POLITIQUE DE VERCINGETORIX : UNION NATIONALE DES CITÉS DE
§ I. — Situation politique des belligérants. Défaites et pertes de territoire éprouvées précédemment par les Arvernes. Perfidie des Romains à leur égard. Vieille rivalité politique entre les Éduens et les Arvernes. Voici la première guerre nationale de la race gauloise. Les cités s'unissent politiquement et la nation se forme au milieu des glaives romains, pour reconquérir la liberté commune. Cette guerre mérite donc toute notre attention. Reprenons les choses de plus haut. Comment a-t-il pu advenir que César, depuis six ans qu'il
pousse à travers En un mot, les Éduens étaient depuis longtemps les amis et
les alliés du peuple romain ; les Arvernes, au contraire, étaient ses ennemis
déclarés. Comment donc a-t-il pu advenir que César, depuis six ans qu'il a
envahi Pour se rendre compte et de tous ces événements et de la
marche de la conquête jusqu'à ce jour, mais surtout pour bien comprendre la
situation politique des belligérants, à cette heure où va commencer une phase
toute nouvelle de la guerre, et où va se produire le suprême effort de Déjà, l'an 124 avant notre ère, quatre-vingt-quatorze ans
après le passage d'Annibal sur les rives du Rhône, soixante-six ans avant
l'arrivée de César à travers les Alpes graies, les Arvernes avaient pu voir,
des sommets de leurs monts Cévennes, une première armée romaine envahir le
territoire gaulois par le littoral de Deux ans après, sous prétexte que les Allobroges ont donné au roi des Salyens fugitif, Teutomale, un refuge et une hospitalité de roi, et en même temps, à l’appel d’ambitieux et imprévoyants Gaulois, les Éduens, alliés et amis du peuple romain, qui se plaignent que ces mêmes Allobroges ont ravagé leurs terres[2], les légions protectrices, conduites par Domitius Ænobarbus, s'avancent au nord en remontant le long du Rhône sur la rive gauche. Les Allobroges marchent bravement à leur rencontre, et leur barrent le chemin un peu au-dessus d'Avignon. Mais leur courage est impuissant contre la supériorité des moyens militaires et contre les éléphants que leur opposent les Romains, et ils éprouvent la défaite la plus désastreuse[3]. Voilà les Romains à l'entrée du territoire allobroge. L'année suivante, affaiblis par cette défaite et redoutant l'avenir, les Allobroges invoquent l'appui de leurs puissants voisins et amis, les Arvernes. La grande cité gauloise fait marcher à leur secours son armée avec son roi Bituit (Bituitus), et les deux armées réunies, augmentées encore de troupes auxiliaires envoyées par les Ruthènes (Rouergue), attendent les Romains sur la rive gauche du Rhône, près de l'endroit où l'Isère se jette dans le fleuve (peut-être à Romans). Les Gaulois y sont aussi braves que précédemment et bien plus nombreux ; mais les armes romaines l'emportent une seconde fois[4]. Après ce désastre, le roi des Arvernes, Bituit, fut donné en spectacle au peuple de Rome. Revêtu de son armure aux couleurs variées et placé sur le char d’argent d'où il avait commandé pendant la bataille, il fut traîné derrière le char de triomphe du consul vainqueur, Q. Fabius Maximus Allobrogicus (Florus, III, II). El, ce qui est à remarquer, c'est que cet infortuné roi n'avait point été fait prisonnier dans la bataille. Après être rentré dans sa cité, il avait cru devoir demander la paix aux Romains, et il était venu, sous la foi du droit des gens y s'aboucher à cet effet avec le proconsul Cn. Domitius Ænobarbus, qui l'avait perfidement appelé auprès de lui, et s'était ainsi, par la plus noire des trahisons, emparé de sa personne. Voici comment Valère Maxime rapporte le fait : — Un trop grand désir de la gloire poussa à la perfidie Cn.
Domitius, homme d'une haute naissance et d'un grand courage. En effet, irrité
de ce que Bituit, roi des Arvernes, eût engagé et son peuple et le peuple
allobroge à implorer la protection de son successeur au consulat, Q. Fabius,
pendant que lui-même restait encore dans Selon Tite-Live (Ep.,
LXI), — Bituit,
s'étant rendu à Rome pour donner satisfaction au sénat, fut envoyé en prison à Albe, parce qu'il paraissait
dangereux pour la paix qu'il fût renvoyé en Gaule. On décréta aussi que
son fils Congentiat, dont on s’était emparé, serait envoyé à Rome.
— Ainsi Tite-Live, pour dissimuler la violation flagrante du droit des gens
par la politique romaine, a altéré habilement dans son récit la vérité du
fait public. On voit de plus que, bien longtemps avant le mot fameux de Vespasien
(non olet),
le sénat de Rome pratiquait déjà la même maxime dans l'ordre moral. Ainsi les Arvernes avaient, dès cette époque, deux raisons de détester le peuple romain : d'abord, le désastre de leur armée ; puis, la doublé perfidie commise par le consul Domitius et par le sénat lui-même à l'égard de Bituit, leur roi, et de son fils Congentiat. Outre cela, il y a lieu de penser qu'en même temps les Arvernes avaient été spoliés d'une partie très-importante de leur ancien territoire. En effet, il est certain que, à la suite de la victoire de
Fabius sur l'armée des trois cités gauloises, tout le territoire des
Allobroges fut réduit en province romaine. César l'indique clairement dans
plusieurs passages (I, IV ; VII, LXIV, LXXVII), et Tite-Live le constate d'une manière
positive (Ep., LXI). Cela étant,
pourrait-on comprendre que les Romains eussent, tout au contraire, respecté
le territoire des deux autres cités vaincues ? Pourrait-on admettre que César
ait dit vrai, lorsqu'il a dit, dans sa conférence avec Arioviste, — qu’après la victoire de Fabius Maximus, le sénat voulut
laisser aux Arvernes et aux Ruthènes leur territoire, leurs lois et la liberté,
sans même exiger d’eux aucun tribut[6]. — tandis qu'on a vu ce même
sénat enlever tous ces biens aux Allobroges ? En un mot, peut-on croire que
l'une des trois cités vaincues ait été si durement opprimée, et que les deux
autres n'aient eu à subir aucune conséquence fâcheuse de cette défaite
commune ? Peut-on croire cela, surtout quand on sait que le sénat romain n'a
pas reculé devant l'emploi de procédés infâmes à l'égard des deux princes des
Arvernes ? Il est donc permis de présumer qu'après la victoire de Fabius, les Romains ont immédiatement spolié les Arvernes et les Ruthènes de toutes les parties de leurs territoires où ils ont pu s'établir ; et que si la majeure partie de ces territoires, si le cœur même de la cité des Arvernes se trouva alors préservé, ce fut, non par une indulgence magnanime du sénat, contrairement à ses habitudes spoliatrices, mais bien par la chaîne des monts Cévennes, devant laquelle l'invasion romaine dut faire une halte, comme précédemment devant la chaîne des Alpes. C'est là, on le voit, une question sur laquelle il importe d'être fixé : soit pour constater le fait historique lui-même, qui a son intérêt propre, soit pour juger de la bonne foi de César en matière d'histoire, soit pour sonder avec quelque certitude tous les sentiments qui durent animer les Arvernes contre les Romains dans cette guerre de Vercingétorix. S'il est vrai, comme le dit César, qu'après la victoire de
Fabius Maximus, les Romains n'aient spolié les Arvernes et les Ruthènes
d'aucune partie de leur territoire, ni asservi aucun peuple de leurs cités, Or, à l'arrivée de Jules César en Gaule, Nous n’ignorons pas qu'on a mis en doute le nom, et par
conséquent l’existence de ces Ruthènes provinciaux,
c'est-à-dire annexés à Par conséquent, il est déjà incontestable que, durant les
soixante-trois ans qui s'écoulèrent depuis la victoire de Fabius Maximus
jusqu'à l'invasion de Mais l’ensemble de ce territoire primitif des Ruthènes
n'était qu'une petite portion de la vaste étendue de pays annexée à En effet, Strabon, parlant de l'ancienne puissance des Arvernes,
s'exprime ainsi : — La domination des Arvernes
s'étendit jusqu'à Narbonne et jusqu'aux frontières de Marseille. Ils
commandaient à plusieurs peuples jusqu'aux Pyrénées, au Rhin et à l'Océan[9]. — On voit par là
que les possessions primitives des Arvernes s'étendaient au sud jusqu'à D'un autre côté, Tite-Live (XXVII,
XXXIX), en parlant du passage d'Asdrubal à travers
Ainsi les Arvernes possédaient primitivement le pays des Helviens (Vivarais)
et tout le pays des Volces-Arécomices (Languedoc), dont Nîmes (Nemausus)
était la ville principale et Narbonne le port le plus important. C'étaient
donc eux qui avaient perdu la presque totalité de ce vaste et riche
territoire compris entre le Rhône, la chaîne des Cévennes et Enfin, pour constater d'une manière certaine, et contrairement à l'affirmation de César, que cette annexion fut faite immédiatement après la victoire de Fabius, jetons un coup d'œil rapide sur les divers événements de guerre dont ces régions furent le théâtre durant ce même intervalle de temps, en suivant l'ordre chronologique, afin de bien distinguer ce que les Romains ont occupé immédiatement après la victoire de Fabius de ce qu'ils ont pu n'envahir que plus tard. Nous voyons dans Eutrope (Breviarium,
IV) le consul Q. Marcius Rex, trois ans après la victoire de Fabius,
occupé à créer des ports romains dans Cette même année, le même consul Q. Marcius paraît s'être emparé du port de Toulon, Telo, surnommé aussi Telo Marcius. Voici ce qui nous suggère cette opinion touchant notre grand port militaire. On lit, d'une part, dans l’Épitomé de Tite-Live (LXII) : Le consul
Q. Marcius se rendit maître des Sarniens, peuple des Alpes. — Quintus Marcius consul Sarnios gentem alpinam expugnavit.
— Et, d'une autre part, on lit dans Paul Orose (V,
XIV) : Le consul Q.
