JULES CÉSAR EN GAULE

 

DEUXIÈME ÉPOQUE. — SEPTIÈME ANNÉE DE LA GUERRE.

(Av. J.-C. 52 — De R. 702). CONSULS : POMPÉE LE GRAND, D'ABORD SEUL ; PUIS AU BOUT DE 7 MOIS, AVEC C. CÆCILIUS METULLUS SCIPION.

POLITIQUE DE VERCINGETORIX : UNION NATIONALE DES CITÉS DE LA GAULE. GUERRE COMMUNE POUR LA LIBERTÉ.

CHAPITRE PREMIER. — DÉBUT DE LA GUERRE DE VERCINGÉTORIX JUSQU'AU SIÈGE D'AVARICUM.

 

 

§ I. — Situation politique des belligérants. Défaites et pertes de territoire éprouvées précédemment par les Arvernes. Perfidie des Romains à leur égard. Vieille rivalité politique entre les Éduens et les Arvernes.

 

Voici la première guerre nationale de la race gauloise. Les cités s'unissent politiquement et la nation se forme au milieu des glaives romains, pour reconquérir la liberté commune. Cette guerre mérite donc toute notre attention. Reprenons les choses de plus haut.

Comment a-t-il pu advenir que César, depuis six ans qu'il pousse à travers la Gaule tant de sanglantes expéditions, sous un prétexte ou sous un autre, du sud au nord et de l'est à l'ouest, que lui qui est allé attaquer les Germains au-delà du Rhin et les Bretons dans leur île, n'ait jamais encore attaqué les Arvernes : les Arvernes dont le territoire touchait à sa province, et dont il apercevait les montagnes deux fois par an, lorsqu'il se rendait en Italie ou qu'il en revenait ? Comment a-t-il pu se faire que ces Arvernes avec leurs clients soient les seuls Gaulois restés libres à cette heure, et que César ne les ait attaqués ni par ses moyens militaires, ni par sa politique captieuse, eux qu'on savait à Rome avoir eu des princes combattant sur des chars en argent : indice de richesses qui n'étaient pas à négliger pour une armée romaine et surtout pour César ; eux, qui étaient puissants en Gaule et qui notoirement y disputaient aux Éduens, amis de César, la prééminence parmi les cités ? Car l'Eduen Divitiac avait informé César, dès son arrivée, que la Gaule entière était divisée en deux factions, dont l’une avait pour chefs les Éduens et l’autre les Arvernes (I, XXXI). La domination des Éduens, et partant celle de César, avait donc à redouter encore plus les Arvernes que ces farouches Germains d'Arioviste contre lesquels le guerrier romain, à la prière de ses amis gaulois, avait immédiatement dirigé ses armes.

En un mot, les Éduens étaient depuis longtemps les amis et les alliés du peuple romain ; les Arvernes, au contraire, étaient ses ennemis déclarés. Comment donc a-t-il pu advenir que César, depuis six ans qu'il a envahi la Gaule, y ait opprimé par sa politique ou par ses armes toutes les cités, sauf les Arvernes et leurs clients ? Et dès lors, comment expliquer qu'un jeune chef des Arvernes, jusque-là tranquillement témoin de tout ce qui est arrivé en Gaule pendant les six premières années de la guerre, se lève aujourd'hui et entreprenne d'attaquer lui-même, par la politique aussi bien que par les armes, l'astucieux et terrible conquérant et d'en délivrer la Gaule ?

Pour se rendre compte et de tous ces événements et de la marche de la conquête jusqu'à ce jour, mais surtout pour bien comprendre la situation politique des belligérants, à cette heure où va commencer une phase toute nouvelle de la guerre, et où va se produire le suprême effort de la Gaule, dans une insurrection nationale dont Vercingétorix sera le promoteur, le héros et la victime, il convient de jeter un coup d'œil rétrospectif sur les principaux faits de la première invasion de la Gaule transalpine par les Romains : alors que les légions, pénétrant par Massilia (Marseille), envahirent de proche en proche toutes ces régions du territoire gaulois, qui furent appelées ensuite la Gaule narbonnaise. C'est là, d'ailleurs, une partie de notre histoire ancienne qui est demeurée très-obscure, où il importe de porter la lumière autant que possible, et qui, du reste, ne manque pas d'intérêt politique.

Déjà, l'an 124 avant notre ère, quatre-vingt-quatorze ans après le passage d'Annibal sur les rives du Rhône, soixante-six ans avant l'arrivée de César à travers les Alpes graies, les Arvernes avaient pu voir, des sommets de leurs monts Cévennes, une première armée romaine envahir le territoire gaulois par le littoral de la Méditerranée. Elle y accourait, à l'appel de l'opulente et imprudente Massilie, en auxiliaire désintéressée ; son but unique était de protéger une cité amie contre des voisins incommodes et turbulents, les Salyens, qui commettaient des déprédations sur ses terres[1]. Mais après que les Salyens eurent été vaincus, dès Tannée suivante, les Romains, trouvant bon de s'établir définitivement à leur place et non loin de Massilie, y fondaient leur premier établissement en Gaule transalpine, leur première colonie : Aquæ Sextiæ (Aix), point de départ d'envahissements successifs qui ne devaient plus s'arrêter.

Deux ans après, sous prétexte que les Allobroges ont donné au roi des Salyens fugitif, Teutomale, un refuge et une hospitalité de roi, et en même temps, à l’appel d’ambitieux et imprévoyants Gaulois, les Éduens, alliés et amis du peuple romain, qui se plaignent que ces mêmes Allobroges ont ravagé leurs terres[2], les légions protectrices, conduites par Domitius Ænobarbus, s'avancent au nord en remontant le long du Rhône sur la rive gauche. Les Allobroges marchent bravement à leur rencontre, et leur barrent le chemin un peu au-dessus d'Avignon. Mais leur courage est impuissant contre la supériorité des moyens militaires et contre les éléphants que leur opposent les Romains, et ils éprouvent la défaite la plus désastreuse[3]. Voilà les Romains à l'entrée du territoire allobroge.

L'année suivante, affaiblis par cette défaite et redoutant l'avenir, les Allobroges invoquent l'appui de leurs puissants voisins et amis, les Arvernes. La grande cité gauloise fait marcher à leur secours son armée avec son roi Bituit (Bituitus), et les deux armées réunies, augmentées encore de troupes auxiliaires envoyées par les Ruthènes (Rouergue), attendent les Romains sur la rive gauche du Rhône, près de l'endroit où l'Isère se jette dans le fleuve (peut-être à Romans). Les Gaulois y sont aussi braves que précédemment et bien plus nombreux ; mais les armes romaines l'emportent une seconde fois[4].

Après ce désastre, le roi des Arvernes, Bituit, fut donné en spectacle au peuple de Rome. Revêtu de son armure aux couleurs variées et placé sur le char d’argent d'où il avait commandé pendant la bataille, il fut traîné derrière le char de triomphe du consul vainqueur, Q. Fabius Maximus Allobrogicus (Florus, III, II).

El, ce qui est à remarquer, c'est que cet infortuné roi n'avait point été fait prisonnier dans la bataille. Après être rentré dans sa cité, il avait cru devoir demander la paix aux Romains, et il était venu, sous la foi du droit des gens y s'aboucher à cet effet avec le proconsul Cn. Domitius Ænobarbus, qui l'avait perfidement appelé auprès de lui, et s'était ainsi, par la plus noire des trahisons, emparé de sa personne.

Voici comment Valère Maxime rapporte le fait : — Un trop grand désir de la gloire poussa à la perfidie Cn. Domitius, homme d'une haute naissance et d'un grand courage. En effet, irrité de ce que Bituit, roi des Arvernes, eût engagé et son peuple et le peuple allobroge à implorer la protection de son successeur au consulat, Q. Fabius, pendant que lui-même restait encore dans la Province, il l’invita, sous prétexte d'une conférence, à venir auprès de lui, et, après ravoir reçu comme son hôte, il le fit charger de fers et le fit transporter à Rome sur un vaisseau. Le sénat ne put approuver cette action, mais il ne voulut pas renoncer à en profiter, de crainte que, si Bituit était renvoyé dans sa patrie, il n'y renouvelât la guerre. C'est pourquoi, il l’envoya en prison à Albe[5].

Selon Tite-Live (Ep., LXI), — Bituit, s'étant rendu à Rome pour donner satisfaction au sénat, fut envoyé en prison à Albe, parce qu'il paraissait dangereux pour la paix qu'il fût renvoyé en Gaule. On décréta aussi que son fils Congentiat, dont on s’était emparé, serait envoyé à Rome. — Ainsi Tite-Live, pour dissimuler la violation flagrante du droit des gens par la politique romaine, a altéré habilement dans son récit la vérité du fait public. On voit de plus que, bien longtemps avant le mot fameux de Vespasien (non olet), le sénat de Rome pratiquait déjà la même maxime dans l'ordre moral.

Ainsi les Arvernes avaient, dès cette époque, deux raisons de détester le peuple romain : d'abord, le désastre de leur armée ; puis, la doublé perfidie commise par le consul Domitius et par le sénat lui-même à l'égard de Bituit, leur roi, et de son fils Congentiat.

Outre cela, il y a lieu de penser qu'en même temps les Arvernes avaient été spoliés d'une partie très-importante de leur ancien territoire.

En effet, il est certain que, à la suite de la victoire de Fabius sur l'armée des trois cités gauloises, tout le territoire des Allobroges fut réduit en province romaine. César l'indique clairement dans plusieurs passages (I, IV ; VII, LXIV, LXXVII), et Tite-Live le constate d'une manière positive (Ep., LXI). Cela étant, pourrait-on comprendre que les Romains eussent, tout au contraire, respecté le territoire des deux autres cités vaincues ? Pourrait-on admettre que César ait dit vrai, lorsqu'il a dit, dans sa conférence avec Arioviste, — qu’après la victoire de Fabius Maximus, le sénat voulut laisser aux Arvernes et aux Ruthènes leur territoire, leurs lois et la liberté, sans même exiger d’eux aucun tribut[6]. — tandis qu'on a vu ce même sénat enlever tous ces biens aux Allobroges ? En un mot, peut-on croire que l'une des trois cités vaincues ait été si durement opprimée, et que les deux autres n'aient eu à subir aucune conséquence fâcheuse de cette défaite commune ? Peut-on croire cela, surtout quand on sait que le sénat romain n'a pas reculé devant l'emploi de procédés infâmes à l'égard des deux princes des Arvernes ?

Il est donc permis de présumer qu'après la victoire de Fabius, les Romains ont immédiatement spolié les Arvernes et les Ruthènes de toutes les parties de leurs territoires où ils ont pu s'établir ; et que si la majeure partie de ces territoires, si le cœur même de la cité des Arvernes se trouva alors préservé, ce fut, non par une indulgence magnanime du sénat, contrairement à ses habitudes spoliatrices, mais bien par la chaîne des monts Cévennes, devant laquelle l'invasion romaine dut faire une halte, comme précédemment devant la chaîne des Alpes.

C'est là, on le voit, une question sur laquelle il importe d'être fixé : soit pour constater le fait historique lui-même, qui a son intérêt propre, soit pour juger de la bonne foi de César en matière d'histoire, soit pour sonder avec quelque certitude tous les sentiments qui durent animer les Arvernes contre les Romains dans cette guerre de Vercingétorix.

S'il est vrai, comme le dit César, qu'après la victoire de Fabius Maximus, les Romains n'aient spolié les Arvernes et les Ruthènes d'aucune partie de leur territoire, ni asservi aucun peuple de leurs cités, la Province transalpine dut, à cette époque, rester limitée au Rhône, et ne se composer que des territoires précédemment envahis en détail, à savoir : de celui des Salyens, autour d'Aix ; probablement déjà de celui des Cavares, en remontant le long du Rhône ; et enfin de celui des Allobroges, toutes contrées situées sur la rive gauche du fleuve, depuis le territoire de Marseille jusqu'à l’extrémité orientale du lac Léman.

Or, à l'arrivée de Jules César en Gaule, la Province transalpine avait pour limites du côté de l'ouest la ligne des Cévennes dans toute sa longueur, avec un prolongement jusqu'aux Pyrénées, comme on va le voir. Car la Province comprenait alors, sur la rive droite du Rhône, tout le territoire des Helviens (Vivarais) ; tout celui des Volces-Arécomices jusqu'à la mer et aux Pyrénées (Languedoc) ; celui de Carcassonne et celui de Toulouse, d'où nous avons vu Publius Crassus, lieutenant de César, appeler nominativement un grand nombre de vaillants hommes pour venir avec lui envahir l'Aquitaine ; et enfin, celui des Ruthènes provinciaux.

