
Vercingétorix leur montre que le jour de la victoire est venu, que
les Romains s’enfuient dans Nous ne pouvons nous dispenser de faire remarquer un procédé que César emploie ici, qu'il a déjà employé à propos des événements survenus après la levée du siège de Gergovia, et qu'il emploiera encore à propos du blocus d'Alésia ; procédé qui lui sert à pallier les faits qui ne sont ni à son avantage ni à son honneur. Cet artifice de sa part consiste, plutôt que de raconter et d'apprécier lui-même les faits, à en placer le récit et l'appréciation dans la bouche de l'ennemi ; de manière que la vérité, émanant ainsi d'une bouche naturellement suspecte, n'obtienne du lecteur ni la créance, ni la considération qu'elle mérite. Ainsi — c'est Vercingétorix qui nous a fait savoir, dans
une allocution aux siens pendant le siège d'Avaricum, que l'armée romaine y a
été affamée par lui-même (VII, XX). — Ce sont les Gaulois de Lutèce qui nous
ont appris, dans leurs entretiens (in colloquii) que César, serré de près
entre l'Allier et L'éloquent défenseur d'Alise lui-même s'est laissé surprendre à cette ruse, si bien que la négation du propre récit de César (sortant de la bouche de ce Vercingétorix fictif) sert de base à l'opinion de M. Rossignol concernant la situation d'Alésia. Voici, en effet, comment il s'exprime : VI. CÉSAR SE REMET EN MARCHE ; SA DIRECTION. — Quand César vit le danger qui menaçait Vienne, sa première pensée fut de se rapprocher de cette ville, aux frontières des Allobroges, pour les rassurer par son voisinage et leur envoyer plus facilement des secours, s'il le fallait. Mais rien ne prouve que César se précipite vers le lac de Genève, par-dessus vingt montagnes et autant de rivières. Vercingétorix, il est vrai,
depuis la levée du siège de Gergovie, ne cesse de dire et de faire répéter
par toute Donc César fuit moins encore
sur l’Armançon qu'à Gergovie. Son mouvement n'est qu'un simple changement
de position motivé par l’attaque de Vienne. César veut seulement quitter
le bassin supérieur de Tel est le système d'interprétation de M. Rossignol. On voit à quel point il a subi l'influence de l'artifice employé par l'habile narrateur romain. Nous, au contraire, en considérant bien la nature, la grandeur et l'éclat de ces événements, le nombre des témoins, le parfait accord, quant aux faits, de ce que César nous dit lui-même avec ce qu'il nous fait dire par les Gaulois, nous pensons, comme Labienus, qu'il faut croire ce que ces Gaulois disent, qu'il faut rendre à César tout ce qui est à César, et, par conséquent, tenir bon compte des parties de son récit prêtées à l'ennemi, tout en leur enlevant, bien entendu, la nuance hostile dont elles ont été colorées pour en assurer l'effet. Nous pouvons du reste ici comparer le récit manifeste de César avec son récit pseudonyme, afin de bien voir en quoi ils diffèrent, en quoi ils s'accordent au sujet du fait. César dit ouvertement : qu'il va
se placer mieux à portée de secourir Or Vercingétorix dit-il autre chose quant au fait
historique ? Les Romains, dit-il, s'enfuient et sortent de Du reste, les paroles mêmes de Vercingétorix
n'offrent-elles rien d'étrange dans ce récit ? Y sent-on bien un ennemi
implacable attendant son ennemi au passage, et lançant sur lui les siens avec
une fureur meurtrière ? Ne dirait-on pas que ces quatre-vingt mille Gaulois,
avec toute leur cavalerie, n'en veulent qu'aux
bagages et à l’honneur de l'armée
romaine ? Se douterait-on que ce Vercingétorix qui parle ait eu sa patrie
mise à feu et à sang par les Romains mêlés de bandits Sicambres et de tous
les meurtriers et pillards de bonne volonté[20] ? ni que ce
Gaulois ait en lui un de ces cœurs si communs sur les murs d'Avaricum en face
du scorpion romain (XXV) ? ni que cet homme ait sucé le lait
d'une de ces mamelles que le gladius
vient de transpercer avec les derniers nourrissons (XXVIII) ? Le vrai Vercingétorix eût-il dit froidement : Ils reviendront après avoir rassemblé de plus grandes
forces et ils ne mettront plus aucune fin à la guerre... Il se fût
écrié : Ils vont nous échapper ! Mais, en
montrant Vercingétorix furieux, et impatient de vengeance, le narrateur eût