Marcius alla attaquer une peuplade gauloise établie au pied des Alpes.
— Q. Marcius consul Gallorum gentem, sub radice
Alpium sitam, bello aggressus est. — Ces
Gaulois, se voyant investis par les troupes romaines et comprenant
qu'ils ne pourraient leur résister, tuèrent leurs femmes et leurs enfants et
se jetèrent dans les flammes. D'un certain nombre d'entre eux, qui, surpris
par les Romains, n'avaient pas eu le temps de se donner la mort et avaient
été faits prisonniers, les uns s’affranchirent par le fer, les autres se
pendirent, d'autres se laissèrent mourir de faim : et il n'en resta pas un
seul, même un enfant, qui se résignât par amour de la vie à supporter le sort
des esclaves. On voit qu'il n'est allégué ici aucun motif de guerre ; ce
qui permet de présumer que cette peuplade gauloise établie au pied des Alpes
fut attaquée par les Romains pour s'emparer de quelque possession utile, par
exemple d'un port où ils pussent communiquer librement avec les régions de la
rive gauche du Rhône, au cas où celui de Marseille leur serait fermé. On voit
d'ailleurs assez clairement, par les détails de cette horrible catastrophe,
qu'elle eut lieu dans une ville forte, où toute la population des Sarniens se
trouvait investie ; et rien ne donne à penser qu'une partie de cette
population y fût venue d'un territoire environnant. Tite-Live, de son côté, a
employé ci-dessus l'expression expugnavit,
c'est-à-dire enleva d’assaut. Tout
semble donc indiquer ici une ville forte, située au pied des Alpes, et dont le
peuple vivait, non pas de la culture d'un territoire, mais bien de quelque
industrie primitive, comme aurait été le commerce ou la pèche. D'un autre
côté, le surnom de Marcius, donné à Telo comme à Narbo,
et l'identité du motif qui a pu porter le consul Marcius à s'emparer du port
de Telo, aussi bien qu'à envoyer une
colonie à Narbo, nous semblent
désigner suffisamment Telo Marcius (Toulon), comme ayant été jadis cette ville,
située au pied des Alpes, où les malheureux Gaulois appelés Sarniens, bloqués
par le consul Q. Mareius Rex, et réduits à la cruelle extrémité d'opter entre
la mort ou l'esclavage romain, préférèrent mourir, tous, même les enfants[10]. Il ne faut donc
point s'étonner que le nom des Sarniens
ait disparu du territoire de Cinq ans plus tard (av.
J.-C. 113), survint l’invasion des Cimbres
et des Teutons : peuples chassés des
régions extrêmes de Deux ans après cette bataille (107),
les Tigurins, l’une des quatre subdivisions, du peuple
helvète, franchissent le Rhône et pénètrent dans le pays des Allobroges, où
ils surprennent par une embuscade et battent complètement l'armée du consul
Cassius, lequel est tué avec son lieutenant L. Pison, personnage consulaire,
bisaïeul de la femme de César[15]. Ces Tigurins
étaient-ils d'accord avec les Allobroges pour profiter de la victoire
remportée par les Cimbres sur Silanus et tâcher de délivrer L'année suivante, le consul Cépion s'empare de Tholosa (Toulouse),
la ville des Tectosages, et y enlève du temple d'Apollon une quantité énorme
d'or et d'argent, qu'il fait partir pour Marseille, sous bonne garde. Mais, dans
le trajet, il fait lui-même massacrer la garde et voler le trésor. Ce pillage
du temple d'Apollon, où les Tectosages avaient placé les dépouilles
rapportées de Delphes, fut considéré par les Romains comme ayant attiré,
non-seulement sur le consul, mais encore sur tous ceux qui avaient touché à
l'or sacré, une mort funeste, et sur D'abord M. Aurelius Scaurus, lieutenant du consul, est
battu et fait prisonnier par les Cimbres. Puis, l'un des consuls de l'année
suivante, Cneus Mallius, ayant été envoyé en Gaule transalpine, où Cépion
était resté en qualité de proconsul, ils ne peuvent s'entendre pour la
défense de Les Cimbres et les Teutons les attaquent l'un après l'autre, s'emparent des deux camps, et infligent aux deux armées romaines un désastre tel qu'il fut tué quatre-vingt mille soldats, tant romains qu'alliés, avec quarante mille valets de toutes sortes, et que, de ces deux armées, il n'échappa que dix mille hommes. Les vainqueurs détruisirent le butin, qui était immense ; tout fut jeté dans le Rhône, même l’or et l'argent[17]. A cette nouvelle, la terreur fut très-grande à Rome. Mais la guerre d'Afrique se trouvait terminée ; Marins était rentré amenant avec lui le terrible Jugurtha qu'il avait réussi à se faire livrer par un traître. Après que le guerrier africain eut été exposé aux regards de tous, promené avec ses deux fils devant le char de triomphe du grand consul plébéien, et qu'ensuite il eut été mis à mort dans la prison, Marins fut nommé consul pour la seconde fois, puis nommé encore d'année en année, dans la crainte des Cimbres, dit Tite-Live[18]. Après que ceux-ci, à la suite de leur dernière victoire,
eurent épuisé toutes les ressources des contrées situées entre le Rhône et
les Pyrénées, ils avaient poussé en avant, et passé en Espagne. Mais,
repoussés de l'Espagne dans Marius, d'abord, se contente de défendre son camp assailli par ces masses d'émigrants, Teutons et Cimbres, renforcés d'Ambrons ; puis, comme ils renoncent à l'attaquer pour prendre la direction de l'Italie, il les suit, leur livre, aux environs d'Aix, deux batailles consécutives, à quatre jours d'intervalle, et les extermine dans ces deux journées[19]. L'année suivante, Marins repasse les Alpes avec son armée victorieuse, qu'il réunit à celle du proconsul Catulus, et ensemble, ils font éprouver le même sort aux Cimbres, non loin de Milan. Ainsi se trouva complètement détruite, partie en Gaule et partie en Italie, toute cette émigration des Teutons et des Cimbres[20], dont, en somme, trois cent quarante mille combattants furent tués, et cent cinquante mille furent faits prisonniers, sans compter toute la population incapable de porter les armes. Les femmes elles-mêmes combattirent et défendirent leurs enfants avec toute la fureur que peut inspirer l'amour maternel ; la plupart se firent tuer ou se tuèrent elles-mêmes, après avoir tué leurs enfants d'une manière horrible[21]. Enfin, quatre ans avant l'invasion de Jules César en Gaule, eut lieu l'insurrection des Allobroges dirigée par Catugnat et réprimée par le préteur Pomptinus, où les troupes romaines se portèrent, de la rive droite du Rhône, sur la rive gauche pour aller attaquer les Allobroges[22]. Tel est le tableau complet des divers faits de guerre qui
ont eu pour théâtre Mais, pour les Arvernes surtout, ce fut la fleur de leurs possessions qu'ils perdirent dans ces versants méridionaux de la chaîne des Cévennes jusqu'au Rhône et à la mer ; région si bien exposée au soleil ; contrées favorisées par la nature, où mûrissait à perfection le raisin (qui semblerait destiné à fournir la boisson des Gaulois), la figue, l'amande, l’olive ; où l’on commence à apercevoir l'oranger et le palmier des régions brûlantes ; et enfin, où un grand fleuve à cours peu variable et une belle mer bleue viennent offrir à l'homme tous leurs bienfaits. Il ne faut donc plus s'étonner de la ressemblance frappante qui existait entre les noms primitifs de Nîmes (Nemausus) et de Clermont-Ferrand (Nemossus). Ainsi, contrairement à l'affirmation de César, citée plus haut, après la grande victoire de Q. Fabius Maximus sur les Allobroges, unis aux Arvernes et aux Ruthènes, ce ne fut nullement un acte de magnanimité exceptionnelle du sénat qui sauvegarda le territoire, les lois, la fortune et la liberté de deux de ces trois cités vaincues ensemble ; mais ce fut la chaîne des monts Cévennes qui préserva environ la moitié des Arvernes et des Ruthènes de la perte de tous ces biens des peuples. Peut-être aussi fut-ce le peu d'attrait qu'offrait à la convoitise romaine un pays froid, couvert de grandes montagnes, et peuplé d'hommes énergiques. Dans cet état de choses, et en face d'un compétiteur à