Nous n’ignorons pas qu'on a mis en doute le nom, et par conséquent l’existence de ces Ruthènes provinciaux, c'est-à-dire annexés à la Province ; mais le sens du texte où César en parle nous paraît ne permettre aucun doute sur le fait de cette annexion. Il dit que, voulant faire attaquer la Province de ce côté-là, — Vercingétorix envoie chez les Ruthènes le Cadurce Lucter : lequel d'abord fait entrer cette cité dans l’union gauloise ; puis, il passe chez les Nitiobriges (Agénois) et chez les Gabales (Gévaudan), rassemble beaucoup de troupes, et marche sur la Province dans la direction de Narbonne. Informé de cela, César accourt et établit des postes de défense chez les Ruthènes provinciaux (in Ruthenis provincialibus), chez les Volces-Arécomices, chez les Tolosates et autour de Narbonne : pays, dit-il lui-même, limitrophes du territoire ennemi (VII, V, VII). — Il est donc bien clair qu'il s'agit ici de deux peuples ruthènes différents, les Ruthènes simplement dits et les Ruthènes provinciaux, qui étaient, l'un du côté des Gaulois, l'autre du côté de César[7].

Par conséquent, il est déjà incontestable que, durant les soixante-trois ans qui s'écoulèrent depuis la victoire de Fabius Maximus jusqu'à l'invasion de la Gaule par Jules César, les Ruthènes, vaincus avec les Arvernes et les Allobroges par ce consul Fabius, avaient été spoliés d'une partie considérable de leur territoire primitif, qui avait été annexée à la Province transalpine et soumise aux Romains sous le nom de Rutheni provinciales ; tandis que, sur le reste de ce territoire primitif, une autre portion de la cité des Ruthènes était demeurée libre et ennemie des Romains[8].

Mais l’ensemble de ce territoire primitif des Ruthènes n'était qu'une petite portion de la vaste étendue de pays annexée à la Province transalpine dans ce même intervalle de temps. Tout le surplus, quelles cités gauloises en avaient été spoliées par les Romains ? Nous n'hésitons point à dire que c'étaient les Arvernes ou du moins des cités clientes des Arvernes.

En effet, Strabon, parlant de l'ancienne puissance des Arvernes, s'exprime ainsi : — La domination des Arvernes s'étendit jusqu'à Narbonne et jusqu'aux frontières de Marseille. Ils commandaient à plusieurs peuples jusqu'aux Pyrénées, au Rhin et à l'Océan[9]. — On voit par là que les possessions primitives des Arvernes s'étendaient au sud jusqu'à la Méditerranée, depuis les bouches du Rhône jusqu'à Narbonne ; et que les divers peuples clients de cette puissante cité étaient comme échelonnés dans toute la zone méridionale des Gaules, depuis les contrées occupées par les Allobroges et les Nantuates jusqu'aux Pyrénées et à l'Océan.

D'un autre côté, Tite-Live (XXVII, XXXIX), en parlant du passage d'Asdrubal à travers la Gaule transalpine par le même chemin qu'avait suivi Annibal, s'exprime de cette manière (sans doute d'après Polybe lui-même) : — Car, non-seulement les Arvernes et ensuite successivement les autres peuples de la Gaule et des Alpes lui firent bon accueil, mais encore ils le suivirent à la guerre. — Ce qui montre clairement que, dès les Pyrénées, Asdrubal était entré sur l'ancien territoire des Arvernes.

Ainsi les Arvernes possédaient primitivement le pays des Helviens (Vivarais) et tout le pays des Volces-Arécomices (Languedoc), dont Nîmes (Nemausus) était la ville principale et Narbonne le port le plus important. C'étaient donc eux qui avaient perdu la presque totalité de ce vaste et riche territoire compris entre le Rhône, la chaîne des Cévennes et la Méditerranée ; territoire qui avait été annexé à la Province transalpine après la victoire de Fabius et avant l'invasion de la Gaule chevelue par Jules César.

Enfin, pour constater d'une manière certaine, et contrairement à l'affirmation de César, que cette annexion fut faite immédiatement après la victoire de Fabius, jetons un coup d'œil rapide sur les divers événements de guerre dont ces régions furent le théâtre durant ce même intervalle de temps, en suivant l'ordre chronologique, afin de bien distinguer ce que les Romains ont occupé immédiatement après la victoire de Fabius de ce qu'ils ont pu n'envahir que plus tard.

Nous voyons dans Eutrope (Breviarium, IV) le consul Q. Marcius Rex, trois ans après la victoire de Fabius, occupé à créer des ports romains dans la Province transalpine. Sous son consulat (av. J.-C. 118), une colonie romaine fut conduite à Narbonne, Narbo, port du pays des Volces-Arécomices, qu'on surnomma depuis lors du nom de ce consul, Narbo Marcius. Ce qui autorise à penser que déjà le pays des Volces-Arécomices se trouvait incorporé à la Province transalpine, qui allait s'appeler plus tard la Gaule narbonnaise.

Cette même année, le même consul Q. Marcius paraît s'être emparé du port de Toulon, Telo, surnommé aussi Telo Marcius. Voici ce qui nous suggère cette opinion touchant notre grand port militaire.

On lit, d'une part, dans l’Épitomé de Tite-Live (LXII) : Le consul Q. Marcius se rendit maître des Sarniens, peuple des Alpes. — Quintus Marcius consul Sarnios gentem alpinam expugnavit. — Et, d'une autre part, on lit dans Paul Orose (V, XIV) : Le consul Q. Marcius alla attaquer une peuplade gauloise établie au pied des Alpes. — Q. Marcius consul Gallorum gentem, sub radice Alpium sitam, bello aggressus est. — Ces Gaulois, se voyant investis par les troupes romaines et comprenant qu'ils ne pourraient leur résister, tuèrent leurs femmes et leurs enfants et se jetèrent dans les flammes. D'un certain nombre d'entre eux, qui, surpris par les Romains, n'avaient pas eu le temps de se donner la mort et avaient été faits prisonniers, les uns s’affranchirent par le fer, les autres se pendirent, d'autres se laissèrent mourir de faim : et il n'en resta pas un seul, même un enfant, qui se résignât par amour de la vie à supporter le sort des esclaves.

On voit qu'il n'est allégué ici aucun motif de guerre ; ce qui permet de présumer que cette peuplade gauloise établie au pied des Alpes fut attaquée par les Romains pour s'emparer de quelque possession utile, par exemple d'un port où ils pussent communiquer librement avec les régions de la rive gauche du Rhône, au cas où celui de Marseille leur serait fermé. On voit d'ailleurs assez clairement, par les détails de cette horrible catastrophe, qu'elle eut lieu dans une ville forte, où toute la population des Sarniens se trouvait investie ; et rien ne donne à penser qu'une partie de cette population y fût venue d'un territoire environnant. Tite-Live, de son côté, a employé ci-dessus l'expression expugnavit, c'est-à-dire enleva d’assaut. Tout semble donc indiquer ici une ville forte, située au pied des Alpes, et dont le peuple vivait, non pas de la culture d'un territoire, mais bien de quelque industrie primitive, comme aurait été le commerce ou la pèche. D'un autre côté, le surnom de Marcius, donné à Telo comme à Narbo, et l'identité du motif qui a pu porter le consul Marcius à s'emparer du port de Telo, aussi bien qu'à envoyer une colonie à Narbo, nous semblent désigner suffisamment Telo Marcius (Toulon), comme ayant été jadis cette ville, située au pied des Alpes, où les malheureux Gaulois appelés Sarniens, bloqués par le consul Q. Mareius Rex, et réduits à la cruelle extrémité d'opter entre la mort ou l'esclavage romain, préférèrent mourir, tous, même les enfants[10]. Il ne faut donc point s'étonner que le nom des Sarniens ait disparu du territoire de la Gaule.

Cinq ans plus tard (av. J.-C. 113), survint l’invasion des Cimbres et des Teutons : peuples chassés des régions extrêmes de la Gaule par une inondation de l'Océan, dit Florus, et cherchant partout de nouvelles terres où ils pussent se fixer[11]. Une colonne de ces émigrants débouchait alors en Illyrie et y mettait en fuite Tannée du consul Carbon[12] ; tandis qu'une autre colonne, après avoir franchi le Rhin inférieur et laissé sur la rive gauche du fleuve ses plus lourds bagages avec une garde de six mille hommes, traversait la Gaule chevelue, dit César[13] ; puis, quatre ans après l'invasion de la première colonne en Illyrie, pénétrait dans la Province transalpine. Attaqués là par le consul Silanus (109), les Cimbres et les Teutons remportent la victoire et restent dans les contrées qu'ils occupent[14].

Deux ans après cette bataille (107), les Tigurins, l’une des quatre subdivisions, du peuple helvète, franchissent le Rhône et pénètrent dans le pays des Allobroges, où ils surprennent par une embuscade et battent complètement l'armée du consul Cassius, lequel est tué avec son lieutenant L. Pison, personnage consulaire, bisaïeul de la femme de César[15]. Ces Tigurins étaient-ils d'accord avec les Allobroges pour profiter de la victoire remportée par les Cimbres sur Silanus et tâcher de délivrer la Gaule des Romains ?

L'année suivante, le consul Cépion s'empare de Tholosa (Toulouse), la ville des Tectosages, et y enlève du temple d'Apollon une quantité énorme d'or et d'argent, qu'il fait partir pour Marseille, sous bonne garde. Mais, dans le trajet, il fait lui-même massacrer la garde et voler le trésor. Ce pillage du temple d'Apollon, où les Tectosages avaient placé les dépouilles rapportées de Delphes, fut considéré par les Romains comme ayant attiré, non-seulement sur le consul, mais encore sur tous ceux qui avaient touché à l'or sacré, une mort funeste, et sur la République elle-même les désastres qui vont suivre[16].

D'abord M. Aurelius Scaurus, lieutenant du consul, est battu et fait prisonnier par les Cimbres. Puis, l'un des consuls de l'année suivante, Cneus Mallius, ayant été envoyé en Gaule transalpine, où Cépion était resté en qualité de proconsul, ils ne peuvent s'entendre pour la défense de la Province, et se la partagent, en adoptant comme ligne de démarcation entre eux le cours du Rhône. Ce qui démontre bien que déjà auparavant le territoire de la rive droite du Rhône faisait partie de la Province romaine.

Les Cimbres et les Teutons les attaquent l'un après l'autre, s'emparent des deux camps, et infligent aux deux armées romaines un désastre tel qu'il fut tué quatre-vingt mille soldats, tant romains qu'alliés, avec quarante mille valets de toutes sortes, et que, de ces deux armées, il n'échappa que dix mille hommes. Les vainqueurs détruisirent le butin, qui était immense ; tout fut jeté dans le Rhône, même l’or et l'argent[17].

A cette nouvelle, la terreur fut très-grande à Rome. Mais la guerre d'Afrique se trouvait terminée ; Marins était rentré amenant avec lui le terrible Jugurtha qu'il avait réussi à se faire livrer par un traître. Après que le guerrier africain eut été exposé aux regards de tous, promené avec ses deux fils devant le char de triomphe du grand consul plébéien, et qu'ensuite il eut été mis à mort dans la prison, Marins fut nommé consul pour la seconde fois, puis nommé encore d'année en année, dans la crainte des Cimbres, dit Tite-Live[18].

Après que ceux-ci, à la suite de leur dernière victoire, eurent épuisé toutes les ressources des contrées situées entre le Rhône et les Pyrénées, ils avaient poussé en avant, et passé en Espagne. Mais, repoussés de l'Espagne dans la Province de Gaule, ils s'étaient ralliés aux Teutons, et ensemble ils s'acheminaient vers l'Italie, lorsqu'ils rencontrèrent devant eux Marins, consul pour la quatrième fois (102), qui les attendait au pied des Alpes, non loin de l’endroit où le Rhône reçoit l’Isère, à la tète d'une nouvelle armée, organisée et disciplinée par lui-même, avec toute son expérience.

Marius, d'abord, se contente de défendre son camp assailli par ces masses d'émigrants, Teutons et Cimbres, renforcés d'Ambrons ; puis, comme ils renoncent à l'attaquer pour prendre la direction de l'Italie, il les suit, leur livre, aux environs d'Aix, deux batailles consécutives, à quatre jours d'intervalle, et les extermine dans ces deux journées[19].

L'année suivante, Marins repasse les Alpes avec son armée victorieuse, qu'il réunit à celle du proconsul Catulus, et ensemble, ils font éprouver le même sort aux Cimbres, non loin de Milan.

Ainsi se trouva complètement détruite, partie en Gaule et partie en Italie, toute cette émigration des Teutons et des Cimbres[20], dont, en somme, trois cent quarante mille combattants furent tués, et cent cinquante mille furent faits prisonniers, sans compter toute la population incapable de porter les armes. Les femmes elles-mêmes combattirent et défendirent leurs enfants avec toute la fureur que peut inspirer l'amour maternel ; la plupart se firent tuer ou se tuèrent elles-mêmes, après avoir tué leurs enfants d'une manière horrible[21].