laissé voir que César lui-même allait de ce pas sortir de Mais il pouvait nous montrer sans inconvénient, et il nous montre en effet, les cavaliers gaulois exaltés jusqu'à la fureur. Il leur fait même prononcer un serment plein de forfanterie et très-peu naturel dans cette circonstance. Car comment admettre que, parmi cette même armée de ce même chef gaulois qui, campé à quinze mille pas d'Avaricum, savait à chaque instant du jour tout ce qui se passait au siège (XVI), on ne sache point ici, à dix mille pas des légions, qu'elles sont accompagnées d'une nombreuse cavalerie germaine ? Ni ce que vaut cette cavalerie germaine, qui a pesé si longtemps avec Arioviste sur la contrée même où se trouvent actuellement les armées ; cavalerie contre laquelle déjà précédemment celle de Vercingétorix a combattu avec désavantage devant Noviodunum[21] des Bituriges (XIII) ? En un mot, comment admettre que les cavaliers gaulois ne connaissent ni la valeur de la cavalerie germaine, ni la valeur et la discipline des légions, ni la force du bouclier qui les couvre, ni la puissance du gladius et du pilum qu'elles manient. Nous laissons donc de côté ce ridicule serment : nous en trouverons peut-être un autre plus loin, qui sera de meilleure forme et plus naturellement placé. Suivons ici le texte. Le lendemain, la cavalerie gauloise ayant été répartie en trois corps, deux de ces divisions se montrent en ordre de bataille sur les flancs de l'armée romaine, la troisième commence à barrer le chemin à l’avant-garde. Voilà donc, sans qu'on en puisse douter, le chemin de Si subit qu'il paraisse, néanmoins nous eussions déjà pu le pressentir, en accordant plus d'attention au petit discours que l’habile narrateur vient de placer dans la bouche de Vercingétorix. En effets on le voit, ce discours présente un raisonnement à deux termes, dont voici le premier : Si l'infanterie des Romains porte secours à leurs équipages, et s'arrête à cet effet, ils ne pourront pas continuer leur marche — Si pedites suis auxilium ferant, atque in eo morentur, iter confici non posse. — Ce qui revient à dire : si les Romains s'arrêtent, ils ne continueront pas leur marche ; et ne serait, de la part d'un autre auteur, qu'une simple naïveté ; et ce qui indubitablement, dans un récit de César, ne peut être qu'une habileté calculée. Or, les soixante mille légionnaires de son armée ayant été autant de témoins intéressés à cet événement, et l'événement lui-même ayant été un fait considérable, un fait patent, nous devons apercevoir quelque part daos le récit tout au moins l'indication sommaire de la situation vraie. Regardons un peu plus loin, où se trouve le second terme du raisonnement. La proposition inverse de la précédente y est formulée de cette manière : Si, au contraire (ce qu'il croit plus probable), les Romains abandonnent leurs équipages, pour songer à leur salut, ils vont être dépouillés et des choses qui leur sont nécessaires, et de leur honneur ; — Sin, id quod magis futurum confidat, relictis impedimentis, suœ saluti consulant, et usu rerum necessariarum et dignitate spoliatum iri[22]. — Voilà donc enfin le gros mot apparaissant ici avec précaution : pour songer à leur salut. Reportons ce mot dans la première proposition, comme nous en avons le droit logiquement ; voici ce qu'elle devient : Si les Romains s'arrêtent, leur salut est en péril. Telle est donc la situation vraie, de l'aveu même de César. Aussi, pour en voiler la gravité, a-t-il pris la
précaution de donner à entendre, tout d'abord, qu'en sacrifiant ses équipages
militaires, il pouvait sauver son armée. Mais est-ce bien là toute la vérité
de la situation, telle qu'elle se présente de fait ? Le chemin est-il barré
seulement aux équipages de l'armée ? Il est barré, de fait, à toute l'armée
romaine. Les Gaulois sont là, comme on vient de le voir, devant elle et sur ses deux flancs ; ainsi ils
sont disposés en fer-à-cheval, et l’avant-garde
romaine vient donner dans le fond de l’arc de ce
fer-à-cheval ; et si Vercingétorix parvient à maintenir cette
barrière, on prévoit bien qu'il va affamer sur place l'armée de César,
puisque telle est précisément sa tactique depuis le commencement de la guerre
nationale. Concluons donc que, si l'armée romaine s'arrête, quelle que soit
la cause de cet arrêt, son salut est dans un péril imminent, de l’aveu même
du narrateur romain. Par conséquent, on peut et on doit présenter la
situation réelle de la manière suivante. C’est
ici pour l’armée romaine une question de salut que de s'ouvrir de force le
chemin de Et d'ailleurs, la stratégie de Vercingétorix, ce fait
incontestable qu’il est venu d’avance asseoir son
armée sur le chemin où César devait passer, ne démontre-t-il pas,
à lui seul, avec un peu de réflexion, que le guerrier gaulois avait prévu,
assez longtemps d'avance, et que César serait forcé de sortir de |
[1] Erant omnino itinera duo quibus itineribus domo exire passent (De bell. Gall., I, X).