l'occupation de De plus, César en tirait le bénéfice d'une calomnie politique, tendant à placer les Arvernes dans des conditions apparentes d'ingratitude à l'égard de leurs anciens vainqueurs. Il n'est donc pas ici hors de propos, ni sans importance historique, d'examiner encore une autre assertion de César, que nous considérons comme une seconde calomnie politique à l'égard des Arvernes ; moyen peu digne, il est vrai, mais auquel nous l'avons déjà vu, et nous le verrons encore recourir si souvent, pour dissimuler la préméditation et le véritable but de ses attaques dirigées contre tant de peuples, les uns après les autres. Au témoignage de Suétone[23] et de Plutarque, on s'était ému à Rome de cette suite interminable de guerres suscitées en Gaule transalpine sans l'autorisation du sénat ; et Caton, comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire, était allé jusqu'à proposer de livrer César aux ennemis, attendu l'injustice de ces guerres. Du reste, César lui-même y fait allusion par les paroles qu'il prête à Arioviste dans la conférence qu'il eut avec lui[24]. Or, quand le guerrier, politique et écrivain, dicta ses Commentaires, le meilleur prétexte dont il pût couvrir la guerre qu'il était allé faire de propos délibéré à Arioviste, c'était assurément de présenter ce Germain comme ayant été appelé en Gaule par les Arvernes. Car les Romains devaient haïr les Arvernes et leurs alliés, à raison même du mal qu'ils avaient fait à cette généreuse cité, et de la violation du droit des gens qu'ils avaient commise envers son roi. César met donc en avant que : — Arioviste et ses Germains ont été appelés en Gaule par les Arvernes aussi bien que par les Séquanes, pour que ces étrangers vinssent les aider à vaincre les Éduens[25]. Mais, outre que les Arvernes, avec tous leurs clients réunis aux Séquanes, eussent très-probablement pu se passer des Germains pour vaincre les Éduens, à une époque où la clientèle et les forces de cette dernière cité n'avaient pas encore atteint le degré de puissance où César les éleva dans son propre intérêt, les faits rapportés dans les Commentaires et les expressions mêmes de César démontrent d'une manière très-claire que le texte sur lequel nous venons d'attirer l’attention n'est qu'une assertion calomnieuse. En effet, César, dans tout ce qu'il dit ensuite concernant cette intervention d'Arioviste et les rapports des Gaulois avec le guerrier germain, ne parle plus du tout des Arvernes. Il ne parle absolument que de la guerre entre les Séquanes et les Éduens, du secours amené aux Séquanes par Arioviste, et des conséquences de cette intervention étrangère, qui furent encore plus fatales aux Séquanes qu'aux Éduens. Citons quelques-unes des expressions de César à ce sujet :
Divitiac lui expose que, épuisés par cette guerre,
les Éduens ont été forcés, eux qui avaient eu tant d'autorité en Gaule, de livrer
aux Séquanes pour otages toute la noblesse de leur cité ; et de faire
jurer à la cité elle-même de ne point réclamer ces otages, de ne point
implorer le secours du peuple romain, et de rester à perpétuité et à
discrétion soumis au commandement des Séquanes... Mais que cette guerre a eu pour les Séquanes vainqueurs
un résultat pire que pour les Éduens vaincus, attendu qu'Arioviste
s'était établi roi des Germains sur le territoire des Séquanes, dont il
occupait le tiers en étendue (I, XXXI). — César
s'aperçoit que, seuls entre tous les autres députés des cités, les Séquanes
baissent tristement la tête et tiennent leurs regards fixés à terre (I, XXXII). — César fait encore demander à Arioviste de rendre les
otages qui lui ont été livrés par les Éduens ; et de consentir à laisser aux Séquanes
la liberté de rendre, de leur côté, ceux qu'ils en ont reçus (I, XXXV). — Arioviste répond que, dans ces combats des Éduens
contre lui et contre les Séquanes, les Éduens eux-mêmes n'ont point été
secourus par le peuple romain (I, XLIV)... Ainsi, jamais César n'a montré, de fait, les Arvernes pactisant avec Arioviste. On doit donc considérer l'assertion citée plus haut comme une pure calomnie, une calomnie politique, employée par lui pour se faire approuver à Rome d'avoir conduit l'armée romaine contre l’armée d'Arioviste. Et maintenant, après ce rapide exposé des faits antérieurs à la guerre de César en Gaule transalpine, que convient-il d'en retenir, qu'on doive rapprocher des faits survenus durant les six premières années de cette guerre, afin de bien apprécier la situation politique des belligérants au moment actuel, où Vercingétorix vient ranimer le courage des vaincus, et diriger leurs efforts pour reconquérir l'indépendance ? D'une part, les Arvernes étaient depuis longtemps les ennemis déclarés des Romains. Accourus jadis à la défense de leurs voisins et amis, les Allobroges, injustement attaqués dans leurs foyers par une armée romaine, ils avaient subi l'humiliation d'une grande défaite, dont ils avaient à se relever. — Ensuite ils avaient vu leur roi Bituit, et son fils Congentiat, attirés dans un guet-apens par un consul romain et emmenés prisonniers, au mépris du droit des gens ; et cet acte d'odieuse perfidie consommé avec l'assentiment du sénat lui-même pour en recueillir le fruit. — Ils avaient été contraints, par la supériorité incomparable des armes des légions, de se retirer au sein de leurs montagnes, et de laisser aux mains d'envahisseurs sans foi presque la moitié de l'étendue, mais surtout la plus riche partie de leur territoire. — C'étaient autant de griefs profondément gravés dans leurs cœurs. Cependant, quoique amoindris, ils n'avaient pas cessé de tenir une grande place et de jouir d'un grand crédit parmi les cités gauloises. Si bien que, avec de telles dispositions et dans un tel état de choses, il n'y avait pas à espérer pour César qu'ils voulussent jamais, écoutant les conseils d'un lâche égoïsme ou d'une ambition coupable, pactiser avec lui. D'une autre part, tout au contraire : — les Éduens étaient depuis longtemps les alliés et les amis
du peuple romain. — C'était à leur appel et sous prétexte de les protéger contre les
agressions des Allobroges, que jadis les Romains, à partir de leur premier
établissement en Gaule transalpine, fondé aux bouches du Rhône pour protéger aussi la riche Massilie, avaient
pénétré à l'intérieur et occupé la vallée de ce grand fleuve gaulois. —
C'était à l'appel des Éduens et sous prétexte de
les protéger contre les dévastations des Helvètes, qu'une armée romaine,
conduite par César, avait franchi pour la première fois le haut Rhône et Jusqu'alors, la prudence lui avait conseillé de ne point
s'attaquer aux Arvernes, cité énergique, notoirement hostile à ses desseins
et à sa personne, puissante et riche, occupant un pays difficile, possédant
une clientèle considérable, et dont l'influence sur une grande partie de D'où il devait advenir que, pendant six ans. César
n'attaquerait les Arvernes ni directement et de vive force, ni indirectement
et par les moyens occultes de sa politique captieuse. Il avait jugé plus
facile et plus sûr, en paraissant les oublier, de s'appuyer sur leurs rivaux
en influence et en forces, les Éduens, qui, de longue date, se faisaient
gloire d'être les alliés et les amis du peuple romain, et qui étaient prêts à
lui faciliter de toutes manières l'accomplissement de ses projets d'envahissement
et de domination, partout où cette cité gauloise avait action et autorité.