Enfin, quatre ans avant l'invasion de Jules César en Gaule, eut lieu l'insurrection des Allobroges dirigée par Catugnat et réprimée par le préteur Pomptinus, où les troupes romaines se portèrent, de la rive droite du Rhône, sur la rive gauche pour aller attaquer les Allobroges[22].

Tel est le tableau complet des divers faits de guerre qui ont eu pour théâtre la Province transalpine, depuis la victoire de Fabius Maximus sur les Allobroges, les Arvernes et les Ruthènes, réunis sous le commandement du roi des Arvernes, Bituit, jusqu'à l'invasion de la Gaule chevelue par Jules César. On voit ainsi clairement que, à l'exception de la place forte des Samiens annexée par le consul Marcius Rex (probablement Telo Marcius, Toulon), et du territoire de Tholosa (Toulouse) annexé par le consul Cépion, tout le reste du vaste et riche territoire annexé à la province transalpine dans ce même intervalle de temps, l'avait été immédiatement à la suite de la victoire de Fabius. Et Strabon nous ayant fait connaître l'étendue primitive des possessions des Arvernes, nous pouvons conclure avec certitude qu'à la suite de la victoire de Fabius, et en même temps que les Allobroges furent spoliés de tout, les Arvernes et les Ruthènes furent de même spoliés les uns et les autres, d'environ moitié de leur territoire et de leur population. Les Ruthènes y perdirent le pays des Ruthènes provinciaux (pays d'Albi), et les Arvernes le pays des Helviens (Vivarais) avec celui des Volces Arécomices (Languedoc).

Mais, pour les Arvernes surtout, ce fut la fleur de leurs possessions qu'ils perdirent dans ces versants méridionaux de la chaîne des Cévennes jusqu'au Rhône et à la mer ; région si bien exposée au soleil ; contrées favorisées par la nature, où mûrissait à perfection le raisin (qui semblerait destiné à fournir la boisson des Gaulois), la figue, l'amande, l’olive ; où l’on commence à apercevoir l'oranger et le palmier des régions brûlantes ; et enfin, où un grand fleuve à cours peu variable et une belle mer bleue viennent offrir à l'homme tous leurs bienfaits.

Il ne faut donc plus s'étonner de la ressemblance frappante qui existait entre les noms primitifs de Nîmes (Nemausus) et de Clermont-Ferrand (Nemossus).

Ainsi, contrairement à l'affirmation de César, citée plus haut, après la grande victoire de Q. Fabius Maximus sur les Allobroges, unis aux Arvernes et aux Ruthènes, ce ne fut nullement un acte de magnanimité exceptionnelle du sénat qui sauvegarda le territoire, les lois, la fortune et la liberté de deux de ces trois cités vaincues ensemble ; mais ce fut la chaîne des monts Cévennes qui préserva environ la moitié des Arvernes et des Ruthènes de la perte de tous ces biens des peuples. Peut-être aussi fut-ce le peu d'attrait qu'offrait à la convoitise romaine un pays froid, couvert de grandes montagnes, et peuplé d'hommes énergiques.

Dans cet état de choses, et en face d'un compétiteur à l'occupation de la Gaule qu'il voulait évincer. César avait besoin de proclamer le droit de cette Gaule à la liberté ; et, ne pouvant s'appuyer que sur l'exemple apparent des Arvernes et des Ruthènes demeurés libres, il n'a effectivement pas manqué d'alléguer cette raison ; et, par ce moyen, il est parvenu à fonder sur une apparence de vérité la thèse mensongère qu'il soutenait contre Arioviste.

De plus, César en tirait le bénéfice d'une calomnie politique, tendant à placer les Arvernes dans des conditions apparentes d'ingratitude à l'égard de leurs anciens vainqueurs. Il n'est donc pas ici hors de propos, ni sans importance historique, d'examiner encore une autre assertion de César, que nous considérons comme une seconde calomnie politique à l'égard des Arvernes ; moyen peu digne, il est vrai, mais auquel nous l'avons déjà vu, et nous le verrons encore recourir si souvent, pour dissimuler la préméditation et le véritable but de ses attaques dirigées contre tant de peuples, les uns après les autres.

Au témoignage de Suétone[23] et de Plutarque, on s'était ému à Rome de cette suite interminable de guerres suscitées en Gaule transalpine sans l'autorisation du sénat ; et Caton, comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire, était allé jusqu'à proposer de livrer César aux ennemis, attendu l'injustice de ces guerres. Du reste, César lui-même y fait allusion par les paroles qu'il prête à Arioviste dans la conférence qu'il eut avec lui[24]. Or, quand le guerrier, politique et écrivain, dicta ses Commentaires, le meilleur prétexte dont il pût couvrir la guerre qu'il était allé faire de propos délibéré à Arioviste, c'était assurément de présenter ce Germain comme ayant été appelé en Gaule par les Arvernes. Car les Romains devaient haïr les Arvernes et leurs alliés, à raison même du mal qu'ils avaient fait à cette généreuse cité, et de la violation du droit des gens qu'ils avaient commise envers son roi. César met donc en avant que : — Arioviste et ses Germains ont été appelés en Gaule par les Arvernes aussi bien que par les Séquanes, pour que ces étrangers vinssent les aider à vaincre les Éduens[25].

Mais, outre que les Arvernes, avec tous leurs clients réunis aux Séquanes, eussent très-probablement pu se passer des Germains pour vaincre les Éduens, à une époque où la clientèle et les forces de cette dernière cité n'avaient pas encore atteint le degré de puissance où César les éleva dans son propre intérêt, les faits rapportés dans les Commentaires et les expressions mêmes de César démontrent d'une manière très-claire que le texte sur lequel nous venons d'attirer l’attention n'est qu'une assertion calomnieuse.

En effet, César, dans tout ce qu'il dit ensuite concernant cette intervention d'Arioviste et les rapports des Gaulois avec le guerrier germain, ne parle plus du tout des Arvernes. Il ne parle absolument que de la guerre entre les Séquanes et les Éduens, du secours amené aux Séquanes par Arioviste, et des conséquences de cette intervention étrangère, qui furent encore plus fatales aux Séquanes qu'aux Éduens.

Citons quelques-unes des expressions de César à ce sujet : Divitiac lui expose que, épuisés par cette guerre, les Éduens ont été forcés, eux qui avaient eu tant d'autorité en Gaule, de livrer aux Séquanes pour otages toute la noblesse de leur cité ; et de faire jurer à la cité elle-même de ne point réclamer ces otages, de ne point implorer le secours du peuple romain, et de rester à perpétuité et à discrétion soumis au commandement des Séquanes... Mais que cette guerre a eu pour les Séquanes vainqueurs un résultat pire que pour les Éduens vaincus, attendu qu'Arioviste s'était établi roi des Germains sur le territoire des Séquanes, dont il occupait le tiers en étendue (I, XXXI). — César s'aperçoit que, seuls entre tous les autres députés des cités, les Séquanes baissent tristement la tête et tiennent leurs regards fixés à terre (I, XXXII). — César fait encore demander à Arioviste de rendre les otages qui lui ont été livrés par les Éduens ; et de consentir à laisser aux Séquanes la liberté de rendre, de leur côté, ceux qu'ils en ont reçus (I, XXXV). — Arioviste répond que, dans ces combats des Éduens contre lui et contre les Séquanes, les Éduens eux-mêmes n'ont point été secourus par le peuple romain (I, XLIV)...

Ainsi, jamais César n'a montré, de fait, les Arvernes pactisant avec Arioviste. On doit donc considérer l'assertion citée plus haut comme une pure calomnie, une calomnie politique, employée par lui pour se faire approuver à Rome d'avoir conduit l'armée romaine contre l’armée d'Arioviste.

Et maintenant, après ce rapide exposé des faits antérieurs à la guerre de César en Gaule transalpine, que convient-il d'en retenir, qu'on doive rapprocher des faits survenus durant les six premières années de cette guerre, afin de bien apprécier la situation politique des belligérants au moment actuel, où Vercingétorix vient ranimer le courage des vaincus, et diriger leurs efforts pour reconquérir l'indépendance ?

D'une part, les Arvernes étaient depuis longtemps les ennemis déclarés des Romains. Accourus jadis à la défense de leurs voisins et amis, les Allobroges, injustement attaqués dans leurs foyers par une armée romaine, ils avaient subi l'humiliation d'une grande défaite, dont ils avaient à se relever. — Ensuite ils avaient vu leur roi Bituit, et son fils Congentiat, attirés dans un guet-apens par un consul romain et emmenés prisonniers, au mépris du droit des gens ; et cet acte d'odieuse perfidie consommé avec l'assentiment du sénat lui-même pour en recueillir le fruit. — Ils avaient été contraints, par la supériorité incomparable des armes des légions, de se retirer au sein de leurs montagnes, et de laisser aux mains d'envahisseurs sans foi presque la moitié de l'étendue, mais surtout la plus riche partie de leur territoire. — C'étaient autant de griefs profondément gravés dans leurs cœurs. Cependant, quoique amoindris, ils n'avaient pas cessé de tenir une grande place et de jouir d'un grand crédit parmi les cités gauloises. Si bien que, avec de telles dispositions et dans un tel état de choses, il n'y avait pas à espérer pour César qu'ils voulussent jamais, écoutant les conseils d'un lâche égoïsme ou d'une ambition coupable, pactiser avec lui.

D'une autre part, tout au contraire : — les Éduens étaient depuis longtemps les alliés et les amis du peuple romain. — C'était à leur appel et sous prétexte de les protéger contre les agressions des Allobroges, que jadis les Romains, à partir de leur premier établissement en Gaule transalpine, fondé aux bouches du Rhône pour protéger aussi la riche Massilie, avaient pénétré à l'intérieur et occupé la vallée de ce grand fleuve gaulois. — C'était à l'appel des Éduens et sous prétexte de les protéger contre les dévastations des Helvètes, qu'une armée romaine, conduite par César, avait franchi pour la première fois le haut Rhône et la Saône. — C'était encore à leurs instantes prières, et toujours pour les protéger, que César s'était si facilement décidé à tourner ses armes contre Arioviste, et qu'il avait rejeté au-delà du Rhin ce terrible guerrier, vaincu et humilié. — C'était ensuite avec leur assistance et leur complicité que, après avoir fait dissoudre l'alliance défensive des cités Belges, il était parvenu à écraser et à dominer, les uns après les autres, les différents peuples de la Gaule belgique et de la Gaule celtique.

Jusqu'alors, la prudence lui avait conseillé de ne point s'attaquer aux Arvernes, cité énergique, notoirement hostile à ses desseins et à sa personne, puissante et riche, occupant un pays difficile, possédant une clientèle considérable, et dont l'influence sur une grande partie de la Gaule eût pu lui devenir aussi funeste, en réunissant les cités, que celle des Éduens lui avait été utile, en l'aidant à les diviser. Avant tout, il avait regardé comme étant d'une bonne et sage politique de paraître ne songer aucunement aux Arvernes. Les laissant donc de côté, il avait d'abord porté ses coups au loin, et ce n'est que peu à peu qu'il avait rétréci le cercle dans lequel il lui convenait d'enfermer le dernier boulevard de la liberté gauloise.

D'où il devait advenir que, pendant six ans. César n'attaquerait les Arvernes ni directement et de vive force, ni indirectement et par les moyens occultes de sa politique captieuse. Il avait jugé plus facile et plus sûr, en paraissant les oublier, de s'appuyer sur leurs rivaux en influence et en forces, les Éduens, qui, de longue date, se faisaient gloire d'être les alliés et les amis du peuple romain, et qui étaient prêts à lui faciliter de toutes manières l'accomplissement de ses projets d'envahissement et de domination, partout où cette cité gauloise avait action et autorité. Et, en effet, grâce au concours que lui ont prêté les Éduens, à ce moment même, la Gaule chevelue presque tout entière est sous le joug de la puissance romaine.

Mais, si habile qu'ait pu être cette tactique, et si menaçantes et si inévitables qu'en pussent paraître les dernières conséquences, les Arvernes avaient au cœur une telle haine du nom romain que nulle considération n'était capable, sinon de les émouvoir, au moins de les intimider ; et, quel que soit le sort qui attende cette vigoureuse et patriotique cité, il lui restera l'éternel honneur d'avoir accepté résolument la lutte contre les légions, et de s'être sacrifiée sans hésiter à la défense de la liberté et de la nationalité gauloises.

Telles étaient donc la situation politique et la situation militaire, des deux parts, à la fin de la sixième année de la guerre.

Ainsi, actuellement, à l’époque qui correspond au septième livre des Commentaires, sur tout le territoire primitif de la Gaule, il ne se rencontre plus d'autres cités libres que celles qui occupent les montagnes du centre, et à la tête desquelles sont les Arvernes. César possède dans la province transalpine, dans la Gaule cisalpine et dans l’Illyrie une pépinière de vaillants soldats, la plupart, hélas ! de race gauloise, tous armés à la romaine ; sans parler de ceux qu'il sait tirer, et de la Germanie, et de l'Espagne, et des îles Baléares, et de la Numidie, et de nie de Crète, dont les archers sont si renommés, et même de la Gaule chevelue, attaquée par lui. Il est donc bien évident que les Arvernes et leurs clients n'ont plus qu'à opter entre une guerre désespérée ou la dure servitude, et que cette dure servitude approche d'eux chaque jour davantage, dans la personne de César avec sa double puissance politique et militaire.