[2] Étude historique, topographique et militaire sur la cité gauloise d'Alésia, par M. de Cognart, chef d'escadron d'État major. — Paris, 1856, p. 8.
[3] En étudiant avec soin les campagnes de Gaule, pour lesquelles nous avons des points de repère sur le terrain ; en lisant avec attention les détails de la guerre civile, poursuivie par César dans des pays accidentés, en Espagne, en Grèce, eu Afrique, il nous a toujours paru que, à cette époque aussi bien qu'aujourd'hui, la stratégie avait pour but d'occuper, relative, ment à l'ennemi, une position dominante et de difficile accès. La portée des armes et la nature des coups ont bien pu, d'une époque à l'autre, faire varier le rayon d'action et la puissance des positions stratégiques, mais, au fond, rien n'a changé : il s'agit toujours, aujourd'hui comme autrefois, d'occuper des positions d'où l'on domine celles de l'ennemi et qui soient pour lui d'un accès difficile. Quant aux manœuvres spéciales, si l'on considère, par exemple, dans la bataille contre les Nerviens, comment César, pour faciliter le jeu du gladius, dispose les manipules en les menant à la charge, — signa inferre et manipulos laxare jussit, quo facilius gladiis uti possent (II, XXV) ; si l'on considère comment, à l'assaut de Gergovia, voyant les légions vivement repoussées, et précipitées au versant de la montagne, il échelonne successivement ses troupes de réserve, pour empêcher ou atténuer une déroute (VII, LI) ; est-ce que de telles manœuvres de légions, de cohortes et de manipules diffèrent essentiellement des manœuvres qu'on exécute aujourd'hui par régiments, par bataillons et par compagnies ?
[4]
L'Alésia de César maintenue dans l'Auxois, par M. Rossignol,
conservateur des archives de
[5] Étude sur la septième campagne de Jules César en Gaule, par le DUC D'AUMALE, Revue des Deux Mondes, 1er mai 1858, p. 91.
[6] M. Rossignol, — L'Alésia de César maintenue dans l'Auxois, p. 19, 20, 24. — Et aussi, — Étude sur la septième campagne de Jules César en Gaule, p. 91.
[7] L'insurrection de Cotignat, qui avait eu lieu dix ans auparavant.
[8] Examen critique de la traduction d’un texte fondamental. — Dijon, 1857, p. 6.
[9] Examen critique de la traduction d’un texte fondamental, p. 25.
[10] Examen critique de la traduction d’un texte fondamental, p. 27.
[11]
L'Alésia de César rendue à
[12] Examen critique delà traduction d’un texte fondamental..., p. 25.
[13] Examen critique de la traduction d'un texte fondamental..., p. 25.
[14] De bell. Civ., I, XXXIX.
[15] Examen critique..., p. 25.
[16] Burnouf, XIIIe édit. Question quo, p. 362.
[17] Examen critique de la traduction d'un texte fondamental, p. 26.
[18]
Ici on fait, très-gratuitement, passer l'Yonne à César sans doute afin de
pouvoir le conduire à Alise-Sainte-Reine.
Il convient donc de bien remarquer que César ne dit nullement lui-même avoir
passé l'Yonne : pas plus qu'il ne dit avoir passé
Mais de plus, pour en venir à passer l'Yonne, il
faudrait que César eût, au préalable, passé
[19] Alise, par M. Rossignol, p. 17 et 18.
[20] Écoutons l’écho du récit de ces cruautés sauvages, qui furent, sans doute, bien des fois racontées à Rome.
... Cæde gaudentes Sicambri.
C'est Horace qui nous renvoie ce mot. On sait qu'il parlait sa langue avec autant de perfection que l'auteur des Commentaires ; et cette expression montre assez avec quel élan, avec quelle joie dans le carnage, les Sicambres, appelés d'outre-Rhin par le grand guerrier de Rome, lui prêtèrent leur concours. Dignes aides d'une telle œuvre !
[21] Peut-être Nouan-le-Fuzelier, en Berri.
[22] Puis, au point de vue du style, on rencontre immédiatement ensuite le mot nam, un de ces liens artificiels du discours qui sont très-rares dans le langage de César, et auxquels il a recours dans les passages délicats à présenter, comme nous en avons déjà vu un remarquable exemple. — Il dit ici : Nam de equitUms hostium, quin nemo eorum progredi modo extra agmen audeat... (LXVI).