Et, en effet, grâce au concours que lui ont prêté les Éduens, à ce moment
même, Mais, si habile qu'ait pu être cette tactique, et si menaçantes et si inévitables qu'en pussent paraître les dernières conséquences, les Arvernes avaient au cœur une telle haine du nom romain que nulle considération n'était capable, sinon de les émouvoir, au moins de les intimider ; et, quel que soit le sort qui attende cette vigoureuse et patriotique cité, il lui restera l'éternel honneur d'avoir accepté résolument la lutte contre les légions, et de s'être sacrifiée sans hésiter à la défense de la liberté et de la nationalité gauloises. Telles étaient donc la situation politique et la situation militaire, des deux parts, à la fin de la sixième année de la guerre. Ainsi, actuellement, à l’époque
qui correspond au septième livre des Commentaires, sur tout le
territoire primitif de De leur côté, Vercingétorix est là debout, attentif à tout
ce que fait l'ennemi ; car il ne désespère point de cette lutte inévitable :
il a lui-même son projet arrêté et il veut choisir le moment opportun. Il a
conçu un double plan de guerre, aussi simple que hardi et habile, dont nous
allons reconnaître avec évidence tous les éléments d'exécution dans le récit
même des Commentaires, et qu'on peut résumer ainsi : — Combattre la politique de César en amenant les cités
gauloises à s'unir contre lui dans leur intérêt commun ; et, faute d’armes
comparables à celles de ses légions, le réduire et l’expulser de Ainsi nous allons voir actuellement Vercingétorix attaquer lui-même César, et diriger contre lui d'abord une guerre politique, puis une guerre tout à la fois politique et meurtrière. § II. — Union politique et insurrection générale des cités à la voix de Vercingétorix. Retour de César en Gaule au milieu de l’hiver. Attitude douteuse des Éduens à son égard. L'an 702 de Rome, ou l'an 52 avant l'ère chrétienne,
allait commencer ; on entrait en plein hiver ; César s'était rendu dans Les princes des cités gauloises,
dit César, profitant de son absence, tiennent
conseil dans les forêts et les lieux déserts pour se concerter à l’effet
de rendre à A cet égard, les Carnutes déclarent qu'ils sont prêts à affronter pour la liberté commune tous les dangers, et promettent de prendre l'initiative de l'insurrection. On loue leur courage ; on réunit les étendards (ce qui est, chez les Gaulois, la manière de consacrer les engagements les plus graves), et tous les assistants jurent que, la guerre une fois commencée, nul n abandonnera les autres. On fixe le jour de la prise d'armes, et on se sépare. Au jour fixé, les Carnutes
donnent le signal, et, guidés par Cotuat et Conetodun, hommes
déterminés, ils accourent à Genabum (Orléans), dont ils se rendent
maîtres, en mettant à mort quelques Romains. La nouvelle en est proclamée de
proche en proche, par des hommes postés à cet effet en ligne continue à
travers le pays, et elle est ainsi transmise rapidement à toutes les cités de
Là, dans la même intention,
Vercingétorix, Arverne, jeune homme de la
plus grande influence — fils de Celtille,
qui avait tenu le premier rang dans toute Ainsi investi du pouvoir suprême, Vercingétorix ordonne aux cités unies de lui envoyer promptement chacune son contingent militaire dont il détermine l'importance. Il fixe la quantité d'armes que chaque cité doit avoir chez elle, et le temps qui lui est accordé pour les faire confectionner. Il se préoccupe surtout d'avoir beaucoup de cavalerie. Il envoie chez les Ruthènes, avec
une partie des troupes, le Cadurce Lucter, homme résolu à tout
entreprendre ; et il se rend lui-même chez les Bituriges. A son arrivée,
les Bituriges envoient une députation aux Éduens, sous la protection desquels
ils étaient placés, pour leur demander du renfort contre ces ennemis. Les
Éduens, sur le conseil des lieutenants que César avait laissés auprès de l’armée,
leur envoient de la cavalerie et de l’infanterie. Mais ces troupes, arrivées
au bord de A la nouvelle de ces événements,
qui lui est apportée en Italie, César part pour Pendant ce laps de temps, le
Cadurce Lucter, envoyé chez les Ruthènes, gagne cette cité à l'union
gauloise. De là, il passe chez les Nitiobriges (Agénois), chez les Cabales
(Gévaudan), et, renforcé successivement par de nouvelles troupes, il se
dirige sur Ces dispositions prises, et Lucter ayant reculé devant le danger de traverser la ligne des postes établis, César part pour le pays des Helviens. Dans cette dure saison de
l'année, les monts Cévennes, qui séparent les Arvernes des Helviens, étaient couverts
d’une couche de neige de six pieds d’épaisseur ; mais, les soldats étant
parvenus à ouvrir un chemin. César pénètre chez les Arvernes, qui ne s'y
attendaient nullement, car ils considéraient les monts Cévennes comme infranchissables
; il les écrase, et ordonne à la cavalerie de courir aussi loin que possible
de tous les côtés, et de tout faire pour jeter la terreur parmi les
ennemis. La nouvelle de cet événement est bien vite portée à Vercingétorix par la renommée et par des courriers : tous les Arvernes l'entourent, consternés, et le supplient de pourvoir à leur salut, puisque toute la guerre évidemment se porte de leur côté. Touché de leurs prières, il lève son camp établi dans le pays des Bituriges, et se dirige du côté du pays des Arvernes. Mais César, après être resté deux jours sur les lieux, prévoyant bien que Vercingétorix allait exécuter ce mouvement, quitte l'armée sous prétexte de rassembler un renfort d'infanterie et de cavalerie, et laisse le commandement des troupes au jeune Brutus, en lui recommandant de lancer la cavalerie à travers le pays, aussi loin que possible, dans toutes les directions, et ajoutant qu'il tâchera de ne pas rester absent plus de trois jours. Ces choses réglées, sans communiquer son projet à personne, il pousse avec toute la rapidité possible jusqu'à Vienne. Là, il trouve des chevaux frais qu’il y avait envoyés longtemps à avance, et, sans s'arrêter ni le jour ni la nuit, il court à travers le pays des Éduens jusque chez les Lingons (pays de Langres), où deux légions hivernaient ; de manière que, dans le cas même où les Eduens eussent formé quelque projet contre sa vie, il pût leur échapper par la rapidité de son passage sur leur territoire. Une fois parvenu à l’endroit où ces deux légions hivernaient, il envoie des courriers aux autres légions, et il les réunit toutes à Agendicum (Sens), avant même que la nouvelle de son arrivée ait pu parvenir aux Arvernes[30]. Dès que Vercingétorix est informé de la chose, il ramène son armée sur ses pas dans la position où elle était auparavant chez les Bituriges ; et, partant de là, il va... — Hac re cognita, Vercingetorix rursus in Bituriges exercitum reducit ; atque inde profectus... Coupons ici la suite du récit qui est étrangère à cet épisode. On voit de quelle manière brillante cette rentrée de César en Gaule est présentée dans les Commentaires : le héros romain se joue de tous les obstacles, des distances des neiges, des monts, des fleuves, de Lucter, des Éduens, et surtout de Vercingétorix, qu'il fait aller et venir comme un jouet dont il connaît le ressort : ce qui nous avertit d'examiner le récit de très-près et avec la carte du terrain sous les yeux. A cette époque, la géographie de Or, Vercingétorix était chez les Bituriges (probablement sur la rive gauche de Remarquons d'ailleurs que César n'est pas resté plus de deux jours aux venants nord-ouest des Cévennes,
dans les montagnes des Arvernes, où il exterminait de pauvres Gaulois blottis
dans leurs huttes sous la neige. — At Cæsar
biduum in iis locis moratus... suis inopinantibus ab exercitu discedit.