De leur côté, Vercingétorix est là debout, attentif à tout ce que fait l'ennemi ; car il ne désespère point de cette lutte inévitable : il a lui-même son projet arrêté et il veut choisir le moment opportun. Il a conçu un double plan de guerre, aussi simple que hardi et habile, dont nous allons reconnaître avec évidence tous les éléments d'exécution dans le récit même des Commentaires, et qu'on peut résumer ainsi : — Combattre la politique de César en amenant les cités gauloises à s'unir contre lui dans leur intérêt commun ; et, faute d’armes comparables à celles de ses légions, le réduire et l’expulser de la Gaule par la famine. — Quel malheur qu'une déplorable connivence de quelques princes gaulois avec l'ennemi commun soit venue, au moment décisif, arrêter l'exécution d’un tel plan de guerre !

Ainsi nous allons voir actuellement Vercingétorix attaquer lui-même César, et diriger contre lui d'abord une guerre politique, puis une guerre tout à la fois politique et meurtrière.

 

§ II. — Union politique et insurrection générale des cités à la voix de Vercingétorix. Retour de César en Gaule au milieu de l’hiver. Attitude douteuse des Éduens à son égard.

 

L'an 702 de Rome, ou l'an 52 avant l'ère chrétienne, allait commencer ; on entrait en plein hiver ; César s'était rendu dans la Gaule cisalpine, où il faisait une levée générale de recrues pour les légions qu'il avait laissées dans la Gaule transalpine en quartiers d’hiver, chez les Lingons, les Sénons et les Trévires.

Les princes des cités gauloises, dit César, profitant de son absence, tiennent conseil dans les forêts et les lieux déserts pour se concerter à l’effet de rendre à la Gaule sa liberté. Ils conviennent qu'avant tout on empêchera César de revenir auprès des légions, en lui barrant le passage à la frontière de la Gaule celtique, de manière que les légions, pour aller auprès de lui, s'exposent à sortir de leurs quartiers, sans qu'il soit à leur tête ; ou que lui-même, pour se rendre auprès d'elles, s'expose à pénétrer en Gaule sans être accompagné de beaucoup de troupes. Ils prononcent finalement cette décision : qu’il vaut encore mieux périr les armes à la main que de renoncer à l’ancienne gloire militaire, et à la liberté transmise par les ancêtres.

A cet égard, les Carnutes déclarent qu'ils sont prêts à affronter pour la liberté commune tous les dangers, et promettent de prendre l'initiative de l'insurrection. On loue leur courage ; on réunit les étendards (ce qui est, chez les Gaulois, la manière de consacrer les engagements les plus graves), et tous les assistants jurent que, la guerre une fois commencée, nul n abandonnera les autres. On fixe le jour de la prise d'armes, et on se sépare.

Au jour fixé, les Carnutes donnent le signal, et, guidés par Cotuat et Conetodun, hommes déterminés, ils accourent à Genabum (Orléans), dont ils se rendent maîtres, en mettant à mort quelques Romains. La nouvelle en est proclamée de proche en proche, par des hommes postés à cet effet en ligne continue à travers le pays, et elle est ainsi transmise rapidement à toutes les cités de la Gaule. Elle parvient chez les Arvernes avant la fin de la première veille (avant neuf heures du soir), bien que le soleil fût déjà levé au moment de l'événement, et que la distance fût d'environ 160 milles[26].

Là, dans la même intention, Vercingétorix, Arverne, jeune homme de la plus grande influencefils de Celtille, qui avait tenu le premier rang dans toute la Gaule, et qui, pour avoir aspiré à s'emparer du pouvoir suprême, avait été mis à mort par la cité —, convoque ses clients, et leur communique facilement le feu qui ranime. Son projet connu, on court aux armes. Son oncle Gobanition et les autres princes de la cité, qui n'étaient pas d'avis de se jeter dans celle aventure, l'expulsent de l'oppidum de Gergovia[27]. Il n'abandonne point pour cela son entreprise, et il lève dans les campagnes tout ce qu'il peut trouver d'hommes déterminés. Cette première troupe réunie, il gagne à sa cause tous les citoyens à qui il peut adresser la parole. Il les exhorte à prendre les armes pour la liberté commune, et, une fois qu'il a auprès de lui des forces suffisantes, il expulse de la cité ses adversaires qui l'avaient expulsé lui-même un peu auparavant. Il est acclamé par les siens roi des Arvernes. Il envoie des députés dans toutes les cités pour les conjurer de rester fidèles au serment prêté. — Aussitôt les Sénons, les Parisiens, les Pictons, les Cadurces, les Turons, les Aulerces, les Lémovices, les Andes et toutes les autres cités, qui touchent à l'Océan s'unissent à lui. Tous, d’un commun accord, lui défèrent le commandement.

Ainsi investi du pouvoir suprême, Vercingétorix ordonne aux cités unies de lui envoyer promptement chacune son contingent militaire dont il détermine l'importance. Il fixe la quantité d'armes que chaque cité doit avoir chez elle, et le temps qui lui est accordé pour les faire confectionner. Il se préoccupe surtout d'avoir beaucoup de cavalerie.

Il envoie chez les Ruthènes, avec une partie des troupes, le Cadurce Lucter, homme résolu à tout entreprendre ; et il se rend lui-même chez les Bituriges. A son arrivée, les Bituriges envoient une députation aux Éduens, sous la protection desquels ils étaient placés, pour leur demander du renfort contre ces ennemis. Les Éduens, sur le conseil des lieutenants que César avait laissés auprès de l’armée, leur envoient de la cavalerie et de l’infanterie. Mais ces troupes, arrivées au bord de la Loire, fleuve qui sépare les Bituriges des Éduens, s'y arrêtent pendant quelques jours, puis reviennent dans leur cité et informent les lieutenants qu'elles sont revenues parce qu'elles ont craint d’être trahies ; ayant appris que, si elles eussent passé le fleuve, les Bituriges étaient d’accord avec les Arvernes pour les envelopper. Ces Éduens étaient-ils sincères, ou bien, en disant cela, cherchaient-ils à cacher leur propre perfidie ? César n'en veut pas décider : n'ayant à ce sujet, dit-il, aucune preuve certaine[28]. Aussitôt qu'ils se sont retirés, les Bituriges s'unissent aux Arvernes[29].

A la nouvelle de ces événements, qui lui est apportée en Italie, César part pour la Gaule transalpine. Arrivé à la frontière de la Gaule celtique, il s'y arrête dans cette douloureuse situation de ne savoir plus comment parvenir auprès de l'armée. En effet, s'il voulait faire venir les légions dans la Province, il comprenait bien qu'elles auraient à combattre en route sans qu'il fût à leur télé ; et, s'il songeait à se rendre lui-même en toute hâte auprès d'elles, il ne pouvait pas se dissimuler que, dans les circonstances présentes, il n’y avait aucune sûreté pour lui à confier son salut aux Gaulois, même à ceux qui paraissaient complètement paisibles.

Pendant ce laps de temps, le Cadurce Lucter, envoyé chez les Ruthènes, gagne cette cité à l'union gauloise. De là, il passe chez les Nitiobriges (Agénois), chez les Cabales (Gévaudan), et, renforcé successivement par de nouvelles troupes, il se dirige sur la Province, du côté de Narbonne, pour y faire invasion. A cette nouvelle, César part pour Narbonne, dans l'espérance de déjouer tous les projets de l'ennemi. Arrivé là, il relève les courages, il établit des postes sur la frontière, chez les Ruthènes provinciaux, chez les Volces Arécomices, chez les Tolosates et autour de Narbonne : il envoie une partie des troupes de la Province se réunir aux recrues qu'il a amenées d'Italie chez les Helviens (Vivarais), qui sont limitrophes des Arvernes.

Ces dispositions prises, et Lucter ayant reculé devant le danger de traverser la ligne des postes établis, César part pour le pays des Helviens.

Dans cette dure saison de l'année, les monts Cévennes, qui séparent les Arvernes des Helviens, étaient couverts d’une couche de neige de six pieds d’épaisseur ; mais, les soldats étant parvenus à ouvrir un chemin. César pénètre chez les Arvernes, qui ne s'y attendaient nullement, car ils considéraient les monts Cévennes comme infranchissables ; il les écrase, et ordonne à la cavalerie de courir aussi loin que possible de tous les côtés, et de tout faire pour jeter la terreur parmi les ennemis.

La nouvelle de cet événement est bien vite portée à Vercingétorix par la renommée et par des courriers : tous les Arvernes l'entourent, consternés, et le supplient de pourvoir à leur salut, puisque toute la guerre évidemment se porte de leur côté. Touché de leurs prières, il lève son camp établi dans le pays des Bituriges, et se dirige du côté du pays des Arvernes.

Mais César, après être resté deux jours sur les lieux, prévoyant bien que Vercingétorix allait exécuter ce mouvement, quitte l'armée sous prétexte de rassembler un renfort d'infanterie et de cavalerie, et laisse le commandement des troupes au jeune Brutus, en lui recommandant de lancer la cavalerie à travers le pays, aussi loin que possible, dans toutes les directions, et ajoutant qu'il tâchera de ne pas rester absent plus de trois jours. Ces choses réglées, sans communiquer son projet à personne, il pousse avec toute la rapidité possible jusqu'à Vienne. Là, il trouve des chevaux frais qu’il y avait envoyés longtemps à avance, et, sans s'arrêter ni le jour ni la nuit, il court à travers le pays des Éduens jusque chez les Lingons (pays de Langres), où deux légions hivernaient ; de manière que, dans le cas même où les Eduens eussent formé quelque projet contre sa vie, il pût leur échapper par la rapidité de son passage sur leur territoire.

Une fois parvenu à l’endroit où ces deux légions hivernaient, il envoie des courriers aux autres légions, et il les réunit toutes à Agendicum (Sens), avant même que la nouvelle de son arrivée ait pu parvenir aux Arvernes[30].

Dès que Vercingétorix est informé de la chose, il ramène son armée sur ses pas dans la position où elle était auparavant chez les Bituriges ; et, partant de là, il va... — Hac re cognita, Vercingetorix rursus in Bituriges exercitum reducit ; atque inde profectus...

Coupons ici la suite du récit qui est étrangère à cet épisode.

On voit de quelle manière brillante cette rentrée de César en Gaule est présentée dans les Commentaires : le héros romain se joue de tous les obstacles, des distances des neiges, des monts, des fleuves, de Lucter, des Éduens, et surtout de Vercingétorix, qu'il fait aller et venir comme un jouet dont il connaît le ressort : ce qui nous avertit d'examiner le récit de très-près et avec la carte du terrain sous les yeux.

A cette époque, la géographie de la Gaule chevelue était presque inconnue aux lecteurs de Rome, où César avait un si grand intérêt à capter l'opinion publique ; et il en profite, croyons-nous, pour se présenter ici comme ayant merveilleusement déjoué un complot des Gaulois contre sa personne : en attirant d'abord l’armée de Vercingétorix d,un côté, quand il voulait, lui, se diriger d'un autre côté ; puis, en atteignant son but, avant même que le chef gaulois et son armée se fussent doutés du tour qu'il leur jouait. Telle est l'image que le récit appelle dans la pensée.

Or, Vercingétorix était chez les Bituriges (probablement sur la rive gauche de la Loire, près de Nevers, où nous verrons qu'il avait des amis politiques). Ce qu'il y faisait, nous allons bientôt pouvoir le reconnaître ; mais, très-certainement, il n'y gardait point la frontière de la Gaule celtique, frontière dont le point le plus rapproché de lui était à deux cents kilomètres de distance. Cela étant incontestable, quel intérêt César pouvait-il avoir à lui faire quitter cette place, où le chef gaulois ne pouvait nullement l'empêcher de franchir la frontière de la Gaule celtique ? Ce point du récit n'a donc pas d'autre motif que l'effet à produire sur l'esprit du lecteur.

Remarquons d'ailleurs que César n'est pas resté plus de deux jours aux venants nord-ouest des Cévennes, dans les montagnes des Arvernes, où il exterminait de pauvres Gaulois blottis dans leurs huttes sous la neige. — At Cæsar biduum in iis locis moratus... suis inopinantibus ab exercitu discedit. Puis, de là, tout à coup et sans communiquer son projet à personne, il revient en toute hâte du côté de l’est et des rives du Rhône jusqu’à Vienne, où il prend des chevaux frais qu'il y avait envoyés longtemps d'avance, et le voilà courant au nord jour et nuit, avec une telle vitesse que, certainement, la nouvelle de son apparition aux sources de TAUier ou de la Loire ne put être portée à Vercingétorix avec une vitesse égale. — Quam maximis potest itineribus, Viennam pervenit. Ibi nactus recentem equitatum, quem multis ante diebus eo præmiserat, neque diurno, neque nocturno itinere intermisso, per fines Æduorum in Lingones contendit... ut, si quid etiam de sua salute ab Æduis iniretur consilii, celeritate præcurreret.

Nous voyons bien que César parle de la renommée et de courriers qui portent rapidement cette nouvelle à Vercingétorix. — Celeriter hæc fama ac nuntiis ad Vercingetorigem perferuntur. — Comme s'il pouvait y avoir une renommée et des courriers dans des montagnes couvertes de six pieds de neige ! C'est le silence et la solitude qui y règnent, même seulement par deux pieds de neige. Or, les piétons porteurs de la nouvelle étant partis moins de deux jours avant César, et la distance à parcourir de part et d'autre étant égale et très-grande (d'environ 300 kilomètres), ces piétons ont dû bientôt perdre leur avance, et finalement César a dû parvenir chez les Lingons longtemps avant que la nouvelle de sa ruse jouée dans les monts Cévennes parvînt à Vercingétorix. Par conséquent, cette ruse ne pouvait être d'aucun effet pour amener Vercingétorix à se déplacer au moment où César passa la frontière de la Gaule. Ajoutons que César était trop clairvoyant pour ne pas comprendre tout cela.

D'ailleurs, lorsqu'on examine avec soin les expressions employées dans ses Commentaires, — castra ex Biturigibus movet in Arvernos versus, — on voit que Vercingétorix pourrait, en réalité, n'être pas sorti du territoire des Bituriges ; bien que ces mêmes expressions tendent à faire naître l'idée qu'il en est sorti.

Il n'est pas mieux démontré que réellement César ait été guetté à la frontière de Gaule comme il le donne clairement à entendre. En effet, on voit qu'il y a passé sans que l'alarme ait été donnée à son passage. Or rien n'était plus facile aux Gaulois que de garder, au milieu des neiges, les deux passages des monts Jura, et, en même temps, d'établir une série continue d'hommes postés à la file tout le long du Rhône, depuis l'extrémité de la chaîne des monts Jura jusqu'au commencement de la chaîne des monts Cévennes (comme ceux qui ont si vite annoncé à Gergovia l'événement de Genabum). L'intervalle des deux chaînes de monts n'étant que d'environ cinquante kilomètres, quelques centaines d'hommes eussent suffi pour surveiller ainsi la frontière ; et, dès lors, les Gaulois de l'intérieur eussent pu être immédiatement avertis de l'arrivée et du passage de César à cette frontière. Il n'est donc pas probable que, de fait, la frontière de la Gaule celtique, du côté de l’Italie, ait été gardée, comme César le donne à entendre.

En résumé, il paraît que l'habile Romain, qui était toujours si bien renseigné sur tout ce qui se passait en Gaule, avait des raisons de se défier de ses amis les Éduens, et qu'il craignait quelque guet-apens de leur part à son retour d'Italie. Par prudence donc, il se porta d'abord ostensiblement du côté des Cévennes, où il tâcha d'attirer l'attention des Gaulois ; puis, tout à coup et sans mot dire, il revint en courant franchir le territoire des Éduens, et il n'y rencontra aucun obstacle à la frontière de Gaule. Ce qui nous autorise à croire que cette frontière n'était point gardée, car elle était très-facile à garder exactement, comme Vercingétorix nous en fournira la preuve de fait au moment opportun...

Quant aux accessoires dont César a orné ce thème fondamental du récit, pour en faire l'œuvre d'art que nous voyons, sans doute il les a ajoutés dans quelque intention : est-ce dans une intention politique ? Nous apprécierons mieux cette question ci-après.

Quoi qu'il en soit, tout ceci nous prouve que Jules César était, dans l'occasion, très-prudent et très-rusé. Ne l'oublions point, et reprenons le fil du récit.

 

§ III. — Vercingétorix se présente avec son armée chez les Éduens. Lutte politique contre César.

 

Nous venons de voir qu'au moment actuel Vercingétorix, informé de l'arrivée de César avec toutes ses légions à Agendicum (Sens), ramène son armée sur ses pas dans la position où elle était auparavant chez les Bituriges (c'est-à-dire, sur la rive gauche de la Loire, non loin de Nevers) ; puis le texte poursuit tout d'un trait :

Et, parti de là, il va entreprendre d'enlever d'un coup de main Gergovia, oppidum des Boïens, que César avait placés là après leur défaite en compagnie des Helvètes, et qu'il avait attribués à la cité des Éduens. — Atque inde profectus Gergoviam Boiorum oppidum, quos ibi helvetico prœlio victos Cæsar collocaverat, Æduisque attribuerat, oppugnare instituit[31].

César était fort embarrassé de prendre une résolution dans l'alternative gui se présentait à lui :ou de laisser les légions réunies à Agendicum, sans rien faire durant le reste de l'hiver : car dès lors, après que les Éduens auraient perdu tous leurs tributaires, il devrait craindre que toute la Gaule ne l’abandonnât en voyant que ses amis ne pouvaient compter sur aucun appui de sa part ;ou bien de faire entrer les légions en campagne avant la saison convenable : car dès lors il pouvait arriver que le transport des vivres fût très-lent et très-pénible. — Néanmoins il lui parut plus à propos d'affronter toutes sortes de difficultés que de subir une si grande humiliation, et de s'aliéner les sentiments de tous ceux qui s'étaient donnés à lui. C'est pourquoi[32], après avoir encouragé les Éduens à lui fournir des convois de vivres, il fait partir d’avance des messagers chargés d'annoncer aux Boïens qu’il va chez eux, et de les encourager à demeurer fidèles et à soutenir vaillamment l’attaque des ennemis. Puis, laissant à Agendicum deux légions avec tous les bagages de l’armée, il part pour se rendre chez les Boïens (ad Boios proficiscitur, VII, X).

Ici nous devons encore interrompre un instant le récit de César (que nous avons tâché de reproduire presque littéralement) pour présenter quelques observations sur ce qu'on vient de lire.

Avant d'attaquer à main armée l'envahisseur de la Gaule, Vercingétorix paraît lui avoir fait une guerre politique bien plus efficace que la guerre meurtrière, et il va désormais poursuivre à la fois Tune et l'autre. Mais déjà, au point du récit où nous en sommes, on peut apprécier les premiers résultats de cette politique gauloise, et c'est là ce que nous désirons faire remarquer tout d'abord, en distinguant avec soin, dans ce qu'on vient de lire, ce que César fait de ce que César dit, pour tâcher d'apercevoir, sous son langage séduisant, le fond même des choses et la vérité toute nue.

Dès les premiers jours de la guerre de Gaule, les Éduens ont tout fait pour César, et César a tout fait pour eux. A son arrivée, les Éduens, vaincus et opprimés par des rivaux, se trouvaient déchus de leur ancienne influence parmi les cités ; non-seulement il les a rétablis dans leur situation première, mais encore il les a élevés plus haut, et leur a donné la prééminence sur toute la Gaule. Les Eduens, de leur côté, lui ont ouvert la porte de la Gaule, l'ont renseigné sur toutes choses, ont guidé les pas de son armée, se sont mis corps et biens à sa disposition. Ils ont marché avec lui contre les Belges leurs frères, et dans cette expédition, conduite par leur prince Divitiac, ils ont rendu aux Romains le service capital d'obliger la ligue défensive des Belges à se dissoudre.

Et cependant, à l'époque actuelle du récit, nous venons de voir César traverser le territoire des Éduens comme un terrain brûlant, comme un sol miné sous ses pas. Il faut donc qu'il soit survenu, d'une époque à l'autre, de bien grands changements chez les Éduens.

Qu'y est-il arrivé ? Ce qui arrive infailliblement tôt ou tard chez un peuple généreux : les souillures de l'oppression y font repousser les racines de la liberté, que César comptait avoir complètement extirpées de la cité éduenne. Des amis de Vercingétorix veillent pour faire revivre cette liberté ancienne et la défendre : des amis de César, le dispensateur de tout parmi les Gaulois, voudraient la voir entièrement détruite ; nous allons bientôt les connaître tous ; il nous suffit, en ce moment, de constater que la guerre politique, de parti gaulois à parti romain, se fait depuis longtemps et avec ardeur dans la grande cité éduenne. Suivons-en les indices significatifs, plutôt dans les faits rapportés par César que dans les considérations intéressées qu'il y joint, et observons dans cette recherche l'ordre même de son récit.

Voilà presque deux ans écoulés depuis que César a fait mettre à mort arbitrairement, sur un simple soupçon de mauvais vouloir, un généreux prince éduen, Dumnorix, l'honneur de la cité, le propre frère de ce malheureux Divitiac, dont il ne parle plus et dont il ne parlera plus désormais. Nous aimerions à découvrir la preuve que ce prince gaulois, ayant enfin reconnu ce qu'était la nature césarienne, s'est voilé la face, et que, poursuivi par le remords d'avoir livré sa cité à l'étranger, il s'est puni de ce crime par une retraite ou un exil volontaire ; mais que, dans ce moment suprême pour toute la Gaule, on l'a revu assistant au conseil secret tenu par les princes au sein d'une forêt sacrée, couverte du manteau des neiges.

Quoi qu'il en soit, César, qui connaissait tout ce qui se passait en Gaule, vient de nous dire que, dans cette conspiration des Gaulois, on avait arrêté, avant tout, qu’on l’empêcherait de franchir la frontière à son retour d’Italie ; et qu'il l’a franchie en courant avec la plus grande rapidité possible à travers le territoire des Éduens. Ainsi déjà les divers peuples de cette frontière de la Gaule celtique du côté de l'Italie, et en particulier les Éduens, avaient trempé dans cette coalition contre César.

Ensuite nous voyons Vercingétorix s'avancer avec une armée arverne chez les Bituriges (très-probablement dans le voisinage de Noviodunum des Éduens, aujourd'hui Nevers). César, il est vrai, nous dit à ce sujet que les Bituriges appellent les Éduens à leur secours, et que les Éduens, sur l’avis de ses lieutenants, envoient des troupes au secours des Bituriges. Mais il ne nous dit nullement pourquoi Vercingétorix va ainsi en plein hiver attaquer les Bituriges, ce qui pourtant méritait une explication. Et ensuite, de fait, nous voyons les Bituriges et les Arvernes, non pas combattre les uns contre les autres, mais se réunir comme s'ils étaient d'accord : ce qui est tout différent et se conçoit fort bien, puisque le chef des Arvernes, conspirateur déclaré, veut réunir tous les Gaulois contre les Romains, et que, au moment critique où il s'agit de se prononcer ouvertement, il est tout naturel de voir le grand instigateur de cette prise d'armes patriotique s'avancer avec ses troupes chez les Bituriges, fût-ce même en plein hiver, pour affermir tous les courages.

D'un autre côté, nous voyons les lieutenants de César intervenir auprès des Éduens : c'est aussi très-naturel, car l'affaire intéressait beaucoup César ; et, comme ses lieutenants avaient deux légions sous leurs ordres dans la cité voisine (chez les Lingons), ils devaient être écoutés, et ils le sont effectivement. Mais ils ne pouvaient guère, en l'absence de César et en plein hiver, conduire leurs légions contre Vercingétorix : ils envoient donc force courriers à César, et, en attendant, ils conseillent aux Éduens de faire marcher leurs propres troupes. Ces conseils sont des ordres ; mais les troupes éduennes ne mettent aucun élan à les exécuter, et, après s'être arrêtées pendant deux ou trois jours sur les rives de la Loire, en face des Arvernes et des Bituriges, elles viennent annoncer aux lieutenants de César qu'elles ont craint d'être trahies par les Bituriges : attendu qu'elles avaient appris elles-mêmes que, si elles eussent passé la Loire, elles eussent été attaquées tout à la fois, d'un côté par les Bituriges, et de l'autre côté par les Arvernes[33]. Ne peut-on même pas soupçonner ces troupes éduennes d'avoir eu plutôt quelque tendance à s'unir elles-mêmes aux Arvernes ? César élève contre elles ce soupçon et paraît assez convaincu de leur perfidie : — an perfidia adducti ? — expression qui, employée dans ces circonstances, signifie clairement que, sans la présence des lieutenants et des deux légions voisines, les troupes éduennes eussent volontiers passé du côté des ennemis de César ; et s'il ne l'affirme pas, c'est uniquement, dit-il, parce qu’il n’en a pas la preuve certaine. Mais ne l'avons-nous point vu se contenter d'indices moins graves pour sévir à l'instant contre d'autres cités gauloises et même contre le frère de son ami Divitiac ? Bientôt, du reste, la lumière se fera et nous saurons pourquoi César fait ici une exception si remarquable.