Puis, de là, tout à coup et sans communiquer son projet à personne, il revient
en toute hâte du côté de l’est et des rives du Rhône jusqu’à Vienne, où il
prend des chevaux frais qu'il y avait envoyés longtemps d'avance, et le voilà
courant au nord jour et nuit, avec une telle vitesse que, certainement, la
nouvelle de son apparition aux sources de TAUier ou de Nous voyons bien que César parle de la renommée et de courriers
qui portent rapidement cette nouvelle à
Vercingétorix. — Celeriter hæc fama ac nuntiis ad
Vercingetorigem perferuntur. — Comme s'il pouvait y avoir une
renommée et des courriers dans des montagnes couvertes de six pieds de neige ! C'est le silence et
la solitude qui y règnent, même seulement par deux pieds de neige. Or, les
piétons porteurs de la nouvelle étant partis moins
de deux jours avant César, et la distance à parcourir de part et
d'autre étant égale et très-grande (d'environ D'ailleurs, lorsqu'on examine avec soin les expressions employées dans ses Commentaires, — castra ex Biturigibus movet in Arvernos versus, — on voit que Vercingétorix pourrait, en réalité, n'être pas sorti du territoire des Bituriges ; bien que ces mêmes expressions tendent à faire naître l'idée qu'il en est sorti. Il n'est pas mieux démontré que réellement César ait été
guetté à la frontière de Gaule comme il le donne clairement à entendre. En
effet, on voit qu'il y a passé sans que l'alarme ait été donnée à son
passage. Or rien n'était plus facile aux Gaulois que de garder, au milieu des
neiges, les deux passages des monts Jura, et, en même temps, d'établir une
série continue d'hommes postés à la file tout le long du Rhône, depuis
l'extrémité de la chaîne des monts Jura jusqu'au commencement de la chaîne
des monts Cévennes (comme ceux qui ont si vite
annoncé à Gergovia l'événement de Genabum). L'intervalle des deux
chaînes de monts n'étant que d'environ cinquante kilomètres, quelques
centaines d'hommes eussent suffi pour surveiller ainsi la frontière ; et, dès
lors, les Gaulois de l'intérieur eussent pu être immédiatement avertis de
l'arrivée et du passage de César à cette frontière. Il n'est donc pas
probable que, de fait, la frontière de En résumé, il paraît que l'habile Romain, qui était toujours si bien renseigné sur tout ce qui se passait en Gaule, avait des raisons de se défier de ses amis les Éduens, et qu'il craignait quelque guet-apens de leur part à son retour d'Italie. Par prudence donc, il se porta d'abord ostensiblement du côté des Cévennes, où il tâcha d'attirer l'attention des Gaulois ; puis, tout à coup et sans mot dire, il revint en courant franchir le territoire des Éduens, et il n'y rencontra aucun obstacle à la frontière de Gaule. Ce qui nous autorise à croire que cette frontière n'était point gardée, car elle était très-facile à garder exactement, comme Vercingétorix nous en fournira la preuve de fait au moment opportun... Quant aux accessoires dont César a orné ce thème fondamental du récit, pour en faire l'œuvre d'art que nous voyons, sans doute il les a ajoutés dans quelque intention : est-ce dans une intention politique ? Nous apprécierons mieux cette question ci-après. Quoi qu'il en soit, tout ceci nous prouve que Jules César était, dans l'occasion, très-prudent et très-rusé. Ne l'oublions point, et reprenons le fil du récit. § III. — Vercingétorix se présente avec son armée chez les Éduens. Lutte politique contre César. Nous venons de voir qu'au moment actuel Vercingétorix,
informé de l'arrivée de César avec toutes ses légions à Agendicum (Sens),
ramène son armée sur ses pas dans la position où elle était auparavant chez
les Bituriges (c'est-à-dire, sur la rive
gauche de Et, parti de là, il va entreprendre d'enlever d'un coup de main Gergovia, oppidum des Boïens, que César avait placés là après leur défaite en compagnie des Helvètes, et qu'il avait attribués à la cité des Éduens. — Atque inde profectus Gergoviam Boiorum oppidum, quos ibi helvetico prœlio victos Cæsar collocaverat, Æduisque attribuerat, oppugnare instituit[31]. César était fort embarrassé de
prendre une résolution dans l'alternative gui se présentait à lui : — ou de laisser les légions réunies à Agendicum, sans rien
faire durant le reste de l'hiver : car dès lors, après que les Éduens
auraient perdu tous leurs tributaires, il devrait craindre que toute Ici nous devons encore interrompre un instant le récit de César (que nous avons tâché de reproduire presque littéralement) pour présenter quelques observations sur ce qu'on vient de lire. Avant d'attaquer à main armée l'envahisseur de Dès les premiers jours de la guerre de Gaule, les Éduens
ont tout fait pour César, et César a tout fait pour eux. A son arrivée, les
Éduens, vaincus et opprimés par des rivaux, se trouvaient déchus de leur
ancienne influence parmi les cités ; non-seulement il les a rétablis dans
leur situation première, mais encore il les a élevés plus haut, et leur a
donné la prééminence sur toute Et cependant, à l'époque actuelle du récit, nous venons de voir César traverser le territoire des Éduens comme un terrain brûlant, comme un sol miné sous ses pas. Il faut donc qu'il soit survenu, d'une époque à l'autre, de bien grands changements chez les Éduens. Qu'y est-il arrivé ? Ce qui arrive infailliblement tôt ou tard chez un peuple généreux : les souillures de l'oppression y font repousser les racines de la liberté, que César comptait avoir complètement extirpées de la cité éduenne. Des amis de Vercingétorix veillent pour faire revivre cette liberté ancienne et la défendre : des amis de César, le dispensateur de tout parmi les Gaulois, voudraient la voir entièrement détruite ; nous allons bientôt les connaître tous ; il nous suffit, en ce moment, de constater que la guerre politique, de parti gaulois à parti romain, se fait depuis longtemps et avec ardeur dans la grande cité éduenne. Suivons-en les indices significatifs, plutôt dans les faits rapportés par César que dans les considérations intéressées qu'il y joint, et observons dans cette recherche l'ordre même de son récit. Voilà presque deux ans écoulés depuis que César a fait
mettre à mort arbitrairement, sur un simple soupçon de mauvais vouloir, un
généreux prince éduen, Dumnorix, l'honneur de la cité, le propre frère de ce
malheureux Divitiac, dont il ne parle plus et dont il ne parlera plus
désormais. Nous aimerions à découvrir la preuve que ce prince gaulois, ayant
enfin reconnu ce qu'était la nature césarienne, s'est voilé la face, et que,
poursuivi par le remords d'avoir livré sa cité à l'étranger, il s'est puni de
ce crime par une retraite ou un exil volontaire ; mais que, dans ce moment
suprême pour toute Quoi qu'il en soit, César, qui connaissait tout ce qui se
passait en Gaule, vient de nous dire que, dans cette conspiration des
Gaulois, on avait arrêté, avant tout, qu’on l’empêcherait
de franchir la frontière à son retour d’Italie ; et qu'il l’a
franchie en courant avec la plus grande rapidité possible à travers le
territoire des Éduens. Ainsi déjà les divers peuples de cette frontière de Ensuite nous voyons Vercingétorix s'avancer avec une armée arverne chez les Bituriges (très-probablement dans le voisinage de Noviodunum des Éduens, aujourd'hui Nevers). César, il est vrai, nous dit à ce sujet que les Bituriges appellent les Éduens à leur secours, et que les Éduens, sur l’avis de ses lieutenants, envoient des troupes au secours des Bituriges. Mais il ne nous dit nullement pourquoi Vercingétorix va ainsi en plein hiver attaquer les Bituriges, ce qui pourtant méritait une explication. Et ensuite, de fait, nous voyons les Bituriges et les Arvernes, non pas combattre les uns contre les autres, mais se réunir comme s'ils étaient d'accord : ce qui est tout différent et se conçoit fort bien, puisque le chef des Arvernes, conspirateur déclaré, veut réunir tous les Gaulois contre les Romains, et que, au moment critique où il s'agit de se prononcer ouvertement, il est tout naturel de voir le grand instigateur de cette prise d'armes patriotique s'avancer avec ses troupes chez les Bituriges, fût-ce même en plein hiver, pour affermir tous les courages. D'un autre côté, nous voyons les lieutenants de César
intervenir auprès des Éduens : c'est aussi très-naturel, car l'affaire
intéressait beaucoup César ; et, comme ses lieutenants avaient deux légions
sous leurs ordres dans la cité voisine (chez
les Lingons), ils devaient être écoutés, et ils le sont effectivement.
Mais ils ne pouvaient guère, en l'absence de César et en plein hiver,
conduire leurs légions contre Vercingétorix : ils envoient donc force
courriers à César, et, en attendant, ils conseillent aux Éduens de faire
marcher leurs propres troupes. Ces conseils sont des ordres ; mais les
troupes éduennes ne mettent aucun élan à les exécuter, et, après s'être
arrêtées pendant deux ou trois jours sur les rives de Maintenant Vercingétorix, qui vient d'entrer avec son armée chez les Boïens, se trouve par là même, de fait, chez les Éduens, qui ont reçu ces Boïens sur leurs propres terres[34]. Voilà donc l'intrépide Gaulois, pour ainsi dire, aux portes de Bibracte (Autun) capitale de cette grande cité. Que vient-il faire là ? L'illustre narrateur nous répond que Vercingétorix vient entreprendre d’enlever d’un coup de main Gergovia, l’oppidum des Boïens. Et il ne dit rien de plus concernant celle entrée hardie de Vercingétorix chez les Éduens, chez ces anciens amis de César, et pour ainsi dire, sous les yeux de César lui-même, présent dans la cité voisine avec dix légions[35]. Mais on comprend assez que le chef gaulois ne vient pas
plus attaquer les Boïens qu'il n'est allé précédemment attaquer les
Bituriges. Pourquoi, en effet, lui qui a pour but proclamé la confédération
de toute Vercingétorix a bien d'autres choses dans la pensée, maintenant que voilà César rentré en Gaule ! Et encore pourquoi César, lui qui est si près de la frontière septentrionale des Éduens avec dix légions, s'il ne veut pas venir expulser lui-même Vercingétorix du territoire de ses amis, tout au moins ne leur conseille-t-il pas (comme l'ont fait ses lieutenants) d'aller expulser cette armée arverne avec leurs propres troupes ? Craindrait-il donc que l’armée éduenne ne se décidât, résolument cette fois, comme l’armée des Bituriges, à s'unir aux Arvernes ? En effet, quand on considère bien toutes les circonstances de cet acte de Vercingétorix, la manière obscure dont il est rapporté par César, et sa liaison naturelle avec les faits précédents (sans même tenir compte de ceux qui vont suivre), on ne peut plus douter que le chef gaulois ne soit venu chez les Éduens par le même motif que chez les Bituriges, c'est-à-dire, pour appuyer sa politique par la présence d'une armée. On ne peut douter qu'il n'ait conduit cette armée jusqu'au voisinage de Bibracte, pour y affermir tous les courages, au moment critique où il s'agit de se déclarer contre les Romains. On comprend aussi que les Éduens hésitent à se déclarer, maintenant que, du côté opposé, se trouve César lui-même, présent à Agendicum avec dix légions ; dix légions ! quelles forces[36] ! Du reste, le chef gaulois paraît attendre là assez tranquillement et sans s'inquiéter beaucoup du danger qui peut lui survenir du Nord. Quel parti va prendre César à Agendicum ? Va-t-il se
venger et faire de la cité éduenne un terrible exemple, pour retenir les
autres cités gauloises qui seraient aussi tentées de faire défection ? Il ne
le peut point : car, outre que cette grande cité est le centre de son action
politique en Gaule, outre que le territoire éduen y est la base de ses
opérations militaires, et que, seul, ce territoire peut assurer ses
communications avec Examinons bien ce qui est dit à cette occasion dans les Commentaires.