Maintenant Vercingétorix, qui vient d'entrer avec son armée chez les Boïens, se trouve par là même, de fait, chez les Éduens, qui ont reçu ces Boïens sur leurs propres terres[34]. Voilà donc l'intrépide Gaulois, pour ainsi dire, aux portes de Bibracte (Autun) capitale de cette grande cité. Que vient-il faire là ? L'illustre narrateur nous répond que Vercingétorix vient entreprendre d’enlever d’un coup de main Gergovia, l’oppidum des Boïens. Et il ne dit rien de plus concernant celle entrée hardie de Vercingétorix chez les Éduens, chez ces anciens amis de César, et pour ainsi dire, sous les yeux de César lui-même, présent dans la cité voisine avec dix légions[35].

Mais on comprend assez que le chef gaulois ne vient pas plus attaquer les Boïens qu'il n'est allé précédemment attaquer les Bituriges. Pourquoi, en effet, lui qui a pour but proclamé la confédération de toute la Gaule, attaquerait-il les Boïens, ce pauvre petit peuple encore tout meurtri de sa défaite, et que les Éduens ont recueilli sur leur territoire à cause de sa bravoure signalée ?

Vercingétorix a bien d'autres choses dans la pensée, maintenant que voilà César rentré en Gaule ! Et encore pourquoi César, lui qui est si près de la frontière septentrionale des Éduens avec dix légions, s'il ne veut pas venir expulser lui-même Vercingétorix du territoire de ses amis, tout au moins ne leur conseille-t-il pas (comme l'ont fait ses lieutenants) d'aller expulser cette armée arverne avec leurs propres troupes ?

Craindrait-il donc que l’armée éduenne ne se décidât, résolument cette fois, comme l’armée des Bituriges, à s'unir aux Arvernes ? En effet, quand on considère bien toutes les circonstances de cet acte de Vercingétorix, la manière obscure dont il est rapporté par César, et sa liaison naturelle avec les faits précédents (sans même tenir compte de ceux qui vont suivre), on ne peut plus douter que le chef gaulois ne soit venu chez les Éduens par le même motif que chez les Bituriges, c'est-à-dire, pour appuyer sa politique par la présence d'une armée. On ne peut douter qu'il n'ait conduit cette armée jusqu'au voisinage de Bibracte, pour y affermir tous les courages, au moment critique où il s'agit de se déclarer contre les Romains. On comprend aussi que les Éduens hésitent à se déclarer, maintenant que, du côté opposé, se trouve César lui-même, présent à Agendicum avec dix légions ; dix légions ! quelles forces[36] ! Du reste, le chef gaulois paraît attendre là assez tranquillement et sans s'inquiéter beaucoup du danger qui peut lui survenir du Nord.

Quel parti va prendre César à Agendicum ? Va-t-il se venger et faire de la cité éduenne un terrible exemple, pour retenir les autres cités gauloises qui seraient aussi tentées de faire défection ? Il ne le peut point : car, outre que cette grande cité est le centre de son action politique en Gaule, outre que le territoire éduen y est la base de ses opérations militaires, et que, seul, ce territoire peut assurer ses communications avec la Province et l'Italie, les Éduens ayant été jusqu'alors ses amis les plus dévoués, les plus influents et les plus actifs, s'il leur fait la guerre sur de purs soupçons, quelle sécurité restera-t-il aux Rhèmes, aux Lingons et à tous les autres Gaulois qui pareillement se sont donnés à lui ? Tous ne l'abandonneront-ils pas ? tous ne se réuniront-ils pas immédiatement contre l'ennemi de tous ? Et une telle union de toutes les cités de la Gaule, n'est-ce pas le but même que poursuit Vercingétorix ? Et son moyen tout naturel d'y parvenir, n'est-ce pas de dire et de répéter aux cités amies de César : Après nous, votre tour viendra ? Et César lui-même va-t-il le prouver aux plus aveugles en attaquant les Éduens ? César ne peut donc plus désormais sévir contre la cité éduenne tant qu'il lui en restera d'autres à craindre. Il ne peut que tâcher de regagner, à force de moyens corrupteurs, ceux d'entre les princes de cette grande cité que Vercingétorix aura détachés de lui, à l'aide des nobles sentiments du patriotisme.

Examinons bien ce qui est dit à cette occasion dans les Commentaires. — César était fort embarrassé... il avait à craindre que toute la Gaule ne l’abandonnât en voyant que ses amis ne pouvaient compter sur aucun appui de sa part (à plus forte raison en voyant, au cas où il sévirait contre les Éduens, que ses amis avaient tout à craindre de sa part), et de s’aliéner les sentiments de tous les Gaulois qui s’étaient donnés à lui... César, on le voit, répète ici la même pensée sous deux formes différentes : ce qui montre qu'elle obsédait son esprit et qu'elle résultait de la situation même qui lui était faite.

Voyons maintenant ce qui, suivant l'illustre écrivain politique, pouvait amener, dans la Gaule tout entière, cette défection qui était l'objet de ses craintes. C'était qu’il n’allât pas au secours des Boïens contre Vercingétorix, et qu'il laissât Vercingétorix enlever ces tributaires à ses amis les Éduens. Mais, si les Éduens étaient toujours les amis dévoués de César, et s'il lui importait tant de leur conserver le tribut des Boïens, il lui était bien facile d'aller avec ses dix légions, directement à travers le territoire des Éduens, expulser Vercingétorix de la contrée où étaient placés les Boïens. Et même, puisque le transport des vivres, dans cette rude saison de l'année, offrait des difficultés telles qu'il fallût toute la force des raisons indiquées ci-dessus par César pour qu'il se décidât à faire entrer si tôt ses légions en campagne, évidemment c'était une raison de plus pour traverser tout droit le territoire éduen, où il eût trouvé des vivres sur place, jusqu'auprès de l'oppidum des Boïens. Ici donc, en jetant un coup d'œil sur la carte de Gaule, on acquiert la certitude que César, pour une raison qu’il ne veut pas faire connaître, ne pouvait pas se rendre chez les Boïens en passant par le territoire de ses amis  Éduens, bien que ce fût par là le chemin le plus court et le plus commode pour lui.

Enfin César nous dit qu'il fait annoncer d'avance aux Boïens son arrivée, et qu'il les fait encourager à rester fidèles et à se défendre vaillamment.

Néanmoins, de fait, nous allons le voir se diriger d'un autre côté ; et lui-même, lorsqu'il dictait son livre, savait fort bien qu'il s'était immédiatement dirigé d'un autre c6té et qu'il n'était point allé chez les Boïens. Que devons-nous donc penser de cette indication au moins inutile, en apparence ? Nous tendons à croire qu'elle se trouve là pour égarer la pensée du lecteur et lui faire accroire que Vercingétorix attaque les Boïens et que César va à leur secours. Dès lors tout devient très-clair et facile à comprendre.

En effet, Vercingétorix, dans sa position sur les terres des Boïens (lesquelles, d'après César lui-même, faisaient partie du territoire éduen), se trouve incontestablement chez les Éduens. Dès lors, la présence de Vercingétorix avec son armée sur le territoire des Éduens sans qu'il y ait bataille, prouve, qu'il y a entente mutuelle ; et, par conséquent, César lui-même avec ses légions n'y peut entrer qu'en ennemi. Or César ne peut attaquer les Éduens sans qu'aussitôt la Gaule tout entière ne s'unisse contre lui et que toutes ses communications avec la Province et l'Italie ne soient coupées. Par conséquent, César ne peut plus maintenant entrer avec ses légions sur le territoire des Eduens. Et, sans doute, Vercingétorix ne s'y endort pas, et ses amis politiques n’y restent pas inactifs. César peut-il décemment laisser voir au lecteur cette situation politique où l'a amené le chef gaulois ? Qu'un jeune barbare, non-seulement ait osé se mesurer avec lui en politique, mais encore qu'il le tienne ainsi en échec : si on le savait à Rome ! César doit donc être bien irrité à Agendicum. Quoi qu'il en soit, voilà incontestablement la grande cité éduenne fortement ébranlée par la politique de Vercingétorix ; et cette guerre politique, qui vient devancer ainsi la guerre par les armes actuellement imminente, va se poursuivre encore et se prolonger avec elle.

Un dernier mot pour clore cette discussion. Les textes que nous venons d'examiner montrent à quel point Asinius Pollion, historien contemporain de César et qui avait combattu sous ses ordres, fut autorisé à dire au sujet des Commentaires : Ils ont été composés avec peu d'exactitude et peu de respect pour la vérité : César d'ordinaire ayant rapporté ses propres actes d'une manière erronée, ou à dessein, ou par défaut de mémoire.

 

S IV. — Reprises des opérations militaires.

 

Reprenons maintenant la suite du récit, et considérons bien l'enchaînement des faits. Après avoir induit le lecteur à penser que Vercingétorix attaque les Boïens, et avoir fait annoncer à ce petit peuple que lui-même, de son côté, il va arriver à son secours. César ajoute qu'il laisse à Agendicum deux légions avec tous les bagages de l'armée, et qu'il part pour se rendre chez les Boïens. Mais nous savons que Vercingétorix n'attaque pas les Boïens, qu'il est auprès d'eux et comme eux sur le territoire éduen, et que César ne saurait venir l'y attaquer, puisque les Éduens eux-mêmes ne l'y attaquent point. Où donc va se diriger César ? Il est furieux de vengeance et il va se jeter avec les huit légions qu'il emmène, d'abord sur les Sénons et sur les Carnutes, qui ont donné le signal de l'insurrection générale de la Gaule ; puis, sur les Bituriges, qui ont réuni leurs troupes aux Arvernes de Vercingétorix ; puis, sur les Arvernes eux-mêmes. Et, en procédant ainsi, il faudra bien que, tôt ou tard, Vercingétorix sorte du territoire éduen pour venir au secours de ses alliés et de sa propre cité : et, dans ce cas, César a sous la main huit légions bien armées, bien disciplinées, pour tirer vengeance de cet audacieux barbare et de ses troupes gauloises, si mal armées et si mal disciplinées, qui ont osé se lever pour la liberté de la Gaule. César donc, sans dire qu'il change de but, prend une autre direction, comme nous allons le voir clairement aujourd'hui, nous qui connaissons la géographie de la Gaule ; il prend la direction du pays des Carnutes.

Le lendemain, il arrive devant Vellaunodunum (Château-Landon), oppidum des Sénons, qu'il assiège, tant pour ne point laisser d'ennemis par derrière, que pour faciliter son approvisionnement de blé. En deux jours l'investissement est terminé. Le troisième jour, la place demande à capituler : César exige qu'on lui livre les armes, les bêtes de somme et six cents otages. Il laisse C. Trebonius pour faire exécuter ces conditions, et lui-même part pour se rendre le plus tôt possible à Genabum des Carnutes (Orléans).

Les Carnutes avaient été informés du siège de Vellaunodunum, mais, comptant que la chose traînerait en longueur, à peine commençaient-ils à rassembler un corps de troupes qui devait être envoyé à Genabum pour la défense de la place. En deux jours César arrive devant Genabum, et, après qu'on eût établi le camp, la journée étant trop avancée pour donner l'assaut, il le renvoie au lendemain, en prescrivant aux soldats de préparer à cet effet tous les moyens d'usage. Et, vu qu'un pont sur la Loire faisait suite à la ville de Genabum, craignant que les habitants ne s'enfuient pendant la nuit, il donne l'ordre que deux légions veillent sous les armes. Un peu avant minuit, comme les habitants commençaient à sortir silencieusement de la ville et à passer la Loire, César, averti par ses vedettes de ce qui se passe, met le feu aux portes, et, lançant à l’intérieur les deux légions auxquelles il aidait ordonné de se tenir prêtes, il s'empare de la ville et de tous les habitants à un très-petit nombre près, car la fuite de la multitude avait été retardée par l’étroitesse du pont et des chemins. Il livre la ville au pillage et aux flammes ; il donne tout le butin[37] aux soldats ; puis, il fait passer l'armée au-delà de la Loire, et le voilà apparaissant chez les Bituriges.