— César était fort embarrassé... il avait à craindre que toute Voyons maintenant ce qui, suivant l'illustre écrivain
politique, pouvait amener, dans Enfin César nous dit qu'il fait annoncer d'avance aux Boïens son arrivée, et qu'il les fait encourager à rester fidèles et à se défendre vaillamment. Néanmoins, de fait, nous allons le voir se diriger d'un autre côté ; et lui-même, lorsqu'il dictait son livre, savait fort bien qu'il s'était immédiatement dirigé d'un autre c6té et qu'il n'était point allé chez les Boïens. Que devons-nous donc penser de cette indication au moins inutile, en apparence ? Nous tendons à croire qu'elle se trouve là pour égarer la pensée du lecteur et lui faire accroire que Vercingétorix attaque les Boïens et que César va à leur secours. Dès lors tout devient très-clair et facile à comprendre. En effet, Vercingétorix, dans sa position sur les terres
des Boïens (lesquelles, d'après César
lui-même, faisaient partie du territoire éduen), se trouve
incontestablement chez les Éduens. Dès
lors, la présence de Vercingétorix avec son armée sur le territoire des
Éduens sans qu'il y ait bataille, prouve, qu'il y a entente mutuelle ; et,
par conséquent, César lui-même avec ses légions n'y peut entrer qu'en ennemi.
Or César ne peut attaquer les Éduens sans qu'aussitôt Un dernier mot pour clore cette discussion. Les textes que nous venons d'examiner montrent à quel point Asinius Pollion, historien contemporain de César et qui avait combattu sous ses ordres, fut autorisé à dire au sujet des Commentaires : Ils ont été composés avec peu d'exactitude et peu de respect pour la vérité : César d'ordinaire ayant rapporté ses propres actes d'une manière erronée, ou à dessein, ou par défaut de mémoire. S IV. — Reprises des opérations militaires. Reprenons maintenant la suite du récit, et considérons
bien l'enchaînement des faits. Après avoir induit le lecteur à penser que
Vercingétorix attaque les Boïens, et avoir fait annoncer à ce petit peuple
que lui-même, de son côté, il va arriver à son secours. César ajoute qu'il
laisse à Agendicum deux légions avec
tous les bagages de l'armée, et qu'il part pour se rendre chez les Boïens.
Mais nous savons que Vercingétorix n'attaque pas les Boïens, qu'il est auprès
d'eux et comme eux sur le territoire éduen, et que César ne saurait venir l'y
attaquer, puisque les Éduens eux-mêmes ne l'y attaquent point. Où donc va se
diriger César ? Il est furieux de vengeance et il va se jeter avec les huit
légions qu'il emmène, d'abord sur les Sénons
et sur les Carnutes, qui ont donné le
signal de l'insurrection générale de Le lendemain, il arrive devant Vellaunodunum (Château-Landon), oppidum des Sénons, qu'il assiège, tant pour ne point laisser d'ennemis par derrière, que pour faciliter son approvisionnement de blé. En deux jours l'investissement est terminé. Le troisième jour, la place demande à capituler : César exige qu'on lui livre les armes, les bêtes de somme et six cents otages. Il laisse C. Trebonius pour faire exécuter ces conditions, et lui-même part pour se rendre le plus tôt possible à Genabum des Carnutes (Orléans). Les Carnutes avaient été informés
du siège de Vellaunodunum, mais, comptant que la chose traînerait en
longueur, à peine commençaient-ils à rassembler un corps de troupes qui
devait être envoyé à Genabum pour la défense de la place. En deux jours César
arrive devant Genabum, et, après qu'on eût établi le camp, la journée étant
trop avancée pour donner l'assaut, il le renvoie au lendemain, en prescrivant
aux soldats de préparer à cet effet tous les moyens d'usage. Et, vu qu'un
pont sur Dès que Vercingétorix est informé de l'approche de César, il abandonne l'attaque de l'oppidum des Boïens et marche à sa rencontre. César avait déjà commencé à attaquer Noviodunum, oppidum des Bituriges placé sur sa route (Nouan-Le-Fuzelier ?). Une députation étant venue de cet oppidum lui demander grâce..., il exigea qu'on lui livrât les armes, les chevaux et des otages. Déjà une partie des otages était livrée, et des centurions avec un petit nombre de soldats étaient entrés dans l’oppidum pour y rechercher les armes et les bêtes de somme, lorsqu'on vit de loin accourir un détachement de cavaliers gaulois qui avait pris l'avance sur l'armée de Vercingétorix. A cette vue les habitants de l'oppidum, espérant être secourus, poussent une clameur, prennent les armes, ferment les portes et garnissent la muraille. Au changement d'attitude des Gaulois, les centurions qui se trouvaient au milieu d'eux, comprenant qu'ils méditent quelque chose de nouveau, font tirer les glaives, s'emparent des portes et se retirent avec tous leurs soldats sains et saufs. César fait sortir du camp sa cavalerie et engage le combat contre les cavaliers gaulois. Les siens faiblissant, il envoie en renfort environ quatre cents cavaliers germains, dont il avait toujours eu le soin de se faire accompagner depuis le commencement de la guerre. Ne pouvant résister à leur charge impétueuse, un grand nombre de cavaliers gaulois sont tués, et les autres s'enfuient du côté de leur armée. Après cette défaite de la cavalerie gauloise, les habitants de l’oppidum, sous le coup d'une nouvelle terreur, se saisissent de tous ceux qu'ils supposent avoir été les instigateurs du soulèvement populaire, les amènent à César et se livrent à sa merci. § V. — Siège d'Avaricum. Cette affaire terminée, César se remit en marche pour se rendre devant Avaricum (Bourges), place des Bituriges, la plus considérable et la plus forte de tout leur territoire, et située dans la région la plus fertile de toutes leurs terres. Son motif était que, une fois maître de cette place, il était assuré de réduire en son pouvoir toute la cité des Bituriges. Vercingétorix, après tant de revers
consécutivement éprouvés à Vellaunodunum, à Genabum, à Noviodunum, assemble
son conseil, et y expose : Qu'il est nécessaire
d'employer dans cette guerre une tactique très-différente de celle qui a été
suivie jusque-là ; qu’il faut s'appliquer à atteindre par tous les moyens un
seul but, celui de couper les vivres et les fourrages aux Romains ; Qu'on y peut parvenir
facilement, puisque les Gaulois ont beaucoup de cavaliers et que l’époque de
l’année où l’on se trouve les favorise ; qu'en effets on ne peut pas encore
faucher les fourrages, et que, les ennemis étant forcés de se disperser, il
faut courir sur eux de toutes les habitations, et que chaque jour tous ces
hommes dispersés peuvent être exterminés par les cavaliers gaulois ; Que de plus, comme il y va du
salut commun, on doit faire le sacrifice des intérêts particuliers ; qu’il
faut incendier les villages et les habitations tout autour des ennemis, dans
toute l’étendue du pays environnant, où l’on jugera qu'ils pourraient mener
les bêtes au pâturage[38] ; que pour eux-mêmes, ils auront suffisamment de toutes
ces choses, vu que ceux chez qui se portera la guerre les aideront de leurs
ressources : tandis que les Romains, ou ne pourront endurer longtemps les
privations auxquelles ils seront soumis, ou ne pourront s'éloigner de leur
camp sans courir les plus grands dangers ; que d,ailleurs il est indifférent
ou de les tuer eux-mêmes, ou de les dépouiller de leurs équipages, dont la
perte les empêcherait de continuer la guerre ; Qu'outre cela, il faut
incendier toutes les places que leurs fortifications, et la nature du lieu,
ne mettraient pas à l’abri de tout danger, afin d'éviter qu'elles puissent
servir de refuge à ceux qui ne voudraient pas tenir la campagne contre l’ennemi,
ou qu'elles offrent aux Romains des provisions de vivres et du butin à
enlever ; Que si ces mesures paraissent bien dures et impitoyables, on doit considérer qu'il est encore bien plus dur que les enfants et les femmes soient entraînés en esclavage et qu'eux-mêmes soient massacrés : comme c'est fatalement le sort des vaincus. Ces projets de Vercingétorix
ayant été approuvés à l’unanimité, en un seul jour plus de vingt villes
des Bituriges sont incendiées. On fait de même dans les autres cités.
De tous les côtés on aperçoit des incendies, et si douloureux que pût
leur paraître à tous un pareil sacrifice, cependant ils s'en consolaient par
l'espérance d'une victoire presque certaine, et la confiance de pouvoir
ensuite réparer leurs pertes. C'est au moment présent de la guerre de Gaule qu'eut lieu le siège d'Avaricum, et c'est au point où nous en sommes du septième livre des Commentaires qu'on en trouve le récit. Mais déjà, dans notre précédent volume, en traitant des moyens militaires employés par Jules César en Gaule, nous avons eu l'occasion d'examiner le récit de ce siège avec beaucoup de soin, et de le discuter avec tous les développements convenables ; nous ne pourrions donc que nous répéter ici. C'est pourquoi nous croyons devoir maintenant passer outre, en renvoyant à notre premier volume le lecteur qui désirerait revoir les événements de ce siège, avec toutes ses péripéties et le massacre horrible qui en fut le résultat final : massacre qui montre bien dans quel état d'exaltation furieuse se trouvait alors César, comme nous venons de le dire plus haut. Enfin voilà une guerre digne à tous égards de la race
gauloise ! Les cités de Déjà nous avons pu voir, par la détresse que les légions eurent à subir dans le cours des événements qui se rattachent au siège d'Avaricum, que la tactique du chef gaulois pouvait être aussi utile qu'elle avait été habilement conçue. Nous avons pu voir aussi que sa politique n'était pas moins utile que noble, sage et prévoyante. L'une et l'autre ne cesseront pas dans toute cette guerre de montrer leur puissance et de porter leurs fruits ; encore bien que la fortune dût, en définitive, trahir l'une et l'autre. Elles seront, du moins pour nous, une clef des Commentaires, qui nous permettra de pénétrer jusqu'aux obscurités volontaires et calculées, à l'aide desquelles leur auteur a cherché à faire illusion au monde ; et de dévoiler la mauvaise foi qui s'y cache avec un art éblouissant, que l'on peut admirer, mais que, pour l'honneur de l'histoire, il faut, croyons-nous, déplorer et flétrir. Car la prescription n'a jamais lieu en matière d'histoire, et il nous reste contre cet homme le recours à la vérité : à la vérité tardive, il est vrai, mais juste et vengeresse. Raro antecedentem scelestum Deseruit pede pœna claudo. |
[1] Tite-Live, Épitomé, LX.
[2] Tite-Live, Épitomé, LXI.
[3] Il y fut tué vingt mille Gaulois, et trois mille furent faits prisonniers. Les éléphants que le consul Domitius fit avancer contre eux contribuèrent beaucoup à leur défaite, par l'effroi qu'ils causèrent aux chevaux de leur armée et même aux hommes. (Paul Orose, V, XIII.)
[4] L'armée des trois cités gauloises réunies était sous le commandement de Bituit et comptait deux cent mille combattants. Sur ce nombre il en périt, tant tués que noyés dans le Rhône, cent vingt mille, suivant Tite-Live (Ep., LXI) ; cent trente mille, suivant Pline (Hist. nat., VII, I) ; cent cinquante mille, suivant Paul Orose (V, XIV).
[5] Valère Maxime, IX, VI.
[6] I, XLV.
[7] On le voit, c'est bien la guerre civile de Gaulois à Gaulois, au profit de César.
[8]
Nous admettons, conformément à
[9] Strabon, Géographie, IV, II (version de Coray).
[10]
Cette terrible résolution des Sarniens jette une lumière sinistre sur l'un des
maux affreux que l'invasion de Jules César fit éprouver aux Gaulois, et dont on
ne lui tient peut-être pas assez compte ; nous voulons parler des malheureux
captifs, de toute condition, de tout âge et de tout sexe, emmenés de
En effet, les Sarniens avaient dû connaître, quelques années
auparavant, les détails de la guerre faite par les soldats de Rome à d'autres
peuples gaulois de leur voisinage, au pied des Alpes, à savoir, du côté du Var,
aux Oxybiens et aux Décéates (Polybe, Ambassades, CXXXIV), et du côté de
Nous en avons, du reste, bien d'autres témoignages dans les efforts si fréquents et si désespérés des malheureux captifs renfermés dans leurs prisons à esclaves (ergastula) ; par exemple : à Minturnes, où quatre cent cinquante esclaves furent tous ensemble mis en croix ; à Sinuesse, où il en fut massacré quatre mille ; en Sicile, où le consul Pison fit tuer çà et là huit mille fugitifs et mettre en croix tous ceux qu'il put prendre vivants ; où son successeur, le consul Rupilius, en fit tuer plus de vingt mille (Paul Orose, V, IX). Dans une nouvelle insurrection, en Sicile, ces malheureux esclaves, après trois ans de résistance aux troupes romaines, se voyant cernés par le consul Aquilius, se donnèrent tous la mort, sauf leur chef qui fut pris vivant et que les soldats romains, en se disputant et s'arrachant leur prise, écartelèrent (Florus, III, XIX).
Rappellerons-nous encore la terrible insurrection des
esclaves gaulois et germains, dirigée par les Gaulois Crixus et Œnomaus, et par
le Thrace Spartacus ; lesquels esclaves, après avoir transformé leurs fers en
épées et en javelots, défirent successivement plusieurs armées romaines ; et,
dans une dernière bataille contre les légions commandées par Crassus, se firent
tous tuer en désespérés. Cette dernière insurrection eut lieu quinze ans
seulement avant l'invasion de
Ce qu'il fallut de souffrances pour que partout les
esclaves des Romains en vinssent à un tel désespoir, nous donne à comprendre
quel fut le sort des populations de tant de cités de
[11] Cimbri, Teutoni... ab extremis Galliæ profugi, quum terras eorum inundasset Oceanus, novas sedes toto orbe quærebant. (Florus, III, III.)
Tout ce que les auteurs anciens disent de cette invasion que les Romains eurent à combattre dans les Gaules, est très-vague, souvent même contradictoire. Pour en extraire un aperçu sommaire, nous avons accordé la prépondérance d'autorité par ordre de date, à César, à Tite Live, à Pline, et ainsi de suite aux autres auteurs.
César parle de l'émigration dont il s'agit comme d'un mélange de Cimbres et de Teutons qu'on ne saurait séparer, et nous sommes obligés de rester dans ces mêmes termes pour éviter des contradictions et des difficultés inextricables dans les autres auteurs.
Tite-Live fait figurer dans une des dernières batailles de ces émigrants un troisième peuple, les Ambrons, sans dire ce qu'il est ni d'où il vient.
César et Tite-Live parlent en particulier et très-clairement de la guerre des Tigurins.
Ensuite, la plupart des auteurs, Plutarque, Tacite, Florus, Orose, ont mêlé et confondu tout ce qui concerne ces quatre peuples.
Pline indique les contrées du nord des Gaules d'où les Cimbres et les Teutons
étaient originaires, et il les indique avec des repères certains :
Les Tigurins étaient, d'après César (I, XII), l’une des quatre subdivisions primitives du peuple helvète. Il est probable que ces Tigurins occupaient le territoire qui forme actuellement les cantons de Zurich, Zug, Uri.
Quant aux Ambrons,
nous tendrions à présumer qu'ils provenaient de quelque région de
[12] Tite-Live, Épitomé, LXIII.
[13] II, XXIX.
[14] Tite-Live, Épitomé, LXV.
[15] César, I, XII. — Tite-Live, Épitomé, LXV.
[16] Paul Orose, V, XV. — De là un proverbe appliqué jadis à l'homme qui se trouvait au comble du malheur : Il a de l’or de Toulouse ! — Aurum Tholosanum ! (Aulu-Gelle, III, IX. — Valère Maxime, VI, XI.)
[17] Tite-Live, Épitomé, LXVII. — Paul Orose, V, XVI.
[18] Épitomé, LXVII.
[19] Tite-Live, Épitomé, LXVII, LXVIII. — Paul Orose, V, XVI. — Paul Orose dit que l'attaque du camp de Marius eut lieu près de l'endroit où l'Isère se jette dans le Rhône, et il y fait figurer aussi les Tigurins, c'est-à-dire en tout, quatre peuples : Cimbres, Teutons, Tigurins et Ambrons. Il dit que ces peuples étaient des Germains et des Gaulois, réunis contre le peuple romain.