Dès que Vercingétorix est informé de l'approche de César, il abandonne l'attaque de l'oppidum des Boïens et marche à sa rencontre. César avait déjà commencé à attaquer Noviodunum, oppidum des Bituriges placé sur sa route (Nouan-Le-Fuzelier ?). Une députation étant venue de cet oppidum lui demander grâce..., il exigea qu'on lui livrât les armes, les chevaux et des otages. Déjà une partie des otages était livrée, et des centurions avec un petit nombre de soldats étaient entrés dans l’oppidum pour y rechercher les armes et les bêtes de somme, lorsqu'on vit de loin accourir un détachement de cavaliers gaulois qui avait pris l'avance sur l'armée de Vercingétorix. A cette vue les habitants de l'oppidum, espérant être secourus, poussent une clameur, prennent les armes, ferment les portes et garnissent la muraille. Au changement d'attitude des Gaulois, les centurions qui se trouvaient au milieu d'eux, comprenant qu'ils méditent quelque chose de nouveau, font tirer les glaives, s'emparent des portes et se retirent avec tous leurs soldats sains et saufs. César fait sortir du camp sa cavalerie et engage le combat contre les cavaliers gaulois. Les siens faiblissant, il envoie en renfort environ quatre cents cavaliers germains, dont il avait toujours eu le soin de se faire accompagner depuis le commencement de la guerre. Ne pouvant résister à leur charge impétueuse, un grand nombre de cavaliers gaulois sont tués, et les autres s'enfuient du côté de leur armée. Après cette défaite de la cavalerie gauloise, les habitants de l’oppidum, sous le coup d'une nouvelle terreur, se saisissent de tous ceux qu'ils supposent avoir été les instigateurs du soulèvement populaire, les amènent à César et se livrent à sa merci.

 

§ V. — Siège d'Avaricum.

 

Cette affaire terminée, César se remit en marche pour se rendre devant Avaricum (Bourges), place des Bituriges, la plus considérable et la plus forte de tout leur territoire, et située dans la région la plus fertile de toutes leurs terres. Son motif était que, une fois maître de cette place, il était assuré de réduire en son pouvoir toute la cité des Bituriges.

Vercingétorix, après tant de revers consécutivement éprouvés à Vellaunodunum, à Genabum, à Noviodunum, assemble son conseil, et y expose :

Qu'il est nécessaire d'employer dans cette guerre une tactique très-différente de celle qui a été suivie jusque-là ; qu’il faut s'appliquer à atteindre par tous les moyens un seul but, celui de couper les vivres et les fourrages aux Romains ;

Qu'on y peut parvenir facilement, puisque les Gaulois ont beaucoup de cavaliers et que l’époque de l’année où l’on se trouve les favorise ; qu'en effets on ne peut pas encore faucher les fourrages, et que, les ennemis étant forcés de se disperser, il faut courir sur eux de toutes les habitations, et que chaque jour tous ces hommes dispersés peuvent être exterminés par les cavaliers gaulois ;

Que de plus, comme il y va du salut commun, on doit faire le sacrifice des intérêts particuliers ; qu’il faut incendier les villages et les habitations tout autour des ennemis, dans toute l’étendue du pays environnant, où l’on jugera qu'ils pourraient mener les bêtes au pâturage[38] ; que pour eux-mêmes, ils auront suffisamment de toutes ces choses, vu que ceux chez qui se portera la guerre les aideront de leurs ressources : tandis que les Romains, ou ne pourront endurer longtemps les privations auxquelles ils seront soumis, ou ne pourront s'éloigner de leur camp sans courir les plus grands dangers ; que d,ailleurs il est indifférent ou de les tuer eux-mêmes, ou de les dépouiller de leurs équipages, dont la perte les empêcherait de continuer la guerre ;

Qu'outre cela, il faut incendier toutes les places que leurs fortifications, et la nature du lieu, ne mettraient pas à l’abri de tout danger, afin d'éviter qu'elles puissent servir de refuge à ceux qui ne voudraient pas tenir la campagne contre l’ennemi, ou qu'elles offrent aux Romains des provisions de vivres et du butin à enlever ;

Que si ces mesures paraissent bien dures et impitoyables, on doit considérer qu'il est encore bien plus dur que les enfants et les femmes soient entraînés en esclavage et qu'eux-mêmes soient massacrés : comme c'est fatalement le sort des vaincus.

Ces projets de Vercingétorix ayant été approuvés à l’unanimité, en un seul jour plus de vingt villes des Bituriges sont incendiées. On fait de même dans les autres cités. De tous les côtés on aperçoit des incendies, et si douloureux que pût leur paraître à tous un pareil sacrifice, cependant ils s'en consolaient par l'espérance d'une victoire presque certaine, et la confiance de pouvoir ensuite réparer leurs pertes.

C'est au moment présent de la guerre de Gaule qu'eut lieu le siège d'Avaricum, et c'est au point où nous en sommes du septième livre des Commentaires qu'on en trouve le récit. Mais déjà, dans notre précédent volume, en traitant des moyens militaires employés par Jules César en Gaule, nous avons eu l'occasion d'examiner le récit de ce siège avec beaucoup de soin, et de le discuter avec tous les développements convenables ; nous ne pourrions donc que nous répéter ici. C'est pourquoi nous croyons devoir maintenant passer outre, en renvoyant à notre premier volume le lecteur qui désirerait revoir les événements de ce siège, avec toutes ses péripéties et le massacre horrible qui en fut le résultat final : massacre qui montre bien dans quel état d'exaltation furieuse se trouvait alors César, comme nous venons de le dire plus haut.

Enfin voilà une guerre digne à tous égards de la race gauloise ! Les cités de la Gaule, rappelées tout à coup au sentiment inné de la nationalité, ont trouvé, cette fois, un chef avec lequel l'envahisseur va avoir à compter ; un chef non moins capable de lui tenir tète sur le territoire de la Gaule que dans les conseils des cités. Vercingétorix a compris la puissance irrésistible des moyens militaires des légions, et, sous l'inspiration de son génie patriotique, la Gaule vient d'apprendre comment elle peut et doit les combattre. Il a aussi, et avant tout, pénétré la profondeur de la politique césarienne, de cette politique de division et de corruption, malheureusement presque aussi efficace qu'elle est immorale ; et, pour la contre-miner, il emploiera avec une activité incessante, non pas les mêmes moyens que César, mais uniquement les moyens contraires, les moyens de la politique généreuse et patriotique, l'union de tous les intérêts gaulois et de toutes les nobles ambitions.

Déjà nous avons pu voir, par la détresse que les légions eurent à subir dans le cours des événements qui se rattachent au siège d'Avaricum, que la tactique du chef gaulois pouvait être aussi utile qu'elle avait été habilement conçue.

Nous avons pu voir aussi que sa politique n'était pas moins utile que noble, sage et prévoyante. L'une et l'autre ne cesseront pas dans toute cette guerre de montrer leur puissance et de porter leurs fruits ; encore bien que la fortune dût, en définitive, trahir l'une et l'autre. Elles seront, du moins pour nous, une clef des Commentaires, qui nous permettra de pénétrer jusqu'aux obscurités volontaires et calculées, à l'aide desquelles leur auteur a cherché à faire illusion au monde ; et de dévoiler la mauvaise foi qui s'y cache avec un art éblouissant, que l'on peut admirer, mais que, pour l'honneur de l'histoire, il faut, croyons-nous, déplorer et flétrir. Car la prescription n'a jamais lieu en matière d'histoire, et il nous reste contre cet homme le recours à la vérité : à la vérité tardive, il est vrai, mais juste et vengeresse.

Raro antecedentem scelestum

Deseruit pede pœna claudo.

 

 

 



[1] Tite-Live, Épitomé, LX.

[2] Tite-Live, Épitomé, LXI.

[3] Il y fut tué vingt mille Gaulois, et trois mille furent faits prisonniers. Les éléphants que le consul Domitius fit avancer contre eux contribuèrent beaucoup à leur défaite, par l'effroi qu'ils causèrent aux chevaux de leur armée et même aux hommes. (Paul Orose, V, XIII.)

[4] L'armée des trois cités gauloises réunies était sous le commandement de Bituit et comptait deux cent mille combattants. Sur ce nombre il en périt, tant tués que noyés dans le Rhône, cent vingt mille, suivant Tite-Live (Ep., LXI) ; cent trente mille, suivant Pline (Hist. nat., VII, I) ; cent cinquante mille, suivant Paul Orose (V, XIV).

[5] Valère Maxime, IX, VI.

[6] I, XLV.

[7] On le voit, c'est bien la guerre civile de Gaulois à Gaulois, au profit de César.

[8] Nous admettons, conformément à la Notice des provinces de la Gaule, et à la Géographie de d'Anville, que le territoire des Ruthènes provinciaux devint ensuite le diocèse d’Albi, et que celui des Ruthènes restés libres jusqu'au temps de César forma le diocèse de Rhodes.

[9] Strabon, Géographie, IV, II (version de Coray).

[10] Cette terrible résolution des Sarniens jette une lumière sinistre sur l'un des maux affreux que l'invasion de Jules César fit éprouver aux Gaulois, et dont on ne lui tient peut-être pas assez compte ; nous voulons parler des malheureux captifs, de toute condition, de tout âge et de tout sexe, emmenés de la Gaule par les Romains et vendus pour être esclaves.

En effet, les Sarniens avaient dû connaître, quelques années auparavant, les détails de la guerre faite par les soldats de Rome à d'autres peuples gaulois de leur voisinage, au pied des Alpes, à savoir, du côté du Var, aux Oxybiens et aux Décéates (Polybe, Ambassades, CXXXIV), et du côté de la Durance, aux Salyens. Ainsi, leur affreux désespoir témoigne assez de quelle manière impitoyable les Romains traitaient les populations qu'ils emmenaient en esclavage.

Nous en avons, du reste, bien d'autres témoignages dans les efforts si fréquents et si désespérés des malheureux captifs renfermés dans leurs prisons à esclaves (ergastula) ; par exemple : à Minturnes, où quatre cent cinquante esclaves furent tous ensemble mis en croix ; à Sinuesse, où il en fut massacré quatre mille ; en Sicile, où le consul Pison fit tuer çà et là huit mille fugitifs et mettre en croix tous ceux qu'il put prendre vivants ; où son successeur, le consul Rupilius, en fit tuer plus de vingt mille (Paul Orose, V, IX). Dans une nouvelle insurrection, en Sicile, ces malheureux esclaves, après trois ans de résistance aux troupes romaines, se voyant cernés par le consul Aquilius, se donnèrent tous la mort, sauf leur chef qui fut pris vivant et que les soldats romains, en se disputant et s'arrachant leur prise, écartelèrent (Florus, III, XIX).

Rappellerons-nous encore la terrible insurrection des esclaves gaulois et germains, dirigée par les Gaulois Crixus et Œnomaus, et par le Thrace Spartacus ; lesquels esclaves, après avoir transformé leurs fers en épées et en javelots, défirent successivement plusieurs armées romaines ; et, dans une dernière bataille contre les légions commandées par Crassus, se firent tous tuer en désespérés. Cette dernière insurrection eut lieu quinze ans seulement avant l'invasion de la Gaule par Jules César, et il y périt plus de cent mille esclaves (Florus, III, XX. — Paul Orose, V, XXIV).

Ce qu'il fallut de souffrances pour que partout les esclaves des Romains en vinssent à un tel désespoir, nous donne à comprendre quel fut le sort des populations de tant de cités de la Gaule que César fit emmener captives et conduire sur les marchés à esclaves de l'Italie.

[11] Cimbri, Teutoni... ab extremis Galliæ profugi, quum terras eorum inundasset Oceanus, novas sedes toto orbe quærebant. (Florus, III, III.)

Tout ce que les auteurs anciens disent de cette invasion que les Romains eurent à combattre dans les Gaules, est très-vague, souvent même contradictoire. Pour en extraire un aperçu sommaire, nous avons accordé la prépondérance d'autorité par ordre de date, à César, à Tite Live, à Pline, et ainsi de suite aux autres auteurs.

César parle de l'émigration dont il s'agit comme d'un mélange de Cimbres et de Teutons qu'on ne saurait séparer, et nous sommes obligés de rester dans ces mêmes termes pour éviter des contradictions et des difficultés inextricables dans les autres auteurs.

Tite-Live fait figurer dans une des dernières batailles de ces émigrants un troisième peuple, les Ambrons, sans dire ce qu'il est ni d'où il vient.

César et Tite-Live parlent en particulier et très-clairement de la guerre des Tigurins.

Ensuite, la plupart des auteurs, Plutarque, Tacite, Florus, Orose, ont mêlé et confondu tout ce qui concerne ces quatre peuples.

Pline indique les contrées du nord des Gaules d'où les Cimbres et les Teutons étaient originaires, et il les indique avec des repères certains : la Vistule, l'Elbe, le Weser, l'Ems (Vistula, Albis, Visurgis, Amisius), fleuves dont il parle en même temps. Les Cimbres et les Teutons habitaient sur les rives de la mer Baltique, depuis l'embouchure de la Vistule jusqu'au promontoire des Cimbres (Jutland) ; outre ces côtes et la presqu'île Cimbrique (Jutland et Schleswig-Holstein), ils occupaient encore d'autres contrées situées dans l'intérieur des terres en se rapprochant du Rhin : Cimbri mediterranei de Pline (Hist. nat., IV, XIII et XIV).

Les Tigurins étaient, d'après César (I, XII), l’une des quatre subdivisions primitives du peuple helvète. Il est probable que ces Tigurins occupaient le territoire qui forme actuellement les cantons de Zurich, Zug, Uri.

Quant aux Ambrons, nous tendrions à présumer qu'ils provenaient de quelque région de la Gaule chevelue non éloignée du pays des Tigurins.

[12] Tite-Live, Épitomé, LXIII.

[13] II, XXIX.

[14] Tite-Live, Épitomé, LXV.

[15] César, I, XII. — Tite-Live, Épitomé, LXV.

[16] Paul Orose, V, XV. — De là un proverbe appliqué jadis à l'homme qui se trouvait au comble du malheur : Il a de l’or de Toulouse !Aurum Tholosanum ! (Aulu-Gelle, III, IX. — Valère Maxime, VI, XI.)

[17] Tite-Live, Épitomé, LXVII. — Paul Orose, V, XVI.

[18] Épitomé, LXVII.

[19] Tite-Live, Épitomé, LXVII, LXVIII. — Paul Orose, V, XVI. — Paul Orose dit que l'attaque du camp de Marius eut lieu près de l'endroit où l'Isère se jette dans le Rhône, et il y fait figurer aussi les Tigurins, c'est-à-dire en tout, quatre peuples : Cimbres, Teutons, Tigurins et Ambrons. Il dit que ces peuples étaient des Germains et des Gaulois, réunis contre le peuple romain.

Or on sait par Pline que les Cimbres et les Teutons étaient des Germains venus des bords de la mer Baltique. On sait par César que les Tigurins étaient des Gaulois venus de l'Helvétie. Et il est probable que les Ambrons qu'on voit paraître ici étaient également des Gaulois, voisins des Tigurins, avec lesquels ils auraient pris les armes pour profiter du concours des Cimbres et des Teutons, et refouler ensemble les Romains en Italie. Ainsi, nous sommes porté à croire que ces Ambrons, réunis aux Tigurins, aux Cimbres et aux Teutons contre Marius, n'étaient autres que les Ambarres (ou Ambivarètes) de l'époque de Jules César. Ce qui nous porte à le présumer, c'est l'analogie de ce nom d'Ambrons avec les noms de lieux restés traditionnellement dans la région de la rive droite du haut Rhône, tels que : Ambronay, Ambérieu, Varambon, Ambutrix, etc. ; c'est encore que la réunion des Cimbres et des Teutons avec les Helvètes Tigurins et les Ambrons eut lieu près de l'endroit où le Rhône reçoit l'Isère. En effet, les Gaulois Tigurins ayant franchi le haut Rhône pour s'unir aux Germains, et tenter avec eux d'expulser les Romains du pays des Allobroges réduit en Province romaine, rien n'était plus naturel que de voir leurs voisins, ces autres Gaulois placés un peu plus bas sur la rive droite du fleuve, s'unir aussi aux Germains pour les mêmes motifs.

[20] Ceux des leurs qu'ils avaient laissés, avec les plus gros bagages, sur la rive gauche du Rhin inférieur, y constituèrent ensuite la cité des Aduatiques, que César fit vendre pour être emmenés en esclavage, au nombre de cinquante-trois mille têtes (II, XXXIII).

[21] Tite-Live, Épitomé, LXVIII. — Paul Orose, V, XVI. — Paul Orose, qui n'était certainement pas un détracteur des Romains, dit que, dans cette dernière bataille, les légionnaires scalpèrent les femmes ennemies : Abscissis enim cum crine verticibus, inhonesto satis vulnere turpes relinquebantur.

L'invasion des Teutons et des Cimbres en Gaule, en Espagne et en Italie, jusqu'à leur entière extermination, dura douze ans. Il est remarquable que, durant les huit premières années» ces peuples furent toujours vainqueurs ; et qu'au contraire, durant les quatre dernières années, ils furent toujours vaincus. Ainsi, même en faisant la part du génie militaire de Marius, l'émigration paraîtrait avoir perdu graduellement dans le cours de ses pérégrinations une grande partie de ses forces on de ses moyens militaires. N'est-il pas probable qu'elle avait surtout perdu beaucoup de ses chevaux, et par conséquent beaucoup de ses moyens militaires ? Car sa cavalerie avait dû être sa principale force, de même que chez les autres peuples germains. Et, en effet, le récit de Paul Orose donnerait à comprendre que la dernière masse de ces émigrés n'avait plus qu'une faible cavalerie, qui fut à l'instant refoulée par l'armée romaine sur une multitude confuse de fantassins, où les légionnaires n'eurent guère que la peine de tuer cent quarante mille hommes, pour s'emparer de tout le reste de la population, comme d'un troupeau, et la conduire captive sur les marchés à esclaves.

[22] Tite-Live, Epitomé, CIII. — Voir à ce sujet des recherches très-intéressantes de M. JACQUES GUILLEMAUD, publiées sous le titre de Ventia et Solonion dans la Revue militaire française, numéros de janvier et mars 1869.

[23] Julius Cæsar, XXIV.

[24] I, XLIV.

[25] I, XXXI.

[26] La transmission de cette nouvelle avec tant de rapidité, particulièrement aux Arvernes et à Vercingétorix, montre assez, dans le silence de César, que déjà Vercingétorix avait été l'âme du conseil secret où la guerre fut résolue et où la confédération des cités gauloises fut sanctionnée. La suite du récit ne permettra aucun doute à cet égard.

[27] Oppidum principal des Arvernes, qui était situé sur une montagne, près de Clermont-Ferrand) du côté du sud.

[28] VII, V.

[29] Ce qui montre assez qu'ils s'étaient entendus d'avance, et que Vercingétorix n'était venu chez les Bituriges avec ce corps de troupes que pour affermir tous les courages, au moment où il s'agissait de prendre les armes.

[30] Évidemment César, pour rentrer cette fois dans la Gaule chevelue, dut éviter le point de la frontière où il avait l'habitude de passer chaque année. Or la position de Vienne nous permet de reconnaître la voie qu'il dut prendre dans cette occasion exceptionnelle. Il dut passer le Rhône, frontière de la Province, à la hauteur des lies de Miribel (où durant l'hiver il est d'ordinaire assez facile de passer le fleuve à gué), pour tendre directement à son but. Ainsi, au contraire, on peut présumer que César, dans ses voyages annuels de Gaule en Italie et réciproquement, avait l'habitude de passer la frontière notablement loin du confluent de la Saône et du Rhône. Et par conséquent, d'après l'orographie de cette région des monts Jura, il devient très-probable qu'il se dirigeait alors par le défilé de Nantua et la Perte du Rhône : chemin le plus court, le meilleur, et par lequel il était entré pour la première fois en Gaule celtique, comme nous l'avons démontré dans nos préliminaires (voir t. I). Cette remarque nous sera utile plus loin.

[31] Cet oppidum des Boïens est la première position de Vercingétorix indiquée nominalement par César, et nous avons dû chercher à la déterminer pour tracer sur notre carte l'itinéraire du chef gaulois en regard de celui de l'ennemi de la Gaule. Dans l'incertitude complète qui règne encore à ce sujet, nous avons cru pouvoir adopter pour l'oppidum des Boïens le lieu de Garnat, nom qui présente quelque analogie avec celui que lui donne César ; et dont la situation, entre la Loire et l'Allier à environ 10 kilomètres ouest de Bourbon-Lancy (Aqua Nisincii), se trouve bien dans la région généralement reconnue pour avoir été le pays des Boïens. Du reste, une erreur à ce sujet n'entraînerait aucune conséquence fâcheuse, car, avant que les deux armées se trouvent en présence l'une de l'autre, nous allons rencontrer un point de repère certain, Avaricum (Bourges), qui est commun aux deux itinéraires.

Le nom propre de cet oppidum des Boïens différait-il de celui du célèbre oppidum des Arvernes, qui va être vainement assailli par César ? D'après la collation des divers manuscrits et des éditions les plus anciennes des Commentaires par André Frigell, voici les variantes qu'on y rencontre : 1° Pour le nom de l'oppidum des Arvernes, Gergovia, Gergobia ; et 2° pour celui de l'oppidum des Boïens, Gergouiam, Gergobiam, Gorgobiam, Gorgobinam, Goriouam. Ainsi l'on peut admettre l'identité des noms de l'un et de l'autre oppidum.

[32] Itaque... Ordinairement, dans le style de César, c'est la continuité naturelle des pensées qui lie les phrases entre elles, et rarement il a recours aux conjonctions grammaticales, comme celle-ci. Lorsqu'il lui arrive d'employer ce moyen artificiel pour rattacher une phrase à la précédente, il nous a semblé, d'après plusieurs passages, qu'il avait recours à cette manière d'écrire dans l'exposé d'une situation délicate à présenter. Nous en verrons plus loin un remarquable exemple. Nous y retrouverons de même ce sentiment de noble indignation qu'il exprime ici : plutôt que de souffrir une aussi grande humiliation ; et comme la situation sera encore plus délicate à présenter, l'expression d'indignation sera aussi encore plus forte.

[33] VII, V.

[34] En effet, Vercingétorix est devant l'oppidum des Boïens, Or voici ce que César dît au premier livre : Quant aux Boïens, les Éduens, qui appréciaient leur remarquable bravoure, lui ayant demandé d'être autorisés à les placer sur leur territoire, il le leur permit ; et ils leur donnèrent des terres. (I, XXVIII.)

[35] On sait que pour dire, en latin, assiéger une place, le mot juste est le verbe obsidere (être assis devant) ; que pour dire emporter d'assaut, on emploie le mot expugnare (arracher du poing) ; et pour dire simplement livrer l'assaut, attaquer d'un coup de main, on emploie le mot oppugnare (agir des poings devant soi). César emploie toujours ces trois mots dans le sens précis que nous venons d'indiquer ; et nous nous en sommes assuré, particulièrement pour le mot oppugnare, dans plus de vingt passages de ses Commentaires. Or ici, et uniquement ici, il emploie ce même mot dans un sens très-vague ; il dit : Gergoviam, Boiorum oppidum... oppugnare instituit, Vercingétorix commença à donner l'assaut à Gergovia, oppidum des Boïens, sans expliquer si l'attaque fut repoussée ou si la place fut enlevée. Et même l'ensemble du récit montre que, contradictoirement au sens précis du mot oppugnare, qui indique une attaque vive, mais de très-courte durée, tout au plus de quelques heures, Vercingétorix va demeurer pendant bon nombre de jours devant l'oppidum des Boïens. Car, depuis qu'il est là, César en a été informé à Agendicum, d'où il a envoyé des messagers aux Boïens, pour leur annoncer d'avance son arrivée, etc. Ajoutons que, de fait, il n'ira pas chez eux, comme on le verra plus loin. Qu'est-ce donc que ce langage dans la bouche de César ? Évidemment il y a ici quelque chose d'obscur et de très-grave.

[36] Veut-on nous permettre de faire mieux ressortir cette triple situation par un petit apologue ? La cité éduenne a fait jadis un pacte avec le génie du Mal : — elle deviendra la plus belle de toutes les cités de la Gaule, mais dans l'occasion elle obéira à ce mauvais génie. — Effectivement, elle est devenue ensuite la plus belle des cités de la Gaule. Or voici le génie du Bien qui s'approche d'elle et lui parle des maux qui pèsent sur les autres cités, ces pauvres sœurs ; la belle cité se sent émue et voudrait écouter ce bon génie, mais, tout en prêtant l'oreille, elle aperçoit dans le lointain les yeux flamboyants du génie du Mal qui lui rappellent son pacte. On l'a dit avec juste raison :

L'honneur est comme une île escarpée et sans bords,

On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.

[37] On sait qu'il faut comprendre dans le sens du mot prœda, butin, toute la population captive.

[38] Vicos atque ædificia incendi opportere, hoc spatio [a Boia] quoquoversus, quo pabulandi causa adire posse videantur. — Tel est le texte, et il a beaucoup embarrassé tous les annotateurs. On voit que, dans notre version, nous avons négligé les mots compris entre les crochets. On remarquera cependant qu'ils y seraient rendus si, dans la leçon, au lieu de ces mots a Boia, on y pouvait lire ab hoste (variante proposée par un ancien annotateur, Ciacconius), ou bien ab ora (variante qui diffère bien moins, et que nous soumettons nous-même à l'appréciation du lecteur). Voici nos motifs pour écarter ainsi toute indication du pays Boïen. D'après la partie du récit qui précède, il est certain que Vercingétorix et César se trouvent actuellement chez les Bituriges ; si donc on admettait ici l'indication de la contrée ou d'une ville des Boïens, le passage serait, on le voit, stratégiquement inexplicable. En effet, à quoi bon empêcher le pâturage dans le pays des Boïens si l'armée romaine se trouve dans le pays des Bituriges ? Nous repoussons, du reste, comme non digne, l'idée que César ait placé là ce mot Boia pour mieux faire accroire à ses lecteurs de Rome qu'il était actuellement arrivé chez les Boïens, où il avait précédemment fait annoncer son arrivée, et où, à la rigueur, il pouvait tendre par le chemin détourné qu'il a pris, mais évidemment non y être arrivé tant qu'il restera chez les Bituriges.