Or on sait par Pline que les Cimbres et les Teutons étaient des Germains venus des bords de la mer Baltique. On sait par César que les Tigurins étaient des Gaulois venus de l'Helvétie. Et il est probable que les Ambrons qu'on voit paraître ici étaient également des Gaulois, voisins des Tigurins, avec lesquels ils auraient pris les armes pour profiter du concours des Cimbres et des Teutons, et refouler ensemble les Romains en Italie. Ainsi, nous sommes porté à croire que ces Ambrons, réunis aux Tigurins, aux Cimbres et aux Teutons contre Marius, n'étaient autres que les Ambarres (ou Ambivarètes) de l'époque de Jules César. Ce qui nous porte à le présumer, c'est l'analogie de ce nom d'Ambrons avec les noms de lieux restés traditionnellement dans la région de la rive droite du haut Rhône, tels que : Ambronay, Ambérieu, Varambon, Ambutrix, etc. ; c'est encore que la réunion des Cimbres et des Teutons avec les Helvètes Tigurins et les Ambrons eut lieu près de l'endroit où le Rhône reçoit l'Isère. En effet, les Gaulois Tigurins ayant franchi le haut Rhône pour s'unir aux Germains, et tenter avec eux d'expulser les Romains du pays des Allobroges réduit en Province romaine, rien n'était plus naturel que de voir leurs voisins, ces autres Gaulois placés un peu plus bas sur la rive droite du fleuve, s'unir aussi aux Germains pour les mêmes motifs.
[20] Ceux des leurs qu'ils avaient laissés, avec les plus gros bagages, sur la rive gauche du Rhin inférieur, y constituèrent ensuite la cité des Aduatiques, que César fit vendre pour être emmenés en esclavage, au nombre de cinquante-trois mille têtes (II, XXXIII).
[21] Tite-Live, Épitomé, LXVIII. — Paul Orose, V, XVI. — Paul Orose, qui n'était certainement pas un détracteur des Romains, dit que, dans cette dernière bataille, les légionnaires scalpèrent les femmes ennemies : Abscissis enim cum crine verticibus, inhonesto satis vulnere turpes relinquebantur.
L'invasion des Teutons et des Cimbres en Gaule, en Espagne et en Italie, jusqu'à leur entière extermination, dura douze ans. Il est remarquable que, durant les huit premières années» ces peuples furent toujours vainqueurs ; et qu'au contraire, durant les quatre dernières années, ils furent toujours vaincus. Ainsi, même en faisant la part du génie militaire de Marius, l'émigration paraîtrait avoir perdu graduellement dans le cours de ses pérégrinations une grande partie de ses forces on de ses moyens militaires. N'est-il pas probable qu'elle avait surtout perdu beaucoup de ses chevaux, et par conséquent beaucoup de ses moyens militaires ? Car sa cavalerie avait dû être sa principale force, de même que chez les autres peuples germains. Et, en effet, le récit de Paul Orose donnerait à comprendre que la dernière masse de ces émigrés n'avait plus qu'une faible cavalerie, qui fut à l'instant refoulée par l'armée romaine sur une multitude confuse de fantassins, où les légionnaires n'eurent guère que la peine de tuer cent quarante mille hommes, pour s'emparer de tout le reste de la population, comme d'un troupeau, et la conduire captive sur les marchés à esclaves.
[22]
Tite-Live, Epitomé, CIII. — Voir à ce sujet des recherches
très-intéressantes de M. JACQUES
GUILLEMAUD,
publiées sous le titre de Ventia et Solonion dans
[23] Julius Cæsar, XXIV.
[24] I, XLIV.
[25] I, XXXI.
[26] La transmission de cette nouvelle avec tant de rapidité, particulièrement aux Arvernes et à Vercingétorix, montre assez, dans le silence de César, que déjà Vercingétorix avait été l'âme du conseil secret où la guerre fut résolue et où la confédération des cités gauloises fut sanctionnée. La suite du récit ne permettra aucun doute à cet égard.
[27] Oppidum principal des Arvernes, qui était situé sur une montagne, près de Clermont-Ferrand) du côté du sud.
[28] VII, V.
[29] Ce qui montre assez qu'ils s'étaient entendus d'avance, et que Vercingétorix n'était venu chez les Bituriges avec ce corps de troupes que pour affermir tous les courages, au moment où il s'agissait de prendre les armes.
[30]
Évidemment César, pour rentrer cette fois dans
[31]
Cet oppidum des Boïens est la première
position de Vercingétorix indiquée nominalement par César, et nous avons dû
chercher à la déterminer pour tracer sur notre carte l'itinéraire du chef
gaulois en regard de celui de l'ennemi de
Le nom propre de cet oppidum des Boïens différait-il de celui du célèbre oppidum des Arvernes, qui va être vainement assailli par César ? D'après la collation des divers manuscrits et des éditions les plus anciennes des Commentaires par André Frigell, voici les variantes qu'on y rencontre : 1° Pour le nom de l'oppidum des Arvernes, Gergovia, Gergobia ; et 2° pour celui de l'oppidum des Boïens, Gergouiam, Gergobiam, Gorgobiam, Gorgobinam, Goriouam. Ainsi l'on peut admettre l'identité des noms de l'un et de l'autre oppidum.
[32] Itaque... Ordinairement, dans le style de César, c'est la continuité naturelle des pensées qui lie les phrases entre elles, et rarement il a recours aux conjonctions grammaticales, comme celle-ci. Lorsqu'il lui arrive d'employer ce moyen artificiel pour rattacher une phrase à la précédente, il nous a semblé, d'après plusieurs passages, qu'il avait recours à cette manière d'écrire dans l'exposé d'une situation délicate à présenter. Nous en verrons plus loin un remarquable exemple. Nous y retrouverons de même ce sentiment de noble indignation qu'il exprime ici : plutôt que de souffrir une aussi grande humiliation ; et comme la situation sera encore plus délicate à présenter, l'expression d'indignation sera aussi encore plus forte.
[33] VII, V.
[34] En effet, Vercingétorix est devant l'oppidum des Boïens, Or voici ce que César dît au premier livre : Quant aux Boïens, les Éduens, qui appréciaient leur remarquable bravoure, lui ayant demandé d'être autorisés à les placer sur leur territoire, il le leur permit ; et ils leur donnèrent des terres. (I, XXVIII.)
[35] On sait que pour dire, en latin, assiéger une place, le mot juste est le verbe obsidere (être assis devant) ; que pour dire emporter d'assaut, on emploie le mot expugnare (arracher du poing) ; et pour dire simplement livrer l'assaut, attaquer d'un coup de main, on emploie le mot oppugnare (agir des poings devant soi). César emploie toujours ces trois mots dans le sens précis que nous venons d'indiquer ; et nous nous en sommes assuré, particulièrement pour le mot oppugnare, dans plus de vingt passages de ses Commentaires. Or ici, et uniquement ici, il emploie ce même mot dans un sens très-vague ; il dit : Gergoviam, Boiorum oppidum... oppugnare instituit, Vercingétorix commença à donner l'assaut à Gergovia, oppidum des Boïens, sans expliquer si l'attaque fut repoussée ou si la place fut enlevée. Et même l'ensemble du récit montre que, contradictoirement au sens précis du mot oppugnare, qui indique une attaque vive, mais de très-courte durée, tout au plus de quelques heures, Vercingétorix va demeurer pendant bon nombre de jours devant l'oppidum des Boïens. Car, depuis qu'il est là, César en a été informé à Agendicum, d'où il a envoyé des messagers aux Boïens, pour leur annoncer d'avance son arrivée, etc. Ajoutons que, de fait, il n'ira pas chez eux, comme on le verra plus loin. Qu'est-ce donc que ce langage dans la bouche de César ? Évidemment il y a ici quelque chose d'obscur et de très-grave.
[36]
Veut-on nous permettre de faire mieux ressortir cette triple situation par un
petit apologue ? La cité éduenne a fait jadis un pacte avec le génie du Mal : —
elle deviendra la plus belle de toutes les cités de
L'honneur est comme une île escarpée et sans bords,
On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.
[37] On sait qu'il faut comprendre dans le sens du mot prœda, butin, toute la population captive.
[38] Vicos atque ædificia incendi opportere, hoc spatio [a Boia] quoquoversus, quo pabulandi causa adire posse videantur. — Tel est le texte, et il a beaucoup embarrassé tous les annotateurs. On voit que, dans notre version, nous avons négligé les mots compris entre les crochets. On remarquera cependant qu'ils y seraient rendus si, dans la leçon, au lieu de ces mots a Boia, on y pouvait lire ab hoste (variante proposée par un ancien annotateur, Ciacconius), ou bien ab ora (variante qui diffère bien moins, et que nous soumettons nous-même à l'appréciation du lecteur). Voici nos motifs pour écarter ainsi toute indication du pays Boïen. D'après la partie du récit qui précède, il est certain que Vercingétorix et César se trouvent actuellement chez les Bituriges ; si donc on admettait ici l'indication de la contrée ou d'une ville des Boïens, le passage serait, on le voit, stratégiquement inexplicable. En effet, à quoi bon empêcher le pâturage dans le pays des Boïens si l'armée romaine se trouve dans le pays des Bituriges ? Nous repoussons, du reste, comme non digne, l'idée que César ait placé là ce mot Boia pour mieux faire accroire à ses lecteurs de Rome qu'il était actuellement arrivé chez les Boïens, où il avait précédemment fait annoncer son arrivée, et où, à la rigueur, il pouvait tendre par le chemin détourné qu'il a pris, mais évidemment non y être arrivé tant qu'il restera chez les Bituriges.